Michel de Ghelderode

Transcription

Michel de Ghelderode
Michel de Ghelderode
Un tragique de l’identité
1
Critiques Littéraires
Collection dirigée par Maguy Albet
Dernières parutions
Connie Ho-yee KWONG, Du langage au silence, 2011.
V. BRAGARD & S. RAVI (Sous la direction de), Ecritures
mauriciennes au féminin : penser l’altérité, 2011.
José Watunda KANGANDIO, Les Ressources du discours
polémique dans le roman de Pius Ngandu Nkashama, 2011.
Claude HERZFELD, Thomas Mann. Félix Krull, roman
picaresque, 2010.
Claude HERZFELD, Thomas Mann. Déclin et épanouissement
dans Les Buddenbrook, 2010.
Pierre WOLFCARIUS, Jacques Borel. S’écrire, s’écrier : les mots,
à l’image immédiate de l’émotion, 2010.
Myriam BENDHIF-SYLLAS, Genet, Proust, Chemins croisés,
2010.
Aude MICHARD, Claude Simon, La question du lieu, 2010.
Amel Fenniche-Fakhfakh, Fawzia Zouari, l'écriture de l'exil, 2010.
Maha BADR, Georges Schehadé ou la poésie du réel, 2010.
Robert SMADJA, De la littérature à la philosophie du sujet, 2010.
Anna-Marie NAHLOVSKY, La femme au livre. Itinéraire d'une
reconstruction de soi dans les relais d'écriture romanesque (Les
écrivaines algériennes de la langue française), 2010.
Marie-Rose ABOMO-MAURIN, Tchicaya ou l'éternelle quête de
l'humanité de l'homme, 2010.
Emmanuelle ROUSSELOT, Ostinato, Louis-René des Forêts.
L'écriture comme lutte, 2010.
Constantin FROSIN, L'autre Cioran, 2010.
Jacques VOISINE, Au tournant des Lumières (1760-1820) et
autres études, 2010.
Karine BENAC-GIROUX, L’Inconstance dans la comédie du
XVIIIe siècle, 2010.
Christophe Désiré Atangana Kouna, La symbolique de l’immigré
dans le roman francophone contemporain, 2010.
Agata SYLWESTRZAK-WSZELAKI, Andreï Makine : l’identité
problématique, 2010.
Fabrice Schurmans
Michel de Ghelderode
Un tragique de l’identité
Essai
L’HARMATTAN
3
Du même auteur
Sampaio, Jaime Salazar (2003), L’Illustre Génération. Paris:
L’Harmattan, Théâtre des Cinq Continents (Traduction).
Sampaio, Jaime Salazar (2009), La Bataille Navale. Paris:
L’Harmattan, Théâtre des Cinq Continents (Traduction).
Letria, José Jorge (2010), Croquemitaine et le rêve. Paris:
L’Harmattan, Théâtre des Cinq Continents (Traduction).
«Pour une poignée de cerises» (2009), Balises 11-12. Dire le
mal 3. Bruxelles : Didier Devillez & Archives et Musée de la
Littérature, 137-151 (Nouvelle).
Je tiens à remercier Madame Françoise
Kerff pour sa relecture attentive du manuscrit.
© L'HARMATTAN, 2011
5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris
http://www.librairieharmattan.com
[email protected]
[email protected]
ISBN : 978-2-296-54117-7
EAN : 9782296541177
4
Introduction
Lorsque l’historien se penche sur le siècle passé, il ne peut
que constater l’importance de la question identitaire pour les
artistes occidentaux. L’époque de troubles et de guerres qui
s’ouvrit en 1914 porta bon nombre d’écrivains à travailler
sur les fondements de l’identité de l’homme mais aussi de
leur art. Aucune des assises morales du monde d’avant la
grande guerre civile européenne ne parvint à éviter le pire :
toutes les certitudes s’effondrèrent en quelques années. Pour
les artistes, il fallait repenser l’homme et la société dans le
cadre d’une pratique également bouleversée par les
événements. Parmi d’autres, Michel de Ghelderode participa
au mouvement de remise en cause des codes en vigueur dans
le théâtre.
