Madeleine BRUNERIE CINQUANTE-HUIT ANS À L

Transcription

Madeleine BRUNERIE CINQUANTE-HUIT ANS À L
Madeleine BRUNERIE
CINQUANTE-HUIT ANS À L’INSTITUT PASTEUR,
VINGT-DEUX ANS PRÈS DE JACQUES MONOD
Les grandes vies entrouvrent des avenues de lumière dans toutes les directions
Georges Clemenceau
En respectueux hommage à la mémoire de Monsieur Jacques MONOD
Mon regretté Grand Patron
Prix Nobel de Physiologie ou Médecine 1965
avec François JACOB et André LWOFF
en témoignage de ma profonde admiration
Bien amicalement à Olivier et Philippe MONOD
ses fils jumeaux
2
À mes chers Parents
en témoignage de mon infinie reconnaissance
.
À ma chère sœur, trop tôt tragiquement disparue
À mes chers Petits Cousins, Bernard et Nicole MOYRAND à qui je dois tant
A l’équipe médicale de l’Ehpad de Beaumont sur Oise, à qui je dois ma miraculeuse
résurrection en 2007, l’expression de ma profonde reconnaissance
À TOUTES mes AMIES, à TOUS mes AMIS
de l’Institut Pasteur ou d’ailleurs, bien affectueusement
3
Préambule
Lorsque, en 2000, la direction de l’Institut Pasteur m’a confié la supervision du service
des archives, j’ai eu la bonne surprise d’y retrouver Madeleine Brunerie. Je l’avais beaucoup
côtoyée, plus que connue, lorsqu’elle était la secrétaire - on verra plus loin à quel point le mot
est impropre - de Jacques Monod, au moment où je faisais ma thèse, pendant les années 1965
- 1970. J’étais certain que Madeleine Brunerie qui avait pris sa retraite en 1990, avait quitté
l’Institut après avoir terminé le classement des archives de Jacques Monod. Je ne me doutais
pas que les ramifications de ces archives étaient sans limites, Madeleine Brunerie m’en a
administré la preuve il y a peu, et surtout qu’elle classait encore le fonds photographique et
entretenait des relations avec beaucoup de ceux qui avaient fréquenté le laboratoire, français
et étrangers. Quand je lui ai demandé le travail qu’elle réalisait à ce moment, Madeleine
Brunerie m’a confié aux détours de la conversation, qu’elle avait noté au jour le jour en sténo
dans ses « petits carnets », ce qui s’était passé d’important pour elle, dans sa vie personnelle
comme dans sa vie professionnelle, presque tout entière passée à l’Institut Pasteur. Je l’ai
poussé à les transcrire sans d’ailleurs aller plus loin que l’idée que cette transcription pourrait
être utile à l’étude des fonds d’archives Macheboeuf et Monod, ses deux principaux Patrons à
l’Institut.
A quelques lignes supplémentaires près, ajoutées après coup pour décrire certaines
périodes de sa vie, en particulier les années d’enfance et de formation, le texte qui suit est la
transcription de ces notes presque quotidiennes, au moins jusqu'en 19701. La période couvre
en particulier le travail de Madeleine Brunerie dans deux laboratoires de l’Institut Pasteur qui
eurent une importance majeure dans l’histoire de la biologie française, celui de Michel
Macheboeuf (1900-1953) pionnier en France de la recherche sur la chimie des protéines et
tout particulièrement celle des lipoprotéines, et celui de Jacques Monod (1910-1976), l’un des
fondateurs de l’école française de génétique et de biologie moléculaires.
En général, du moins s’agissant du 20ème siècle, on connaît assez bien la manière dont
les recherches ont été menées dans les laboratoires de biologie. On connaît les appareillages,
les pratiques de laboratoire, les questions posées et leur évolution en fonction des réponses qui
sont apportées, les modèles intellectuels et les modèles biologiques utilisés. On connaît bien
1
En fait, après la grande année du Nobel en 1965, les notes deviennent succinctes et sont plutôt des
opinions sur une grande période de temps que des notes au jour le jour. Il y a bien des raisons à cela,
deux d'entre elles étant nettement le fait que le Prix Nobel a écarté Jacques Monod de la quotidienneté
du laboratoire, et l'autre étant l'évolution des affaires de l'Institut Pasteur.
4
l’importance croissante du travail en réseau de laboratoires. On retrouve facilement les
financements et les influences scientifiques, administratives voire politiques qui président à la
réalisation de telle ou telle recherche. C’est ce qu’enseignent les études consacrées à l’histoire
du CNRS, de l’INSERM ou de la DGRST, ou encore celles dévolues au rôle de la Fondation
Rockefeller dans la formation des chercheurs et le financement de laboratoires, pour ne citer
que quelques exemples. De la même manière, l’histoire des thématiques scientifiques peutêtre analysée, si un thème précis suscite l’intérêt d’un chercheur. C’est ainsi que l’histoire de
la biologie moléculaire, puisque c’est le cœur de la vie scientifique de Jacques Monod qui a
tant d’importance dans ce texte, est plutôt bien décrite sous des angles différents par de
nombreux auteurs. En revanche, l’histoire de la biochimie et de la biologie structurale en
France, domaine auquel le travail de Michel Macheboeuf se rattache, reste presque
entièrement à écrire. Quoi qu’il en soit, la documentation archivistique et les publications des
laboratoires existent et sont exploitables. Les choses se compliquent si l’on cherche à décrire
plus finement ce qui se passe dans un laboratoire, les événements qui permettent sa création
puis sa disparition, ou son passage à d’autres mains, les conditions relationnelles et
matérielles qui permettent la production d’une information scientifique communicable. La
circulation des personnes en son sein et le réseau dans lequel il est inséré est souvent encore
plus difficile à cerner dans le détail. On peut certes en reconstituer une partie en croisant les
fonds d’archives. Les archives des laboratoires et celles de la Direction, complétées par
d’autres fonds permettent cette démarche en ce qui concerne l’Institut Pasteur. Mais elles ne
mentionnent guère les contacts occasionnels, les séjours brefs de chercheurs à Paris ou à
l’étranger, ou encore les conférences, tous événements pourtant parfois déterminants dans la
réalisation d’un travail ou la construction d’un concept. Je pense en écrivant cela à la place
essentielle, mais pas tant connue dans notre pays, de physiciens comme Aaron Novick et Léo
Szilard dans la conceptualisation de la notion de répression dans le modèle de l’opéron par
Jacob et Monod en 1961. Enfin, on ne dispose pratiquement jamais, sauf sous la forme
ambiguë de récits hagiographiques rédigés au lendemain de la disparition d’un grand
chercheur, de données de première main concernant la vie au laboratoire, la nature des
relations entre les personnes, les opinions sur tel ou tel, ce qui pouvait même s’y cacher 2, bref
ce qui fait la vie d’un laboratoire, du moins celle de laboratoires réellement « vivants ». Il
s'ajoute à tout cela un véritable décryptage de la densité des relations qui unissaient entre eux
des chercheurs issus du laboratoire de Félix Mesnil, dont Lwoff et Monod, avec d'autres
2
Je pense par exemple aux activités de Herbert Marcovich, membre du mouvement Pugwash, au
moment des négociations entre les USA et le Vietnam auxquelles il participait dans l’ombre, et qui
séjournait à ce moment dans le laboratoire de J. Monod. Une couverture ?
5
comme Louis et Sarah Rapkine ou François Gros, ou Georges Cohen ou François Jacob plus
tard ; ou encore le rôle joué par la participation de certains à des activités de résistance à
l'ennemi ou enfin l'importance fondamentale dans la génèse des concepts prise par les
chercheurs américains qui ont fréquenté le laboratoire pendant de longues périodes de temps.
Ce sont des choses que l'étude des archives ne permet pas d'apprécier dans leur dynamique
affective et subjective. On sent bien qu'il ne s'agit pas seulement de grands chercheurs
rassemblés autour du projet qui a fait renaître la génétique physiologique en France, mais
d'une sorte de noyau dur de personnalités fortement liées les unes aux autres. Précisément
parce que Madeleine Brunerie n’était pas cantonnée dans un rôle d’exécutante, ses notes
prises à chaud permettent de saisir cette vie dans deux grands laboratoires et permettent de
sentir les personnalités de certains des acteurs ainsi que l’atmosphère générale et ses
fluctuations. Les mémoires de Madeleine Brunerie sont certes bien entendu subjectives, ce
sont les siennes telles qu’écrites sous le coup des émotions du moment, dans le train en
rentrant chez elle, le soir, le week-end. C’est ainsi qu’elles permettent de comprendre un peu
mieux ce qui animait les relations de toutes natures dans les deux laboratoires dans lesquels
elle a travaillé. La vie dans le laboratoire de Jacques Monod occupe la majeure partie du texte.
Pour être un peu restrictif, il s’agit en réalité moins du laboratoire que de ce qui se passait au
sein du premier cercle de relations de Jacques Monod au laboratoire, et qui est d’ailleurs pour
l’essentiel inscrit dans une topographie simple : les bureaux de Madeleine Brunerie, de Sarah
Rapkine et de Jacques Monod et surtout l’un des deux « grands labos », celui qui était le plus
proche du bureau de Jacques Monod, laboratoire dans lequel travaillait un autre personnage
constant de cette histoire, Madeleine Jolit, "l'autre" Madeleine. Ce qui se passait « plus loin »,
donc le vécu de ceux plus éloignés de l’épicentre n’apparaît qu’à l’occasion de brèves notes,
sauf bien entendu ceux avec qui Jacques Monod était en relations scientifiques constantes, ou
qui étaient à l’origine de soucis. Tout ceci est en soi un indice de la structure relationnelle du
labo, ainsi que du degré d’autonomie des chercheurs plus éloignés du « bureau » ou de la
verrière. Certains seront certainement surpris de ne pas figurer dans ce texte. En revanche, le
personnel technique et celui de la « laverie »3 sont très présents et il est clair que Jacques
Monod s’y intéressait de près. Il faut dire que le laboratoire a pu comprendre jusqu’à une
cinquantaine de personnes. Les omissions sont ainsi naturelles, même si il est clair que
3
La notion de « laverie » est une notion essentielle des laboratoires de microbiologie de l’époque. Le
terme vient bien entendu du lavage et de la stérilisation de la vaisselle de verre. Mais il recouvre des
activités de préparation de milieux liquides et gélifiés de composition normée, de distribution de
réactifs et de matériel. La qualité de son activité est déterminante dans la qualité de la recherche du
laboratoire.
6
certaines sont délibérées.
Les textes relatifs à l'attente, plusieurs années durant, du Prix Nobel, sont
particulièrement documentées. Elles éclairent de façon parfois crue tant le vécu des
laboratoires que les pratiques interventionnistes des autorités et des médias. Les caractères des
principaux protagonistes s'y affirment avec netteté et c'est souvent plutôt inattendu. Ce texte
apporte aussi de nombreuses précisions sur les difficultés financières de l'Institut Pasteur à
partir de la fin des années 1950, difficultés qui de proche en proche ont contraint Jacques
Monod à accepter de diriger l’Institut Pasteur en 1971. Sur cette période peu heureuse pour
elle, Madeleine apporte des éléments mal connus sur la naissance des syndicats de l’Institut
Pasteur, sur les commissions de classement, sur la place prise par secrétaires et techniciens
« proches » dans l’information transmise à la Direction, et surtout sur l’atmosphère tendue
régnant sur le campus, sur les conflits, y compris personnels, à un moment où il faut le
reconnaître, l’Institut était proche de la faillite et semblait, à quelques laboratoires près, avoir
manqué de nombreux trains du mouvement scientifique. On est d’ailleurs frappé, au récit de
ces années, de la répétition des problèmes et des solutions envisagées, ainsi que de l’hostilité
manifestée par le personnel à ce qui changerait une forme d tradition. Quitte à me répéter,
certes le témoignage de Madeleine Brunerie est marqué par sa subjectivité et la nature de ses
relations avec ses divers interlocuteurs, mais c’est précisément cette masse d’informations si
rarement retenues par les archives des laboratoires qui en fait la richesse et anime ainsi d'une
vraie vie au fonds d’archives Monod et Macheboeuf.
S’il n’y avait que cela dans ce texte, ce serait déjà important pour l’historien des
sciences, par l’éclairage qu’il apporte sur l’activité au sein d’un laboratoire et d’un institut de
recherches, et peut-être plus encore pour le sociologue des sciences tant il est proche par
nature des « récits de vie » collectés par les sociologues actuels. Il y a pourtant bien autre
chose à en dire, quitte à affronter les protestations de l’auteur. Justement parce que c’est aussi
un "récit de vie » on y voit nettement se camper les deux protagonistes qui occupent la scène
avec une importance toute semblable. Il y a Jacques Monod bien sûr, le Patron scientifique, et
il y a Madeleine Brunerie, la « secrétaire » qui n’apparaît pas, tant s’en faut, avoir été une
simple observatrice du « grand homme ». Le fait est que Madeleine Brunerie ne décrit pas
seulement sa vie au laboratoire et ce qu’elle y observe ou discute, même si le laboratoire
occupe une place essentielle, avec un temps scandé par les horaires improbables des trains
Paris-Nord vers Persan-Beaumont et retour. En décrivant les faits marquants qu’elle observe
et ressent Madeleine Brunerie apparaît, je vais dire en filigrane parce que ce n’est pas une
volonté de sa part de se montrer ainsi, comme une femme hyperactive qui s’épanouit tout
7
autant dans ses activités associatives comme le théâtre amateur qui tient une grande place
dans son existence. Et puis il y a les vacances dans divers lieux aussi toniques les uns que les
autres, et toute une activité sociale. Tout cela pourrait être d’une certaine manière, banal, à
ceci près que l’on constate que non seulement Jacques Monod s’intéresse à ces activités,
certes à l’occasion, mais qu’il est alors très présent dans ces mêmes activités, observateur et
commentateur à son tour de ce que fait Madeleine Brunerie, un peu comme cette dernière l’est
pour lui-même. En clair, Monod porte sur Madeleine et ses activités un regard tout autre que
professionnel. Il existe une véritable complicité au-delà de la confiance au plan professionnel.
D’ailleurs, hors du laboratoire, Madeleine Brunerie fait partie du premier cercle d’intimes de
la famille Monod. Elle en connaît bien tous les membres et c’est presque à ce titre qu’elle ira
jusqu’à la réception du prix Nobel à Stockholm4. Elle est d’ailleurs restée jusqu’à maintenant
en relation avec certains d’entre eux. Madeleine Brunerie s’est expliquée dans ce texte sur
l’estime et l’affection qu’elle portait à Jacques Monod. Il n’y a pas d’équivoque. Ce que je
veux ajouter est qu’il est évident que l’estime et l’affection circulaient dans les deux sens. Si
le Patron est intéressé, réellement intéressé à ce que fait Madeleine Brunerie à l’extérieur du
laboratoire, ce n’est pas par un mouvement de gentillesse convenue d’un Patron envers sa
secrétaire. Monod est curieux de qui elle est et de ce qu’elle fait et il s’y intéresse réellement.
Ce n’est pas alors de la secrétaire qu’il s’agit, mais de la personne Madeleine Brunerie et la
remarque s’étend en retour à son activité multiforme au sein du laboratoire. On pourrait croire
que les compliments qu’il lui fait à de nombreuses reprises et qui sont rapportés dans ce texte
sont des compliments de circonstance, ou encore font partie de la relation habituelle de
Monod avec les femmes. C’est sans doute un peu vrai, mais je crois que l’essentiel de leur
relation est ailleurs : tous ses propos sont réels et sincères. Je pense que Jacques Monod a très
vite reconnu chez Madeleine Brunerie un ensemble de ces traits qui font d’elle un personnage
d’une envergure et d’une qualité peu communes, une personne véritable sur laquelle
précisément pour cela, on peut s’appuyer sans crainte, parce qu’elle est humainement une
égale, dont les qualités opéraient dans d’autres champs que les siens, mais une égale.
Gabriel Gachelin
4
"L’autre" Madeleine du grand laboratoire, Madeleine Jolit, la technicienne de Jacques Monod, a
également été invitée à Stockholm.
8
L’Institut Pasteur ... Pourquoi ?
L’Institut Pasteur … Comment ?
La réponse à ces questions ne peut-être donnée qu’en remontant à mes origines
modestes et en suivant le cheminement de ma propre histoire dont le hasard - puisqu’il faut
bien l’appeler ainsi - m’a conduite vers une carrière que je n’aurais jamais espérée, malgré
mon désir d’adolescente de rencontrer un jour de grands hommes de sciences. Ce
cheminement, finalement lumineux pour moi, je le dois à mes Parents. Malgré une vie
modeste, ils ont tout fait pour nous ouvrir, à ma sœur et à moi, une existence meilleure que la
leur, vécue au cours de deux monstrueuses guerres mondiales. Papa avait fait deux ans de
service militaire quand éclate la guerre de 1914-1918. Mobilisé dans la cavalerie comme
« ordonnance » d’un officier, il a donc suivi les campagnes de ce dernier : la bataille de la
Marne, Verdun, le Chemin des Dames. Appartenant à la Réserve de l’Armée territoriale,
depuis le 1er octobre 1933, Papa travaillait alors à la Compagnie (française) des Chemins de
fer du Nord, corporation de cheminots dont la résistance à l’occupant fut loin d’être
négligeable pendant la seconde guerre mondiale.
Naturellement, tous ces événements rendirent la vie bien précaire. Malgré cela, mes
Parents, à force d’efforts et de sacrifices - dont ma sœur et moi subissions quelque peu le
contrecoup - parvinrent à nous donner une éducation rare pour l’époque. À la fin de la
seconde guerre mondiale, avec l’acquisition du diplôme du baccalauréat, Yvonne et moi
avions entrouvert une perspective d’avenir que nous pouvions espérer meilleur.
Pour tout cela, pour cette abnégation, ces privations, ces sacrifices, que tous deux
soient remerciés du fond du cœur. Ils ont été les artisans de ce que nous sommes finalement
devenues : ma sœur Dame rédactrice à la Banque de France et moi, Attachée de direction à
l’Institut Pasteur, ce qui ma foi n’était pas si mal quand on sait que ma Grand-mère (qui n’a
jamais connu les bancs de l’école) aurait voulu que nous travaillions dès le certificat d’études
acquis, sans aucune formation préalable…
Avertissement
Le texte de cet ouvrage est le fruit de la fidèle retranscription de notes sténographiées
par mes soins sur un petit agenda trimestriel de poche, au jour le jour, reflétant mon vécu
quotidien depuis la dernière guerre.
À partir de 1971 – date de la nomination du Professeur Jacques Monod à la direction
de l’Institut Pasteur (dont j’étais devenue la secrétaire après la mort du Professeur Machebœuf
en 1954), je ne dispose plus que de « flashes » instantanés et clairsemés…
N.B. J’espère de tout cœur – sans doute naïvement – que les lignes qui suivent (à partir du
Chapitre 5), au jour le jour, pourraient aider certains des historiens des sciences traitant de la
naissance de la biologie moléculaire qui n'ont souvent que des données chronologiques
incertaines restituées par une mémoire plus ou moins défaillante…
9
Chapitre I
Enfance
Entrée en scène
Le vendredi 13 mars 1925, peu après 20 heures, le bon vieux Docteur Brenance,
médecin de la famille, perçut mon premier vagissement, à la maison, à Beaumont-sur-Oise
(Seine-et-Oise). Dès la nouvelle connue, les commères d’alentour de palabrer sur les chances
probables de ce poupon venu au monde un vendredi 13... Je fus prénommée Madeleine. Ma
sœur Yvonne Marie, mon aînée de deux ans et deux mois, a dû être bien déçue que je ne soie
pas le petit Jean qu’elle attendait impatiemment pour partager ses jeux ! Lorsque, beaucoup
plus tard, nous parlions de dates de naissance avec ma collègue et amie technicienne de
Monsieur Monod, « l’autre » Madeleine dite « la Jolie », cette dernière tranchait radicalement
quant à cette perspective de chance en concluant : « On ne fait le bilan qu’à la fin ... » Soit !
Si j’ai tenu à faire le « bilan » de l’œuvre scientifique de Monsieur Monod après sa disparition
prématurée, le 31 mai 1976, c’est non seulement pour rendre hommage à un grand homme de
science, mais aussi pour revivre quelques moments d’une brillante carrière aux multiples
facettes dont j’ai été vingt-deux ans durant (en ma qualité de secrétaire), l’un des témoins
privilégiés5.
Mais chaque chose en son temps ! Sans toutefois faire prématurément mon propre
bilan pour ne pas contredire les affirmations de « l’autre » Madeleine, peut-être ne serait-il
pas inutile de me présenter ?
La filiation
Cadette d’une famille modeste d’origine corrézienne, mon grand-père paternel était
agriculteur et mon grand-père maternel petit entrepreneur de maçonnerie. La famille présente
une particularité qui n’est pas sans donner une impression quelque peu confuse : en effet, le
père de ma mère (Léonard Moyrand, veuf d’Anna née Roux), se remaria avec la mère de mon
père (Marie, née Chadelaud, veuve de François Brunerie) le jour où mon père (François
Brunerie) et ma mère (Louise Moyrand) s’unirent pour le meilleur et pour le pire. Ce qui ne
fit qu’une cérémonie pour laquelle mon grand-père Moyrand demanda au curé un rabais
concernant la sienne propre, considérant qu’il s’agissait d’un « ressemelage » plutôt que d’un
mariage à proprement parler6.
Je dois ajouter que je n’ai pas connu ma grand’mère maternelle, la première femme de
mon grand père Léonard Moyrand, ni mon oncle Louis Moyrand, frère jumeau de ma mère,
tous deux fauchés par l’épidémie de grippe espagnole de 1918 qui fit plus de morts que la
guerre elle-même : 15 à 25 millions de morts dans le monde dont 408.180 en France, tuant
majoritairement des individus de 20 à 40 ans [source de ces précisions : Internet].
5
6
Se reporter à l’inventaire du Fonds Monod, service des archives de l’Institut Pasteur.
Je tiens cette formulation croustillante d’une cousine germaine.
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L’art et la manière de subvenir aux besoins de la famille
Après la démobilisation de l’armée de mon Père et son mariage, mes parents
s’implantèrent dans la région parisienne où Papa trouva tout d’abord un emploi comme
garçon de café à Conflans-Sainte-Honorine. A part le service, il lui fallait entretenir la salle
qui servait de piste de danse : passer le parquet à la paille de fer avant de le cirer pour une
bonne « glisse». Accordéoniste autodidacte, il faisait également danser les consommateurs
certaines soirées. Vivement encouragé par ses beaux-frères qui avaient été facilement engagés
à la Compagnie des Chemins de fer du Nord renaissante de ses cendres et devenue partie
intégrante de la SNCF en août 1937, Papa fut engagé comme aiguilleur, puis promu chef de
manœuvres dans la petite gare de triage de Persan-Beaumont (réseau Nord) qu’il ne tenait pas
à quitter pour ne pas troubler notre scolarité. Ancien combattant de la Grande Guerre, il
supportait difficilement, pendant l’occupation, de recevoir des ordres du sous-chef de gare
allemand chargé de surveiller la bonne marche du trafic militaire. Ce dernier, cependant, fut
pas mal perturbé, d’une façon discrète mais ne manquant certainement pas de créer un grand
désordre : les étiquettes de destination de wagons d’armes, munitions, matériel de guerre ou
autres valsaient allègrement et discrètement d’un wagon à l’autre, entraînant confusion et
retards des plus préjudiciables à l’arrivée.
En plus de ses heures normales de service, très courageux de nature, Papa entretenait,
on dira avec amour, un jardin à la sortie de la ville et proche de la maison. Il y proliférait une
grande variété de légumes y compris ceux auxquels nous revenons aujourd’hui (rutabagas,
topinambours, etc.). La plus grande place était cependant réservée aux pommes de terre (ah !
la chasse aux satanés doryphores et à leurs larves collées sous les feuilles), choux verts et de
Bruxelles, poireaux, carottes, navets, asperges (que j’adorais cueillir sous l’œil critique de
Papa), artichauts, haricots nains ou à rames, petits pois, épinards, citrouilles, oseille, salades7,
betteraves rouges, mâche dite « doucette » en Limousin, et même de l’endive obtenue par
forçage de bourgeon de chicorée dans le sable, à la cave, etc. Tout cela, il faut le préciser, en
quantité assez réduite étant donnée la surface du terrain, la succession des saisons palliant cet
inconvénient. Il y avait aussi, au bord de l’allée, des groseilliers simples et même ceux dits à
« maquereaux », des pêchers « de vigne », pruniers et pommiers qu’il avait greffés lui-même
et dont les fruits faisaient nos délices. Ce jardin où les mauvaises herbes étaient
impitoyablement traquées dès leur apparition8 faisait l’admiration des amis qui avaient le
privilège de le visiter. Ce qui est remarquable en soi, nous n’eûmes fort heureusement que très
rarement le désagrément de voir des légumes arrachés par des maraudeurs ! En ce temps-là et
pendant toute la guerre, nous mangions d’authentiques légumes « bio » sans le savoir, cultivés
non aux engrais chimiques, mais au bon fumier de ferme et, plus parcimonieusement - subtil
raffinement - au crottin de cheval ramassé à la pelle derrière les rares voitures hippomobiles.
En plus de ce jardin, Papa et l’un de ses amis corréziens défrichèrent avec peine un
bon carré de terrain dans une décharge voisine abandonnée et quasiment ignorée de tous, se
partageant ensuite une récolte de pommes de terre fort honorable. « Encore des haricots
verts ! Encore des épinards ! ».Yvonne et moi ne savions pas encore que nous les
regretterions plus tard !
Échos de la vie quotidienne des années 1930-40
A cette époque, certains commerçants ou artisans faisaient des tournées dans les
petites villes et villages environnants. C’est ainsi que le boulanger livrait le pain dans sa
voiture hippomobile. Maman achetait toujours un pain de quatre livres. Le livreur disposant
7
8
Dont la fameuse « Reine de mai », si tendre, la chicorée frisée, la scarole, etc.
Sauf en période de vacances.
11
d’une balance de Roberval, pesait consciencieusement le pain, et ajustait son poids en ajoutant
un morceau de miche coupée sur une autre sacrifiée à cet effet. C’est ce que l’on appelait « la
pesée » qui parfois se traduisait par un croissant rassis de la veille qui nous ravissait. Le vitrier
passait à bicyclette, un assortiment de carreaux dans une sorte de grande gibecière sur le dos,
criant « Vitrier ! » à tue-tête ; de même le rémouleur de ciseaux, couteaux, etc. Le collecteur
de peaux de lapins et de chiffons s’annonçait de loin par un « Peaux d’lapins, peaux ! »
tonitruant. Les lapins avaient été dégustés avec délice. Leurs peaux, retournées dès le
dépeçage, étaient garnies de paille pour ne pas être trop déformées afin d’en tirer le meilleur
prix possible.
Savoir-faire au service de la précarité
Appliquant les horaires 3/8 des chemins de fer (6h à 14h, 14h à 22 h et service de nuit
de 22h à 6 h du matin), bon bricoleur, Papa trouvait encore le moyen, pendant ses « heures
creuses », d’aller donner un « coup de main » rétribué à la proche scierie. Tout cela pour
mettre « du beurre dans les épinards » comme il est dit couramment !
