Séminaire UCL Paris I PREJUDICE ECONOMIQUE ET FINANCIER

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Séminaire UCL Paris I PREJUDICE ECONOMIQUE ET FINANCIER
Séminaire UCL Paris I
PREJUDICE ECONOMIQUE ET FINANCIER
(rapport provisoire)
Denis PHILIPPE
Professeur extraordinaire à l’Université Catholique de Louvain
Avocat aux barreaux de Bruxelles et de Luxembourg
1
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION ............................................................................................................. 3
PARTIE I – REGLES APPLICABLES AU DOMMAGE ECONOMIQUE EN
GENERAL. ........................................................................................................................ 5
Chapitre I - Caractéristiques essentielles ..................................................................... 5
Chapitre II - Méthodes d’indemnisation ...................................................................... 6
Section I - Recherches de critères objectifs basés sur une méthode plus économique ... 7
Section II - Evaluation du dommage sur la base de paramètres limités ......................... 12
Section III - Indemnisation ex aequo et bono ........................................................................ 13
Chapitre III - Le dommage imprévisible et le préjudice économique et financier . 13
Section I - Dommage imprévisible .......................................................................................... 14
Section II - Dommage indirect ................................................................................................. 15
Chapitre IV - La perte d’une chance .......................................................................... 16
Section I - Définition .................................................................................................................. 16
Section II - Approches de la perte d’une chance .................................................................. 17
Section III - La rupture des négociations contractuelles. .................................................... 18
Chapitre V - Quelques questions diverses .................................................................. 18
Section I - Fondement juridique autres que les règles générales de droit. Article 1794
du Code civil en matière de contrat d’entreprise .................................................................. 18
Section II - Une règle de droit comparé. Relativité aquilienne.......................................... 19
Section III - Préjudice en cas de changement de circonstances ......................................... 19
Section IV - Obligation pour la victime de limiter son propre dommage ....................... 20
Section V - Théorie de l’équivalence des conditions ........................................................... 20
Section VI - Comment établir un dommage lorsque les documents qui permettent de
l’établir sont protégés par le secret d’affaire ? ...................................................................... 21
PARTIE II – QUELQUES THEMES PARTICULIERS ............................................ 22
Chapitre I - Conventions interprofessionnelles organisant l’indemnisation du
dommage ........................................................................................................................ 22
Chapitre II - L’appréciation du dommage en matière de violation des droits
intellectuels .................................................................................................................... 23
Chapitre III - Responsabilité de l’institution de crédit en matière d’escompte
fournisseurs ................................................................................................................... 25
Chapitre IV - Le droit de la vente et plus spécifiquement Convention de Vienne
sur la vente internationale............................................................................................ 26
Section I - Quel est le dommage indemnisable ? .................................................................. 27
Section II - Cumul possible avec d’autres dommages ......................................................... 29
Section III - Dispositions similaires ........................................................................................ 29
Chapitre V - Actions en dommages et intérêts pour les infractions aux dispositions
du droit de la concurrence. .......................................................................................... 30
Section I - Principes .................................................................................................................... 30
Section II - Le projet de directive ............................................................................................ 31
Section III - Jurisprudence relative à ces actions .................................................................. 33
Section IV - Action collective .................................................................................................. 36
CONCLUSION ................................................................................................................ 37
2
INTRODUCTION
Notre société, globale, est empreinte de changements, voire de bouleversements importants et
constants.
Qu’est-ce à voir avec le sujet traité ?
De nombreux facteurs s’enchevêtrent voire s’entrechoquent dans le cours de la vie économique,
de telle sorte qu’établir un lien causal entre une faute et un dommage devient de plus en plus
difficile puisque de multiples paramètres peuvent interférer. Cette réflexion est transposable au
dommage. En effet, même en cas de faute et de lien causal, le dommage peut être difficile à
déterminer, vu l’interférence d’autres facteurs.
Par exemple, une perte de chiffre d’affaire peut ne pas se faire ressentir malgré l’existence d’une
faute et d’un lien causal, à la suite d’un rebond de la croissance économique1. Ou encore : une
entreprise innovante et en pleine croissance doit suspendre ses activités pendant six mois à la
suite d’un ordre de fermeture de l’entreprise ; cet ordre avait été donné de manière illicite ;
comment évaluer son préjudice alors que, au vu de ses qualités intrinsèques, cette entreprise,
malgré cet arrêt, poursuit sa croissance ? Par ailleurs, le dommage économique est souvent
volatile, ce qui rend son calcul encore plus difficile.
Exprimé en d’autres termes, puisque réparer le dommage est replacé dans la situation antérieure,
cela supposerait qu’aucun autre facteur externe n’ait engendré des interférences entre la situation
présente et la situation antérieure ; or, peut-on concevoir la vie économique actuelle sans
pareilles interférences ?
Nous nous concentrerons dans la présente étude sur le dommage économique lié à la vie des
affaires. Nous ne nous attacherons pas ni au dommage corporel ni au dommage portant sur des
choses matérielles qui ne sont pas directement liées à l’entreprise.
Le régime du dommage est similaire en matière de responsabilité contractuelle et quasi
délictuelle.2 Bien que le séminaire porte essentiellement sur la responsabilité quasi délictuelle, vu
1
Voy; sur la problématique étudiée, de manière générale B. WEYTS, Economische schade, R.D.C., 2013,
p.1014.;P.VAN OMMESLAGHE, Droit des obligations, 2010, tomeII, Bruylant,, p. 1494 e.s.: B. DUBUISSON, V.
CALLEWAERT, B. DE CONINCK et G. GATHEM, La responsabilité civile, Chronique de jurisprudence, 19962007, Larcier, 2009, pp. 321 e.s. ; L. CORNELIS., Ongeschikt voor gevoelige juristen : over de intieme verhouding
tussen schade en causaal verband, in Aansprakelijkheidsrecht, actuele tendensen, Bruxelles, Larcier, 2005. A. VAN
OEVELEN,Recente vernieuwende cassatierechtspraak inzake schade en schadeloosstelling in het buiten
contractueel aansprakelijkheidsrecht, in ibid.; S., STIJNS & P.WERY, Les sources d’obligations extracontractuelles, Bruxelles, La Charte, 2007;. D;DE CALLATAY La responsabilité civile, chronique de jurisprudence
1996-2007, le dommage, Bruxelles, Larcier, 2009. H. BOCKEN, Inleiding tot het schade-vergoedingsrecht, Brugge,
die Keure, 2011; J.-L. FAGNART,La responsabilité civile, chronique de jurisprudence 1985-1995, Bruxelles,
Larcier, 1997;P.,WERY Ed. Droit des obligations, développements récents et pistes nouvelles, Liège, Anthémis,
2007. D. SIMOENS, Buitencontractuele aansprakelijkheid, Antwerpen, E. Story scientia, 1999.
2
Voy. B. DUBUISSON, Responsabilité contractuelle et responsabilité quasi délictuelle,, Comparaison n’est pas
raison, in S. STIJNS & P. WERY, Les rapports entre les responsabilités contractuelle et extracontractuelle, La
Charte, 2010 pp. 1 e.s.
3
que le dommage économique se produit souvent en matière contractuelle, certaines réflexions et
cas de jurisprudence seront tirés de la responsabilité en matière contractuelle.
Nous n’étudierons pas, dans la présente étude, les clauses d’exonération de responsabilité ou les
clauses pénales, eu égard à l’objet, limitées de ce rapport. Nous n’étudierons pas non plus, en
accord avec les organisateurs, le concours de responsabilité3.
La première partie de cette étude sera consacrée aux règles générales applicables au dommage
économique. La seconde traitera du dommage appliqué dans certains secteurs particuliers qui
appréhendent le calcul du dommage de façon intéressante.
3
B. WEYTS, op.cit. R
4
PARTIE I – REGLES APPLICABLES AU DOMMAGE
ECONOMIQUE EN GENERAL.
Nous nous attacherons en premier lieu aux caractéristiques essentielles de l’indemnisation du
dommage économique ( chapitre I) les méthodes de calcul ( chapitre II) et terminerons par une
étude brève de certaines questions particulières ( chapitre III)
Chapitre I - Caractéristiques essentielles
Il convient, surtout en matière économique, de rappeler le premier principe général
d’indemnisation en droit belge à savoir la réparation intégrale du dommage financier. 4 Il
convient de replacer la victime dans l’état qui aurait été le sien si le dommage ne se serait produit.
Ceci signifie que la réparation doit « coller » le plus possible au dommage5.
Un professeur réputé 6 cite l’un des auteurs de la codification, à savoir TARRIBLE7, qui, face
aux doutes des autres codificateurs énonce : « La loi ne peut balancer entre celui qui se trompe
et celui qui souffre ». Le Professeur. RONSE8 souligne pour sa part la préférence systématique et
remarquable du droit belge de la responsabilité pour la victime.
Le principe d’une large indemnisation du dommage contraste avec la solution retenue dans
d’autres droits qui sont beaucoup plus strictes pour l’indemnisation, notamment du dommage
prévisible9.ou l’indemnisation du dommage économique pur. ( pure economic loss) comme le
droit anglais ou allemand.10
La summa divisio en droit belge porte sur le dommage aux personnes et le dommage aux biens.
Peu de place est donc laissée dans cette summa divisio au dommage économique11 mais vu le
caractère très large de la notion de dommage en droit belge, le dommage économique est lui
aussi indemnisé. Il porte sur tous les dommages qui sont étrangers au dommage physique. Ainsi ;
une diminution de valeur d’un bien à la suite d’un accident constitue un dommage économique.12
4
P. WERY, Droit des obligations, Volume I, Théorie générale du contrat, Bruxelles, Larcier, 2011, 603, n° 575
J. RONSE, Schade en schadeloosstelling, Deel I, A.P.R., Gent, E. Story-Scientia 1984, 176, n° 236;
Cass., 28 septembre 1995, Pas. 1995, I, 860 ; cass. 11 mai 1989, Pas., I, 957 ( en matière de concession exclusive de
vente).
6
D. SIMOENS, Buitencontractuele aansprakelijkheid. Schade en schadeloosstelling, Partie II, Anvers, Story-Scientia,
1999, 21, nr. 10.
7
A. FENET, Recueil complet des travaux préparatoires du Code civil, Paris, 1927, 13, 474
8
J. RONSE, Schade en schadeloosstelling, op. cit., n° 236;
D. SIMOENS, Buitencontractuele aansprakelijkheid, Schade en schadeloosstelling, Deel II, Antwerpen, StoryScientia, 1999, 21, n° 10
9
D. PHILIPPE, Les clauses excluant ou limitant l’indemnisation du dommage indirect et imprévisible », La
rédaction des contrats internationaux, Larcier, Philippe & Partners, 2012, p.93. , 2012,
10
S. DEAKIN & B. MARKESINIS, Tort Law, 6ème Edition, p.236.
11
B. WEYTS, Economische Schade,
13
Com. Namur, 12 septembre 2000, R.D.C., 2003, I, p. 522
5
5
Sont indemnisés à la fois le lucrum cessans et le damnum emergens 13 La perte de profit
constitue une partie importante du dommage en matière économique bien que beaucoup de
clauses limitatives de responsabilité l’excluent, 14 tandis que les clauses pénales viennent
circonscrire le dommage et son évaluation, facilitant ainsi la gestion des conséquences des fautes
contractuelles.15
Le juge du fond apprécie souverainement l’existence et la portée du dommage16.ce qui rend aussi
la prévisibilité de l’issue du procès plus difficile.
Le dommage doit être certain, à tout le moins dans son principe. Il ne peut être hypothétique ou
purement éventuel17 mais le dommage futur peut être indemnisé. Or, le dommage futur est fort
important en matière économique, notamment au niveau de la perte de clientèle ou de chiffre
d’affaires.
Le dommage doit présenter un caractère personnel.
Une question longuement discutée vient d’être tranchée par la Cour de cassation dans un arrêt
du 23 février 2012 18 : Les actionnaires ne peuvent pas agir contre l’auteur du dommage pour le
dommage qui impacte uniquement le patrimoine de la société, en invoquant la diminution de
valeur de leurs actions19.
Enfin, le juge évalue le dommage le jour où il statue, ce qui peut avoir une importance non
négligeable vu les fluctuations monétaires et les changements constants qui affectent la vie
économique.
Chapitre II - Méthodes d’indemnisation
Le juge doit d’abord veiller à baser l’indemnisation sur le critères les plus objectifs possible
( Section I) et ce n’est que si cette méthode s’avère infructueuse que le juge pourra procéder à
une évaluation forfaitaire ( Section II) voire ex aequo et bono ( section III).
13
Com. Namur, 12 septembre 2000, R.D.C., 2003, I, p. 522
M. GOUDEN, Aménagements contractuels de la responsabilité in La rédaction des contrats internationaux, pp.47
e.s. et sur les clauses pénales,
15
P. WERY, Droit des Obligations, Tomme I, 2011, n° 649 e.s.
16
Cass., 28 avril 1986, arr. Cass., 1985-1986, p. 1155
17
D. DE CALLATAY & N. ESTIENNE, La responsabilité civile, Chronique de jurisprudence, 1996-2007,
Volume 2, Le dommage, 2009, p.37.
18
Cass., 23 février 2012, T.R.V., 2012, 329 et note. J. VANANROYE
19
Voy. aussi à propos de la fameuse affaire FORTIS, Civ., Bruxelles, 3 février 2011, T.R.V., 2011, p. 1999 ;
D. DEMAREZ, De afgeleide schade van aandeelhouders, KULeuven, 2004, p. 276. Cet auteur plaide pour un droit à
l’action dans le chef des actionnaires.
