Mémoire Comment démocratiser la pratique musicale

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Mémoire Comment démocratiser la pratique musicale
CEFEDEM Bretagne-Pays de la Loire
Mémoire
Comment démocratiser la pratique
musicale ?
Eléonore GUILLAUME
Diplôme d’Etat
Professeur de musique
Spécialité : piano
Formation Initiale
Promotion 2010/2012
Référent : L. Gossaert
1
SOMMAIRE
Introduction........................................................................................................... p.4
I / La pratique musicale, un vecteur de cohésion sociale................. p.5



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A / Regard sur les problèmes d'exclusion et d’intégration.................... p.5
Le concept d’exclusion et les facteurs d’exclusion sociale..........................p.5
Les difficultés liées à l’intégration.............................................................. p.6
B / La pratique musicale, un moment privilégié, qui rassemble............p.7
Une chorale pour lutter contre l’exclusion................................................. p.7
Les actions du Conservatoire à Rayonnement Régional d’Aubervilliers-La
Courneuve en Seine-Saint-Denis................................................................ p.8
II / L'accès à la pratique musicale......................................................p.10




A / Quelles sont les barrières qui gênent l'accès à la musique ?............p.11
La « démocratisation culturelle », objectif affiché par les politiques
culturelles.....................................................................................................p.11
Les obstacles socioculturels.........................................................................p.14
B / Ces barrières ne sont-elles pas franchissables ?............................... p.15
Programme social El Sistema : le changement social à travers la musiquep.16
L’école de musique d’El Alto, La Paz, Bolivie, un modèle de décloisonnement
des barrières................................................................................................ p.17
III / En tant qu’artiste enseignante, comment m’inscrire dans une
volonté de démocratisation de la pratique musicale ?..................... p.21


A / Actions de sensibilisation au monde musical.................................... p.21
L’école, une passerelle culturelle démocratique.........................................p.21
L’artiste, un acteur social............................................................................p.22


B / Dans le cadre de mon enseignement
p.24
La dimension collective, un chemin vers la citoyenneté..............................p.24
La rencontre de l’autre................................................................................p.26
Conclusion.............................................................................................................. p.27
Bibliographie.......................................................................................................... p.28
Annexe.................................................................................................................... p.30
2
« Avant, l’art était fait par une minorité pour une minorité,
puis il a été fait par une minorité pour une majorité.
Aujourd’hui, il est fait par une majorité pour une majorité. »
Jose Antonio Abreu
3
Introduction :
En Juillet 2011, je réalisais un voyage en Bolivie, marqué par des
interventions artistiques et pédagogiques au sein d’une école de musique au cœur des
Andes, à El Alto, dans la périphérie de La Paz. J’ai été stupéfaite par la ferveur et
l’entraide des jeunes musiciens de cette école, dont les conditions de travail rendaient
la tâche difficile. J’ai souhaité connaître leurs parcours, et comprendre la source
d’une telle motivation. La très grande majorité de ces jeunes vivent dans des
conditions très précaires. La solidarité née à travers la musique a permis de créer un
orchestre symphonique en plein cœur d’un bidonville.
La rencontre de ces jeunes a déclenché en moi une réflexion autour de
l’enseignement de la musique en France. Je suis consciente que les conditions de vie
dans ces deux pays sont très différentes, et que par conséquent les priorités ne sont
pas les mêmes. Cependant, l’accès à la pratique musicale dans notre pays n’est pas
sans problèmes. Les barrières sociales et culturelles restent une préoccupation.
Pourtant, à l’autre bout du monde, ces barrières sont franchies sans obstacles.
La pratique musicale peut-elle être un facteur de cohésion sociale en France ?
Quelles seraient les initiatives pour réduire les inégalités d’accès à la pratique
artistique ? Comment s’investir dans le décloisonnement des barrières ? Comment, en
toute modestie, les différents témoignages dont je m’inspire peuvent-il trouver une
résonance dans mon quotidien de pédagogue ?
4
I / La pratique musicale, un vecteur de cohésion sociale
A / Regard sur les problèmes d’exclusion et d’intégration

Le concept d'exclusion et les facteurs d'exclusion sociale
Le sociologue Serge PAUGAM considère l’exclusion comme un nouveau
paradigme sociétal : « En France, l’exclusion est devenue au cours des dix dernières
années une notion familière, presque banale, tant il en est question dans les
commentaires de l’actualité, dans les programmes politiques et dans les actions
menées sur le terrain.» 1
A partir du début des années 1990, le thème de l’exclusion s’impose pour
désigner les incidences de la nouvelle question sociale : pauvreté, précarité,
population fragilisée et/ou défavorisée.
Si l’exclusion est à la fois le résultat d’un processus et ce processus lui-même,
il faut s’intéresser aux facteurs qui contribuent à sa dynamique. Au niveau
individuel, les facteurs sont les suivants : un faible niveau d’instruction, une précarité
professionnelle ou l’absence d’emploi, l’isolement, un degré de protection sociale
insuffisant, de mauvaises conditions de vie, la dégradation de l’état sanitaire, etc.
Les souffrances liées à l’exclusion relèvent de l’accumulation de problèmes
d’origines diverses : le manque de revenus qui réduit l’accessibilité à des biens et à
des services de première nécessité, l’insalubrité du logement (exigu, froid,
humide,…) qui provoque des effets nuisibles tant sur le psychisme que sur le corps, la
réduction de la mobilité qui limite un peu plus les possibilités de trouver un travail,
etc.
Les troubles psychosociaux sont plus subtils à percevoir. L’absence de
reconnaissance et de valorisation, le sentiment d’abandon, le désespoir et l’incapacité
de se projeter dans l’avenir, la détérioration du regard des autres et plus encore de soi-
1
Serge Paugam, l’Exclusion, l’Etat des savoirs, La Découverte, 1996.
5
même sont pourtant une réalité quotidienne, d’autant plus douloureuse que la
personne a peu de prise pour tenter de la maîtriser.

