Michel de Ghelderode
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Michel de Ghelderode
Michel de Ghelderode Un tragique de l’identité 1 Critiques Littéraires Collection dirigée par Maguy Albet Dernières parutions Connie Ho-yee KWONG, Du langage au silence, 2011. V. BRAGARD & S. RAVI (Sous la direction de), Ecritures mauriciennes au féminin : penser l’altérité, 2011. José Watunda KANGANDIO, Les Ressources du discours polémique dans le roman de Pius Ngandu Nkashama, 2011. Claude HERZFELD, Thomas Mann. Félix Krull, roman picaresque, 2010. Claude HERZFELD, Thomas Mann. Déclin et épanouissement dans Les Buddenbrook, 2010. Pierre WOLFCARIUS, Jacques Borel. S’écrire, s’écrier : les mots, à l’image immédiate de l’émotion, 2010. Myriam BENDHIF-SYLLAS, Genet, Proust, Chemins croisés, 2010. Aude MICHARD, Claude Simon, La question du lieu, 2010. Amel Fenniche-Fakhfakh, Fawzia Zouari, l'écriture de l'exil, 2010. Maha BADR, Georges Schehadé ou la poésie du réel, 2010. Robert SMADJA, De la littérature à la philosophie du sujet, 2010. Anna-Marie NAHLOVSKY, La femme au livre. Itinéraire d'une reconstruction de soi dans les relais d'écriture romanesque (Les écrivaines algériennes de la langue française), 2010. Marie-Rose ABOMO-MAURIN, Tchicaya ou l'éternelle quête de l'humanité de l'homme, 2010. Emmanuelle ROUSSELOT, Ostinato, Louis-René des Forêts. L'écriture comme lutte, 2010. Constantin FROSIN, L'autre Cioran, 2010. Jacques VOISINE, Au tournant des Lumières (1760-1820) et autres études, 2010. Karine BENAC-GIROUX, L’Inconstance dans la comédie du XVIIIe siècle, 2010. Christophe Désiré Atangana Kouna, La symbolique de l’immigré dans le roman francophone contemporain, 2010. Agata SYLWESTRZAK-WSZELAKI, Andreï Makine : l’identité problématique, 2010. Fabrice Schurmans Michel de Ghelderode Un tragique de l’identité Essai L’HARMATTAN 3 Du même auteur Sampaio, Jaime Salazar (2003), L’Illustre Génération. Paris: L’Harmattan, Théâtre des Cinq Continents (Traduction). Sampaio, Jaime Salazar (2009), La Bataille Navale. Paris: L’Harmattan, Théâtre des Cinq Continents (Traduction). Letria, José Jorge (2010), Croquemitaine et le rêve. Paris: L’Harmattan, Théâtre des Cinq Continents (Traduction). «Pour une poignée de cerises» (2009), Balises 11-12. Dire le mal 3. Bruxelles : Didier Devillez & Archives et Musée de la Littérature, 137-151 (Nouvelle). Je tiens à remercier Madame Françoise Kerff pour sa relecture attentive du manuscrit. © L'HARMATTAN, 2011 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-54117-7 EAN : 9782296541177 4 Introduction Lorsque l’historien se penche sur le siècle passé, il ne peut que constater l’importance de la question identitaire pour les artistes occidentaux. L’époque de troubles et de guerres qui s’ouvrit en 1914 porta bon nombre d’écrivains à travailler sur les fondements de l’identité de l’homme mais aussi de leur art. Aucune des assises morales du monde d’avant la grande guerre civile européenne ne parvint à éviter le pire : toutes les certitudes s’effondrèrent en quelques années. Pour les artistes, il fallait repenser l’homme et la société dans le cadre d’une pratique également bouleversée par les événements. Parmi d’autres, Michel de Ghelderode participa au mouvement de remise en cause des codes en vigueur dans le théâtre. Nous proposons ici d’analyser la question de l’identité dans quelques-uns de ses textes. Dans un premier temps, il s’agira de montrer qu’elle rejoint les préoccupations d’autres dramaturges de l’époque. Dans la première partie, nous parcourrons rapidement quelques pièces d’Apollinaire, Maïakovski, Cocteau et Pirandello questionnant, entre autres, la notion de personnage. L’essai de Robert Abirached consacré à la crise du personnage dans le théâtre moderne nous servira alors de guide afin de mieux mettre en évidence la prégnance de cette question chez les auteurs de la modernité théâtrale. Pirandello comme Ghelderode utilisèrent souvent les ambiguïtés du carnaval afin de déstabiliser le personnage et partant l’homme. Le