Nous proposons ici d’analyser la question de l’identité
dans quelques-uns de ses textes. Dans un premier temps, il
s’agira de montrer qu’elle rejoint les préoccupations d’autres
dramaturges de l’époque. Dans la première partie, nous
parcourrons rapidement quelques pièces d’Apollinaire,
Maïakovski, Cocteau et Pirandello questionnant, entre
autres, la notion de personnage. L’essai de Robert Abirached
consacré à la crise du personnage dans le théâtre moderne
nous servira alors de guide afin de mieux mettre en évidence
la prégnance de cette question chez les auteurs de la
modernité théâtrale.
Pirandello comme Ghelderode utilisèrent souvent les
ambiguïtés du carnaval afin de déstabiliser le personnage et
partant l’homme. Le carnavalesque, par ses renversements
des valeurs, ses mascarades, ses travestissements interroge de
fait l’identité de l’individu. Dans la seconde partie, nous
tenterons de voir pourquoi ce concept cher à Bakhtine sert
bien une lecture du théâtre ghelderodien. Après avoir passé
en revue quelques ouvrages consacrés à la fête et aux
5
masques, nous montrerons que l’une des pièces tardives de
l’auteur (Masques Ostendais) peut servir de paradigme à une
théorie du festif. Comme Ghelderode nous y invite
d’ailleurs, il a bien fallu lire dans un même mouvement ses
Masques Ostendais et une certaine peinture de James Ensor.
L’artiste belgo-anglais fascinait en effet un Ghelderode qui
tenta à plusieurs reprises de traduire dans ses pièces quelque
chose de cet univers pictural étrange. Cette lecture croisée en
induisit une autre en cours d’exploration. L’écrivain belge
commerça profondément dans sa jeunesse avec les romans
de Jean Lorrain. L’un d’entre eux, Monsieur de Phocas, attira
particulièrement notre attention parce qu’il mettait en scène
une figure également hantée par les masques.
Dans la dernière partie de ce travail, nous nous
attacherons à poursuivre la question identitaire dans la
première grande pièce du répertoire ghelderodien : La Mort
du Docteur Faust (1925). Ghelderode y questionne tous les
codes, déstabilise constamment le récepteur, pose - au-delà
du côté music-hall - des questions tragiques sur l’identité du
personnage. Elle intéressa peu les exégètes. Cependant, elle
constitue peut-être l’une des rares pièces alliant les apports
du futurisme et de l’expressionnisme relativement au théâtre.
Nous essayerons de montrer ce que ce Faust doit aux
mouvements en question et comment il utilise leur
esthétique scénique pour travailler la problématique
identitaire. Si la critique ne manqua pas de relever la parenté
entre le premier théâtre de Ghelderode et l’expressionnisme,
elle ne s’intéressa guère au genre auquel elle ressortit
clairement : la tragédie. C’est que, fondamentalement, ce
théâtre-là constitue un jalon important dans ce qu’Omesco
appelle la métamorphose de la tragédie. Or, on sait
l’importance de la question de l’identité pour un pan
essentiel du nouveau théâtre. Nous étudierons donc
certaines pièces de Ghelderode à l’aide de concepts –
tragique, tragédie – définis, entre autres, par Omesco et
6
Domenach. Cependant, il nous semblait que la crise du
personnage ghelderodien renvoyait à quelque chose de plus
fondamental ayant trait à l’identité humaine. Confrontant les
intuitions de Ghelderode aux observations de Morin sur
L’identité humaine, il apparut en cours de recherche que son
premier théâtre posait aussi des questions ontologiques
essentielles.
On le voit déjà la question de l’identité du personnage et
de l’homme semble innerver une partie importante du
théâtre de Michel de Ghelderode. En l’occurrence, on gagne
quelque clarté à analyser le théâtre de l’écrivain belge par le
biais de la théorie de l’institution. Avec Bourdieu, nous
croyons que la position d’un écrivain dans le champ peut
souvent déterminer en partie le sens de l’œuvre. L’instabilité
constitutive de ses Faust, Christophe Colomb, Don Juan…
renvoie en ce cas à la position instable qu’occupe
Ghelderode dans le champ littéraire belge : au gré des
mouvements des instances de légitimation, il adopte des
postures diverses, voire opposées, afin de gagner quelque
reconnaissance. Comme nous le verrons, Ghelderode et son
œuvre conviennent assez bien à ce genre d’exercice critique.