14
6
Section I - Recherches de critères objectifs basés sur une méthode plus
économique
Si une facture n’est pas payée, le calcul de la condamnation sera simple ; c’est le montant de la
facture ; si une machine neuve est détruite pendant le transport, le dommage reste relativement
simple ; ce sera normalement la valeur de la machine et éventuellement le préjudice résultant de
sa non utilisation. Les choses se compliquent s’il convient de calculer le dommage résultant de la
rupture anticipée d’un contrat à durée déterminée qui permettait au prestataire de services de
réaliser un chiffre d’affaires stable ou en cas d’interruption temporaire de ce contrat. Se pose plus
particulièrement la question de l’imputation des frais fixes et du manque à gagner. Pour faciliter
la compréhension, nous commencerons l’exposé en nous attachant en premier lieu à l’hypothèse
la plus fréquente en droit belge, à savoir la rupture de la concession exclusive de vente.
§1
La concession exclusive de vente
La loi belge contient une disposition très protectrice du concessionnaire exclusif de vente (loi du
27 juillet 1961). Celui-ci reçoit en cas de rupture du contrat par la concédant des indemnités qui
couvrent à la fois l’insuffisance du préavis et la perte de clientèle. Un préavis peut aller jusqu’à
42 mois. et donc si le concessionnaire reçoit seulement 6 mois de préavis, il pourra réclamer 36
mois d’indemnité.20
Comment calculer cette indemnité ?
L’indemnité de préavis du concessionnaire sera composée du chiffre d’affaires diminué des frais
variables. En d’autres termes, l’indemnisation a lieu sur base du bénéfice semi-brut.21
Le bénéfice semi-brut correspond, ainsi, au bénéfice net, augmenté des frais compressibles. Il
s’agit donc de deux facettes de la même réalité.
L’on prend généralement en compte les bénéfices réalisés pendant les trois dernières années.
L’indemnité de clientèle se base sur la plus-value de clientèle réalisée par le concessionnaire.22
Les frais compressibles sont ceux qui s’arrêtent avec la fin de la concession ( achat de véhicules
s’il s’agit d’une concession de véhicules automobiles, consommables comme l’huile pour
l’entretien des véhicules…)tandis que les frais incompressibles sont les frais que le
concessionnaire doit payer indépendamment de toute activité et qui, pendant la période
20
Voy. Gand, 27 juin 1985, R.D.C., 198§, p.135.
21 Voy. sur le bénéfice semi-brut, M. et S. WILLEMART, La concession de vente et l'agence commerciale,
Bruxelles, Larcier, 1995, p. 46 ;P. HOLLANDER, Le droit de la distribution, Limal, Anthémis, 2009, p. 120 ;P.
KILESTE et P. HOLLANDER, Examen de jurisprudence, La loi du 27 juillet 1961 relative à la résiliation
unilatérale des concessions de vente exclusive à durée indéterminée, juillet 2002 - décembre 2008 ; R.D.C., 2009, p.
437 ; A. DE BOECK & R. VAN RANSBEECK Ed., Opzegging van handescontracten, Larcier, 2014 ; p.117 et les
références citées.
22
Cass., 19 janvier 1984, Pas. 1984, I, 541 ;
Sur un rejet de l’indemnité de clientèle au motif que celle-ci n’avait pas été conservée par le concédant, voy. Com.,
Hasselt, 28 janvier 1997, loc. cit.
7
d’insuffisance du préavis, auraient pu être supportés par les revenus découlant de la concession ;
de tels frais doivent faire l’objet d’une indemnisation pendant la durée du préavis.23
Certains postes restent toujours sujets à discussion, l’on pense au salaire du gérant.
§2
a)
Analyse de certains postes de dommage
Les frais fixes
L’on peut par exemple prendre tous les frais fixes liés à la rupture d’un contrat à long terme.
L’on pense au loyer, au raccordement téléphonique ou électrique, aux primes d’assurance, aux
salaires des ouvriers, aux machines etc.. La jurisprudence estime de manière générale que ces
frais fixes doivent être couverts.
Les frais généraux, sous réserve de ce qui sera discuté plus loin, sont inclus dans le dommage ;
tous les frais généraux qui sont des dépenses nécessaires pour permettre à l’entreprise de
fonctionner : le loyer, le chauffage, les primes d’assurance, les frais de financement, le salaire
des ouvriers24.
Le sujet est peu traité en droit belge et paradoxalement c’est un auteur français auquel nous
pouvons nous référer.
Monsieur PINA écrit :
Les frais fixes et la perte d’économies d’échelle. Outre les frais variables, la perte de dépenses
peut parfois prendre en considération les frais fixes. Cela se produit d’abord lorsque
l’inexécution contractuelle a mis la victime en situation de perte de volume. Le pourcentage des
frais généraux fixes pour chacun des contrats exécutés par la victime sera alors supérieur à
celui qu’il aurait été si le contrat avait été correctement exécuté. […] Dès lors la proportion de
coûts fixes affectera davantage la rentabilité de la victime de l’inexécution.
[…]
241. Les frais fixes et l’interruption de l’activité de l’entreprise. L’autre cas d’introduction des
frais fixes dans la base de calcul se présente lorsque, pendant un certain temps, l’inexécution
contractuelle ou sa réparation entraînent l’interruption de l’activité de l’entreprise. Dans ce cas,
les frais fixes continuent à courir et ne sont pas compensés par l’exécution d’autres contrats de
l’entreprise. […] L’entreprise n’obtenant plus aucun revenu, elle n’a pas seulement perdu
l’avantage de réaliser des économies d’échelle, mais elle a exposé des frais de structure et de
fonctionnement sans pouvoir obtenir aucun revenu en contrepartie. Il est alors logique, du point
de vue du principe de la réparation intégrale de préjudice, d’indemniser la victime de
l’intégralité de ses frais généraux fixes. »
23
Voy. Gand, 19 décembre 2012, n° 2010/A.R./1507
Voy. la thèse d’A. PINNA, La mesure de préjudice contractuel, Université de Paris II, 2006, L.G.D.J, 2007, p.
235, n° 239
24
8
En cas d’interruption temporaire et dont le délai n’est pas prévisible, les frais fixes continuent à
courir et ne sont pas compensés par l’exécution d’autres commandes dans l’entreprise. Elle
expose des frais de structure et de fonctionnement sans aucun revenu en contrepartie. Ces frais
doivent normalement être indemnisés de manière plus évidente qu’en cas de rupture définitive
puisque dans cette seconde hypothèse, la structure peut être soit réduite, soit affectée à d’autres
activités lucratives.
b)
Les frais généraux constituent-ils un dommage réparable ?
Prenons l’exemple suivant :Une machine doit être réparée. Des ouvriers sont affectés à cette
tâche. Faut-il, dans le calcul du préjudice, tenir compte également des frais d’assistance (frais de
juristes, frais des personnes qui s’occupent de la cantine, etc.) qui constituent le support du
travail de ces ouvriers ?
L’on peut dire d’une part que ces personnes sont de toute façon payées en fin de mois, incident
ou pas incident, et qu’en conséquence le paiement de leurs rémunérations est étranger à
l’incident. L’on peut rétorquer d’autre part que pendant que les juristes s’occupent des aspects
juridiques de cet incident, ils ne peuvent pas être affectés à une autre tâche.
Dans la rigueur des principes, il faudrait prouver qu’il y a eu une affectation réelle de tous les
membres des services généraux à la gestion de l’incident. Cette preuve n’est pas évidente à
rapporter. Aussi, une attribution de frais généraux forfaitaires est parfois reconnue, à la fois dans
les conventions entre assureurs d’indemnisation des dommages mais aussi dans la jurisprudence.
L’on peut se référer à l’abondante jurisprudence qui existe à propos de l’intervention du
personnel des pouvoirs publics ou de sociétés privées pour déblayer la voirie en cas d’accident
de la circulation. Il s’agit, pour nous d’un dommage réparable dans le chef de ses sociétés.
Le sujet a été amplement débattu et plaidé et nous nous référons ici à la meilleure doctrine. 25
c)
Le manque à gagner
Lorsque, par exemple, l’acheteur ou le maître de l’ouvrage annulent une commande, leur
cocontractant subit un manque à gagner.
Celui-ci est aussi fort difficile à évaluer mais le bénéfice moyen peut être déterminé par la
comptabilité de l’entreprise.
Quid si un appareil tombe en panne ? Comment évaluer la perte de bénéfice pour
l’entreprise si un deuxième appareil peut remplacer le premier par exemple ? On compensera les
pertes d’exploitation afférentes au seul temps nécessaire à mettre en fonction le deuxième
appareil.
25
Cass. 19 février 2001, RGDC, 2001 et note S.HEREMANS, p.182 ; I. BOONE,Doorbetaling van loon :
subrogatoir verhaal en verhaal voor eigen schade, in Rechstkroniek voor de vrede- en politierechters, 2007, p.125 ; I.
DURANT, loc.cit.
9
Quid, seconde hypothèse, si par l’absence de cet appareil, qui ne peut être remplacé à court délai,
la production diminue de 10% dans l’entreprise ? La diminution de la production va-t-elle
entraîner une diminution automatique du chiffre d’affaires à due concurrence ? Quid des frais
liés à l’utilisation de cette machine ? Une comptabilité analytique dans l’entreprise est la
bienvenue pour évaluer ce dommage.
Quid en cas de contrat qui n’est pas renouvelé de manière fautive? Le juge peut calculer
ou faire calculer par un expert le bénéfice réalisé dans le passé par le contrat non renouvelé et
projeter ce bénéfice pendant la durée de la prolongation estimée de ce contrat.
Quid si, à la suite d’une rupture de négociations précontractuelles, un contrat fort
intéressant ne peut être conclu. Là aussi, si les négociations étaient arrivées à un point de non
retour, le manque à gagner résultant de ce contrat peut être réclamé en justice comme nous le
verrons ci-après. Ici aussi, ce manque à gagner peut être évalué par un expert.
d)
Vétusté et amortissement
Si à la suite d’une explosion, une machine est détruite, son remplacement s’impose ; cette
machine est amortie sur cinq ans et elle est vieille de deux ans ; donc il nous semble que la
machine doit être indemnisée à concurrence de trois cinquièmes ; dans le même esprit, il est
cohérent que les charges d’amortissement soient inclues dans les frais fixes, dans l’hypothèse où
une machine ne peut être utilisée en raison du non respect d’une commande.
Cette question est sujette à discussion. 26
e)
Comptabilité analytique.27
Bien sûr, l’évaluation du préjudice sera plus simple lorsque l’entreprise dispose d’une
comptabilité analytique, ce qui est le cas de beaucoup de grosses entreprises ; a la comptabilité
analytique permet de calculer le bénéfice réalisé par produit, ou les frais y afférents.
La comptabilité analytique n’est pas un requis en droit belge, de sorte que l’expert aura dans
cette hypothèse beaucoup plus de difficultés dans l’évaluation.
En outre, les systèmes de comptabilité ou de gestion ne sont pas adaptés au calcul de ce genre de
préjudices.
f)
Coûts standards ou coûts réels
Se pose aussi la question de savoir s’il faut avoir égard aux coûts standards ( par exemple pour le
remplacement de certaines pièces) ou aux coûts réels. Nous croyons que les coûts réels doivent
26
D. DE CALLATAY, N. ESTIENNE , op.cit., p.449.
Voy. Colloque de l’Union des Compagnies d’expert près la cour d’appel de Paris, ( UCECAP), 6 décembre 2011,
Cour d’appel de Paris, à consulter sur le site http://ucecap.org/sites/default/files/COLLOQUE%20VD%2011.9.121.pdf, capture du 15 mars 2014.
27
10
être privilégiés car sinon, la situation difficile dans laquelle se trouve la personne qui doit faire
face à un dommage qu’elle ne pouvait prévoir, n’est pas prise en considération.
g)
Intervention des experts
L’article 962 du Code judiciaire prévoit que le juge peut demander à un expert de procéder à
des constatations ou de donner un avis technique, ce qu’il fera souvent lorsqu’il s’agit de
matières techniques ou comptables. Le Juge se contente d’ailleurs fort souvent de se référer à
l’avis de l’expert dans son évaluation du dommage. Le problème est que l’expert n’est pas un
juriste et va avoir des réflexes dans l’évaluation du dommage comme dans l’appréciation du lien
causal, différents de ceux du juge28
L’on ne peut à cet égard qu’insister sur l’importance du libellé de la mission importante. Ainsi,
dans une affaire récente, l’auteur du dommage a insisté pour que l’on insère dans la mission, la
question de la limitation du préjudice par la victime du dommage.29
h)
L’on peut prendre l’illustration suivante tirée de la jurisprudence : deux sociétés
concluent un contrat de coopération portant sur l’exploitation de deux appareils de ; se prévalant
d’inexécution dans le chef de ce dernier, l’un des deux partenaires met fin au contrat de
collaboration la cour et procède au retrait de l’appareil ; la cour d’appel de Gand30 considère ce
retrait comme fautif ; elle procède alors à l’évaluation du manque à gagner suit :
Elle prend en compte
 la valeur du bingo ( 8.500euros)
 le revenu mensuel net par appareil tel que déterminé dans le contrat ( 1.250euros) ;
 la marge habituelle dans le secteur ( 35%) ;
 les frais variables ( entretien, réparation, administration, taxes) qui doivent être déduits
 le fait que l’appareil peut être replacé dans une autre exploitation dans un délai de six
mois 31
et évalue le dommage comme suit
1 appareil x 1.250euros par mois x 35%x6mois= 2.625,00€
En fait, la valeur de l’appareil n’est pas intervenue dans le calcul du dommage et l’on voit que la
cour a utilisé des paramètres standard (revenu déterminé dans le contrat, marge habituelle) aucun
détail n’est donné du calcul des frais variables mais, au fond, pouvait-on demander plus de la
cour en pareille espèce ?
