La Balade du grand macabre

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La Balade du grand macabre
DOSSIER PEDAGOGIQUE
La Balade du grand macabre
Michel de Ghelderode
Distribution
Mise en scène : Stephen Shank
Avec
Avec
Philippe Allard : Sire Goulave
Didier Colfs : Videbolle
Jessica Gazon : Jusemina
Eric Breton le Veel : Basiliquet
Peter Ninane : Adrian
Françoise Oriane : Salivaine
Michel Poncelet : Porprenaz
Pascal Racan : Nékrozotar
Jean-François Rossion : Aspiquet
Une production de DEL Diffusion et du Théâtre Royal des Galeries
Dates : du 12 au 16 septembre 2006
Lieu : Aula Magna
Durée du spectacle : 1h10 – entracte – 1h
Réservations : 0800/25 325
Contact écoles :
Adrienne Gérard
0473/936.976 – 010/47.07.11 – [email protected]
I. L’auteur, Michel de Ghelderode
Celui qui allait devenir Michel de Ghelderode est né le 3 avril 1898, rue de l’Arbre
Bénit, à Ixelles, comme quatrième enfant d’une famille modeste flamande. Son véritable nom
était Adémar Adolphe Martens. Le pseudonyme “de Ghelderode” qu’il s’est choisi viendrait
de “Ghelrode”, un village situé entre Louvain et Aarschot.
De 1906 à 1914, Adémar Martens fait ses études en français à l’institut Saint-Louis,
collège catholique de Bruxelles. Il vit dans une ambiance religieuse qui le terrifie, et lorsqu’il
perdra la foi en Dieu à l’adolescence, il continuera à croire aux puissances du Mal.
On m’a trop souvent menacé naguère, mes parents et les prêtres, et ma
vie s’est édifiée sur la peur (…) Le prêtre clamait dans l’oratoire où l’on nous
rassemblait le soir, pareils à des coupables. Et nous baissions le front. Un vent
glacial nous frôlait la nuque et nous redoutions que la porte s’ouvrît et que
quelqu’un d’invisible vînt appréhender l’un de nous.
L’existence du diable est certaine, il suffit de regarder autour de soi. Dieu
se manifeste rarement.
Son père, employé aux archives du Royaume, lui donne le goût de l’histoire,
particulièrement pour les époques du Moyen Âge, de la Renaissance et de l’Inquisition.
Je me sens vraiment le contemporain de ces gens du Moyen Âge ou de
la pré-Renaissance. Je sais d’eux comment ils vivent et connais chacune de
leurs occupations. Je suis familier de leur cerveau et de leur cœur comme de
leur logis et de leur boutique.
De sa mère, il retiendra les légendes et histoires des petites gens racontées au coin
du feu.
Au cours de l’hiver 1914-15, une grave maladie (le typhus) l’oblige à garder la
chambre. Il écrit. Il griffonne quelques poèmes et se familiarise avec les écrivains de son
pays. La lecture de Charles De Coster (né dans la même rue que lui!) va le pousser vers la
littérature.
En 1918, à l’âge de 20 ans, il publie ses premières oeuvres: trois contes et une
première pièce de théâtre, La Mort regarde à la fenêtre. Après son service militaire, il
travaille comme vendeur à la librairie Lebègue, où il fait la connaissance de JeanneFrançoise Gérard, qu’il épousera en 1924. En 1923, il entre comme archiviste à la Maison
communale de Schaerbeek.
En 1925, c’est la création en néerlandais du Mystère de la Passion, la première de
ses pièces pour marionnettes. Ensuite, sa production théâtrale s’intensifie: il commence à
être joué de plus en plus fréquemment, surtout en Flandre. Le “Vlaamsche Volkstooneel”,
une compagnie flamande qui se veut populaire et d’avant-garde lui commande une série de
pièces. Celles-ci, écrites en français, sont aussitôt traduites et créées en néerlandais.
Pour le VVT, il a écrit Pantagleize, La Balade du Grand Macabre (1934), Barrabas
et Sortie de l’acteur (à la mémoire du comédien-vedette de la troupe, Renaat Verheyen).