carnavalesque, par ses renversements des valeurs, ses mascarades, ses travestissements interroge de fait l’identité de l’individu. Dans la seconde partie, nous tenterons de voir pourquoi ce concept cher à Bakhtine sert bien une lecture du théâtre ghelderodien. Après avoir passé en revue quelques ouvrages consacrés à la fête et aux 5 masques, nous montrerons que l’une des pièces tardives de l’auteur (Masques Ostendais) peut servir de paradigme à une théorie du festif. Comme Ghelderode nous y invite d’ailleurs, il a bien fallu lire dans un même mouvement ses Masques Ostendais et une certaine peinture de James Ensor. L’artiste belgo-anglais fascinait en effet un Ghelderode qui tenta à plusieurs reprises de traduire dans ses pièces quelque chose de cet univers pictural étrange. Cette lecture croisée en induisit une autre en cours d’exploration. L’écrivain belge commerça profondément dans sa jeunesse avec les romans de Jean Lorrain. L’un d’entre eux, Monsieur de Phocas, attira particulièrement notre attention parce qu’il mettait en scène une figure également hantée par les masques. Dans la dernière partie de ce travail, nous nous attacherons à poursuivre la question identitaire dans la première grande pièce du répertoire ghelderodien : La Mort du Docteur Faust (1925). Ghelderode y questionne tous les codes, déstabilise constamment le récepteur, pose - au-delà du côté music-hall - des questions tragiques sur l’identité du personnage. Elle intéressa peu les exégètes. Cependant, elle constitue peut-être l’une des rares pièces alliant les apports du futurisme et de l’expressionnisme relativement au théâtre. Nous essayerons de montrer ce que ce Faust doit aux mouvements en question et comment il utilise leur esthétique scénique pour travailler la problématique identitaire. Si la critique ne manqua pas de relever la parenté entre le premier théâtre de Ghelderode et l’expressionnisme, elle ne s’intéressa guère au genre auquel elle ressortit clairement : la tragédie. C’est que, fondamentalement, ce théâtre-là constitue un jalon important dans ce qu’Omesco appelle la métamorphose de la tragédie. Or, on sait l’importance de la question de l’identité pour un pan essentiel du nouveau théâtre. Nous étudierons donc certaines pièces de Ghelderode à l’aide de concepts – tragique, tragédie – définis, entre autres, par Omesco et 6 Domenach. Cependant, il nous semblait que la crise du personnage ghelderodien renvoyait à quelque chose de plus fondamental ayant trait à l’identité humaine. Confrontant les intuitions de Ghelderode aux observations de Morin sur L’identité humaine, il apparut en cours de recherche que son premier théâtre posait aussi des questions ontologiques essentielles. On le voit déjà la question de l’identité du personnage et de l’homme semble innerver une partie importante du théâtre de Michel de Ghelderode. En l’occurrence, on gagne quelque clarté à analyser le théâtre de l’écrivain belge par le biais de la théorie de l’institution. Avec Bourdieu, nous croyons que la position d’un écrivain dans le champ peut souvent déterminer en partie le sens de l’œuvre. L’instabilité constitutive de ses Faust, Christophe Colomb, Don Juan… renvoie en ce cas à la position instable qu’occupe Ghelderode dans le champ littéraire belge : au gré des mouvements des instances de légitimation, il adopte des postures diverses, voire opposées, afin de gagner quelque reconnaissance. Comme nous le verrons, Ghelderode et son œuvre conviennent assez bien à ce genre d’exercice critique. Nous entendons donc avancer lesté de quelques solides références et muni des garanties de l’esprit scientifique. Nous savons néanmoins que tout travail de lecture implique un certain degré de sympathie par rapport à l’œuvre. Le chercheur ne peut s’éviter lorsqu’il entreprend de fréquenter un écrivain. Jean Stengers remarquait que la démarche scientifique, pour objectivante qu’elle soit, comportait à l’origine une part essentielle de subjectivité. Le choix du sujet, la façon de l’aborder, les hypothèses… ressortissent en effet à la part la plus intime du chercheur, celui-ci incluant dans l’objet de sa recherche quelque chose de son rapport à l’histoire et à la société. En ce cas nous avons parfaite 7 conscience qu’en parlant de Ghelderode, c’est aussi de la Belgique et de notre rapport à l’identité que l’on parle. 