28
Ibid.
Com. Turnhout, 30 mars 2007, A/06/952.
30
4 avril 2012, rep 2012/2447.
31
Voy. aussi, comm. Turnhout, 12 septembre 2013 ( Kempenland c. Roularta) ; inédit.
29
11
Section II - Evaluation du dommage sur la base de paramètres limités
Le dommage ne peut pas toujours être évalué de manière précise et, dans cette hypothèse, l’on
peut se limiter à retenir certains paramètres comme un pourcentage du chiffre d’affaires.
Dans un arrêt du 11 octobre 201332, la cour d’appel de Bruxelles a dû se pencher sur la violation
des droits d’auteur par un exploitant de salle de spectacles. Cet exploitant avait organisé 32
évènements, dont 7 avaient fait l’objet d’une demande d’autorisation, mais parmi ces 7
demandes le relevé des œuvres qui sont exécutées pendant la manifestation ainsi que le
bordereau des recettes n’ont pas été transmis.
S’agissant des évènements ayant donné lieu à une demande d’autorisation, la cour applique les
conditions générales de la SABAM qui prévoient une majoration de 30 % du montant des droits
dus. Cette clause a été acceptée dans sa validité par la Cour. S’agissant des évènements nonautorisés, parce qu’il n’y a pas contrat, l’indemnisation est, souligne la Cour, limitée au
dommage effectivement subi présentant un lien causal avec la faute. La Cour estime que les
100 % de dommage moral réclamés par la SABAM ne doivent pas être retenus. La SABAM
estime que ces dommages sont dus : « au risque de laisser la porte ouverte aux infractions
systématiques ». La Cour considère que le point de vue de la SABAM n’est pas compatible avec
les principes de la responsabilité civile qui prévoient la réparation intégrale du préjudice
effectivement subi, ni plus ni moins. L’effet dissuasif, qui s’attache à la réparation du dommage
moral, ne justifie pas d’inclure celui-ci dans le dommage indemnisable. Il existe d’autres
sanctions suffisamment dissuasives, comme les amendes, la confiscation des bénéfices (article
82 de la LCA) ou des sanctions pénales (article 80 et s. de la même loi). Suivant cette décision,
la SABAM recevra plus pour les évènements pour lesquels une autorisation a été demandée que
pour ceux qui n’ont pas fait l’objet d’une telle autorisation.
Citons également, s’agissant de l’évaluation forfaitaire du dommage, l’article 222, paragraphe 1,
de la loi sur les douanes et accises qui prévoit un forfait pour l’indemnisation résultant d’une
confiscation illégale. En effet, la loi limite l’indemnisation à 1 % de la valeur des marchandises
multiplié par le nombre de mois où les biens ont été confisqués.
Parmi les dispositions légales, citons la loi du 3 décembre 2005 qui accorde aux indépendants le
droit à une indemnisation pour compensation de la perte de revenus pour le préjudice causé à la
suite de travaux publics sur le domaine public. L’entreprise a droit à une indemnité journalière de
44,20 € indexée, à la condition qu’elle ne perçoive aucun revenu de son activité pendant cette
période. L’indemnité a été adaptée à 70 € pendant une période de 7 jours par la loi-programme
du 22 décembre 2008.33
32
J.L.M.B., 2014/10, p. 462
Relevons aussi qu’en matière de violation de droit de la concurrence, la loi hongroise introduit ’une présomption
que le dommage subi par les victimes d’un carte est équivalent à 10 % du prix payé pendant la période de cartel
(prix contrefactuel par rapport au prix de marché)
33
12
Section III - Indemnisation ex aequo et bono
Rappelons également que le dommage ne peut être évalué ex aequo et bono que si aucune autre
méthode plus précise ne peut être utilisée.
Cette indemnisation peut survenir mais de manière exceptionnelle en cas de manquement à
l’obligation de renégocier le contrat.
La Cour de Cassation belge avait, dans un arrêt du 19 juin 2009, confirmé l’arrêt de la Cour
d’appel qui avait reproché à l’une des parties une insuffisance de renégociation dans le contrat à
long terme. La Cour d’appel dans un arrêt du 15 février 2007, avait sanctionné ce manquement à
l’obligation de négociation par l’allocation d’un montant fixé en équité à 450.000 € à titre de
dommages et intérêts.34
Cette évaluation ex aequo et bono trouve également application dans des domaines où
l’évaluation précise s’avère plus difficile, comme le droit à l’image35
Dans un arrêt du 19 janvier 2009, la Cour d’appel de Gand a estimé ex aequo et bono le
dommage à 200 % des indemnités de licence non payées. Ce dommage correspondait, on dit les
annotateurs, à 200 % du dommage réel 36 . Cette solution me semble être approuvée car le
dommage est bien supérieur à la simple redevance de licence37.
Si l’enjeu est peu important, l’on peut se demander s’il n’est pas préférable, sur la base du
principe d’effectivité, de ne pas désigner un expert et d’évaluer le dommage ex aequo et bono.
Chapitre III - Le dommage imprévisible et le préjudice économique
et financier
Le principe d’une large indemnisation du dommage contraste avec la solution retenue dans
d’autres droits qui sont beaucoup plus strictes pour l’indemnisation, notamment du dommage
prévisible38.
L’on sait que les articles 1150 et 1151 du code civil français et belge prévoient pourtant que le
dommage imprévisible et indirect ne doivent pas être indemnisés.
34
Voy. pour un commentaire de cet intéressant arrêt,,notre étude, 2011 Renégociation du contrat en cas de
changement de circonstances dans la vente internationale, Revue de droit des contrats, 963 et DAOR 2010, n°94, pp.
156 à 172.
35
Voy. M. ISGOUR, L’atteinte à l’image de marques des personnes morales, Auteurs et média, 2007/3 Certaines
décisions, se voulant plus précises évaluent le dommage à 10% de la moyenne du chiffre d’affaires Comm. Malines,
22 avril 1999, Ing.conseil, 1999, p.369.
36 J. KEUSTERMANS et T. DE MAERE, “Foutbegrip en schadevergoeding in het auteursrecht: “double
damage”?”, note sous Gand,19 janvier2009, AM 2009, p.384
37
Voy. en sens inverse, B. WEYTS, op. cit., 57
38
D. PHILIPPE, « Les clauses excluant ou limitant l’ indemnisation du dommage indirect et imprévisible », La
rédaction des contrats internationaux, Larcier, Philippe & Partners, 2012, p.93.
13
Le premier exclut le dommage imprévisible du champ de l'indemnisation :
«Le débiteur n'est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu'on a pu prévoir
lors du contrat, lorsque ce n'est point par son dol que l'obligation n'est point exécutée».
Le second prescrit à propos du dommage indirect :
«Dans le cas même où l'inexécution de la convention résulte du dol du débiteur, les dommages et
intérêts ne doivent comprendre à l'égard de la perte éprouvée par le créancier et du gain dont il
a été privé, que ce qui est une suite immédiate et directe de l'inexécution de la convention».
Le droit belge donne à ces exceptions une portée fort restreinte en telle sorte que les règles de la
responsabilité contractuelle rejoignent celles de la responsabilité quasi-délictuelle.
Qu'entend-on par dommage indirect ou imprévisible dans l’évaluation du préjudice
économique et comment le droit belge se distingue-t-il du droit français ?
Section I - Dommage imprévisible
Selon le Professeur De Page, «Le juge, pour apprécier les dommages et intérêts prévus et
imprévus, doit se mettre à la place du débiteur et voir quelles sont les conséquences de
l'inexécution, de la non-obtention de l'objet du contrat, qu'il a pu prévoir ou qu'il était possible
de prévoir, en considérant le contrat et la situation des parties tels qu'ils se présentaient in
concreto». 39
Plusieurs décisions ont souligné par la suite que c'est la cause ou le caractère du dommage qui
doit être imprévisible et non son montant40
Ainsi, dans un autre arrêt du 23 octobre 1987, la Cour de cassation a énoncé que les articles 1150
et 1151 ne concernent que la cause du dommage et non son étendue41.
En droit français, la Cour de cassation a eu encore récemment l'occasion de se pencher sur la
notion de dommage imprévisible dans l'espèce suivante 42 . La Poste avait envoyé une carte
bancaire par pli recommandé mais cette carte n'était jamais parvenue au client de la poste et des
retraits frauduleux avaient été effectués pour un montant de 4.336,64 €. La banque qui avait
envoyé cette carte, après avoir indemnisé son client, sollicitait de la Poste le remboursement des
sommes. La cour d’appel de Bordeaux a fait droit à cette demande dans un arrêt du 18 décembre
2007. Toutefois, par son arrêt précité, la Cour de cassation a cassé l'arrêt de la cour d’appel de
Bordeaux : «En matière contractuelle sur le dommage prévisible et réparable; en condamnant la
Poste à réparer le dommage résultant de l'utilisation frauduleuse par un tiers de la carte
39
H. DE PAGE, Traité élémentaire de Droit civil, Tome II, Bruxelles, Bruylant, p. 145; I ? DURANT, , Le
dommage réparable dans les deux ordres de responsabilité, in S. STIJNS & P. WERY, Les rapports, op.cit.,p.84,
n°42 ; P. WÉRY, Droit des obligations, T. I, 2010, Larcier, p. 494, n° 558; P. VAN OMMESLAGHE, Droit des
obligations, Bruylant, 2010, p.1599, n° 1119 ;
40
Voy. not. Liège 28 mars 1991, J.L.M.B., 1992, p. 77; Mons, 29 juin 1993, J.L.M.B., 1994, p. 61 ; Cass. 4 février
2010, Pas, I, 2010, p.377. Voy. not. en doctrine, F. LAURENT, op. cit., p. 351, n° 292.
41
Cass., 23 octobre 1987, Pas., 1988, I, p. 212.
42
Cass. fr. (1" civ.), 18 février 2009, Bulletin, 2009135.
14
bancaire que l'établissement bancaire avait adressée à son client par pli recommandé, quand la
Poste ignorait le contenu du pli, la Cour d’appel a accordé une réparation d'un dommage
imprévisible et violé l'article 1150 du Code civil».
Cet arrêt montre que la notion de dommage imprévisible est admise de manière plus large qu'en
droit belge 43 . En droit français, la distinction entre cause et étendue du dommage n'est pas
toujours reconnue de manière aussi nette qu’en droit belge. En d'autres termes, en droit français,
le dommage ne sera pas indemnisé si la cause ou l'étendue du dommage était imprévisible.
Mais la jurisprudence est tout en nuances…
Un contrat portait sur le transport de balles de jute entre Calcutta et Anvers. Trois balles
manquaient à l'arrivée du navire à Anvers44. Le jute a connu une hausse de prix anormale entre le
départ de Calcutta et son arrivée à Anvers de par des «événements économiques et politiques et
des facteurs qui étaient totalement imprévisibles par quiconque et qui constituent un véritable
cas de force majeure». Le capitaine responsable de la perte devait-il payer le prix des balles de
jute tel qu'il pouvait être prévu à la conclusion du contrat ou bien la valeur commerciale le jour
de l'arrivée? Le Tribunal de commerce d'Anvers écarta les variations de prix postérieures à la
conclusion du contrat car le débiteur «n'est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus
ou qui pouvaient être prévus au moment de la conclusion du contrat». Cette décision ne
distingue pas la cause et l'étendue du dommage. Elle nous semble contraire à l'interprétation que
donne le droit belge de l'article 1150 du Code civil. En effet, la hausse des prix de la
marchandise concerne l'ampleur du dommage et non sa cause.
Section II - Dommage indirect
L'on peut reprendre une définition donnée par le Professeur De Page :
« Le dommage indirect est celui qui, en réalité, se rattache à d'autres causes que l'inexécution. Il
est, d'emblée, en dehors de la réparation. Les dommages prévus ou imprévus supposent au
contraire, tous deux, la relation causale. Et c'est dans le domaine de cette relation causale que
la distinction doit être faite »45.
S'agissant du dommage indirect, Bigot-Préameneu a écrit que le concept de dommage immédiat
et direct n'englobait que le «dommage souffert par rapport à la chose ou au fait de cette
obligation et non à ceux que l'exécution de cette obligation aurait d'ailleurs occasionnés dans
ses autres affaires ou dans ses autres biens»46.
Dans un arrêt du 24 juin 1977, la Cour de cassation a énoncé que les dommages et intérêts ne
doivent comprendre que ce qui est la suite nécessaire de l'inexécution de la convention47.
43
Voy. P. WERY, op. cit., n° 560.
Comm. Anvers, 12 juillet 1955, J.P.A., 1956, p. 75.
45
H . DE PAGE, op. cit.
46
J.-G. LOCRE, Législation civile, commerciale et criminelle, t. VI, 1836, Bruxelles, Librairie de jurisprudence, n°
43, par. 2.
