La quête du savoir dans les Lettres persanes - Eighteenth

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La quête du savoir dans les Lettres persanes - Eighteenth
La quête du
savoir dans les
Lettres persanes:
Sylvie Romanowski
L
orsque deux nobles persans quittent leur royaume pour venir à Paris,
ils affirment dans leur première Lettre que leur but est d'acquérir
des connaissances sur le monde occidental: ainsi dès le début du texte
se pose la question fondamentale du savoir, et par conséquent du sujet
du savoir. Cependant, l'un des Persans laisse derrière lui ses eunuques
et ses femmes, qui ne peuvent pas être, au départ, les sujets du même
savoir que celui des maîtres. Aux maîtres, aux hommes libres d'aller
en quête du savoir s'opposent des êtres emprisonnés et maintenus dans
l'ignorance. C'est à dire que la question du savoir est insérée dans une
structure du pouvoir, et que la réponse finale à la question sur le sujet
du savoir ne sera pas uniquement épistémologique, mais aussi politique.
Les hommes ne trouveront pas le savoir tel qu'ils se l'imaginaient, car
Montesquieu démystifie le savoir. Cependant, les femmes, quoique encloses dans le sérail, trouveront le vrai savoir, ce qui implique qu'une
récupération du savoir serait possible dans une utopie où coexisteraient
enfin savoir et pouvoir, liberté et vérité. (Les eunuques ne seront pas
analysés ici faute de place.) Cette étude essaiera de montrer que deux
mouvements traversent les Lettres persanes: le mouvement principal
démystifie et critique le sujet d'un savoir idéaliste et l'idéalisme du sujet, et l'autre, arrivant à la fin, récupère le savoir idéaliste et le sujet plein,
autonome et transcendental.
E I G H T E E N T H - C E N T U R Y F I C T I O N , Volume 3. Number 2, Ianuary 1991
94 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION
Le voyage
Les Lettres persanes commencent avec un geste des plus classiques:
un voyage, une quête, mise en marche consacrée de tant de contes et
d'épopées. Geste apparemment simple: l'"envie de savoir" a fait sortir les
deux Persans, Usbek et Rica, de leur pays pour "chercher laborieusement
la sagesse."' Ils soupçonnent qu'ils sont "peut-être les premiers parmi
les Persans" à sortir en quête du savoir, s'imaginant ainsi qu'ils vont
devenir des sujets possibles du savoir, et qu'ils sont aussi les premiers
de l'humanité (leur humanité) à faire un tel geste. Ils se donnent naissance
à eux-mêmes comme sujets: geste classique, classé, comme une façade
classée, ancienne, à laquelle il est interdit de toucher. Toutefois, cette
volonté de rechercher la sagesse, d'élargir les "bornes" des connaissances
n'est pas vraie; derrière la façade, Usbek demande à son correspondant,
comme un acteur derrière son masque épie son public: "Mande-moi ce
que l'on dit de notre voyage; ne me flatte point" (L. 1). Usbek entre dans
l'économie du masque, du larvatus prodeo pour surprendre la vérité
par la dissimulation. Mais que peuvent bien lui importer les "on-dit," et
l'approbation des autres, quand il s'agit de la quête de rien moins que la
sagesse? C'est que la motivation de ce voyage n'est pas ce qu'elle paraît
au premier abord.
Au début de la Lettre 8, les valeurs semblent rentrer dans l'ordre, le
bmit devient un bmit de fond, la sagesse reprend sa place de valeur
première: "Je m'étais bien douté que mon départ ferait du bmit; je ne
m'en suis point mis en peine." Cependant, à y regarder de plus près dans
la même Lettre, on voit que cette quête de la sagesse n'est pas simple,
mais au contraire qu'elle pari d'un geste aux multiples facettes qui font
voler en éclats la belle unité du sujet volontaire en quête de savoir.
D'abord, dans sa "plus tendre jeunesse" Usbek est vertueux, et ayant
horreur du vice à la Cour, il s'en éloigne; puis, deuxième mouvement, il
se rapproche du vice, "ensuite pour le démasquer." Le deuxième mouvement le fait entrer dans l'ordre du discours, le fait sortir d'une pure et
silencieuse vertu, de I'être-vertueux. Avant, Usbek était vertueux, il avait
choisi cela comme stratégie: "je formai un grand dessein: j'osai y être
vertueux"; ensuite, il parle de la vertu: "Je portai la vérité jusques au pied
du trône; j'y parlai un langage jusqu'alors inconnu, je déconcertai la flatterie, et j'étonnai en même temps les adorateurs et l'idole" (L. 8). Ce
I Montesquieu. Lenres persones, 6d. P.Vemihre (Paris:Garnier. 1%9), Lettre 1. Les références
suivantes seront faites dans le texte, avec le numéro de la Letlm en chiffres arabes.
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supplément langagier comporte les deux aspects du supplément analysés
par Demda. Le premier aspect du dangereux supplément est que celuici "s'ajoute [...] il est une plénitude enrichissant une autre plénitude";
deuxième aspect, il est "un adjoint, une instance subalterne [...] un substitut [...] sa place est assignée dans la structure par la marque d'un vide."2
Pour Ushek, la parole sur la vertu s'ajoute à son être-vertueux, mais à la
Cour, le langage du courtisan est un substitut impuissant qui ne peut jamais remplir le manque de vertu à la Cour. De plus, le nouveau rôle de
défenseur de la vertu fait chanceler Usbek: celui qui naguère était incorruptible avoue que "dans une cour corrompue, je ne me soutenais plus
que par une faible vertu" (L. 8).
Une fois entré dans la chaîne discursive, Usbek se trouve forcé d'agir
autrement malgré lui: poursuivi par des ministres jaloux, il se retire de la
Cour. Pour retrouver l'innocence de sa tendre jeunesse? Désormais il est
décentré et installé dans l'inauthentique (je souligne): "Je feignis un grand
attachement pour les sciences [...]." Pour lutter contre les mensonges, la
jalousie, la corruption et l'idolâtrie à la Cour, il utilise un mensonge qui
paraît banal, et c'est cependant une feinte qui mène à la vérité. Terminons
la lecture de la phrase: "[ ...] et, à force de le feindre il [l'attachement
pour les sciences] me vint réellement." (L. 8). Une feinte qui se mue en
vérité, un être fondé sur le mensonge-les mots vérité, réalité, être, ontils encore un sens? Mais Usbek a beau se retirer dans le silence d'"une
maison de campagne," les rumeurs ennemies le guettent et lui interdisent
le repos dans une campagne loin de la cour corrompue. 11est obligé d'agir
une deuxième fois malgré lui: "Je résolus de m'exiler de ma patrie, et
ma retraite même de la Cour m'en fournit un prétexte plausible" (L. 8).
