Mais qui a inspiré Jean-Sébastien Bach
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Mais qui a inspiré Jean-Sébastien Bach
Mais qui a inspiré Jean-Sébastien Bach ? Conférence au groupe AREZZO 23 avril 2015 Lorsque votre Chef de chœur m’a proposé d’intervenir – comme ce fut le cas par le passé, à propos de la Passion selon saint Jean ou de la Messe en si – cette fois autour du programme de vos prochains concerts, je me suis longtemps demandé ce qu’il souhaitait exactement… Le programme rassemble des auteurs proches dans le temps et dans l’espace, dans la confession religieuse également, puisqu’ils sont tous luthériens, et les œuvres sont des cantates et des motets… S’agirait-il d’une présentation des œuvres en question ? Elle serait un peu tardive, s’adressant à des personnes qui les fréquentent depuis plusieurs mois. Cependant cette demande rejoignait plus ou moins mes préoccupations, puisque en ce moment je produis une émission hebdomadaire sur RCF Clarté, qui porte comme titre « Trésors de la musique sacrée ». Je me propose donc de prendre mon élan d’assez loin, et de partir de la notion de « musique sacrée » pour rejoindre peu à peu, si possible, les intentions des auteurs Kuhnau, Buxtehude, JeanSébastien et Wilhem Friedemann Bach, et leur mise en œuvre. D’où le titre de mon intervention : Mais qui a inspiré Jean-Sébastien Bach ? Jean-François ZIEGEL peut improviser au piano à la manière de Mozart ou de Chopin, et l’illusion est parfaite. Thierry ESCHAICH, au cours d’un récital, joue un choral-variations que l’on croirait sorti d’un recueil de J.S. BACH. Ceci pourrait infirmer à l’avance tout ce que j’ai l’intention de développer au cours de cette causerie à propos de Musique sacrée et de Musique liturgique. Dans les deux exemples que je viens d’évoquer, il s’agit de prouesses techniques qui laissent pantois et admiratifs. Mais il est vrai que dans l’œuvre de J.S. BACH la prouesse technique est partout présente, dans l’Art de la fugue ou dans les Variations canoniques, ou dans les œuvres chorales comme la Messe en si, les Cantates, les Passions… La prouesse technique est partout présente, mais elle n’est pas la seule : d’autres aspects sont à prendre en compte, et c’est de ceux-là que j’ai envie de parler. Il n’est pas nécessaire d’être croyant pour apprécier une œuvre de musique sacrée, ou même pour l’interpréter. Il suffit de communier quelque peu à l’esprit qui s’en dégage, ou à celui du compositeur, dont par ailleurs on peut connaître la vie, la psychologie, les croyances, la foi… D’ailleurs, quand on parle de musique sacrée, on ne fait pas forcément référence à une foi religieuse bien définie. La notion de transcendance qu’évoque le mot « sacré » est beaucoup plus large et beaucoup plus vague, et peut désigner l’élan de l’homme vers quelque réalité mystérieuse qui le dépasse et qui suscite chez lui admiration, ou au contraire crainte, voire terreur. Nombre d’œuvres musicales répondent à ces critères sans faire appel à un Dieu personnel, à une révélation, à une réponse de foi, à une confession religieuse. Depuis le Siècle des Lumières, et chez les Romantiques allemands en particulier, on trouverait largement de quoi garnir ces colonnes. On peut penser à certains lieder de Schubert ou de Schumann, ou à certains opéras qui font appel à des légendes ou à des mythologies anciennes (cf. Obéron, le Songe d’une nuit d’été…) 1 1ère pause : Adagio du Quintette à cordes de Schubert… « Le quintette en ut appartient à la musique de chambre, mais il est aussi autre chose : une intuition de l’au-delà, un fragment de la musique ininterrompue du monde » Marcel Schneider coll. Solfèges, p. 167. Note : le Quintette date de 1828, année de la mort de Schubert. C’est l’année de la 9e symphonie, de la Fantaisie en fa mineur pour piano à 4 mains, du cycle « Le chant du cygne »… L’année précédente il composait « Le voyage d’hiver »… Et en 1826 