47
Cass., 24 juin 1977, Pas., 1977, I, p. 1087.
44
15
Dans un autre arrêt du 23 octobre 1987, la Cour de cassation a énoncé que les articles 1150 et
1151 ne concernent que la cause du dommage et non son étendue48.
Le Professeur Cornélis précise :
«Il résulte incontestablement de cet arrêt, ce qui est d'ailleurs relevé par la doctrine, que
l'article 1151 du Code civil se réduit ainsi à l'exigence d'une relation de cause à effet entre la
faute contractuelle et le dommage dont on demande réparation. Il faut, mais il suffit que le juge
du fond constate que le dommage ne se serait pas produit ou, à tout le moins, ne se serait pas
produit de la même façon»49.
C'est d'ailleurs la même thèse qui est soutenue par le professeur DALCQ50.
En conséquence, l'article 1151 du Code civil ne fait aucunement obstacle à l'indemnisation, en
matière contractuelle, de la perte de profit, des arrêts de production etc. Nous croyons cependant
que la définition qui est donnée par la jurisprudence aux termes de «dommages indirects» est
trop étroite par rapport à l'acception généralement donnée à ce terme. En effet, les dommages
indirects sont, dans les clauses ou dans le langage courant, souvent considérés comme les
dommages autres que ceux portant sur la chose elle-même.
Chapitre IV - La perte d’une chance
Section I - Définition
La perte d’une chance est, littéralement, la disparition de la possibilité de ce qu’un évènement
favorable survienne ou de ce qu’un événement défavorable ne survienne pas.
La perte d’une chance se distingue du dommage futur à la fois parce que la perte d’une chance,
on le verra, peut porter sur un préjudice passé mais aussi parce que le dommage futur peut être
certain.
La perte d’une chance se distingue également de l’évaluation ex aequo et bono du dommage.
Dans ce dernier cas, le dommage est dénué d’aléa mais c’est la difficulté de le calculer qui rend
nécessaire le recours à la méthode ex aequo et bono.
La Cour de cassation reconnaît, à l’instar de la jurisprudence française, cette théorie depuis
longtemps.51
La jurisprudence insiste sur le fait que la perte de chance doit être établie de manière certaine et
non pas hypothétique. La chance doit être sérieuse et réelle se distinguant d’un simple espoir.52 53
48
Cass., 23 octobre 1987, Pas., 1988, I, p. 212.
L. Cornelis, « Le sort imprévisible du dommage prévisible », sous Cass., 11 avril 1986, R.C.J.B. , 1990, p. 79.
50
Novelles, Tome V, 2 n° 2474.
51
Cass.19 octobre 1937, Pas., I, 298.
52
Liège, 20ème chambre, 15 mars 2012, R.G.A.R. 2013 n° 14953
53
P. WERY, Droit des obligations, vol. 1, Larcier, Bruxelles, 2011, 354. ; voy ; aussi pour une prise en compte de
l’espérance de profit en basant la décision sur la confiance légitime, ;Anvers, 19 mars 2001, R.G.D.C., 2002, p. 120.
49
16
Le critère principal dans l’appréciation de la perte d’une chance est, nous semble-t-il, la
probabilité. S’il est probable que l’on aurait pu obtenir le marché, alors la perte de la chance sera
prise en considération. Si, par contre, ces perspectives d’obtention sont très minimes, la solution
inverse devra être retenue.
La théorie de la perte d’une chance constitue un sujet très difficile à appréhender. La lecture des
ouvrages de droit comparé, notamment du droit anglais54, reflète les errements de cette théorie,
lesquels sont également perceptibles en droit belge.
La perte d’une chance, surtout en matière économique, est une théorie à laquelle on peut recourir
très fréquemment. Prenons quelques exemples. Un avocat dépose une requête d’appel très
tardivement. La perte de la chance consiste dans la perte de voir la décision réformée par les
juridictions d’appel. Une offre doit être remise par une entreprise dans le cadre d’un appel
d’offres.. A la suite du retard du transporteur, l’offre est remise hors délai et est déclarée
irrecevable.. L’entreprise pourra se prévaloir de la perte de chance d’obtenir le marché.
Au niveau du préjudice économique, la détermination d’un pourcentage de chance peut
permettre un calcul économique ; le juge pourrait être aidé par un expert. Il convient de faire à ce
égard le maximum pour objectiver l’aléa, notamment par des méthodes rigoureuses et l’apport
d’experts dont la mission est bien précisée à ce sujet..55
Section II - Approches de la perte d’une chance
La théorie de la perte de chance peut être appréhendée de deux manières différentes56.
L’approche restrictive se situe au niveau du dommage. On considère que la perte d’une chance
est la perte certaine d’un avantage probable. En d’autres termes, dans cette hypothèse le lien
causal est établi.
La conception extensive se situe sur le plan du lien causal. Le dommage s’est réalisé mais on ne
peut démontrer avec certitude sa relation avec la faute commise57.
Nous croyons que la perte de chance peut se situer au niveau du lien causal.
Nous avons souligné que le droit belge ne comporte aucune définition légale qui serait de nature
à réduire le champ des préjudices réparables. Pour qu’un dommage soit réparable, il suffit en
règle de démontrer que la victime se trouve dans une situation moins favorable que celle dans
laquelle elle se serait trouvée si la faute n’avait pas été commise. Si la victime a été exposée à un
54
Voy. DEAKINS & MARKESINIS, Tort law, op.cit., p.238.
M.. NUSSEMBAUM & C. KARSENTI, Le préjudice de perte de chance en droit français, un préjudice hors
norme, Droit et expertise (France), 31 octobre 2012, p.9. Ces auteurs donnent une série de critères visant à
objectiver l’aléa.
56
Voy. N. ESTIENNE, La perte d’une chance dans la jurisprudence récente de la Cour de Cassation : La procession
d' Echternach (Trois pas en avant, deux pas en arrière, …) ; La Justice : enjeux et perspectives de demain, congrès
du 18 mars 2003, Anthémis, p. 87, colloque de l’OVB et d’Avocats.be
57 N. ESTIENNE, op.cit. p. 107
55
17
risque ou à un risque accru à la suite d’une action ou d’une omission fautive ( par exemple, ne
pas obtenir un marché public parce que l’un des membres du consortium n’a pas remis à temps
tous les documents requis) il est difficilement contestable qu’il en résulte pour elle un dommage
spécifique qui mérite réparation.
Dans un système juridique qui ne définit pas le dommage autrement que par une différence de
valeurs ex ante et ex post, on ne voit pas ce qui empêcherait une telle extension58.Il nous semble
inexact de prétendre que, dans l’hypothèse de ce qu’on peut qualifier « l’incertitude causale », le
dommage s’étant produit au moment où le juge statue, la chance se situe dans le passé et ne
présente donc aucun caractère aléatoire59.
Section III - La rupture des négociations contractuelles.
Fort souvent, en matière de rupture de négociations contractuelles, le dommage est limité aux
dépenses encourues à l’occasion de la négociation.60 Pour justifier ce rejet de la prise en compte
cette perte de profit, l’on écrit que le dommage est inexistant puisque la victime de la rupture ne
pouvait pas compter sur la conclusion du contrat. 61
La théorie de la perte de la chance bien appliquée permet de mieux appréhender la perte de profit
résultant la non conclusion du contrat. Le dédommagement de la perte de profit dépendra
notamment de l’état d’avancement des négociations. Si les négociations ne portaient que sur des
points de détail, l’on peut conclure que les chances de conclure un contrat profitable étaient
sérieuses et une indemnisation devrait être envisagée. Certaines juridictions l’ont d’ailleurs
décidé. 62Nous soutenons cette thèse car rien ne doit exclure l’indemnisation d’un dommage qui
nous semble bien réel, uniquement parce que l’on est en phase de négociation.
Chapitre V - Quelques questions diverses
Section I - Fondement juridique autres que les règles générales de droit.
Article 1794 du Code civil en matière de contrat d’entreprise
Rappelons aussi que l’article 1794 du Code civil prévoit une règle particulière en matière de
contrat d’entreprise. Le maître de l’ouvrage peut mettre fin au contrat à tout moment, moyennant
B. DUBUISSON, ; La théorie de la perte d’une chance… op.cit., n°8.
59 P. VAN OMMESLAGHE, op. cit. 1071, p. 1516
60
Voy. sur ce thème, B. DE CONINCK, Le droit commun de la rupture des négociations précontractuelles, in Le
processus de formation du contrat, Contributions comparatives et interdisciplinaires à l’harmonisation du droit
européen, Bruylant, L.G.D.J., 2002, pp. 17 e.s. ; A. DE BOECK, De precontractuele fase als ontmoetingsplaats
voor buitencontractuele en contractuele aansrprakelijkheid : de schade ten gevolge van tekortkomingen tijdens de
precontractuele fase nader geanalyseerd in S. STIJNS & P. WERY, Les rapports, op.cit. p.137.
61
Bruxelles, 5 février 1992, J.T.93, p.130 ;Com. Liège 27 septembre 2002 , DAOR, 2002, p.389
Com. Courtrai 12 décembre 2007, R.D.C., 2009, p. 909.
62
Anvers, 19 mars 2001, R.D.C., 2002, p.120 ;Liège, 16 janvier 1998, JLMB 98, p. 589
Civ. Termonde, 5 mars 2004, R.G.D.C., 2006, p. 550. Voy. dans le même sens, P. WERY, Droit des obligations, vol.
1, Larcier, Bruxelles,2011, p.354, n°362.
58
18
le paiement d’une indemnité. Ceci vaut également pour tous les contrats de prestation de services,
même s’ils sont à durée déterminée. En d’autres termes, dans cette hypothèse, la rupture
unilatérale du maître de l’ouvrage ne sera pas considérée comme fautive.
Cette absence de faute contractuelle a-t-elle une influence sur le dommage ?
Auteurs et jurisprudence sont d’avis que le dommage de l’entrepreneur doit être indemnisé, que
ce soit le lucrum cessans ou le damnum emergens, seule réserve pour le dommage moral.63
Section II - Une règle de droit comparé. Relativité aquilienne
La théorie de la relativité aquilienne fait dépendre l'indemnisation du dommage, de la finalité de
la règle de droit : « L'action en réparation n'appartient qu'aux personnes que la règle protège et ne
s'étend qu'aux dommages contre lesquels la règle offrait sa protection »64.
Le droit belge, à l’instar du droit français, ne connait pas la théorie de relativité aquilienne. Cette
théorie est par ailleurs reconnue en droit allemand ou en droit néerlandais65.
L’on peut donner l’exemple suivant d’application de la théorie de la relativité aquilienne. Un
bois, voisin d’un hôtel, est coupé en infraction avec la règlementation urbanistique existante. A
la suite de la disparition du bois, l’hôtelier subit une perte importante de son chiffre d’affaire. Il y
a, en droit belge, un lien causal et donc l’indemnisation pourra être allouée ; par contre c’est
l’exemple type qui est pris aux Pays-Bas pour refuser l’indemnisation, basé la théorie de la
relativité aquilienne.
En droit anglais, le cas de la perte de chiffre d’affaire de l’hôtel à la suite de la coupe de la forêt
serait sans doute étudié sur base de la théorie de la remoteness of damage.66
Section III - Préjudice en cas de changement de circonstances
Lorsque des circonstances imprévisibles viennent modifier l’équilibre contractuel, la plupart des
systèmes juridiques autorisent le juge à revoir le contrat selon les règles de l’équité. En matière
de marchés publics, des circulaires organisent le régime du calcul de l’indemnité ; ainsi le mode
de calcul des salaires supplémentaires ou des matières premières devant être payés en sus est
réglementé.67
63
H. DE PAGE, Traité élémentaire de droit civil Belge, Tome 4 (Les principaux contrats , première partie), Brussel,
Bruylant, 1962, 3e editie (1967), 988, nr. 859. ; F. LAURENT, Principes de Droit civil, Tome XXXVI, Brussel, 1887,
22, nr. 17; T. HUC, Commentaire théorique et pratique du Code civil, Tome 10, Parijs, 1893, nr. 430 e.v.; H.
MAZEAUD e.a., Leçons de droit civil, 3e editie, Tome II, Parijs, Montchrestien, nr. 1358.
64
J. LIMPENS, «La théorie de la 'relativité aquilienne' en droit comparé », Mélanges R. Savatier, Paris, 1965, pp.
559 et s., spéc. p. 560 ;J. RONSE, Schade en schadeloosstelling, Larcier, 1954, n° 64 et s., pp. 70 et s.
65
D. PHILIPPE, La théorie de la relativité aquilienne, Mélanges R.O. Dalcq, Bruxelles, Larcier, 1994, p.467 e.s.
Voy. aussi B. WEYTS, op. cit.,n° 17, p.1021.
66
S. DEAKIN & B. MARKESINIS, Tort Law, 6ème Edition, p.236.
67
Voy. Notre étude, La révision du contrat en cas de changement de circonstances, à paraître dans l’ouvrage
collectif UCL/KUL sous la direction de S. STIJNS & P. WERY, à paraître in La charte, 2014.
19
Section IV - Obligation pour la victime de limiter son propre dommage
Cette théorie, apparue il y a quelques décennies dans nos contrées, sanctionne la victime qui n’a
pas pris les mesures raisonnables pour limiter son propre dommage. 68En matière contractuelle,
cette obligation trouve généralement son fondement dans l’article 1134, alinéa trois, du Code
civil. 69C’est en matière quasi-délictuelle la notion de faute qui sera plus souvent retenue.