Les difficultés liées à l’intégration
La question de l’intégration est centrale à toute société. Le problème de
l’intégration des étrangers est spécifique à chaque nation, car c’est au sein de celle-ci
que s’effectue l’intégration.
L’intégration constitue un des concepts centraux de la sociologie de
Durkheim. Pour lui, l’intégration est un processus, et non un état. Cela signifie qu’il y
a évolution, mouvement et transformation. D’autre part, ce n’est pas l’individu qui
décide de son intégration, mais la société dans laquelle il vit qui décide ou non de
l’intégrer. L’intégration est avant tout un phénomène social qui s’exerce dans un
cadre particulier.
En France, l’immigration est très ancienne. Les vagues d’immigration de
travailleurs sont importantes dès le milieu du XVIIème siècle.
Les difficultés liées à l’intégration de nouveaux codes de conduites et de
nouvelles normes sociales sont variables. Les différences socioculturelles et
économiques peuvent être parfois considérables. La langue et l’écriture, la religion,
les modes de pensée, les mœurs et coutumes, les valeurs morales, les comportements
et codes sociaux sont à prendre en compte.
L'émergence de ces problèmes d’exclusion et d’intégration mais aussi le
développement de l'individualisme dans la société contemporaine conduisent à
s'interroger sur la nature du lien social qui unit les citoyens. La cohésion sociale
désigne ce qui cimente et assure l'unité d'une société, ce qui permet à ses membres de
coexister et de vivre ensemble.
On peut parler de cohésion sociale dès lors que le groupe coopère et que ce
qui rassemble l’emporte sur ce qui divise.
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B / La pratique musicale, un moment privilégié, qui rassemble
La musique rassemble et unit les gens dans une action commune, celle
d’écouter de la musique ou d’en jouer. Elle renforce les liens au sein d’un groupe.
Lorsqu’on parle de langage universel, c’est qu’elle a le pouvoir de rassembler des
personnes qui viennent de tous les horizons, qui sont de toutes origines, qui parlent
des langages différents mais qui sont semblables dans leur humanité. La culture
favorise le contact entre les gens, les rapproche et leur permet de mieux se
comprendre.
Je m’intéresse ici à deux dispositifs. Dans un premier temps, l’ensemble « Au
claire de la rue », une chorale constituée essentiellement de personnes sans domiciles
fixes, qui entend lutter contre les problèmes d’exclusion. Dans un deuxième temps,
je vais m’intéresser aux actions réalisées par le Conservatoire à Rayonnement
Régional d’Aubervilliers-La Courneuve, en Seine-Saint-Denis, en faveur d’une
insertion sur son territoire.

Une chorale pour lutter contre l’exclusion
Créée en 2008 à Nantes, la chorale « Au Claire de la Rue » est un projet né de
la rencontre d’un SDF et d’un ingénieur retraité. Ensemble, ils fondent cette chorale,
qui réunit des personnes en difficultés sociales, avec ou sans domicile fixe. Chaque
semaine, cette chorale se retrouve dans un local prêté par la ville. Les sans-abris sont
devenus les symboles de l’exclusion. Ils sont souvent représentés comme le résultat
d’un processus de désocialisation faisant basculer dans l’exclusion des personnes
jusque-là intégrées.
Au-delà du plaisir de chanter, répondre à un rendez-vous fixe permet de se
resocialiser, et promouvoir de manière concrète la solidarité et les prémices d’une
réinsertion via la musique pour les personnes précaires. Ces moments permettent
7
aussi de faciliter d’autres démarches administratives, comme l’accès aux soins par
exemple.
Ils sont une quinzaine à avoir intégré la troupe. Celle-ci s’est fixée un contrat
moral : il faut venir propre et non aviné ! Une profonde camaraderie et une solidarité
sont nées entre les choristes.
« Au clair de la rue permet aux personnes en précarité de s’aider elles-mêmes au
sein d’un groupe, d’un projet. Participer à la chorale oblige les personnes à être
assidues aux répétitions, à adhérer aux règles de la chorale en suivant le chef de
chœur, avec le respect des autres. Ces orientations sont, à mon sens, les jalons
incontournables vers la réinsertion. » Yannick Jollivet, initiateur du projet.
A travers ce rassemblement, ces personnes vivent un épanouissement personnel.
C’est un lien au monde retrouvé, qui se traduit par un retour à la citoyenneté. Leur
intégration sociale passe par une nouvelle maîtrise de ce qui constitue leur existence,
ils deviennent de nouveau acteur de leur propre vie, à un niveau personnel et collectif.
Cette chorale est aussi un lieu d’échanges et de paroles. Elle permet d’ouvrir le
champ à l’expression des préoccupations et des désirs. Le chant libère ainsi ces
personnes de leurs conditions de « personnes en difficultés ». L’expression
personnelle de chacun est favorisée, et le travail en groupe vise aussi à l’élaboration
d’une expression collective. Autour de l’acte de chanter se fait la rencontres avec les
autres. Cette reconstruction de la personne s’intègre dans un processus d’intégration,
nourrie par un objectif d’aboutissement personnel.