Quant à Maman, très économe (en bonne corrézienne) outre les travaux ménagers, le
ravaudage, consacrait une partie de son temps à la confection ou la réfection de nos
vêtements9, rien ne la rebutait. Elle élevait de la volaille (ah ! les bons œufs à la coque !) et
allait dans les champs, selon la saison, avec nous si possible, couper de l’herbe pour les lapins
ou glaner pour les poules. Ces dernières manquant de verdure, eurent le privilège de sortir à
l’extérieur du jardinet pour trouver de l’herbe fraîche et un extra de pitance dans le fossé qui
longeait la Nationale N°1 Paris-Calais passant devant notre porte. Mais il fallait une
« gardienne » pour ces volatiles qui ne sont pas aussi bêtes qu’on a tendance à le proclamer et
qui prirent vite l’habitude de cette récréation alimentaire ne s’égarant pas souvent de leur
itinéraire !...
Résidence familiale
Nous habitions en location bon marché dans un quatre pièces sans confort (avec un
débarras et une cave) donnant sur l’avenue, au rez-de-chaussée d’une ancienne suiferie,
réaménagée en sept ou huit logements comportant un étage. Le propriétaire, la Cimenterie
Poliet-et-Chausson, louait en priorité à ses ouvriers. Dans le petit jardin attenant, Papa avait
planté des pruniers, des fleurs et notamment écussonné des rosiers, une opération assez
délicate. Il avait bricolé, outre le poulailler et un clapier, un petit châssis qui se transforma
pendant la guerre, couvercle de tôle ondulée rabattu, en abri assez illusoire contre les éclats de
bombes.
Nous n’avons eu l’eau courante au robinet de la cuisine qu’assez tardivement et je
garde en souvenir l’assemblée des voisins et voisines à la « pompe », discutant des
événements tout en rinçant leur lessive ou remplissant leurs seaux, dans la cour commune
longeant le côté sud des logements. Nous nous considérions comme privilégiés ayant pignon
sur rue et nous appréciions beaucoup d’avoir des toilettes à la turque à l’extérieur certes, mais
très proches et réservées à notre usage personnel, ce qui n’était pas le cas pour la plupart de
nos voisins.
Les loisirs restreints de l’époque
9
Maman avait de sérieuses notions de coupe et couture.
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En ce qui concerne les loisirs, à part quelques très rares sorties au « BeaumontPalace » (celui de La dernière séance !), Maman nous emmenait, les dimanches après-midi,
faire un grand tour à pied dans la toute proche forêt de Carnelle où, selon la saison, nous
faisions de gros bouquets de muguet ou rapportions châtaignes et champignons 10, ce qui
améliorait le menu.
Nous avions des cousins germains du côté de Maman, les Chassagne qui habitaient
Méru, petite ville réputée pour le travail de la nacre livrée d’outre-mer par le port de Dieppe.
Mon cousin était gendarme. Il fallait tout un processus d’autorisations pour pouvoir leur
rendre visite chez eux, à la caserne. Mon petit cousin Dédé me faisait parfois de grosses
frayeurs en m’enfermant quelques secondes dans une cellule inoccupée. Pour se faire
pardonner il m’entraînait ensuite derrière son auto-skiff à pédales, sur la plate-forme devant
les bâtiments. La soirée venue, mon cousin gendarme nous raccompagnait à la gare et,
connaissant naturellement le chef de gare de Méru, nous montions toujours en première classe
non contrôlée jusqu’à Beaumont. Pas peu fières, Yvonne et moi !
Nous avons eu une fois l’occasion d’aller passer la journée au Tréport (la ligne ParisLe Tréport passe par Persan-Beaumont) avec des cousins et amis, avant la guerre, en prenant
Le Train de Plaisir ! Ce train spécial, aménagé en quelque sorte en mini-music-hall ambulant,
était sonorisé et comportait, outre les compartiments de voyageurs ordinaires également
sonorisés, tout un wagon-salon où trônaient une scène avec micro, instruments de musique et
accessoires divers. Un animateur racolait avec verve et humour les candidats chanteurs ou
annonçait les séances de bal. Le retour sur Paris était généralement plus animé qu’à l’aller,
baignades, exposition au soleil, effet de l’air fortement iodé (et peut-être aussi d’un repas
quelque peu arrosé) détendaient les plus timides et l’ambiance s’en ressentait. Je pense que ce
genre de sortie fut en réalité notre découverte de la mer pour Yvonne et moi...avec en prime
de douloureux coups de soleil !...
Départ pour les congés payés au Limousin (dans les années 30 environ)
Chaque année, vers juillet ou au plus tard au mois de septembre, avant la rentrée
scolaire du 1er octobre, Papa prenait les quinze jours de congés annuels accordés par la
compagnie. Et nous partions tous les quatre dès le matin, pour la Corrèze natale de mes
parents. C’était la grande aventure. Pour la traversée de Paris, j’adorais prendre le métro avec
ses tunnels où la publicité se résumait alors à « Dubo » « Dubon » « Dubonnet ». L’arrivée à
la gare souterraine P.O.Midi (Paris-Orléans-Méditerranée) d’Orsay me comblait de joyeuses
perspectives. S’installer dans un wagon de 3ème classe, dans un train à traction électrique,
c’était vraiment le début de la grande aventure. Ce train express pour Toulouse desservait
entre autres Châteauroux, Limoges, Brive et Montauban. Nous changions à Limoges et avions
souvent une attente prolongée dans cette grande gare11, dont l’impressionnant édifice, coiffé
d’un dôme, enjambe les voies ferrées.
Nous prenions ensuite un train omnibus entre Limoges et Brive dans lequel je guettais
la gare de Masseret où mon grand-père Moyrand venait nous attendre avec sa lampe-tempête
pour rejoindre la maison sise au hameau de Las Vias, à mi-flanc de la colline. Nous longions
un moment l’étang des Places, accompagnés par les coassements des grenouilles et crapauds
en bruit de fond, puis remontions un petit chemin de traverse envahi par endroits de bruyères
et de genêts, débouchant sur un autre chemin couvert plus large pour les charrettes, bordé de
noisetiers et de châtaigniers. Nous apercevions parfois une luciole dans l’herbe du talus.
Parvenus enfin au domicile de mes grands-parents, nous grimpions allègrement les
quelques marches nous séparant de la porte d’entrée, sous la luxuriante treille croulante de
10
11
Cèpes et girolles uniquement, n’étant pas assez sures de l’innocuité des autres espèces.
La plus belle d’Europe affirmait-on à l’époque.
13
grappes de gros raisins dits américains que la pulpe compacte rendaient à peu près
immangeables. Ma grand’mère (la mère de Papa) - qui m’a toujours parue très vieille et toute
ridée - nous accueillait chaleureusement sous la lampe à pétrole, la soupe de petit salé
achevant de mitonner dans l’âtre pour être ensuite « trempée dans la soupière », c’est-à-dire
que l’on versait le bouillon sur des tranches de pain bis. Yvonne et moi adorions déguster
cette bonne soupe dans une assiette calotte, dehors, assises sur les marches, au soleil
couchant.
Jeux et « retour à la terre » estival en Corrèze
Quels bons souvenirs je garde de ces trop courtes vacances où nos jeux préférés
avaient lieu aux creux des vieilles ramifications de branches de châtaigniers constituant notre
« maison », notre refuge et où nous imaginions des tas d’événements et d’aménagements
domestiques.
Mais en dehors de ces amusettes, le plus excitant pour moi, c’était la participation
active que nous apportions très volontiers en juillet ou en septembre, aux cousins Soularue
voisins en pleine fenaison (de foin ou de regain12)! Quel plaisir de faner ou râteler comme les
adultes, avec ces fourches à deux dents et râteaux plats de bois léger, de faire des moudelous 13
pour en faciliter le ramassage et remplir la charrette, l’herbe sèche tassée par foulage aux
pieds. L’attelage cahotant sur les taupinières ou les rigoles (mini-canaux d’irrigation), était
tiré par deux vaches attelées en joug, ne se laissant pas toujours facilement guider par les
novices que nous étions.
Le remembrement n’avait pas encore eu lieu et les belles haies constituées de
noisetiers, de divers arbustes feuillus alternant parfois avec de grands chênes ou des hêtres,
peuplés d’oiseaux, ombrageant cèpes, coulemelles ou autres champignons étaient pour nous
un lieu de prédilection. Quel plaisir de respirer les odeurs incomparables d’herbe fraîchement
coupée, que j’adore encore retrouver à la campagne ; d’entendre vers juillet, les gousses de
genêts « exploser » d’un bruit sec, éparpillant à l’entour leurs graines augmentant d’autant
leur future prolifération... non désirée.
Une autre grande attraction des vacances était lorsque avec les mêmes cousins
Soularue de Masseret, nous allions à la pêche aux écrevisses. C’était une véritable expédition,
avec munitions à l’appui (balances, appâts14), vers un lieu le plus discret et le moins bruyant
possible en raison de la réglementation sévère de ce genre de pêche concernant la taille des
crustacés se laissant prendre dans les filets des balances. De plus, il fallait se chausser de
bottes pour éviter les vipères se prélassant parfois au soleil. Et le guet commençait. Si aucun
bruit parasite ne venait troubler le silence de la prairie, nous pouvions voir s’approcher
doucement dans l’eau claire du petit ruisseau une ou deux écrevisses leur queue se déployant
en cadence d’arrière en avant, semblant attentives au moindre mouvement à l’entour. Arrivées
au but, elles commençaient à agiter leurs mandibules non sans apparente gourmandise. Le
moment était venu de lever brusquement et franchement le bâton fourchu auquel était
accrochée la balance. Mais là, c’était la vivacité des partenaires qui faisaient toute la
différence ! Et bien souvent, hélas pour nous, nos bestioles filaient à l’horizontale comme des
flèches bandées au maximum. Adieu le plat d’écrevisses « à la nage » !
Je garde en mémoire également, les veillées chez les cousins Soularue autour de l’âtre.
Avec la perspective de déguster au cours de la soirée une part de délicieux clafoutis aux
cerises de Montmorency et un verre de cidre doux ou bouché. Ma cousine nous apprenait les
pas et le rythme de la valse, accompagnée a capella de quelques vieilles chansons en patois.
12
Seconde coupe de l’herbe ayant repoussé après les foins.
Assemblage du foin au sol en rangées continues.
14
Constitués par du mou de mouton, par exemple, ou tout autre déchet carné.
13
14
Elle ne disposait à l‘époque, ni de phonographe ni de poste de T.S.F. Et l’on dansait et l’on
tournait, tantôt à l’endroit, tantôt à l’envers, avec toute la fougue de notre jeunesse. Le couple
de mes vieux cousins nous faisait parfois des démonstrations à vous couper le souffle. Encore
de nos jours, leurs enfants ne rateraient pour rien au monde les bals organisés dans la région
presque chaque semaine sinon deux fois par semaine….
Vacances de Pâques en Haute-Vienne
Quelques années de suite nos parents nous envoyèrent seules, Yvonne et moi, en
vacances de Pâques chez l’oncle et la tante Roux, métayers au lieu-dit Pomaret en HauteVienne, près de Solignac-le-Vigen. « La lisière ne vaut pas mieux que le drap » dit le dicton...
pour comparer Haute-Vienne et Corrèze. Là aussi nous participions aux travaux de saison :
Écassonnages15 des pommes de terre en plein champ au cours desquels nous faisions une
compétition à celui ou celle qui aura terminé en premier le sillon entrepris. Au bout du rang
nous nous laissions tomber par terre de fatigue... et de joie. Hersage d’une parcelle de terrain
à l’aide d’un « hérisson », engin tractable dont les piquants aplanissent la terre sur toute sa
largeur. Les vaches en joug, en l’absence de leur maître habituel, se montraient récalcitrantes,
faisant des zigzags irrattrapables par des non-initiées. Au retour, elles poussaient du mufle le
bâton que nous maintenions pourtant à l’horizontale devant leurs têtes pour les ralentir,
pressées qu’elles étaient de rentrer à l’étable... Évidemment mon cousin Louis ne se privait
pas de se moquer des « parisiennes ».
Une autre fois – plus tard en saison – nous aidions aux foins. Mon cousin Louis nous
faisait monter dans la barge pour ranger les balles dans le hangar. Nous redescendions de là,
nous grattant de partout et n’avions plus qu’à nous mettre en maillot de bain et faire un
plongeon dans la pêcherie où ma tante avait coutume de faire la lessive…
Tous ces travaux, tant à Masseret qu’à Pomaret, étaient compensés par des repas
délicieux avec les produits de la ferme et surtout le savoir-faire de la cuisinière (ma cousine
ou ma tante). Si bien qu’à mon retour au lycée à Paris, mon professeur de gymnastique me
demanda l’adresse de l’hôtel où j’avais passé mes vacances et où j’avais grossi de six kilos en
quinze jours !...Les cousins étant habitués à faire cinq repas par jour, il fallait cesser le travail
de l’après-midi pour « faire quatre heures » : goûter plantureux constitué de restes du repas de
midi accompagné du bon pain blanc maison, de fromage, fruits, gâteaux, le tout arrosé d’une
rasade de cidre ou de piquette dont les bouteilles étaient tenues au frais au creux des rigoles
du pré.
Et venait, toujours trop tôt, le jour du retour. Je l’appréhendais : cela signifiait la fin de
l’été, la rentrée des classes avec de nouvelles camarades... Mais pour l’heure, ce qui
m’angoissait le plus, c’était l’arrivée Gare d’Austerlitz, le passage de l’octroi (droit d’entrée
des denrées dans les villes supprimé en 1948). A la question rituelle : « Rien à déclarer ? », je
tremblais pour les pommes de reinettes « lestres », les tranches de lard gras, les boudins aux
châtaignes et le reste, contenus dans une panière en osier que Papa, sans broncher, portait
crânement. Je n’ai cependant pas le souvenir d’avoir eu d’ennuis de ce côté. Mais, quelle
frousse !
15
Ameublissement de la terre par broyage des mottes à l’aide d’un outil à dents recourbées dénommé
localement « bigot ».
15
Chapitre II
Scolarité et la Seconde Guerre Mondiale
L’école communale (la rentrée 1931)
Chacune de notre côté, Yvonne et moi poursuivions normalement notre scolarité à
l’école communale de Beaumont, à dix minutes à pied de la maison. Ni l’une ni l’autre
n’étions passées par l’école maternelle. Mais au fait, existait-elle à cette époque ? Je suis
rentrée pour la première fois à l’école en classe préparatoire, deux ans après Yvonne. Et je me
souviens très bien avoir dit à Maman, ce jour-là : Tu sais, je courrai, je courrai tellement que
je la rattraperai Yvonne.
Ce qui arriva. Nous terminâmes avec le baccalauréat, toutes les deux la même année,
en 1944.
L’école n’était pas mixte à l’époque : elle le devint quelques années après la guerre.
Avec l’accroissement de la population, les bâtiments subirent des travaux de rehaussement.
Nous disposions de préaux, de « cabinets » extérieurs à la turque. La cour de récréations était
assez grande.
Il fallait voir et entendre la sortie des classes lors des récréations : une volière pépiante
et même hurlante. Nous étions une petite bande nous donnant la main, arpentant la cour en
tous sens et criant à tue-tête : Qui c’est qui veut jouer au théâtre ? Lorsque nous avions racolé
suffisamment d’actrices nous nous concertions brièvement en groupe restreint et entamions
une improvisation plus ou moins heureuse et réussie. Quelques timides spectatrices faisaient
cercle autour de nous, parfois nous applaudissant, parfois nous sifflant. Ce qui ne nous
empêchait pas de recommencer à la récréation suivante. Il m’en est bien resté quelque chose
puisque, après la guerre, en 1950, j’ai contribué à créer une petite association loi de 1901 de
théâtre amateur comme on le verra plus loin.
La mort de mon grand-père
En 1933, nous apprîmes que la santé de mon grand-père s’était gravement dégradée.
Maman, Yvonne et moi partîmes à Masseret. Nous écrivions régulièrement à Papa pour lui
donner des nouvelles.
Après quelques jours pénibles pour tout le monde, un matin alors qu’Yvonne et moi
étions encore au lit, ma grand-mère vint nous dire que notre grand-père était mort. Il n’avait
que 67 ans. Nous avons beaucoup pleuré toutes les deux.
De retour à Beaumont, après l’enterrement, nous reprîmes le chemin de l’école. Après
notre certificat d’études primaires (passé en 1937 pour moi), Yvonne et moi avons poursuivi
notre scolarité au cours complémentaire dont était doté l’école communale de Beaumont.
Les prémices de la seconde guerre mondiale
En 1938, la situation internationale prit un tournant dangereux après les accords de
Munich signés en septembre entre la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et l’Italie. Ces
accords prévoyaient l’évacuation du territoire des Sudètes par les Tchèques et son occupation
par les troupes allemandes. L’acceptation par les démocraties des exigences allemandes fut
perçue tout d’abord comme un soulagement quant aux craintes de guerre. Hélas, elle ne fit
16
qu’encourager Hitler dans sa politique d’expansion et la Pologne fut envahie le 1er septembre
1939. La France décréta la mobilisation générale. Le 3 septembre la France et l’Angleterre
déclarèrent la guerre à l’Allemagne et le 9 septembre la France lança l’offensive dans la
Sarre16.
La mobilisation générale
On parlait très rarement politique à la maison. Mais les affiches de mobilisation
générale nous ont transis d’effroi. Papa faisant partie de la réserve de l’armée territoriale
depuis le 1er octobre 1933 continuait donc d’assurer son service à la Compagnie des Chemins
de Fer du Nord. Il ne nous abreuvait pas, comme certains, de ses faits de la Grande Guerre,
mais les quelques récits qu’il avait narrés avec mon grand-père et un de mes grands-oncles,
notamment sur le Chemin des Dames et Verdun, nous avaient suffisamment édifiées.
Comme au début de ce conflit il semblait ne pas se passer grand-chose, cela finit par
nous rassurer. N’avions-nous pas l’infranchissable ligne Maginot ? La ligne Siegfried lui
faisant face nous semblait plus vulnérable, comme le laissait penser la chanson : Nous irons
pendre notre linge sur la ligne Siegfried !
L’invasion allemande et l’exode vers le sud
Le réveil fut d’autant plus brutal quand, le 10 mai 1940, nous apprîmes l’invasion de
la Belgique, de la Hollande et du Luxembourg par les Allemands qui avaient détourné la ligne
Maginot. Les événements se précipitaient et nous commençâmes à voir le défilé des réfugiés,
souvent mitraillés sans pitié par les avions de chasse ennemis. Nous étions horrifiées de voir
ces civils de tous âges, tout d’abord au volant de voitures en plus ou moins bon état de
marche, le toit recouvert de bagages surmontés d’un ou deux matelas. Quant aux passagers, ils
se trouvaient coincés entre valises ou paquets faits à la hâte.
Après ou même entre ces véhicules, il y avait tout ce qui pouvait rouler : voitures
hippomobiles, petites charrettes à bras, brouettes, vieilles motos, vélos et de malheureux
piétons avec leur famille, portant leurs baluchons sur le dos, parfois un bébé dans les bras ou
traînant d’autres enfants soit par la main soit agrippés à leurs vêtements : spectacle pitoyable
et angoissant trop souvent renouvelé dans de multiples pays et que nous ne pensions pas
revoir sur un écran de télévision…
L’avance rapide des armées allemandes vers Sedan (14 mai), puis Saint-Quentin et
Amiens décida très rapidement Papa à nous expédier par le train chez ma grand-mère restée à
Masseret après la mort de mon grand-père en 1933. Je ne me souviens plus des détails de ce
voyage imprévu17 sinon que nous fûmes contentes d’arriver au but vivantes, tout en nous
inquiétant du sort réservé à Papa, réquisitionné sur place.
Masseret : but de notre exode
Masseret - bourg corrézien qui jouissait d’une solide réputation du temps des grandes
foires à bestiaux - se situe à 40 km au sud de Limoges, traversé par la route nationale 20
conduisant à Toulouse et en Espagne et, en contrebas, la ligne de chemin de fer électrifiée
Paris-Toulouse. Aussi, comme à Beaumont, vîmes-nous bientôt déferler l’armée en débâcle et
16
N.B. - Les précisions historiques ci-dessus sont tirées de l’ouvrage : Les 2000 dates qui ont fait la
France : 987-1987, Le grand livre du mois, 1988, p. 189.
17
Sûrement très pénible en raison de la surpopulation des compartiments et couloirs encombrés en
plus de bagages hétéroclites, sans parler de l’anxiété régnante.
17
les réfugiés cherchant à descendre le plus au sud possible et dans les coins les plus retirés. Je
me souviens d’une famille lorraine ayant échoué dans un proche petit village où nous allions
nous promener de temps en temps. Je m’exerçais maladroitement au peu d’allemand que
j’avais commencé à apprendre à l’école, avec une jeune Lorraine à peu près de mon âge qui
parlait couramment allemand avec sa famille. Les résultats n’étaient guère probants…
Quelques soldats de l’armée en déroute logeaient chez des voisins qui disposaient
d’une ou deux chambres et surtout d’une grange. Désœuvrés, apparemment sans
commandement vraiment organisé, ils passèrent là quelques jours, attendant les ordres, jouant
aux cartes ou allant se baigner dans l’étang, avant de reprendre la route pour une autre
destination inconnue, plus au sud. C’était vraiment la « drôle de guerre » !
Paris ayant capitulé le 16 juin 1940, Papa avait réussi à gagner la gare d’Austerlitz un
ou deux jours avant, et au dernier moment put faire le trajet – si j’ai bonne mémoire – à bord
de la locomotive avec le mécanicien du Paris-Toulouse. Entre cheminots, la solidarité n’est
pas un vain mot.
Dès son arrivée à Masseret, Papa se présenta au chef de gare qui lui assigna un service
un peu spécial dirons-nous, ayant déjà son contingent d’employés18.
Le retour vers la zone occupée
Après quelques jours, les relations ferroviaires furent rétablies et une ligne de
démarcation tracée coupant la France en deux zones, l’une occupée par les Allemands et
l’autre pas. Cette ligne passait à Vierzon, sur le trajet Paris-Toulouse. Papa put réintégrer son
poste à la gare de Persan-Beaumont et repartit donc seul, chargé de nous donner le plus
souvent possible des nouvelles de la maison et de la ville, dont pas mal d’habitations, non loin
du pont, avaient subi de gros dégâts, d’après les quelques échos que nous avions pu avoir.
Après l’armistice du 21 juin, nous ne tardâmes pas à rentrer à Beaumont : en fait,
quand Papa jugea que nous pouvions le faire, la vie étant devenue un peu plus facile avec le
retour progressif des habitants et des commerçants. De plus, la rentrée 1940 se profilait à
l’horizon : l’année du brevet élémentaire s’annonçait.
Nous fûmes très impressionnées, Maman, Yvonne et moi, au passage de la ligne de
démarcation, en gare de Vierzon. Il me semble encore entendre le bruit des bottes ferrées et le
cliquetis des armes, aussi bien sur le quai que sur le ballast, à contre-voie. Ajoutez à cela les
commandements gutturaux ponctués par des Heil Hitler ! Où était le calme de notre
campagne limousine ?
Si les tickets de rationnement n’étaient pas encore instaurés, il n’en était pas moins
vrai que le ravitaillement devenait de plus en plus difficile, favorisant le marché noir. Chacun
essayait de trouver le moyen le moins onéreux et le plus efficace pour nourrir les siens. Les
employés de chemin de fer bénéficient, à titre personnel, d’une carte gratuite de circulation et,
pour la proche famille, de permis en quantité limitée pour les grandes distances. Maman
profita de cet avantage et d’un « tuyau » transmis par des amis pour se rendre quelque part en
Bretagne afin de compléter nos maigres rations en matières grasses et viande essentiellement
de porc, surtout après l’instauration des cartes de rationnement vers 1941 jusque même
quelques années après la guerre (1948-49).
18
N.B. – Les précisions historiques ci-dessous sont tirées de l’ouvrage « Les 2000 dates qui ont fait la
France : 987-1987, Le grand livre du mois, 1988, p. 191 : « Le Gouvernement Reynaud, en fonction
depuis mars se fixa à Bordeaux. Après la démission de président du Conseil et du ministre de la
Défense nationale, Édouard Daladier, le maréchal Pétain forma le nouveau gouvernement (15-16 juin)
puis, le 17 juin, déclara : « Il faut cesser le combat ». Le 18 juin, ce fut l’appel du général de Gaulle à
la radio de Londres et le 21 juin le maréchal demanda l’armistice à l’Allemagne ».
18
L’occupation de la zone sud de la France
Les 7 et 8 novembre 1942, les alliés débarquèrent en Afrique du Nord. A cette
occasion les Allemands achevèrent d’occuper le reste de la France (le 11 novembre 1942).
L’adolescence : du primaire au secondaire
Cette évocation de mon enfance – que l’on peut qualifier d’heureuse en dépit des aléas
de l’avant-guerre et de la guerre - marque s’il en était besoin, la profonde reconnaissance que
ma sœur et moi devons à nos parents pour tous les sacrifices, acceptés pendant cette horrible
période. A part quelques disputes anodines de gamines, ma sœur et moi nous entendions bien.
Si Maman usait parfois d’un petit coup de branche sur nos mollets pour nous mettre d’accord,
Papa n’a jamais sévi ni contre l’une ni contre l’autre.
Dans les conditions décrites ci-dessus, nous eûmes en effet le rare privilège de
fréquenter le cours complémentaire de l’école communale de Beaumont jusqu’à l’obtention,
en juin 1941, du brevet élémentaire et du brevet élémentaire supérieur (avec anglais).
Encouragés par un ou deux de nos professeurs, mes parents nous présentèrent au concours
départemental des bourses d’études. Malheureusement Yvonne fut refusée et Maman dut la
faire inscrire dans un cours privé parisien, ce qui fut considéré comme un luxe par la famille
et ajouta un sacrifice supplémentaire aux nôtres. De mon côté, ma réussite dans des conditions
honorables (reçue 1ère du département de Seine-et-Oise) me permit d’être admise sans
difficulté à Paris, au Lycée Victor Duruy19 que j’ai fréquenté d’octobre 1941 à octobre 1944,
faisant chaque jour le trajet aller-retour par le train puis le métro, comme Yvonne d’ailleurs.
Ma bourse d’études ne me permettait cependant pas d’être demi-pensionnaire à Duruy.
J’allais retrouver ma sœur (souvent via la cour des Invalides) chez nos amis de la rue SaintDominique, assez proche du lycée, qui nous accueillaient à déjeuner avec notre repas préparé
par Maman, à réchauffer dans une « gamelle ».
La vie au lycée me changeait de celle du cours complémentaire de Beaumont : plus
grand nombre de professeurs, changements de salles aux interclasses, et surtout manipulations
scientifiques pour les cours de chimie et de physique. J’ai gardé le souvenir d’une expérience
présentée par le professeur en classe. Si un garçon de laboratoire avait installé le matériel,
c’était le professeur qui exécutait la manipulation. Il s’agissait de la combustion d’un produit
(dont j’ai oublié le nom) dans de l’hydrogène et n’ai gardé en mémoire que le résultat presque
immédiat de l’opération : le tout a explosé jusqu’au plafond et toutes les élèves firent un
plongeon sous leur pupitre ! …Seule Mme Pignon garda son sang-froid et, avant la fin du
cours, après avoir fait remettre en place les éléments nécessaires, refit l’expérience, avec
succès cette fois. Nous l’applaudîmes, alors qu’au moment de la remise en route, nous avions
déjà amorcé une glissade sous les pupitres. De ce jour mémorable, notre professeur acquit une
admiration sans borne de notre part.