8 De l’Europe en crise à la crise du théâtre Le théâtre de Ghelderode participe d’un vaste mouvement parcourant les scènes européennes qui interroge la pratique théâtrale, son rapport au réel, le concept de mimésis, etc. Parmi les questions que (se) posent les auteurs et leurs œuvres, celles relatives au personnage retiendront ici notre attention car, plus que d’autres, elles débouchent sur l’une des caractéristiques essentielles du théâtre ghelderodien : la crise identitaire. Lorsque Ghelderode entre dans le champ théâtral, celui-ci est parcouru par diverses secousses depuis grosso modo 1872, date de la publication de La Naissance de la Tragédie. De Moscou à Paris, des écrivains et des metteurs en scène tentent de sortir le théâtre de l’impasse du boulevard et du canon classique aux mises en scène figées. La bourgeoisie a confisqué la scène à son usage et elle l’utilise de fait comme moyen de divertissement ainsi que comme outil de distinction sociale. Pour la frange la plus réactionnaire de ce public, le personnage se réduit donc soit à un reflet légèrement déformé par l’humour, soit à une défroque amidonnée que l’on agite l’instant d’une représentation afin d’affirmer son appartenance au patrimoine bourgeois. Divers critiques et historiens ont montré l’importance des professionnels du théâtre dans ce vaste mouvement de crise et de remise en cause des arts de la scène en occident : Antoine, Stanislavski, Lugné-Poe, etc. ont fondé, on le sait, les bases de la modernité théâtrale. Prolongeant les réflexions de Wagner et de Baudelaire, ils ont cherché à fondre en un seul art nouveau – celui de la mise en scène – la parole, la musique, le décor, l’éclairage, etc. Les écrivains ne sont pas en reste qui décident pour un certain nombre de porter sur l’établi les fondements du texte de théâtre : la fable, le personnage, mais aussi le temps et l’espace. Après la 9 musique et la peinture, le théâtre déstabilise de la sorte la mimésis telle qu’on l’entendait jusque là. Entendons bien que l’on ne prétend nullement rejeter la notion même ; il s’agit plutôt de l’adapter à un réel que l’on appréhende autrement. L’on ne parle plus désormais de la Réalité, mais des réalités de l’infiniment petit, du cosmos, de l’inconscient, etc. Ce qu’on croyait tenir pour vrai s’émiette à mesure que la science met à jour des mondes insoupçonnés. À la reproduction fidèle et immuable de l’Un succède la reproduction incertaine du multiple. Comme l’ont montré écrivains et historiens, les arts reflètent alors une crise plus générale affectant l’Europe. Le mouvement initié à la fin du dix-neuvième siècle prendra de l’ampleur avec le premier conflit mondial. Il est connu depuis longtemps que le vingtième siècle ne commença vraiment qu’avec le conflit civil déchirant le continent à partir de 1914 (jusque au moins 1945). Stefan Zweig dans Le Monde d’hier, George L. Mosse, Éric Hobsbawm ou JeanMarie Domenach, pour ne citer qu’eux, ont finement observé les conséquences du conflit pour nos sociétés ainsi que la révolution qu’il provoqua dans les arts. Il faut, si l’on veut comprendre l’exacte portée du premier théâtre de Ghelderode, prendre la mesure des bouleversements traversant le champ social à l’époque car les idées d’effondrement des valeurs anciennes – celles du monde d’hier – et de renouveau allaient toucher de près les artistes qui, consciemment ou non, s’apprêtent à relayer quelque chose de ces préoccupations dans leurs œuvres. Si le traumatisme fut à la mesure de l’événement, c’est que pour la société bourgeoise du long dix-neuvième siècle, le monde (bourgeois s’entend) tendait nécessairement vers un mieux et ses valeurs devaient, dans un mouvement centripète, éclairer les périphéries de l’Europe. « À