4 UNE SI BELLE IMAGE (première partie) Depuis 1987, il fait partie
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4 UNE SI BELLE IMAGE (première partie) Depuis 1987, il fait partie
4 UNE SI BELLE IMAGE (première partie) Depuis 1987, il fait partie du quotidien de millions de Français. Pour commencer, c’est sa voix qui est entrée chez eux, via Europe 1. Une voix volontairement sèche, didactique, au ton à la fois monocorde et persuasif, à la diction presque parfaite – évidemment, elle ne lui est pas venue toute seule, il s’est entraîné. Ensuite, tout le pays a fait connaissance avec sa silhouette mince et souple, son visage de premier de la classe. Là encore, le look a été soigneusement étudié : il était petit et gros, il est devenu mince… tout en ayant la coquetterie de ne pas porter de talonnettes, contrairement à certains politiques qui ne se sentent bien que juchés sur des semelles triplement compensées. Lunettes sans monture soigneusement ajustées, nez droit, bouche mince mais fossette au menton, cheveux coupés avec une précision toute militaire, tenues de clergyman et chemises à col ouvert, il ressemble, dit-on, au gendre idéal. Mais s’il multiplie les apparitions sur les plateaux, s’il virevolte avec adresse d’une chaîne à l’autre, s’il devient, en quelques années seulement, l’un des animateurs-producteurs les plus en vue du PAF, Jean-Luc Delarue sépare soigneusement vie privée et vie publique. Pas de photos hors les plateaux. Pas d’interview en dehors de celles nécessaires à une promotion soigneusement orchestrée. Pas de confidences, et gare à qui parlerait trop au sein de sa garde rapprochée. Ses salariés ? Il ne les voit presque jamais depuis que Réservoir Prod a pris du poids. Les journalistes ? Il les fuit, quand il ne les menace pas de procès. Bref, Delarue déteste la surexposition médiatique. « Chemise blanche, col boutonné, sobriété, crédibilité », comme le disent avec leur humour grinçant les Guignols de l’Info, il déclare : « Je ne cache pas ma vie, mais je ne l’exhibe pas. » Il est la « grande muette des médias », comme l’affirme David Zar-Ayan1. Peut-être. Mais il sait, à merveille, se servir de la presse. Garder, quoi qu’il advienne, l’image d’un animateur « bien sous tous rapports », attentionné, honnête. Telle a sans aucun doute été l’ambition de Jean-Luc Delarue tout au long de sa carrière, et pour cause. Cette image est le gage que les chaînes publiques continueront de l’employer, pour ne pas dire de l’encenser. Elle sera pourtant largement écornée au fil du temps et des vicissitudes de l’existence. Retour en 1993. Jean-Pierre Elkabbach est président du groupe France Télévisions, qui réunit France 2 et France 3. Il cherche à lui donner de l’envergure, et recrute tous azimuts. Pourquoi Jean-Luc Delarue, qu’il a rencontré à Europe 1 et qu’il tient en haute estime, ne quitterait-il pas 1. David Zar-Ayan, Jean-Luc Delarue, la coupe est pleine, op. cit. Canal + et sa « Grande famille » pour rejoindre le service public ? « Je trouvais qu’il avait du talent, dira-t-il. Sur Europe, il avait donné un coup de fouet, un coup de jeune au “7-9”. L’effet a été perceptible sur l’audience, mais surtout sur le ton. C’est pour cela que, devenu Président de France télévision, j’ai voulu le recruter… à prix d’or2 ! » « À prix d’or », c’est le moins que l’on puisse dire. Tout comme Nagui et Arthur, Jean-Luc Delarue, qui joue désormais dans la cour des grands, se voit proposer un contrat garantissant « un volume de chiffre d’affaires », et certains « petits » avantages3. Le paiement des échéances est unique en son genre : huit à quinze jours après réception des factures, contre soixante en général. Les avances sont accordées avant la constitution des sociétés. « Le 10 juin 1994, écrit Karl Laske, journaliste à Libération, France 2 a émis un chèque de 7,1 millions, alors que Réservoir Prod n’est pas encore créée. Un deuxième chèque de 40,9 millions parvient à Delarue dès septembre. » Rien d’étonnant si la Cour des comptes note dans son rapport que « la plupart des sociétés d’animateurs-producteurs n’ont vu le jour que grâce à l’argent public dont elles ont bénéficié. […] La naissance de Réservoir Prod est l’exemple le plus spectaculaire de cette dérive ». CQFD. Et pourtant ! À l’époque, personne ne trouve rien à redire, ou presque. Mieux, Jean-Luc Delarue devient l’une des « poules aux œufs d’or » de la chaîne publique et fait