Il avait neigé cet hiver-là et la couche de quelques centimètres tenait sur le boulevard
des Invalides, devant l’entrée du lycée. Les élèves les plus en avance sur l’horaire d’entrée en
profitaient pour faire une partie de boules de neige. Quelques soldats de la Wehrmacht
passaient de temps en temps sur le boulevard. Quand nous les repérions, nous nous arrangions
pour nous placer de part et d’autre d’un petit groupe pour lancer nos projectiles à une altitude
assez basse pour tenter de les atteindre. Heureusement la sonnerie de la cloche nous évita sans
doute des désagréments dont nous ne mesurions pas encore clairement la gravité.
19
Pourtant situé dans le 7ème arrondissement, Boulevard des Invalides, hors de la zone concernant la
banlieue nord.
19
Parmi les élèves de ma classe, une certaine proportion venait, comme moi-même, du
primaire. Nous nous rendions compte que les langues vivantes nous posaient quelques
problèmes d’infériorité. Mais heureusement, l’orthographe nous différenciait : pour le brevet
élémentaire, cinq fautes dans la dictée étaient éliminatoires. Pour autant nous n’en tirions pas
vanité et formions une bonne classe de la section « Moderne ».
La répression antisémite
Un jour du printemps 1942, à la sortie des cours, mes camarades et moi virent arriver
devant nous une élève prénommée Lise que j’aimais bien à cause de sa vitalité naturelle et de
la joie de vivre qui rayonnait de son visage. Elle attira notre attention sur la large ceinture
qu’elle venait de se confectionner en gros grain noir, entièrement brodée d’étoiles de David
jaune vif. Nous n’étions pas toutes au fait de la signification de ces étoiles à six branches. Lise
nous expliqua que dès maintenant tous les juifs (hommes, femmes et enfants) devraient porter
bien en vue cette étoile au revers de leur vêtement. Nous allions partir quand elle lança un :
Qui m’aime, me suive !
Tout le groupe, crânement, lui emboîta le pas du lycée jusqu’à la station de métro «La
Tour-Maubourg». Je revois encore un soldat allemand, en haut des escaliers de la station,
cramponné à la rampe, les yeux exorbités sur cette constellation dorée. Fières de nous alors,
nous n’avons pas pensé une seconde que nous pouvions provoquer l’arrestation de notre amie
Lise et peut-être même la nôtre. Nous n’avions encore aucune idée des risques insensés et
gratuits que nous avions pris : heureusement que ce « frisé » comme nous les surnommions
entre autres qualificatifs était seul et complètement ahuri.
Bientôt, nous ne revîmes pas Lise. Ses parents tenaient un commerce de luxe rue du
Faubourg Saint-Honoré et nous apprîmes que son père et un de ses frères avaient été arrêtés
dans la boutique et embarqués au centre de tri de Drancy d’où son père réussit
miraculeusement à faire passer un message à sa famille pour qu’elle se réfugie au plus vite en
zone libre.
Lise avait mon adresse. Nous correspondîmes par cartes « interzones » facilitant la
censure en raison de l’absence d’enveloppe. J’étais toujours très contente d’avoir de ses
nouvelles. Je me souviens avoir lu à haute voix une de ses missives pendant une alerte, à
Beaumont, alors que Maman, ma sœur et moi étions réfugiées dans le fameux châssis du
jardinet de la maison, Yvonne voulant à tout prix me faire taire, alors que des éclats de
bombes ou autres projectiles tombaient à l’entour. Beaucoup plus tard, j’ai appris que les
membres de la famille de Lise, son père et un de ses frères) avaient été déportés et ne sont
jamais revenus, comme tant d’autres... Je pense encore souvent à notre Lise.
Vie quotidienne au Lycée Victor-Duruy et visite de l’Institut Pasteur (février 1944)
Le Lycée Victor Duruy jouxte le Musée Rodin et, comme ce dernier, donne sur un
jardin intérieur. Pendant la guerre, des tranchées recouvertes y avaient été aménagées pour
protéger élèves, professeurs et personnel de l’établissement. En 1944, dès le début de l’année,
les bombardements s’intensifièrent préparant le débarquement allié. Au lycée, les alertes se
déclenchaient presque toujours pendant les heures du cours de philosophie (qui avait été
allégée de la métaphysique). Invariablement, notre jeune professeur nous lançait un
retentissant : Mesdemoiselles, restez groupées dans les tranchées, nous allons poursuivre le
cours ! Et nous, stupidement, par groupes sympathisants, nous nous dispersions et. écoutions
une jeune corse à la voix harmonieuse, nous chanter Pescadores. Je n’aimais pas la philo, et
tout ceci n’arrangea guère les choses...
20
À l’époque, en raison de la crise du papier, nous n’avions que très peu de livres
scolaires à notre disposition (achetés d’occasion, chez Gibert, au quartier latin) et devions
prendre des notes pendant le cours. Dans le but d’illustrer les notions de génération spontanée
et la naissance de la bactériologie qu’elle nous enseignait, Mme Pontheil, notre professeur de
Sciences naturelles, nous emmena en groupe, en février 1944, visiter le tout proche
INSTITUT PASTEUR. Je revois notre vieux guide, le Dr. Édouard Pozerski dit de Pomiane,
chevelure neigeuse sous une calotte blanche, nous faire la présentation générale de l’Institut
dans le grand amphithéâtre. La visite se poursuivit par le musée, c’est-à-dire l’appartement de
Monsieur Pasteur (où il vécut les dernières années de sa vie) meublé et présenté comme s’il
l’avait quitté la veille. Une pièce a été aménagée en « salle des instruments scientifiques » où
sont exposés et commentés les instruments et objets dont Pasteur s’est servi, et notamment
son microscope personnel, les ballons à col de cygne (études sur les générations spontanées),
les modèles en bois de cristaux de tartrate pour l’étude de la dissymétrie moléculaire, etc.
Nous descendîmes ensuite visiter la crypte de style byzantin dont les mosaïques murales
illustrent les grands travaux du savant. Monsieur Pasteur repose dans un très beau tombeau de
marbre et son épouse au pied de l’autel. M. de Pomiane nous indiqua la tombe du Docteur
Roux, à l’extérieur ainsi que la statue de Jupille, jeune berger luttant contre le chien enragé
qui le mordit. Alsacien, Jupille fut le second être humain vacciné contre la rage. Pasteur
n’étant pas médecin la première vaccination anti-rabique fut pratiquée par le Dr. Grancher le 8
juillet 1885 sur un jeune Alsacien de neuf ans mordu quatorze fois, Joseph Meister. Guéri, ce
dernier devint beaucoup plus tard gardien de l’Institut Pasteur. Il se donna la mort en 1940, à
l’entrée des Allemands dans Paris.
Traversant la rue du Docteur Roux, le Dr. de Pomiane nous fit visiter le service de
fabrication artisanale des vaccins dont l’odeur des bouillons de culture en incommoda plus
d’une. Quant à moi, qui avait toujours aimé « les » sciences, j’étais ravie au delà de toute
expression et cette visite m’a profondément marquée.
Quand on me demandait ce que je voulais faire plus tard, je répondais toujours que je
ne voulais surtout pas travailler dans un bureau. L’enseignement ne m’aurait pas déplu, mais
je déprimais à l’idée d’entrer en internat à l’École normale d’Instituteurs du département de
Seine-et-Oise.
L’attente du débarquement allié et l’opération Overlord
En 1944, la situation générale s’aggrava : alertes et bombardements se multiplièrent.
D’après mes notes de l’époque, avant et après le débarquement du 6 juin, surtout d’avril à fin
août, il y eut approximativement, dans notre région, 709 alertes et 40 bombardements plus ou
moins destructeurs et meurtriers tout au long de l’année sur tous les objectifs militaires dont
un certain nombre encadraient notre ville (un pont routier, un pont de chemin de fer, une gare
de triage, un atelier de réparation SNCF du Moulin-Neuf à Chambly, diverses usines à Persan
et - non des moindres - l’aérodrome de Bernes-Persan-Beaumont). La destruction du pont de
chemin de fer sur l’Oise fit bientôt de la petite gare de Nointel-Mours la tête de ligne pour
Paris-Nord.
Le bombardement de la gare de triage de La Chapelle
Dans la nuit du 20 au 21 avril 1944, la gare de triage de La Chapelle, aux portes de la
capitale, fut entièrement détruite et la gare du Nord fermée. De la fenêtre de notre chambre,
nous avions au sud-est cette vision d’apocalypse. Sur mon carnet, j’ai noté tel quel :
21
On aurait dit dans le ciel étoilé, sans lune, des chenilles lumineuses. Les fusées
blanches restaient suspendues à l’horizon, sinistres lucioles, lumineux témoins du
bombardement. Des lueurs, de grands éclairs illuminaient la voûte céleste... Des « je ne sais
quoi » crépitaient de temps à autre, beaucoup plus vers nous, étincelles de lumières. Un
phare, quelquefois deux, balayaient le ciel, au loin, du côté du Bourget. Parfois, au-dessus de
Paris, c’était un grand embrasement d’un rouge effrayant. Et cela, cette chose épouvantable,
terrifiante, dura trois heures et demie. Et les avions, un par un ou vague par vague (on ne se
rend pas toujours compte la nuit) partaient vers Paris !... Quelle nuit ! Je m’en souviendrai !
Ce matin il y avait encore des traînées laissées par un chasseur.
Cette nuit, ils sont allés sur La Chapelle, La Plaine-Saint-Denis. Il paraît que tout est
« rasé », de La Chapelle à Barbès ! [Nouvelle quelque peu exagérée ... Les bobards se
propageaient facilement à cette époque].
Ce matin, nous ne sommes pas parties. Les trains n’allaient que jusqu’à Saint-Denis
(la gare du Nord est fermée), « refoulaient » sur Epinay, Ermont-Eaubonne, grande ceinture
et gare Saint-Lazare : retour non assuré !... Il y avait des services d’autobus assurés de St
Denis, mais il y avait la queue !... On met sept heures aller et retour Paris.
Il paraît qu’il y a des bombes rue de la Goutte d’Or, chez Dupont, Bd. Ornano,
Square Saint-Pierre. C’est épouvantable !
A Persan : cinq morts. A Chambly : une femme est morte de peur. Les
communications téléphoniques sont toujours coupées. Nous n’avons ni eau ni gaz. Il y a la
queue aux fontaines de Beaumont.
Les dégâts considérables occasionnés non seulement sur les voies de chemin de fer
enchevêtrées à l’entrée de Paris mais aussi sur les quartiers riverains nous contraignirent à
rester à la maison. Pour ne pas perdre trop de temps, nous allions réviser notre programme
scolaire chaque après-midi à l’orée de la forêt de Carnelle, sur une hauteur et le plus loin
possible des objectifs militaires. De loin, nous pouvions voir éclater les bombes à plaquettes
de phosphore éblouissantes sur la forêt de l’Isle-Adam où un dépôt de V1 avait été installé par
les Allemands.
Le 25 avril au matin, Yvonne ayant renoncé à m’accompagner, je pris la décision
d’aller seule à Paris, au grand dam de Maman qui avait encore en mémoire les effrayantes
attaques de la « Grosse Bertha » alors qu’elle était placée à Paris pendant la guerre de
1914-1918.
Le trajet fut pour le moins difficile et surtout très long : Nointel-Mours – Saint-Denis,
puis « refoulement » du train à Epinay-sur-Seine, manœuvre pour prendre la grande ceinture
(on entendait les obus de DCA éclater au-dessus de nous) et arrivée à Paris Saint-Lazare. Je
reprends ici mes notes de l’époque :
Arrivée à Paris, le métro n’ayant pas encore repris le trafic20, je suis allée à Opéra à
pied. A Invalides, au sortir du métro, un grand frisson d’horreur m’a parcourue. L’esplanade
est entièrement clôturée de fils de fer barbelé et au beau milieu quatre pièces de DCA
[Défense Contre les Avions] sont braquées vers le ciel ! Et ceci depuis vendredi 21, jour du
bombardement de La Chapelle-triage.
Soir : départ du lycée 16 h 30. Départ Saint-Lazare 17 h 05. Argenteuil 17 h 20. Là,
attente de 1 h 30 sur un quai noir de monde. Il m’a été impossible de prendre les deux
premiers trains. Dans le 2ème, j’étais pourtant (obliquement) sur le marchepied, à moitié
étouffée, je me suis dégagée à grand peine d’une telle pagaille. Il y avait des gens qui
passaient sous le train pour aller le prendre à contre-voie..., des voyageurs sur les
marchepieds, sur les tampons, dans la cabine de la motrice, et jusque sur l’avant de la
20
Il faut rappeler que lors des alertes aériennes, les stations de métro servant souvent d’abris, le
courant était coupé, le trafic reprenant environ vingt minutes après la sirène de fin d’alerte.
22
locomotive « en pousse ». Au 3ème train je suis montée à contre-voie à une hauteur de 1 m
environ du sol ! Les trains de l’État [réseau ferroviaire] bondés arrivaient dont il fallait que
les voyageurs se logent dans un seul train du Nord (toutes les demi-heures). Arrivée à
Épinay : 19 h 20. Attente dans la salle des gardes-voies. Départ 19 h 40. Arrivée à Nointel à
20 h 30. Voyage pire que lors de l’évacuation. Après mon retour : deux alertes...
Mais je suis ragaillardie...
Après le débarquement, nous ne revînmes à Paris que pour les épreuves du
baccalauréat étalées sur deux jours, en fin juin. Nos amis nous retinrent à coucher, nous ayant
fait la surprise de nous emmener en soirée au théâtre voir Les J3 avec François Perrier. Leur
argument : Cela vous distraira et ne changera rien aux résultats.
De retour à Beaumont, nous attendions nos «collantes» qui, hélas furent négatives
pour Yvonne et moi. Très déçue, je me remis au train-train quotidien, ponctué par les alertes,
bombardements, combats aériens, le tout faisant pas mal de victimes alentour. Nos nuits
étaient perturbées par le lourd passage des «vagues» de forteresses volantes anglaises et
américaines allant détruire tout ce qu’elles pouvaient en Allemagne. Avant que l’alerte ne
sonne, nous parvenions à distinguer, d’après les vrombissements des moteurs, s’il s’agissait
d’avions alliés ou allemands.
Le malheur chez les Moyrand
Mon grand-père Léonard Moyrand avait deux frères : Émile, le facteur de Masseret, et
Gervais, agriculteur à Masseret également, au hameau de Las Vias. Émile et sa femme
Eugénie avait un fils unique : Jean. Je ne saurais dire quand je l’ai rencontré pour la première
fois. Mais je me souviens parfaitement de son mariage alors que je devais avoir six ou sept
ans. J’ai revu le couple au cours d’un bref séjour en Normandie vers 1942 : à l’époque
naturellement la région était occupée par les Allemands. J’avais rencontré la famille au cours
de vacances en Corrèze. Je trouvais ces cousins charmants ainsi que leur adorable bambin
venu au monde en 1937 et qui, à deux ans, parlait déjà très bien.
Fixés en Normandie à Thury-Harcourt, en pleine Suisse normande (où mon cousin
exerçait les fonctions de contrôleur des contributions indirectes et ma cousine était
institutrice), ils avaient confié leur fils Bernard à ses grands-parents à Masseret, en raison de
la situation internationale devenant de plus en plus alarmante, pensant que leur petit-fils serait
plus en sécurité près d’eux qu’en Normandie.
Le 10 mai 1940, l’armée allemande, contournant la ligne Maginot, envahit la Belgique
et la Hollande repoussant le corps expéditionnaire anglais et l’armée française (dont le
régiment de mon cousin Jean faisait partie) jusqu’à Dunkerque. Rejeté à la mer par les
Anglais, Jean Moyrand réussit à nager en haute mer vers une embarcation de pêche dans
laquelle il put finalement se hisser et gagner les côtes anglaises. Il ne resta que peu de temps
en Angleterre et fut rapatrié en France. Démobilisé lors de l’armistice demandé par Pétain le
21 juin, il fut réquisitionné dans l’emploi qu’il occupait à Thury-Harcourt et entra dans la
Résistance.
Bernard revoit encore aujourd’hui, comme si c’était hier, le passage de la division
allemande SS Das Reich devant la maison de ses grands-parents, sur la Nationale 20. Retenue
de longs jours par les éléments des maquis de Corrèze (nombreux, encadrés par des officiers
de l’armée française entrés en résistance, approvisionnés en armes par les parachutages
alliés), la division SS avait reçu l’ordre de remonter vers la Normandie pour prendre l’ennemi
à revers. Rencontrant une opposition inattendue de la part des résistants corréziens qui retarda
de près d’un mois son projet, elle commit des actes d’atrocités sur son passage : notamment à
Tulle et surtout, le 10 juin 1944, à Oradour-sur-Glane, village martyr brûlé maison par
23
maison. Les hommes avaient été rassemblés sur la place et fusillés. Les femmes et les enfants
enfermés dans l’église à laquelle ils mirent le feu : 642 morts dans ces conditions
épouvantables. Seuls une femme, un enfant et cinq hommes ont miraculeusement réussi à
échapper à cet odieux massacre, plusieurs d’entre eux se trouvant hors du village lors du
drame.
La bataille faisait rage sur les côtes normandes et les bombardements étaient de plus
en plus fréquents. Le village se dépeuplait et son évacuation était imminente. Les Moyrand se
préparèrent donc à l’exode vers Masseret. Jean avait trouvé, ce matin du 30 juin 1944, une
petite charrette (avec un âne) dans laquelle il avait entassé les bagages jugés les plus
indispensables. Entendant soudain un bombardier plus proche, il sortit en hâte de la maison
pour calmer l’âne effrayé. Une bombe explosa tout près, lui arrachant une jambe. Les
secouristes aidèrent ma cousine à transporter son mari dans une ferme voisine transformée en
centre de secours où d’autres blessés étaient rassemblés. Hélas ! Il était trop tard : le
malheureux s’était vidé de son sang… Jean fut enseveli dans une couverture et enterré à la
hâte. Quelques minutes après la ferme était à son tour bombardée. Les rescapés entamèrent
alors un long exode vers le sud.
Dans la désorganisation administrative de cette tragique époque, un message oral finit
par être transmis, fin août (soit exactement deux mois après le drame), aux parents de Jean les
informant du décès de Monsieur et Madame Jean Moyrand lors du bombardement du 30 juin
de Thury-Harcourt. Ayant échappé à la mort par miracle puisque sortie de la ferme avec la
dépouille de son mari pour un ensevelissement provisoire, on peut imaginer dans quel état de
total désarroi devait être ma cousine regagnant Masseret vivante alors que les siens la croyait
morte. Emmurée dans sa détresse et son chagrin, ma cousine ne pouvait parler de cette
tragédie et les détails précis de son retour près des siens restent et resteront ignorés de la
famille. Son arrivée provoqua un émoi bien compréhensible, surtout pour le petit Bernard
mais aussi pour les parents du pauvre Jean. Dès que ce fut possible, elle revint sur les lieux du
drame, fit exhumer son mari qui fut transféré et inhumé dans le caveau de famille que l’oncle
Émile avait fait construire de son vivant dans le cimetière, face à sa maison, sur la Nationale
20.
D’après mes notes, le 21 septembre 1944, nous reçûmes une lettre d’Hortense nous
apprenant la mort tragique de mon cousin, nous donnant quelques détails sur cette fin
horrible. Comme ma famille, j’étais bouleversée et mon chagrin était mêlé de révolte.
De retour en Corrèze, Tensou (comme nous l’appelions) réussit à se faire muter dans
un tout petit village corrézien du nom de Manzanne où elle enseigna, ayant son fils parmi ses
élèves. Beaucoup plus tard, au cours de vacances à Treignac, Bernard me fit visiter ces lieux
où la vie ne devait pas être facile tous les jours…
J’écrivais à ma cousine aussi souvent que je le pouvais et j’ai eu la faiblesse de la
croire quand elle me disait combien elle appréciait mes missives d’adolescente dans ce
hameau perdu en pleine campagne corrézienne. Bernard allait avoir sept ans à la fin
septembre 1944. Je sais que cette année-là a marqué son enfance d’une façon indélébile, ce
qui n’a fait qu’accroître ma tendre affection pour lui et les siens.
Mercredi 5 juillet 1944
Drame de l’usine Paquet de Beaumont-sur-Oise (fabrique alors unique au monde de
métronomes). Chaque jour apportait son lot de tragédies dans le secteur, notamment à
Beaumont, comme on le constate ci-dessous, d’après mes notes d’époque :
Ce matin, à 9 h 15 environ, nous étions encore au lit. L’alerte était sonnée. Nous
entendions des avions mais nous n’y prenions pas trop garde. Soudain, des déflagrations
24
puissantes nous firent tressauter dans le lit, secouèrent portes et fenêtres en les ouvrant. Nous
sautâmes sur le parquet. Les déflagrations continuaient : vite, manteau, gilet ! Nous voilà à
la porte de la cuisine donnant sur une courette et le jardinet.
J’entendais les avions. Et là, à chaque nouvelle vague, on entendait cette chute des
bombes (un train qui descend, glissant sur les rails). Et à chaque déflagration, le mur, la
grille du jardin et la vigne étaient violemment secoués. D’abord, je crus que c’était sur
Bernes. Mais Yvonne me certifie que c’était du côté de Champagne. C’étaient, en tout cas, de
grosses bombes qui tombaient. On sentait à leur chute qu’elles étaient lourdes. Et il y a eu de
nombreuses chutes de bombes. Dans un coin bleu du ciel, je vis cinq gros bombardiers.
Soudain, nous entendions des avions plus près. Un sifflement plus près nous fit
rentrer. On aurait dit un train qui arrivait sur nous. Je courais vers la cave, mais restai
plantée à l’entrée de l’escalier, me disant : « Celle-ci est pour nous. La maison va tomber.
Pas la peine de descendre à la cave !!!... » Enfin comme une déflagration succéda, suivie
d’un autre sifflement de bombe, nous descendîmes. Je n’avais pas pensé que c’était si près.
Un voisin entra dans les caves à côté en criant que c’était tombé sur le château de Nointel
(en réalité dans le champ d’œillettes, derrière, entre la route et la forêt).
Quand nous remontâmes, nous vîmes de la fumée au bout de l’avenue. Des gens se
précipitaient portant qui des brancards, qui des pioches et des pelles. Bientôt nous apprîmes
l’horrible tragédie : la bombe était tombée en plein sur la maison d’habitation de la fabrique
de métronomes Paquet : 21 personnes étaient enfouies sous les décombres, prisonnières dans
la cave servant d’abri.
Le sauvetage fut critiqué car des terrassiers ou charpentiers s’offrirent (de la
Cimenterie, des Ets. Baumann avec ouvriers et volontaires) et furent refusés comme n’étant
pas de la DP (Défense passive).
A midi on entendait encore les voix des malheureux emmurés vifs : une toute jeune
fille épela les noms de ceux qui étaient encore vivants. Ils demandaient de l’éther, manquant
d’air. Une fillette cria : « M. M., sauvez-nous, nous sommes là sous vos pieds » .C’est
atroce ! Une telle agonie n’a pas de nom !
Petit à petit on sortit les malheureux : ils étaient 18 morts (dont 12 jeunes gens ou
jeunes filles). Les déblayeurs sciant une poutre, tout s’effondra à nouveau, achevant de tuer
ceux qui étaient encore vivants.
Pendant ce temps, Maman cueillait des légumes dans le jardin à mi-chemin des Ets.
Paquet et de chez nous, c’est-à-dire à 2 ou 300 mètres du lieu du drame quand elle a entendu
des éclats tomber autour d’elle... Quel soulagement quand elle est rentrée saine et sauve !
Nous assistâmes aux bouleversantes obsèques de ces malheureuses victimes et je garde
encore aujourd’hui l’odeur de la mort émanant des dix-huit cercueils alignés. Ce drame
(paraît-il) pour un bombardier allié en difficulté s’étant délesté de ses bombes…
Le jeudi 6 juillet
Bombardement de l’Isle-Adam (forêt, dépôt d’armes et surtout de V1) : 5 morts – 15
blessés. – Jet de flammes énorme ; fumée noire abondante. Dépôt de poudre : une partie
brûle ; fumée jaune abondante. 13 bombardiers. Entendu sifflement, souffle ressenti. Sommes
allées dans le châssis. Après coup, D.C.A.
Mériel : 30 personnes tuées alors qu’elles faisaient la queue à la porte d’une
crèmerie. La première bombe est tombée sur la dite crèmerie...
La débâcle
25
Fin août 1944, la débâcle allemande - dont nous étions les témoins les plus discrets
possibles car certains avaient la gâchette facile entendions-nous dire - nous réjouissait tout en
nous angoissant pour les malheureux résistants du maquis et les civils qui y laissèrent leur vie.
Je me souviens des voitures hippomobiles réquisitionnées par l’ennemi dans les fermes,
chargées d’Allemands hagards, armes à la main prêts à tirer sur tout ce qui bougeait. Nous
avions appris que deux cyclistes imprudents avaient ainsi été leurs victimes. Leurs corps
furent exposés dans une salle de la mairie du village, juste après la libération. J’étais
impressionnée : ils étaient les premiers morts que je voyais.
Un combat aérien avait eu lieu non loin de là et tous les membres de l’équipage
(Anglais et Néo-zélandais), tombés avec leur appareil n’eurent pas le temps d’ouvrir leur
parachute. La population du village voisin tint tête aux Allemands afin de récupérer les
dépouilles de ces malheureux pour leur donner une sépulture décente dans leur petit
cimetière21 où l’on peut encore aujourd’hui se recueillir.
Vers Saint-Leu d’Esserent, en amont de Beaumont, les Allemands avaient stocké des
armes et des munitions au creux des falaises bordant l’Oise. Ces objectifs furent attaqués à
l’aide de bombes enchaînées. Lors de ces bombardements, nous vîmes tomber du ciel des
myriades de languettes métalliques dont j’ai conservé un exemplaire : il s’agissait de mini
antiradars mis au point par les Anglais et imités par les Allemands, jetés des avions en
grandes quantités.22
Enfin... la Libération
Une voisine et moi avions demandé à nos amis gendarmes quand nous pourrions
pavoiser nos fenêtres : Surtout pas avant de voir le drapeau tricolore hissé sur le mât de la
caserne. Restez très prudentes !
La retraite allemande, plus rapide sur la rive gauche de l’Oise, fut suivie de la
libération de Beaumont le 30 août (après celle de Paris le 25 août). La première jeep qui entra
dans notre ville stoppa devant la gendarmerie, très proche. Je fus transie d’entendre des
« Ya ! », de voir des casques tout ronds et n’arrivais pas à croire que nous étions enfin libérés.
Le fait de parler un peu anglais brisa la glace et les gendarmes de la brigade firent appel à
Yvonne et moi, au début, afin de servir d’interprètes. Un de nos camarades de l’époque,
Albert Ramont, parlant très bien l’anglais, avisa un officier américain de se méfier, la rive
droite de l’Oise étant toujours occupée. Le jeune garçon fut chaleureusement remercié.