la différence du “long XIXe siècle”, qui semblait et fut en effet 10 une période de progrès matériel, intellectuel et moral presque ininterrompu, c’est-à-dire de progression des valeurs de la civilisation, on a assisté, depuis 1914, à une régression marquée de ces valeurs jusqu’alors considérées comme normales dans les pays développés et dans le milieu bourgeois, et dont on était convaincu qu’elles se propageraient aux régions plus retardataires et aux couches moins éclairées de la population. » (Hobsbawm, 1999 : 33) Avant 1914, les valeurs de la civilisation libérale progressaient lentement mais sûrement. « Au nombre de ces valeurs, il y avait la méfiance à l’égard de la dictature et du pouvoir absolu ; l’attachement au régime constitutionnel dans le cadre de gouvernements ou d’assemblées de représentants librement élus, garants de l’État de droit […]. La raison, le débat public, l’éducation, la science et la possibilité d’améliorer la condition humaine, telles étaient les valeurs qui devaient inspirer l’État et la société. Il semblait indicatif dans ce contexte que celles-ci devaient progresser tout au long du siècle et étaient destinées à gagner encore du terrain. » (Hobsbawm, 1999 : 154) Pour l’historien anglais, les choses sont claires : avec Sarajevo commença une longue guerre de trente et un ans (1914-1945), 1914 ne faisant qu’ « inaugurer l’ère des massacres ». Parmi les conséquences fondamentales de la guerre, il en est une qui entraînera un questionnement sur les fondements philosophique, éthique, anthropologique de notre humanité. La « brutalisation » de l’homme européen remet de fait en cause l’identité collective de sociétés ayant cru disposer avec la rationalité et l’héritage des Lumières d’autant de garde-fous contre les excès de l’hubris. « Le caractère total des efforts de guerre et la détermination des deux camps à mener une guerre sans limite et à n’importe quel prix ont certainement laissé leur marque. Sans cela, la brutalité et l’inhumanité croissante du XXe siècle 11 s’expliquent mal. Sur cette montée de la barbarie après 1914, il n’y a malheureusement aucun doute. » (Hobsbawm, 1999 : 78-79) Parmi d’autres écrivains, Simenon a rendu compte de l’émergence de cette barbarie dans le quotidien des populations d’Europe. Dans Les trois crimes de mes amis (1938), il expliquait par la guerre la croissance de la rapine, de la prostitution, du crime en Belgique et en Allemagne. « N’était-ce pas plutôt la faute à cette guerre que, enfants, nous avions vécue sans la comprendre et qui nous avait marqués à notre insu Je ne suis pas loin de le penser parce que j’ai connu l’Allemagne quelques années après la période vertigineuse d’inflation où on comptait les marks par millions et par milliards. Or, la jeunesse que j’ai rencontrée, celle qui avait l’âge que nous avions après l’occupation, était marquée, elle aussi, d’un sceau maudit. » Plus loin, à propos de jeunes Allemands, il aura ces mots terribles : « Ils avaient vu leur père ruiné en quelques jours, leur mère accepter un amant pour manger ; ils avaient vu des fortunes se faire et se défaire en moins de temps qu’il n’en fallait pour compter les billets, et ils ne croyaient plus en rien ni en personne. » Si la guerre remit en cause une certaine idée que l’on se faisait de l’homme, elle eut également une influence sur la place de celui-ci dans le temps et l’espace. George L. Mosse a montré l’importance de certaines innovations technologiques sur le rapport désormais problématique de l’homme à ces deux catégories essentielles pour la situation de soi dans la réalité : « Des inventions comme l’automobile, le téléphone, le télégraphe et le cinéma (toutes apparues au tournant du siècle) révolutionnèrent jusqu’à la perception du temps. La réalité, l’espace, la durée ne pouvaient plus se définir aussi simplement qu’autrefois : hommes et femmes se trouvèrent 12 confrontés au chaos de l’expérience. […] Il était impossible d’échapper à l’accélération du temps qui semblait porteuse de chaos. » (Mosse, 1999 : 66-67) La