Ayant premièrement feint de chercher le savoir dans la solitude, Usbek ajoute une deuxième feinte dirigée vers le roi: tout un discours
sciemment calculé est prononcé devant le monarque naïf pour lui demander la permission de sortir du royaume. Deux arguments se suivent
et s'étayent. "Je lui marquai l'envie que j'avais de m'instruire dans les sciences de l'Occident." La primauté de l'Occident en matière de sciences
pourrait offenser un monarque oriental. Donc, en habile politicien, Usbek ajoute une motivation que le monarque peut comprendre et accepter:
"Je lui insinuai qu'il pourrait tirer de l'utilité de mes voyages." "Insinuai": il s'agit de biaiser, de ne pas heurter le pouvoir de front. L'"utilité"
2 Jacques Derrida De lo grnmmatologic (Paris:Minuit, 1967). p. 208. Ce que Derrida a mm&
pour Rousseau-que I'kriture etait un dangemix suppl61nent A la pamle-esl modifie dans le
cas d'usbek: pour lui, la pamle est un dangereux supplément au silence.
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fait appel à l'égoïsme du monarque, à son désir de profit, de gain scientifique, et, par là, politique, mais l'argument est une feinte cachant
la motivation tout à fait compréhensible et personnelle du Persan qui
ne cherche qu'à sauver sa peau: "je dérobai une victime à mes ennemis." Le discours, qui naguère avait entraîné sa chute hors du paradis
de i'être, maintenant le sauve de la mort: comme Schéhérazade, Usbek "trouve grâce" devant les yeux du roi-juge grâce à des discours et il
s'échappe vers le centre du monde civilisé, l'Occident, et vers le centre
du centre, la France et Paris (L. 8).
Après ces multiples détours à travers les feintes et prétextes, l'utilisation
du mot "véritable" pourrait faire sourire: "Voilà, Rustan, le véritable motif de mon voyage" (L. 8). La vérité est travaillée par le mensonge, par
le discours et les détours du langage, et bien qu'on puisse en effet croire
Usbek sur parole dans la Lettre 8 plus que dans la Lettre 1, le mot
"véritable" reste sous la rature de l'ironie. Et pourquoi, une fois embarqué dans sa recherche de la sagesse, fait-il attention à ce qu'on va
dire de lui? Il y a une différence: il ne s'inquiète pas de ce que l'on dit,
mais de i'absence de paroles qui voudrait dire absence de pensée: "On
parle de moi, à présent. Peut-être ne serai-je que trop oublié, et que mes
amis ... Non, Rustan, je ne veux point me livrer à cette triste pensée: je
leur serai toujours cher; je compte sur leur fidélité." C'est-à-dire sur leurs
paroles futures à son sujet. Les amis parlent maintenant, mais l'oubli des
amis et la fin de l'amitié, signifiés par l'absence de paroles, sont si horribles qu'Usbek ne peut même pas le dire, et laisse cela sous-entendu
avec des points de suspension; il conclut: "Je leur serai toujours cher"
(L. 8). Usbek est bien entré dans le monde langagier, où le discours crée
l'amitié, où le langage institue la valeur.
Les sujets du savoir
Usbek et Rica avec lui ont donc commencé à naître comme sujets du
savoir. Processus long et laborieux que la constitution d'un sujet depuis
la naissance, la séparation du corps de la mère, à travers les stades de
la croissance jusqu'à la participation à l'organisation sociale.' Exilés de
l'Orient, sortis de la mère-patrie-l'Orient fait figure ici de la vie qui
3 le pense pamculihement aux 6Ndes de Julia Kristeva, Lo R6volurion du 1mgogepoPtique (Paris:
Seuil. 19741 et de Jacoues Lacan. "Le stade du miroir." dans Ecnrs (Pais: Seuil. 19661. N'est-il
pu significatif que Rurian. resié en Rru. parle psicrncni ici de la mère Je RICL 'mcunwlilble.''
qui accuse U<bek de lui soir enlevé wn fiIr? C'cri la ,eule foi, qu'un mernhw de 1s fmillc
des P c m r esi évoqué dans ioui Ir roman 0. I J
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préexiste à la conscience mûre, cosmopolite, la vie plus simple ou naïve
qui doit être dépassée4-Usbek et Rica vont s'engendrer comme sujets,
à partir de la vie restreinte de I'ûrient. Les deux Persans adultes vont
répéter l'évolution du sujet comme un embryon répète l'évolution de son
espèce. La première Lettre met en évidence cette image de la naissance
au propre et au figuré. Après leur première naissance ("Nous sommes nés
dans un royaume florissant"), une deuxième naissance est donc nécessaire
aux voyageurs persans: qu'il s'agisse d'une naissance problématique et
répétée, se trouve malicieusement suggéré dans les premières phrases
du texte: "Lorsque nous eûmes fait nos dévotions sur le tombeau de
la Vierge qui a mis au monde douze prophètes, nous nous remîmes
en chemin" (L. 1). Deux contradictions sont présentes ici. D'une part: la
pureté exigée (pour un prophète) et l'impureté (pour sa mère); la Viergemère incarne-concrétise dans l'ordre de la chair-le fait que le sujet
unitaire ne peut exister. D'autre part- autre partage, autre parturitionl'acte est à la fois unique, et répété compulsivement: il n'en faut pas
moins de douze prophètes pour proclamer la vérité sur Dieu à une humanité obtuse. (La pauvre Vierge-mère aura bien mérité, épuisée par tant
de naissances, les dévotions des adeptes sur son tombeau.)
Le désir des Persans, désir de savoir et de vie, a mis en marche le processus de leur engendrement comme sujets d'un nouveau savoir, et de
l'engendrement du texte, c'est-à-dire des lettre^.^ De Lettre en Lettre, les
Persans vont accumuler les traits d'un tableau de la société française au
début du dix-huitième siècle. A ce tableau de la société fait par morceaux
préside une interrogation des plus idéalistes. La question fondamentalepremière chronologiquement et primordiale, fondatrice de vérité-est
posée dès la Lettre 10: "si les hommes étaient heureux par les plaisirs et
les satisfactions des sens, ou par la pratique de la vertu."
