Article Le Monde du mardi 3 mai 2016
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Article Le Monde du mardi 3 mai 2016
économie & entreprise | 11 0123 MARDI 3 MAI 2016 L’« industrie 4.0 » pour relocaliser la production Robotique, impression 3D, réalité augmentée… Les nouveaux outils défont les anciens modèles économiques L e phénomène de délocalisation industrielle touche-t-il à sa fin ? Le Boston Consulting Group (BCG) en est persuadé. Pour l’influent cabinet de conseil en stratégie, la transformation numérique qui touche aujourd’hui l’industrie rend caducs les anciens modèles économiques qui favorisaient des complexes industriels géants spécialisés et installés dans des pays à faible coût de main-d’œuvre. « L’avenir, ce sont de petites usines dites intelligentes, automatisées, capables d’une grande flexibilité dans la production et situées au plus près de leurs clients ou des consommateurs », affirme Olivier Scalabre, directeur associé au bureau de Paris du BCG. Ce bouleversement annoncé est le fruit de l’arrivée à maturité de plusieurs technologies comme la robotique, l’impression 3D, le big data, la réalité augmentée, les objets connectés, ou encore la simulation numérique. Un ensemble d’outils que l’on regroupe sous le terme global d’« industrie 4.0 ». « Le prix de ces technologies est en forte baisse. Aujourd’hui, un robot coûte aux alentours de 50 000 euros, ce qui le rend abordable même pour une PME. En combinant plusieurs de ces nouveaux outils, un industriel peut d’ores et déjà générer 15 % à 20 % de productivité supplémentaire », explique Olivier Scalabre. Il estime que, dans de contexte, la France a tous les atouts pour relocaliser sa production et revenir dans le peloton de tête des grandes nations industrielles. A condition toutefois de consentir d’importants efforts en matière d’investissements et de flexibilité du travail. Un point de vue que partage Jean-Baptiste Rougé, vice-président en charge du secteur industrie automobile chez CapGemini Consulting. Pour lui, cette prise de conscience des enjeux liés à l’industrie 4.0 est désormais générale dans les entreprises françaises, mais la transformation reste complexe à mettre en œuvre : « Une usine est construite pour fonctionner quelques dizaines d’années. On ne peut pas tout raser et repartir avec des usines 4.0 neuves ! » Malgré ces difficultés de mutation, quelques entreprises françai- Les entreprises doivent consentir d’importants efforts en matière d’investissements et de flexibilité du travail ses font figure de pionnières. C’est le cas d’Esteve, une PME toulousaine qui fabrique des pièces métalliques pour l’industrie aéronautique et spatiale. Avec sa filiale Fusia, Esteve a misé sur l’impression 3D métal appelée également « fabrication additive ». Ce procédé consiste à fabriquer une pièce à partir de fines couches de poudre métallique mises en fusion par un faisceau laser couplé à un modèle informatique de la pièce à produire. Un pari technologique en passe d’être gagné pour Fusia : l’entreprise voit son carnet de commandes exploser et va faire passer le nombre de ses imprimantes 3D de 3 à 20 unités avant la fin de l’année. Machines quasiment autonomes L’investissement reste néanmoins colossal pour la PME : près de 500 000 euros pour chaque machine. « Avec l’impression 3D, les gains sont multiples, affirme Cyrille Chanal, PDG d’Esteve et de Fusia. On est beaucoup plus réactif, on consomme beaucoup moins de matières premières et on peut imprimer des produits impossibles à fabriquer avec un usinage classique. » Les imprimantes 3D ont également un autre atout : une fois configurées, ce qui exige une expertise pointue, elles sont quasiment autonomes et peuvent tourner la nuit ou le week-end sous la surveillance d’un seul technicien. « Ce type de production est beaucoup moins dépendant des coûts salariaux que ne l’est la métallurgie traditionnelle. Sur un plan financier, il n’y aurait aucun intérêt à sous-traiter ses impressions 3D de pièces métalliques en Chine », explique le chef d’entreprise. S’appuyer sur