Nous entendons donc avancer lesté de quelques solides
références et muni des garanties de l’esprit scientifique. Nous
savons néanmoins que tout travail de lecture implique un
certain degré de sympathie par rapport à l’œuvre. Le
chercheur ne peut s’éviter lorsqu’il entreprend de fréquenter
un écrivain. Jean Stengers remarquait que la démarche
scientifique, pour objectivante qu’elle soit, comportait à
l’origine une part essentielle de subjectivité. Le choix du
sujet, la façon de l’aborder, les hypothèses… ressortissent en
effet à la part la plus intime du chercheur, celui-ci incluant
dans l’objet de sa recherche quelque chose de son rapport à
l’histoire et à la société. En ce cas nous avons parfaite
7
conscience qu’en parlant de Ghelderode, c’est aussi de la
Belgique et de notre rapport à l’identité que l’on parle.
8
De l’Europe en crise à la crise du théâtre
Le théâtre de Ghelderode participe d’un vaste
mouvement parcourant les scènes européennes qui interroge
la pratique théâtrale, son rapport au réel, le concept de
mimésis, etc. Parmi les questions que (se) posent les auteurs
et leurs œuvres, celles relatives au personnage retiendront ici
notre attention car, plus que d’autres, elles débouchent sur
l’une des caractéristiques essentielles du théâtre
ghelderodien : la crise identitaire. Lorsque Ghelderode entre
dans le champ théâtral, celui-ci est parcouru par diverses
secousses depuis grosso modo 1872, date de la publication
de La Naissance de la Tragédie. De Moscou à Paris, des
écrivains et des metteurs en scène tentent de sortir le théâtre
de l’impasse du boulevard et du canon classique aux mises
en scène figées. La bourgeoisie a confisqué la scène à son
usage et elle l’utilise de fait comme moyen de divertissement
ainsi que comme outil de distinction sociale. Pour la frange
la plus réactionnaire de ce public, le personnage se réduit
donc soit à un reflet légèrement déformé par l’humour, soit à
une défroque amidonnée que l’on agite l’instant d’une
représentation afin d’affirmer son appartenance au
patrimoine bourgeois.
Divers critiques et historiens ont montré l’importance des
professionnels du théâtre dans ce vaste mouvement de crise
et de remise en cause des arts de la scène en occident :
Antoine, Stanislavski, Lugné-Poe, etc. ont fondé, on le sait,
les bases de la modernité théâtrale. Prolongeant les
réflexions de Wagner et de Baudelaire, ils ont cherché à
fondre en un seul art nouveau – celui de la mise en scène –
la parole, la musique, le décor, l’éclairage, etc. Les écrivains
ne sont pas en reste qui décident pour un certain nombre de
porter sur l’établi les fondements du texte de théâtre : la
fable, le personnage, mais aussi le temps et l’espace. Après la
9
musique et la peinture, le théâtre déstabilise de la sorte la
mimésis telle qu’on l’entendait jusque là. Entendons bien
que l’on ne prétend nullement rejeter la notion même ; il
s’agit plutôt de l’adapter à un réel que l’on appréhende
autrement. L’on ne parle plus désormais de la Réalité, mais
des réalités de l’infiniment petit, du cosmos, de l’inconscient,
etc. Ce qu’on croyait tenir pour vrai s’émiette à mesure que
la science met à jour des mondes insoupçonnés. À la
reproduction fidèle et immuable de l’Un succède la
reproduction incertaine du multiple.
Comme l’ont montré écrivains et historiens, les arts
reflètent alors une crise plus générale affectant l’Europe. Le
mouvement initié à la fin du dix-neuvième siècle prendra de
l’ampleur avec le premier conflit mondial. Il est connu
depuis longtemps que le vingtième siècle ne commença
vraiment qu’avec le conflit civil déchirant le continent à
partir de 1914 (jusque au moins 1945). Stefan Zweig dans Le
Monde d’hier, George L. Mosse, Éric Hobsbawm ou JeanMarie Domenach, pour ne citer qu’eux, ont finement
observé les conséquences du conflit pour nos sociétés ainsi
que la révolution qu’il provoqua dans les arts. Il faut, si l’on
veut comprendre l’exacte portée du premier théâtre de
Ghelderode, prendre la mesure des bouleversements
traversant le champ social à l’époque car les idées
d’effondrement des valeurs anciennes – celles du monde
d’hier – et de renouveau allaient toucher de près les artistes
qui, consciemment ou non, s’apprêtent à relayer quelque
chose de ces préoccupations dans leurs œuvres.