On devine ce que devrait être la réponse. Montesquieu joue un tour
à ses lecteurs, eux aussi en quête de l'idéal, en leur présentant comme
réponse l'histoire des Troglodytes. Ce récit, qu'on a lu comme étant une
~ t o p i edébute
,~
par une peinture de la violence et l'égoïsme de la nature
humaine sans humanité (L. 11). La bmtaiité des anciens Troglodytes fait
4 Edward Said. Orientolism (New Yark: Vintage Books, 1978). p. 40.
5 Pour le genre episloWre, voir lanet Altman. Episrolori'y: Appronches ro a Fom (Columbus:
Ohio State University Pnss. 1982) et Ranald Rasbotlom. "Motifs in Epismlary Fiction: Analysis
of a Narrative Subgenre," L'Esprit CrPoteur 19 (1977). 279-301. Sur le désir comme principe
générateur du texte narratif, voir Peter Brooks. "Freud's Masterplot," Yale F m e h Srudies 55/56
(1977). 280-300. et John Bnnkman, 'The Other and the One: Psychoanalysis. Reading, the
Symposium," Yale F m h Studies 55/56 (1977). 3 9 6 4 5 6 .
6 Jean Ehrard, L'Idée de Nature
en
Fmnce dnns la prerniere moitié du X V I I f sihcle (Paris:
98 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
qu'ils passent par trois formes de gouvernement, ayant un roi qu'ils massacrent, des magistrats qu'ils massacrent encore, pour aboutir finalement
à une anarchie toute hobbesienne, si cruelle qu'elle ne laisse que deux
familles survivantes qui fonderont les nouveaux Troglodytes. Enfin on arrive à l'utopie des Lettres 12 et 13. mais on comprend que celle-ci n'est
nullement inhérente à la nature humaine. La société vertueuse a une origine inconnaissable qui régresse dans un passé sauvage et reculé: déjà
les premiers Troglodytes "avaient un roi d'une origine étrangère." Ici le
texte de Montesquieu récuse la notion d'origine, de nature, comme ce sera
le cas plus tard dans L'Esprii des lois,?car les peuples vemieux sont le
produit d'un long parcours aux multiples détours et obstacles, intérieursméchanceté et crime-et extérieurs-maladies, mauvais temps, et guerres. Les nouveaux Troglodytes se sont constitués en peuple libre seulement après que d'innombrables malheurs ont fait périr leurs ancêtres. Qui
plus est, ce peuple si vertueux risque fort de retomber dans l'esclavage
et les malheurs. selon la prophétie de leur nouveau roi qui pleure "de
les voir aujourd'hui assujettis" (L. 14). Aucune entité-que ce soit le
désir de savoir, ou la vertu d'un peuple-qui ne s'ouvre à autre chose, à
son supplément, selon ce que J.-L. Nancy appelle la "loi de l'écart"8 qui
creuse toutes les essences, tous les idéalismes.
Une autre réponse qui ouvre une large brèche dans l'idéalisme du
savoir, du savoir idéaliste, est donnée par Rica et Rhédi, dont les lettres contiennent les visions les plus satiriques du monde parisien. On
SEVPEN, 1963). pp. 347-48: "le bonheur des Troglodytes. c'est celui d'un âge d'or qui ne
[...] cette aspiration un
connaît pas le p&W (p. 348). "L'apologue du Tmglodyfes inbonheur calme et vunicux, abrite des passions mauvaises de la eupidit6 et de l'intérêt aveugle"
(p. 586). Si la panie centrale de cette histoire dépeint en effa une vie heureuse, il ne faut pas
dgliger que la premiére pmie peint un début dans le &sonire, et que la wnclusion laisse
prévoir une nouvelle 6fape: "voue v c m c o m n c e & vous peser," ainsi les avenit le mi dont
les "lamîs coulérem plus que jamais" (L. 14) en pensant h l'avenir de son peuple.
7 Suzanne Oearhart. "Rsading De l',%prit des lois: Maiiesquieu and the Rinngks of History."
Y& F m h Stvdils 59 (1980). 175-200. Ce que Montesquieu fera dans L'Esprit des lois est
déjà illustré dans cn &pisodede son m m : 'The task Dc l'%prit d a bis sets for itself is
that of sihiating d l ideals of nanur and themies of history 8ccording Io specific contexrs [...)
Montesquieu consmicts his own fhcory of history and explores the possibility of a history
wilhout a simple origin or a simple end, withwt a concept of nanur" (p. 177). Voir aussi
la discussion du &me auteur dans les chapitres 3 et 4 de The Open Boundory of History ond
Fiction: A Criricd Apprwch Io the F m h Enlighfmmnr (Rinceton: Rinceton University Ress.
1984): '%or Montesquieu [.J a disfussion of 'nature' in a relative sense [...] stems to have ail
but uimlctelv mLwd the discussion of ' m m ' in the sense of cither Hobbes.
Locke. or
~~~~.
~ousseai"(&. 14i-421. Ouoioue cet wieur ne Iraite .as I'toisode des ïh~ioelBdvrea.ce o u ' h
~~
history is by right and in essence fne of cuhwai determination" (pp. 126 et 127).
8 Jean-luc Nancy, Ego Swn (Pais: FI-aion,
1979). p. 28.
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a souvent remarqué l'opposition entre l'idéalisme sérieux d'Usbek et le
relativisme enjoué de Rica. Celui-ci, frappé par le "mouvement continuel" de la vie parisienne, raconte ce qu'il voit, et ce qu'il voit, c'est
une société qui se donne à voir, une société qui vit selon les valeurs de
représentation. Le monarque donne lui-même l'exemple: Midas moderne.
il transforme un titre de noblesse en or:
Il n'a point de mines d'or [...] mais il a plus de richesses [...] parce qu'il les tire
de la vanité de ses sujets, [...] II les fait penser comme il veut. S'il n'a qu'un
million d'écus dans son trésor, et qu'il en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur
persuader qu'un écu en vaut deux, et ils le croient. (L. 24)
Le Pape aussi fait de même dans le domaine spirituel, faisant "croire que
trois ne sont qu'un, que le pain qu'on mange n'est pas du pain" (L. 24).
Rica et Rhédi voient ceux qui se donnent à la vue des autres: presque
toutes leurs lettres commencent par une allusion au regard. "Je vis hier
une chose assez singulière" (L. 28); "Lorsque j'anivai, je fus regardé"
(L. 30); "On peut avoir vu toutes les villes du Monde et être surpris en
anivant à Venise" (L. 3 1); "J'allai l'autre jour voir une maison" (L. 32).