l’impression 3D pour maintenir une production made in France, c’était également Une imprimante 3D, à l’inauguration de la Cité de l’objet connecté, près d’Angers, en juin 2015. JEAN-SÉBASTIEN ÉVRARD/AFP l’objectif de Jean-Michel Bertin, fondateur de la CTD, une coopérative spécialisée dans la fabrication de prothèses dentaires. Sur ce marché de plus d’un milliard d’euros par an en France, la délocalisation vers les pays à faible coût de main-d’œuvre semblait une tendance irrépressible. « Avec l’impression 3D, on va assister à une relocalisation en France de cette production », assure JeanMichel Bertin. Créée en 2010, CTD fabrique chaque jour 150 prothèses pour le compte de 45 laboratoires disséminés dans l’Hexagone. La structure coopérative permet de mutualiser des imprimantes 3D métal que leur coût (plus de 300 000 euros pièce) rend inabordables pour de petites structures. Pour contrer ses concurrents internationaux, CTD met en avant, d’une part, la qualité industrielle de ses produits en comparaison de ceux fabriqués manuellement en Asie, et, d’autre part, des délais de fabrication inférieurs à 24 heures, livraison comprise. « Soustraiter en Chine, c’est compliqué en termes de logistique. Si la prothèse doit être retravaillée, il faut une semaine pour la réexpédier à l’atelier, une autre semaine pour la récupérer, et ainsi de suite », illustre Jean-Michel Bertin. Une usine sans ouvriers ? De fait, si l’impression 3D continue à se généraliser dans les pays développés, le cabinet d’audit PWC avait estimé il y a deux ans que cela entraînerait à terme une chute de 41 % du trafic aérien cargo mondial et de 37 % de l’activité maritime ! « Avec la robotisation, l’impression 3D est l’un des principaux leviers de relocalisation en France de la production industrielle », estime Philippe Heinrich, consultant indépendant dans le monde industriel. Mais attention, prévient-il, si le « Le made in France ne constitue en rien la panacée contre le chômage de masse » PHILIPPE HEINRICH consultant made in France est évidemment en mesure d’améliorer la compétitivité du pays, il ne constitue en rien la panacée contre le chômage de masse : « Les usines avec des milliers d’ouvriers alignés, c’est fini, en Chine comme en France. » L’usine 4.0 sera-t-elle donc une usine sans ouvriers ? Jean-Baptiste Rougé ne le pense pas, même si les besoins en ressources humaines vont fortement évoluer. « L’industrie 4.0 nécessitera une main-d’œuvre moins nombreuse mais beaucoup plus qualifiée, capable d’intégrer le processus de production de bout en bout et de le reconfigurer de manière agile », précise-t-il. C’est pour contribuer à cet effort d’évangélisation à l’industrie 4.0 que le BCG va inaugurer cet été une usine-école sur le plateau de Saclay, à Villebon-surYvette (Essonne), en collaboration avec les écoles Supelec et Centrale Paris. Baptisée ICO (Innovation Center for Operations), l’installation abritera sur 1 000 m2 deux chaînes de production, l’une d’assemblage de scooters, l’autre de fabrication de bonbons. Le tout équipé des technologies de pointe en matière de robotique ou d’Internet. Objectif déclaré : fournir un laboratoire d’expérimentation réelle d’usines 4.0 à l’ensemble des industriels français. p didier géneau Lunetterie : l’impression 3D favorise la créativité et la proximité Encore trop imprécise pour l’élaboration des verres, la technologie trouve des débouchés notamment dans le prototypage des montures L’ impression 3D ne remplacera pas les usines traditionnelles, mais elle ouvre de nouveaux horizons, plus créatifs, et de nouveaux marchés, plus personnalisés et de proximité. Ainsi, dans le domaine de l’optique-lunetterie, cette technologie n’est pas compétitive par rapport à des unités, asiatiques pour la plupart, capables de produire plusieurs milliers de montures en une journée. En revanche, elle devient particulièrement intéressante pour des petites séries ou des créations unitaires en termes à la fois de coût, de créativité et de délai. C’est sur ce créneau qu’elle favorise la création