Mort de rire

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Mort de rire
Mort de rire
«Pour ce que rire est le propre de l’homme»
Rabelais.
J’ai 100 ans. j’ai ri pendant 100 ans... J’ai regardé hier soir ma «cavité buccale» devant
le miroir. Elle était faite pour le rire. Le palais est bien creux, bien voûté, la luette est bien là,
suspendue comme un battant de cloche... mes dents ont commencé à tomber, je ne les ai pas
remplacées... La cavité est plus profonde, maintenant, plus irrégulière, mais l’amplitude du
rire en a été augmentée... Enfin, j’ai plus que jamais la «goule» du rire.
Je suis celui qui doit connaître aujourd’hui le rire en agonie, l’aperture infinie du
gosier.
Je crois que je ne saurai pas rire du ventre... je n’ai connu que le rire de gorge, en
cascade, sans voyelles ni consonnes, spastique qui sait se rengorger, quand il ne peut plus
condamner un intérieur qui voudrait encore réfléchir.
Chez moi, le rire, c’est comme la musique, elle a précédé le langage et ne cesse de lui
succéder.
Le rire ! Le phénomène, ce casseur qui convient aux durs, quelquefois aux dolents en
sursaut, aux lécheurs, aux énamourés, aux «masos» révulsés de leur jouissance où ils se
sentent absolument trop seuls bien que triomphants... aux énergumènes qui vous swinguent le
poing dans la gueule et qui éclatent... le rire à corps ouvert ! La purge enfin, pour ceux qui
savent qu’il y a infiniment plus d’Hitler qu’on ne pense dans le monde actuel.
Je me dis tous les soirs avant de me coucher que j’aurais pu pleurer tout aussi bien.
Pendant 100 ans... j’avais de quoi... non, l’effrènement... ce n’est que du rire... à moins que je
ne sache plus ce que sont devenues mes pleurs dans ma mémoire.
D’ailleurs, pour la mémoire, il faut de la réminiscence, cela va de soi, il faut avoir pitié
du passé. Je suis sans pitié... totalitaire... dans l’effondrement de la pensée... Je n’ai même pas
pleuré à ma naissance... La sage-femme n’avait jamais vu cela... il paraît que j’ai hurlé de
rire. Hurler !... Pourtant le travail de l’accouchement avait été particulièrement pénible, le
travail très laborieux. J’aime cette expression de «travail» !... rire a été aussi un travail et une
réponse à la douleur du travail de tout travail... le bouleversement des chairs dans la
parturition ! Qu’est-ce que j’ai ri... tout ce chahut de ma mère qui accouchait, ce
transbahutement orgiaque... scandé par le rire dès mon apparition au monde... Je suis demeuré
un fanatique du rire. Ainsi constitué, je ne pouvais qu’aboutir à l’hôpital psychiatrique.
Interné souvent, évidemment, parce que je savais atteindre le degré zéro du Logos... le rire n’a
pas d’histoire et on ne peut supporter ceux qui se suffisent à eux-mêmes.
J’ai séjourné trois fois à l’hôpital psychiatrique. On m’a interné après chaque mariage.
Je me suis marié trois fois. Ce sont mes femmes qui m’ont fait interner. Je les comprends. On
ne peut pas vivre avec un être qui a le dieu du rire dans le plafond. D’abord, je me décrochais
la mâchoire au milieu de hoquets de rire, quand l’une de mes femmes me rendait de petits
services sexuels. Elles ne savaient pas comment me remettre la mâchoire en place...
D’ailleurs, les muscles zygomatiques se tétanisaient. Elles m’envoyaient aux urgences et là...
comme ils ne connaissaient pas la recette pour me remettre la mâchoire en place et éviter que
ça recommence - dès que la mâchoire inférieure était déluxée... le rire recommençait, insolent,
bruyant, intempestif -, l’interne des urgences n’avait qu’une réplique : «L’Hosto...
psychiatrique !»...