Le caractère raisonnable des mesures est laissé à l’appréciation du juge mais cette théorie ne peut
pas avoir pour effet de renverser les rôles. La victime reste la victime et le responsable reste le
responsable. Donner une portée extensive à cette disposition aurait pour conséquence de faire de
la victime un responsable et du responsable une victime.
Prenons l’exemple suivant : une presse d’imprimerie était affectée contractuellement à la
réalisation de prestations contractuelles à durée déterminée ; le maître d’ouvrage met fin avant
terme au contrat ; l’imprimeur réclame le manque à gagner et les frais fixes lié à l’utilisation de
cette machine ; le maître de l’œuvre répond que rien n’empêchait l’imprimeur d’affecter cette
machine à d’autres commandes ; l’imprimeur prétend que la machine est obsolète et ne permet
plus de faire face à la concurrence ; il appartiendra au maître d’ouvrage doit alors établir la
preuve de ce que la machine, qui était en fait obsolète, pouvait être affectée à d’autres
commandes ;
Les frais qui sont engagés pour limiter son propre dommage sont indemnisables70.
Section V - Théorie de l’équivalence des conditions
Cette théorie fort large, est favorable aux victimes, tout spécifiquement des dommages
économiques qui s’inscrivent dans un contexte plus complexe. 71
La Cour d’appel d’Anvers a considéré que la SNCB avait droit à indemnisation lorsque, par la
faute d’un tiers, les trains devaient être déviés, étant donné que ces déviations entraînaient des
frais et que ces frais ne pouvaient pas être répercutés sur les clients. 72
68
Cass. 14mai 1992, RW 1993-94, 1395, www.juridat.be; Cass. 17 mai 2001, JT 2002, 467, Pas. 2001, 889; F.
VERMANDER, “De aanvullende werking van het beginsel van de uitvoering te goeder trouw van contractanten in de
21ste eeuw: inburgering in de rechtspraak, weerspiegeling in de wetgeving en sanctionering”, note sous Mons, 2 juin
2003, RW 2004, (572) 577; S. STIJNS, D. VAN GERVEN en P. WÉRY, “Chronique de jurisprudence. Les obligations:
les sources (1985-1995)”, JT 1996, (689) 703.D. DE CALLATAY & N. ESTIENNE, op.cit., p.59.
69
Cass. 14 mei 1992, RW 1993-94, 1395, www.juridat.be; Cass. 17 mei 2001, JT 2002, 467, Pas. 2001, 889; F.
VERMANDER, “De aanvullende werking van het beginsel van de uitvoering te goeder trouw van contractanten in de
21ste eeuw: inburgering in de rechtspraak, weerspiegeling in de wetgeving en sanctionering”, noot onder Bergen, 2
juni 2003, RW 2004, (572) 577; S. STIJNS, D. VAN GERVEN en P. WÉRY, “Chronique de jurisprudence. Les
obligations: les sources (1985-1995)”, JT 1996, (689) 703. (1985-1995)”, JT 1996, (689) 702-703.
70
I. SAMOY, “Zuivere economische schade : hoe de pleinvrees overwinnen?”, R.D.C., 10/2013, p. 1039;
S’agissant de la confiscation du gain, I. SAMOY, op. cit., p. 1039, n° 15, La limitation du propre dommage, n° 11 ;
Article 6 : 104 du Code civil néerlandais .
71
Voy. D. PHILIPPE, Quelques réflexions sur la perte d’une chance et le lien causal, R.D.C., 2013, p.100
72
Voy. Anvers, 27 mars 1991, RW, 1994 1995, 366. ; B. WEYTS, op.cit., p.1025.
20
Section VI - Comment établir un dommage lorsque les documents qui
permettent de l’établir sont protégés par le secret d’affaire ?
Un récent arrêt de la Cour de cassation vient protéger le secret d’affaire. 73 tempérant ainsi
l’application du principe du contradictoire.74
La meilleure solution, pour marier le principe du contradictoire et le secret des affaires est que
les documents soient uniquement accessibles à des tiers experts liés par le secret professionnel ;
ces documents n’étant pas transmis à la partie adverse qui peut être une partie concurrente.
73
Cass., 2 novembre 2012, J.T., 2013, p.174 et note E. de LOPHEM, « Cachez cette pièce que je ne saurais voir
« J.P. BUYLE, La production forcée de documents au regard du secret et de la confidentialité, RDC, 2013, pp.
1078 e.s. et
74
. ALLEMEERSCH & W. VANDENBHSCHE, Bewijs versus geheim in het aansprakelijkheidscontentieux,
R.D.C., 2013, p.1057.
21
PARTIE II – QUELQUES THEMES PARTICULIERS
Nous étudierons ici quelques sujets fort diversifiés mais qui, à notre avis, se complètent assez
harmonieusement.
Des conventions professionnelles (chapitre I) aux droits intellectuels (chapitre II) à la matière de
l’escompte fournisseur qui met bien en lumière la problématique du lien causal (chapitre III) aux
conventions internationales organisant le droit de la vente (chapitre IV) en mettant surtout en
exergue les développements récents en droit de la concurrence européen. (chapitre V)
Chapitre I - Conventions interprofessionnelles organisant
l’indemnisation du dommage
Il existe également, notamment grâce aux assureurs, des conventions qui portent sur l’évaluation
du dommage économique. Attachons-nous à la convention conclue entre Assuralia (association
professionnelle des assureurs) et l’association des entreprises d’électricité pour l’évaluation du
dommage causés aux installations électriques par les travaux exercés par un entrepreneur.
(travaux aux égouts etc..).
Lorsqu’un sinistre est notifié, le bureau de coordination des expertises de l’association
professionnelle des assureurs (Assuralia) mandate, pour le compte de l’entreprise concernée, un
expert.75On évite déjà une première procédure judiciaire.
La convention édicte ensuite certaines règles en matière d’évaluation du sinistre.
Elle détaille également les prestations qui peuvent être prises en compte, à savoir les prestations
de tous les membres du personnel qui interviennent, en ce compris les chefs d’équipes, les
personnes qui transportent le matériel, etc. Les tarifs horaires sont communiqués aux assureurs
par les entreprises. La convention régit ensuite l’évaluation d’utilisation de véhicules ou de
matériel. Elle prévoit également une indemnité pour la vétusté et la récupération des épaves et,
ce qui est fort intéressant, son article 16 prévoit que les coûts d’assistance de services généraux,
qui n’ont donc qu’un rôle indirect dans la réparation (frais administratifs, frais comptables), sont
déterminés à 15 % du coût des prestations et frais en relation directe avec l’accident.
L’article 5 de la convention stipule que si la réparation modifie l’état antérieur, il en sera tenu
compte dans l’évaluation en prenant en considération les coûts qui auraient été engagés pour
rétablir les installations dans l’état où elles se trouvaient avant l’accident. L’article 5.3 prévoit
que l’entreprise doit prendre toutes les mesures pour limiter son dommage et que les coûts y
relatifs peuvent être inclus dans l’évaluation.
Il est intéressant de mentionner que l’article 6.2 stipule que, si l’expert accepte le décompte de
l’entreprise, l’expertise est censée avoir été effectuée de manière contradictoire ; s’il fait des
observations, celles-ci doivent être motivées
75
Article 4.3. de la convention.
22
S’agissant des coûts d’assistance des services généraux, visés à l’article 16, précité de la
convention, dans un arrêt du 5 mars 199976, la cour d’appel de Bruxelles a fait dans un cas où la
convention n’était pas d’application, une application analogique de celle-ci ; répondant à la
contestation de l’auteur du dommage, elle a considéré que ces frais d’assistance faisaient partie
intégrante du dommage. Elle reconnait tout d’abord que les frais d’assistance constituent un
dommage réel, dû à la faute des entrepreneurs. S’agissant du montant du dommage, la cour
estime que, vu la nature de ce poste de dommages, il est matériellement impossible de chiffrer de
manière exacte toutes les catégories des coûts et elle estime que, même si ce calcul était possible,
le dommage serait plus élevé que les frais d’assistance eux-mêmes, ce qui est injustifié. La cour
décide ainsi que le dommage doit être évalué ex aequo et bono; le montant de 15 % des frais
étant tout à fait raisonnable et justifié.
L’article 17 traite la perte de gains et prévoit une indemnité variant entre 4,95 € à 7,43 € par jour
de chômage.
Ces tarifs sont adaptés en fonction de l’évolution des coûts et la convention prévoit aussi une
commission de conciliation en cas de litige en parties affiliées. 77
La convention est empreinte de pragmatisme. Ainsi, son article 5.1 permet, par exemple, aux
compagnies d’électricité de réparer le dommage immédiatement, même avant l’intervention
éventuelle d’un expert.78
La jurisprudence souligne que l’évaluation du dommage, selon cette convention, est plus
intéressante pour la partie citée que si les frais de réparation réels étaient portés en compte.79
Saluons cette convention . Lorsque toutes les parties au litige sont liées par la convention, 80elles
apportent à l’indemnisation, prévisibilité et souplesse ; elles permettent d’épargner les frais et le
temps lié à la gestion d’un procès ?
Chapitre II - L’appréciation du dommage en matière de violation
des droits intellectuels
La directive 2004/48 prévoit qu’en matière d’évaluation du dommage, la partie préjudiciée a
droit à une réparation appropriée. Elle précise que le juge doit tenir compte des effets
76
Rechtskundig Weekblad, 2002, p. 276
Certains entrepreneurs assignés en justice invoquent cependant le fait que la convention ne leur est pas opposable,
notamment lorsqu’une compagnie d’assurances n’a pas adhéré à la convention.
78
Voy. Civ. Bruxelles, 7 septembre 1995, Iuvis 1996, p. 553
Civ. Termonde, 20 avril 1990, Iuvis , 1993, p. 77 ; Civ. Neufchâteau, 26 octobre 1990, Iuvis , 1993, p. 81 ; Cor.
Gand, 30 novembre 1990, Iuvis , 1993, 71 avec erratum à la page 59; Civ. Dendermonde, 3 janvier 1992, Iuvis ,
1993, p. 84 ; Justice de Paix Bruges, 20 novembre 1990, Iuvis , 1993, p. 91 ; Police Anvers, 16 novembre 1999,
Iuvis 2000, 1080 ; Police Bruges, 30 mai 2002, T.A.V.W., 2003, Livraison 3, p. 248
79
Civ. Malines, 7 juin 1991, Iuvis , 1993, p. 83
80
Il faut que l’entreprise de travaux soit assurée d’une part, et que sa compagnie d’assurances ait adhéré à la
convention en temps voulu, d’autre part.
77
23
économiques négatifs parmi lesquels la perte de profit, le profit injustifié du contrefacteur et, le
cas échéant, de tous les éléments dont notamment le dommage moral.
En droit belge, le législateur a confirmé ce principe. L’article 86bis § 1 de loi sur les droits
d’auteur prévoit que la partie préjudiciée a droit à l’indemnisation de tout dommage qu’il a subi
de la violation d’un droit d’auteur ou d’un droit voisin. Les travaux préparatoires précisent que
les « punitive damages » sont exclus81.
Auparavant, en matière de violation des droits intellectuels, une partie de la jurisprudence
donnait aux titulaires des dommages qui étaient supérieurs aux dommages réels82.
Dans l’évaluation du préjudice subi par le titulaire du droit intellectuel, la difficulté réside dans
l’évaluation du manque à gagner. En cas de contrefaçon, doit-on inclure tout le manque à gagner
des produits qui ont été livrés par le contrefacteur ? Dans l’affaire Tripp Trapp83, nom d’une
chaise pour enfants, le titulaire des droits d’auteur Stokke introduisit une action contre New
Valmar qui produisait et distribuait la même chaise sous le même nom. La société New Valmar a
été considérée comme contrefactrice. Le juge estima par ailleurs que Stokke avait droit à une
indemnisation pour le manque à gagner.84 Il formula à ce sujet deux réflexions pertinentes.
En premier lieu, la masse des produits contrefaits ne se limite pas aux produits vendus mais aussi
aux produits offerts en vente, aux produits importés. Ensuite, Stokke n’aurait pas pu vendre
tous les produits vendus par New Valmar car il ne disposait pas de l’infrastructure pour ce faire.
Le préjudice a été évalué à la moitié du volume contrefait. 85
S’agissant de la marge par chaise vendue, le juge se contente d’affirmer que les calculs des
réviseurs de Stokke sont dignes de crédit et, à ce sujet, New Valmar se limite à considérer que
celles-ci sont trop élevées sans avancer des arguments de fond. Ce raisonnement a permis
d’éviter une expertise pour un préjudice global supérieur à 350.000euros.
Dans certains cas, les sociétés de gestion appliquaient des clauses qui consistaient en un
doublement de l’indemnité due en cas d’infraction. Certains juges ont validé cette façon de
faire86.
La Cour de cassation a considéré, dans son arrêt du 13 mai 2009, que la nécessité d’un combat
universel contre la violation des droits intellectuels ne justifie pas une augmentation du montant
du dommage par rapport au dommage réel. 87
Quid en cas de mauvaise foi ?
Dans cette hypothèse, le contrefacteur doit rétrocéder le gain qu’il a réalisé. Mais ce montant ne
peut être cumulé avec le dommage subi. Mme WEYTS écrit que dans la pratique cette sanction
81
Travaux parlementaires, Chambre 2006-2007, 2943/001-2944/01, p. 28
B. WEYTS, op. cit., p.1034.
83
Civ. Gand, 10 janvier 2007, IRDI 2007, 13 ; note F. PETILLON
84
Ibid., p.17.