le quatuor « La jeune fille et la mort »… Passant maintenant de la notion de musique sacrée à celle de musique religieuse, nous allons retrouver tout ce que nous avons laissé de côté il y a quelques instants, surtout si nous réservons notre enquête aux « religions du Livre » que sont le christianisme, le judaïsme et l’Islam, qui font référence à un Dieu personnel, à une révélation et à une réponse de foi. Et, pour ne pas compliquer les choses et m’aventurer sur un terrain que je connais mal, je me contenterai d’évoquer le christianisme, sous ses trois formes ou confessions : catholique, protestante, orthodoxe… Et là, presque instantanément, la musique va prendre une forme et une fonction particulières, et une dénomination particulière : on parlera de musique liturgique. Et ceci va avoir des conséquences, du côté du compositeur, du côté de l’interprète et du côté de l’auditeur. Parler de musique liturgique, c’est dire que la musique va être incorporée à une action, comme le suggère le suffixe « urgie » (cf. chirurgie, métallurgie, dramaturgie, etc…) ici : « action du peuple ou pour le peuple, ou de Dieu et du peuple unis pour le salut du monde ». Donc la musique va être intégrée à cette action pour y jouer un rôle particulier, pour magnifier par le chant (monodique ou polyphonique) les paroles prononcées, de pénitence, d’action de grâce, d’imploration… On peut penser aux différents moments de la messe (Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus) qu’on appelle l’Ordinaire ; mais aussi aux temps liturgiques : (Noël, Pâques, l’Avent, le Carême) auxquels la musique contribuera à donner une coloration particulière… Et ceci concerne non seulement la musique vocale, mais aussi la musique instrumentale, et tout particulièrement la musique d’orgue, dont le répertoire proprement liturgique a été très présent à l’époque baroque, beaucoup moins à l’époque classique puis à l’époque romantique, mais à nouveau à l’époque contemporaine, passée la grande période de l’orgue symphonique… La musique liturgique apparaît aussi dans d’autres occasions que la célébration eucharistique… On peut penser à la Liturgie des Heures, aux Vêpres spécialement ou, plus rarement à l’Office de Matines de la Semaine Sainte. Notez que si l’on pense aux monastères, chant grégorien ou pas, c’est tout l’Office dans ses différentes parties qui est illustré par la musique, depuis la plus simple monodie jusqu’aux antiennes, répons, et motets très élaborés dont le répertoire est quasiment illimité. Que faut-il tirer de ces considérations ? C’est que la musique sacrée, lorsqu’elle apparaît – dans la civilisation occidentale à laquelle nous appartenons – sous forme de musique religieuse et plus précisément liturgique, est une musique qui est faite par des croyants pour des croyants. Fautil en tirer la conclusion que quelqu’un qui n’a pas la foi ne peut aucunement entrer dans cette musique et encore moins contribuer à son interprétation ? Certainement pas. Mais il est indispensable de connaître le mouvement qui l’inspire, le sens des mots qui sont prononcés (on en dirait autant, notons-le, s’agissant d’un opéra ou d’un lied). Et comme, dans le cas présent, le fond du langage est essentiellement biblique, cela réclame de l’interprète, à quelque niveau qu’il se trouve, chef de chœur ou choriste (et singulièrement soliste) une connaissance élémentaire de la Bible. Prenons un exemple. Des ensembles vocaux comme le vôtre sont assez fréquemment sollicités, lors de la Semaine Sainte, pour interpréter ce que l’on appelle les Leçons de Ténèbres (de l’Office des Matines des jours saints : jeudi, vendredi et samedi)… Il s’agit de textes 2 empruntés au Livre des Lamentations, attribué au prophète Jérémie, et qui évoquent la douleur causée par la ruine de Jérusalem, en 587 avant JC, et la déportation qui s’ensuivit à Babylone et qui devait durer près de 50 ans (jusqu’à l’Edit de