Les actions du Conservatoire à Rayonnement Régional d’Aubervilliers-La
Courneuve, en Seine-Saint-Denis.
Le territoire d’Aubervilliers et de La Courneuve, lieu d’implantation du
Conservatoire à Rayonnement Régional, présente des particularités qui interviennent
fortement dans la vie de l’établissement, ses orientations, ses dynamiques et ses
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questionnements. Le secteur géographique détermine des caractéristiques sociales et
culturelles des populations qui y vivent. Ces deux villes limitrophes font partie de la
petite couronne parisienne. La paupérisation de la population se manifeste par 60 %
des foyers fiscaux qui ne sont pas imposés. La population des villes est composée de
près de 30 % d’étrangers et à peu près autant sont issues de l’immigration. A l’heure
actuelle, on trouve sur ces villes environ 45 nationalités différentes. La cohabitation
d’ethnies diverses se voit et s’entend dans les rues comme à l’école : la multiplicité
des langues et des références culturelles se révèle en permanence. Le niveau général
est faible, 70 à 80 % des établissements scolaires des deux villes sont classées en
zone d’éducation prioritaire. La population est très jeune. On note aussi que 25 % des
familles sont monoparentales. L’état du parc habitable ne permet pas de répondre à
l’ensemble des besoins, qui se traduit par une sur occupation de logements.
Dans ce contexte économique et social, le conservatoire s’est vu confier de
nouvelles missions, en faveur d’une insertion sur son territoire, ce qui amène à
réfléchir à des dispositifs de sensibilisation à la pratique musicale au niveau de la
population locale.
Par exemple, à Aubervilliers, une petite équipe d’enseignants du conservatoire
propose une action à la rencontre d’un public qui ne fréquenterait pas de lui-même le
conservatoire, au centre de loisir « Eugène Varlin », en plein cœur d’une cité HLM.
Tous les mercredi matin, sous forme d’ateliers de découverte instrumentale, chaque
enfant du centre de loisir a accès à une pratique instrumentale. Les instruments sont
mis à disposition par le conservatoire pendant les séances. Par le biais d’un
apprentissage basé sur l’oralité, les enfants découvrent les instruments sous forme de
jeux, d’improvisation, aboutissant à une réalisation au sein du centre de loisir, devant
les parents invités.
Ces moments partagés permettent de créer des liens entre les parents et
l’équipe enseignante présente pour ces actions. Les familles découvrent ainsi le
conservatoire. Celui-ci laisse d’ailleurs une place prioritaire pour les enfants qui
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souhaitent poursuivre un cursus en son sein. Le bilan est très positif : chaque année,
la moitié des enfants du centre de loisir s’inscrivent au conservatoire.
Le conservatoire a également installé un partenariat avec les écoles primaires
du secteur. Ainsi, durant toute l’année ont lieu des concerts scolaires préparés par les
étudiants en cycle spécialisé. Les classes se déplacent au conservatoire, découvrant
les salles de répétition, l’auditorium, et la rencontre avec les musiciens se fait sous
forme d’échange autour des œuvres interprétées. Ancienne étudiante à La Courneuve,
j’ai moi-même organisé un concert scolaire en 2010 avec une amie pianiste, autour
d’œuvres telles que La Fantaisie de Schubert, les Jeux d’eau de Ravel et l’Elégie de
Fauré. Un programme dense, mais reçu par les enfants avec une telle écoute, une telle
réceptivité, que ces concerts resteront pour moi un moment fort dans ma vie
d’interprète.
Enfin, lors de mes années d’étude au sein de ce conservatoire, j’ai été sensible
à l’ampleur de la cohésion sociale provoquée par la création de l’opéra La Bohème
de Puccini. Réalisé en 2010 à La Courneuve, ce projet rassemblait l’orchestre des
grands élèves, les étudiants de la classe de chant, ainsi que les chœurs d’enfants du
conservatoire. Sur scène, les visages métissés réunis autour d’un même projet
reflétaient l’ambiance de la salle : un public cosmopolite rassemblé autour de la
production de qualité d’un opéra, en plein cœur de la cité des 4000, régulièrement
montrée du doigt dans les médias pour des problèmes de violence et de délinquance.
Ainsi, par le biais de ces actions sur le terrain, le conservatoire
d’Aubervilliers-La Courneuve touche le public local, sans distinction d’appartenance
culturelle ou sociale. Les identités se mélangent, réunies par l’attrait de la musique.
Les familles se sentent ainsi investies dans l’appropriation d’un patrimoine culturel
commun.
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Nous avons donc vu que la pratique musicale peut avoir le pouvoir de
transgresser des barrières telles que l’exclusion ou l’intégration. Encore faut-il avoir
accès à cette pratique.
II / L'accès à la pratique musicale
A / Quelles sont les barrières qui gênent l'accès à la musique ?
Le souci de démocratisation axe les politiques culturelles. Pour que les citoyens
exercent la démocratie, il faut qu’ils soient au même niveau. La culture aide à réduire
les écarts entre les classes sociales. Mais comment arriver à une société homogène ?
La réponse à cette question se trouve notamment dans la logique de l’accès à
l’éducation et à la culture. Je m’intéresse donc en premier point à cette notion de
« démocratisation culturelle » qui a rythmé le XXème siècle.
Cependant, nous verrons que l’accès à la culture reste marqué par des obstacles
socioculturels. Ceux-ci ont une répercussion sur la fréquentation des structures
d’enseignement artistique spécialisé.