Ghelderode cesse d’écrire pour le théâtre et redevient conteur. Il publie Sortilèges en
1941. Son état de santé s’altère considérablement: l’asthme l’éreinte de plus en plus.
Après la guerre, Ghelderode est découvert par les Français, en particulier avec la
création de Fastes d’enfer. Paris connaîtra dès lors quelques années de “ghelderodite
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aiguë”. Le théâtre de Ghelderode est publié chez Gallimard et commence à être joué dans le
monde entier. Ghelderode est heureux de ce qui lui arrive, mais l’énergie créatrice l’a quitté.
Il écrit une pièce encore, sur commande, pour un grand spectacle en plein air à
Woluwé : Marie la Misérable.
Ghelderode passe la fin de sa vie dans la même solitude qui a marqué son enfance.
Il se croit oublié de tous, ignorant que des amis se mobilisent auprès de l’Académie
suédoise, afin que le prix Nobel de littérature lui soit décerné. Michel de Ghelderode meurt à
Schaerbeek, le premier avril 1962.
Ghelderode, c’est le diamant noir qui ferme le collier de poètes que la
Belgique porte autour du cou. Ce diamant noir jette des feux cruels et nobles. Ils
ne blessent que les petites âmes. Ils éblouissent les autres.
Jean Cocteau
II. De l’édition à la scène, un long cheminement
La première édition de La Balade du Grand Macabre paraît le 15 décembre 1935,
mais l’ouvrage est publié à 300 exemplaires “non destinés au commerce” ; Roland Beyen
précise “que le dramaturge n’en distribua qu’une cinquantaine à des amis et à des critiques
et qu’il brûla le reste dans son poêle pendant et après la guerre, pour se chauffer”.
La pièce devait ensuite figurer, en 1943, dans le troisième et dernier volume du
Théâtre complet, paru à Bruxelles, aux Editions du Houblon.
Après l’oubli relatif où est tombée l’œuvre de Ghelderode durant les années qui ont
suivi la Libération, on sait que cette œuvre fait l’objet d’un intérêt nouveau en France, une
fois découvert par les théâtres parisiens. C’est ainsi que les Editions Gallimard commencent
en 1950 à publier son Théâtre, qui comportera du vivant de l’écrivain cinq volumes (le
sixième ne devant paraître qu’en 1982). La Balade du Grand Macabre appartient au
deuxième volume, qui paraît en 1952. A cette date, la pièce n’a encore jamais été
représentée.
Sa création sur la scène aura lieu en France, d’abord assez discrètement à Lyon, en
février 1953, dans une mise en scène de Roger Planchon -encore peu connu à cette
époque-, puis en octobre 1953, à Paris, au Studio des Champs-Elysées, dans une mise en
scène de René Dupuy. Ce dernier, craignant d’effrayer le public avec le mot “macabre”, a cru
devoir changer le titre de la pièce, qui devient, en dépit de l’opposition de l’auteur, La Grande
Kermesse. Cette création parisienne, qui a lieu au moment de la plus grande vogue du
dramaturge, entraînera un grand nombre de réactions des critiques, favorables ou non à
l’œuvre. A partir de là, la carrière de la pièce sera fulgurante : jouée à Stockholm dès le mois
de mai 1954, elle sera traduite dans de nombreuses langues, et représentée dans un grand
nombre de pays d’Europe, notamment en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Pologne.
Plusieurs fois reprise en Belgique, tant en Flandre dans une adaptation néerlandaise
qu’en Belgique francophone, La Balade du Grand Macabre est l’une des pièces les plus
jouées de Ghelderode.
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III. Le spectacle
Créé en plein air dans les ruines de l’abbaye de Villers-la-Ville en juillet 2006, le
spectacle a ensuite été retravaillé pour être adapté en salle. Il a alors été présenté au
Festival de Théâtre de Spa, mi-août 2006, avant d’être accueilli à l’Aula Magna de Louvainla-Neuve. Il poursuivra sa route au Théâtre Royal des Galerie en novembre 2006.