Cyrus, en 538)… Connaître un peu les événements qui ont inspiré ces poèmes n’est pas sans importance… Important également de savoir que ces textes ont été appliqués, sans retouche, à la Passion de Jésus pour en dire la gravité et la dimension universelle… A mon avis, on ne peut interpréter ces textes sans s’y impliquer de quelque façon, et cela se sent à l’audition. Je pense pouvoir le montrer à travers cette 1ère Lamentation due à Thomas Tallis, compositeur de l’époque élisabéthaine. Et si l’on note que cette époque fut elle-même ensanglantée par des guerres de religion, il est possible que cela transparaisse également à travers cette musique. 2e pause : 1ère Lamentation de Jérémie, de Thomas Tallis. Ainsi commence la Lamentation du Prophète Jérémie : ALEPH - Hélas ! Comme elle est assise solitaire, la cité naguère si populeuse ! Elle, si puissante parmi les peuples a été soumise au tribut ! BETH - Elle pleure amèrement dans la nuit, les larmes inondent ses joues ; personne ne la console de tous ceux qui l'aimaient ; tous ses amis l'ont trahie, se sont changés pour elle en ennemis. Je viens d’évoquer la situation de l’interprète. Il faudrait maintenant parler de celui que j’ai appelé l’auditeur. Le mot suggère une sorte de passivité, de simple réceptivité qui pour n’importe quelle musique est une attitude nettement insuffisante. A plus forte raison quand on parle de liturgie, qui, comme on l’a dit, est une action. Non seulement l’action de chanter, que l’on réclame si souvent en vain dans nos liturgies, mais, peut-on risquer le terme d’écoute active, que notre culture médiatique ne favorise guère, en mettant partout et sans cesse de la musique d’ambiance ou d’ameublement. Même sortie du cadre strictement liturgique, la musique sacrée réclame de l’auditeur autre chose qu’une attention distraite, et au moins une connaissance élémentaire, par un livret, de ce qui est chanté… sans aller jusqu’à dire, comme Gustav Leonhardt, que ceux qui applaudissent à la fin d’une Passion de Bach n’ont rien compris au drame qui se jouait là. Jean-Sébastien Bach, lui, l’avait parfaitement compris, et cela nous a valu les deux monuments inépuisables que son la Passion selon saint Matthieu et la Passion selon saint Jean. Et ceci m’amène à faire état de la manière dont Bach lui-même concevait et exerçait son rôle de musicien, de Cantor, au cœur de la célébration. La proportion de musique religieuse dans l’œuvre de Bach est énorme. Je ne saurais l’évaluer. Pour s’en faire une idée, il suffit de rappeler quelles étaient les fonctions précises du Cantor à Leipzig, au début du 18e siècle. Ne gardant que les fonctions strictement musicales et liturgiques (car Bach était pour ainsi dire maître d’école et devait enseigner la musique à tous les élèves, et, une fois par semaine, le catéchisme en latin) on notera qu’il avait en charge le programme musical des deux églises principales, Saint-Thomas et Saint-Nicolas. Le culte y occupe la plus grande partie de la journée du dimanche. Le service principal dure de 7h à 11h du matin, et la cantate est partie intégrante de la liturgie. Cette cantate s’exécute aussitôt après l’évangile et, si elle est en 2 parties (cf. cantate 6 « Bleib bei uns ») la seconde partie se chante après le sermon. Il y aurait beaucoup à dire sur les autres activités, même liturgiques, de J.S. Bach. Mais, si l’on s’en tient à celle-ci – à savoir la cantate – il faut souligner son rapport très précis à l’évangile du jour et plus largement au dimanche pour lequel elle a été composée. Par exemple la cantate 6, à laquelle je faisais référence à l’instant, se rapporte à l’épisode des Disciples d’Emmaüs, au 3 chapitre 24 de Luc, et a été composée pour le lundi de Pâques. On peut même préciser qu’elle a été donnée en première audition le 2 avril 1725… Pour chacune de ces cantates, composées la plupart du temps dans la semaine qui précède le dimanche en