La « démocratisation
culturelle », objectif affiché par les politiques
culturelles
La « démocratisation culturelle » est un objectif affiché des politiques culturelles
depuis le début du XXème siècle.
Le Front populaire est marqué par la recherche d’une « popularisation » de la
culture. La volonté de rapprocher l’art du peuple et de favoriser une certaine
décentralisation est présente dans le discours du pouvoir. L’accès à la culture est
facilité pour les revenus les plus modestes. La création d’un grand ministère de la Vie
Culturelle accorde une place primordiale au lien entre l’Education Nationale et
l’éducation populaire, dans l’optique d’une démocratisation culturelle.
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« L’art doit se rapprocher du peuple. Du peuple qui a conquis un développement
intellectuel considérable en même temps qu’il se frayait la route du progrès social. »2
En créant son ministère des Affaires Culturelles en 1959, André Malraux
n’invente donc pas la démocratisation culturelle. Cette politique de démocratisation
se déploie dans toute son envergure avec la création des « maisons de la culture ».
Marcel Landowski, nommé directeur de la musique en 1966, va mettre en
place le « Plan de dix ans pour l’organisation des structures musicales françaises »,
qui va notamment se traduire par des mesures en direction du public scolaire, comme
l’instauration des classes à horaire aménagé.
Les évènements de Mai 1968 marquent une étape. En cette période de remise
en cause, les « maisons de la culture » sont pointées du doigt : la fréquentation
ouvrière ne dépassant pas 5% du public total, les étudiants estiment que ces
institutions sont mises au service d’une culture « bourgeoise ».
Dans les années 1980, l’heure est à définir une ambitieuse politique culturelle,
à travers une décentralisation et une approche territorialisée. Jacques Lang, ministre
de la culture du gouvernement de Pierre Mauroy, fixe pour objectif d’atteindre le
seuil de 1% du budget de l’Etat pour la culture en 1983. Ces années sont marquées
par une politique d’élargissement de la culture, qui se veut en faveur de l’artiste, des
professionnels, des grands équipements, mais aussi privilégier les publics
« défavorisés » socialement ou géographiquement à travers des petits équipements
tels que les maisons des jeunes, les « cafés-musique », les lieux de répétition de
groupe de musique actuelle.
La Fête de la Musique, manifestation qui voit le jour le 21 Juin 1982, entend
rassembler musiciens professionnels et amateurs, ouverte à tous les genres musicaux,
devenant ainsi, à travers la réussite immédiate de cette fête populaire, la traduction
2
Joanny Berlioz, Rapport à la chambre des députés afin de populariser la culture, 12 novembre 1936.
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d’une politique qui entend accorder leur place aux pratiques amateurs ainsi qu’à
toutes sortes d’esthétiques. Les concerts gratuits et en plein air des grands orchestres
permettent de rendre accessible à tous la musique dite « savante ».
Maurice Fleuret, à la tête de la direction de la musique à partir de 1981 est
convaincu de la valeur socialisatrice de la pratique artistique. « Si la musique est une
pratique sociale, alors l’enseignement musical est une nécessité sociale. »
L’enseignement devient le premier lieu d’expression de ce lien « socio
musical ». Il souhaite ainsi nouer des liens et développer la formation des musiciens
amateurs, à travers l’ouverture des conservatoires et des écoles de musique à la
diversité des pratiques musicales existantes : les musiques populaires et
traditionnelles, le jazz, les chorales, les chansons et la variété.
En 1982, dans son rapport du comité technique de réforme de l’enseignement
musical, il abord plusieurs points :
•donner à tous la possibilité d’accéder à un enseignement musical de qualité ;
•intégrer la pratique collective à tous les niveaux de l’enseignement ;
•faire une large place à la pédagogie musicale ;
•ouvrir l’enseignement à toutes les pratiques musicales présentes dans le corps social.
En cette période électorale, le mot culture a peu occupé la campagne
présidentielle. Notre nouveau président, François Hollande a cependant annoncé
vouloir placer « la culture au cœur de l’engagement présidentiel ». Ses deux
propositions dans le domaine de la culture figurent aux places 44 et 45 de Mes 60
engagements pour la France. Il y promet d’instaurer un plan national d’éducation
artistique qui doit devenir « un élément essentiel dans le socle des connaissances ».
Cette « reconquête de l’école de la République par la culture » préconise plus
d’artistes résidents, d’enseignants formés, d’horaires aménagés et de médiateurs
culturels.
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Ainsi, l’évolution des pratiques culturelles et des moyens de diffusion tendent
à se développer. Cependant, les inégalités d’accès à la culture sont toujours présentes.
La décentralisation et la multiplication des équipements culturels de toute nature sur
l’ensemble du territoire n’ont pas entraîné une réduction significative des contraintes
d’origine économique et sociale qui font obstacle à la fréquentation de ces
équipements.
En 2008, on comptait moins de 10% des jeunes d’âge scolaire qui ont un accès à
une réelle pratique musicale.3

Les obstacles socioculturels
-La barrière financière : les droits d’inscriptions dans les établissements
d’enseignement artistique répondent à un barème précis permettant un accès le plus
large possible. Malgré cette responsabilité des collectivités territoriales, la barrière
financière reste une préoccupation. Au-delà des frais d’inscription s’ajoutent l’achat
ou la location d’un instrument, l’achat des partitions, les divers stages proposés
durant l’année... Certains conservatoires proposent la location d’instruments à prix
bas, allégeant le budget considérablement. Mais l’entretien régulier de celui-ci
demande encore un investissement financier.
-La barrière culturelle : une partie de la population ne se sent pas concernée par la
pratique musicale. Les différences culturelles peuvent être vues comme un obstacle.
D’autre part, un public n’ayant pas eu l’opportunité d’être sensibilisé à une éducation
artistique, ne se tourne pas spontanément vers une activité culturelle.
-La disposition familiale : la famille est le premier lieu d’acculturation. C’est donc à
l’intérieur de la cellule familiale que peuvent se développer les obstacles évoqués. Ils
3
Première rencontre nationale des orchestres à l’Ecole, Maison de Radio France, 19 Janvier 2008.
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peuvent être de l’ordre de la situation de pauvreté, d’une situation de dépendance visà-vis du techno-médiatique, ou d’une situation d’intégration à une culture identitaire
et exclusive. Le suivi individuel de l’enfant peut être difficile, voire inexistant selon
la disposition familiale. L’investissement que demande l’apprentissage d’un
instrument peut être une barrière si l’enfant n’est pas soutenu dans le cadre familial.
-La barrière géographique : malgré les efforts de décentralisation, accéder à une
pratique instrumentale en milieu rural reste compliqué. Cela peut dépendre de son
lieu de résidence, et de son choix de l’instrument.
B / Ces barrières ne sont-elles pas franchissables ?
Nous avons vu précédemment qu’à l’échelle locale comme sur le territoire
d’Aubervilliers-La Courneuve, des actions étaient réalisées. Elles permettent de
mener à bien des projets de qualité, qui montrent que les barrières d’accès à la
musique ne sont pas infranchissables. Cependant, ces initiatives locales n’effacent
pas la tendance nationale qui pousse à reconnaître que la musique est pratiquée
majoritairement par une population privilégiée.
Le Venezuela a su mener depuis une trentaine d’années un mouvement de
démocratisation d’envergure nationale : il s’agit d’intégrer et de favoriser la pratique
instrumentale auprès d’enfants issus de milieux très défavorisés, afin de lutter contre
la violence, la délinquance, la pauvreté, et d’offrir à chacun la possibilité de
s’épanouir pleinement à travers le jeu d’orchestre.
Curieuse de découvrir un tel projet, je suis partie en Juillet 2011 en Bolivie,
découvrir et travailler auprès d’une école de musique et de son orchestre à El Alto, la
banlieue pauvre de La Paz, inspirés directement du système vénézuélien.
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Ces deux dispositifs, le premier à l’ampleur nationale, l’autre à l’échelle locale,
permettent de démontrer qu’il n’y a pas de barrières : la pratique instrumentale de
qualité se pratique partout, jusqu’aux bidonvilles de La Paz.