Dès que la rive droite de l’Oise fut libérée, les Américains occupèrent la région et
notamment le terrain d’aviation de Bernes qu’ils avaient bombardé à outrance quelques jours
avant. Le génie de l’armée américaine aidé par des artisans locaux remit les pistes en état et
construisit un village provisoire, sous tente, pour les aviateurs et autres GIs. En ville, les
locaux réquisitionnés par les Allemands furent occupés par les Américains. Il fallait que la vie
reprenne son cours.
…Les « collantes » du baccalauréat finirent par nous parvenir. En dépit de mon
optimisme en juin, je n’obtins mon baccalauréat Philosophie-Sciences qu’à la session de
septembre et Yvonne son baccalauréat Philo-lettres. J’appris plus tard que les épreuves
avaient été corrigées par des professeurs de faculté pas très au courant de nos programmes,
ceux de l’enseignement secondaire ayant pour la plupart pris le maquis après le
21
Plus tard, accompagnée d’un jeune gendarme (élève de Saint-Cyr détaché à la brigade de
Beaumont), je fus appelée pour servir d’interprète à un officier de l’Armée de l’Air US et lui montrer
le lieu exact d’inhumation des malheureuses victimes afin d’en informer les familles.
22
Ces languettes métalliques longues d’une demi-longueur d’onde radar réfléchissaient un
rayonnement considérable et brouillaient les radars [ Mémoires sans concessions de Y. Rocard,
Grasset Edit., 1988, résumé p. 82].
26
débarquement. Et pourtant je comptais beaucoup sur la question que j’avais choisie en histoire
naturelle en raison de notre visite à l’Institut Pasteur : Sciences naturelles.
– série philosophie-sciences : (Durée : 2 heures – note de 0 à 10 – Coefficient 2)
1 et 2 (......)
3. – Le noyau cellulaire. Son rôle dans la vie de la cellule. Son comportement lors de
la division cellulaire. Rôle des chromosomes dans la transmission des caractères héréditaires.
Les lois de Mendel et la génétique m’avaient tellement passionnée. Je ne savais pas
encore, naturellement, que l’avenir m’y ramènerait un jour pour ma plus grande
satisfaction...23
23
Je ne savais évidemment pas alors que mon futur Patron, Monsieur Monod, avait participé, cinq
jours plus tôt, de façon très efficace avec le Colonel Rol-Tanguy, à la libération de Paris, avant de
s’engager dans les troupes de De Lattre de Tassigny pour rejoindre la 1ère Armée en Allemagne.
27
Chapitre III
Entrée dans la vie active
Sous les nuages24 de Django Reinhardt
A la recherche d’un emploi (hiver 1944-1945)
Après la session de septembre 1944 et enfin notre double succès au baccalauréat,
Yvonne et moi, chacune de notre côté, posâmes notre candidature à un poste d’institutrice
dans l’enseignement primaire, le passage par l’École normale d’Instituteurs n’étant plus
obligatoire. Après deux tentatives s’avérant négatives au point de vue de l’accessibilité très
problématique des postes à rejoindre (alors que nous savions qu’on recrutait à Beaumont !), je
commençais, un peu en dilettante à étudier avec une amie, la sténographie, système PrévostDelaunay. Mes premiers essais ne furent guère reluisants... Peu de temps après, j’entrais
cependant dans un petit cours commercial privé comme professeur d’anglais (sans diplôme ni
grande pratique il faut bien le dire, mais je ne me « débrouillais pas trop mal » pour enseigner
à des débutants). La directrice me proposa, outre l’enseignement de l’anglais, de participer à
ses cours de sténo au fil desquels j’ai amélioré quelque peu ma technicité tout en enseignant
(parfois avec des fautes que relevaient les meilleurs élèves). Tout ceci en vue de la
préparation du diplôme pédagogique de sténographie, système Prévost-Delaunay que j’obtins
le 31 mars 1946. Quant à la dactylographie, n’ayant pas les moyens d’avoir une machine à
écrire à la maison, je ne pus faire les indispensables « gammes » et les copies carbones du
courrier du fonds Monod, à mon grand regret, en gardent encore la trace. Heureusement les
originaux avaient toujours été corrigés selon des techniques sans cesse en amélioration...
J’oublie un peu ma honte quant à ces copies en pensant qu’elles existent et peuvent avoir leur
utilité même si leur présentation laisse à désirer. Heureusement que je n’ai pas mis à la
poubelle certaines d’entre elles !
Entente cordiale avec nos libérateurs
Une association ayant été créée par M. Boulay, Instituteur à Beaumont, préconisait ce
que l’on pourrait appeler « une entente cordiale » avec nos libérateurs. Beaucoup de
Beaumontois firent leur possible pour bien accueillir ceux qui, pour la seconde fois depuis le
début du siècle, nous aidèrent à « bouter l’ennemi hors de France ». Tout le monde, il faut
bien le dire, préféraient nos amis d’aujourd’hui, tout en regrettant les destructions qu’ils nous
avaient fait subir et les pertes humaines qu’elles avaient entraînées.
Mes parents étaient favorables à cette initiative et, en bons éducateurs, pensèrent que
nous aurions là l’occasion de parfaire notre pratique de l’anglais. Cependant, malgré leur
confiance en nous, ils n’en préféraient pas moins recevoir nos alliés à la maison qui, de leur
côté, étaient ravis de pouvoir communiquer dans leur langue, même si les conversations
comportaient pas mal de périphrases pour se faire bien comprendre.
24
« Nuages » un des titres les plus célèbres de l’œuvre de Django Reihardt.
28
Yvonne avait même été sollicitée pour occuper un poste de standardiste bilingue au
château de Gallard (propriété des parents de « l’ange de Diên Biên Phû » de la guerre
d’Indochine25, non loin de Beaumont, occupée par les Américains), poste qu’elle accepta pour
parfaire son anglais.
Nos bonnes relations avec les membres de la brigade de gendarmerie toute proche
facilitèrent également les choses. Quand les GIs posaient des questions auxquelles ils ne
pouvaient répondre, ils prirent l’habitude de faire appel à nos connaissances limitées pour
pouvoir dialoguer. L’un d’entre eux - jeune et beau Saint-Cyrien récemment affecté à la
brigade dont toutes les filles alentour étaient amoureuses – avait pris l’habitude de faire appel
à Yvonne et à moi quand un GI se présentait pour un problème pas toujours évident à régler
en franglais…
C’est ainsi que, seule disponible puisque Yvonne venait de commencer à travailler au
château de Gallard, je fus appelée un jour pour tenter de démêler le problème se posant à un
certain officier américain dénommé par ses copains « Ko-Ko ». En fait, il s’agissait d’André
Koltko comme le justifie son adresse américaine qu’il m’a laissée avant son départ. Toujours
est-il que ce personnage, que j’ai toujours trouvé quelque peu énigmatique, voulait entrer en
relation, à Paris, avec un certain guitariste dont je n’avais jamais entendu parler, ignorant la
musique contemporaine et n’ayant pas eu souvent l’occasion d’en écouter à l’époque. Ko-Ko
voulait simplement que je lui serve d’interprète pour traiter avec le guitariste Django
Reinhardt qu’il voulait engager à New York dans son orchestre ! Nous convînmes que je le
retrouverais à Paris, à la station de métro Pigalle, moi y allant par train et métro, et lui par
camion militaire ou jeep. A vrai dire je n’étais pas très rassurée, mais comme ni les
gendarmes ni mes parents n’y mirent opposition, je décidais d’accepter ce service.
Mercredi 7 mars 1945 : entrevue avec Django Reinhardt
Je prends donc le train pour Paris et, en avance sur l’heure de rendez-vous, je passe un
peu de temps dans le quartier de la gare du Nord avant de prendre le métro pour Pigalle.
Voyons maintenant mes notes de l’époque :
...J’arrive place Pigalle à 14 h 55. Ne sachant où me mettre, je me place à la sortie du
milieu. Et je regarde autour de moi. La place est entourée de cafés, boîtes de nuit, lieux de
plaisirs. Ça me fait froid. Mon enthousiasme est glacé ! Pour prendre une contenance, je
regarde - sans le voi r- le plan du métro. Mon regard balaie la place quand, soudain, il se
heurte à ... Ko-Ko qui arrive au bras d’une vieille femme. Je m’avance. Il m’a vue et me
présente à sa compagne, Madame Reinhardt. Je salue : « Comment allez-vous ? » « Oh ! Ma
pauvre fille, comme des vieux peuvent aller » murmure la vieille et très sympathique femme.
Ko-Ko propose de nous emmener boire quelque chose. Je le remercie en lui disant que je ne
prendrai rien. Nous nous asseyons à une table. Ko-Ko me prie de demander à Mme Reinhardt
(mère de Django surnommée « Négros » par la famille) si elle dit la bonne aventure. Pour
moi, elle veut bien le faire. Alors, dans le café où consommaient quelques personnes et des
Américains, la gitane - manouche, en réalité - (bien française, vraie française comme elle
aime à le dire) commence à mettre à jour pour moi un art consommé mais non pratiqué
depuis de longues années. Elle ne regarde même pas les lignes de ma main ; elle me regarde
simplement et me parle. Elle me dit que j’étais très franche, très bonne et que je croyais le
monde qui m’entoure bon et franc comme moi, ce qui hélas ! n’est pas vrai dans le plus grand
nombre de cas. J’aime beaucoup mes semblables. Mais il ne faut pas que je me confie à mes
25
- Le 7 mai 1954, presque à la fin de la guerre d’Indochine, l’armée française est écrasée à Diên Biên
Phû après 56 jours de combats auxquels participa Mlle de Gallard, Infirmière rescapée, qui fut
surnommée « L’ange de Diên Biên Phû ».
29
amis, surtout ma vie sentimentale car il y a des jaloux, des méchants ici-bas ! Ma famille est
loin de moi (« Est-ce vrai ce que je dis là, mon petit ?», disait-elle de temps à autre) et cette
famille pense à moi. Je verrai ma situation s’établir à la fin de l’autre année. J’ai aimé. Mais
entre la personne aimée et moi il y a eu des tierces qui ont empêché nos sentiments de se
développer. Les événements aussi sont venus qui m’ont séparée de cette personne qui, elle
aussi m’aimait. Je rencontrerai mon idéal. Mon mari m’aimera et me sera dévoué jusqu’à la
mort. Je ne me marierai qu’une seule fois. J’aurai un seul enfant : un fils. Je préfèrerais
mourir que d’être déshonorée car moi, j’ai beaucoup d’honneur. Bientôt quelqu’un va me
faire un cadeau qu’il faut que j’accepte dans mon intérêt. Elle fera beaucoup de prières et
exorcisera pour que j’aie beaucoup de bonheur car elle m’apprécie et dit que je le mérite
étant une jeune fille « sage », posée, rangée comme elle les aime.
Nous nous levons et sortons. Mme Reinhardt me donne le bras. Ko-Ko donne le bras
parfois à elle, d’autres fois à moi. Je suis tout émue de ce que m’a dit la gitane (toute simple,
en robe noire, gilet de laine, savates espadrilles, cheveux grisonnants). Elle et son fils sont
simples, dit-elle, non par chiqué, mais parce que c’est leur façon d’être. Ils seront toujours
ainsi et pourtant Django est le premier guitariste du monde.
Nous arrivons avenue Frochot. Au 6, Ko-Ko pousse une porte et entre, de plain-pied
dans un appartement. Je m’efface devant Mme Reinhardt. J’entre. Je suis saisie, l’espace
d’un éclair, d’un dégoût, d’une envie de fuir à toutes jambes de ce gourbi. Ce n’est que la
vision de Mme Reinhardt qui me calme subitement. Une vieille si tranquille, si maternelle ;
elle considérera Ko-Ko comme son fils et ne fera pas de différence entre lui et Django à
condition qu’il soit honorable, ce qu’elle espère. Ko-Ko la demande comme Mama, lui qui
n’a plus de mère (ceci se passait au café et m’a profondément touchée).
A gauche, une espèce de cuisine dans un cagibi où une femme s’affairait, faisant la
vaisselle, je suppose. Nous traversâmes une vaste pièce à grande baie donnant sur une espèce
de jardin avec des arbres ; une verrière laissait filtrer la lumière solaire du plafond. Le
parquet faisait d’affreuses bosses et déclivités : je regardais bien où je mettais mes pieds de
peur de m’affaisser dans les trous. Un bahut, genre bar, occupait un coin de cette pièce
froide et vide ainsi qu’une cheminée avec dessus de marbre. Au fond, nous aperçûmes une
large porte saumonée à poignée de nickel sur laquelle Ko-Ko posa la main et entra. Je me
trouvais alors dans une petite pièce où il y avait plusieurs personnes. Au premier abord, j’eus
le même recul. Puis on me présenta à Mme Django Reinhardt (très brune, très belle robe
noire brodée d’or, tablier de satin noir genre salopette sans bavette, bas noirs soie, souliers
de bois ; figure très sympathique, moyennement maquillée). Au fond, dans un recoin, un
divan dans lequel est allongé Django : celui-ci me fit mauvaise impression sur laquelle je
revins bientôt. Brun, pas rasé, cheveux ébouriffés, chemise ouverte au col, déchirée aux
manches ainsi que l’espèce de peignoir qu’il portait par-dessus. Parfois, de ses deux mains, il
remontait la couverture : l’une d’elles, la gauche, a été brûlée : deux doigts (l’annulaire et
l’auriculaire) sont recroquevillés et le dessus est ravagé de cicatrices en étoile. Ce
remarquable artiste joue de la guitare uniquement avec l’index et le majeur. 26
26
A ce niveau, il est bon de rappeler qu’en 1928, à la Barrière de Choisy, dans le campement
manouche, Django Reinhardt a été victime de l’incendie de sa roulotte en bois dont il sort
miraculeusement avec d’atroces brûlures. La chaleur dégagée ayant empêché ses amis manouches de
s’approcher pour lui porter secours, un réflexe de survie a réussi à le sortir de la fournaise par ses
propres moyens, roulant à terre évanoui, enroulé dans une couverture achevant de se consumer et qu’il
maintenait de sa main gauche. Ayant refusé l’amputation de sa jambe droite traitée au nitrate d’argent,
il a dû rester allongé pendant 18 mois. Il ne pensait qu’à sa main. Son frère lui apporte une guitare,
plus légère qu’un banjo utilisé jusqu’à maintenant. A force de volonté, de persévérance, de patience, il
invente une technique qu’il adapte – non sans de grandes souffrances – à la nouvelle morphologie de
sa main désormais infirme (Notes résumées, d’après Django Reinhardt, par Philippe du Peuty et Joëlle
Ody, Éditions Vade Retro, 1997).
30
Au fond, près du divan, du linge plié était empilé sur je ne sais quoi ; derrière moi,
autre linge sur une chaise. Table embarrassée de verres, épluchures de fruits, coupe de fruits
(avec oranges et pommes), tasses, crayon, cendrier, petit poste de TSF et lampe genre chevet.
Devant la cheminée un poêle à bois. Au-dessus, du linge séchait sur une ficelle. A la portefenêtre, beaux rideaux à grosses fleurs. Par terre, une carpette trop petite pour recouvrir
toute la pièce.
Ko-Ko m’a débarrassée de mes sacs. Je suis assise. Mme Django berce son enfant qui
pleure et souffre sans doute de coliques dans son landau. Un homme assez jeune, très brun,
violoniste assez sympathique [ce ne pouvait être son grand ami Stéphane Grappelli resté en
Angleterre, comme je l’ai appris par la suite] fait jouer une petite fille de trois ans, brune,
toute bouclée aux yeux noirs admirables. Une dame, vraie parisienne qui me remet elle aussi
de mes émotions. On m’offre (Mme Django) une cigarette et une tasse de café que je bois
froid, n’y ayant pas pris garde. Mme Django m’observe avec bienveillance.
C’est alors que commence mon travail. J’interprète entre Django et Ko-Ko. Django
ne demande pas mieux que d’aller aux U.S.A. On lui a déjà offert un tas de contrats : il y a
quatorze ans que l’Amérique le réclame.
Comme il gagne 60.000 F par soirée en France ou en Belgique, il ne veut pas débuter
là-bas à moins de 100.000 F par jour et plus au bout de six mois. Il voudrait pouvoir faire
comme Artichaut (orthographe non garantie) toujours fauché à cause de la publicité :
2.500.000 F par semaine. Il connaît très bien tous les grands musiciens américains et autres,
le fils de Roosevelt et le petit-fils de Ford : Harry Ford qui, dans l’armée comme simple
soldat, était à Paris il y a trois mois et l’a vu, lui offrant de l’aider en cas de besoin s’il vient
aux USA. Par la pensée, étourdie, je brasse des millions, des fortunes.
Django reste simple et propose à son père ou beau-père de lui acheter un cheval et dit
qu’il lui faudra plusieurs wagons pour emporter toute cette fortune. Tout le monde en est
sidéré. On téléphone.
Mme Reinhardt mère (Négros) part, ainsi que la première dame qui est remplacée par
une autre beaucoup plus jeune, très sympathique.
Ko-Ko a donné les provisions (farine et fruits) et demandé ce qu’il fallait pour le petit
surnommé «Chien-Chien».
Le pauvre Koko paraissait très ennuyé car Django lui demandait toujours plus de
précisions sur les prix de début. Koko ne put rien préciser sinon 250 à 350 dollars par jour,
si possible. Ce à quoi Django s’exclama que ce n’était pas la peine qu’il aille aux USA.
Koko me demanda alors de lui dire qu’il était le plus grand chef d’orchestre de New
York, qu’il disposait de la plus belle salle et de la plus haute société pour clientèle. Django
pourrait avoir la même salle ou une autre s’il préfère. Koko a travaillé là douze ans. Il
connaît le plus grand fabricant des meilleures guitares du monde, les plus grands
publicitaires et un tas de grands musiciens. Il pourrait avoir un orchestre de six musiciens,
puis seize. Django en voudrait un, par la suite, de trente-six musiciens. Il sait qu’il n’a aucun
concurrent dans le monde et espère par là faire une grosse fortune.
Django se leva pour brancher une prise de courant. Il s’assit, vêtu uniquement de sa
chemise et sa robe de chambre qui, en s’ouvrant, découvraient ses jambes chaussées
d’espadrilles en cuir. Il me donna une photo qu’il dédicaça. Ko-Ko me fit leur dire que je
viendrai toutes les semaines (!) pour leur donner des leçons d’anglais, ce pour quoi ils furent
ravis et me remercièrent. Ils furent émus de ce que Ko-Ko apprenne avec moi le français pour
pouvoir leur parler aux USA. Django et sa femme comprennent bien l’anglais, mais ne le
parlent pas.
A 17 h 25, chacun se leva et dit au revoir à la ronde. Django me dit : « Enchanté
d’avoir fait votre connaissance ». Sortons. Ko-Ko, pas plus que la femme de ménage ne peut
ouvrir la porte donnant sur l’avenue. C’est Django qui, appelé à la rescousse, vient ouvrir
31
dans son étrange costume, riant, amusé. Nous partions quand nous vîmes venir Négros qui
nous accompagna. Elle me prit amicalement le bras en disant qu’elle était très contente de
« m’avoir connaître ».
Ko-Ko nous emmena dans un bar américain. Je n’étais pas dans mon milieu parmi ces
soldats et ces gitanes bruyantes, aux longues robes, aux regards provocants, au rire gras et
sonore. Ko-Ko demanda du champagne. Je déclinais son offre. La vieille femme me regardait
avec bienveillance et me dit encore qu’elle m’aimait bien car posée et rangée. Elle buvait
pour faire plaisir à Ko-Ko. Simple, elle pourrait bien « se croire » car tout le monde la salue
chapeau bas.
Nous reprîmes le chemin de la Place Pigalle, moi entre eux deux. Quel drôle
d’assemblage nous devions faire ! Je repris mon métro après avoir bavardé un peu sur le
trottoir. Ko-Ko voudrait qu’un soir qu’il sera à Paris nous allions dîner tous trois au
restaurant. Je lui dis que ce n’était guère possible, sur quoi il acquiesça. Ils me firent tous
deux de gracieux signes de mains et sourires pour me dire au revoir.
Je pus reprendre 18 h 05 à la gare du Nord et, dans le train, je compulsais mon passé et
cet avenir dont Mme Reinhardt avait soulevé cet après-midi les lourds rideaux. Ce mari idéal,
qui sera-ce ? J’ai confié à Maman et Yvonne ce que Mme Reinhardt m’a dévoilé, mais à
condition qu’elles n’en soufflent mot à personne. Après dîner parlons de ma journée bien
remplie, si bien passée en dépit de toutes mes appréhensions.
Pèlerinage
J’ai eu l’occasion, en mars 2000 (c’est-à-dire 55 ans après), d’aller au théâtre non loin
de ce quartier où je devais rejoindre le groupe de spectateurs de l’association dont j’étais
responsable. J’étais très en avance sur l’horaire. J’eus une irrésistible envie de revoir les lieux
de cette entrevue avec Django Reinhardt au cours de laquelle j’avais vécu quelques moments
très forts. L’avenue Frochot étant « propriété privée » et ayant en vain cherché le gardien
indiqué à la porte, je ne pus m’y glisser qu’à la faveur de la sortie d’un groupe de jeunes
asiatiques qui me confirmèrent que le grand guitariste avait bien vécu là. Je trouvais sans
peine le N° 6, au tournant de l’avenue, une plaque indiquant la mémoire de Django Reinhardt
et les dates de sa résidence en ces lieux, en fait un ancien atelier de peintre. Il y avait de la
lumière. Après beaucoup d’hésitation, une voix intérieure m’incita à sonner : Tu n’auras sans
doute jamais plus une telle occasion de revoir les lieux. A la seconde sonnerie (je m’étais
fixée ce chiffre limite), une dame en robe de chambre m’ouvrit. Je la saluai et lui expliquai ce
qui m’amenait : juste revoir d’un coup d’œil cet endroit dont j’avais gardé un souvenir si fort
quand j’avais rencontré là Django Reinhardt, en mars 1945. Elle s’effaça, je fis deux pas en
avant et découvrit tout d’abord un superbe parquet reluisant, quelques meubles de bon goût,
une mezzanine et la fameuse verrière. J’étais ravie et très émue.
Ce n’était pas le cas pour l’homme qui était dans la mezzanine et n’appréciait pas cette
intrusion qu’il qualifia de « violation de domicile » (ce qui n’était pas le cas puisqu’on
m’avait ouvert la porte !). Il dût cependant se rendre compte très vite de ma bonne foi et
m’indiqua même l’adresse d’une Association Django Reinhardt dont je ne pus noter ni
l’adresse ni le nom, ne désirant plus que partir en m’excusant sincèrement. J’étais très
heureuse de ce pèlerinage osé, il faut bien le dire ; mais je ne regrettais rien…
En lisant la biographie de Django Reinhardt citée plus haut, j’appris que durant le rude
hiver de la guerre, le guitariste avait brûlé son parquet, les pieds de ses canapés, tout ce qui
pouvait se consumer dans son poêle, et invitait sa famille à venir se chauffer chez lui !...
Musicien autodidacte, ne connaissant pas du tout le solfège et, de plus, totalement illettré,
Django Reinhardt avait appris un peu à écrire (en lettres majuscules) grâce à l’insistance de
32
son ami chanteur Jean Sablon et ainsi qu’à celle de Stéphane Grappelli, afin de pouvoir au
moins signer ses contrats…En 1934 il fonda le célèbre Quintette du Hot Club de France avec
Stéphane Grapelli.
Pratique intensive de l’anglais
Pendant tout l’hiver et le début du printemps 1944-45, j’essayais ainsi qu’Yvonne de
pratiquer le plus possible l’anglais. Mon emploi au cours privé ne me satisfaisait pas outre
mesure surtout du côté enseignement de la sténodactylographie. En compensation,
j’entretenais une correspondance suivie avec quelques jeunes étrangères et notamment une
danoise de Copenhague : Minna Foslev. Elle m’apprit qu’elle travaillait à l’Institut Karlsberg
comme secrétaire d’un certain Professeur Linderström-Lang27. Je l’enviais : elle faisait partie
d’un milieu qui m’avait beaucoup intéressée lors de ma visite à l’Institut Pasteur avec Mme
Pontheil.
Changement de cap
Dès la rentrée des vacances d’été 1946, une crise aiguë se déclara avec la directrice de
mon école privée : questions de salaire aléatoire en fonction du nombre d’élèves, vacances
non payées, frais d’entretien de l’école majorés à mon insu, pas de couverture sociale. Bref,
mes parents me conseillèrent de réclamer un fixe avec vacances payées et assurances sociales,
ou bien de chercher autre chose. Ce que je fis rapidement au grand dam de la directrice qui ne
me croyait pas aussi déterminée et que je quittai du jour au lendemain devant son refus de se
plier à ma volonté. J’écrivis aussitôt à Minna pour lui exposer la situation. Minna savait
combien j’aurais aimé faire le métier qu’elle exerçait à Copenhague. Elle me répondit
rapidement, après en avoir parlé avec son Patron qui me conseilla d’écrire de sa part au Dr.
Rapkine et au Professeur Machebœuf, à l’Institut Pasteur.
27
Karl Linderstrom-Lang (1896-1959), chimiste des protéines danois, directeur du laboratoire
Carlsberg.
33
Chapitre IV
L’Institut Pasteur, service de chimie biologique
(Octobre 1946 à août 1953)
Fin septembre 1946, je quittai donc le cours privé Evrard. J’en informai
immédiatement Minna. Dès réception de sa réponse à ma lettre, le 14 octobre, je suivis ses
conseils et écrivis - sans m’embarrasser des formes protocolaires - aux deux personnalités à la
fois, plaçant le Docteur Rapkine avant le Professeur Machebœuf … Quelle ne fut mon
excitation lorsque, quelques jours après, je reçus une enveloppe de la main de M. Machebœuf.
Je n’osai décacheter cette lettre datée du 17 octobre 1946.
J’accepte évidemment le rendez-vous qu’il me fixait le 22 octobre entre 9 h 30 et 10 h
et m’y rends non sans quelque appréhension. Je débarque donc le jour dit, à l’Institut Pasteur,
au 28 de la rue du Docteur Roux. Le concierge m’indique le service de Chimie biologique où
je me rends, intimidée. Je traverse le vestiaire et entre dans le couloir s’ouvrant sur un grand
laboratoire avec une rangée de paillasses de chaque côté. Cherchant du regard un
interlocuteur, je découvre à ma gauche un chercheur en blouse blanche d’un certain âge et
m’enquiers du bureau du Professeur Machebœuf. Il me l’indique, au bout du couloir
succédant au grand laboratoire, à droite.
Je suis très bien reçue, avec beaucoup de simplicité. Nous commençons à discuter.
Monsieur Machebœuf me dit que je ferai du secrétariat et également du laboratoire. Je lui
répète, comme je l’avais écrit dans ma lettre, que ma sténo n’était pas très rapide et que je
n’avais presque pas de pratique de la dactylographie. Je n’éprouve aucun scrupule. Monsieur
Machebœuf fait confiance à son ami Linderström-Lang (que je n’ai jamais rencontré !...). Il
m’assure de son simple désir de voir le travail correctement fait, ma technique lui important
peu. Il me présente à son assistant technicien, Pierre Rebeyrotte, avec lequel je travaillerai à la
paillasse. Ce dernier me fait une excellente impression, laquelle ne se démentira jamais par la
suite.