question, le livret, qui n’est pas forcément de la plume de Bach, constitue un commentaire de la liturgie du jour et, à sa manière, une illustration ou un prolongement du sermon qui vient d’être prononcé. On dit (légende ou réalité) que Bach avait tellement conscience de l’aspect catéchétique de sa musique, qu’il lui arrivait de revêtir parfois le costume du pasteur à la tribune où il dirigeait ses chanteurs. Peut-être pensait-il – et nous avons matière à lui donner raison – que sa prédication en musique était de meilleure qualité que celle, en paroles, de l’officiant. Peut-on prendre argument de l’attitude de JSB pour faire apparaître le caractère catéchétique des œuvres qui constituent votre programme ? Le mot « catéchèse » désigne quelque chose comme le prolongement et l’approfondissement des mots de la foi. Il s’agirait donc ici de commentaire, paroles et musique, enraciné dans un texte biblique de base, illustré de considérations faisant référence aux sentiments intimes du croyant, soit pour les décrire, soit pour les susciter. J’ai dit « paroles et musique » pour souligner le fait que le commentaire musical est aussi important que le commentaire purement verbal. Je veux dire par là que la musique a un effet sui generis souvent supérieur à ce que pourrait produire le texte tout seul. Du reste, il faut remarquer que Bach n’a pas toujours eu de librettistes « à la hauteur », et il lui est arrivé d’habiller de musique sublime des textes assez quelconques. Bach habite un espace culturel et religieux que l’on peut cerner d’assez près. Je soulignerai un point d’histoire qui peut aider à entrer dans le langage de ses cantates. Au début du 18 e siècle apparaît, au sein du luthéranisme, un courant spirituel qu’on appelle le piétisme, qui se caractérise par une priorité accordée au sentiment sur la doctrine. La spiritualité piétiste, de ce fait, se traduit par un langage affectif et sentimental, parfois à la limite du mauvais goût, auquel on pourrait opposer un langage plus théologique, plus doctrinal. Il faut dire que JSB n’adhérait pas au courant piétiste (d’autant plus que celui-ci refusait la musique instrumentale dans la liturgie)… Mais cela ne l’empêchait pas – lui-même ou ses librettistes, de donner à ses récitatifs ou arias, une expression qui s’apparenterait au piétisme. Une forme particulière de langage apparaît dans plusieurs cantates, et en particulier dans la cantate 140, qui est inscrite à votre programme. Les dialogues du Christ et de l’âme empruntent abondamment au langage amoureux, qui était, du reste, celui qu’utilisaient les auteurs mystiques pour dire l’union spirituelle du Christ et du croyant. On peut penser à Thérèse d’Avila ou à Jean de la Croix. Mais il faut savoir, de plus, que ce langage, à peine transposé, est celui d’un Livre de la Bible qu’on appelle le Cantique des Cantiques : « Le fiancé vient, semblable à un chevreuil, à un jeune cerf. Il dévale les collines et vous apporte le repas de noce. Réveillez-vous, préparez-vous à accueillir le fiancé ! Voyez là-bas, le voici qui s’approche ! » Une connaissance de l’origine biblique et de la tradition mystique de ce langage aidera les interprètes et les auditeurs de cette cantate à entrer dans la pensée de Bach et à apprécier la manière de la traduire par les voix et les instruments : le violon piccolo et le hautbois qui accompagnent respectivement les deux dialogues du Christ et de l’âme, la basse étant traditionnellement dévolue au Christ, et le soprano à l’âme. Note : On trouvera un dialogue du même genre, magnifique, dans la cantate 36 pour le temps de l’Avent « Schwingt freudig euch empor ! » « Elancez-vus joyeusement jusqu’aux sublimes étoiles »…Dans la cantate 172 pour la Pentecôte, on trouve également un dialogue, qui se tient cette fois entre l’âme et l’Esprit Saint (soprano et alto)… 3e pause : faire entendre l’un des deux dialogues. 