Rica est réveillé par un homme qui lui "parut tout hors de lui-même"
(L. 45) et une autre fois: "je vis entrer un demis extraordinairement
habillé" (L. 49); même la vertu "si naturelle" est quelque chose qui se
voit, tout autant que les qualités fictives: "Je vois de tous côtés des gens
qui parlent sans cesse d'eux-mêmes: leurs conversations sont un miroir
qui présente toujours leur impertinente figure" (L. 50). A partir de ce
moment, ce que Rica entend s'ajoute à ce qu'il voit: ayant été tout yeux,
il devient aussi tout oreilles: 'Tétais ce matin dans ma chambre, qui,
comme tu sais, n'est séparée des autres que par une cloison fort mince
et percée en plusieurs endroits; de sorte qu'on entend tout ce qui se dit
dans la chambre voisine" (L. 54). Regardant, écoutant, Rica a compris
que le spectacle ne cache pas de vérité autre, que la vérité de cette société,
perméable avec ses murs percés, s'offre dans le jeu des multiples facettes
de la représentation: sorte de profondeur tout étalée en surface. La Lettre
84, consacrée au jeu des apparences, montre jusqu'à quel point celles-ci
peuvent tenir lieu de substance (je souligne):
Quel spectacle de voir rassemblées dans un même lieu toutes ces victimes de la
Paûie, qui ne respirent que ponr la défendre, et qui, se sentant le même cœur,
et non pas la même force, ne se plaignent que de l'impuissance où elles sont de
se sacrifier encore ponr elle!
1 M ) E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION
Quoi de plus admirable que de voir ces guemers débiles [...] chercher leur
derni2re sarisfaction dans cette image de la guerre, et partager leur cœur et leur
esprit entre les devoirs de la religion et ceux de l'art militaire! (L.84)
La fiction devient réalité, le paraître devient être, si ces mots ont
encore un sens. Rica entre aussi dans le jeu social: en abandonnant
son identité de Persan, il devient (une) personne. Lorsqu'il enlève ses
vêtements exotiques, il met un masque, qui dévoile en même temps sa
vraie valeur: "Cela me fit résoudre à quitter l'habit persan. [...] Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement: libre de tous les ornements
étrangers, je me vis apprécié au plus juste. [...] J'entrai tout à coup dans
un néant affreux" (L. 30). Il en tire la conclusion qui s'impose: qu'il
n'y a point d'essence, ni persane ni parisienne, on ne peut pas être persan ou parisien; c'est là le sens de la fameuse question "Comment peut-on
être Persan?" Il faut même passer au delà du simple relativisme, qui suppose tout de même la possibilité d'un centre d'après lequel on juge: "Il
me semble, Usbek, que nous ne jugeons jamais des choses que par un retour secret que nous faisons sur nous-mêmes" (L. 59). Mais si le "nous"
n'est plus le "même," comment faire "un retour secret" sur soi, qui est devenu un autre? Dans la Lettre 63, la dernière étape s'accomplit: "Je me
répands dans le monde. [...] Mon esprit perd insensiblement tout ce qui
lui reste d'asiatique, et se plie sans effort aux mœurs européennes." Le sujet (persan) est devenu tout à fait intégré à la société, et s'est dissous
dans l'autre. Finalement, Rica a compris que dans cette société occidentale, il n'y a pas de masque cachant une profondeur. Tout est masque,
c'est-à-dire que tout est vrai: "La dissimulation, cet art parmi nous si
pratiqué et si nécessaire, est ici inconnue: tout parle, tout se voit, tout
s'entend; le cœur se montre comme le visage" (L. 63).
Usbek avait déjà compris le caractère de Rica et anticipé l'assimilation
de celui-ci à la société environnante: grâce à une "santé parfaite," une
"gaieté naturelle" (L. 27). et la "vivacité de son esprit" il "saisit tout
avec promptitude" (L. 25), saisie qui est aussi une désaisie. Usbek, lui,
se plaint: "Pour moi, qui pense plus lentement, je ne suis en état de
te rien dire" (L. 25). "Mais, pour moi," commence une autre plainte
dans la Lettre 27: Usbek, qui ramène tout à lui, qui se cramponne à son
identité de Persan, se trouve vide, triste, et décentré. Usbek a le corps et
l'esprit "abattus," des réflexions "tristes": il se "tourne vers sa patrie" et se
considère comme toujours "plus étranger" (L. 27). Double centralisation
chez Usbek: retour à la patrie, et recherche de principes fondamentaux
expliquant la société; double idéalisme, double perte aussi. Sa tentative
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de préserver son essence et son identité se soldera par un échec, et la
société ne lui livrera pas son secret, bien au contraire, elle lui paraîtra
de plus en plus corrompue, dangereuse. Témoin sa dernière lettre avant
le drame du sérail, où figure la corruption la plus néfaste de toutes, celle
des ministres: "Quel plus grand crime que celui que commet un ministre
lorsqu'il corrompt les mœurs de toute une nation, dégrade les âmes les
plus généreuses, ternit l'éclat des dignités, obscurcit la vertu même, et
confond la plus haute naissance dans le mépris universel" (L. 146). Pour
celui, comme Rica, qui voit que la société consiste en des phénomènes
de surface, la société est là, toute ouverte, disponible, à accepter telle
quelle; mais Usbek continue à espérer, car "On a beau faire, la Vérité
s'échappe et perce toujours les ténèbres qui l'environnent. Il viendra un
jour où l'Eternel ne verra sur la terre que des vrais Croyants: le temps,
qui consume tout, détruira les erreurs mêmes; tous les hommes seront
étonnés de se voir sous le même étendard" (L. 35). Usbek ne s'intégrera
pas à la société, il ne deviendra pas sujet de cette société et il restera
le même, c'est-à-dire autre, un homme à l'écart qui n'y trouvera pas sa
place.
Rica et Usbek mettent en scène deux aliénations du sujet, celle qui
permet de s'intégrer à la société, et celle qui l'exclut. Rica s'aliène de
son identité persane pour entrer dans la société comme autre; Usbek reste
le même et reste aliéné.9 Rica devient autre pour être le même que tout
le monde, et Usbek reste le même pour être autre que tout le monde.
Il serait tentant de privilégier le parcours particulier de Rica, puisqu'il
permet au corps social d'exister, et sans corps social les membres n'ont
point de vie. En insistant sur la souffrance d'Usbek, Montesquieu semble
impliquer que Rica est supérieur à cause de sa capacité de s'adaptersupériorité qui ne signale pas le retour d'un idéalisme, puisque c'est
une supériorité de stratégie de survie sociale, (et non le retour du sujet
plein), que représente Rica. Mais la conclusion du roman devra nuancer,
et remettre en question cette implication.