Monsieur Machebœuf me dicte ensuite un bout d’essai que je transcris sur une vieille
Underwood trônant sur une petite table, en plein milieu du laboratoire, en bout de paillasse. Je
me mets au travail, ne me rendant même plus compte que je tape comme une débutante. Les
autres rient sous cape : Eh bien ! Le Patron a fait là une belle recrue ! 28 Je devais effectuer un
remplacement de six mois. La secrétaire en titre, victime d’une primo-infection, avait été
contrainte par son médecin de se reposer dans un préventorium des Alpes.
Apparemment satisfait de mon examen de passage, Monsieur Machebœuf demande au
Chef du Personnel de m’engager sur le champ en qualité d’Aide Technique. Je me suis rendue
au service médical passer une première visite, prenant rendez-vous pour une radio
pulmonaire. Je suis restée toute la journée et, dès le lendemain, Rebeyrotte me montre la
marche à suivre pour les bons de commande de matériel ou de fournitures de bureau au
Magasin général de l’Institut. Ce dernier en effet se procure en gros tout le matériel et les
fournitures nécessaires aux travailleurs.
Je garde un précieux souvenir de mon séjour dans le service de Chimie biologique.
Nous avions un Patron bienveillant, excellent enseignant à la Sorbonne29 qui suivait « pas à
pas », comme il l’écrivait dans ses rapports de thèses, les travaux des uns et des autres. Il y
28
Ça, je ne l’ai heureusement su que longtemps après !...
34
avait de nombreux chercheurs dans le laboratoire et, cet ensemble cosmopolite m’a d’emblée
séduite : un Norvégien, deux Roumains, un Turc, un Suisse, un Yougoslave (Serbe), un
Hongrois, une stagiaire danoise, un Néerlandais, un Grec, un Anglais (émigré en Australie
après son stage), un Indien, deux Iraniens, un Américain, un Tunisien, une Russe, etc. Le
personnel technique et de service est également varié et sympathique : une amitié de plus de
soixante ans me lie encore aujourd’hui avec une technicienne et sa famille (Odette Lecomte)
et également avec une secrétaire (Gisèle Claval-Rivola) recrutée peu avant la disparition de
Monsieur Machebœuf.
M’attachant facilement (comme me le reprochait gentiment Maman), j’aimais bien plus ou moins, n’exagérons rien ! – tous ces jeunes chercheurs venus de tous les horizons
pour se former chez nous. Même si notre jeunesse nous entraînait parfois à quelques farces de
collégiens, tout cela restait dans les limites de la bonne humeur et du respect mutuel, ce qui
facilite grandement les rapports de travail.
Monsieur Machebœuf pendant la guerre mondiale 1939-1945
Après cette longue période de guerre, je m’intéressais au passé militaire de mon
patron. C’est ainsi que j’appris qu’il avait été Résistant, appartenant aux services de
renseignements. Lorsqu’il était recherché, il venait se cacher à l’Institut, dans une pièce du
sous-sol de son service située juste sous la salle des balances. Il avait été convenu qu’en cas
d’urgence, le concierge ou un partisan dans le secret, viendrait taper sur la tuyauterie de cette
pièce permettant sa fuite vers d’autres sorties.
Le courage de Monsieur Machebœuf pendant la guerre et la Résistance fut ainsi
couronné par la Croix de Guerre (1945) et la Médaille de la Résistance (1945). Il fut nommé
Officier de la Légion d’Honneur en 1947. Parlant couramment quatre langues étrangères –
dont l’allemand – il participa avec dévouement à la libération de Paris et fut ensuite chargé
par le CNRS30 de missions délicates et dangereuses. Suivant l’entrée des armées alliées en
Allemagne, il avait pour tâche de décrire et étudier le matériel de guerre utilisé par l’ennemi et
inconnu des alliés : par exemple la « poêle à frire » pour la détection des mines ainsi que les
V131 mis au point à la fin de la guerre et qui firent tant de mal sur Londres notamment.
Le secrétariat
Mes fonctions de secrétaire consistaient, dès mon arrivée le matin à l’Institut, à
prendre le courrier déposé dans un casier au nom du service, chez le concierge du 28 rue du
Docteur Roux. Installée sur une paillasse (je n’avais pas de bureau), je triais le courrier et le
distribuais, faisant systématiquement le tour des laboratoires du service, saluant chacun en lui
remettant les plis qui lui étaient destinés.
Lorsque Monsieur Machebœuf m’appelait pour travailler avec lui, j’étais installée sur
une simple table dans son bureau. Il avait une grande facilité pour dicter. Après avoir lu la
lettre à traiter, le texte coulait tout naturellement, sans précipitation et je n’avais pas de
difficultés à le prendre en sténo. Il me demandait parfois de relire, mais ce n’était pas
systématique. Il en était de même pour les rapports, de thèse ou d’activité scientifique, ou bien
encore les lettres de recommandations, d’appréciations ou de tout autre sujet.
Pour le classement, Monsieur Machebœuf tenait à s’en occuper lui-même. Si bien que
les dossiers s’amoncelaient sur un coin de son bureau, voire sur le mien. Quand un visiteur
29
Ayant même suscité des vocations pour la recherche scientifique parmi les étudiants suivant ses
cours.
30
CNRS : Centre National de la Recherche Scientifique.
31
V 1 : Bombe volante (sans pilote), de gros calibre lancée à partir d’une rampe terrestre.
35
était annoncé, cela m’amusait beaucoup : il rassemblait à la hâte tous ces dossiers et les
entassaient les uns par-dessus les autres dans une petite armoire placée contre la cloison,
faisant ainsi place nette. Ceci dit, le jour où il disposait de temps, il m’appelait pour faire le
classement à sa façon. Cela me paraissait normal car j’étais supposée ne l’aider que pendant
une période limitée. Il n’aurait pas fallu qu’à son retour, la secrétaire en titre ne s’y
reconnaisse plus !
Le Conseil Supérieur d’Hygiène Publique de France
Monsieur Machebœuf faisait partie du Conseil supérieur d’Hygiène publique de
France et, à ce titre, assistait aux réunions de cet organisme. Parmi les questions à l’ordre du
jour, je me souviens qu’il y avait celle de l’introduction en France (et sans doute dans d’autres
pays européens) du Coca-cola. Monsieur Machebœuf était farouchement opposé à cette
action qu’il devait considérer d’une part comme une hérésie - en bon vivant qu’il était - et,
d’autre part et surtout, en raison du fait que cette boisson gazeuse contenait du coca dont les
feuilles ont une action stimulante et servent à l’élaboration de la cocaïne. De toutes façons,
c’était la lutte du pot de fer contre le pot de terre : on peut constater aujourd’hui le degré de
consommation à travers le monde de cette boisson très appréciée surtout par les enfants. Pour
ma part, je ne consomme que très rarement du Coca-cola, par principe, en mémoire de
Monsieur Machebœuf.
Ce genre de réunion ne devait pas toujours retenir son attention en dehors du Cocacola car j’ai conservé, dans les papiers qu’il en rapportait, plusieurs croquis très réussis des
confrères qui l’entouraient... À moins que ce ne fût une de ses façons à lui de manifester sa
réprobation, après tout !
« Météo » Patronale à mon égard
Dans le service de Chimie biologique, chacun s’appelait par son Patronyme, à de rares
exceptions près. Quant au Patron, vis-à-vis de moi, je pouvais voir venir le vent si tant est que
je le craignais !...
- De mauvaise humeur (très rare) : Mademoiselle !
- Affairé, impatient : Brunerie !
- Plein de sollicitude : Mon petit !
- Compatissant : Mon petiot !
- Amical et simple : Ma Brunette !
Retour de la secrétaire en titre : Paulette Lacaille
Les six mois furent vite passés et je me trouvais parfaitement intégrée au service
quand j’appris par mon Patron que je devais être mutée au service de fabrication artisanale des
vaccins (dirigé par Monsieur Bonnefoy, patron de bonne réputation). Et ma Madeleine de
pleurer ... comme une Madeleine !... Si bien que Monsieur Machebœuf prit l’affaire en main
et la régla rapidement : Paulette Lacaille (secrétaire du service en titre) préférant faire du
laboratoire avec François Gros, moi... je gardais mon poste d’aide technique en Chimie
biologique ! Quelle chance !...
Le côté dilettante du service
Dans l’esprit bon enfant qui animait l’équipe du service, nous avons organisé quelques
sorties communes de week-end une ou deux fois entre chercheurs et techniciennes : par
36
exemple un déjeuner sur les bords de la Marne, ainsi qu’un court séjour (été 1951) en
camping organisé par un stagiaire du labo en Allemagne, sur le rocher de la Lorelei, au bord
du Rhin, avec excursions en bateau sur le fleuve dont nous avons tous gardé un excellent
souvenir... Seul regret cependant : la veille de notre arrivée, le TNP (Théâtre National
Populaire) s’était produit sur la scène du Rocher de la Lorelei, présentant Le Cid avec Gérard
Philipe !
Une fête foraine se tenait une fois par an sur le boulevard Pasteur. Nous y faisions un
saut rapide en petit groupe, après déjeuner, pour nous exercer au tir. J’aimais assez et n’étais
pas peu fière quand j’avais réussi à couper en deux la carte placée de champ !
Activités extra pasteuriennes
•
Journalisme bénévole (1940 à fin 1950 ?)
En dehors de mon travail de la semaine, je poursuivais les activités entreprises depuis
la fin de ma scolarité : à savoir, écrire régulièrement (et bénévolement) pour le Régional du
nord de l’Ile-de-France petit journal trihebdomadaire. Pendant toute une période j’assurais la
rubrique Le coin du Grincheux dont le directeur, Monsieur Protois me donnait le thème ou
m’en laissait le choix. Après la libération, je fis même deux reportages : l’un sur le village de
Bernes où les destructions avaient été très graves en raison de la présence sur son territoire de
l’aérodrome de Bernes-Persan-Beaumont utilisé par les Allemands et bombardé par les Alliés.
Je fis également un compte-rendu de la reconstruction du pont routier sur l’Oise séparant les
deux villes de Beaumont et Persan, étant la première civile à l’emprunter à pied avant la fin
des travaux.
•
Aéromodélisme (planeurs) et vol à voile (1945-1946)
Peu de temps après le départ des soldats US de la région afin de se rapprocher des
objectifs à atteindre en Allemagne, nous apprîmes qu’une nouvelle association s’était créée à
Beaumont : il s’agissait d’un club de modélismes de planeurs. Après toutes ces longues
années passées sans détente créatrice, Yvonne et moi décidâmes d’assister à la première
réunion de ce groupe. Nous y rencontrâmes pour la première fois un certain Jean Pichot
(devenu un ami par la suite) qui nous accueillit, d’un ton gouailleur : On va même avoir des
filles ! Çà alors !...
Dès notre inscription à l’Aéroclub, nous assistâmes à la distribution de plans,
d‘éléments en balsa et d’outils nécessaires pour la construction d’un modèle réduit de planeur.
Travail minutieux qui nous plaisait et notre petit aéronef sans moteur fut le premier achevé. Il
fut aussitôt essayé avec succès dans la cour de récréation de l’école où nous nous réunissions.
Un des dirigeants du club nous proposa de faire du vol à voile, d’apprendre à voler sur de
vrais planeurs-écoles entreposés sur l’aérodrome de Bernes-Persan-Beaumont. J’étais
transportée de joie à cette idée. Hélas !... Maman y mit un veto sans réplique et nous dûmes
abandonner cette perspective…
•
Chorale et théâtre amateur (1949 à 1979)
Dès 1949, au cours de différentes rencontres avec certaines personnalités
beaumontoises, j’évoquais le regret des jeunes de ne pas trouver suffisamment d’animations à
37
leur intention dans notre ville. Il fallait faire quelque chose pour eux. Et tout naturellement
mon désir de théâtre amateur remonta en surface. Je pensais également à la création d’une
chorale. Pour cela il fallait trouver des animateurs et de jeunes volontaires. Nous y parvînmes
et en 1950, une association Loi 1901 baptisée « Art et Loisirs » vit le jour. Un conseil
d’administration fut mis en place (dont je fus la secrétaire) et un employé de banque ayant
déjà fait du théâtre amateur en province accepta la rude tâche de « metteur en scène ».
Nous commençâmes par des spectacles comportant des pièces en un acte complétées
par divers intermèdes (musique, chant choral, ou numéros comiques). Parmi les participants
nous avons eu le privilège de voir les débuts d’un certain Jacques Ramade devenu par la suite
comédien professionnel puis intégré dans l’équipe de Laurent Ruquier. À l’époque, nous
l’appelions « Bébé Ramade » et l’on peut dire qu’il nous a fait passer des moments d’hilarité
inénarrables tant sur scène qu’en répétition. Ses reportages de matches de boxe notamment
valaient leur pesant d’or…
Avec un peu plus d’expérience nous nous attaquâmes à des pièces de boulevard. C’est
ainsi que nous avons monté Le don d’Adèle, pièce tenant l’affiche à Paris. Je suis donc allée la
voir au théâtre parisien. Notre metteur en scène nous laissait pas mal d’initiatives pour les
jeux de scène. Tenant le rôle d’Adèle, j’en ai profité pour exploiter largement ceux de (j’ai
oublié son nom !), rôle repris avec autant de succès par Marthe Mercadier. Après la
dissolution d’« Art et Loisirs » due au départ en province du metteur en scène, ce rôle
m’ouvrit l’accès à une autre troupe, créée à Persan avant la guerre et qui devint Centre
d’éducation populaire dans les années 50. Le théâtre amateur a été abandonné après la
disparition de notre animateur en 1979.
•
Club de natation : le « Caneton-club » et sa fête de nuit
Après l’Aéro-club, nous orientâmes nos activités vers un autre sport : la natation.
Beaumont possède une plage sur les bords de l’Oise qui avait été aménagée entre les deux
guerres par des bénévoles des deux cités de part et d’autre du pont (c’est-à-dire Persan et
Beaumont) et dont les installations n’avaient pas trop souffert de la dernière guerre. Nous y
allions assez régulièrement et retrouvâmes là Jean Pichot, de l’Aéro-Club et de nombreux
autres copains appartenant au « Caneton-Club », tous désireux d’organiser, comme avant la
guerre, une grande fête nautique un soir d’été. Les meilleurs nageurs se trouvèrent
responsables des compétitions de natation et de plongeons. Nous voulions également restituer
le défilé de barques fleuries, décorées et illuminées et clore la fête par un feu d’artifice tiré à
partir d’une péniche empruntée aux usines Poliet-et-Chausson, amarrée devant la plage et
remplie de sable pour les mâts devant supporter les plus grosses pièces. L’une des originalités
de cette pyrotechnie était constituée par les fontaines lumineuses et colorées tombant dans
l’Oise tout au long de la rambarde du pont routier : il faut dire qu’elles étaient du plus bel
effet…
Un programme détaillé de la fête avait été tiré par l’imprimerie du Régional où
naturellement j’avais mes entrées. Si bien que j’allais chercher moi-même les tracts et le
moniteur de l’Aéroclub ayant offert de les distribuer par avion accepta que je l’accompagne à
cet effet. C’est ainsi que, arrivée assez tôt à l’aérodrome, j’eus le privilège de monter à bord
du « Stampe », avion-école biplan à doubles commandes des années 40-50, avec le moniteur
Jacques Dupuis installé à l’arrière et moi toute fringante à l’avant (j’ai oublié si j’avais un
casque ou les cheveux au vent !). J’étais aux anges et au signal manuel du pilote, je jetais pardessus bord, par poignées, les tracts de la fête. Nous amorcions alors un virage sur l’aile et
repassions dans cette nuée de paperasses, regardant au-dessous de nous, les badauds qui
couraient les ramasser.
38
Ce fut mon baptême de l’air, vol d’une vingtaine de minutes : un des meilleurs
souvenirs de ma jeunesse. Rien à voir avec un vol en Caravelle, en Bœing et encore moins en
Airbus !...
Pour cette entreprise de fête nautique jugée un peu téméraire, la municipalité d’alors
n’était pas tellement d’accord. Cette armée de jeunes inexpérimentés l’effrayait un peu et ils
nous parlaient en réunion de « votre fête de nuit » d’un ton assez goguenard. Mais après le
succès de cette manifestation, nos édiles ne manquaient pas de dire à qui voulait l’entendre :
Elle était bien, notre fête de nuit, n’est-ce pas ?
Je n’avais pas osé inviter les amis du laboratoire, pour cette manifestation, de crainte
qu’elle ne soit un fiasco d’une part et, d’autre part, en raison des difficultés de déplacement
pour les uns et les autres ajoutées à l’horaire tardif.
Un patron sportif
Excellent nageur, Monsieur Machebœuf a effectué plusieurs sauvetages en rivière qui
lui ont valu la Médaille de Sauvetage en 1928. Accompagné par quelques jeunes
collaborateurs du service, notre Patron a honoré de sa présence une fête organisée à la plage
de Beaumont où j’assurais le secrétariat de l’association de natation : le « Caneton-club ». Il
nous a même fait ce jour-là une démonstration de plongeon de haut vol appréciée du public.
Monsieur Machebœuf faisait du tennis et pratiquait aussi très bien le patinage. Il
m’avait confié qu’en tant que médecin de garde du Palais de Glace, au Rond-point des
Champs Élysées, il arrivait toujours le premier à la patinoire. Profitant de cet avantage, il
s’amusait à repasser dans ses propres traces sur la glace fraîchement étalée.
Sa carrure de grand Viking lui permettait de pratiquer le rugby et il devint plus tard le
président du PUC (Paris Université Club).
Avec l’âge, il dut renoncer aux sports violents. Il avait une petite propriété en Sologne
« La Chévrie » et prenait plaisir à inviter des amis amateurs de chasse, sport qu’il adorait
pratiquer. Un de ses techniciens, André de Wolf, l’accompagna plusieurs fois pour sa plus
grande joie.
Les festivités du service Machebœuf
Notre service était réputé pour les festivités qui y étaient organisées. En début d’année,
notre Patron nous offrait la galette des rois avec du Jurançon qu’une fois nous réussîmes à
cristalliser plus ou moins en le mettant à rafraîchir un peu trop longtemps dans la chambre
froide à –20°C ! Ce jour-là Monsieur Machebœuf ne nous félicita pas…
Il y eut aussi la célébration de ma Sainte-Catherine, en novembre 1950. Mon amie
Odette Lecomte et un stagiaire suisse m’avaient confectionné, la veille au soir, un chapeau
imposant figurant le mystère de la naissance de la vie sous forme d’un oiseau prenant son vol
de l’extrémité d’une cornue habillée de papier sulfurisé et tout illustrée de dessins
humoristiques relatifs à des scènes de labo. Cet ouvrage d’art nécessitant une certaine quantité
de coton hydrophile, Odette et le Suisse n’hésitèrent pas à tirer la sonnette de nuit d’une
proche pharmacie pour s’en procurer !...
A cette occasion, un bal fut organisé dans le service, animé par un magnétophone, en
plein milieu du laboratoire dégagé pour l’occasion ! La fête se poursuivit le soir à la salle
Wagram où mon bonnet de catherinette obtint le 2nd prix décerné par Saint-Granier, vedette
humoristique de l’époque.
Toutes les thèses, tous les diplômes étaient « arrosés ». Mme Machebœuf assistait à
ces manifestations ainsi que sa fille cadette, Michou, qui avait distribué une fève par personne
lors de la célébration des rois !...
39
Séjour à Copenhague
En 1948, Minna et son mari Haakon nous invitèrent, Yvonne et moi, à venir passer
quelques jours à Copenhague. Si j’étais ravie parcette perspective, cela m’ennuyait
d’abandonner mon travail en période hors vacances ayant l’habitude de partir soit en juillet
soit en août. J’en parlais à Monsieur Machebœuf qui m’incita vivement à accepter cette
opportunité de découvrir le Danemark surtout pendant cette période exceptionnelle de
l’équinoxe d’été.
Yvonne et moi partîmes donc en juin, par la Gare du Nord pour cette expédition de 33
heures en train, places assises. La ligne passait par le sud-est belge, avant d’entrer en
Allemagne par Aix-la-Chapelle, Cologne avec sa cathédrale gothique émergeant d’un tas de
ruines, Essen totalement dévasté sauf les hauts-fourneaux qui avaient repris leur activité et
Hambourg rasé tout comme Cologne. Nous passâmes la frontière germano-danoise à
Flensburg. La transition nous apparut saisissante. Nous avions l’impression de traverser
maintenant un décor de cinéma avec ces prés verts, ces maisons basses très coquettes, ces
jardins bien entretenus sur la pelouse desquels était planté un mât où, chaque dimanche,
flottait le drapeau danois.
Après avoir traversé un pont sur le détroit du Petit Belt, le train emprunta un ferry pour
traverser le détroit du Grand Belt, atteindre la presqu’île de Seeland et gagner enfin
Kobenhavn (Copenhague en danois) où nous attendaient Minna et son époux, Haakon. Ces
derniers nous conduisirent à Vanlöse, dans la banlieue de la capitale où ils habitaient. Nous
découvrîmes ces petites maisons basses dont les fenêtres étaient intérieurement garnies de
plantes grimpantes du plus bel effet, surtout le soir sur un écrin de lumière.
Ce premier voyage international nous fit découvrir tout d’abord la longueur des
journées d‘équinoxe. A dix heures du soir il faisait encore plein jour et la nuit nordique était
un crépuscule. Nous visitâmes la ville en tramway et la circulation intensive des bicyclettes à
cadres hauts nous amusa beaucoup.
Le mode d’alimentation local bouscula nos habitudes. Le midi nous dégustions les
fameux « smöre-bröd », sandwiches variés sur tranches de pain bis, ce qui permettait de ne
pas perdre trop de temps pour ceux qui travaillaient. Le dîner constituait le vrai repas de la
journée et se consommait vers six heures du soir, à la sortie du travail. Ce qui donnait à
chacun, en cette saison d’équinoxe, de longues soirées de liberté. Vers dix heures du soir, la
coutume voulait que l’on prenne un café avec des gâteaux. Quant au coucher, c’est chez
Minna que nous avons découvert les fameuses couettes si courantes maintenant. Nous
dormions souvent découvertes, la couette ayant glissé…
Nous visitâmes le Palais Royal assistant à la relève de la Garde. Nous nous attardâmes
dans quelques musées. Nous nous promenâmes dans un cimetière, vrai parc avec ses arbres et
ses grandes pelouses, ses stèles discrètes favorisant méditation et recueillement. Nous
visitâmes également le célèbre parc d’attractions « Tivoli ». Avec Minna et Haakon, nous
nous sommes amusés comme des fous en Rushebahne (montagnes russes). Yvonne n’avait
pas voulu nous suivre…
Mais le clou de ce voyage fut le jour où nous prîmes un ferry-boat (à bord duquel nous
déjeunâmes à la danoise en faisant le trou normand au schnaps) pour gagner Malmö en Suède,
en traversant le détroit du Sund. Grisées par le repas, nous eûmes pas mal de crises de fou rire
surtout dues à la circulation à gauche alors encore pratiquée en Suède !!!
Durant le séjour, naturellement Minna tint à me faire visiter l’Institut Karlsberg et à
me présenter à son Patron, le Professeur Linderström-Lang ainsi qu’à son fils Karl. Je devais
bien cette visite à celui qui m’avait ouvert les portes de l’Institut Pasteur sans me connaître. Je
40
garde précieusement ce souvenir danois et suis reconnaissante à mon Patron de m’avoir
poussée à effectuer ce séjour des plus agréables.
Mais s’il y avait des moments de détente, il y avait aussi et avant tout le travail.
Le travail technique positif
J’effectuais, avec l’assistant du Patron, Pierre Rebeyrotte dénommé « Reyb »,
quelques travaux de laboratoire. J’apprenais tout d’abord des techniques relativement simples
en vue de la délipidation des « cénapses lipidoprotéidiques », constituants fondamentaux des
plasmas et des cytoplasmes32 : préparer des solutions tampon, faire des dosages de lipides, par
exemple, qui nécessitaient certaines quantités de sang de lapin ou de cheval. Nous faisions
faire les prélèvements sur un cheval qui avait été attribué à nos travaux et qui était logé à
l’Urbaine, de l’autre côté de la rue du Docteur Roux (au 25). L’Urbaine était un dépôt (depuis
longtemps désaffecté) d’une compagnie de transports hippomobiles transformé en animalerie
centrale. Parfois les rats d’égouts se faufilaient dans cet espace où ils trouvaient la nourriture à
leur goût.
Le sympathique cheval attribué au service - vraisemblablement réformé de la Garde
républicaine - fut baptisé Chrysostome par Reyb. Maintenu par un garçon de l’animalerie,
Chrysostome regardait les deux litres environ de son sang couler dans le bocal du vétérinaire
d’un air mi-figue, mi-raisin, sans réaction de réprobation. Brave Chrysostome !
Il arrivait parfois à Reyb de travailler pour l’Armée - en collaboration avec le service
de Chimie thérapeutique dirigé par Madame Tréfouël - sur un liquide d’une extrême toxicité :
le Taboun (orthographe non garantie). L’expérimentation pratiquée sous hotte, consistait à
enregistrer sur un tambour enduit de noir de fumée et à l’aide d’un long et fin stylet, les
contractions d’un morceau d’intestin de lapin plongé dans un liquide tampon adéquat. A
distance, j’étais horrifiée par l’affolement et l’amplitude des tracés du stylet sur le tambour au
moment où Reyb ajoutait une goutte infime de Taboun33 dans la solution. Je n’ai
naturellement jamais lu ou retrouvé de publication sur ce sujet tabou s’il en était, relevant très
probablement même du secret défense. Lors de ces manipulations, toute approche de la hotte
était interdite.
Un soir, quand Reyb quitta le labo après ce travail, il avait les pupilles dilatées au
maximum, ce qui m’impressionna beaucoup.
Les risques du métier
N’ayant pas suivi de cours dans une école spécialisée pour les techniciens de
laboratoire, je faisais de mon mieux, mais cela n’allait pas sans quelques maladresses pas
toujours agréables. A l’époque nous disposions de pipettes simples non encore munies à
l’embout de poires de protection. Un jour, je pipetai de la soude caustique, produit très
visqueux et qui demandait une force d’aspiration assez prononcée... Et ce qui devait arriver
arriva : j’en absorbais une infime quantité que je recrachais immédiatement : radical comme
détartrant ! Il n’y eut aucune suite fâcheuse heureusement et cet incident me rendit très
prudente par la suite. Je n’eus guère le loisir de connaître tous les perfectionnements qui
vinrent après l’usage de la poire placée à l’embout de la pipette qui était déjà une sécurité
bienvenue pour l’utilisateur.
32
C’est sur ce sujet que Pierre Rebeyrotte a soutenu sa thèse de doctorat es sciences en 1954.
Il s'agit vraisemblablement de Tabun, neurotoxique utilisé comme paralysant respiratoire dans la
guerre chimique. Son antidote est l'atropine, ce qui explique les pupilles dilatées de l'expérimentateur.
(NDLR).
33
41
Court-circuitages
Mon double emploi au bureau et à la paillasse n’était malheureusement pas sans
présenter parfois des inconvénients que je vivais toujours assez mal, me culpabilisant
immédiatement. En effet, engagée comme aide technique et devant assurer le secrétariat de
mon patron, il arrivait quelquefois que les deux fonctions se court-circuitaient.