Programme social El Sistema : le changement social à travers la musique
La situation économique et sociale du Venezuela est fortement marquée par un
paradoxe entre un des pays les plus riches de l’Amérique, et une population plongée
dans une singulière pauvreté.4 Depuis les années 2000, le Venezuela entre dans un
processus
de
profonde
transformation
sociale
et
politique.
Cependant,
l’environnement de ce pays reste marqué par des problèmes sociaux conséquents : les
problèmes liés à la pauvreté se reflètent
par le haut taux de criminalité et
d’insécurité, des problèmes liés à la drogue...
El Sistema naît en 1975. La « Fundacion del Estado para el Sistema de Orquestra
Juvenil e Infantil de Venezuela » est une initiative d’Etat à laquelle est liée la
conviction de l’économiste et musicien vénézuélien Jose Antonio Abreu : la pratique
de la musique par les enfants est la meilleure réponse possible aux violences des
gangs qui ensanglantent les quartiers les plus pauvres, les Barrios, abandonnés des
pouvoirs publics. L'objectif d'El Sistema est d'utiliser la musique pour la protection,
le développement et l'épanouissement de la jeunesse.
C’est ainsi qu’en 1975 naît à Caracas le premier orchestre de jeunes formé avec
douze enfants des Barrios. Aujourd’hui, 265 000 enfants de 2 à 16 ans sont intégrés
au Sistema, à travers 180 orchestres référencés dans le pays. Après l’école le matin,
ils vont chaque après-midi dans un centre de musique où ils travaillent quatre heures.
Il existe 270 centres, nommés nucléos, au Venezuela.
L’enseignement y est gratuit, la méthode éducative y est la même : il ne s’agit pas
4
Source : www.diplomatie.gouv.fr
16
tant d’atteindre la perfection technique que d’apprendre à jouer ensemble. A
l’exclusion répond l’intégration. Sensibilisés à la musique, les enfants de la rue
prennent conscience de leur condition, envisagent un avenir, s’impliquent par la
musique dans une perspective d’espoir, de rencontre, d’esprit de travail, d’émotions
et de découverte, de travail et de réalisation.
Ce système a permis à des enfants de tous les âges et de toutes les origines de
joindre de fabuleux programmes musicaux, leur permettant de participer à des
chorales, des orchestres à cordes ou encore symphoniques. Le programme El
Sistema est reconnu pour sauver des jeunes de l'environnement dans lequel ils se
trouvent, à l’abri de la misère, de la violence et de la délinquance.
« Pour les enfants avec qui nous travaillons, la musique est pratiquement le
seul moyen d'accéder à une quelconque dignité sociale. La pauvreté, c'est la solitude,
la tristesse, l'anonymat. Un orchestre c'est la joie, l'engagement, le travail d'équipe,
la volonté de réussir... » José Antonio Abreu
Bien que la musique ne puisse résoudre les problèmes liés à la misère, El
Sistema est comme un rêve. La musique et la pratique musicale ne peuvent résoudre
les problèmes sociaux. Seulement, les compétences que les enfants acquièrent grâce à
ce système leur permettent de chercher plus tard des solutions dans un contexte social
plus large. Les enfants découvrent l’interaction sociale, dans un cadre musical
ambitieux.