Le savoir des sujets
La constitution du sujet du savoir reste donc une problématique importante des Lettres. Montesquieu ne néglige pas la question du savoir
9 Suzanne Gearhan a bien montré le contraste entre l'aliénation d'Uskk et l'intégration de Rica
dans la socikté dans "The Place and Senw of the 'Outsider': Stmeturalism and the Lettres
Persones." MLN 92 (1977). 724-48.
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lui-même sous sa forme exemplaire, le savoir scientifique. fort complexe, avec ses trois parties, dont une "mise en abyme," la Lettre 145 est
un des examens les plus probants de cette question.
Dans la première partie, Usbek s'identifie à "l'homme d'esprit," aux
"savants," et à l'"auteur," et il accable les "hommes lâches qui abandonnent leur foi pour une médiocre pension." Les premiers défendent un
savoir envers et contre tous, les seconds se vendent, corps et âme, pour
être acceptés par la société. Cette partie de la Lettre répond à la Lettre précédente de Rica, qui, comme on pourrait s'y attendre, défend les
"hommes modestes" et ridiculise les prétensions des savants orgueilleux,
"hommes absolus" qui "veulent être admirés" et qui "cherchent à être
supérieurs" (L. 144). Mais il y a plus: dans cette Lettre, Usbek cite
la lettre d'un autre savant qui fait figure à la fois d'homme scientifique s'occupant de problèmes contemporains,l0 et de savant légèrement
suranné, à en juger d'après le vocabulaire: le "ciron" rappelle Pascal, et
les "automates" rappellent Descartes.
Une différence frappante existe entre la prose d'Usbek et la lettre qu'il
cite: le savant utilise la predere personne sous toutes ses formes très
abondamment (43 fois en 37 lignes), alors qu'Usbek présente ses observations sur la société sans parler de lui-même. Il emploie je seulement
trois fois dans toute la Lettre, dont deux fois pour présenter le savant:
"Je n'y pense jamais que je ne me rappelle une lettre," utilisation qui
souligne l'identification d'Usbek au savant. Alors que celui-ci occupe
une place des plus visibles dans son activité d'observateur scientifique,
Usbek se cache ici derrière une attitude d'objectivité impersonnelle.
La disparition du sujet du savoir scientifique, du sujet du savoir
tout court, est un phénomène dans i'histoire occidentale depuis Galilée
bien analysé par T.J. Reiss: 'The Galilean trinity of mind/discoursel
phenomena, which opens up various distances [...] is reduced by later
Cartesianism to a dichotomy."ll Cette dichotomie, monde-discours, excluant le sujet, témoigne du processus d'occultation du sujet qui a lieu à
partir de la seconde moitié du dix-septième siècle environ:
Instead of an "ideai" exchange between the scientist's encoding of nature and
his perception of it, [...] the empincists [...] will assert their possession of the
11 Tirnnhy J. Reiss, ïhc Discourse of Modcrnism (Ithm: Corncll University Press, 1982). p.
36. Voir aussi son inmduction: "lnmduction: The Word-World Equation" au numéro de Yale
French Studies intitulé Sciencr. Languge and the Perspectivr Mind 49 (1973). F I Z .
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domain to which any given discoune refers. [...] This marks a denial, an occultation, of the acknowledgment that the human view of the world is necessady
a "perspectivai" one. It marks the assertion of such a view as absolute.'"
Usbek est celui qui veut s'occulter, tout en restant sujet entier du savoir,
et les connaissances qu'il proclame avec assurance veulent être objectives
et impersonnelles. Le savant qu'il cite, en occupant une place beaucoup
plus visible, démontre ce qu'Usbek ignore: qu'il y a toujours un sujet-dusavoir. Le vocabulaire que j'avais qualifié de légèrement démodé marque
l'appartenance du savant à une époque où le sujet n'était pas encore
occulté, comme il le sera plus tard au dix-huitième siècle.
Cependant, le savant n'est pas plus lucide sur lui-même qu3Usbekà chacun son aveuglement particulier. Le savant prétend à l'objectivité
parce que ce qu'il voit est vrai indépendamment de lui, et scientifiquement vérifié par d'autres observateurs à Stockholm, Leipzig, et Londres.
Mais demère son téléscope et son microscope se tient un œil; le couteau
de la dissection est tenu par une main: le sujet est plus que jamais
nécessaire, présent, responsable de ses expériences, et attaqué comme
tel par les femmes du quartier craignant que leurs chiens périssent au
laboratoire. Voilà l'homme de science poursuivi par des femmes animalisées (avec leurs "voix glapissantes") essayant de sauver la vie à
leurs animaux personnifiés ('un petit [chien], qu'elle aimait, disait-elle,
plus que ses enfants"). Le savant ne peut échapper à ce naufrage honteux dans la violence féminine et animalière. Violence généralisée dans
la dernière partie de la Lettre 145, où Usbek reprend la parole: au savant on "suscite mille persécutions" et à l'auteur, son ouvrage "attire des
querelles de toutes parts"; contre lui "la guerre [...] se déclare."
Ce n'est pas seulement la violence d'un public ignorant, mais celle
des autres savants: "Il n'est tout au plus estimé que de ceux qui se
sont appliqués au même genre de science que lui. Un philosophe a un
mépris souverain pour un homme qui a la tête chargée de faits, et il
est, à son tour, regardé comme un visionnaire par celui qui a une bonne
mémoire." Finalement, le savant et l'auteur, qui devraient être objectifs
et larges d'esprit, sont des hommes orgueilleux, partiaux, d'une étrange
étroitesse d'esprit: on est loin de l'objectivité de la recherche scientifique désintéressée. Leur mauvaise réputation pourrait donc être fort
bien méritée. La méfiance et la désapprobation universelles sont à la fois
un résultat et un symptôme du problème: elles révèlent que l'objectivité
12 Reiss, Discourse. pp. 3 6 3 7
L E S L E T T R E S P E R S A N E S 105
cache une prise de pouvoir par le savant-ce qu'Usbek ne voit pas.
Demère la poursuite de la science se cache un sujet vaniteux, exclusif,
ce qu'on a tendance à oublier dans l'euphorie des découvertes et du
progrès scientifique indéniables au dix-huitième siècle; mais les limites
de la connaissance sont inhérentes au système, et d'autant plus dangereuses qu'elles ne sont pas reconnues. Leur mise à nu sera un facteur
dans la crise qui ébranlera le savoir classique à la fin du dix-neuvième
siècle et au début du vingtième. Comme dit Reiss, il y a "a kind of permanent ghost in the machine, posing a latent question to the signifying,
denoting intentions of that di~course."'~Le texte de Montesquieu pourrait bien avoir dévoilé une des contradictions du discours scientifique.