Pendant le temps, par exemple, où j’allai chercher du sang de Chrysostome, mon
patron m’avait cherchée. À mon retour il vint vers moi et me dit non sans une petite pointe
d’ironie : Si ma secrétaire voulait bien me faire l’honneur de m’accorder ses faveurs pendant
quelques minutes, j’ai du courrier en retard !
Toute confuse, je prenais bloc et crayon, le rejoignant dans son antre, ex-laboratoire
très succinctement réorganisé en bureau tout en ayant conservé une paillasse et un évier
devant la fenêtre.
Hier et aujourd’hui : évolution humaine et matérielle
En effet, si Monsieur Machebœuf avait remplacé le Professeur Gabriel Bertrand en
retraite depuis plusieurs années, ce dernier avait conservé – outre son laboratoire - le grand
bureau attenant, à l’angle du bâtiment de Chimie biologique ainsi que deux batteries
d’armoires dans la « salle des collections » du service, où se côtoyaient une grande variété de
« reliques » allant de bocaux pleins de cocons de vers à soie chloropicrinés de la guerre de
1914-1918 à des documents divers tout empoussiérés.
Dans le service, comme je l’ai écrit plus haut, chacun s’appelait par son Patronyme ou,
parfois, par un surnom affublé par les collègues. Je pense ainsi à « Ma cocotte » (allez savoir
pourquoi cette appellation ?), pour le sympathique technicien André de Wolf, parfois
compagnon des parties de chasse du Patron, spécialiste des dosages du cholestérol mis au
point par Jean-Louis Delsal. En dehors de ces activités, « Ma cocotte » était aussi pompier
volontaire dans sa ville de résidence en banlieue sud. Cette fonction s’est révélée des plus
précieuses pour le service et nous a sauvés plus d’une fois de débuts d’incendie dans le
laboratoire lorsque que l’on redistillait de l’alcool ou de l’éther sous hotte simple 34 pour
pallier la pénurie de matières premières de l’après-guerre.
A ce sujet, peut-être n’est-il pas inutile de savoir que, de tous temps, plusieurs
casernes de pompiers de Paris des quartiers les plus proches de l’Institut étaient affectées
officiellement à l’Institut Pasteur, avec des sapeurs-pompiers tout spécialement entraînés pour
faire face à une grande variété d’accidents pouvant survenir dans un milieu où des produits
peuvent brûler, exploser ou contaminer l’environnement. Au cours de ma longue carrière dans
cet Institut je n’ai qu’un souvenir de pompiers arrivant sur les lieux. Les conséquences n’ont
pas dû être dramatiques puisque j’en ai oublié les détails…
Inattention et ... retour de flamme
Un jour, alors que je « manipulais » à la paillasse à coté de Reyb, voulant voir l’heure
à sa montre, je me penchais vers son poignet gauche. Brutalement, je sentis une main
s’aplatissant lourdement sur ma tête accompagnée d’une odeur de corne brûlée... Je n’avais
pas fait attention au bec Bunsen allumé tout proche. J’en fus pour une frayeur rétrospective et
une ferme réprimande pour le fait de ne pas faire suffisamment attention à ce que je faisais.
Ce qui n’était pas vraiment volé !...
34
Aujourd’hui les hottes chimiques sont beaucoup plus perfectionnées et les laboratoires disposent de
hottes à flux laminaires pour les manipulations stériles
42
La micro électrophorèse
Un travail de laboratoire m’a passionnée pendant ces années : la mise au point d’un
appareil de micro électrophorèse ou plutôt l’amélioration de détails techniques concernant
cette variété d’engin scientifique inventé par Tiselius (Suédois, Prix Nobel de chimie, 1948) et
Durrum (chercheur américain). Le but de cet appareil simple était de séparer les protéines
sériques de liquides biologiques (sang, liquide céphalo-rachidien, urine, par exemple) en les
faisant traverser par un champ électrique de faible intensité. Il suffisait de déposer une goutte
du liquide à étudier au milieu d’une étroite bande de papier spécial (papier Whatman
absorbant) cette dernière préalablement trempée dans une solution au véronal (dite « solution
tampon » conductrice du courant électrique).
L’opération terminée (à l’issue d’une durée calculée de passage du courant), les
bandes de papiers séchées étaient immergées dans une solution de bleu de bromophénol saturé
en chlorure mercurique révélant les taches plus ou moins espacées et colorées des protéines
entrant dans la composition du liquide étudié : albumine, globulines, etc. Avantage de cette
méthode : sa facilité et sa rapidité. L’appareil mis au point par la suite par les « Ets. Lérès »
rencontra un succès non négligeable auprès des laboratoires et hôpitaux comparativement au
gros appareil de Tiselius, plus encombrant et surtout plus onéreux.
La technique et ses résultats négatifs
J’ai aussi quelques souvenirs de manipulations moins agréables. Tout d’abord la
vaisselle des pipettes de précisions que chacun devait faire (scientifiques ou techniciens) après
les avoir laissées longuement tremper dans une grande éprouvette contenant un mélange
sulfo-chromique (acide sulfurique et bichromate, je crois me souvenir), produit radical pour le
nettoyage du matériel, mais dont la moindre projection accidentelle trouait les blouses
(octroyées par l’Institut Pasteur aux personnels scientifiques et techniques) et plus encore...
les collants ! Au grand dam de Sœur Joséphine des Anges de la Congrégation Saint-Joseph de
Cluny présente à l’Hôpital Pasteur, directrice de la lingerie de la maison qui, lorsque les
blouses du service lui étaient apportées chaque semaine ne manquait pas d’accueillir la
personne par un tonitruant : Chez Machebœuf, vous faites trop d’trous ! Parce que – bien
entendu – il fallait réparer les dégâts !...
Il y eut le jour malencontreux où, voulant faire une lecture sur le gros appareil
d’électrophorèse Tiselius qui avait été offert gracieusement à Monsieur Machebœuf par une
fondation américaine, je cassais la cellule, très fragile et d’une grande valeur à l’époque du
fait de sa délicate fabrication en quartz très pur. Je mis un certain temps à m’en remettre alors
que mon patron et son assistant regrettaient bien sûr, mais ne me firent aucun reproche.
Un jour, Reyb me demanda de maintenir un lapin enfermé dans une boîte en bois
munie d’un couvercle coulissant d’où ne sortait que la tête de l’animal afin qu’il ne bouge pas
pendant la prise de sang effectuée dans une veine de l’oreille. L’opération terminée, je lâchais
la tête de l’animal qui retomba brutalement sur le côté. J’étais horrifiée !... Le pauvre lapin
était mort ! Je n’ai pas compris tout de suite, toute bouleversée que j’étais : il s’était sans nul
doute rompu une vertèbre cervicale. Le coup du lapin !...
L’impressionnant éventail d’axes de recherche du service de Chimie biologique entre
1942 et 1952.
Me référant à la liste des travaux scientifiques du service (consultable avec titres,
auteurs et références au Service des archives de l’Institut Pasteur, fonds Macheboeuf), j’ai pu
43
établir un bref résumé des principaux travaux du Professeur Macheboeuf et de sa nombreuse
équipe (Française et « multinationale ») sur les protéines et les lipides, se diversifiant
largement au fil du temps.
-
-
de 1942 à 1953, les cénapses lipoprotéiques acidoprécipitables (M. Macheboeuf, P.
Rebeyrotte et al. ), la micro électrophorèse sur papier.
entre 1932 et 1952, étude des effets biologiques des ultra hautes pressions (James
Basset, son fils Jacques Basset et al. ) sur les bactéries, des virus pathogènes, des
toxines, certaines tumeurs, la réaction antigène-anticorps, le pouvoir vaccinal des
bactéries et de virus tués par ultra pression (avec l’équipe de P. Lépine) en vue de la
production d’un vaccin contre la poliomyélite, etc. (23 articles).
après 1946, le mode d’action de certains antibiotiques (pénicilline, streptomycine,
tyrothricine) travail de François Gros et collaborateurs (24 articles). Outre les travaux
sur la micro électrophorèse sur papier il faut noter ceux de micro chromatographie sur
papier (Judith Blass, Roger-Louis Munier et coll.) en vue de la séparation de
composants biologiques.
Consécration : l’Académie de médecine
J’eus un important travail de secrétariat à effectuer exceptionnellement dans le bureau
du Patron pour plus de tranquillité, à savoir la dactylographie de ses « Titres et Travaux »
avec liste complète des publications de Machebœuf et collaborateurs, à l’occasion de sa
candidature à l’Académie de Médecine où il fut admis à la fin du printemps 1953. A cette
occasion il m’offrit un très beau porte-document en cuir.
Je fus invitée à la séance d’intronisation à l’Académie de Médecine dont Monsieur
Machebœuf était l’un des plus jeunes membres. C’est une bonne occupation pour tous ces
vieux messieurs, disait Mme Machebœuf.
Il fallait voir comme ils papotaient entre eux quasiment à voix haute pour pallier leur
surdité, totalement inattentifs à l’exposé de l’orateur !
Vers l’issue fatale...
Et puis vint la maladie. Médecin de formation, ayant été sensibilisé à la tuberculine au
début de sa carrière à l’Institut, dans le service de la Tuberculose, il avait dû s’exiler à
Bordeaux quelques années à la Faculté de Médecine. Monsieur Machebœuf ne pouvait se
faire d’illusions sur son état de santé35.
J’allais prendre du courrier chez lui, rue des Volontaires (tout près de l’Institut).
Bientôt, il fut hospitalisé à l’Hôpital Saint-Antoine (mais je n’en suis pas certaine) et soigné
en particulier par le Professeur Kourilsky, père de notre Directeur général actuel (2002), pour
une maladie d’Hodgkin (ou peut-être un cancer du poumon, nous n’avons jamais su
exactement). A la relecture de la plaquette éditée après sa disparition, des amis parlent de
l’Hôpital Curie où il fut soigné et soulagé avec un admirable dévouement, dont sa famille
gardera toujours le souvenir reconnaissant36. Pendant sa maladie, il fit preuve d’un courage
extraordinaire, faisant l’admiration du personnel de l’hôpital ainsi que de ses proches, réglant
lui-même en dernier le débit de l’oxygène qui lui était administré. Il s’éteignit le 20 août
1953, à 6h30 du matin.
35
J’ai d’ailleurs appris beaucoup plus tard qu’il était en réalité au courant de sa maladie depuis des
mois et que Madame Machebœuf avait été également mise au courant avant sa mort.
36
Extrait de: Michel Macheboeuf (1900-1953) , p.53, Imprimerie E. Drouillard, Bordeaux.
44
J’étais à cette époque à Saint-Georges-de-Didonne, à côté de Royan, où je passais mes
vacances avec mon amie Odette et sa famille. La grève générale qui sévissait à ce moment-là
s’éternisait quand, ce 20 août, deux télégrammes m’avisèrent du décès de Monsieur
Machebœuf. Je venais de faire une crise de colique néphrétique due à la manipulation
manuelle sans aucune protection des bandes d’électrophorèse trempées pour être « révélées »
dans une solution saturée en chlorure mercurique… Intoxication qui m’avait quelque peu
fatiguée. La SNCF étant en grève, je dus prendre mes dispositions pour rentrer en car à Paris.
Après un office religieux à l’église Saint-Jean-Baptiste de la Salle, rue du Docteur
Roux, Monsieur Machebœuf fut inhumé au cimetière de Montrouge, en dépit d’une grève des
employés des Pompes funèbres qui retarda les cérémonies. Madame Machebœuf me pria de
me joindre à la famille. J’en fus à la fois honorée et bouleversée. Triste souvenir37.
Séjours en Auvergne
Après la disparition de mon patron, je fus invitée par deux fois à passer quelques jours
à « La Serve », propriété auvergnate des Machebœuf, située à Saint Bonnet près Riom38.
Madame Machebœuf et deux de ses filles, Michou et Françoise, me reçurent chaleureusement
et me firent visiter cette très belle région d’Auvergne. Monsieur Machebœuf était né le 19
octobre 1900 à Châtelguyon où son père était médecin. Cette station thermale ne possédait pas
d’eau potable. Le père de Monsieur Machebœuf, Docteur en Médecine, fit faire des études
géologiques pour trouver des nappes aquifères. C’est ainsi que fut découverte l’eau de Volvic.
A La Serve, non seulement l’eau du robinet était de l’eau de Volvic, mais également l’eau
d’arrosage et celle des toilettes. Et lorsqu’on se savonnait ou lavait quoi que ce soit, il
s’avérait très, très difficile de rincer. Je ne sais si c’est encore le cas de nos jours…
En découvrant l’Auvergne, nous fîmes un séjour de 24 heures chez une amie
d’enfance de Mme Machebœuf qui tenait l’Hôtel du Commerce à La Queuille (près de la
gare) où j’ai dégusté pour la première fois de la langouste, en Auvergne !!!
J’ai toujours gardé d’excellents rapports avec Madame Machebœuf à qui j’écrivais
chaque 20 août en mémoire de Monsieur Machebœuf. Nous échangions également des cartes
postales très chaleureuses lors de nos déplacements respectifs et j’étais souvent invitée à
déjeuner avec elle et l’une ou l’autre de ses filles.
Le long suspense
Je vécus pendant quelques mois, ayant l’idée de quitter l’Institut, craignant d’avoir à
travailler avec un nouveau patron, chef de laboratoire dans le service et pour qui je
37
Une plaquette fut éditée après quelques mois. Outre un court curriculum vitae, y figurent quatre
adresses de personnalités scientifiques : E.B. Chain, Prix Nobel (Rome), A.C.Frazier de Birmingham,
Michael Heidelberger (New York), K. Linderström-Lang (Copenhague), et Arne Tiselius, Prix Nobel
(Uppsala). S’ajoutent à ces adresses différents hommages au disparu : Professeur Jacques Tréfouël,
Directeur de l’Institut Pasteur, le Professeur Michel Polonovski, le Doyen A. Chatelet de la Faculté
des sciences de Paris, le Professeur Chailley-Bert du Paris-Université-Club, et ses élèves ou
collaborateurs (Francis Tayeau, Jacques Polonovski, P. Goret, Madeleine Brunerie) et ses amis. Une
liste complète de ses 314 publications (seul ou en collaboration) termine cette plaquette (Voir Fonds
Machebœuf, Archives de l’Institut Pasteur).
38
L’église du village a la particularité de ne pas avoir de clocher. A chaque nouveau visiteur à « La
Serve », Monsieur Machebœuf m’a raconté la blague qu’il lui faisait en lui demandant comment il
trouvait le clocher de l’église. Stupéfait, le visiteur répondait qu’il ne voyait pas de clocher ! Et
Monsieur Machebœuf d’un air de commisération de lui dire : Mon pauvre vieux, si vous ne le voyez
pas, c’est que vous n’êtes pas en état de grâce !
45
n’éprouvais aucune admiration ni même quelque affinité. J’ai eu des propositions de
secrétariat sur contrat temporaire dans un Service d’Ophtalmologie de l’Hôtel-dieu. Madame
Machebœuf et sa belle-mère à qui j’en ai parlé m’ont dissuadée d’accepter, arguant qu’en
souvenir de leur mari et fils, je devais rester à l’Institut Pasteur. Je leur suis infiniment
reconnaissante de ce sage et excellent conseil.
Je passais des mois à tendre le dos quant au remplaçant de mon patron. On nous parlait
d’un certain Monsieur Monod, apprécié par la direction disait-on. Je n’ai même pas cherché à
le connaître ! Pendant cette longue période, plusieurs chercheurs tentèrent de trouver « un
point de chute » à leur convenance et quittèrent l’Institut Pasteur. C’est ainsi qu’entre autres,
Reyb partit rejoindre Jacques Polonovski, de l’équipe Machebœuf, à la nouvelle Faculté de
médecine de la rue des Saints-Pères. J’ai su bien plus tard que Monsieur Monod comptait sur
cette période d’incertitude pour décanter un peu le personnel du service dont il héritait et qui
travaillait sur une grande variété de sujets hors de son champ d’action, alors que lui-même
voulait poursuivre ses recherches en cours sur la biosynthèse des enzymes.
De mon côté, je rangeais tout ce qui pouvait l’être (dossiers, courrier) dans le bureau
ainsi que dans les armoires, y compris celles de la salle des collections. J’ai continué à faire
quelques électrophorèses, assez désemparée du départ de Reyb que j’allais voir de temps en
temps à la Faculté de Médecine pour discuter de problèmes techniques et ne pas perdre le
contact amical.
Déchirement
Peu après la disparition de Monsieur Machebœuf, je voyais assez souvent arriver dans
le service un de ses grands et fidèles amis, un certain M. Avronsart (si mes souvenirs sont
exacts), très profondément affecté par la perte de celui qu’il considérait comme son frère,
pleurant parfois et surtout, longeant les armoires de produits dans le couloir, me demandant
toujours où il pourrait trouver un flacon de cyanure… C’était très pénible pour moi de le
reconduire le plus humainement possible vers la sortie avec quelques mots de réconfort
difficiles à trouver et auxquels je ne croyais évidemment pas moi-même.
Un sort vraiment cruel...
La famille de Monsieur Machebœuf a été, on peut dire, cruellement décimée entre
1986 et 1997.
Claude Machebœuf, l’aînée pharmacienne, devenue Mme McKensie, est décédée
brutalement d’une affection pulmonaire le 27 janvier 1986. Son mari n’ayant pu supporter sa
disparition s’est suicidé quelques mois après, laissant, je crois, deux enfants.
Le 17 mai 1993, la cadette Micheline devenue l’épouse du Docteur Chauveinc, décéda
d’une récidive d’un cancer du sein, laissant elle aussi plusieurs enfants.
La plus jeune fille de Monsieur Machebœuf, Françoise, devenue médecin et dirigeant
le laboratoire d’analyses d’un hôpital de Saint-Germain-en-Laye, décéda le 13 octobre 1996
(je ne sais pas exactement de quoi) laissant sa mère, depuis quelque temps pensionnaire dans
une maison de retraite pour épouses de médecins. En raison de son état de santé, personne ne
l’a informée de cette nouvelle épreuve. Elle s’est éteinte le 20 mars 1997.
J’étais présente aux obsèques de Claude, de Françoise et de Madame Machebœuf,
mais pas à celles de Michou, Madame Machebœuf et Françoise n’ayant pas voulu que je fasse
le déplacement dans la région de Dreux.
46
Je pense avec une profonde tristesse à cette sympathique famille à qui tout semblait
sourire. Heureusement, les bons souvenirs restent…39
39
Ce qui importe dans la vie, c’est d’avoir beaucoup pensé et beaucoup aimé note manuscrite de
Michel Alexandre Macheboeuf, non datée, retrouvée au cours de la rédaction de ce texte.
47
Chapitre V
Mon second patron pasteurien : Monsieur Jacques Monod
Juin 1954 – mai 1976
C’est officiel : Monsieur Monod reprend le service de Chimie biologique
Le mardi 29 juin 1954, au cours du déjeuner, notre collègue technicienne Simone
Lacaille40 nous apprend que Monsieur Monod a été nommé chef de notre nouveau service.
L’effet d’une bombe ! Nous en parlions depuis longtemps, mais il ne se passait toujours rien.
Et chacune d’imaginer l’avenir qui s’ouvre ainsi devant nous.
Les présentations et le début d’une longue collaboration
Vers cinq heures de l’après-midi, ce même 29 juin 1954, Didier Bertrand nous
présente à notre nouveau Patron. Monsieur Monod me trouve dans la réserve de verrerie du
service où j’étais venue chercher quelques béchers ou éprouvettes. Il vient vers moi et me
demande simplement si j’étais la secrétaire de Monsieur Machebœuf. Je réponds par
l’affirmative.
De son bureau du grenier, Monsieur Monod fait appeler un par un les membres du
service Machebœuf. J’attendrai donc, pour le voir, qu’il me convoque. Tout le monde me dit
du bien de lui.
Le moment était venu de débarrasser les derniers documents laissés dans la salle des
collections par Monsieur Machebœuf. Rassemblés, ils furent transportés en deux fois avec
l’aide de deux personnes chez Madame Machebœuf (d’où ils furent repris plus tard pour
constituer le Fonds Machebœuf de notre Institut).
Le samedi 3 juillet 1954, notre nouveau Patron demande à me voir. Il me dit le bien
qu’il a appris sur mon compte. Il connaît mon histoire qu’il me fait raconter à nouveau. Il me
donne le choix entre le secrétariat et le laboratoire car je ne peux pas faire les deux, précise-til. Il ne veut pas m’influencer et ne veut pas que je reprenne le secrétariat pour lui faire plaisir.
D’ailleurs, il dit être content à l’idée d’avoir quelqu’un pour s’occuper de l’électrophorèse. Il
me laisse une semaine pour décider. Ce que je trouve très sympathique de sa part tout en
éprouvant soudain un peu d’anxiété car tout va changer pour moi.
D’emblée, je suis séduite par le charme et la courtoisie de Monsieur Monod. De
stature beaucoup moins imposante que le Professeur Machebœuf, je pensais qu’il ne
m’impressionnerait pas autant. L’avenir allait démentir cette première appréciation…
Lundi 5 juillet 1954
Cet après-midi, Monsieur Monod me demande si je peux travailler un peu pour lui. Il
me confie une bibliographie à faire d’après les Chemical abstracts de la bibliothèque de
Chimie sur une enzyme dénommée glucuronidase. Certainement pour tester mes capacités en
anglais aussi bien qu’en termes biologiques.
40
Simone Lacaille était la sœur de Paulette Lacaille, secrétaire du Professeur Machebœuf, que j’avais
remplacée en octobre 1946 pendant son congé de maladie.
48
Vendredi 9 juillet 1954
Revenant sur le sujet de ma future affectation, je dis à Monsieur Monod que je
préfèrerais le laboratoire. Il m’avoue être déçu que je ne devienne pas sa secrétaire : Vous me
plaisez, je sais que vous êtes intelligente et Madame Machebœuf m’a dit combien vous étiez
dévouée. Il y aura un spécialiste pour l’électrophorèse : Alain Bussard.
Le lendemain, je vois à nouveau Monsieur Monod qui me prie de l’aider à déplacer
une petite table. Il me demande la permission de m’appeler par mon prénom et ajoute que
nous reparlerons du secrétariat plus tard. Il termine en me disant : Ne vous inquiétez pas,
Madeleine, cela s’arrangera !
Jeudi 15 juillet 1954
J’ai vu Monsieur Monod qui continue de m’appeler Madeleine, ce que je préfère à
mon patronyme. Il m’a aperçue à la bibliothèque et n’en revient pas de voir tant de fiches sur
la glucuronidase. A dire vrai, ce sujet m’étant naturellement totalement étranger, j’avais
préféré en noter plus que pas assez…
Voici venues les vacances...
Je ne saurais dire combien de temps a duré mon hésitation entre les deux fonctions.
Mais ai-je vraiment beaucoup balancé ? Je n’avais aucune formation technique en
bactériologie. Si je n’avais pas plus de formation de secrétaire, j’y étais tout de même un peu
plus préparée, la dactylographie mise à part. J’avais passé avec succès, en avril 1946, le
diplôme pédagogique d’enseignement de la sténographie (méthode Prévost-Delaunay)41.
Quelques jours plus tard, pendant mes vacances, je commençais à étudier une méthode
d’adaptation de la sténographie française à l’anglais en cinq leçons avec exercices et listes de
quelques signes nouveaux à apprendre correspondant à des sons typiquement anglophones.
Monsieur Monod m’ayant dit qu’il pratiquait couramment l’Anglais, j’ai pensé que cela
améliorerait ma technicité. Dès lors, je considérais que les dés étaient jetés et que je serais sa
secrétaire, ce que mon nouveau Patron sembla apprécier.
Adaptation, rénovation et ébauche de la nouvelle équipe
Il y eut une période de plusieurs mois assez difficile. Monsieur Monod tenait à
poursuivre la ligne de recherches qu’il avait commencée au grenier sur la biosynthèse des
enzymes et avait accepté la succession de Monsieur Machebœuf à condition de regrouper une
équipe scientifique sur ce même sujet. Or les chercheurs du laboratoire du Professeur
Machebœuf travaillaient pour la plupart sur les protéines et les lipides entre autres. Quelquesuns avaient cherché et trouvé un point de chute en harmonie avec leurs recherches et avaient
quitté de leur plein gré le service. Restaient quelques autres, et non des moindres du point de
vue tempérament ! Je pense à Didier Bertrand, Madame Makos (connaissant le latin et le grec,
secrétaire de Gabriel Bertrand42, ayant brigué selon certains le poste de secrétaire auprès de
Monsieur Monod), Joseph Tabone et Marguerite Faure.
41
Voir le chapitre intitulé « Entrée dans la vie active ».
42
Gabriel Bertrand (1867-1962) Chimiste, découvreur des "oligo-éléments". Didier Bertrand, son fils,
a poursuivi ses recherches avec un infléchissement vers leur application dans le domaine agricole.
49
Monsieur Monod avait beaucoup réfléchi au sujet de la rénovation du service de
Chimie biologique avec ses collègues du grenier d’abord, puis, après sa nomination officielle,
il constitua une sorte de comité restreint tout à fait informel, auprès duquel il pouvait
demander avis et conseils sur l’organisation du nouveau service. C’est ainsi que je me
retrouvais, à sa demande, avec plusieurs autres scientifiques ou techniciens de l’ancien et du
nouveau services pour écouter et éventuellement noter quand il le fallait, les différents
problèmes techniques de cloisonnement du grand laboratoire avec tous les agencements s’y
rattachant. Il pensait plus positif de connaître les avis des futurs utilisateurs, ce qui est tout à
son honneur et assez rare dans de telles circonstances avec des patrons souvent un peu trop
sûrs d’eux et distants avec leur personnel.
Après ces mises au point, il fallut donc avoir affaire à l’architecte de l’Institut et aux
différents corps de métiers impliqués dans cette rénovation. Ce qui n’allait pas toujours sans
accrochage. Je me souviens notamment, au cours des travaux, d’une discussion orageuse entre
Monsieur Monod et l’architecte. Ce dernier devait certainement se sentir mal à l’aise compte
tenu des grosses gouttes de sueur perlant sur son front...
Conversation en tête à tête (10 septembre 1954)
Aujourd’hui, j’ai une longue discussion avec Monsieur Monod. Il me dit être très
heureux que je prenne son secrétariat et, malgré mes doutes, il semble certain que cela
marchera. Il me remercie de cette décision, marque de ma part de confiance en lui, celle-ci
étant réciproque. Il pense que nous devons travailler en accord parfait. Il aimerait, par
exemple, que je l’informe des difficultés quelles qu’elles soient qui pourraient lui échapper
concernant ceux qui nous entourent afin qu’il puisse éventuellement intervenir positivement.
Il va proposer ma nomination en qualité de secrétaire archiviste au lieu d’Aide
Technique, titre n’ayant plus de raison d’être comme nous en avions convenu. Il me demande
comme un service de m’entendre avec Madame Makos afin de ne pas heurter Monsieur
Bertrand : Soit ! J’essaierai de mon mieux, c’est d’accord ! Il me remercie encore avant de
nous séparer.