Le résumé de la farce
Dans la principauté de Breugellande, un homme, qui se fait appeler Nékrozotar,
tombe du ciel, effraye un ivrogne et annonce la fin du monde. Serait-ce l’Ange du Mal
débarquant pour faucher les vivants ? A la cour du Prince Goulave, monarque bégayant, à la
merci de ministres corrompus, on se prépare au désastre. Aux yeux des habitants de
Breugellande, tout va sombrer. D’ailleurs, une comète d’apocalypse était prédite. Nékrozotar
–notre grand macabre- sympathise avec quelques-unes de ses futures victimes: le
débonnaire Porprenaz, le philosophe astronome Videbolle et Salivaine, sa redoutable
compagne. Il se produit en effet un cataclysme météorique… Que deviendra le visionnaire
qui se croyait l’incarnation de la Mort ?
Le mot du metteur en scène
La rencontre avec Michel de Ghelderode
(…) J’avais quinze ans, je crois, lorsqu’un rideau s’ouvrit sur un arbre, dans la petite
salle culturelle de la place de Genval, à côté de la vieille Eglise… C’est alors qu’une fenêtre
s’est ouverte sur un monde qui était le mien. Je n’étais plus seul. Il y avait des couleurs
ocres, brunes, rouges et noires, des tons vieux rose, terre de Sienne. Il y avait des odeurs
d’automne, de vin, de fromage, de sueur, des parfums de cave, de vieux os et de femme. Il y
avait des cloches, des clochettes, et encore des cloches. Il y avait un ivrogne heureux. Il y
avait un homme solitaire mi-cadavre mi-bouffon, venu d’ailleurs et tombé de cet arbre de vie.
Il annonçait la mort imminente de la planète entière. Il y avait aussi un philosophe qui portait
une jupe, un ravi, qui regardait les étoiles, battu par une femme qui gueulait l’impuissance
des hommes. Un roi bégayeur et gourmand entouré de ministres usurpateurs, alourdis par
leurs mensonges et leurs charges, impotentes et affamés de pouvoir. Et puis aussi… un
ivrogne heureux…
Voilà des gens qui connaissaient la peur, le désarroi, l’abandon, le faux, le
mensonge, la tromperie, les excès, l’amour et la mort qui n’avaient pas peur de le dire et qui
se trouvaient par la magie du théâtre flottant dans la grâce, légers, aériens, et drôles. Non,
chantait cette farce, il n faut pas avoir peur de la mort. Elle est là, mais elle meurt aussi.
Gérard Vivane avait monté La Balade du grand macabre avec Georges Bossair dans
le rôle de Nékrozotar, et Suzy Falk dans le rôle de Salivaine. J’en étais le spectateur
stupéfait. Je ne serais plus jamais le même. Il y a eu avant le Grand Macabre et il y a eu
l’après.
Et puis il y avait l’auteur de cette farce, qui semblait sentir dans sa chair l’identité
indéfinie, intangible, brumeuse comme le pays lui-même dont il était issu ; l’identité trouble
de ceux qui y vivent, de tous ceux, en fait, qui vivent sur cette planète. Et puis il y avait son
regard, perçant, ironique et triomphant. Il y avait Michel de Ghelderode, notre Shakespeare,
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mais qui n’est pourtant pas tragique, lui. Non, Michel de Ghelderode n’est pas grec : chez lui
aucune tentative de se surpasser, aucun vol trop prêt du soleil, aucune noyade fatale.
Comme Breughel qui se rit de la chute d’Icare, et refuse d’en faire un cas (il en fait plutôt un
événement insignifiant au milieu de la vie qui se poursuit, les champs qui se labourent, les
ouvriers qui dorment), Ghelderode aussi sait que, quoi que l’on veuille, on se retrouve
toujours dans la merde et quand on y est ce ne sera qu’un grand rire qui nous en relèvera,
nous remettra debout avec un souffle nouveau.
Jouer Ghelderode n’est pas un cadeau, c’est une grâce accordée en abondance,
foisonnante, ruisselante, débordante et généreuse. Jouer Ghelderode, c’est entrer dans le
plus beau de l’être humain, dans ce qu’il a de plus laid, de plus noble, de plus traître, de plus
plat, de plus exalté, de plus fin et de plus grossier, de plus tendre et de plus violent. C’est
pénétrer, à coup de hache, dans la solitude de nos fissures, de nos blessures d’hommes et
de femmes et y trouver l’esprit, l’âme, et le cœur.