Ainsi il renvoie dos à dos les deux personnages "absolus," le savant, qui,
au moins, disait je, et Usbek qui se cache, tous les deux possesseurs et
possessifs et jaloux de leur pouvoir.
Usbek constate donc son échec qui est à double face: impossibilité du
sujet de trouver la vérité et l'idéal, et impossibilité d'exister en tant que
sujet autonome: soit il se perd dans la société occidentale comme Rica
et n'est plus lui-même, soit il reste lui-même et ne peut plus rien savoir.
Usbek se plaint de Rica, en soulignant comment il est centré sur luimême: ''II semble qu'il ait oublié sa patrie, ou plutôt il semble qu'il m'ait
oublié moi-même, tant il est insensible à mes déplaisirs" (L. 155). Il subit
un échec qui est un véritable effondrement. II faudrait citer longuement
toute la Lettre 155:
Je vis dans un climat barbare, présent à tout ce qui m'importune, absent de tout
ce qui m'intéresse. Une tristesse sombre me saisit; je tombe dans un accablement
affreux: il me semble que je m'anéantis.
Dans une extrême ironie, il retrouve le sens de son identité, de son
être dans la jalousie et le soupçon de ses femmes: "je ne me retrouve
moi-même que lorsqu'une sombre jalousie vient s'allumer et enfanter
dans mon âme la crainte, les soupçons, la haine et les regrets." Il n'y a
littéralement plus de place pour lui sur terre:
Mais, quelque raison que j'ai eue de sortir de ma patrie, [...] je ne puis plus.
Nessir, rester dans cet affreux exil. [...] Malheureux que je suis! je souhaite de
revoir ma patrie, peut-être pour devenir plus malheureux encore!
13 Reiss. Discourse, p. 378.
106 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
Il est en dessous de tout et de tous, même pire que le "rebut indigne de
la Nature humaine," les eunuques qui sont encore plus fortunés que lui:
"vous ne gémiriez plus sur votre condition si vous connaissiez le malheur
de la mienne." Ce sont là les demières paroles qu'Usbek prononce dans
le texte. Le désir des hommes, qui a mis le roman en marche, se termine
par cette mort virtuelle; le désir des femmes, qui va conclure le roman,
se termine par une mort réelle, celle de Roxane.
Les femmes et le savoir
Pourquoi toutes ces femmes, pourrait-on se demander, comme Valéry
qui se demandait pourquoi tous ces eunuques? On soupçonne depuis
quelque temps que le roman du sérail n'est pas un simple cadre titillant
entourant les Lettres sur la société. Donner la parole aux êtres dominés a
été une invention radicale de Montesquieu. 11 avait lu les récits de voyage
de Chardin et Tavemier, entre autres.I4 Ceux-ci étaient rigoureusement
monologiques: monologue et mono-logique, obéissant à la logique de
l'unicité, de la supériorité de l'Occident sur l'orient, de l'homme sur la
femme. Or, Montesquieu renverse cette logique, pour ouvrir un écart dans
le monologue, dans la hiérarchie observateur-observé, homme-femme,
supérieur-inférieur. Le désir des hommes avait mis en branle le voyage
et le discours; le désir des femmes va l'arrêter et le prolonger au delà de
lui-même. Il est tout à fait frappant qu'au début du roman les hommes
naissent et qu'à la fin les femmes meurent, et que le sens du texte se
constitue dans cette ouverture.
Toutes les femmes qui écrivent des Lettres dans les Lenres persanes sont les femmes d'Usbek, enfermées au sérail et restées en Perse.
(J'exclus ici les lettres de femmes citées dans les Lettres ou les histoires intercalées où figurent des femmes, toutes écrites d'ailleurs par des
hommes, pour me concentrer sur les partenaires du dialogue hommesfemmes.) La Lettre 2, écrite par Usbek à son Eunuque noir, insiste sur
leur emprisonnement: "ni es le gardien fidèle des plus belles femmes
de Perse [...] tu tiens en tes mains les clefs de ces portes fatales qui ne
s'ouvrent que pour moi." Fatales, déjà? Usbek ne s'imaginait pas être si
bon prophète. Les femmes au sérail sont mises dans une prison d'où il
serait dangereux (pour qui?) qu'elles s'échappent.
Fascinantes mais inquiétantes, les femmes qu'il faut enfermer dans un
sérail comme dans une prison ou un couvent, attirent et repoussent, et
14 Voir la préface de P. Vernière. p. iv, sur les ouvrages que pos.&ait
la BrMc.
Montesquieu au chiteau de
LES LETTRES PERSANES 107
dominent l'imaginaire dans la France du dix-huitième siècle.ls Depuis
la Renaissance, la tendance a été de réduire toujours plus le champ
d'action des femmes, d'exclure les femmes des transactions marchandes, des guildes, des professions qu'elles pouvaient auparavant exercer de
plein droit.16 Le grand renfermement des fous au dix-septième siècle dont
parle Foucault17 s'est étendu aux femmes au siècle suivant, littéralement
(par les couvents) et moralement ainsi que politiquement, en ce qu'elles
sont de plus en plus réduites à la domesticité. Cependant, à mesure que
le siècle se déféodalise et que la noblesse acquiert les idéaux bourgeois:
mérite personnel, égalité, liberté individuelle,'8 les femmes, elles, sont
précisément exclues de ces valeurs tout en étant jugées d'après ces mêmes
normes. Prises dans un double lien ("double bind") entre d'une pari
l'idéal d'émancipation et d'égalitarisme et d'autre part les pratiques sociales réprimantes, les femmes n'ont plus de place vivable: émancipées,
elles dérangeraient l'ordre masculin, et soumises elles dérogeraient aux
nouveaux idéaux bourgeois qui sont de plus en plus généralisés.19
Dans les Lettres persanes, les femmes sont doublement privées: renfermées et coupées du monde par voiles et murailles, et de plus abandonnées par leur mari en quête de connaissance. Cette deuxième privation
les fait régresser encore plus dans leur corporalité et leur passé. Par
exemple, k h i , séparée de son mari, voit partout dans le sérail "un cmel
souvenir de ma félicité passée" (L. 3); Fatmé se plaint que "le feu coule
dans mes veines" en l'absence d'Usbek. Elle exprime déjà un double
lien où se trouvent les femmes:
Vous êtes bien cmels, vous autres hommes! Vous êtes charmés que nous ayons
des passions que nous ne puissions satisfaire; vous nous traitez commes si nous
15 Pierre Fauchery, La destinde fdMnine dans le r o m européen du dix-huitiEnre siècle (Faris:
Amiand Colin. 1972); RU& P. Thomas. "'Montesquieu'sH m m and Diderot's Convent: The
Woman as Pnsoner." French Review 52 (1978). 36-45.