L’école de musique d’El Alto, La Paz, Bolivie, un modèle de décloisonnement
des barrières.
La Bolivie est le pays le plus pauvre d’Amérique Latine.5 Sa capitale
économique, La Paz, la plus haute du monde, est située sur l’Altiplano, à 3700 mètres
d’altitude. Autour de cette cité s’est vue se construire peu à peu
5
Source : www.diplomatie.gouv.fr
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une nouvelle
agglomération, El Alto, devenue une gigantesque cité dortoir de paysans ayant quitté
leurs terres. Cette plaine aride et froide située à 4000 mètres accueille la majeure
partie des démunis de La Paz. Aujourd’hui, dans cette grande agglomération
s’entremêlent, quelques fois violemment, le moderne et l’ancien, l’hispanique et
l’indien. Ville métissée et contrastée, elle est en cela le parfait échantillon du pays
entier.
-
Etat des lieux
À El Alto, au milieu des ruelles encombrées de marchands, une Escuela del Arte
voit le jour en 2001, sous la motivation du chef d’orchestre et violoniste Freddy
Cespedes, soutenu par la mairie d’alors. Ce violoniste part jouer sur les places et les
écoles pour sensibiliser les jeunes. Financé par l’ambassade de Chine, le parc
instrumental permet de constituer un orchestre, qui voit le jour l’année suivante,
formé d’élèves curieux et motivés. Actuellement, l’école compte 500 élèves de 7 à 25
ans, dont 90 font partie de l’orchestre. L’inscription est gratuite, et les instruments
sont prêtés par l’école. Celle-ci ne dispose pas de locaux appropriés. Les cours ont
lieu dans l’ancienne mairie, brûlée par des émeutes en 2003, et réhabilitée de façon
très sommaire. Cette école ne reçoit que très peu de soutien à l’inverse d’El Sistema
dont l’ampleur nationale permet d’élaborer des projets à l’échelle de tout le pays.
-
Le collectif au cœur du projet
Les cours se déroulent de manière collective, mélangeant les niveaux : les plus
jeunes entendent ce que font les élèves plus avancés, observent et imitent. À l’origine
pour une question de places, les cours sont rassemblés. Les élèves n’emportant pas
leurs instruments chez eux, ils se retrouvent à l’école de musique pour travailler après
l’école, entre eux, entre deux couloirs, entre deux portes. L’efficacité de cette
méthode d’apprentissage provient du travail en autogestion. Chacun est invité à se
prendre en charge. Travailler à plusieurs, c’est bénéficier d’un environnement qui
18
développe l’habitude de jouer avec et autour des autres. Les élèves trouvent leurs
motivations à travers l’émulation du groupe. Le climat de non-jugement et de noncompétitivité prend appui sur le salut que leur procure la musique.
Il se dégage de cette école un univers incroyable où les élèves sont sans cesse
instruments en mains, où les plus grands transmettent aux plus jeunes, s’échangeant
des doigtés, des positions, des partitions.
-
La diffusion
Une des particularités de cette école est de mélanger les esthétiques : les musiques
folkloriques boliviennes, très ancrées en Bolivie, côtoient la musique savante
occidentale : il n’y a pas de barrière culturelle. Le charango, instrument
spécifiquement bolivien aux origines indigènes quechuas, les flûtes indiennes (kena,
kenacho, zamponas) et le bombo sont enseignés dans cette école aux côtés du violon,
de l’alto, du violoncelle, de la flûte traversière…
L’orchestre a su intégrer dans son répertoire cette diversité : Händel et Vivaldi
partagent le programme avec des musiques folkloriques boliviennes (les Morenadas,
les Yunguenitas)6, faisant partie intégrante du quotidien de chaque bolivien.
L’orchestre joue entre trois et quatre fois par mois un programme différent,
dans des lieux prestigieux de La Paz, en province ou à l’étranger. La pratique amateur
a une place importante en Bolivie. En 2006, l’orchestre était invité au Festival del Sol
à Cusco, au Pérou, pour une rencontre d’orchestre de jeunes, en 2011 à l’Encuentro
International de Sinfonicas « Amistad Bustamantina » à Arequipa, au Pérou. Pour
beaucoup de musiciens de l’orchestre, ce fût leur première sortie hors des frontières.
Au moment de ma présence, l’orchestre a joué au Museo National del Arte et à la
Banco central de La Paz. Il fallait voir le public frapper dans les mains et chanter
allègrement les airs traditionnels joués par l’orchestre en seconde partie !
6
Voir Annexe Programme du concert
19
Pour ces jeunes musiciens, tous issus d’El Alto, voyager est un énorme
privilège. Le tourisme en Bolivie est un luxe que seule une minorité peut s’offrir. Le
chef d’orchestre Freddy Cespedes encourage les familles, dont beaucoup vivent une
rupture sociale, à assister aux répétitions, et venir aux concerts. Dans ce contexte, une
telle activité musicale est un facteur d’intégration sociale et professionnelle. Les
incidences sur l’estime de soi des jeunes sont notables.
-
L’autonomie
Les conditions de travail à l’Escuela Del Arte à El Alto impliquent une grande
entraide et une grande autonomie de la part des élèves. Souffrant de conditions de
travail difficiles entre le froid, le vent, le bruit de la ville, un isolement musical
important et un manque de moyens considérables (seulement un luthier à La Paz),
l’aide mutuelle est très forte parmi ces élèves, tous issus des classes les plus
modestes. Les transports, l’approvisionnement, tout est aléatoire en Bolivie. Les
instruments joués sont souvent en mauvais état, et l’unique luthier à La Paz ne peut
subvenir aux besoins de chacun. Ainsi, les musiciens ont appris à être autonome dans
l’entretien de leur instrument en créant un atelier de réparation, certes sommaire, mais
efficace. Les musiciens apprennent dans cette école à réagir face à une situation
difficile. A titre d’exemple, nous avons donné avec mon compagnon, un récital à
l’Escuela Del Arte. Apprenant quelques heures avant que le théâtre dans lequel nous
devions jouer n’était pas disponible, le seul lieu à disposition était la salle dans
laquelle j’enseignais, froide, sans lumière, envahie par le bruit des klaxons de la ville
passant par les trous de la porte. Quatre jeunes musiciens de l’orchestre ont alors pris
les choses en main, cherchant des coupures de journaux pour boucher les trous,
bravant la ville pour trouver de quoi éclairer un minimum l’espace scénique,
cherchant de quoi assoir les spectateurs.
20
La motivation et l’investissement de chacun au sein de cette école traduit sa
singularité. Débordants d’énergies et du plaisir de jouer ensemble, les élèves
musiciens s’épanouissent à travers la musique, oubliant la misère des quartiers d’El
Alto. La qualité des concerts donnés par l’orchestre témoigne de l’exigence du chef
d’orchestre Freddy Cespedes, qui a gagné son pari : créer une école de musique en
plein cœur des quartiers pauvres d’El Alto.
III / En tant qu’artiste enseignante, comment m’inscrire dans une
volonté de démocratisation de la pratique instrumentale?
A / Actions de sensibilisation au monde musical

L’école, une passerelle culturelle démocratique.
Quel meilleur endroit que l’école pour lutter contre le phénomène d’exclusion
culturelle ? L’action culturelle en milieu scolaire représente un moyen unique pour
toucher toute une classe d’âge en même temps.
Intégrer la pratique artistique au sein d’un établissement scolaire semble
répondre aux problématiques d’accès à la culture. L’action culturelle en milieu
scolaire permet de toucher, sans exception, la totalité d’une population.
En Mars 2000, un « Plan de 5 ans pour les arts et la culture à l’école » est
lancé. Celui-ci vise trois objectifs :
-
Généraliser les apprentissages artistiques et culturels,
-
Diversifier les pratiques artistiques,
-
Assurer la continuité de l’éducation artistique, de la maternelle au
lycée.
21
Les orchestres à l’école appelés aussi classes orchestres se développent de
plus en plus, impulsés par la Chambre Syndicale de la Facture Instrumentale,
soucieux de rendre la pratique artistique accessible aux plus grand nombre, libérés
des obstacles socioculturels et économiques. Il y a actuellement plus de 600 classes
d’orchestre en France dans des écoles, des collèges et des lycées. Créer un ensemble
instrumental en milieu scolaire montre que la musique peut être pratiquée par tout
enfant et devenir ainsi un extraordinaire outil de socialisation.
Dans le cadre de mon enseignement, j’aspire à m’engager auprès de ces
initiatives dans les écoles, collèges et lycées du territoire concerné. De plus en plus
d’établissements d’enseignement artistique mettent en place une politique de
partenariat avec le milieu scolaire. La création des classes à horaire aménagé soulève
néanmoins la question du public concerné : ces classes sont-elles ouvertes à tous ou
seulement aux élèves déjà inscrits au sein d’un établissement d’enseignement
artistique ?
L’école de musique et de danse de Lorient a innové en proposant d’ouvrir les
classes Cham/Chad à tous, débutants ou non, issus ou non d’un établissement
d’enseignement artistique. Les niveaux sont ainsi mélangés, sur quatre ans de
dispositif. La pratique artistique est intégrée au sein de l’établissement, sensibilisant
un public très large.