4 Ce qui se vérifie largement chez Jean-Sébastien Bach dans le corpus des cantates et des Passions, à savoir ce que j’appellerais une « catéchèse en musique » et même une catéchèse par la musique, va-t-il se retrouver chez les autres compositeurs qui figurent à notre programme ? Il nous appartient de le vérifier. ß Qu’est-ce qui pousse Johann Kuhnau, prédécesseur immédiat de J.S. Bach au poste de Cantor de Leipzig, à mettre en musique le chapitre 57 du Livre d’Isaïe ? On ne le sait pas. Peutêtre, comme c’est souvent le cas, cela correspond-il à une commande qui lui aurait été faite. En tout état de cause, il s’agit d’un texte qui suscite de la part de l’auditeur réflexion et méditation, et la musique qui revêt ces paroles montre à l’évidence que pour l’auteur il y avait là un message à transmettre. [On sait par ailleurs que Johann Kuhnau était tellement imprégné de culture biblique qu’il composa nombre de sonates pour clavecin, sans paroles, censées décrire des scènes de la Bible, comme la mort de Jacob ou le combat de David contre Goliath] Ce que l’on peut remarquer, c’est que le recours au Livre d’Isaïe, spécialement autour des chapitres 50 à 60, est fréquent pour s’appliquer à la Passion du Christ. La liturgie de la Semaine Sainte y fait de nombreuses références… On peut remarquer aussi que toute une séquence du Messie de Haendel prend appui sur le chapitre 53 d’Isaïe. Le texte illustré par Kuhnau (Is 57, 1-2) peut s’entendre dans ce contexte : « Le juste périt, et nul n’y prête attention ; les hommes fidèles sont enlevés, et personne n’y prend garde… En fait, c’est pour être soustrait au mal que le juste est enlevé : il entrera dans la paix, et ceux qui suivent le droit chemin, quand ils se couchent, trouveront le repos »… ß Mon sentiment, ou ma conviction, qui n’a fait que croître à mesure que je suis entré dans ce programme, c’est que ces auteurs avaient une solide connaissance de la Bible, et le mérite en revient sans doute en partie à Martin Luther qui, traduisant la Bible en Allemand, la mettait à la portée du plus grand nombre. Chez Wilhelm Friedemann Bach, le propos se trouve à la croisée de deux textes, l’un de l’Ancien Testament, l’autre du Nouveau. Le premier est extrait du Psaume 111 Beatus vir (qui, notons-le, sera exploité par beaucoup d’autres compositeurs) « Heureux qui craint le Seigneur et qui aime ses commandements ». Il appelle comme complément le passage de l’évangile de Luc (11, 28) où une femme, s’adressant à Jésus, lui dit « Bienheureuse celle qui t’a mis au monde et qui t’a nourri de son lait » et s’attire la réponse suivante : « Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui l’observent ». La présente cantate est l’une des 20 qui nous restent de celles composées par W.F. Bach pendant les 18 années de son service comme organiste et Directeur de la musique à l’église SaintMarc de Halle. L’autographe mentionne « Introduction aux prédications du Catéchisme, par W.F. Bach », référence aux sermons prêchés au printemps et en automne par les théologiens de Halle, sur les fondamentaux de la foi chrétienne. Ces sermons étaient introduits et prolongés par une musique assurée par l’organiste titulaire. Cette cantate, dont le titre reproduit les premiers mots du psaume 111 « Heureux qui craint le Seigneur » fut vraisemblablement exécutée en ouverture de la série des sermons prêchés en septembre 1752. Il est intéressant de remarquer qu’on y trouve des emprunts à deux œuvres de J.S. Bach, qui, notons-le, ne nous éloignent pas du propos ou du contexte « catéchétique ». Il s’agit, d’une part, de la cantate 170 « Bienheureuse paix, bien-aimée béatitude » ; et d’autre part, de la très célèbre cantate 147, qui commence par ces mots « Le cœur et la bouche, et les actes et la vie, doivent, du Christ, porter témoignage ». ß La cantate de Dietrich Buxtehude est tout entière bâtie autour du choral « Mit fried und freud » (Dans la paix et la joie, je