Si le traumatisme fut à la mesure de l’événement, c’est
que pour la société bourgeoise du long dix-neuvième siècle,
le monde (bourgeois s’entend) tendait nécessairement vers
un mieux et ses valeurs devaient, dans un mouvement
centripète, éclairer les périphéries de l’Europe. « À la
différence du “long XIXe siècle”, qui semblait et fut en effet
10
une période de progrès matériel, intellectuel et moral presque
ininterrompu, c’est-à-dire de progression des valeurs de la
civilisation, on a assisté, depuis 1914, à une régression
marquée de ces valeurs jusqu’alors considérées comme
normales dans les pays développés et dans le milieu
bourgeois, et dont on était convaincu qu’elles se
propageraient aux régions plus retardataires et aux couches
moins éclairées de la population. » (Hobsbawm, 1999 : 33)
Avant 1914, les valeurs de la civilisation libérale
progressaient lentement mais sûrement. « Au nombre de ces
valeurs, il y avait la méfiance à l’égard de la dictature et du
pouvoir absolu ; l’attachement au régime constitutionnel
dans le cadre de gouvernements ou d’assemblées de
représentants librement élus, garants de l’État de droit […].
La raison, le débat public, l’éducation, la science et la
possibilité d’améliorer la condition humaine, telles étaient les
valeurs qui devaient inspirer l’État et la société. Il semblait
indicatif dans ce contexte que celles-ci devaient progresser
tout au long du siècle et étaient destinées à gagner encore du
terrain. » (Hobsbawm, 1999 : 154)
Pour l’historien anglais, les choses sont claires : avec
Sarajevo commença une longue guerre de trente et un ans
(1914-1945), 1914 ne faisant qu’ « inaugurer l’ère des
massacres ». Parmi les conséquences fondamentales de la
guerre, il en est une qui entraînera un questionnement sur les
fondements philosophique, éthique, anthropologique de
notre humanité. La « brutalisation » de l’homme européen
remet de fait en cause l’identité collective de sociétés ayant
cru disposer avec la rationalité et l’héritage des Lumières
d’autant de garde-fous contre les excès de l’hubris. « Le
caractère total des efforts de guerre et la détermination des
deux camps à mener une guerre sans limite et à n’importe
quel prix ont certainement laissé leur marque. Sans cela, la
brutalité et l’inhumanité croissante du XXe siècle
11
s’expliquent mal. Sur cette montée de la barbarie après 1914,
il n’y a malheureusement aucun doute. » (Hobsbawm, 1999 :
78-79)
Parmi d’autres écrivains, Simenon a rendu compte de
l’émergence de cette barbarie dans le quotidien des
populations d’Europe. Dans Les trois crimes de mes amis (1938),
il expliquait par la guerre la croissance de la rapine, de la
prostitution, du crime en Belgique et en Allemagne.
« N’était-ce pas plutôt la faute à cette guerre que, enfants,
nous avions vécue sans la comprendre et qui nous avait
marqués à notre insu Je ne suis pas loin de le penser parce
que j’ai connu l’Allemagne quelques années après la période
vertigineuse d’inflation où on comptait les marks par
millions et par milliards. Or, la jeunesse que j’ai rencontrée,
celle qui avait l’âge que nous avions après l’occupation, était
marquée, elle aussi, d’un sceau maudit. » Plus loin, à propos
de jeunes Allemands, il aura ces mots terribles : « Ils avaient
vu leur père ruiné en quelques jours, leur mère accepter un
amant pour manger ; ils avaient vu des fortunes se faire et se
défaire en moins de temps qu’il n’en fallait pour compter les
billets, et ils ne croyaient plus en rien ni en personne. »
Si la guerre remit en cause une certaine idée que l’on se
faisait de l’homme, elle eut également une influence sur la
place de celui-ci dans le temps et l’espace. George L. Mosse
a montré l’importance de certaines innovations
technologiques sur le rapport désormais problématique de
l’homme à ces deux catégories essentielles pour la situation
de soi dans la réalité :
« Des inventions comme l’automobile, le téléphone, le
télégraphe et le cinéma (toutes apparues au tournant du
siècle) révolutionnèrent jusqu’à la perception du temps. La
réalité, l’espace, la durée ne pouvaient plus se définir aussi
simplement qu’autrefois : hommes et femmes se trouvèrent
12
confrontés au chaos de l’expérience. […] Il était impossible
d’échapper à l’accélération du temps qui semblait porteuse
de chaos. » (Mosse, 1999 : 66-67)
La vitesse, le mouvement, la déstabilisation de soi, la
remise en cause d’une culture incapable finalement de
protéger l’homme contre lui-même, sont autant d’éléments
expliquant pourquoi l’homme européen a alors connu une
crise existentielle profonde dont la littérature devait
évidemment rendre compte. Il est connu depuis Bourdieu
que les œuvres des écrivains, si elles disent toujours quelque
chose de leur position dans le champ, relayent également
tout autant qu’elles (re)produisent les idéologies présentes au
sein de la société. On ne s’étonnera guère dès lors de
retrouver en littérature une remise en cause généralisée des
codes. Au théâtre, les auteurs relayeront dans leurs pièces les
remises en cause diverses qu’affronte le monde : les notions
essentielles d’espace, de temps et de personnage ne sortiront
pas indemnes de la déconstruction entreprise à partir de
Jarry.