L’artiste, un acteur social
La sensibilisation au monde de la culture découle aussi des échanges entre les
artistes (ou des professionnels culturels) et la population, sur le terrain. La culture et
les artistes qui la font vivre créent le lien entre le territoire et le résident, un lien
citoyen, un lien social.
Dans le cadre scolaire, créer des ateliers de découverte au sein d’un
établissement permet de décloisonner un monde souvent jugé inaccessible. Faire
découvrir le domaine de la création à travers le partage des étapes de celle-ci permet
22
d’aborder une première approche dans le processus de création.
J’ai moi-même eu l’occasion, en tant qu’artiste musicienne dans une
compagnie de théâtre, de travailler sur des ateliers avec des élèves, en lien avec une
résidence dans une SMAC (Scène de musique actuelle). Une des missions confiées
par ces structures est de mettre en œuvre un projet d’action culturelle auprès des
populations du territoire, en particulier lors de résidences d’artistes. Ces résidences
permettent de fédérer autour d’un créateur des ressources humaines culturelles.
La compagnie du Théâtre du Tricorne est très investie sur le terrain, à travers
des actions artistiques en faveur de la rencontre avec le public. Notre dernier
spectacle, « Le Grand Orchestre du Tricorne gueule Rictus », est un récital musical
théâtralisé, autour des textes en argot de Jehan Rictus, un poète de Montmartre des
années 1900. En parallèle avec notre résidence, nous avons animé un atelier dans une
classe de troisième, afin de sensibiliser les élèves au langage populaire de ce poète,
précurseur de la chanson réaliste. A travers une mise en perspective de la poésie de
Jehan Rictus et le langage populaire d’aujourd’hui, les ateliers se sont déroulés autour
des formes d’expressions artistiques actuelles comme le Slam, qui a connu un essor
depuis une dizaine d’années en France. Cette forme de poésie orale s’appuie sur la
volonté de rendre la création et l’expression orale de la poésie accessible au plus
grand nombre. Les ateliers autour de cet outil permettent de faire écrire et travailler
l’écriture sous toutes ses formes, de dire et découvrir l’expression orale, et enfin
d’apprendre à écouter les autres.
Il me semble important de repenser aux modes d’appropriation des objets.
C’est en expérimentant, en éprouvant que l’enfant ou l’adolescent s’approprie l’objet.
Les ateliers de pratiques permettent de briser les frontières entre le monde du
spectacle vivant et le public.
Le concert qui clôtura la résidence eu lieu en après-midi, rassemblant
plusieurs collèges du quartier, mais également des maisons de retraites, renouant des
liens entre les générations.
23
Dominique Wallon, créateur et directeur de la Direction du
développement culturel à partir de 1982, témoigne dans un entretien de l’importance
de l’artiste dans la ville :
« L’essentiel reste la qualité de la présence des artistes dans la ville, en
prenant la ville au sens de cité. La politique culturelle, c’est à la fois compliqué et
très simple : c’est le rapport entre la société, son imaginaire et sa capacité de
création. Les artistes constituent l’élément décisif de ce faisceau de rencontres. »7
Chercher des collaborations artistiques avec des institutions éducatives et
sociales permet d’inscrire la pratique artistique auprès de personnes exclues, comme
les groupes en difficultés, les hôpitaux, les prisons …
L’artiste est un médiateur, il s’inscrit dans l’espace publique de la cité afin de
rechercher une proximité. Les structures culturelles doivent réinvestir le territoire où
elles sont implantées.
B / Dans le cadre de mon enseignement

La dimension collective, un chemin vers la citoyenneté
Les enjeux socio-éducatifs qui découlent d’une pratique instrumentale en
groupe semblent inscrire l’élève musicien dans une démarche de citoyenneté : le
partage d’outils et de connaissances instrumentales entraine une émancipation du
vivre-ensemble. En s’exprimant dans le groupe, en remarquant les qualités de
camarades qui s’efforcent de valoriser le groupe, l’enfant musicien se construit des
repères. L’échange d’expérience est un enrichissement réciproque. Le travail en
groupe permet de construire ensemble, et créer plus de solidarité, à travers l’entre7
Dominique Wallon, Il faut redessiner les fins de la politique culturelle, entretien avec Thierry Fabre,
La pensée du midi, n°16, Octobre 2005.
24
aide, et l’écoute de son voisin. L’élève musicien découvre qu’être citoyen, c’est être
co-responsable de la collectivité.
La valorisation à travers le groupe est une dimension réelle dans la pratique
instrumentale. L’activité artistique au sein d’un groupe d’une personne fragilisée peut
être à l’origine d’une transformation significative. Diverses notions renvoient à la
capacité d’être acteur à un niveau collectif : la participation, l’initiative, la
citoyenneté, l’auto-organisation...
Dans le cadre de mon enseignement, j’aspire à mettre en exergue la dimension
collective de la pratique musicale, dans l’apprentissage, mais également à travers des
projets.
Le piano est un instrument de partage. L’apprentissage de cet instrument à
plusieurs permet de redécouvrir cet instrument. La dynamique de groupe se met
aisément en place au cours du premier cycle, mais se poursuit tout aussi facilement à
travers les autres cycles d’apprentissage. Mon expérience m’apporte que les groupes
peuvent s’organiser autour de deux ou trois élèves pianistes, mais difficilement plus.
Il est aisé d’avoir un deuxième piano à disposition dans la salle de cours. S’il est
souhaitable que les élèves aient le même âge, il est également très intéressant de créer
des rencontres autour de plusieurs niveaux, à l’image de l’école d’El Alto. La
stimulation est sensible. J’utilise fréquemment un recueil ludique autour de
l’improvisation pour plusieurs pianistes de Valérie Guérin-Descourelle et Annick
Chartereux : Voyages improvisés8. Les idées proposées permettent de mélanger les
niveaux.
Les élèves se familiarisent très facilement aux rencontres. Sensibiliser l’élève
à apprendre à l’intérieur d’un groupe restreint lui permet de découvrir la pluralité des
pensées.
Initier des projets réunissant divers instrumentistes, sous la forme d’atelier,
permet de réunir des élèves pianistes, trop souvent exclus d’une pratique collective.
8
Valérie Guérin-Descourelle et Annick Chartreux, Voyage improvisé, 22 parcours à explorer par 1,
2,3 pianos et plus. 2007, éd. Van de Velde
25
J’ai eu cette année l’occasion d’élaborer un projet de création musicale autour
de textes de Jacques Prévert. Cet atelier réunissait des élèves de premier cycle, ouvert
à tous les instruments, et également des élèves comédiens. Une pianiste a donc
intégré ce projet.
Les ateliers de création sont des moments privilégiés qui favorisent la
rencontre et le partage. Dans une démarche interactive, chaque enfant est
naturellement conduit à s’exprimer, à agir et à s’impliquer.