85
Ibid. p.19.
86
Civ. Bruxelles, 24 juin 1999, AM 2001, 373 ; Civ. Bruxelles, 20 avril 2006, AM 2006, 335 ; Bruxelles, 29 mars
1991, RW 1991-92, 814 ; Bruxelles, 25 février 1999, IRDI 1999, 93 et note. B. DEVUYST ; voy. cependant en sens
contraire l’arrêt de la cour d’appel du 11 octobre 2013, précité.
87
Cass., 13 mai 2009, AM, 2009, p.384.
82
24
complémentaire sera peu utile.88 Cependant, dans l’affaire Stokke citée ci-avant, cette disposition
nous semble importante ; le juge a limité le dommage au montant que Stokke pouvait
effectivement fabriquer avec son infrastructure et qui est inférieur à celui fabriqué par New
Valmar. Le juge a réduit de moitié la masse sur laquelle portait le dommage ; en prenant en
considération la mauvaise foi, c’est l’ensemble des chaises fabriquées par New Valmar qu’il
aurait fallu retenir ; donc le dommage indemnisé aurait été le double de celui octroyé par le juge.
Qu’entend-on par mauvaise foi ?
C’est l’hypothèse où le contrefacteur connaissait ou devait connaître l’existence de ce droit
intellectuel mais l’on relève, à juste titre, que cette disposition aura peu de consistance puisque
cette rétrocession du gain fait partie du dommage.89
Chapitre III - Responsabilité de l’institution de crédit en matière
d’escompte fournisseurs
L’escompte des lettres de change, qui était monnaie courante dans le passé ; est beaucoup plus
exceptionnel dans la pratique bancaire actuelle. 90 Il a cependant donné lieu au cours des
dernières décennies à une forte intéressante jurisprudence portant à la fois sur l’évaluation du
dommage et sur le lien causal. 91
Une société ouvre un crédit d’escompte fournisseurs auprès d’une institution de crédit. Cette
société paie ses fournisseurs par la voie de traites payables, par exemple à 60 jours. Le
fournisseur, pour obtenir immédiatement son argent, va escompter la traite auprès de l’institution
de crédit. Celle-ci accepte de la payer de suite moyennant un escompte.
Si la société est ensuite déclarée en faillite, le banquier peut se retourner contre le fournisseur qui
est, en l’espèce, le tireur de la lettre de change. Le tireur-fournisseur, peu enclin à rembourser,
invoquera souvent la faute de l’institution de crédit. En effet, la jurisprudence estime que le
banquier commet une faute lorsqu’il accepte un paiement des lettres de change alors qu’il sait ou
devait savoir que la situation de la société, actuellement en faillite, était irrémédiablement
compromise. L’intérêt de cette matière est qu’elle lie l’obligation d’information, de conseil,
d’avertissement ou de refus de l’institution de crédit dans une opération particulière, à savoir
l’escompte à la problématique plus large de la responsabilité du dispensateur de crédit envers les
créanciers de manière plus générale.
88
Op.cit.,p.1036.
Voy. à cet égard les considérations en matière de droit de la concurrence. Le droit allemand prévoyant lui aussi
cette rétrocession des gains. Article
90
Voy. comm. Eupen, 19 septembre 2013, DAOR, 2013, p.431.g
91
Voy. B. DUBUISSON, V. CALLEWAERT, B. DE CONINCK, op.cit., p.931. P. KILESTE, « L’escompte
fournisseur », R.D.C., 1988, p. 668 ; voyez également A. ZENNER et L.M. HENRION, « La responsabilité du
banquier dispensateur de crédit en droit belge », J.T., 1984, p. 477 s.; Ch. WINANDY , « Les moyens de défense
du tireur d’une lettre de change contre le recours exercé par le banquier escompteur d’un effet fournisseur », Rev.
Banque, 1983, p. 637 sv ; Bruxelles, 30 septembre 1986, J.L.M.B., 1987, p. 153 ; E. Van Den Haute et M.
Dreesen, « Chronique de droit bancaire privé : Les opérations de banque (2007-2010) », R.D.C., 2011, p. 55.
89
25
Nous ne nous attarderons pas dans les lignes qui suivent sur la problématique de la faute de la
banque, c’est-à-dire le moment où la banque doit ou non cesser ses crédits envers une société,
mais plutôt sur la problématique du lien causal et du dommage.
S’agissant du lien causal, soulignons en premier lieu que le fournisseur peut lui-même s’informer
de la situation financière de la société avec qui il fait affaires ; en effet, lorsqu’il consent des
paiements fort importants à son client, le fournisseur ne doit pas être indifférent aux risques
d’insolvabilité qu’il prend.92 En deuxième lieu, la date où les effets sont présentés à l’escompte
ne correspond pas nécessairement à la date à laquelle la banque aurait dû mettre fin au crédit.
Prenons l’exemple suivant. Les effets sont présentés à l’escompte le 1 er février, leur échéance est
le 1er mai. Si la date à laquelle la banque aurait dû mettre fin au contrat est le 15 mars, il n’y a
pas de lien causal entre la faute de la banque et le non paiement des lettres de change.
En outre, au moment où l’effet est présenté à l’escompte, fort souvent la livraison des
marchandises a déjà eu lieu, puisque la société, à savoir le tiré a signé la lettre de change au
moment de la livraison et le tireur l’a donc présentée à l’escompte par la suite.
S’agissant du dommage, il est arrivé très souvent que la jurisprudence estimait que le montant
des traites réclamées par la banque compensait le montant du dommage subi par le fournisseur,
l’exemple précédent montre que cette thèse est tout à fait inexacte.
D’ailleurs, le fournisseur réclame si le remboursement de toutes les factures qui sont restées
impayées après le moment où la banque aurait dû mettre fin à l’ouverture de crédit, ce qui
montre bien l’absence de concomitance entre le montant des traites remises à l’escompte et le
préjudice.
Se pose ici également la question de savoir si dûment informés par l’institution de crédit, les
fournisseurs n’auraient pas malgré tout continué à livrer. , Il appartient à la victime de prouver
que l’attitude de la banque l’a induit en erreur sur la solvabilité du crédité et que c’est, en raison
de cette apparence trompeuse qu’elle a contracté (ou contracté sans sûretés suffisantes) avec le
débiteur défaillant : le préjudice subi doit donc être nécessairement consécutif au fait d’avoir - de
manière excusable - versé dans l’erreur quant à la solvabilité de sa contrepartie 93
Chapitre IV - Le droit de la vente et plus spécifiquement
Convention de Vienne sur la vente internationale
Il nous semble opportun de rappeler les principes en matière de vente commerciale internationale
puisqu’il s’agit de principes précis et communément admis en droit comparé.
92
P. KILESTE , op. cit., p. 683-684 et les décisions citées : Anvers, 5 octobre 1983, R.W., 1983-1984, p. 1360 ;
Anvers, 16 avril 1986, R.D.C., 1987, p. 796 ; Anvers, 17 décembre 1986, R.D.C., 1988 ; Comm. Charleroi, 22
octobre 1986, R.D.C., 1987, p. 798 ; voyez également Y. MOREAU et P. GEOTRAY, « Wisselbrieven en
orderbriefjes - Overzicht van rechtspraak (1981 - 1998) », R.D.C., 2001, p. 31 et les nombreuses références citées).
Plus généralement, la jurisprudence admet que commet une faute le créancier qui contracte en se fiant à l’existence
du crédit sans procéder lui-même à un examen de la situation financière de son cocontractant (J.-P. BUYLE et O.
CREPLET, « La responsabilité bancaire », Responsabilités. Traité théorique et pratique, Kluwer, 2002, p. 69.
Anvers 5 octobre 1983, R.W., 1983-1984, p. 1362 ; Bruxelles, 30 septembre 1986, J.L.M.B., 1987, p. 159.
93
Obs sous Liège, 6 mars 2003, R.D.C., 2005, p. 172.
26
Section I - Quel est le dommage indemnisable ?
§1
Principe de la réparation intégrale du dommage
La Convention prescrit, en son article 74, la réparation intégrale du dommage. Non seulement le
damnum emergens, mais aussi le lucrum cessans feront l’objet d’une indemnisation.
La Convention prévoit cependant des tempéraments voisins de ceux introduits aux articles 1150
et 1151 du Code civil belge.
Ne pourra faire l’objet d’une indemnisation que le dommage que la partie en défaut avait prévu
ou aurait dû prévoir.
Ce critère de prévisibilité s’apprécie :
à la conclusion du contrat ; ce n’est donc pas au moment où la contravention est commise
que s’appréciera la prévisibilité ;
en tenant compte des faits dont elle a ou aurait dû avoir connaissance ; ainsi, l’on tiendra
compte de l’expérience acquise en qualité de marchand par exemple, ou des informations
transmises par le cocontractant.
Le critère de prévisibilité est donc plus substantiel qu’en droit belge.94
La Convention reste muette, contrairement à l’article 1151 du Code civil, quant au caractère
direct du dommage. Il faut en déduire que le dommage indirect, par exemple les perte
d’exploitation, pourront faire l’objet d’une indemnisation dans la mesure où ces pertes étaient
prévisibles95.
De même, la Convention ne contient pas d’exclusion de la condition de prévisibilité du
dommage en cas de fraude ou de dol ; la réparation doit donc être envisagée de manière objective
Enfin, il convient de souligner que la réclamation du dommage peut être cumulée avec d’autres
moyens de défense organisés par la Convention (voy. les articles 45, § 2, et 61, § 2, de la
Convention).
§2
Différence de prix
Un élément important et sans doute le premier élément, du dommage sera souvent, en cas
d’inexécution et de résolution subséquente de la vente, la différence entre le prix convenu dans la
vente qui fait l’objet d’une résolution et le prix :
auquel le vendeur peut revendre les mêmes marchandises en cas de contravention par
l’acheteur ;
94
95
Voy. notre article précité.
B. AUDIT, La vente internationale de marchandises , LGD 1990, p. 163.
27
auquel l’acheteur doit acheter les mêmes marchandises en cas de contravention par le
vendeur.
§3
Prix de substitution
L’article 75 de la Convention prévoit que dans l’hypothèse définie au paragraphe précédent, les
parties lésées seront en droit de réclamer la différence entre le prix convenu et le prix de
substitution. Il prévoit cependant, pour que l’on tienne compte de ce critère, que la seconde
opération ait lieu d’une manière ou dans un délai raisonnable. En effet, ce montant ne peut être
réclamé si dans l’opération de substitution, le vendeur a bradé les prix ou si l’acheteur a accepté
sans raison suffisante un prix excessif.
Le seul fait qu’il y ait eu possibilité de substitution ne suffit pas pour permettre l’application de
cet article. Il faut une opération de substitution effective.
Si l’opération n’a pas lieu de manière ou dans un délai raisonnable, d’autres critères d’évaluation
de dommage, notamment ceux prévus à l’article 76, devront être appliqués.
§4
Prix courant en l’absence de vente de substitution
Si la vente ou l’achat des marchandises à un tiers n’a pas lieu ou ne se déroule pas selon des
modalités raisonnables, l’on se référera, aux termes de l’article 76 de la Convention, au prix
courant s’il en existe un pour ce genre de marchandises.
La condition qu’un prix courant existe ne signifie pas qu’il existe une cotation officielle ou non
officielle pour les biens en question. Le prix courant est le prix qui est généralement appliqué
pour la vente de biens de même nature dans des conditions similaires. Etablir un prix courant
suppose une base objective et n’est pas possible lorsque la valeur des biens a été fixée sur base
de besoins personnels96.
A quelle date faut-il se référer pour déterminer le prix courant ? L’on retiendra la date à laquelle
le contrat a été résolu. Cependant, si la partie préjudiciée prend possession des marchandises et
ne prononce la résolution que plus tard, l’on retiendra la date de prise de possession. L’on veut
éviter que la partie préjudiciée ne choisisse le moment de la résolution en fonction du prix
courant qui lui est le plus avantageux97.
S’agissant du lieu à prendre en considération, l’on se référera au lieu où la livraison doit être
effectuée. Or, l’article 31 prévoit que le lieu de livraison est celui où la marchandise est remise
au premier transporteur. Si, par exemple, le vendeur habite en France et l’acheteur en Roumanie
alors que la marchandise est remise au transporteur en Suisse, le lieu de livraison est sans rapport
96
97
Voy. sentence arbitrale, ICC, 8740, Charbon russe, 1 er octobre 1996, CISG Online, Ch 1294
B. AUDIT, op. cit., p. 170.
28
avec l’économie de la Convention et avec l’endroit où l’acheteur escomptait utiliser ou revendre
les marchandises98.
A défaut de prix courant à l’endroit où la livraison doit être effectuée, la Convention se réfère au
prix courant pratiqué dans un autre lieu qu’il apparaît raisonnable de prendre comme lieu de
référence en tenant compte des différences dans les frais de transport de marchandises. L’on
tiendra donc compte de la différence des coûts pour transporter à l’endroit prévu par la
Convention par rapport aux coûts de transport dans le lieu de substitution.
L’article 76 ne pourra donc trouver application si, à un endroit ou à un autre, il n’existe pas de
prix de substitution. Il échet, dans cette hypothèse, de se référer aux principes généraux énoncés
à l’article 74 de la Convention.