13
14
La crise de la théâtralité chez quelques auteurs
Il n’est évidemment pas question ici de traiter dans le
détail un sujet aussi complexe qu’essentiel. Même si
Tchékhov, Jarry, Apollinaire, Pirandello, etc. ont précédé
dans le temps l’émergence de Ghelderode, il ne faudrait pour
autant en inférer que les premiers influencèrent
nécessairement le second. Certes, il connaissait les textes de
ses prédécesseurs, souvent de manière beaucoup moins
approfondie d’ailleurs qu’il ne l’affirmera par la suite, mais
cela ne suffit pas pour autant à étayer de bases solides la
difficile science des sources. Il s’agira, à travers un certain
nombre de pièces, de montrer que les auteurs de premier
rang ont été d’une manière ou d’une autre sensibles à la
remise en cause d’une certaine théâtralité, et il importe peu
de ce point de vue qu’ils se soient lus ou influencés. Nous
essayerons donc de montrer en quoi les premiers textes de
Ghelderode s’inscrivent au cœur des préoccupations du
théâtre moderne.
De ce vaste chantier de remise en cause de la théâtralité
classique, ne sortira pas une dramaturgie dominante. Même
si nous ne nous intéressons qu’à ce nouveau théâtre, il serait
erroné d’y voir les effets d’une pratique dominante car, à
l’intérieur du champ, coexistent une multitude de pratiques
répondant à la diversification et à la spécialisation des
publics. Il ne faudrait pas en effet oublier que le vaudeville,
les classiques, le music-hall, les revues, les spectacles de foire,
etc. connaissent alors, pour certains de ces genres, leur
apogée. Retenons donc que la période 1880-1925
correspond pour le théâtre à un moment d’effervescence où
quelque chose de nouveau se cherche qui aura des
conséquences dont on mesure encore les effets aujourd’hui.
15
Parmi les dramaturges participant à ce vaste travail de
déconstruction, nous ne retiendrons que ceux dont les textes
sont susceptibles d’éclairer l’entrée dans le champ de Michel
de Ghelderode. Si ses premières pièces questionnent
également les fondements de l’art dramatique tel qu’un
certain public l’a connu et embaumé, elles ne sortent pas
tout armées du néant. Apollinaire, Cocteau, Maïakovski et
Pirandello le précèdent de peu dans l’entreprise et éclairent
singulièrement les dires de l’auteur lui-même qui prétendait
avec La Mort du Docteur Faust donner une pièce d’un genre
entièrement nouveau et original.
Même si Alfred Jarry doit être considéré comme le
précurseur de la modernité théâtrale, c’est à Apollinaire,
précédé de peu par les Manifestes futuristes sur lesquels
nous reviendrons, que l’on s’intéressera d’abord. Cela parce
qu’il fut le premier à dire la nécessité d’un théâtre nouveau
conçu pour une société en ruines, doutant de tout, et dont
les assisses venaient de se révéler beaucoup moins solides
que prévu. Les Mamelles de Tirésias (1918) et sa préface
peuvent de ce point de vue être lus comme la pièce
programmatique de ce théâtre année zéro.