Les pauvres médecins - bien gentils, mais inopérants, incompétents -, on ne leur avait
jamais appris cela. Si j’avais pleuré, ils m’auraient consolé... morigéné;.. enfin «guéri» selon
leurs critères où, pour être normal, il faut à la fois rire et pleurer, même au besoin pleurer de
rire ou rire à travers larmes....
Aucun être de vie ne peut se suffire à lui-même ; ce n’est pas comme les êtres du
monde... ceux-là on peut les contempler et en tirer des conclusions ou amères ou débridées,
mais les êtres de la vie qui se moquent bien du monde et ne cherchent pas à créer ce qu’on
appelle un «monde intérieur», il y a là, avec eux, cet événement extraordinaire qu’on appelle
la coercition. Quand je regardais Hitler aux informations télévisées, c’était extraordinaire ce
que cet homme pouvait déclencher et me chatouiller le noyau du rire. Si Léon Blum, Daladier,
Chamberlain, Staline avaient pu faire comme moi !... C’eût été la mise à pied de ce clown
fulgurant... on l’aurait interné - je ne sais pas, moi -... à Auschwitz ou au goulag... mais non,
on l’a pris au sérieux, on n’a pas compris la farce... Ah, ris donc Adolphe ! Ris du ventre et
pète fort, toi qui le peux !
***
Il n’y a qu’elle - Françoise Rétif-, mon antique Dulle Griet, celle dont j’ai déjà parlé,
qui a compris cela : «Hitler, je le bousille de mon rire !» puisque tu veux te bousiller,
Monsieur Adolf, et que «tu ne reconnais pas le sérieux de son entreprise, dont «l’Allemagne
au-dessus de tout !»... a pleuré son vilain mari,... je divorce !» Il avait 80 ans et elle 70. Des
vieux ! Divorcer !... Oui, Françoise Rétif, pour célébrer cette décision, décida de se faire
couper les cheveux et arracher les dents. S’ils se séparent, je vais rester tout seul... vivre avec
une édentée et une tête rasée ! Alors j’ai ri, comme un coq qui éclate...
Je l’ai vue, un matin, la Rétif, dévaler la côte, la «demi-lune» qui descend de Quincy
vers Soucy. Je l’ai vue arriver en bas de la côte et venir s’asseoir sur un banc où l’on attend
l’autobus : «Regarde, petit ! je suis allée «au» coiffeur - comme elle aurait dit «à l’abattoir» !.
Tu te souviens de mon chignon sur le sommet du crâne... il datait de la guerre de 14... le
coiffeur m’a coupé les cheveux à la garçonne !... Ah, cette masse, cette gorgée de pluie de
cheveux qui sont tombés sous le ciseau. Un nuage de crins blancs envahissait le sol et je me
suis vue apparaître, aux yeux du monde, comme une suicidée... il me semblait que la terre
tremblait... Tant d’années avec ce vieux... j’étais libre maintenant... et chez le dentiste, il m’a
tout arraché... Regarde, petit, ma bouche est comme un arc-en-ciel... Alors je drague la terre,
tout ce qui était avant moi s’évanouit sous le blizzard de mon rire... ah, la race humaine... elle
va se sentir en danger avec cet Hitler, mon frère maudit, je suis comme lui, torrentielle... Je
bouillonne de rafales maintenant. Ah, mon coiffeur, mon dentiste et mon Hitler, ce sont des
as ! Je vais m’acheter un dentier et le soir, avant de me coucher, je le retirerai et je le ferai
tremper dans un bol plein d’eau...
Dans le fond, tu sais, Jeannot, Paul ne saura plus me reconnaître. Je ne suis plus sa
vieille. Il ne voudra plus divorcer... et elle hoqueta de rire... Non, je veux bien divorcer...
donne-moi le bras... rentrons à la maison... Enfin non, je ne veux pas divorcer... » Et elle riait,
m’entraînant au rire avec elle,... dans son indiscipline folle, son aplomb extraordinaire, dans
sa majestueuse silhouette qui par accès savait se dégingander.