vitesse, le mouvement, la déstabilisation de soi, la remise en cause d’une culture incapable finalement de protéger l’homme contre lui-même, sont autant d’éléments expliquant pourquoi l’homme européen a alors connu une crise existentielle profonde dont la littérature devait évidemment rendre compte. Il est connu depuis Bourdieu que les œuvres des écrivains, si elles disent toujours quelque chose de leur position dans le champ, relayent également tout autant qu’elles (re)produisent les idéologies présentes au sein de la société. On ne s’étonnera guère dès lors de retrouver en littérature une remise en cause généralisée des codes. Au théâtre, les auteurs relayeront dans leurs pièces les remises en cause diverses qu’affronte le monde : les notions essentielles d’espace, de temps et de personnage ne sortiront pas indemnes de la déconstruction entreprise à partir de Jarry. 13 14 La crise de la théâtralité chez quelques auteurs Il n’est évidemment pas question ici de traiter dans le détail un sujet aussi complexe qu’essentiel. Même si Tchékhov, Jarry, Apollinaire, Pirandello, etc. ont précédé dans le temps l’émergence de Ghelderode, il ne faudrait pour autant en inférer que les premiers influencèrent nécessairement le second. Certes, il connaissait les textes de ses prédécesseurs, souvent de manière beaucoup moins approfondie d’ailleurs qu’il ne l’affirmera par la suite, mais cela ne suffit pas pour autant à étayer de bases solides la difficile science des sources. Il s’agira, à travers un certain nombre de pièces, de montrer que les auteurs de premier rang ont été d’une manière ou d’une autre sensibles à la remise en cause d’une certaine théâtralité, et il importe peu de ce point de vue qu’ils se soient lus ou influencés. Nous essayerons donc de montrer en quoi les premiers textes de Ghelderode s’inscrivent au cœur des préoccupations du théâtre moderne. De ce vaste chantier de remise en cause de la théâtralité classique, ne sortira pas une dramaturgie dominante. Même si nous ne nous intéressons qu’à ce nouveau théâtre, il serait erroné d’y voir les effets d’une pratique dominante car, à l’intérieur du champ, coexistent une multitude de pratiques répondant à la diversification et à la spécialisation des publics. Il ne faudrait pas en effet oublier que le vaudeville, les classiques, le music-hall, les revues, les spectacles de foire, etc. connaissent alors, pour certains de ces genres, leur apogée. Retenons donc que la période 1880-1925 correspond pour le théâtre à un moment d’effervescence où quelque chose de nouveau se cherche qui aura des conséquences dont on mesure encore les effets aujourd’hui. 15 Parmi les dramaturges participant à ce vaste travail de déconstruction, nous ne retiendrons que ceux dont les textes sont susceptibles d’éclairer l’entrée dans le champ de Michel de Ghelderode. Si ses premières pièces questionnent également les fondements de l’art dramatique tel qu’un certain public l’a connu et embaumé, elles ne sortent pas tout armées du néant. Apollinaire, Cocteau, Maïakovski et Pirandello le précèdent de peu dans l’entreprise et éclairent singulièrement les dires de l’auteur lui-même qui prétendait avec La Mort du Docteur Faust donner une pièce d’un genre entièrement nouveau et original. Même si Alfred Jarry doit être considéré comme le précurseur de la modernité théâtrale, c’est à Apollinaire, précédé de peu par les Manifestes futuristes sur lesquels nous reviendrons, que l’on s’intéressera d’abord. Cela parce qu’il fut le premier à dire la nécessité d’un théâtre nouveau conçu pour une société en ruines, doutant de tout, et dont les assisses venaient de se révéler beaucoup moins solides que prévu. Les Mamelles de Tirésias (1918) et sa préface peuvent de ce point de vue être lus comme la pièce programmatique de ce théâtre année zéro. Dès la préface, Apollinaire a bien le sentiment de proposer quelque chose de neuf au public. Il fait porter son entreprise iconoclaste sur les caractéristiques fondamentales de la théâtralité : le primat de la fable, la