La particularité de Villers-la-Ville
Cet été 2006 voit ma septième participation à un spectacle à Villers avec La Balade
du Grand Macabre de Michel de Ghelderode. Shakespeare fut mon premier parcours
initiatique dans ce lieu théâtral d’été. 1995 : Hamlet à Villers-la-Ville. Oui, c’est comme
comédien que j'ai atterri dans cet endroit unique dans le paysage théâtral belge... Il n’y a pas
une masse d’endroits où, dans l’esprit du théâtre populaire de tous les temps (théâtre
antique, mystère, commedia, ou chambre de rhétorique), le comédien ou la comédienne,
sous le soleil couchant ou la lumière des étoiles, peut crier nos morts à tous, soupirer nos
amours à tous, hurler nos brisures à tous, ou faire éclater des rires gras dans un souffle
commun avec un millier de personnes en attente de ces cris, de ces soupirs, de ces rires
que nous connaissons tous. Villers-la-Ville est un de ces endroits, avec la cour des Papes en
Avignon, avec Shakespeare in the Park à New York, avec l’Opéra de Santa Fe... Qu’on aime
la démarche ou qu’on la haïsse, Villers est incontournable, et peut s’afficher sans honte avec
ces lieux mythiques. C’est un privilège d’avoir les jambes qu’il faut (des centaines de
kilomètres marchés chaque été entre loges et plateaux, de plateau à plateau, sur les
plateaux) ! C’est un privilège d’avoir le souffle qu’il faut, et se découvrir la puissance d’une
voix qui peut faire taire les oiseaux ou faire sangloter au vingtième rang ! C’est un privilège
que de tisser, chaque soir, le fil ténu d’une histoire qui déferle ou rebondit, qui se glisse et
s’immisce tout en tendresse et pudeur entre les plateaux agrippés aux vieux murs et un
millier de personnes en attente dans la douceur d’un soir d’été, le froid, la pluie ou le soleil
couchant. Quoiqu’on en dise, c’est un privilège, une jouissance.
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IV. Ghelderode, auteur flamand d’expression française
Ghelderode est un auteur flamand, nourri de légendes et traditions flamandes, d’art
flamand. Lui-même l’a déclaré maintes fois :
En moi tout est flamand, sauf la langue que j’utilise accidentellement.
Et encore :
Qui dit “Flandre” ne lance plus un cri de guerre immémorial, mais profère
une formule de magie poétique.
Or cette magie a deux aspects, intimement liés et cependant antinomiques.
C’est une des singularités de mon pays si vivant, qui possède une si
vaste aptitude aux plaisirs physiques, et qui sait se réjouir d’une façon frénétique
en toute occasion. Cette nation flamande, d’où je tire mes origines, m’apparaît
double : autant elle est vitale et matérialiste superbement, autant elle se complaît
à l’inquiétude métaphysique, autant elle entretient le goût du macabre ; un goût
qu’elle partage avec une nation comme les Espagnols, qui ont cette même
tendance à mêler la mort à l’existence quotidienne, mais en plus absolu.
Michel de Ghelderode, Les Entretiens d’Ostende.
C’est bien ce qu’on trouve dans les oeuvres des peintres flamands chers à notre
auteur : d’un côté le triomphe de la Mort, squelettes effilochant des lambeaux de chair
pourrie, roues et gibets, flammes de l’Enfer ; et de l’autre, kermesses et grasses prairies,
joies innocentes de la panse et de la peau, mains généreusement emplies de fruits et de
toutes sortes qu’offre la Mère Nature.
Dans aucune pièce comme dans La Balade du grand macabre, les deux principes
rivaux ne s’opposent avec tant de netteté.
A la Recherche d’un langage, le point de vue de Paul Willems
Un auteur dramatique flamand, écrivant en français, est confronté avec un problème
qui semble insoluble : celui de la langue. La langue parlée qu’il s’agit de transposer en
langue de théâtre.
La Belgique est un pays où le langage est remplacé par une bouillie bilingue. Notre
mémoire est engluée d’à peu près et souillée d’abominables phrases affichées partout :
« Chez nous, Madame, il fait propre dans les coins »… Ce sont moins les fautes de français
qui nous gênent (on s’en fiche, après tout) que le sirop, la gangue, les amoncellements mous
qui encombrent le langage. La pensée s’y englue. Jamais rien de net. « Chez nous, il fait
sale dans les coins. »
Tout écrivain belge pense avec nostalgie aux pays de grandes cultures, où la langue
vient du peuple même. Heureuse France, où déjà Malherbe écrivait son fameux : « Les
crocheteurs de Port-au-Foin sont nos maîtres en langage ».