La rencontre de l’autre
Encourager la diversité culturelle est un facteur de cohésion sociale. La
rencontre de l’autre est source d’enrichissement. Se reconnaître et s’accepter dans nos
différences est indispensable pour mieux vivre ensemble, en particulier dans nos
sociétés de plus en plus métissées.
J’aspire ainsi, à travers des projets artistiques pédagogiques, à favoriser des
rencontres où se croisent divers esthétiques. Imaginer des passerelles, des rencontres,
qui permettent à l’élève de s’impliquer dans les différentes relations à l’autre consiste
à lui offrir la possibilité de varier son rapport à la partition, à la musique, travailler à
partir d’un répertoire, sans partition, arranger, transformer, improviser. Promouvoir
les pratiques culturelles qui font progresser le dialogue, la tolérance dans le respect
des différences, permet de lutter contre toutes formes d’exclusion et de ségrégation,
et suscite le désir de vivre et de créer ensemble.
Je souhaite développer des initiatives, au sein d’un territoire, qui rassemblent
les cultures. Je m’intéresse actuellement à un projet en cours d’élaboration intitulé
L’école des loups, initié par la compagnie Les trois Clés, qui entend s’inspirer de
Pierre et le Loup de Prokofiev. Revisité dans l’imaginaire contemporain, inscrit dans
un monde urbain, ce projet propose de redonner la parole aux individus, à travers la
différence et le respect de l’identité. Ce dispositif entend rassembler, autour de la
création de ce conte, des musiciens issus des conservatoires, et des musiciens issus
des quartiers, à travers le croisement de différentes esthétiques. Ce projet revendique
26
un métissage culturel et artistique à travers la rencontre de l’art enseigné dans les
établissements d’enseignement artistique spécialisé et celui qui naît dans la rue.
Ouvert aux échanges, ce rassemblement permet de croiser les mondes.
La portée sociale d’un tel projet favorise la rencontre entre les participants,
mais également le croisement du public.
Conclusion :
Les inégalités d’accès à la culture sont bien réelles. Néanmoins, on a pu voir
que des initiatives sont prises, et que des efforts sont faits en vue d’une plus large
démocratisation de la pratique musicale.
Je réalise l’importance de solliciter le plus possible ces initiatives. Peut-être
qu’un moyen de leur donner une plus grande ampleur serait de les fédérer, par
exemple en mutualisant des projets existants. La collaboration entre tous les
professionnels de la culture, de l’éducation et du champ social peut être une force.
Je souhaite continuer à témoigner autour de moi de mon expérience à El Alto,
ainsi que des actions réalisées sur le terrain en France. La réalisation de ce mémoire
m’a confortée dans ma démarche d’artiste et d’enseignante au service d’une pratique
musicale plus accessible. Je réalise qu’il n’est pas nécessaire d’attendre de recevoir
des directives avant d’agir. J’aspire à être force de proposition au quotidien, afin de
poursuivre cet engagement.
27
Bibliographie
-
Apprendre la musique ensemble. Les pratiques collectives de la musique, base
des apprentissages instrumentaux E.Demange, K.Hane et J-C Lartigot, 2006, éd.
SYMETRIE
-
Actions de réinsertion, mettre en place de nouveaux services. Culture et lutte
contre l’exclusion.
Sabine VIARD, 2001,
éd. ESF, collection
Actions
Sociales/Société
-
100 fiches pour comprendre la sociologie ,4e édition, Marc Montoussé,
Gilles Renouard, 2009, éd. Bréal
-
Une classe d’orchestre clés en main. Mireille Wozniak-Lepinoy et
Christophe Pavie, Préface de Jean-Claude Decalonne, 2011, éd. L’Harmattan
-
La musique éveille le temps, Daniel Barenboim, 2008, éd. Fayard
-
Une pratique de la pédagogie de groupe dans l’enseignement instrumental, A.
Biget, 2005, Points de vue, ed. Cité de la musique
-
La revolucion educativa, Humberto Fajardo Sainz, 1997, La Paz
-
Démocratisation culturelle : l’intervention publique en débat, dossier réalisé
par Anne Krebs et Nathalie Robatel, 2008, Problèmes politiques et sociaux
n°947, Paris, La Documentation française
-
Maurice Fleuret : une politique démocratique de la musique. Anne Veitl et
Noémie Duchemin, 2000,
Travaux et document n°10, comité d’histoire du
ministère de la culture
-
Projet
d’établissement
du
Conservatoire
à
Rayonnement
Régional
d’Aubervilliers-La Courneuve, 2008
Filmographie
-
El Sistema, film de Paul Smaczny et Maria Stodtmeier, 2008
-
The promise of music, documentaire de Enrique Sanchez Lansch, 2008
-
Quiero Vivir, long métrage de Muriel Brener, 2006
28
Médias
-
Interception, France Inter, Lionel Thompson et Pascal Dervieux, émission
du 3 Avril 2011
-
Les Grandes traversées/Batailles pour la Culture (débat).Tout est culture,
France Culture, animé par Maryvonne de Saint Pulgent, avec Olivier Donnat,
Michel Crespin et Dominique Wallon, émission du 6 Août 2011
29
Annexe

Programme du concert de l’orchestre symphonique d’El Alto, 20 juillet 2011
30
31