Sous ce ciel de 40 - juin ! -, elle et moi, bras dessus bras dessous, apparaissions
comme des animaux étranges ou plutôt comme des cariatides de marbre sonore soumis au
marteau piqueur du rire. Voilà qui nous préparait à l’avance allemande et voilà comment nous
allions y résister !...
La bataille du rire et des tanks ! Ce fut le rire qui fut vainqueur : dernier grand moment
de la bataille de France !
Ce n’était même pas un mauvais rêve, cette planification de l’occupant allemand.
Nous, elle et moi, savions qu’on ne peut pas rire dans le rêve... on ne peut même pas rêver
qu’on rit. «En route pour le rire !... Nach Paris !»
On arrivait Gare de l’Est... J’adorais cette gare des grands départs pour l’Est... ce
grand hall... ce célèbre tableau des «mobilisés» de la guerre de 14... On prenait le métro ligne Clignancourt-Orléans... Ah, cette tribulation scandée par les plaques écrites sur les
contreforts courbes des conduits et la succession des écriteaux qui balisaient le chemin ;
d’abord «Dubo», ensuite «Dubon», enfin «Dubonnet»... voyage mirifique dans le boyau des
entrailles de Paris et la jouissance infinie de répertorier sur les murs de soutènement, ce
lombric en banderoles de craie blanche, ce raboutement final : «Dubonnet».
Déjà, avec elle, je percevais cet effondrement de la pensée, contemporain de
l’effondrement du pays et du territoire, à partir de ce moment où le langage se croit être sa
propre origine... Le métro était une cavale qui avait dénoué sa ceinture : «Dubo... Dubon...
Dubonnet». Et après le passage de ce diorama, le fou rire qui nous prenait, elle et moi,
navigateurs du zèle nombré.
Les roues ouragan des voitures du métro... un grand sillon dans la galerie... Saint
Sulpice, Saint Placide, Montparnasse... des palais, des tombeaux, des sépulcres, et nous, elle
et moi, les parèdres des Dieux, écuyers du rire, tout à notre errance métropolitaine... Ah,
puisque les mots vont devenir des nombres, alors, rions !
Il ne restait qu’à rire en effet, elle et moi, avant d’arriver à la station suivante, après le
dernier «Dubonnet !». Deux iambes et un anapeste, «Dubo, Dubon, Dubonnet !».
Nous gloussions avec les roues et les rails. Quand nous entrions dans le royaume du
rire.
***
Donc, j’ai été interné trois fois, par mes femmes. Les deux premières fois, j’ai été
interné à l’H.P. de Saint Alban, en Lozère. Le psychiatre était épatant;.. Alors je guéris très
vite... il avait simplement marqué sur ma fiche qu’il m’a remise «manie atypique»... «Mais
vous savez, cher Monsieur, tous les désirs sont atypiques... votre mariage, lui aussi, est
atypique !... comme l’est votre rire !»
Comme Saint Alban se trouvait pas loin du pays cathare, je m’y suis rendu. Je les aime
beaucoup, les cathares.
Je suis donc monté à Montségur, à la citadelle, au château à 107 mètres d’altitude, au
«pag» qui domine tout le pays. Je suis arrivé au village de Montferrier, à travers les herbages
et les bois. Toujours à pied ! Arrivé en haut, au point de vue de Planquet, je me suis dressé
aussi de toute ma hauteur et j’ai éclaté d’un rire «sommital». Oui, je me suis dit : quel ciel a
jeté des pierres dans des mains humaines qui ont saisi au vol ces pierres, qui les ont placées
l’une au-dessus de l’autre, quel Titan architecte - un surhomme - a, par la suite, entraîné sous
ses pieds un éboulis de cailloux pour en faire un tapis de pierre ? Tout est dressé parce que
bien prévu : le vrai problème de la présence de Dieu. On n’enferme pas Dieu sous la voûte...
ou dans le ciboire... il est là, on peut le toucher dans la hauteur...