Dès la préface, Apollinaire a bien le sentiment de
proposer quelque chose de neuf au public. Il fait porter son
entreprise iconoclaste sur les caractéristiques fondamentales
de la théâtralité : le primat de la fable, la construction du
personnage, le temps, l’espace et surtout le réalisme. Non
pas qu’il nie celui-ci, mais il revendique un réalisme différent,
adapté à la sensibilité de son temps. Il forgera même à cette
fin un néologisme appelé à gagner ses galons dans un avenir
proche : « Quand l’homme a voulu imiter la marche, il a créé
la roue qui ne ressemble pas à une jambe. Il a ainsi fait du
surréalisme sans le savoir. » Dans le même ordre d’idées, il
explique que sa pièce ne s’organise pas autour d’une fable,
entendue comme agencement d’actions, mais plutôt selon
16
une logique qui lui est propre, très éloignée du principe de
non contradiction posé comme essentiel dans les fables
classiques. Face à l’abîme où vient de s’enfoncer la culture
occidentale et son épistémè, Apollinaire propose une autre
manière d’appréhender le monde et de le dire. Car c’est bien
d’un système et non de « galipettes » (R. Abirached) qu’il
s’agit. La préface laisse peu de doutes à ce sujet. Il y décrit en
sept points « les traits essentiels de la dramaturgie qu’[il]
propose » :
1. « Cet art sera moderne, simple, rapide avec les
raccourcis ou les grossissements qui s’imposent si l’on veut
frapper le spectateur. » 2. Le sujet sera suffisamment général
« pour avoir une influence sur les esprits et sur les mœurs
dans le sens du devoir et de l’honneur ». L’intention
parodique ne fait ici pas de doute. 3. « Selon le cas, le
tragique l’emportera sur le comique ou inversement. »
L’équivalence Tragique/Comique, le renversement de l’un à
l’autre, voire la neutralisation de l’un par l’autre dans une
espèce de synthèse inédite, autant d’opérations expliquant
pourquoi le grotesque1 revient en force dans le théâtre de
l’après-guerre. On retrouvera ce genre d’équivalence chez
Ghelderode. 4. Il faut en outre « porter au théâtre des
esthétiques nouvelles et frappantes qui accentuent le
caractère scénique des personnages et augmentent la pompe
de la mise en scène ». 5. Avec ce nouveau théâtre, s’affiche
clairement l’intention de lutter contre le théâtre en trompel’œil. 6. « La musique de la rime » interviendra à certains
moments car « elle peut ajouter quelque beauté au
pathétique, au comique ». 7. Les ressources du nouvel art
dramatique sont infinies. Le dramaturge peut à loisir refuser
Ubersfeld relève d’ailleurs que l’oxymore est bien la figure fondatrice
du grotesque : « la présence en un même lieu de déterminations opposées
fait éclater toute vue conformiste, rationnelle et rassurante du monde. »
Grotesque qui selon elle apparaîtrait d’ailleurs plus particulièrement dans
les périodes de crise, en ce cas, la guerre. (Ubersfeld in Corvin, 1998)
1
17
« tous les liens qui avaient paru nécessaires ou parfois
renouant avec une tradition négligée, ne juge pas utile de
renier les plus grands d’entre ses devanciers ».
Il importe de relever que, sur ce point, les auteurs de
l’avant-garde théâtrale prennent leurs distances par rapport
au rejet radical qu’opèrent les futuristes relativement à
l’héritage dramatique. Pour Apollinaire, Shakespeare,
Marlowe, Goethe ont su dire leur époque, relayer dans leurs
œuvres tout à la fois l’idéologie de leur temps ainsi que leur
position dans le champ littéraire. Le problème dans le
monde occidental, c’est que le public bourgeois s’est emparé
de leurs pièces et a établi un canon à l’aune duquel se juge la
culture générale du bourgeois. Les valeurs de ces pièces ne
sont nullement les leurs, mais elles jouent désormais comme
outils de la distinction sociale.
Plus tard, Sartre, dont on sait qu’il fut peu perméable
dans son propre théâtre aux formes nouvelles (il n’aimait pas
les pièces de Beckett), analysera finement un phénomène
dont on peut penser, à constater sa permanence malgré les
coups de boutoir assénés au cours du siècle, qu’il appartient
en propre à l’institution théâtrale. Dans une entrevue avec B.