En Belgique, nos maîtres en langage seraient des conducteurs de tramway, ceux qui
s’écrient : « Louis, de flèche is af ».
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Or quels sont les problèmes essentiels du théâtre ? Le temps, le lieu et le langage (la
langue étant une forme de l’action).
La solution classique, la règle des trois unités, est purement formelle. Recette plutôt
que solution. De bons cuisiniers dans la cuisine de la convention théâtrale, faisaient mijoter
d’excellentes tragédies.
Les conventions ont éclaté. L’auteur contemporain est démuni de toute recette, de
toute référence. Il faut qu’il invente pour chaque œuvre un temps, un lieu, une langue.
L’œuvre contemporaine puise ses matériaux dans la réalité et les soumet à ses propres lois.
C’est là que se pose un problème supplémentaire pour un homme de théâtre belge.
La langue de sa pièce ne peut, sous peine de mensonge, se référer à la réalité belge,
sans avoir été transposée. Le problème se pose dans les moindres détails. Par exemple, le
nom des personnages. Si un français appelle un de ses personnages monsieur Dupont, ce
nom seul le situe socialement et commande déjà son langage. De même pour Mr Smith en
Angleterre ou Herr Müller en Allemagne. Nous n’avons en Belgique que M. Beulemans.
Les auteurs belges ont trouvé des solutions parfois idiotes mais unanimes : Les
Pelléas et les Mélisande de Maeterlinck, les Bruno et les Carine de Crommelynck, les
pantagleize, Bergol, Lekidam, Nekrozotar, Vuidebolle, Jusemina ou Hermès de Fonséca
chez Michel de Ghelderode. Le choix même du pseudonyme « Michel de Ghelderode » est
aisément analysable et révélateur de tout un esprit qui nous est commun en Belgique. Ne
disposant pas d’un langage de référence, l’auteur belge est en même temps privé de lieu et
de temps.
Comment faire dire à un personnage qui vit à Anvers « Il pleut » alors que nous
savons tous qu’en réalité il dit « Het regent » ?
Les solutions sont diverses. Mais elles ont toutes un dénominateur commun : la
transposition qui va jusqu’à l’aliénation.
L’action de Pelléas se passe dans une forêt imaginaire, mais c’est tout de même la
Flandre.
La description que fait Crommelynck de ses décors est arrachement violent à toute
réalité, mais on y sent tout de même notre pays.
Ghelderode, lui, a pris un parti absolu. La Flandre est un songe paraît aux éditions
Durendal en 1953. Titre révélateur, plus révélateurs encore les quelques mots écrits en
dédicace sur l’exemplaire qu’il envoie à ma mère, Marie Gevers. « Ce songe que nous avons
en partage, aussi ancien que notre amitié.» Oui, Ghelderode trouve la solution, comme
beaucoup d’entre nous, dans le songe : Flandre du XVIè siècle rêvée, Espagne rêvée,
Jérusalem rêvée. Temps, Lieux, Langage rêvés.
Mais ne nous y trompons pas : il ne s’agit pas de pièces historiques. Il s’agit de nos
propres angoisses, de nos propres fantasmes, totalement dépaysés, parce qu’il est
impossible à un auteur flamand écrivant en français de situer autrement son œuvre. Dans
cette fuite, Ghelderode trouve aussi sa force.
C’est dans Mademoiselle Jaïre, qui est à mon avis sa plus belle pièce que
Ghelderode va le plus loin. Il apporte le souffle même de la mort avec une réalité, une force,
une horreur, qu’il n’aurait jamais atteintes s’il n’avait été forcé de se réfugier dans le songe.
Là, il a réussi à réintroduire par le détour des siècles, le patois de chez nous qui devient une
langue réinventée.
L’agression du « langage belge », cette sorte de poubelle linguistique de l’Europe, est
si impérieuse, que la plupart y succombent, mais lorsque des hommes comme Ghelderode
ont la force du refus ou l’audace de la fuite, ils retrouvent la liberté absolue, la liberté de la
poésie. Ceux qui vivent dans un pays de grande langue, qui peuvent nommer leur
personnage Monsieur Dupont sans arrière-pensée, atteignent rarement à ce monde-là.