Murs d’enceinte, fossés, falaises abruptes... vous faites fi de l’Inquisition, de l’horrible
croisade de Simon de Montfort... Vous venez d’administrer la «consolamentum» et vous me
jetez dans les flammes..., vous serez consolés dans le champ des brûlés !
Salut, Porte Sainte, maison des Purs, demeure des Parfaits, sanctuaire de l’Evangile et
de la Patrie romane !
La coupe de sang du Graal est apparue au sein des flammes et un Parfait se penche
avant de se jeter du haut de la tour. Il contemple, à vol d’oiseau, les assaillants, et assiégé
follement - j’entends son rire - il se jette en bas, comme catapulté.
Raymond Péreille, Corba, sa femme, ses quatre filles, Philippa, Arfaix, Esclarmonde,
Braide, Pierre Roger de Mirepoix, Guiltabert de Castres, Bertrand Marty, son fils... Otto
Hahn, membre des SS, Himmler, Montségur, Monsalvat, l’Aryon et bientôt Hitler... Tout ce
qui est terre est matière... Forteresses du Pur,... Chabert de Barbaire... Forteresse de Quéribus,
de Puy Laurens... je vous entends : «Il me semble que nous avons perdu nos âmes !»
Alors je communie avec vous, et je ris !
Mentir, toucher un homme, manger sans partage avec une femme, dormir avec elle pire, accéder au rapport sexuel -, trahir sa foi par crainte du langage pire que la crainte de
l’eau, du feu... accéder à la défaite de 40, au nihilisme d’après 40... aux anciens fascismes du
Pur : voilà le départ de mon rire, son carnage !
Là, en haut, de la tour du château de Montségur, j’imposais silence à la foule des
assiégeants par... mon rire !
Âmes de la Résistance, vous ne ranimerez pas les braises des cathares !
Je les voyais, les cathares, revenir au lieu de leur supplice... Mon rire, le plus loyal que
j’ai craché, il s’est épanoui au-dessus de ma tête, il a tournoyé un instant... et avant de se
poser à terre, il m’a montré le néant - je l’ai vu - comme cela, au bout de mon rire, vociférant
et enthousiaste... il a livré passage à tous les carnages des non-conciliations.
***
Je suis rentré à Paris. Je me suis marié à nouveau. A la moindre dispute maritale, ça a
recommencé à nouveau... le rire épidémique. Ma femme avait des enfants d’un premier lit.
«Tu ne peux rester plus longtemps avec ce fou... il faut l’hospitaliser !» ont-ils décidé. J’ai été
conduit à Sainte Anne. Les psychiatres ont récidivé : «manie atypique !». On m’a conduit à
une autre sommité, un grand pontife, le Docteur Logo. Il paraît que j’aurais dû l’intéresser. Il
aurait dit à ses collègues : «Il est fixé. Il restera fixé, par forclusion... il n’écrira plus rien.
Manie, oui, bien sûr, mais a-typique - encore un ! - ; qu’il assiste à mon séminaire et il sera
guéri... épistémologiquement guéri !... Mais d’abord, je veux le revoir, lui asséner la bonne
parole !... Vous comprenez, mon jeune ami, pas de «liquette nonc !... «que ce qui n’est pas !»
- Mais Docteur, l’ai-je interrompu, je dors tout nu ! Hic et nunc ! C’est délicieux, le contact
des draps sur la peau !
- Taisez-vous : il n’y a pas de «rapport sexuel» !... Surtout avec des draps !
- Ah, Docteur, si, même dans la désinence ! Il me semble qu’il n’a pas compris le terme
savant que j’ai utilisé.