Chronique de l’avancement des travaux : démolition
A cheval sur deux étages - si je puis dire - et cogitant l’installation de son nouveau
service, Monsieur Monod continue à écrire régulièrement à Melvin Cohn43, le tenant au
courant des travaux. De cette correspondance ainsi que des notes que je prenais chaque jour
pour mon « journal personnel », on peut tirer les faits chronologiques ci-après44.
Le 14 septembre 1954 : Pour l’instant, en fait de travail, j’essaie surtout de pénétrer
les mystères de la plomberie. J’espère tout de même m’y remettre un jour.
Le 16 septembre 1954 : L’équipe des démolisseurs s’attaque à son travail et, à grand
bruit, sans compter la poussière, mettent bas les paillasses de la grande salle des travaux
pratiques, celle où les étudiants sorbonnards de Chimie biologique du Professeur Bertrand,
les chercheurs et stagiaires de Monsieur Machebœuf avaient manipulé. (Et pour moi
43
Melvin Cohn, biochimiste et immunologiste américain, co-fondateur du Salk Institute en Californie,
très lié à Jacques Monod.
44
Voir le Fonds Monod : dossier MON.Cor.03, intitulé COHN Melvin contenant la correspondance
échangée entre Jacques Monod et Melvin Cohn.
50
personnellement, celle où la dernière scène du film de Georges Rouquier sur Pasteur avait été
tournée). Un nouveau chapitre était sur le point de s’ouvrir. J’avais le cœur un peu serré.
Aujourd’hui, Monsieur Monod soumet à Jean-Marie Dubert, Roger-Louis Munier et
moi un plan de paillasse centrale que nous discutons, donnant chacun notre avis.
Confidences
Le 17 septembre 1954, prenant du courrier avec Monsieur Monod, nous discutons au
sujet de Tabone45 et Mlle Faure46. Monsieur Monod me confie que la direction regrette de
n’avoir pas plus soutenu M. Machebœuf à ce sujet, mais qu’elle le fera pour lui. Faisant
depuis longtemps une sorte d’état dans l’état, ayant souvent des relations tendues avec
Monsieur Machebœuf, Mlle Faure et Tabone seront désormais indépendants, totalement
séparés du nouveau service créé. Agressive, après une altercation dont j’ignorais la cause,
cette dernière avait dit devant moi textuellement au Patron : Si vous ne voulez plus me voir, je
peux mettre du papier noir à ma porte !
Toutes ces tracasseries, ce mauvais esprit ne faisaient que nuire à la cohésion et la
bonne marche d’un service. Monsieur Monod ajoute avec juste raison qu’il veut être
accessible à tout moment à tous et surtout à ses propres élèves, à ses collaborateurs et aux
jeunes étudiants. S’il entrait dans mes attributions de protéger mon Patron des trop nombreux
visiteurs extérieurs « indésirables » et ne s’étant pas annoncés, il en allait tout autrement pour
ses collègues et collaborateurs, les étudiants ou scientifiques (même de l’extérieur) qui
venaient lui demander un avis ou voulaient discuter avec lui de résultats expérimentaux aussi
bien que de problèmes personnels. Malheureusement, avec le temps et l’accroissement de ses
responsabilités, je sais que ce fut l’un de ses plus grands regrets de n’être pas toujours aussi
disponible qu’il l’aurait souhaité pour ce genre de contacts. Mais finalement il n’y pouvait
rien...
État de fait
Le 18 septembre 1954, un samedi, je suis venue terminer un rapport pour Didier
Bertrand. Arrivant à l’improviste, Monsieur Monod me demande ce que je fais là, seule dans
ce grand labo délabré, alors qu’il nous avait accordé la journée du samedi. Je lui explique que
je me faisais un devoir de tenir mes promesses, même si cela ne m’enchantait guère !
Chronique des travaux pour l’ami Mel Cohn
Le 23 septembre 1954, Monsieur Monod écrit à Mel : Le service d’en bas s’organise,
c’est-à-dire que pour l’instant c’est un véritable amas de décombres. J’ai l’impression d’être
Néron dans les ruines de Rome.
Le 2 novembre, il dépeint à nouveau la situation à Mel : J’ai été littéralement accablé
de besogne par la réorganisation du service : les architectes, les plombiers, la Direction,
Marguerite Faure, Tabone et tutti quanti dansaient autour de moi une espèce de mascarade
interminable et il semblait que tout fût à recommencer tous les jours. Mais tout finit par
s’arranger, la solution se solidifie et se cristallise. J’ai réussi à obtenir des décisions
définitives, et même tout le monde où presque est assez content ; et je ne me suis brouillé avec
45
Joseph Tabone (1911-1993), chimiste des protéines.
Marguerite Faure (1910-2007) biochimiste et immunologiste, créatrice du cours d'immunologie de
l'Institut Pasteur.
46
51
personne. Je t’assure que c’est un tour de force. En revanche, Tabone ne parle plus à Faure,
Faure ne parle plus à Tabone, Didier ne parle ni à Tabone ni à Faure, mais moi je parle avec
tout le monde et c’est tout ce qu’il me faut.
D’autre part, j’ai obtenu 50,000 dollars de la Rockefeller et 25 millions des
Rothschild, plus une quinzaine de millions de l’Institut Pasteur lui-même, de sorte que je
pourrai faire une installation sérieuse, et en grande partie entièrement neuve.
J’aurai, au mois de septembre, huit laboratoires entièrement remis à neuf, laverie,
etc., plus, au sous-sol, une pièce pour le bactogène, une pièce à température constante pour
chromatographie, une pièce pour spectrographie et, miracle, une jolie petite pièce pour
animaux (une quarantaine de lapins). La plupart des paillasses et des tables seront neuves et
tous les laboratoires auront une ventilation forcée, de sorte qu’il n’y aura jamais d’humidité.
Tous les Beckmann et autres appareils électroniques pourront être conservés dans une pièce
de travail. Il y aura aussi une petite salle de réunion-bibliothèque pour les séminaires
internes. Tout cela grevé encore d’un certain nombre d’hypothèques sous forme de gens que
je suis obligé de garder, au moins temporairement. Mais il n’y a pas de difficultés très
sérieuses de ce côté.
Je n’ai naturellement rien pu faire moi-même depuis le mois de septembre, et c’est la
première fois, depuis bien longtemps, que j’arrive à passer tant de semaines sans toucher à
une pipette. Je me rends compte que ce sera très difficile de m’y remettre avec la charge de
ce service à faire démarrer, mais j’y suis décidé coûte que coûte.
Le 30 décembre 1954, Monsieur Monod termine une lettre adressée à Mel en ces
termes : Le laboratoire, en bas, commence à prendre tournure. Les plombiers et les
électriciens s’y mettent, mais je crains qu’aucun laboratoire ne soit vraiment utilisable avant
trois ou quatre mois d’ici.
Mercredi 5 janvier 1955, la salle des collections étant pratiquement prête à recevoir
nos bureaux provisoires, j’ai pensé que je devais faire quelque chose pour y accueillir mon
nouveau patron. Je lui ai donc écrit un mot de bienvenue auquel j’ai joint un exemplaire de
mes Pastiches, petit recueil datant de l’époque de Monsieur Machebœuf, en mentionnant sur
l’enveloppe « Personnel ». Quand je lui ai donné le tout, il semblait appréhender d’ouvrir
l’enveloppe. En partant, après avoir pris connaissance du contenu, il me remercia en me disant
qu’il ne me connaissait pas ces talents…
Le 19 avril 1955, Monsieur Monod, dans sa longue lettre à Mel, fait le point sur la vie
« en bas » : Quant à moi, j’essaie d’entretenir un semblant d’activité par l’intermédiaire de
Madeleine [pas moi, « l’autre », la Jolit !] et de Janine Capdupuy. Mais cela devient de plus
en plus difficile et même presque impossible car nous sommes obligés d’évacuer en bonne
partie les pièces que nous occupons en haut, alors que celles d’en bas ne sont pas encore
prêtes à nous recevoir.
Par contre, l’intervention des plombiers et électriciens a servi fort opportunément
d’adjuvant pour le déménagement rapide vers le sous-sol, des laboratoires de Tabone et
Marguerite Faure...
La salle des collections, future bibliothèque du service
Dans la salle des collections-bibliothèque, nous ne pouvions disposer que des armoires
latérales. Celles du milieu, garnies entre autres de cocons chloropicrinés de la guerre de
1914-1918, étaient encore réservées au professeur Gabriel Bertrand. Quant à Madame Makos
52
(secrétaire du Professeur Gabriel Bertrand) les accrochages liés au dégagement des armoires
de cette salle pour lequel elle mettait une certaine mauvaise grâce doublée d’une lenteur
préméditée, devenaient excédants. De guerre lasse je dus en parler à Monsieur Monod qui me
pria gentiment mais fermement de « temporiser ». Ce qui s’avéra totalement infructueux,
malgré de multiples efforts. Il n’avait pas l’air de me prendre au sérieux, me demandant très
souvent : Madeleine, où en êtes-vous avec Madame Makos ?
Il finit par aller la voir seul et, revenant assez confus, il m’avoua qu’il me
comprenait... Madame Makos n’alla-t-elle pas jusqu’à proposer un acheteur intéressé par les
livres appartenant à Monsieur Machebœuf, moyennant une ristourne à SON profit de dix pour
cent qu’il ME faudrait solliciter auprès de Madame Machebœuf !... J’étais outrée et n’ai
évidemment pas remué le petit doigt pour une telle action !
Bureaux provisoires, dans la salle des collections
On avait beau faire, la salle des collections restait tout aussi pitoyable d’aspect. Qu’à
cela ne tienne ! Par la suite et dès que cela fut possible, Madame Monod nous procura de
grands rideaux de jute destinés à isoler un espace libre dans cette salle entre l’extrémité des
armoires centrales et la cloison vitrée donnant sur la galerie, afin de cacher aux regards
indiscrets les « antiquités » poussiéreuses. Provisoirement, cet espace devrait être destiné à
nous servir de bureau à Monsieur Monod et moi-même avant l’occupation de ceux prévus
dans la grande salle rénovée. Deux tables avaient été placées face à face, chacune le long
d’une armoire latérale. L’une était occupée par Monsieur Monod qui recevait la lumière quasi
naturelle par la gauche, et l’autre constituait mon bureau.
Cette installation temporaire terminée au tout début 1955, nous nous sommes mis au
travail. Monsieur Monod me dicte en français ou, le plus souvent, en anglais. Contrairement à
Monsieur Machebœuf, Monsieur Monod dicte assez lentement, après mûre réflexion. C’est
ainsi qu’un jour, me regardant sans doute alors qu’il s’exprimait en anglais, il s’aperçut avec
stupéfaction que je prenais en sténo anglaise. Croyez-moi cela lui a fait un effet auquel je ne
m’attendais pas car en fait, l’adaptation ne m’avait pas vraiment coûté beaucoup d’efforts. De
plus, j’avais souvent le temps d’écrire en toutes lettres les mots que j’entendais rarement et
sur lesquels je risquais de buter à la relecture immédiate qu’il me demandait presque toujours.
Vacances de Pâques 1955 à Cannes
Pendant les vacances de Pâques 1955, j’eus l’occasion de faire un séjour à Cannes
avec Janine, la sœur de mon amie Odette Lecomte et cela grâce à Monsieur André Jolly (notre
animateur de théâtre amateur du Centre d’Education populaire de Persan-Beaumont dont il
était président et dont j’assurais le secrétariat) qui travaillait au service des loisirs et voyages à
la Ligue française de l’Enseignement. Nous étions logées dans un modeste hôtel au bout de la
Croisette. Me sachant en vacances à Cannes, Monsieur Monod m’avait demandé un contact
téléphonique afin que je vienne le voir au Clos Saint-Jacques, dans le quartier de Cannes dit
«La Californie » où habitaient son père et sa demie-sœur. Il m’appela donc un matin et me dit
qu’il viendrait me chercher en voiture vers 17 heures. Nous passâmes prendre sa femme au
tennis où elle avait accompagné leurs deux fils. Arrivés à la maison, Monsieur Monod me
présenta son vieux père en fauteuil roulant, en ces termes : Ma chère et précieuse
collaboratrice. Ce dernier me fit un accueil chaleureux. Je fus vivement impressionnée par le
rayonnement de bonté et de sérénité qui émanait de toute sa personne. Il me présenta
également sa vieille demie-sœur Juliette (très bavarde) ainsi qu’une amie de la famille. Un thé
nous fut servi et j’ai pu ensuite admirer des portraits, œuvres de son père. Après quelques
discussions, il me reconduisit avec sa sœur jusqu’à mon hôtel.
53
Au retour en train de Cannes, j’ai été contaminée par la varicelle. J’ai dû m’absenter
de l’Institut sur ordre médical et n’ai pu reprendre mon travail que le mardi 10 mai. J’avais
fait prévenir Monsieur Monod par Yvonne, ma sœur. Mon Patron la rassura, disant que luimême avait attrapé cette maladie infantile vers la trentaine. A mon retour au labo, il m’a
accueillie à bras ouverts me disant qu’il allait justement m’écrire et me persuader que tout
allait très bien, que je me repose : Mais, vous savez, Madeleine, ajouta-t-il, flatteur impénitent,
ce n’était pas vrai, rien n’allait plus !
Et Didier Bertrand, lui, voulait me mettre en quarantaine pendant 25 jours à dater de
ma guérison !
Les nouveaux bureaux du service de Biochimie cellulaire
Les travaux en partie achevés, le grand laboratoire se trouva cloisonné et aménagé.
Nous prîmes possession du nouveau secrétariat quelques jours après mon retour de Cannes, le
10 mai 1955. Monsieur Monod avait fait installer deux petits bureaux dont l’unique fenêtre du
sien donnait à l’extérieur sur le garage et le Magasin général. Cette pièce comportait deux
portes : l’une, face à son bureau (meuble), accédant à son laboratoire avec la même
orientation et l’autre s’ouvrant sur le secrétariat, lui-même donnant sur le couloir. Le Patron
se trouvait ainsi isolé et disposait de deux portes de sortie. Une cloison vitrée assurait un
éclairage naturel assez faiblard du secrétariat.
Lorsque je voulais voir Monsieur Monod, pour une raison de travail, invariablement,
en entrant dans son bureau, je lui posais la question :
- Monsieur, s’il vous plaît ?
à laquelle invariablement il répondait:
- Mademoiselle, s’il vous plaît ?
Quand les deux portes de son bureau étaient ouvertes et qu’il appelait :
− Madeleine ? une tête surgissait dans chacune des deux embrasures :
- Vous m’avez appelée, Monsieur ?
Et Monsieur Monod de rire en précisant la Madeleine qu’il désirait voir, l’autre
retournant dans son antre en fermant la porte. Ce jeu survenait à chaque fois que le même cas
se présentait. Il faut dire que « l’autre Madeleine » et moi formions un sacré binôme, chacune
prête à la plaisanterie ; nous nous entendions parfaitement à de très rares prises de becs sans
conséquences près. D’ailleurs, après tant d’années nous sommes restées d’excellentes amies,
nous téléphonant assez souvent, nous rencontrant de temps en temps soit à Paris, soit à
Voiteur, dans le Jura, où elle s’est retirée et passant même un week-end prolongé à Budapest
ensemble avec son époux.
Plus tard, Monsieur Monod fit installer un système discret que je qualifierai
« d’éjecteur des indésirables » qui pouvait être mis en action grâce à un interrupteur dissimulé
sous chacun des plateaux de nos bureaux respectifs, avec voyant rouge interposé. Si un
importun prenait trop de temps auprès du Patron, je guettais la loupiotte. Si celle-ci s’allumait,
je décrochais le téléphone et informais Monsieur Monod d’une urgence impérative ailleurs.
J’espère bien qu’aucun de nos visiteurs ne s’est aperçu de cette redoutable bien que
discrète façon de refouler les intrus.
Surprises-parties au secrétariat
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Parfois Monsieur Monod préférait me dicter directement à la machine dans mon petit
bureau, soit pour une raison d’urgence attribuée au texte, soit parce qu’il n’avait pas envie
d’écrire à la main. Voici deux anecdotes liées à cette pratique :
Première anecdote : Le Patron me dicte un rapport directement à la machine. On
frappe à la porte. Monsieur Monod lance un tonitruant Entrez ! Confus, le chercheur entre,
pour me régler des timbres dont j’avais une petite provision pour rendre service. S’apercevant
que Monsieur Monod et moi étions en train de travailler, il dépose la monnaie correspondante
sur le classeur à côté de la porte de sortie et s’esquive sans bruit. Arpentant à grands pas mon
petit bureau, le Patron vient soudain s’accouder sur le classeur et, tout en poursuivant la
dictée, commence à tripoter les pièces de monnaie. Au cours d’une de ses allées et venues, il
prend les pièces, les faisant sauter d’une main dans l’autre. Encore quelques phrases et,
machinalement, le voici qui glisse les quelques pièces dans sa poche. Je réprime une forte
envie de rire.
Seconde anecdote : Comme ci-dessus, le Patron me dicte à la machine un texte assez
long. C’était par une chaude journée de fin de printemps. Une charmante technicienne,
Simone Lacaille (la sœur de Paulette que j’avais remplacée au secrétariat du Professeur
Machebœuf), nous apporte des rafraîchissements avec deux petites assiettes de gâteaux. Elle
dépose l’assiette destinée à Monsieur Monod sur le classeur et celle qui me revient sur la
tirette de mon bureau, puis s’éclipse sans bruit. Il faut préciser que si le Patron ne dicte pas
spécialement vite – au contraire – je ne dispose cependant pas d’un temps de pause suffisant
entre deux membres de phrase comme cela arrive fréquemment en sténographie. Si bien que,
malgré mon envie de me désaltérer, je ne puis trouver le « créneau » propice à cette fin. Par
contre, le Patron, lui, y parvient. Il y parvient en fait si bien que le contenu de son assiette à
peine terminé, tout naturellement et sans y penser le moins du monde, il entame ma ration.
Après avoir vidé son verre, il s’attaque allègrement au mien. Mes doigts continuent à
parcourir le clavier. Cette fois encore je réprime avec peine le fou rire dont il n’aurait même
pas soupçonné la cause !
Présentation du nouveau service de Biochimie cellulaire (Voir le plan général du service)
Le vestiaire, situé à l’entrée du service, fut réaménagé avec l’installation de toilettes
pour éviter au personnel de devoir monter au premier. L’escalier d’accès à l’étage supérieur
comportait, à mi-hauteur, une petite pièce fermant à clé où des produits spéciaux - dangereux
ou précieux - étaient stockés.
Les vieilles armoires vitrées et de bois verni le long des murs du couloir demeurèrent
en place pour y ranger la verrerie. La chambre noire fut conservée pour l’électrophorèse : elle
se situait à droite du petit couloir d’entrée dans le service, avant l’ex-grande salle de travaux
pratiques.
En face de la chambre noire, le laboratoire – ou plutôt le temple de la belle au bois
dormant - du Professeur Bertrand restait inaccessible, ainsi que son bureau. Quant à son
secrétariat, n’en parlons pas !
À l’autre extrémité de la grande salle, à droite, une laverie, plus couramment appelée
« cuisine » fut aménagée avec tout l’équipement (paillasses, autoclaves, éviers, étuves,
machines à laver, etc.) nécessaire à la vaisselle d’un service qui risquait de prendre de
l’ampleur.
Des chambres étuves furent installées dans ce que l’on appelait la « salle des
machines » implantée dans un espace surplombant la chaufferie générale de l’Institut et reliée
par des galeries symétriques aux deux corps du bâtiment de Chimie biologique (voir le plan
redessiné). La galerie sous verrière longeant le grand laboratoire était équipée de petites
paillasses et de deux hottes dont l’une, réservée au personnel comportait le réchaud à gaz avec
55
four de l’ancien service de Chimie biologique (il n’y avait pas de cantine à l’Institut à cette
époque). Passée une porte, cette galerie se poursuivait en s’élargissant le long de la
bibliothèque : elle servait, comme du temps du laboratoire Machebœuf, de salle à manger
généralement utilisée par les chercheurs et les éventuels invités extérieurs.
Franchissant une seconde porte qui conduisait vers l’atelier du verrier, on se retrouvait
derrière le bas de l’amphithéâtre, dans une pièce mal délimitée servant également de salle à
manger pour le personnel technique et administratif des trois services (Lwoff, Jacob et
Monod) qui préférait s’éloigner des discussions scientifiques pendant le repas. Un évier
sommaire équipé d’eau chaude et froide permettait aux usagers des deux salles à manger de
faire leur vaisselle.
Quant à l’équipe de service des « Bretonnes » et autres, elles s’étaient aménagées un
coin repas vers la cuisine. L’une d’elle (non bretonne, mais auvergnate) nous prépara un jour
une choucroute au champagne en invitant naturellement Monsieur Monod à sa dégustation.
L’expérience ne fut cependant pas renouvelée, notre Patron n’attachant qu’une importance
disons relative aux repas de laboratoire.
Chacun avait son menu personnel. Non loin de l’Institut, nous avions une épicerie qui
vendait des plats cuisinés où les chercheurs (ou un membre de leur personnel)
s’approvisionnaient. Monsieur Monod m’avait chargée de lui rapporter son repas qui ne
variait guère : jambon d’York, mais surtout pas de « pommes d’amour » (tomates) dont il se
disait avoir été gorgé durant sa jeunesse. Quant au dessert, il fallait compter avec ce que l’on
trouvait. J’avançais l’argent et quand je lui présentais la note il me disait en plaisantant : Vous
me revenez plus cher qu’une danseuse !
Parfois, lorsque j’avais posé son repas sur la table et n’étais pas présente au moment
où il arrivait pour déjeuner, il s’installait n’importe où, et... s’attaquait au repas de quelque
chercheur retenu à la paillasse par une expérience chronométrée. Quelquefois aussi, après
avoir entamé son repas, on entendait un tonitruant : Nom d’une bombe ! J’ai oublié que nous
avions un invité à la maison, il faut que je rentre chez moi ! plantant là son assiette à moitié
vide.
De temps en temps, en plein repas, une minuterie retentissait, nous faisant sursauter et
surtout rappelant à une technicienne qu’une culture microbienne ou tout autre manipulation
devait impérativement être traitée.
Après le repas et le café, avait lieu la cérémonie de la vaisselle que chacun – de
quelque grade qu’il fût – faisait lui-même et à sa façon personnelle : jamais de détergent pour
Monsieur Jacob, simplement de l’eau presque bouillante !
Le tout achevé, chacun retournait à ses occupations. Et le travail reprenait sous ses
multiples aspects.
L’inauguration du service de Biochimie cellulaire
Après l’achèvement des travaux, il fut décidé d’organiser rapidement une sorte de
« pendaison de crémaillère » à laquelle bien entendu la Baronne Édouard de Rothschild et sa
fille Bethsabée furent conviées. Cette importante donation de leur part se devait d’être fêtée,
mais sans ostentation pour que le nouveau service ne soit pas soupçonné de gaspillage.
Madeleine Jolit proposa un simple thé accompagné de gâteaux secs de la marque Belin, si je
me souviens bien. Après une visite (commentée par Monsieur Monod) des lieux rénovés, les
invités se retrouvèrent autour de la table de notre « salle à manger ». Ce fut une vraie réussite.
En effet, la Baronne de Rothschild, après nous avoir remerciés pour cette réception avoua
qu’elle n’avait, de sa vie, mangé d’aussi bons gâteaux secs ! Inutile d’ajouter que « l’autre »
Madeleine buvait du petit lait…
56
Five o’clock tea
Dans l’après-midi, une technicienne (en général toujours la même, à savoir Simone
Lacaille) préparait le thé pour ceux qui en désiraient. Les amateurs se retrouvaient dans la
salle à manger et parlaient de leurs travaux en cours. Mais il y avait aussi des tas de
discussions passionnées sur des sujets autres que scientifiques (heureusement) au cours
desquelles l’actualité politique, les derniers films sortis, les arts et les lettres, etc. se mêlaient
parfois aux concours de contrepèteries (Alain Bussard rivalisait avec Monsieur Monod dans
cet art !) et des plaisanteries plus ou moins bruyantes. Comme chaque jour, il fallait que
Simone revienne sur les lieux pour débarrasser la table. Elle finit par se lasser et le thé cessa
d’être une réunion collective, pour redevenir une pause au gré de chaque groupe, dans les
laboratoires.
Travailler pour Monsieur Monod
Assurer le secrétariat de Monsieur Monod n’était pas seulement pour moi à certains
moments une source d’exaltation, c’était aussi et à la fois une source d’enrichissement et de
modestie. Par la nature même de mes fonctions, j’étais amenée à deviner intuitivement parfois
la vie affective des uns ou des autres, plus que je ne l’aurais voulu même. Mais ces secrets
jalousement scellés en moi ne faisaient au contraire que renforcer un indéfectible attachement
pour celui qui m’avait fait si rapidement confiance.
En tant que secrétaire, j’appréciais beaucoup le fait que Monsieur Monod écrivît
parfaitement aussi bien le français que l’anglais (sa mère était née à Milwaukee de parents
originaires d’Écosse et de la Nouvelle-Orléans). La publication d’un article scientifique ou
d’un livre (comme Le Hasard et la Nécessité) lui prenait habituellement pas mal de temps. Il
n’hésitait pas, en effet, à réécrire plusieurs fois certains passages du manuscrit jusqu’à ce
qu’ils soient aussi parfaits que possible.
Quant à la correspondance, après en avoir pris connaissance, il notait en haut de la
lettre : « RPJM » (réponse par JM) s’il s’agissait d’une lettre traitant de problèmes
scientifiques ou autres auxquels il lui fallait donner une réponse personnelle. Si je devais
répondre pour lui, il notait en marge : « Non aimable », « Remerciements », « M’excuser »,
« Non poli », etc.
Contrairement au Professeur Machebœuf, Monsieur Monod m’a confié dès ma prise
de fonctions le classement des documents du nouveau service (courrier, documentation,
dossiers administratifs et du personnel, etc.), me laissant toute liberté quant à son organisation
pourvu qu’à sa demande, je puisse lui fournir rapidement le document dont il avait besoin.
A cette occasion, il me remit quelques dossiers importants qu’il avait constitués au
grenier. Parmi eux, il me recommanda un certain dossier « K12 – Lederberg » dont il avait
souvent besoin. Prenant connaissance de ces documents, je fus touchée parce qu’ils révélaient
de sa personnalité. Chacun en jugera par soi-même. La première lettre de Joshua Lederberg
datée du 9 mars 1954 (quatre mois avant que je prenne mes fonctions auprès de Monsieur
Monod), adressée à Mme Germaine Cohen-Bazire, scientifique du service, demandait l'envoi
d’une souche Lac- constitutive47 étudiée actuellement dans le service de Physiologie
microbienne. Germaine Cohen-Bazire en référa au Patron qui répondit, le 30 mars 1954 à
Lederberg :
[...]Je vous remercie de votre demande à laquelle je vais réfléchir sérieusement.
Toutefois, il faut bien que je vous avoue que le comportement de la souche Lac- constitutive
47
Il s'agit d'un des mutants du colibacille utilisés pour comprendre le mécanisme du contrôle de
l'expression des gènes.