16 Sur le travail des f e m s , voir Alice Clark, Working Life of Women in thc Seventeenth Century
(London: Routledge. 1919); Evelyne Sullerot. Histoire et sociologie du trawil féminin (Paris:
GonIhier, 1968).
17 Michel Foucault, Histoire de lo folie d 1'8ge classique (1961: réimp. Paris: Union ûénérale
d'Editions. 1964). chapitre 2. "ix grand renfermement."
18 Guy Chaussinant-Nogaret.La noblesse ou x V I I ~silele: de la fCo&litd aur lumiEres (Paris:
Hachette, 1976). possim.
19 Sur le double lien et l'expulsion de la femme hors de l'univers masculin, voir Leslie W. Rabine,
"History, ldealogy and Femininity in Manon Lescaut," Stonford French Review 5 (1981). 6 5 4 3 .
et Fauchery, pp. 831-38.
108 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION
étions insensibles, et vous seriez bien fâchés que nous le fussions; vous croyez
que nos désirs, si longtemps mortifiés, seront imités à votre vue. (L.7)
Lors de leur vie avec leur mari, ces femmes étaient réduites à n'être
que des beaux corps, et elles étaient dépossédées de tout pouvoir et
de toute liberté. Si étonnant que cela puisse paraître, elles parviennent
néanmoins à se révolter contre leur maître, elles réclament leur liberté et
rentrent dans la possession et d'elles mêmes et du savoir.
Possession de soi: à commencer par la vie du corps, alors que les
hommes, en quête de savoir, renoncent à leur sexualité, l'amour de la
science ayant remplacé la connaissance de la femme. Les femmes, elles,
revendiquent leur sexualité et refusent de priver leurs corps: 'Tai su, de
ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs," affirme Roxane
dans sa dernière lettre (L. 161). Au plaisir du corps se joint la poursuite
de l'identité et de l'indépendance de la personne qui refuse d'être la dupe
ou l'objet d'autrui: "Comment as-tu pensé que je fusse assez crédule pour
m'imaginer que je ne fusse dans le Monde que pour adorer tes caprices?"
(L. 161). De même Zachi: "Non; je ne puis plus soutenir l'humiliation
où je suis descendue" (L. 157).
Possession du savoir: les mots que Roxane emploie pour nommer les
valeurs au nom desquelles elle se révolte feraient un bon résumé des
idéaux des Lumières:
J'ai toujours été libre: j'ai réfonné tes lois sur celles de la Nature, et mon esprit
s'est toujours tenu dans I'indipendance [...] j'ai profané la vertu, en souffrant
qu'on appelât de ce nom ma soumission à tes fantaisies. (L. 161; je souligne.)
Liberté, Nature, vertu, indépendance, et plus bas, courage, telles sont
les valeurs qui constituent le fondement du savoir de ces femmes. Sans
ces valeurs le bonheur n'est pas possible: "Soyez sûr que vous n'êtes
point heureux" (L. 158), dit Zélis à Usbek; remarquons le ton autoritaire qu'emploie maintenant cette femme autrefois timide et dominée. La
question de Mirza à son ami Usbek dans la Lettre 10 que je citais plus
haut, sur la source du bonheur, reçoit enfin une réponse. Qui plus est,
ces valeurs et cette réponse ont été découvertes par les femmes par introspection et par réflexion, dans leur emprisonnement, sans le bénéfice
de livres ou de voyages.
Le sujet, par réflexion sur lui-même (les femmes sur elles-mêmes),
peut découvrir ces valeurs parce qu'elles sont innées, originaires, fondamentales. Point n'est besoin de voyager, d'accumuler observation sur
observation. Le voyage est un leurre, car chacun(e) peut découvrir la
vérité et la vertu présentes à l'intérieur de chaque être humain. Ainsi
L E S LETTRES PERSANES 109
le moment où Montesquieu conteste la mono-logique du monologue de
l'observateur masculin, en donnant la parole aux femmes, est aussi le
moment qui inaugure le retour de l'idéalisme le plus pur. En donnant
la voix aux femmes, Montesquieu semblait continuer à ouvrir encore
plus la brèche dans l'unicité de l'épistémé classique: or ce moment-là
est justement celui où s'affirme un vrai savoir, et un sujet transcendenta1 du savoir. La contradiction semble frappante entre deux sens de ce
texte: dans la plupart de son parcours, il a effectué une démolition de
l'idéalisme, mais à la fin ce même texte ne peut, semble-t-il, faire "sereinement son deuil de toute présen~e,"~"as plus que Jacques le Fataliste ne pouvait indéfiniment différer la narration de ses amours. Les
textes du dix-huitième siècle, même les plus "modernes," (tels les dialogues de Diderot et les Lettres persanes) ne peuvent se passer de la
présence de la présence, alors qu'un texte tout à fait "moderne" en ferait
plus volontiers son deuil, sinon sereinement.
Cependant, lorsque la vérité paraît, c'est doublement in extremis: à la
fin du texte, et dans le moment de l'agonie. Est-ce alors l'apothéose ou
le naufrage de la vérité? Mourir pour la vérité et la liberté (on pense
au cri du révolutionnaire "Give me liberty or give me death!") est sans
doute un geste héroïque, mais c'est aussi un geste négatif, puisque pour
ces femmes, la liberté ne sera pas vécue: échec autant que glorification. Naufrage inefficace, dans le cas de Roxane, en ce que sa révolte est
confinée au sérail, et n'a aucune dimension politique dans ce texte: le
système reste en place après sa mort.21Pourquoi et comment la présence
20 Roger Laporte. "Une double strat&ie." dans Ecarts: Quatre essais d propos de Jacques Der&
(Pans: Fayard. 1973). p. 259.
21 Sheila Mason insiste sur le fait que dans la L e t a 38 Montesquieu ne prolonge pas ses affirmations sur l'égalia &s femmes. ni les revendications de Roxane, par des propositions sur les
changemen& &,instaurer dans le dmit w le gouvcmement pour établir cene égalil& "On the evidence of the tert. her [Roxane] revolt has moral and social implications only. and the latter are
limited." "Similarly. the declamion of female equalify of Letter XXXVIIl enwls no demand for
the refom of women's leeal or ~oliticalstatus." Elle m o n a aue la même eonceotion limitée se
n w u v e dans L'Emrit de.?-lois.