construction du personnage, le temps, l’espace et surtout le réalisme. Non pas qu’il nie celui-ci, mais il revendique un réalisme différent, adapté à la sensibilité de son temps. Il forgera même à cette fin un néologisme appelé à gagner ses galons dans un avenir proche : « Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a ainsi fait du surréalisme sans le savoir. » Dans le même ordre d’idées, il explique que sa pièce ne s’organise pas autour d’une fable, entendue comme agencement d’actions, mais plutôt selon 16 une logique qui lui est propre, très éloignée du principe de non contradiction posé comme essentiel dans les fables classiques. Face à l’abîme où vient de s’enfoncer la culture occidentale et son épistémè, Apollinaire propose une autre manière d’appréhender le monde et de le dire. Car c’est bien d’un système et non de « galipettes » (R. Abirached) qu’il s’agit. La préface laisse peu de doutes à ce sujet. Il y décrit en sept points « les traits essentiels de la dramaturgie qu’[il] propose » : 1. « Cet art sera moderne, simple, rapide avec les raccourcis ou les grossissements qui s’imposent si l’on veut frapper le spectateur. » 2. Le sujet sera suffisamment général « pour avoir une influence sur les esprits et sur les mœurs dans le sens du devoir et de l’honneur ». L’intention parodique ne fait ici pas de doute. 3. « Selon le cas, le tragique l’emportera sur le comique ou inversement. » L’équivalence Tragique/Comique, le renversement de l’un à l’autre, voire la neutralisation de l’un par l’autre dans une espèce de synthèse inédite, autant d’opérations expliquant pourquoi le grotesque1 revient en force dans le théâtre de l’après-guerre. On retrouvera ce genre d’équivalence chez Ghelderode. 4. Il faut en outre « porter au théâtre des esthétiques nouvelles et frappantes qui accentuent le caractère scénique des personnages et augmentent la pompe de la mise en scène ». 5. Avec ce nouveau théâtre, s’affiche clairement l’intention de lutter contre le théâtre en trompel’œil. 6. « La musique de la rime » interviendra à certains moments car « elle peut ajouter quelque beauté au pathétique, au comique ». 7. Les ressources du nouvel art dramatique sont infinies. Le dramaturge peut à loisir refuser Ubersfeld relève d’ailleurs que l’oxymore est bien la figure fondatrice du grotesque : « la présence en un même lieu de déterminations opposées fait éclater toute vue conformiste, rationnelle et rassurante du monde. » Grotesque qui selon elle apparaîtrait d’ailleurs plus particulièrement dans les périodes de crise, en ce cas, la guerre. (Ubersfeld in Corvin, 1998) 1 17 « tous les liens qui avaient paru nécessaires ou parfois renouant avec une tradition négligée, ne juge pas utile de renier les plus grands d’entre ses devanciers ». Il importe de relever que, sur ce point, les auteurs de l’avant-garde théâtrale prennent leurs distances par rapport au rejet radical qu’opèrent les futuristes relativement à l’héritage dramatique. Pour Apollinaire, Shakespeare, Marlowe, Goethe ont su dire leur époque, relayer dans leurs œuvres tout à la fois l’idéologie de leur temps ainsi que leur position dans le champ littéraire. Le problème dans le monde occidental, c’est que le public bourgeois s’est emparé de leurs pièces et a établi un canon à l’aune duquel se juge la culture générale du bourgeois. Les valeurs de ces pièces ne sont nullement les leurs, mais elles jouent désormais comme outils de la distinction sociale. Plus tard, Sartre, dont on sait qu’il fut peu perméable dans son propre théâtre aux formes nouvelles (il n’aimait pas les pièces de Beckett), analysera finement un phénomène dont on peut penser, à constater sa permanence malgré les coups de boutoir assénés au cours du siècle, qu’il appartient en propre à l’institution théâtrale. Dans une entrevue avec B. Dort en 1955, il parle entre autres choses des pièces du répertoire : « Des pièces qui, sans doute, autrefois – et je pense ici à Shakespeare – relevaient d’un authentique théâtre populaire, qui avaient été écrites pour