Paul Willems
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V. Thèmes
LA FIN DU MONDE
Pour la plupart des religions, un beau jour, le Dieu créateur, lassé de contempler les
aventures de cette créature décevante qu’est l’homme, décidera d’y mettre fin.
Les premiers chrétiens ont pensé que cela allait se passer assez vite après la mort
du Christ. Mais le temps passa... Puis on se mit à penser que la fin du Monde serait pour
l’An Mille. Cependant l’An Mille passa. Au fil des siècles, de faux prophètes l’annoncèrent
pour 1656 (Christophe Colomb), pour le 21 mars 1848 (William Miller), pour 1921, 1924,
1928, 1931... Autant de déceptions ! L’An Deux Mille a été cité par deux prophéties : celle
de Nostradamus et celle de saint Malachie.
Nostradamus prévoit une période longue de paix, d’ordre, de sainteté, de
prospérité et d’abondance, entre 1955 et la fin du monde. On assistera
cependant à la fin de la Grande-Bretagne, à la chute de la monarchie anglaise, à
la conversion des protestants et de certains musulmans, au recul des Arabes
enfin devenus dociles, et à l’effondrement définitif du communisme, même en
Russie.
L. Cristiani, Nostradamus, Malachie et Cie , Ed. Le Centurion, 1955
En 1910, la comète de Halley passe à proximité de notre planète. Ce météore
effroyablement gigantesque suffit à semer en bien des esprits l’angoisse de la Fin du Monde.
Michel de Ghelderode (ou plutôt Adémar Martens) a alors 12 ans. Il est fort frappé par le
phénomène.
C’est alors que j’ai éprouvé, pour la première fois, le sentiment que le malheur et
la mort devaient être pour l’homme une aventure extraordinaire, d’une ampleur
formidable.
Cette impression d’enfance autant que la fréquentation d’artistes flamands, donnent à
Ghelderode, outre la hantise de la mort personnelle, celle du cataclysme final mettant fin à
l’entière humanité.
C’est en 1934 que Ghelderode écrit La Balade du Grand Macabre. Hitler vient de
prendre le pouvoir en Allemagne. Chacun, en Europe, sent que la catastrophe était proche.
De fait, nous vivons des temps crépusculaires et avec les ténèbres montent la
fièvre et la folie. S’agirait-il d’une répétition de l’an 2000 qui vient et n’est-il pas
écrit que, de mille en mille ans, la Bête serait déchaînée?
Michel de Ghelderode, cité par Roland Beyen dans son Ghelderode, Seghers 1974.
Et pourtant, comme Ghelderode le dit lui-même, La Balade du Grand Macabre est
une oeuvre optimiste qui se termine de la plus réconfortante façon ! Apparemment, la pièce
veut nous raconter la fin du monde, le triomphe de la Mort qui rôde et sème la terreur en
Breugellande. Mais soudain se produit un stupéfiant retournement. Le triomphe annoncé de
la destruction et des ténèbres se change en victoire de la lumière et de la joie de vivre.
Nékrozotar, annonciateur de l’Apocalypse, devient libérateur. Sa tâche accomplie (la
destruction des méchants, des vilains), il peut mourir content. Avec ces paroles, à la fois
d’avertissement et de bénédiction :
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- Le soleil. Et la liberté partout... plus précieuse que le soleil. La liberté... sans
quoi...la mort... la fin du monde... Pays d’or et d’azur... Terre grasse et fleurie.
Il expire et du tombeau où on le porte, surgissent enlacés, les deux jeunes amants,
Adrian et Jusemina. Adrian lance ce défi à la menace d’universelle destruction:
- Une trace restera de nous et rien ne saurait être bâti de plus éternel et fier et
audacieux que cette chair au parfum de cendre.
De quoi, Sire Goulave, prince de Breugellande, débarrassé de ses pernicieux
conseillers, se charge de tirer la conclusion:
- Ecoutez, mes féaux. D’un tombeau sort la vie. Il faudra nous conduire de sorte
que les hommes de l’avenir ne pleurent autrement que de joie. Comme je le
fais... Et que je vous embrasse, la fraternité n’étant pas une vaine inscription.