Dort en 1955, il parle entre autres choses des pièces du
répertoire : « Des pièces qui, sans doute, autrefois – et je
pense ici à Shakespeare – relevaient d’un authentique théâtre
populaire, qui avaient été écrites pour les gens de ce tempslà, mais qui, maintenant, sont devenues des formes
culturelles, font parties de l’héritage culturel bourgeois. » Il
ajoutait ensuite : « Représenter Don Juan ou Racine, c’est
bien, c’est utile, mais cela vient à côté. À un public populaire,
il faut d’abord présenter des pièces pour lui : qui ont été
écrites pour lui et qui lui parlent de lui. » (Sartre, 1992 : 75)
Un constat et une revendication déjà exprimés par
Apollinaire que l’on retrouvera plus tard sous diverses
18
plumes dont celle, particulièrement acerbe de ce point de
vue, d’Antonin Artaud.
Les Mamelles de Tirésias ouvre ensuite sur un prologue qui
trouvera un lointain écho dans les essais du Théâtre de la
cruauté. Le directeur de compagnie, « canne de tranchée à la
main », revient sur les planches au lendemain de la guerre.
Après quelques vers rappelant certains poèmes de
Calligrammes (les lumières des bombardements, les ciels dont
l’ennemi réussit à gommer les étoiles, rappellent l’ambiguïté
de certains poèmes esthétisant la guerre), il annonce le sujet
de la pièce dont il est inutile de souligner le côté ironique
(« je vous rapporte une pièce dont le but est de réformer /
les mœurs / il s’agit des enfants dans la famille/ »). Mais le
plus important, qui rappelle les manifestes futuristes et
annonce les propositions de Artaud, porte sur les formes
nouvelles de cet art moderne :
« […] La pièce a été faite pour une scène ancienne
Car on ne nous aurait pas construit de théâtre nouveau
Un théâtre rond à deux scènes /Une au centre l’autre
formant comme un anneau /Autour des spectateurs et qui
permettra/ Le grand déploiement de notre art moderne
/Mariant souvent sans lien apparent comme dans la vie /Les
sons les gestes les couleurs les cris les bruits /La musique la
danse l’acrobatie la poésie la peinture /Les chœurs les
actions et les décors multiples ».
Parmi les autres éléments d’importance pointés par
Apollinaire dans ce prologue, nous relèverons : la défense de
brusques changements de ton (du pathétique au
burlesque) ainsi
que
« l’usage
raisonnable
des
invraisemblances ». Il développera également la notion d’«
acteurs collectifs », en l’occurrence le peuple de Zanzibar,
représenté par un acteur jouant avec divers objets dans le but
de faire parler les foules. Il crée de la sorte le fameux
19
« personnage collectif et muet » que l’on retrouvera partout
dans le théâtre des années 1920. Quant aux objets, le
dramaturge les dotera de la parole, ce dont Cocteau (Les
Mariés de la Tour Eiffel) et Ghelderode (La Mort du Docteur
Faust) se souviendront par la suite. La révolution amorcée
paraît totale lorsqu’Apollinaire défend pour le dramaturge
nouveau le droit de ne plus tenir compte du temps ni de
l’espace. Enfin, l’écrivain, abandonnant toute velléité de
copie d’un fragment du présent ou d’un épisode du passé,
créera une œuvre qui portera en elle sa propre justification :
« Son univers est sa pièce
A l’intérieur de laquelle il est le dieu créateur
Qui dispose à son gré
Les sons les gestes les démarches les masses les couleurs
Non pas dans le seul but
De photographier ce que l’on appelle une tranche de vie
Mais pour faire surgir la vie même dans toute sa vérité
Car la pièce doit être un univers complet
[…] ».
Il est clair que le personnage de Thérèse ne pouvait sortir
indemne d’une telle opération. Hautement volatile, elle
implose et se métamorphose. La barbe lui pousse et,
entrouvrant son corsage, elle voit ses seins prendre du
champ sous la forme de deux ballons. Elle joue un instant
avec ceux-ci avant de les faire exploser. Après Jarry,
Apollinaire inaugure sur la scène occidentale un personnage
mutilé, à l’identité incertaine (ici l’identité sexuelle),
claudiquant dans l’incertitude de son être-là. Pour
l’observateur, il n’y a plus de doute possible, si le père d’Ubu
Roi avait grippé la mimésis, les coups portés par Apollinaire
montrent qu’on peut la mettre à mort :
« Voilà qui évacue sans ambages la mimésis et qui, poussé
au terme de sa logique, entraîne l’effacement du personnage
20