Les articles 75 et 76 de la Convention de Vienne ne remplacent donc pas l’article 74 ; ils offrent
à la partie préjudiciée une méthode alternative99.
Section II - Cumul possible avec d’autres dommages
Le fait de réclamer la différence de prix prévue aux articles 75 et 76 de la Convention, ne prive
pas la partie préjudiciée du droit de se prévaloir d’autres éléments du dommage dans les
conditions prévues à l’article 74 de la Convention (par exemple, la perte de profit).
Ainsi, si le contrat prend fin par le non-paiement du prix, aux torts et griefs de l’acheteur, le
vendeur est en droit de réclamer non seulement les frais d’entreposage des marchandises mais
aussi la différence entre le prix auquel il avait vendu la marchandise à l’acheteur originaire et le
prix auquel il a pu l’écouler réellement ensuite de la défaillance de l’acheteur100.
Section III - Dispositions similaires
Les dispositions aux articles 75 et 76 sont reprises mutatis mutandis aux articles 164 et 165 de
l’outil optionnel en matière de droit de la vente101. Ce règlement a été approuvé par le Parlement
européen le 26 février 2014102.
Ce bref résumé du droit international de la vente commerciale est intéressant car il montre
comment peuvent-être ciblées les règles d’évaluation des dommages dans un contrat bien précis.
Il confirme aussi notamment deux règles importantes dans l’évaluation :
- référence aux coûts réels et subsidiairement aux coûts standards ;
98
B. AUDIT, loc. cit.
CISG, Advisory Council: Opinion N° 8. Calculation of Damages, www.cisg.law.pace.edu/cisg/CISG-ACop8.html;
100
Sentence C.C.I. 7585/92.
101
Commission européenne, 11 octobre 2011, Com. 2011, 635 final, 2011/0282 (COD)
102
Voy. document TSZ-0159/2014
99
29
-
cumul possible des règles en matière de dommages.
Chapitre V - Actions en dommages et intérêts pour les infractions
aux dispositions du droit de la concurrence.103
Section I - Principes
On sait que depuis l’important arrêt Courage 104, la Cour de justice de l’Union européenne a
énoncé que les victimes des cartels ou ententes altérant la concurrence étaient en droit de
réclamer des dommages et intérêts du fait de cette violation du droit de la concurrence. La
Commission encourage cette action par de multiples initiatives.
En matière d’ententes, le dommage subi par les parties préjudiciées consiste notamment en la
différence entre le prix de marché et le prix de cartel comme le montre le graphique ci-dessous105.
En outre, le nombre de transactions qui s’opèrent en période de concurrence normale, est réduit
par la hausse des prix produite par le cartel.
103
Voy. J. BASEDOW, S. FRANCQ et L. IDOT, International antitrust litigation, Oxford, Hart, 2012 ; Proposition de
directive du parlement européen et du conseil relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts
en droit interne pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l'Union
européenne du 11 juin 2013 ; le conseil dans une approche générale du 2 décembre 2013 n’a pas apporté de
modifications fondamentales à ce texte ;; voy. doc 15983/13 ; dossier interinstitutionnel 2013 /185 voy. aussi notre
article, "Une sanction civile en matière d'exploitation d'informations privilégiées en bourse ?", Revue Générale des
Assurances et des Responsabilités, janvier 1982.
20 septembre 2001 C 453/99 ; voy aussi l’arrêt Manfredi, 13 juillet 2001, C295/04 à 298/04.
Tableau issue du rapport Oxera/Komninos, “Quantifying antitrust damages. Towards non-binding guidance for
courts”, Study prepared for the European Commission”, décembre 2009, p. 14. disponible sur
http://ec.europa.eu/competition/antitrust/actionsdamages/quantification_study.pdf
104
105
30
Pour qu’une indemnisation puisse être obtenue, il faut en premier lieu que la hausse de prix
affectant un acheteur ou un client soit due à la violation du droit de la concurrence. Or, les
cartellistes vont invoquer toutes sortes de causes possibles, notamment le fait qu’une partie du
marché pouvait encore rester concurrentielle en dehors des cartellistes, ou l’inflation, ou le
départ de concurrents, ou une hausse des matières premières.
C’est ici que peut intervenir, en faveur des victimes, la théorie de la perte de la chance
notamment en ce qu’elle vise le lien causal. Interviendront aussi les critères de détermination du
lien causal lui-même. Certes la thèse de l’équivalence des conditions sera favorable aux victimes
mais des critères plus précis que l’on rencontre dans la théorie de la causalité adéquate pourront
utilement être invoqués. En effet, comme l’indique ce tableau, l’augmentation des prix à la suite
d’un cartel constitue une conséquence économique assez évidente. Donc l’ordre normal des
choses ou la prévisibilité106 pourront permettre de mieux appréhender cette question.
Il est impossible dans ce rapport succinct de discuter de manière complète de ce sujet. Nous nous
attacherons seulement aux initiatives récentes de l’Union européenne.
Tout d’abord,, s’agissant de l’évaluation du dommage à la concurrence, le guide pratique, publié
par la Commission, distingue deux méthodes. En premier lieu, les méthodes dites de simulation.
Ces méthodes cherchent à reconstituer le scénario contrefactuel. A cela viennent ensuite les
méthodes dites de comparaison. L’on compare les données concrètes du marché pendant la
période d’infraction (situation réelle) avec des données concrètes représentant le scénario
contrefactuel. Ces données peuvent être des données pendant une période comparable, antérieure
ou postérieure à la période d’infraction, par exemple sur un marché géographique différent mais
comparable, ou sur un marché de produits différents mais comparables107.
Section II - Le projet de directive
Le 11 juin 2013 a été publiée une proposition de directive du Parlement européen et du Conseil
relative à certaines règles régissant les actions en dommages et intérêts, en droit interne pour les
infractions aux dispositions du droit de la concurrence, des états membres et de l’Union
européenne.108 Ce texte, qui a fait l’objet d’une approbation par le Conseil qui est actuellement
soumis au Parlement européen, bouscule certaines règles en matière de droit de la responsabilité.
Il n’entre pas dans le champ de procéder à une étude complète de la problématique mais nous
106
Voy. sur le lien causal, notre article précité, Quelques réflexions sur la perte de chance et le lien causal, p.1006.
X. TATTON, « Quelle méthode pour l’évaluation concrète du dommage économique ? L'exemple des infractions
au droit de la concurrence », R.D.C., 10/2013, p. 1050, n° 14 et 15
Avec Xavier TATTON, nous croyons que ces méthodes sont préférables à l’application d’une évaluation ex aequo et
bono car elles reposent sur des paramètres objectifs.
Voy. aussi sur la question, F. LEFEVRE, Les actions en responsabilité pour infraction en droit de la concurrence ,
Questions actuelles et perspectives d’évolution future, R.D.C., 2009/2, p. 4 et s. ;H. GILLIAMS & L. CORNELIS,
Private enforcement of the competition rules in Belgium , R.D.C., 2007/2, p. 11 et s.
108
Strasbourg, 11 juin 2013, Com., 2013, 404 final, 2013/185 Cod.
107
31
épinglerons les dispositions qui nous semblent les plus intéressantes au niveau du droit de la
responsabilité.
Bien qu’il ne s’agisse pas directement d’un problème de responsabilité, l’obtention des preuves
nécessaires est une étape nécessaire à l’établissement du dommage.109
En premier lieu, le mécanisme de la disclosure qui existe en droit anglo-saxon se retrouve
mutatis mutandis au chapitre 2 du projet de directive puisque l’article 5 de ce projet prévoit que
les états membres doivent veiller à ce que les juridictions nationales puissent s’enjoindre au
défendeur ou un tiers de divulguer des preuves, que celles-ci figurent également ou non dans le
dossier d’une autorité de concurrence. Ce texte est bien entendu assorti de nombreuses réserves
mais il existe et l’obtention de ces preuves doit faciliter l’établissement du dommage. L’on
rétorquera que cette divulgation de preuves est déjà présente en droit belge aux articles 870, 871
et 877 du Code judiciaire mais nous croyons que le texte ici présente un caractère un peu plus
contraignant que le droit belge puisque les juridictions nationales, si nous comprenons bien le
texte, doivent enjoindre la divulgation des preuves lorsque la demanderesse en divulgation a
indiqué le caractère pertinent des preuves et a identifié soit des éléments de ces preuves soit des
catégories aussi précises et restreintes que possible de ces preuves, sur la base de données
factuelles qu’il est raisonnablement possible d’obtenir.
L’article 11 du projet de directive prévoit une responsabilité solidaire de tous les cartellistes mais
les personnes qui ont obtenu une immunité au titre du programme de clémence auprès d’une
autorité de concurrence au titre du programme de clémence ne seront pas tenues responsables à
l’égard des parties lésées autres que ses acheteurs ou fournisseurs, directs ou indirects, sauf si ces
autres parties lésées prouvent qu’elles ne sont pas en mesure d’obtenir une réparation intégrale
auprès des autres entreprises, co-auteurs aux infractions au droit de la concurrence. Il s’agit
d’une règle exorbitante du régime commun de la responsabilité solidaire.
Epinglons aux articles 12 et suivants du projet la problématique du « passing on », définie par
E. COMBE comme étant « la capacité dont dispose la victime directe d’une pratique anticoncurrentielle à reporter sur ses propres clients (dénommés victimes « indirectes ») tout ou
partie du surprix qu’elle a elle-même supporté »110.
Ainsi, une entreprise fournissant des aliments pour poisson s’est vue victime du cartel des
vitamines. Ces vitamines sont incorporées dans les aliments ; la hausse du prix des vitamines a-telle été incorporée dans le prix de vente des aliments ?111 Le dommage est-il subi par l’entreprise
transformatrice ou par le client final ?
Le projet de directive veille à faciliter l’action du client final et prévoit que les Etats nationaux
devront permettre aux Cours et tribunaux d’estimer le dommage subi respectivement par le client
direct et le client indirect.112
D. PHILIPPE, “Fact-Finding in Tort Law”, Journal of International Procedure Law, 2 vol. 3, 2013, p. 309-329
E. COMBE, I.SIMIC et F. ROSATO, « Une introduction économique – Le « passing on defence », Concurrence n°
4-2011, p. 1, http://www.concurrences.com/Journal/.; SIMIC, I., « La répercussion des surcoûts – Le passing on
defence », Concurrences, 2011, n° 4, http://www.concurrences.com/Journal; BASSO, L., ROSS, T., « Measuring the
true harm from price-fixing to both direct and indirect purchasers », Journal of industrial economics, 2010, n° 4, p.
895.
111
J. PURDUE, ( [email protected]) The great global vitamine conspiracies, 1985-1999, working paper,
4/9/2008.
112
Article 15 a) du projet approuvé par le conseil le 3 décembre 2013, 17317/13.
109
110
32
S’agissant de la quantification du préjudice, le projet de directive prévoit, en son article 16, qu’il
est présumé qu’une infraction aux règles en matière de caractère cause un préjudice. C’est une
fois de plus une règle exorbitante du droit commun mais cette présomption est réfragable dans le
chef des cartellistes.
Cet article prévoit une autre règle qui doit elle aussi faciliter le déroulement du procès, qui est la
règle de l’effectivité. Ceci sous-entend qu’une personne qui a subi un dommage doit pouvoir
bénéficier d’un recours effectif pour recouvrer celui-ci.
Les Etats membres doivent veiller à ce que la réparation du préjudice ne soit pas pratiquement
impossible ou excessivement difficile pour la partie lésée. Ces dispositions montrent toute
l’interaction qui doit exister entre l’indemnisation du dommage financier et la procédure.
Attendre dix ans et une expertise très couteuse pour récupérer en fin de compte un montant de
50.000 € n’est pas une illustration maximale de la notion d’efficacité…
Précisons en outre que plusieurs méthodes ont été proposées pour calculer le préjudice découlant
de l’entente. Nous ne nous y attarderons pas mais nous croyons quand bien même utile de dire un
mot sur une analyse d’ordre statistique, à savoir l’analyse de la régression qui permet de tenir
compte de facteurs extérieurs 113.
L’analyse de régression est « une technique statistique qui permet d'étudier la nature des
relations existant entre des variables économiques et à établir dans quelle mesure une variable
d'intérêt donnée114 (le prix de la [tonne de pommes], par exemple, dans le cas du cartel de la
[pomme]) est influencée par l'infraction ainsi que par d'autres variables qui ne sont pas
affectées par l'infraction115 (par exemple, les coûts des matières premières, les fluctuations de la
demande, les caractéristiques du produit ou le degré de concentration du marché) ».116
Il s’agit donc d’une méthode permettant de déterminer quels facteurs autres que ceux dus à
l’infraction, ont influencé la variation de prix pendant la période de cartel, par exemple, la
dépréciation monétaire.
Dès que l’on possède un certain nombre d’informations, il devient possible d’appliquer cette
technique pour calculer l’influence exacte du cartel sur l’augmentation des prix.
Nous constatons ainsi que l’apport de la statistique va permettre d’appréhender des dommages
importants de manière plus objective mais ceci montre aussi la nécessité de disposer pour ce
genre de litiges, de juges spécialisés.