Soudards, sonnez. C’est le moment de boire en Breughellande. Sonnez vers le
soleil!...
C’est donc débarrassé de ses anciens démons que Ghelderode traite du thème. Voici
d’ailleurs comment il parle de sa pièce :
Sans doute, je pensais à l’an mil et, comment ne pas y penser, à l’an
deux mille. Nous sommes engagés dans une sorte de répétition générale de
cette fin du monde, puisque nous approchons à grandes brides et
vertigineusement de ce pas difficile à sauter, dont l’Apocalypse nous dit qu’il
coïncidera avec les ébats de la Bête relâchée. Cette Balade du Grand Macabre
serait donc plutôt une œuvre de réaction, à l’encontre de cette Mademoiselle
Jaïre, qui me laissait un peu troublé et que j’avais craint de relire. Délivré de mes
fantasmes, j’ai pu éprouver un mouvement de joie et de libération, bien que la
Mort fût toujours en filigrane dans le décor. Seulement, je l’ai traitée autrement;
j’ai tout renversé; j’en ai fait un personnage burlesque; c’était ma revanche, et
c’était aussi la revanche de la vie. J’avais quelque motif de penser à la fin du
monde, à une époque très déprimante, vers les années 1934-35, comme notre
ciel devenait sombre et que s’annonçait le Massacre the biggest in the world. Le
thème ancien, retrouvé dans une cave à marionnettes, cette histoire de la Mort
qui part en ribote, une nuit, et qui soûle, s’endort si profondément qu’on la croit
morte et que ses deux compagnons veulent enterrer, je vous en ai déjà parlé. Je
n’ai fait que porter ce thème de l’échelle puérile -folklorique- à l’échelle humaine,
en l’élargissant. Mais dilaté, ce thème, en rejoignait un autre : celui de la
déchéance des hommes, qui ont perdu le sens de la joie et de la liberté. Il va
sans dire que cette pièce joyeuse et où l’on rit beaucoup malgré la Mort qui tout
gouverne, finit très bien, puisque les hommes y retrouvent non seulement la joie
de vivre, mais le sens de la liberté, de toutes les libertés, et de la nature qui leur
paraît très belle, après ce pseudo-désastre. Ceci peut sembler simpliste, mais
n’oubliez pas que j’intitule cette pièce “Farce pour rhétoriciens” et les rhétoriciens
étaient des âmes simples.
Michel de Ghelderode, Les Entretiens d’Ostende.
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LA MORT APPRIVOISEE
Bien que cela reste lié à une certaine hantise de la fin du monde, Michel de
Ghelderode a, par la maladie, très vite été confronté à la peur de mourir.
En 1914-1915, le jeune homme tombe malade du typhus avec menace de méningite.
Il est en danger durant six mois. Sa convalescence se prolonge jusqu’en 1919 et il ne se
remet jamais complètement de cette maladie.
Son ami Jean Francis raconte une confidence que lui fit l’écrivain, à propos de cette
maladie:
Une nuit, il fut la proie d’un cauchemar : une vieille tout de noir vêtue
s’approcha du lit où il reposait et, se penchant à son oreille, lui murmura : - Ne
crains rien. Tu ne risques pas la mort cette fois-ci. Mais redoute ta soixantetroisième année.
Je sais que ces choses-là paraissent peu vraisemblables, mais je sais
aussi que cette prédiction rassurait Ghelderode chaque fois que la maladie
s’abattait sur lui. Je sais aussi qu’en janvier 1962, malade encore et gravement, il
dit à son entourage: - Cela va mieux. Je crois que la vieille s’est trompée : j’aurai
bientôt soixante-quatre ans.
Il ne les eut jamais, puisqu’il mourut le 1er avril 1962, deux jours avant
son soixante-quatrième anniversaire.
Jean Francis, L’éternel aujourd’hui de Michel de Ghelderode, Bruxelles, 1968.
Vraie ou inventée, l’anecdote montre bel et bien la hantise de la mort chez l’auteur.
Toute son œuvre tourne toujours autour de cette angoisse. La Balade du Grand Macabre est
la pièce dans laquelle il parvient peut-être le mieux à la maîtriser et à l’exorciser.