quitte ce monde). Elle témoigne d’une science du contrepoint qui l’a faite comparer aux compositions les plus élaborées de Jean-Sébastien Bach que sont l’Art 5 de la fugue ou les Variations canoniques sur le choral de Noël « Von Himmel »… Le point d’attache de ce choral est l’événement rapporté par l’Évangile de Luc où Jésus est présenté au Temple et y rencontre le vieillard Syméon, lequel prononce ces paroles « Maintenant, Maître, c’est en paix comme tu l’as dit que tu renvoies ton serviteur, car mes yeux ont vu ton salut… » Il se trouve que, dans la piété luthérienne où ce choral est très largement utilisé, le regard se détache du vieillard Syméon et du salut apporté au monde pour se reporter sur la mort du chrétien et se réjouir d’avoir à quitter ce monde pour rejoindre un monde meilleur. Le monde, en effet, est apprécié assez négativement, au point que la mort est qualifiée de douce mort et même de mort désirable… Ceci explique l’usage d’utiliser ce choral et les cantates et motets qui s’en inspirent pour la liturgie des défunts, et, ici, de lui associer ce qu’on appelle le Klaglied ou complainte, composé par Buxtehude à la mémoire de son père disparu. ß Au nombre des œuvres de Jean-Sébastien Bach inspirées par ce thème, figurent au moins deux cantates, l’une portant le titre même du choral « Mit fried und freud ich fahr dahin » : c’est la 125, qui figure à votre programme dans sa presque intégralité ; l’autre, la 82, commence par ces mots « Ich habe genung » « Je suis comblé », référence évidente aux paroles du vieillard Syméon. La cantate est tout entière confiée à la voix de basse, et se termine ainsi : « Je me réjouis de ma mort. Ah ! Que n’est-elle déjà survenue. J’échapperai alors à toute la peine qui m’a lié à ce monde » ß Venons-en maintenant à la cantate 140, fleuron du programme, une des plus belles que Jean-Sébastien Bach ait composées. La profondeur de la pensée biblique est à la mesure de la qualité de la musique. C’est une cantate de choral, comme celle de Buxtehude dont nous parlions à l’instant, ou encore comme celle, bien connue, qui porte le n° 4 au catalogue, la cantate de Pâques « Christ lag in todesbanden »… Donc, l’ensemble de l’œuvre est construite sur le thème même du choral, ici « Wachet auf, ruft uns die Stimme » « Réveillez-vous : la voix des veilleurs nous appelle »… Appelle qui ? Au point de départ, les jeunes filles qui attendent le fiancé pour les noces. C’est la fameuse parabole des vierges sages et des vierges folles, de celles qui entreront dans la salle du festin et de celles, imprévoyantes, qui trouveront la porte fermée… Mais très vite l’application se fera au chrétien, appelé à aller à la rencontre du Christ, lequel prend la figure du fiancé, d’où les deux dialogues entre le Christ et l’âme, très inspirés, comme les récitatifs qui les précèdent, par le Cantique de Cantiques… La construction de cette cantate est parfaitement symétrique : - a. choral initial - b. récitatif et duetto - c. choral central (nb. que Bach transcrira pour l’orgue) - b’. récitatif et duetto - a’. choral final. Nous pouvons conclure en citant les paroles mêmes du dernier choral et sentir à quel point la musique, le thème du choral et son harmonisation rendent justice au propos du compositeur : élever les esprits et les cœurs, affermir la foi des croyants et surtout, comme il l’a dit lui-même, œuvrer « ad majorem Dei gloriam », ou encore, selon une autre de ses formules : « Au Dieu puissant, pour l’honorer ; à autrui, pour l’instruire ». Gloire te soit chantée, par la bouche des hommes et des anges, au son des harpes et des cymbales. De douze perles sont faites les portes, dans ta ville où nous sommes les compagnons des anges, là-haut, autour de ton trône. Nul regard n’a jamais vu, nulle oreille n’a jamais entendu semblable joie. Voilà de quoi nous sommes heureux, pour toujours, dans une douce joie (in dulci jubilo). 6