d’entreprises et donc d’emplois locaux ou qu’elle enrichit la palette des services proposés par les opticiens. Autrement dit, elle n’est pas synonyme de relocalisation, mais plutôt de développement d’ateliers locaux. « En matière d’optique, nous n’en sommes qu’aux balbutiements, car il n’est pas encore possible de produire des lunettes de cette façon-là avec le même état de finition que les modèles actuels », modère Eric Plat, président-directeur général d’Atol. Transparence imparfaite A commencer par les verres ! « Il est très difficile d’atteindre en 3D des performances satisfaisantes en termes de transparence et de forme », explique Laurent Oulès, ancien directeur Stratégie et projets industriels d’Essilor. Seule la société néerlandaise Luxexcel, créée par des transfuges de Philips et de différents acteurs de l’électronique, propose la fabrication sur mesure de verres imprimés en 3D avec une transparence équivalente à celle des verres organiques. Et si elle promet d’imprimer des verres pour lunettes, ses réalisations intéressent pour l’instant surtout les marchés industriels (lentilles, verres spéciaux…). C’est du côté des montures et surtout du prototypage que l’impression 3D commence à trouver des débouchés. « Les grands fabricants comme l’italien Luxottica ou Decathlon, qui est le plus gros vendeur de lunettes solaires en France, utilisent l’impression 3D pour le design et la conception de leurs modèles », ajoute Laurent La technologie favorise les emplois locaux et enrichit la palette des services proposés par les opticiens Oulès. Ils produisent ainsi rapidement des prototypes réalistes sans devoir fabriquer les outillages ou les moules nécessaires aux productions en série. « Il suffit d’avoir le fichier du dessin et une imprimante pour imprimer une monture en moins de deux heures. Ce prototype permet de valider le confort et d’optimiser les aspects techniques », précise Marc Klein, directeur de l’enseigne Lissac. La marque a créé le Studio Lissac, un atelier entièrement consacré à la fabrication de lunettes sur mesure. L’opticien transmet au designer de la marque les attentes du client. Après validation du dessin par le client, l’atelier fabrique un prototype en 3D. « Bien plus proche du produit fini que la monture en plastique transparent de 2 mm d’épaisseur que nous proposions auparavant », ajoute Marc Klein. Puis la monture est réalisée par des artisans de manière traditionnelle. Plusieurs sites proposent à l’internaute de choisir ou de créer un modèle de monture en ligne, modèle qui sera fabriqué en 3D et expédié au client. Celui-ci pourra l’essayer, le porter, demander l’avis de ses proches et le faire modifier. Lorsqu’il sera satisfait, la monture 3D servira de modèle à un opticien qui la réalisera avec des matériaux « classiques ». « Cela permet de redévelopper un artisanat local de proximité. De plus, à terme, l’opticien pourra exploiter une imprimante 3D en complément des machines qu’il utilise déjà », souligne Charles Dagneaux, concepteur du logiciel de création de montures en ligne Optimaker. Le site Jérôme & Arnaud a choisi de tirer pleinement parti des caractéristiques de la technologie. Les fondateurs lancent leur marque avec une première collection de 150 paires de lunet- tes solaires dont la façade est entièrement fabriquée par imprimante 3D. « Cette collection se décline en cinq formes et deux couleurs. Cela veut dire que nous avons réalisé quinze exemplaires de chaque modèle, détaille Jérôme Philippot, opticien et cofondateur de la société. Cela est possible en impression 3D. Si nous l’avions fait en méthode traditionnelle, il aurait fallu fabriquer pour plus de 400 euros d’outillage pour chaque modèle ! » Autre parti pris, les stries de l’impression 3D restent visibles sur la monture, « cela donne un effet peau de pêche, un style particulier », souligne Jérôme Philippot. « La valeur ajoutée des lunettes est à la fois dans l’optique et dans le design. L’impression 3D deviendra disruptive lorsqu’elle conciliera ces deux aspects », conclut Eric Plat. p sophy caulier