J’ai rencontré la mort partout. Dans la peinture, dans les livres, exprimée
par la musique même. Comme j’avais l’oeil prématurément ouvert, je la voyais
plus qu’il ne fallait. Cette idée de la mort est devenue dominante, à tel point
qu’elle apparaît comme thème de base de mon oeuvre.
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VI. Et pour terminer … quelques jeux de langage
Les personnages
NEKROZOTAR
« Nécro », préfixe signifiant « qui a rapport avec la mort » (nécrologie, nécrophile,
nécrose) ;
« Zot », en bruxellois, un sot, un fou ;
« -ard » suffixe de noms ou d'adjectifs auxquels il donne une nuance péjorative ou
vulgaire (froussard, revanchard, pendard).
Nékrozotar est donc le fou de la mort, mais peut-être aussi un sot, un débile.
ASPIQUET
La vipère porte aussi le nom d'« aspic » (une langue d'aspic = une méchante langue).
VIDEBOLLE
« Qui vide le bol », donc qui boit, ivrogne. Mais surtout, celui « qui a le bol vide »,
c'est-à-dire qui n'a rien dans la tête ; par extension, se dit aussi de celui qui a les « boules »
(testicules) vides, c'est-à-dire impuissant, référence à la domination qu’exerce sa femme sur
lui ?
BASILIQUET
Le « basilic » est un reptile auquel, dans la mythologie, les anciens attribuaient le
pouvoir de tuer par son seul regard.
POPRENAZ
De « pourpre » et de « nez », qui a le nez rouge, donc un ivrogne invétéré.
SALIVAINE
Composé de « salive » et de « haine », donc qui salive de haine, qui écume de haine.
Mais saliver signifie aussi « baver d'envie », ce qui pourrait très bien se rapporter à
l'insatisfaction permanente de ce personnage.
GOULAVE
Proche de « goulu » synonyme de « glouton ». En bruxellois, il existe le terme
« goulaf » pour désigner un glouton.
Quelques néologismes
Ce qui caractérise (aussi) le théâtre de Michel de Ghelderode, c’est la langue que
parlent ses personnages. C’est une langue d’invention, faite de flamand, de bruxellois, de
jargons, d’archaïsmes lexicaux, de néologismes étonnants. C’est une langue baroque,
bizarre, étrange, excentrique. C’est une langue influencée par les musiques qui
accompagnaient l’écriture de la plupart des pièces. C’est une langue qui coule, qui scande,
qui chante, qui danse…
En général, quand une pièce est écrite, son architecture générale est
fixée : les recherches portent sur les mots. J’ai remarqué que les acteurs, parfois,
substituent inconsciemment un mot à un autre. Ils font cela parce qu’il y a des
mots dissonants. Ils les remplacent d’instinct par des mots consonants. J’ai fait
mon profit de cette leçon et je cherche des mots aux timbres musicaux idéaux.
Michel de Ghelderode
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Un boyeur
_... qui regarde en l’air niaisement (de “bayer”= regarder en l’air
niaisement)
Une bedondaine _... amalgame de “bedon” et de “bedaine” qui désignent tous deux
un “ventre rond”
Caramélique _... qui a le goût ou le parfum de caramel
Le décousement _... action de découdre, de défaire, de mettre en pièces, d’anéantir
Un émasculateur _... celui qui ôte les muscles
La fessure _... l’arrière-train, le postérieur, les fesses
Un gustateur _... un dégustateur
Macabrant ... qui est ou rend macabre
Punais _... qui est infesté de punaises (petit parasite de l’homme)
La transluciblafardité _... le fait d’être pâle au point d’être translucide
Transfigurateur … qui transfigure
Fauchement … action de faucher
Sources
Roland BEYEN, Ghelderode, Seghers Théâtre, Parie, 1974.
Ghelderode, in Marginales, Revue bimestrielle des Idées et des Lettres, n° 112-113, mai 1967.
Programme du Théâtre National, La Balade du grand macabre, saison 1979-80.
Ghelderode et ses sortilèges (dossier pédagogique du Théâtre du Sygne).
La Balade du grand macabre, programme de Villers-la-Ville, juillet 2006.
www.lesbaladinsdumiroir.be
www.kuleuven.be
www.ghelderode.be
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