les gens de ce tempslà, mais qui, maintenant, sont devenues des formes culturelles, font parties de l’héritage culturel bourgeois. » Il ajoutait ensuite : « Représenter Don Juan ou Racine, c’est bien, c’est utile, mais cela vient à côté. À un public populaire, il faut d’abord présenter des pièces pour lui : qui ont été écrites pour lui et qui lui parlent de lui. » (Sartre, 1992 : 75) Un constat et une revendication déjà exprimés par Apollinaire que l’on retrouvera plus tard sous diverses 18 plumes dont celle, particulièrement acerbe de ce point de vue, d’Antonin Artaud. Les Mamelles de Tirésias ouvre ensuite sur un prologue qui trouvera un lointain écho dans les essais du Théâtre de la cruauté. Le directeur de compagnie, « canne de tranchée à la main », revient sur les planches au lendemain de la guerre. Après quelques vers rappelant certains poèmes de Calligrammes (les lumières des bombardements, les ciels dont l’ennemi réussit à gommer les étoiles, rappellent l’ambiguïté de certains poèmes esthétisant la guerre), il annonce le sujet de la pièce dont il est inutile de souligner le côté ironique (« je vous rapporte une pièce dont le but est de réformer / les mœurs / il s’agit des enfants dans la famille/ »). Mais le plus important, qui rappelle les manifestes futuristes et annonce les propositions de Artaud, porte sur les formes nouvelles de cet art moderne : « […] La pièce a été faite pour une scène ancienne Car on ne nous aurait pas construit de théâtre nouveau Un théâtre rond à deux scènes /Une au centre l’autre formant comme un anneau /Autour des spectateurs et qui permettra/ Le grand déploiement de notre art moderne /Mariant souvent sans lien apparent comme dans la vie /Les sons les gestes les couleurs les cris les bruits /La musique la danse l’acrobatie la poésie la peinture /Les chœurs les actions et les décors multiples ». Parmi les autres éléments d’importance pointés par Apollinaire dans ce prologue, nous relèverons : la défense de brusques changements de ton (du pathétique au burlesque) ainsi que « l’usage raisonnable des invraisemblances ». Il développera également la notion d’« acteurs collectifs », en l’occurrence le peuple de Zanzibar, représenté par un acteur jouant avec divers objets dans le but de faire parler les foules. Il crée de la sorte le fameux 19 « personnage collectif et muet » que l’on retrouvera partout dans le théâtre des années 1920. Quant aux objets, le dramaturge les dotera de la parole, ce dont Cocteau (Les Mariés de la Tour Eiffel) et Ghelderode (La Mort du Docteur Faust) se souviendront par la suite. La révolution amorcée paraît totale lorsqu’Apollinaire défend pour le dramaturge nouveau le droit de ne plus tenir compte du temps ni de l’espace. Enfin, l’écrivain, abandonnant toute velléité de copie d’un fragment du présent ou d’un épisode du passé, créera une œuvre qui portera en elle sa propre justification : « Son univers est sa pièce A l’intérieur de laquelle il est le dieu créateur Qui dispose à son gré Les sons les gestes les démarches les masses les couleurs Non pas dans le seul but De photographier ce que l’on appelle une tranche de vie Mais pour faire surgir la vie même dans toute sa vérité Car la pièce doit être un univers complet […] ». Il est clair que le personnage de Thérèse ne pouvait sortir indemne d’une telle opération. Hautement volatile, elle implose et se métamorphose. La barbe lui pousse et, entrouvrant son corsage, elle voit ses seins prendre du champ sous la forme de deux ballons. Elle joue un instant avec ceux-ci avant de les faire exploser. Après Jarry, Apollinaire inaugure sur la scène occidentale un personnage mutilé, à l’identité incertaine (ici l’identité sexuelle), claudiquant dans l’incertitude de son être-là. Pour l’observateur, il n’y a plus de doute possible, si le père d’Ubu Roi avait grippé la mimésis, les coups portés par Apollinaire montrent qu’on peut la mettre à mort : « Voilà qui évacue sans ambages la mimésis et qui, poussé au terme de sa logique, entraîne l’effacement du personnage 20