- Taisez-vous ! Je suis la bonne parole ! La seule, la vraie ; bonne parce que je sais, moi, que
le langage se mord la queue... c’est son origine ! C’est cet effondrement de la pensée, la
pauvrette, qui vous fait tant rire. Votre rire inextinguible corrobore tous mes travaux. Logos,
infra et supra logos !
- Effondrement de la pensée;.. ça oui, pensai-je!
- Pour guérir, il faut que vous arriviez à l’olorime. Vous savez, Victor Hugo - je ne
connaissais que «L’art d’être grand-père» - Tenez, écoutez, et... répétez après moi :
«Gall, amant de la Reine, alla, tout magnanime» pendant que moi, je dis et en même temps
«Galamment de l’arène à la tour Magne à Nîmes !»
ou encore... mais répétez après moi, vous dis-je !
- Oh oui, trois Pater et trois Ave !
- Le confesseur c’est moi ici ! Répétez et vous serez pardonné !
- «L’heure bourdonne. Hâtons. Trouve, les assouvis nègres» et moi, je dis : «L’heureux
bourg. Donne à ton trou, vinasse ou vinaigre»
Ça, c’est la totalité ! Pas de hoquets !... La raison de la déraison !»
Il me tenait ce discours. Je n’y comprenais rien. Moi, mon rire fou, c’était comme si
j’avais pris du L.S.D.... Je ne voyais pas que la fenêtre était ouverte dans mon dos, au 4ème
étage... et je plongeais;.. Rire, c’était cela pour moi ! «Je me casse la gueule, de cette façon,
Docteur!... Mon 4ème étage, ç’a été le château de Montségur. Je ne veux plus rester interné à
Sainte Anne !...»
- «Il faut avoir rapport au néant, cher jeune homme ! L’assomption du négatif, comprenezvous !». Il me hurlait cela aux oreilles. «On ne fait pas d’Hamlet sans casser les oeufs !»...
- «Ah, justement, Shakespeare, j’y viendrai... quel dingue, celui-là ! Hamlet !»
- «Venez à mon séminaire... et vous serez guéri!»
- «Ah, tiens, j’ai déjà entendu cela, «Dîtes seulement une parole et mon âme sera guérie»... Il
est vrai que c’était des «Logion» du temps de Jésus et non du «logo-logo».
Je suis donc allé dans le grand «Amphi». Il y avait des chiens couchant - je les ai pris
d’abord pour des voyageurs, mais ils stagnaient avec leurs feuilles et leurs stylos - ;
j’entendais donc sortir de la bouche d’ombre des mots épaves, chantournés, qui béaient,
fidèles à leurs masques, cloués équidistants de l’énonciation du pontife qui, dans sa
pantologique, émettait autant de silences que de rengorgements.
- Etait-ce le chaos «Ça parle» - cet apparent accord avec la pensée... surtout pas de confiance
naïve dans la langue !... Mais moi, justement, si je ris «fou» et ne parle pas, c’est que je sais...
que je n’ai confiance que dans le coeur de la parole ! Ah, la langue du fondement ! Pète fort et
pense profond !
Ah, que je suis malheureux ! Je ne suis pas fixé... je suis fou... génialement fou... et ma folie
demeure géniale par mon génie !»
Alors, dans l’amphi, devant toutes ces têtes couronnées, j’ai levé le bras. Ils n’ont rien
vu. Je me suis levé. Ils n’ont rien vu et... j’ai ri... à fendre l’âme... le rire ne pouvait plus me
lâcher... j’étais dans une vacance hautaine, plus que jamais, la fenêtre était grande ouverte et
j’ai sauté - comme s’il n’y avait ni fenêtre, ni étage -, comme «halluciné» - clown infini ! - Je
ne demandais pas la parole... j’avais mieux que cela... et lui, le grand pontife, avec beaucoup
de crasse dans sa griffe, il leva son index et, comme un prêtre sacerdoteux, il m’excommunia.