Riddle of Roxane." dans ~ o m and
n ~ o c i ein
i Eiehteenthaussi analysé cc double aspect des Letrrer persanes, l'interrogation du savoir politique et le remur à la dom commune à la fin du roman dans "Le parcours idéologique des Lenrcs persanes:
figures de la socialil6 et discours politique," Europe 574 (1977). 60-79, et Laurent Versini a
fait des r e m v u e s analogues au sujet des femmes: "Les Letrrespersnner sont un des livres qui
vont le plus loin dans la dénonciation de leur servitude" et "le féminisme des Lettres persones a
cependant les limites [...] Roxane n'a plus qu'à mourir. finalement vaincue," Laclos et In trodilion: Essoi sur les sources d la technique der Liaisons dangereuses (Pans: Klincksieck. 1968).
pp. 522 et 561.
110 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
(pour reprendre le terme de R. Laporte), la vérité, la liberté, les vraies
valeurs, sont-elles impossibles à vivre? La réponse des Lettres persanes
n'est pas simple.
Une première réponse, philosophique, serait que la présence est ellemême ambiguë, et donc toujours déjà minée de l'intérieur: la faille
a toujours existé dans la métaphysique, quoique notre époque moderne s'applique particulièrement à la démystifier.2". Laporte explique
dans une phrase à la métaphore révélatrice (d'ailleurs inspirée de J.J. Rousseau): "La présence n'est pas seulement désirée, mais elle est redoutée, et elle est redoutée parce que la présence la plus intensément
présente: celle du jouir, coïnciderait avec la mort."23 L'emploi du vocabulaire chargé de sexualité pour parler de la présence n'est nullement un
hasard. De même que, pour les hommes, la femme était (de plus en plus,
au dix-huitième siècle) fascinante et inquiétante, désirée et crainte, de plus
en plus prise dans un double lien (sois libre, mais tiens-toi à ta place), de
même la présence est désirée, et elle effraie. S'agit-il d'une projection par
un discours masculin de la peur métaphysique sur les femmes? Une projection du double lien social et moral où se trouvent les femmes? Jouir
de la présence et jouir de la femme sont des buts nec plus ultra, mais
mortels-dans les deux sens du mot: dans la mort, et mortifère. Inversement, on pourmit se demander si la peur de la sexualité-c'est-à-dire de
la femme-n'a
pas été aussi projetée sur la métaphysique: n'attribuons
pas de primauté à l'un ou l'autre parcours, pour ne pas retomber dans
la métaphysique de l'origine. De profondes complicités existaient entre le discours métaphysique et le pouvoir masculin, et peut-être pas
seulement au dix-huitième siècle
Cette première réponse serait dans l'optique d'une déconstruction de
la présence, de la vérité, et ferait une œuvre moderne des Lettres.24Elle
n'exclut pas une deuxième réponse qui serait moins ambiguë et moins
moderne. Si les femmes n'arrivent pas à vivre libres et autonomes selon
...
22 Alicc Jardine résume ce qu'elle appelle le décentrement spécifique de l'époque moderne: "We
c m only nsme the work that opened the way Io Uiis dccenIe"ng: lhe Niefzschean nitique
of metaphysics, Ihe Frevdim nitique of self-presence, and the Heideggdan desmction of
metaphysics, of onta-thwlogy. of Ihc detennination of being as pirsence." Voir Gynesis (Ithaca:
Cmncll University Ress, 1985). p. 71. Elle montre le Lien entre ce décentrement épistémologique
et la nécessité de repenser le &le de la femme, par exemple pp. 31-49.
24 Sur le rapport entre le discours modeme et la remise en question du sujet plein, voir losu6
Harai. '%ritical FactionsiCritical Fictions." dans Turual Strntegies, éd. los& Harari (Ithaca:
Comcll University Press, 1979). pp. W et 41-42.
LES LETTRES PERSANES 1 1 1
les vraies valeurs, ce n'est pas parce que la vérité est toujours déjà impossible, mais parce que le pouvoir des hommes les en empêche. C'est
parce que le mari et maître a la force, et qu'il met un couteau à la main
de ses serviteurs, que les femmes ne peuvent pas exister comme êtres
libres.
Cette deuxième réponse est donc politique: la vérité, la liberté, le
bonheur nécessitent la destruction du pouvoir despotique. Les dernières
lettres des femmes abondent en imprécations contre les tyrans et la tyrannie, par exemple la Lettre 158 de Zélis: "C'est le tyran qui m'outrage, et
non pas celui qui exerce la tyrannie." Les dernières lettres des hommes
sont remplies d'expressions telles que celles-ci: "Je te mets le fer la
main" (L. 153); "Puisse cette lettre être comme la foudre [...] Solim est
votre premier eunuque, non pas pour vous garder, mais pour vous punir"
(L. 154). Finalement l'avènement de la vérité, de la liberté de la justice, n'est que différé. Le texte des Lettres persanes démystifie le savoir
mais néanmoins il permet une remystification à la fin, car il croit pouvoir laisser le sens se reconstituer dans un ailleurs à venir, dans un
avenir où le pouvoir juste et non tyrannique permettrait enfin au vrai
savoir d'exister.
Les Lettres persanes seraient un exemple d'une œuvre particulièrement
complexe, à la fois aveugle et clairvoyante selon les termes de Paul
de Man, hétérogène selon J. Hillis Miller:zJ clairvoyante dans son parcours démystificateur de la métaphysique, mais aveuglée par la persistante
croyance en la possibilité de la libération, soit initiale (la fuite hors du
royaume despotique) soit finale ou future (le renversement du système injuste du sérail). Comme celle-ci n'arrive pas dans le texte, et que la fuite
hors de la Perse n'amène qu'aliénation et la perte du savoir vrai et absolu, il est difficile de conclure. Sous peine d'être remystifié, le lecteur
ne peut qu'accepter la profonde et énigmatique ambivalence des Lettres
per~anes.~'
Northwestem University
25 Paul de Man, Blindncss nnd Insighf, spCcialmKnt l'essai 'Thc Rhetork of Blindness" (New
York: Oxford. 1971). 1. Hillis Miller parlant de "the hypothesis of a possible Merogemify
in literaiy texts" &net l'affirmation suivante avec laqucllc je suis pkinement d'acconl: 'The
ultimate justification for thihis modc of criticism [...] is that it works. It reveals hithcrto unidentifid
meanings and ways of having meaning in mapr literary texfs." '7hc Critic as Host," dans
Decomtwtion and Criricism (New York: Seabury Press, 1979), p. 252.
26 Je tiens A remercier taus mes collègues qui ont lu des hapcs antericwis de ce unvail, et
paniculiércrneni Dalia Judovitz, Andrew McKenna. et Maryline Weinwub.