des records d’audience – après tout, c’était le but recherché. Il faut attendre 1996 et le député Alain Griotteray pour que le scandale dit des « animateurs-producteurs » – l’affaire des « patates » pour les Guignols – éclate enfin. À sa décharge, Jean-Luc Delarue n’est pas le seul visé. Michel Drucker, Mireille Dumas ou encore Jacques Martin le sont aussi. Déstabilisé, Jean-Pierre Elkabbach finit par donner sa démission, et avoue avoir « fait des maladresses et des erreurs ». Jean-Luc Delarue sent le vent du boulet frôler sa tête. Mis en cause à plusieurs reprises dans les médias, il reste toutefois en place… à l’issue d’un bras de fer avec France 2. Malgré les piques d’une presse qui dit ne pas être dupe, il retrouve même toute sa légitimité. Jusqu’aux anicroches suivantes. À ce stade, quelques brèves explications juridiques s’avèrent indispensables. Il y a peu de temps encore, le Code du travail prévoyait qu’un salarié puisse être embauché soit par un contrat à durée indéterminé (CDI), garantissant un emploi stable et signé une fois pour toutes, soit par un contrat à durée déterminée (CDD), assurant quelques mois de travail et renouvelable une seule fois. Les producteurs, eux, embauchent systématiquement leurs salariés avec des CDD dits d’usage, indéfiniment renouvelables de saison en saison. Lorsqu’ils souhaitent se passer de leurs services, il leur suffit de les mettre dehors sans préavis ni indemnités de licenciement. 2. 3. Le Nouvel Observateur, 14 décembre 1997. Libération, 28 mars 1997, et rapport de la Cour des comptes. Il faut bien reconnaître qu’au début, ce type de politique salariale n’a pas été celle de Réservoir Prod. La société de Jean-Luc Delarue était même l’une des seules sur la place de Paris à embaucher les salariés en CDI. Néanmoins, au fil du temps, les choses se sont modifiées… et le CDD a fait son entrée, comme en témoigne Sophie (le prénom a été modifié), ex-employée de Delarue. « Quand j’ai été embauchée, dit-elle, on ne m’a pas laissé le choix. J’ai dû signer un contrat de six mois, sans avoir les mêmes avantages que mes collègues sous CDI. Je ne bénéficiais par exemple pas de la mutuelle. Mes demandes n’ont jamais été prises en compte. En fait, on m’a purement opposé une fin de non-recevoir. C’était comme ça, et pas autrement. Comme je ne voulais pas finir au chômage, je me suis inclinée. » Si Sophie accepte ces conditions de travail, tel n’est pas le cas de tous les salariés engagés en CDD… bien au contraire. Certains d’entre eux saisissent l’inspection du travail, et l’un de ses membres annonce son arrivée à Réservoir Prod. Lorsqu’il passe la porte, il constate pour commencer que cinq des employés sont obligés de travailler dans des conditions difficiles. Leurs bureaux sont en sous-sol, dans une pièce insuffisamment ventilée, sans éclairage naturel et dépourvue de baies vitrées à hauteur des yeux. D’autre part, malgré ses demandes, l’inspecteur du travail ne peut avoir accès à l’intégralité du registre du personnel. 20 février 2006. La 31e chambre du tribunal correctionnel de Paris n’a pas connu si grande affluence depuis longtemps. D’ordinaires déserts ou presque, les bancs de la presse et du public sont emplis d’une petite foule agitée. Sur toutes les lèvres, la même question : Viendra-t-il ? Ne viendra-t-il pas ? Il, c’est bien entendu Jean-Luc Delarue, qui comparaît aujourd’hui pour avoir « employé des salariés en CDD pour un emploi durable et habituel » et « entrave à l’exercice des fonctions d’un inspecteur du travail ». Le PDG de Réservoir Prod a fait savoir, la semaine précédente, qu’il estimait « injuste [s]a convocation devant la justice »4. N’empêche. Le voilà qui entre, visage tendu et lèvres serrées, mais épaules bien droites. Il s’avance à la barre pour répondre aux questions du président Olivier Perrus. « Si j’avais continué à n’avoir que des salariés en CDI, explique-t-il, je ne serais pas là devant vous aujourd’hui, tout simplement parce que j’aurais déposé le bilan. J’ai eu un esprit socialement très ouvert, que j’ai essayé de faire perdurer. Mais il ne faut pas oublier que le secteur de l’audiovisuel est extrêmement précaire, et que les chaînes de télévision ne s’engagent auprès des maisons de production que sur des contrats au maximum annuels. On ne peut pas garantir aux salariés ce que nous, nous ne pouvons prendre comme risque ! » 4. Le Nouvel Observateur médias, 20 février 2006.