«Alerte !» a-t-on crié dans l’assistance. Des infirmiers vinrent m’embarquer. Interné
pour longtemps...
Je l’ai entendu, en partant, le grand Logo, «c’est un fou guéri !... Je le prends à mon
service ! il ouvrira la porte à mes clients... quand ils le verront, ils seront presque déjà guéris,
eux aussi ! Celui-ci, le rire incoercible, vous ne le remettrez pas à l’asile, il viendra chez
moi !»
***
Je suis sorti de l’hôpital de Sainte-Anne. Je suis allé ouvrir la porte du Docteur Logo.
Merveilleux avertissement. Je commençai à écrire, à réfléchir... Alors, puisque tu as toujours
100 ans - en l’an 2000 -, il faut quand même le mesurer, le temps qui a passé. Il serait temps
d’écrire un traité de gérontologie. J’ai lu Shakespeare... quel gérontologue ! Il ne lui suffit pas
de caresser la mappemonde pour croire que le monde existe... non, il charge la vie, la
boursoufle, la décharge, l’aère. Il est toujours en avance, celui-là. Ah, tiens, il me dit ceci : le
manque précède-t-il l’amour ? Mais que fait donc l’amour de ce qui le précède ? Les
ténèbres ? Certainement... Quel est ce culot des nihilistes d’après 40. - mon grand pontife, par
exemple - qui oserait me dire que l’amour a encore besoin d’autre chose... que d’aimer ?
Regardez mon expression quand je ris : c’est le présent le plus pur, qu’il exprime... oui, mon
rire est l’éternelle victoire sur la mort. C’est l’amour, ce cadeau objectif !
Bien ! Je suis un clown ! Je viens de lire «La nuit des Rois» de notre William. Voilà,
j’ai trouvé mon manuel de gérontologie : je me suis souvenu de l’envoi final du clown de «La
nuit des Rois» :
«Quand j’étais un petit garçon !»
Je le traduis. Je vous le traduis. Qui, vous ? Tous ceux qui vont atteindre les 100 ans !
«Quand j’étais un petit garçon
Avec, ohé, le vent, la pluie
Ah, ces bêtises - que j’en faisais !
Car la pluie, elle pleut tous les jours !
Quand j’en vins à l’âge d’homme
Avec, ohé, le vent, la pluie
Barricadé contre vauriens et coquins;..
Car la pluie, elle pleut tous les jours !
Et quand au mariage, j’accédais
Avec, ohé, le vent, la pluie
Faire le malin n’a servi à rien
Car la pluie, elle pleut tous les jours !
Car; quand il fallut monter au lit
Avec, ohé, le vent, la pluie
J’avais tant choqué le pot que la tête m’a tourné...
Car la pluie, elle pleut tous les jours !
Y’a longtemps que l’monde est né
Avec, ohé, la pluie, le vent
Mais ça ne fait rien, le tour est joué
Ça doit marcher toute l’année !»
***
Ah, avec Shakespeare, mon traité de gérontologie ne sera pas un pauvre albatros.
Gérontologie !... je vis souvent sur ma terrasse, maintenant, avec des plaids sur les
genoux. Un vieux, très vieux, hors du temps. Je tapote le baromètre. Des nuages !... Je les
laisse défiler... Je n’aime pas beaucoup les routes et les points de vue, je n’aime que les
sentiers qui mènent à l’âme... la rencontre extrême des points de vue du monde et de l’âme.
Je suis dans les bras d’une femme... Est-ce l’autre monde ? Pas encore ! Suis-je dans
les bras de Dieu ? Pas encore ! J’ai le courage de me dire : «Je suis né dans un chou !».
O ma gueule de rire ! Rire à gorge déployée !... Je cingle vers le rivage où j’ai vu
s’ouvrir la même gorge d’anfractuosités, la gorge de la mort !