Section III - Jurisprudence relative à ces actions
La jurisprudence reste encore assez peu abondante, en tout cas en droit belge, bien que plusieurs
cas soient actuellement pendants notamment à propos du cartel des ascenseurs.117 Mais arrêtonsnous sur certains passages des conclusions de l’avocat général Kokott à propos d’une question
R. DE CONINCK, “Quantifying antitrust damages in civil proceedings: a pragmatic approach”, in op. cit., p. 60.
On parle aussi de «variable expliquée» ou de «variable dépendante».
115
On parle aussi de «variable(s) explicative(s)» ou de «variable(s) déterminante(s)».
116
Guide pratique, p. 29.
117
Voy. notamment l’arrêt de la cour de justice rendu le 6 novembre 2012 qui, dans le cadre de cette action énonce
que la commission, tout en ayant condamné les ascensoristes du chef d’une entente, peut introduire une action en
réparation du chef du dommage qu’elle a elle-même subi ensuite de cette entente. CJUE, 6 novembre 2012, aff. C199/11.
113
114
33
préjudicielle soumise par les juridictions autrichiennes dans le cadre d’une action en dommages
et intérêts introduites par les victimes du cartel des ascenseurs.118
Il s’agit d’une affaire qui porte sur la pratique de l’umbrella pricing, c’est-à-dire l’augmentation
des prix des entreprises qui ne font pas partie du cartel et qui fixent leurs prix à un niveau plus
élevé dans le sillage de cette entente.
L’avocat général souligne tout d’abord que le droit à la réparation en cas de cartels résulte du
droit européen lui-même :
« 23. Une lecture plus attentive de l’arrêt Manfredi ainsi que d’autres arrêts plus récents de la
Cour montre toutefois que ce n’est pas tant l’existence de droits à réparation (c’est-à-dire la
question de savoir si une indemnisation doit être accordée) qui dépend du droit interne dans
l’état actuel mais plutôt les conditions d’application et les modalités de mise en œuvre concrète
de tels droits (c’est-à-dire la question de savoir comment une indemnisation doit être accordée),
à savoir plus particulièrement la compétence, la procédure, les délais et l’administration de la
preuve (12) .
24. Mais le principe voulant que chacun puisse exiger réparation du dommage qu’il a subi s’il
existe un lien de causalité entre ce dommage et une infraction aux règles de concurrence découle
du droit de l’Union même et plus précisément de l’interdiction des ententes figurant aux
articles 81 CE ou 85 des traités CEE et CE (devenus article 101 TFUE) (13) . Cet ancrage direct
dans le droit de l’Union est commun à la responsabilité civile des entreprises qui commettent des
infractions à l’interdiction des ententes et à la responsabilité des États membres qui commettent
des manquements au droit de l’Union(14), en dépit de toutes les différences que ces instruments
peuvent présenter par ailleurs sur le plan théorique (15) .
25. Ainsi que le gouvernement italien l’a souligné à juste titre, la nature juridique et la portée de
ladite interdiction des ententes expliquent principalement que l’obligation de réparer incombant
aux parties à une entente soit, spécialement, un principe propre au droit de l’Union: cette
interdiction des ententes s’applique directement entre les particuliers, elle fonde, en vertu du
droit primaire, des obligations pour toutes les entreprises opérant sur le marché intérieur et peut
être invoquée par toute personne (16) . La pleine efficacité, c’est-à-dire l’effet utile, de
l’interdiction des ententes serait mise en cause si toute personne ne pouvait demander
réparation du dommage que lui auraient causé des infractions aux articles 81 CE ou 85 des
traités CEE et CE (devenus article 101 TFUE) (17) »119
C’est donc le droit de l’Union, poursuit le haut magistrat, qui doit être appliqué pour apprécier le
lien causal.
La juridiction de renvoi avait considéré que les dommages induits par des effets d’ombrelle ne
sont pas prévisibles et ne sont pas en lien causal avec le dommage ; l’avocat général rejette cette
idée en ces termes :
« 45. Il est certes exact que de nombreux facteurs peuvent déterminer la formation des prix que
les entreprises étrangères à l’entente sont libres de fixer (29) . Cette circonstance n’exclut
118
30 janvier 2014, nr. C-557/12 (KONE AG e.a.)
Nous n’avons pas repris les références citées par l’avocat général et nous renvoyons à cet égard aux conclusions
elles-mêmes.
119
34
toutefois pas, à elle seule, la prévisibilité pour les parties à l’entente des dommages procédant
d’effets d’ombrelle sur les prix.
46. Dans une économie de marché, il est en effet tout-à-fait normal que les entreprises observent
avec attention les évolutions du marché et ne les négligent pas dans leurs propres décisions
commerciales. Dans ce contexte, il est tout sauf imprévisible et surprenant que des entreprises
étrangères à une entente fixent chacune leurs prix au regard du comportement adopté par les
entreprises parties à l’entente, qu’elles connaissent ou non leurs agissements contraires aux
règles de la concurrence. C’est là plutôt le cours normal des choses, précisément.
47. Cela est d’autant plus vrai lorsque, comme ici, les parties à l’entente couvrent une partie
significative du marché pertinent (30), ainsi qu’en atteste la part importante de marché qu’elles
occupent ensemble, et que leurs agissements contraires aux règles de la concurrence concernent
une part significative de ce marché (31), sans devoir nullement aller jusqu’à truquer la part du
lion dans le marché. Plus la position de l’entente est significative sur le marché concerné, plus il
se pourra que l’entente déteigne fortement sur le niveau de prix de ce marché dans son ensemble
et moins une entreprise étrangère à l’entente aura un intérêt propre à influer notablement sur le
prix du marché par des initiatives propres.
48. Plus le marché objectivement pertinent sera homogène et transparent, plus il sera facile à
l’entreprise étrangère à l’entente de suivre, dans le calcul de ses prix, les signaux envoyés par
les parties à l’entente. Mais cela ne permet en rien de conclure à l’inverse que, sur des marchés
peu transparents et peu homogènes de produits taillés sur mesure, comme le sont un certain
nombre d’ascenseurs et d’escaliers mécaniques, on ne puisse jamais s’attendre à aucune sorte
d’effets d’ombrelle sur les prix émanant d’une entente (32) . Car, sur ces types de marchés aussi,
les entreprises attentives sentent bien quel est le niveau de prix prédominant et quel est le
comportement qui se dessine chez chacun des opérateurs qui offrent les produits sur le marché. »
Ensuite, s’inspirant de la théorie de la relativité aquilienne, la juridiction de renvoi s’interroge sur
la question de savoir si les dommages induits par des effets d’ombrelle sur les prix ne débordent
pas le but protecteur des règles de concurrence :
«
56. Le but des règles de concurrence figurant aux articles 81 CE ou 85 et 86 des traités CEE et
CE (devenus articles 101 et 102 TFUE) est d’établir et de maintenir un régime de concurrence
non faussée dans le marché intérieur européen. Ce sont des mécanismes tant privés que publics
de mise en œuvre du droit de la concurrence qui contribuent à cet objectif fondamental pour
l’unité européenne (34) .
57. On peut difficilement soutenir qu’il ne soit pas conforme à l’objectif précité de reconnaître
précisément une responsabilité civile des parties à une entente pour les dommages induits par
des effets d’ombrelle sur les prix. Ainsi que nous le montrons plus bas, une telle obligation de
réparer s’insère sans problème dans le mécanisme de mise en œuvre des règles européennes de
concurrence (point a) et est en plus de nature à redresser les conséquences néfastes que les
atteintes à la concurrence commises par les parties à une entente ont pour les autres acteurs du
marché, en particuliers pour les consommateurs (point b). «
35
Il est aussi intéressant de voir le lien entre la finalité de la norme et la gravité de sa violation et
l’interprétation stricte que donne l’avocat général aux normes organisant l’indemnisation des
victimes :
« 67. Il n’est au reste pas particulièrement crédible que des entreprises, qui ont truqué
précisément le marché et ont maintenu des prix artificiellement élevés, se soucient de surcoûts
pour les opérateurs économiques et évoquent un danger qui frapperait l’efficacité des marchés si
l’on ne devait pas exonérer les parties à une entente de certaines indemnisations. Les parties à
une entente peuvent se prémunir elles-mêmes le plus efficacement des coûts liés à d’éventuelles
indemnisations en renonçant notamment d’emblée à commettre des infractions aux règles de
concurrence. Ménager les parties à une entente dans les indemnisations conduirait en revanche
à faire supporter les charges financières des agissements de l’entente par d’autres opérateurs
économiques et en particulier par les clients lésés.
68. L’argument de ThyssenKrupp semble fort curieux à cet égard quand elle soutient que la
responsabilité civile des parties à une entente pour des effets d’ombrelle sur les prix pourrait
«réduire la concurrence sur le marché» dès lors que des entreprises pourraient s’effrayer des
risques qu’elles encourent de voir leur responsabilité engagée sur le marché considéré (39) . On
se contentera d’indiquer à cet égard que le modèle à suivre dans une activité sur le marché
intérieur doit être celui des entreprises qui respectent les règles de concurrence et non pas celui
de celles qui veulent s’y livrer à des pratiques illégales aux dépens des autres. Si la consécration
d’une responsabilité civile des parties à une entente pour les effets d’ombrelle sur les prix devait
conduire à éloigner des moutons noirs du marché, cela ne nuirait guère à la concurrence. »
Section IV - Action collective
Pareilles actions présentent un caractère dispendieux.. Il n’est pas étonnant que la récupération
du dommage économique- et le droit de la concurrence en constitue un bel exemple, soit, vu les
coûts de procédure, liés à une action collective.
En droit belge, le Conseil des Ministres a approuvé un projet de loi sur les actions collectives le 5
juillet 2013. Le texte a été soumis au Conseil d’Etat et il a été adapté, en deuxième lecture, le 13
décembre 2013 par le Conseil des Ministres.120
Le droit européen a également publié une proposition de règlement visant à l’exercice d’actions
collectives.121 122 Ces projets sont donc plus larges que le seul droit de la concurrence, mais vu
leur application toute pertinente à cette hypothèse, nous avons préféré le mentionner dans ce
chapitre.
120
Chambre des représentants, Documents parlementaires, n° 43856
Com., 2012, 1030 ;
Documents parlementaires, document n° 4.43856 ;
Rapport relatif au projet de loi pour insertion d’un livre 17, Procédure juridictionnelle particulière dans le Code de
droit économique, Chambre des représentants, session 2013-2014, document 53, 3019/003
122
Voy. aussi la recommandation de la Commission concernant l’action en réparation collective ; 2013/396/EU
Journal Officiel L-201/60, 26 juillet 2013 ;
Voy. sur caractère subsidiaire de l’évaluation ex aequo et bono, E. DIRIX, Het begrip schade, 1984, n° 26, p. 32 ;
Voy. sur le calcul du bénéfice semi-brut, Com., Hasselt, 28 janvier 1997, R.W. 1999, 2000, n° 8
121
36
CONCLUSION
Nous croyons que les bases de notre régime de responsabilité sont très saines. Cependant, leur
mise en œuvre mérite réflexion.
Beaucoup reste en à faire au niveau du dommage économique.123
Les termes probabilité, pourcentage, échantillon, statistique, projection côtoient le concept de
certitude. Plus que jamais, l’on constate que la vérité judiciaire s’écarte de la vérité scientifique
Nous nous permettons de formuler quelques propositions.
C’est à juste titre que le Professeur SAMOY plaide pour des mécanismes qui permettent
d’assister la victime d’un dommage économique ou financier, soit au moyen de forfaits soit au
moyen de règles permettant la confiscation des gains de l’auteur du dommage, notamment en
matière de concurrence. 124
La collaboration contractuelle entre experts, assureurs et opérateurs économiques peut, dans
certains domaines, être soulignée et la convention signée, en matière de dommages causés par les
travaux sur la voie publique, permet d’accélérer le règlement des litiges sur la base d’éléments
objectifs.
Une bonne formation des experts en matière de principes juridiques applicables aux expertises
est également à encourager.
Des règles plus précises en matière d’évaluation du dommage dans certaines situations
particulières, l’on pense au contrat de vente, méritent approbation.
Il convient de retourner aux principes généraux d’indemnisation. Le dommage hypothétique
n’est pas indemnisable mais une probabilité sérieuse peut faire l’objet d’une indemnisation. Cette
probabilité peut aussi bien s’adresser au lien causal qu’au dommage. Estimer cette probabilité en
termes de pourcentages ne fait qu’affiner le calcul du dommage et ne constitue pas,
contrairement à ce qui était écrit, un « succédané du dommage final »125.
Ceci étant, une indemnisation à tous crins n’est certainement pas une bonne chose. Des balises
doivent être placées et c’est la raison pour laquelle nous plaidons pour une indemnisation basée
sur des règles plus claires, allouée par des juridictions spécialisées dans des domaines
complexes.
L’action en réparation collective est fort importante pour les dommages de masse
123
I. SAMOY, op. cit., n° 19
Ibid.
125
Voyez B. DUBUISSON, ; La théorie de la perte d’une chance …op.cit., n° 12.
124
37
La gravité de la faute, notamment si elle est frauduleuse, pourrait aussi avoir un impact plus
important sur l’indemnisation du dommage.126
L’on sera aussi sensible aux considérations d’effectivité : si cela coûte plus cher de faire un
calcul précis que d’indemniser, ne faut-il pas recourir à une méthode plus simple, plus rapide et
moins onéreuse.
126
Voy. J.F. ROMAIN, La fraude et le dol en vertu du principe Fraus omnia corrumpit, in Mélanges Legros &
Glansdorff, Bruylant, Octobre 2013, p.319.
38