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que vous me demandez de vous envoyer n’est pas entièrement clair encore pour nous. Aussi
les intérêts bien compris de la science demandent-ils sans doute que nous continuions
d’étudier cette souche et que nous la comprenions complètement avant de la communiquer à
d’autres laboratoires. C’est pour nous une question de conscience ainsi que vous le
comprendrez, j’en suis sûr immédiatement. Il va sans dire que dès que nous aurons
entièrement élucidé les propriétés, le comportement de ce mutant, nous serons trop heureux
de pouvoir vous l’envoyer afin que vous soyez à même de vérifier nos travaux.
Bien cordialement vôtre, J. Monod.
Le 2 avril 1954, Jacques Monod dictait à Gisèle, sa secrétaire de l’époque (recrutée par
M. Lwoff et travaillant également pour MM. Jacob et Monod, dans le service de Physiologie
microbienne du grenier), la lettre ci-dessous :
Mon cher Josh,
J’ai passé une nuit sans sommeil, me demandant si en vous écrivant hier j’ai été mû
effectivement par l’unique désir de servir les intérêts de la science, ou par quelque autre plus
obscur et moins avouable mouvement de l’âme. Les intérêts bien compris de la psychologie
exigeraient que je médite sur cette situation pendant un certain temps et que je l’élucide
entièrement (j’entends ma situation intérieure) avant de reconsidérer la question de savoir si
je dois ou non vous envoyer la souche Lac- constitutive.
Tout compte fait, je préfère vous envoyer la souche tout de suite pour n’avoir pas à y
penser et avoir l’esprit libre. Vous la recevrez sans doute avec cette lettre.
Puisque cette grave question est maintenant résolue, permettez-moi de vous dire quel
plaisir j’ai pris à Madison. [ ... ].
De toute façon, j’espère qu’à la suite de cette visite nos relations, au moins
épistolaires, seront régulières encore que je connaisse bien mes défauts comme
correspondant. J’espère que vous aussi vous arriverez à cette solution sur le problème des
souches. J’ai la conviction que vos propres intérêts bien compris, sans parler de ceux de la
science, devraient vous engager à réviser votre attitude. Je vous dis ceci avec l’amitié et
l’admiration renouvelées que j’ai éprouvées au cours de ma récente visite chez vous. [ ... ].
Très cordialement à Esther et à vous. J. Monod.
Quelle belle leçon pour la Science sans frontières !
S’il était rigoureux pour lui-même, il l’était aussi pour les autres. Mais, je dois dire
qu’en ce qui concerne le côté pratique, il essayait toujours de m’épargner une seconde frappe
d’une lettre ou l’envoi d’un rapport qu’il avait légèrement corrigé à la main : Je vous en prie,
Madeleine, ne perdez pas de temps à retaper, cela n’a aucune importance.
Très bon Patron, j’avais grand plaisir à travailler avec Monsieur Monod. Toujours
courtois, respectueux, reconnaissant du travail fourni, il savait que je faisais de mon mieux
pour lui. Aussi quand il me voyait débordée de travail urgent, venait-il vers moi en me disant :
Ne vous inquiétez pas, Madeleine. Quand on a fait tout ce que l’on peut, on a fait tout ce que
l’on doit.
Je me souviens d’une fois où je prenais en sténographie une demande de subventions
quand, s’arrêtant brusquement de dicter, Monsieur Monod quitta son bureau et se dirigea vers
le tableau noir sur lequel il se mit à écrire à la craie de mystérieuses formules et des tas de
chiffres. J’étais littéralement fascinée parcet interlude auquel je ne comprenais évidemment
strictement rien. Soudain, revenant sur terre, il s’exclama : Regardez, ça y est ! Le crayon en
l’air, pleine d’un innocent enthousiasme, assurément d’accord, je n’osais remuer le petit doigt,
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de crainte de troubler ses réflexions. En fait, filant vers son laboratoire contigu, il me planta là
pour discuter avec ses collègues et élèves de la nouvelle idée ou du dernier concept qui venait
de naître dans son esprit ! Et moi, je restais là, calée dans mon fauteuil devant un bureau vide,
attendant la reprise de la demande de crédits.
Mercredi 29 juin 1955
Un an déjà...
Aujourd’hui, cela fait exactement un an que Monsieur Monod est descendu dans le
service. Depuis quelque temps, je tenais à faire le point avec lui. Mais la journée fut tellement
chargée que je n’ai pas réussi à le voir. Aussi ce soir, me suis-je décidée à lui écrire un mot.
Jeudi 30 juin 1955
Ce matin encore j’ai bien cru que je ne réussirais pas à voir Monsieur Monod. Je lui
donne un tiré à part de Pierre Rebeyrotte sur l’électrophorèse sur papier et ma petite lettre. Il
me remercie pour le fascicule qu’il prend d’un air distrait. Je lui fais remarquer qu’il est
descendu du grenier il y a tout juste un an. Il ne s’en était pas rendu compte. Je lui tends la
lettre et reste près de son bureau, le regardant de temps en temps. Il tourne sur son fauteuil
mobile et parfois sourit. L’« autre Madeleine » vient lui demander quelque chose. Il lui
demande de repasser plus tard. A la fin, il lève les yeux sur moi. Le regard chaleureux, il me
dit doucement
- Madeleine, vous êtes un ange.
Quand je lui objecte ma peur de ne pas lui convenir pour la dactylographie, il me dit
dans un élan spontané
- Je me fiche de la dactylographie ! J’ai besoin d’une personne comme vous,
Madeleine, sur qui je puisse compter !
Je lui répète que je ne regrette pas mon choix du secrétariat. Il me dit alors :
- Rien ne pouvait me faire plus plaisir, Madeleine. J’avais tellement peur de ne pas
vous contenter.
Il ajoute que j’avais sans doute compris que tout ce qu’il faisait ce n’était pas pour lui,
pour arriver, mais pour les jeunes qui l’entouraient et pour faire quelque chose. Il est donc
idéaliste et cela m’enchante encore plus de travailler pour lui. Je sens maintenant que nous
faisons un bon binôme tous deux et que cela nous facilitera la tâche à chacun : c’est tellement
plus agréable. Je crois qu’il était sincèrement ému et heureux de voir que j’étais toute dévouée
à la cause qui était la sienne.
Un peu plus tard quand il sortit pour aller prendre le thé avec Horecker et Bussard, il
s’est avancé vers moi et m’a dit d’un ton très gentil : Venez prendre du thé avec nous,
Madeleine. Alain Bussard s’est retourné vers lui et lui a dit : Oh ! Comme tu lui dis cela !
Il ne pouvait pas comprendre bien sûr. Quand je suis partie, Monsieur Monod était
avec d’autres dans le couloir. Il avait tellement de responsabilités actuellement que cela devait
sans doute lui sembler bon de trouver un soutien moral, si modeste soit-il.
Retour de conférences à Copenhague (mai 1955)
En mai 1955, de retour d’un séjour à Copenhague (où il avait donné devant la Société
chimique danoise une conférence intitulée On the induction of enzyme biosynthesis in living
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cells), Monsieur Monod me transmet les amitiés du Professeur Linderström-Lang (à qui je
devais d’être entrée à l’Institut Pasteur). Dans la soirée, il m’offre une belle écharpe de soie
naturelle, disant en me la nouant autour du cou : elle n’est peut-être pas très danoise ! Il a
également rapporté un petit fer à cheval porte-bonheur pour le dernier fils de l’autre
Madeleine. Ces attentions nous touchent toutes deux. Et Madeleine Jolit de me préciser que
c’était toujours comme cela avec lui.
Visite du Directeur dans le service
Le mardi 14 juin 1955, après une conférence donnée par le Professeur Roger Stanier à
l’Institut, Monsieur Monod passe dans mon bureau avec Monsieur Tréfouël, Directeur de
l’Institut Pasteur, et me présente :
- Mais je connais Mademoiselle Brunerie rétorque ce dernier.
Toute confuse, j’entends Monsieur Monod lui dire :
- Elle est une des parts les plus précieuses de mon héritage.
J’ai dû piquer un fard. J’en conclus que je dois convenir à Monsieur Monod et cela
m’encourage.
Aventure « extra-pasteurienne » : le théâtre amateur
Si mon travail à l’Institut Pasteur me passionnait, je n’avais pas pour autant renoncé à
ce qui avait tenu une très grande place, après les années de guerre, dans mes activités
bénévoles « sportives » ou culturelles. La première association que j’avais fondée avec
d’autres volontaires et sympathisants – je veux parler de la troupe de théâtre amateur Art et
Loisirs - avait été dissoute avec le départ du principal animateur (un employé de banque muté
dans le midi de la France).
Or, il existait depuis les années trente à Persan (ville séparée de Beaumont par la
rivière Oise) une troupe animée par un instituteur passionné de théâtre qui portait le nom de
Groupe théâtral des Instituteurs du Canton de l’Isle-Adam, troupe à laquelle j’avais quelques
liens grâce à mon beau-frère, l’un de ses co-fondateurs. Cette troupe changea de nom en 1954
et devint Centre d’éducation populaire de Persan-Beaumont et environs (Association Loi
1901), dont les activités purent de la sorte être décuplées. C’est ainsi qu’aux séances de
théâtre amateur, s’ajoutaient de nombreuses sorties dites « théâtrales » en car à Paris, des
conférences, des festivals, des concours de diction à Beaumont ou Persan. L’instituteur
responsable à l’origine de cette organisation ayant été nommé à la Ligue de l’Enseignement
de Paris, s’occupait des loisirs (essentiellement le théâtre) et par la suite des voyages. Il
s’agissait de Monsieur André Jolly, persanais d’origine dont le talent de metteur en scène fut
très vite reconnu. La troupe en effet remporta plusieurs Prix d’Excellence et fut assez vite
classée « Hors concours » par le jury de la Ligue.
En cette année 1955, le 2 juillet, Monsieur Jolly, après un stage en Normandie avec les
spécialistes de cette activité de la Ligue, osa monter en plein air (au pied des remparts du
Château médiéval de Beaumont) La Jacquerie de Prosper Mérimée, grande fresque de la
révolte des « Jacques » du XIVème siècle dans le Beauvaisis, les nombreux costumes nous
ayant été prêtés par la Ligue de l’enseignement.
Les répétitions avaient lieu en soirée et se terminaient très tard, souvent suivies de
conversations détendues en dégustant quelques verres de rosé. Plus la date de la
représentation s’avançait, plus les répétitions étaient fréquentes. Cette pièce connut un grand
succès, mais ne fut jouée qu’une seule fois.
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Organisation du Colloque de Caen sur la réforme de l’Enseignement supérieur et de la
Recherche scientifique (fin 1955-1956)
En préparation depuis la rentrée de septembre 1955, ce projet de réforme de
l’enseignement supérieur et de la recherche tenait à cœur à Monsieur Monod et, naturellement
lui donnait un surcroît non négligeable de cogitation intellectuelle. Un groupe de travail avait
été constitué pour la rédaction du rapport à présenter lors du Colloque de Caen. Le 24 octobre
1956, après-midi, Monsieur Monod me demanda de l’accompagner, avec Monsieur Wollman
chez le Professeur Lichnerowicz afin de préparer la réunion du lendemain soir à laquelle il me
demanda également d’être présente pour prendre des notes. Après avoir rapidement dîné à la
proche Brasserie de l’Institut Pasteur avec MM. Jacob et Wollman tout en discutant certains
points, la réunion se poursuivit en présence de M. Crémieux-Brilhac (du cabinet de M. Pierre
Mendès France48 qu’il représentait), MM. Lichnerowicz, Longchambon, Étienne Bauer et son
fils. Je n’ai pas mentionné si j’ai pris beaucoup de notes ce soir-là, mais d’après ce qui
apparaît sur mon carnet, la réunion se termina à 23h30.
Le 9 novembre, Monsieur Monod me demanda à nouveau si je pouvais rester plus tard
le soir pour un enregistrement radio sur le rapport rédigé avec MM. Bauer et Lichnerowicz.
Ce que j’acceptai bien entendu, les trains tardifs de banlieue étant heureusement encore très
fréquentables à cette époque.
[Ouvert solennellement par un brillant discours de M. Pierre Mendès France le 1er
novembre 1956, le colloque se poursuivit jusqu’à sa clôture, le 3 novembre, par la
présentation de tous les rapports préparés à cet effet sur la réforme de l’Enseignement
supérieur et de la Recherche scientifique, rapports publiés dans les « Cahiers de la
République » dont Monsieur Crémieux-Brilhac était alors responsable.]
Commandes de fournitures (12 juin 1955)
Descendant de la direction, Monsieur Monod me remet quelques bons de commandes
ainsi que deux listes de pointes Bic et crayons rejetées par la comptabilité au motif de la
quantité demandée. Je suis si furieuse que je dis au Patron que je les vendais sur le trottoir…
Il s’avance vers moi en me disant de ne pas m’en faire pour ce qu’il considère comme
ridicule.
- Ce n’est rien, Madeleine, ne vous en faites pas pour cela. Je lui rétorque :
- Ces messieurs ont de la chance que nous ayons le feu sacré et que j’aie un bon Patron !
J’aurais dû en rire, mais cette façon de faire pour des babioles envers un chef de
service largement subventionné par des crédits extérieurs me révolte.
Départ en vacances (été 1955)
Mardi 19 juillet 1955. Ce soir, le Patron doit partir en vacances. Il ne déjeune pas là,
mais revient vers 17 heures. Orage terrible avec chute de grêle.
De retour dans son bureau, après avoir fait ses adieux à Madame Rapkine et à Alain
Bussard, il signe le courrier. Au moment de partir, se levant et venant vers moi, il me serre la
main chaleureusement. Je ne me souviens pas exactement des paroles qu’il a prononcées.
48
Monsieur Monod m’a confié que la seule personnalité au monde qui l’ait vraiment impressionné
par son intelligence et son humanisme était Pierre Mendès France.
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Mais cela m’a touchée. En deux mots, il me remercie pour ma précieuse collaboration et me
dit que je lui ai redonné confiance en lui qui en manquait. Je ne sais que répondre. Je le
regarde avec incrédulité. Dans mon bureau, il me remercie à nouveau, me prenant la main
entre les deux siennes. Puis il est sorti sans se retourner. Son comportement d’une grande
sensibilité est réconfortant et chaleureux. Il me demande de passer au labo vers le début
d’août, de lui écrire, de faire le lien entre Madame Rapkine et « l’autre » Madeleine.
Le scientifique et l’être humain
Je ne saurais dire combien de fois j’ai eu l’occasion d’apprécier les qualités de cœur de
Monsieur Monod. Les scientifiques parleront de l’homme de science. Je voudrais cependant
souligner que, même si je ne comprenais pratiquement rien aux recherches fondamentales de
pointe qu’il poursuivait (en fait la création de la Biologie moléculaire), je pressentis très tôt
(1955), d’après les rapports qu’il me dictait, que les travaux effectués par lui-même et son
équipe tant scientifique que technique étaient très importants. Je suivais avec enthousiasme
l’évolution de ses recherches, attendant avec confiance les résultats dont intuitivement et
confusément – il faut bien le dire – je soupçonnais la portée. Je lui avais demandé à plusieurs
reprises de me « raconter » ses recherches. A chaque fois, il l’avait fait avec beaucoup de
gentillesse et le plus simplement qu’il pouvait. Mais j’éprouvais quelque peine à suivre ses
explications. Non pas qu’elles aient été exposées de façon trop académiques (tous les
étudiants ayant assisté à ses cours sont d’accord pour trouver que Jacques Monod est un
pédagogue hors série), mais mon maigre bagage de baccalauréat « philo-sciences » passé en
1944 ne pouvait m’être d’un grand secours. Cependant, sur le moment, j’avais toujours
l’impression d’avoir compris ! Mais quelque jours après, pfft... Il aurait fallu tout reprendre
presque à zéro. Ce fait me donnait d’ailleurs des complexes. Mais je dus me rendre
rapidement à l’évidence, si je dactylographiais des textes sans tout comprendre, qu’en était-il
de certaines techniciennes (pour qui j’ai le plus grand respect) ? Si elles savaient parfaitement
ce qu’elles exécutaient, elles n’en voyaient pas non plus forcément la portée à longue
échéance. Des scientifiques eux-mêmes et parmi les meilleurs, m’avouèrent qu’ils avaient
souvent de grosses difficultés. Et après tout la science fondamentale n’est-elle pas la pointe
aiguë du progrès ne se laissant pas aisément défricher ? Le contraire ne serait d’ailleurs pas
drôle pour ceux qui la pratiquent…
Ces réflexions m’ont quelque peu détendue et, après avoir retourné tout cela dans ma
tête, je me faisais pour moi seule une idée ultra simpliste de cette rébarbative régulation
cellulaire, maître d’œuvre au niveau moléculaire. Quand le mécanisme fonctionne bien, c’est
la vie normale. Mais qu’une synthèse soit stoppée, « réprimée » à un niveau quelconque, alors
tout est perturbé. Ce qui m’intrigue au plus haut point ce sont les conclusions que l’on peut
tirer de phénomènes que l’on ne voit pas. Toute cette savante mécanique dans des tubes ou
des boîtes de Pétri ayant apparemment le même aspect extérieur totalement hermétique !!!
Les progress reports que me dictait mon Patron pour les organismes étrangers
donateurs de fonds me confortaient dans une interprétation tout à fait personnelle des résultats
décrits. Intuitivement, je sentais que les travaux conduits dans le service de Biochimie
cellulaire étaient un maillon important de cette discipline. « L’autre » Madeleine auprès de qui
je m’en ouvrais, après avoir trouvé que mes conclusions personnelles n’étaient peut-être pas
complètement utopiques, n’y adhérait tout de même pas. Si je n’avais pas, bien sûr,
l’expérience de la paillasse, j’avais la chance de prendre sous la dictée des rapports qui, pour
être plus compréhensibles aux jurys auxquels ils étaient destinés (pas forcément à la pointe du
progrès !) devaient être au moins diffusables à un moindre niveau.
Et puis un jour, vers la fin octobre 1959, je compris que mes secrets espoirs pourraient
bien se concrétiser. En effet, Melvin Cohn, ancien stagiaire post-doctoral américain et grand
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ami de Monsieur Monod m’écrivit, me demandant sous le sceau du secret un curriculum vitæ
et des tirages à part des publications de mon Patron, dans le but d’appuyer une proposition
pour un prix scientifique à partager avec André Lwoff. Je lui envoyais immédiatement ce
qu’il demandait, non sans me faire confirmer qu’il s’agissait bel et bien du Nobel, ce qu’il fit
sans réticence ni retard, connaissant mon admiration pour Monsieur Monod. Cette requête
venait renforcer – s’il en était besoin – la haute opinion que j’avais de mon Patron et, dès lors,
chaque automne, pleine d’espérance, j’attendais l’annonce des lauréats du Nobel, toujours un
jeudi d’octobre. Naturellement Gisèle Houzet, secrétaire de MM. Lwoff et Jacob, avait de son
côté reçu le même courrier de la part de Mel et s’en était ouverte à moi. Sujet tabou s’il en
était, le secret fut jalousement gardé par l’une et l’autre.
Jacques Monod et les Droits de l’Homme
D’après la correspondance qu’il entretenait, je savais que Monsieur Monod était un
ardent défenseur des droits de l’homme. Il m’arriva même de participer modestement à l’une
de ses actions : « l’extraction » pour raisons politiques d’Agnès Ullmann et de son mari de
Hongrie. Lorsque Agnès quitta le laboratoire, après son second séjour dans le service en 1959,
Monsieur Monod me mit dans la confidence quant aux moyens secrets de communication
avec elle. Un code avait été établi, basé sur les travaux scientifiques. Par exemple l’extraction
par l’eau signifiait : évasion par bateau sur le Danube. Les nouvelles nous arrivaient de
Budapest, écrites à l’encre « sympathique maison » à l’intérieur de l’enveloppe d’un disque de
Bela Bartok que l’on s’étonnera peut-être de trouver dans la collection des objets du Fonds
Monod. Dès que le projet fut définitivement mis sur pied, Monsieur Monod partit pour la
Hongrie pour y donner une conférence sur invitation officielle, mais surtout afin de s’assurer
sur place des chances de succès de l’opération. En fait, rien ne fut sûr jusqu’à ce matin d’août
1960 où j’allais attendre Agnès et Tom à la Gare de l’Est à Paris.
Le laboratoire de Biochimie cellulaire
J’aimais beaucoup l’atmosphère débordante d’activité de notre laboratoire dont pour
moi, Monsieur Monod était l’âme. Les idées ou les concepts nouveaux aussi bien que les
protocoles expérimentaux étaient discutés à loisir non seulement dans le bureau du Patron,
dans les laboratoires ou la bibliothèque, mais aussi – et le plus souvent – n’importe où
ailleurs. Je veux dire dans la salle à manger comme nous l’avons vu plus haut, au cours du
déjeuner ou à l’heure du thé, mais également dans le couloir que nous appelions le
« pensotron ».
La modestie sied au savant, mais pas aux idées qui l’habitent et qu’il doit défendre
aimait à dire Monsieur Monod. Les discussions étaient toujours animées et parfois cocasses.
Elles étaient souvent ponctuées de plaisanteries. Il me semble entendre encore résonner les
éclats de rire de Mel Cohn et de Monsieur Monod.
Organisation générale du travail
L’organisation du laboratoire avait été étudiée avec soin et les responsabilités
attribuées selon les nécessités et les critères de compétence. Dès mon arrivée, le matin, je
descendais au service « Courrier » implanté dans le Magasin général et relevais le casier du
service de Biochimie cellulaire qui avait remplacé celui de Chimie biologique. Ma matinée
commençait invariablement par la distribution de ce courrier dans le service, me donnant
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l’occasion de saluer tout le monde, en général par les prénoms (contrairement au service
précédent, je ne serrais pas la main à moins que l’on me la tende). Cette « tournée postale »
me permettait d’échanger quelques paroles bienveillantes avec une grande partie des membres
du service. Avant l’heure de la levée, je descendais le courrier (intérieur et extérieur) déposé
dans une corbeille à cet effet.
Quant à Madeleine Jolit (« l’autre » Madeleine !), de retour de congé maternité pour la
naissance de son deuxième fils, elle avait pour mission de diriger le personnel affecté à la
« cuisine » et les tâches étaient réparties selon les besoins des chercheurs et techniciens. Les
consignes générales étaient strictes. Un chercheur (et/ou sa technicienne) était tenu de laisser
sa paillasse aussi dégagée que possible en partant le soir afin d’en faciliter l’entretien. Il en
allait de même pour les bureaux des uns et des autres.
A ce sujet, petite anecdote : un jour Michel Goldberg (mon « petit frère », comme je
l’appelle toujours) avait travaillé très tard sur une expérience assez délicate. Ravi des résultats
obtenus, il était parti en laissant tout le matériel utilisé en vrac, tel quel. Aussi est-ce avec une
amertume bien compréhensible qu’il trouva le lendemain sur sa paillasse un mot cinglant de
Monsieur Monod lui reprochant d’avoir laissé une telle pagaille !...
Untel était responsable des chambres froides et/ou des étuves, qui devaient être vidées
et nettoyées périodiquement par élimination des produits ou matériels obsolètes (c’est
d’ailleurs ce qui est arrivé le jour « J » de l’annonce du Nobel, ce qui n’était évidemment pas
prévisible...).
Bibliothèque et séminaires scientifiques
La bibliothèque avait également un responsable. Débarrassée des bureaux provisoires
de Monsieur Monod et moi-même après notre installation définitive, elle devint le forum idéal
pour y organiser des séminaires scientifiques dont j’ai été responsable pendant une assez
longue période. Il avait suffi pour cela d’y installer un tableau noir sur pieds, un pupitre afin
que l’orateur puisse y déposer ses notes et documents. Il fallait également prévoir le matériel
nécessaire pour une éventuelle projection de diapositives.
Très rapidement, Monsieur Monod décida l’organisation régulière dans le service de
« séminaires » informels, à la manière américaine. Tout scientifique lui écrivant pour lui
exposer ses problèmes de recherches recevait systématiquement en réponse une invitation à
venir à l’Institut Pasteur en toute simplicité pour donner un séminaire traitant de son travail.
N’importe quel participant assistant à son exposé pouvait l’interrompre, lui poser des
questions ou objecter un argument avec lequel il n’était pas d’accord. Monsieur Monod n’était
pas le dernier à le faire, parfois même, m’a-t-on rapporté (je n’assistais naturellement pas à
ces séances savantes) d’une façon assez sévère. Il n’aimait pas tellement la contradiction en ce
qui le concernait et savait le montrer parfois assez brutalement. Par contre, il était toujours
prêt à reconnaître ses erreurs si elles s’avéraient fondées.
En avril 1955, Francis Crick ayant manifesté le désir de faire la connaissance de
Monsieur Monod (au cours d’un séjour qu’il prévoyait à Paris) dans le but de discuter de
problèmes concernant ses recherches en cours, le Patron lui répondit aussitôt et l’invita à
donner un séminaire tout à fait informel dans le service. Le malheureux Crick, s’il pensait que
c’était là une excellente idée, prévint qu’il ne parlait français mainly of reproaches to
children, and in the second person !49 Par retour du courrier, il fut rassuré par la réponse de
Monsieur Monod l’assurant que l’anglais ne posait aucun problème pour un tel séminaire !...
Cela nous a beaucoup amusés, Monsieur Monod et moi.
49
- Cf Lettre de F. Crick du 14.04.1955 (cote MON.Cor.04) dans laquelle il précise qu’il ne « parle
français que pour réprimander ses enfants, à la deuxième personne ».
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Lorsqu’il n’y avait pas assez de séminaires (deux par semaine ordinairement) il fallait
organiser un séminaire dit « analytique » traitant d’une publication intéressante à discuter en
commun ou d’une expérimentation non encore publiée d’un collègue du service. L’orateur
étranger pouvait être rémunéré sur des fonds réservés à cet usage et naturellement était invité
à partager un sandwich avec les membres du service.
Cours de Physiologie et Génétique bactériennes (1956 et 1957)
En 1956, Monsieur Monod et ses collègues du grenier, après en avoir longuement
discuté entre eux, organisèrent un cours de haut niveau sur la Physiologie et la Génétique
bactériennes, résultats de recherches à la pointe du progrès qui n’étaient pas dispensés dans le
cadre des enseignements de l’Institut Pasteur. Il fut décidé de sacrifier un laboratoire avec
trois batteries de paillasses pouvant accueillir douze étudiants pour les travaux pratiques :
seule possibilité, le laboratoire faisant immédiatement suite à la salle d’électrophorèse. Ce
cours était prévu pour deux mois : de la mi-septembre à la mi-novembre. Sa mise sur pied
demanda beaucoup de réflexions et de temps. Il fallait désigner les professeurs, établir les
programmes d’enseignement, les calendriers des exposés, concevoir les protocoles des
travaux pratiques établis par chaque enseignant et mis en œuvre par leur personnel technique.
Il fallait également diffuser les affiches et préparer les fiches d’inscription limitées à douze.
Pour le recrutement des élèves, Monsieur Monod avait pour critère d’être infiniment
intelligent et infiniment ignorant.
Je n’assistais naturellement pas au cours, mais j’en avais des échos assez amusants
parfois et l’idée me vint que l’on devrait faire une sorte de « revue » après la session de 1957.
Robert Lavallé, l’un des élèves, fut mon meilleur allié en ce sens. Me rapportant
régulièrement les faits amusants, je les transcrivis en poésie libre dans tous les sens du terme.
Sa femme, Francine Lavallé, médecin et dessinatrice de talent, fut d’accord, suivant les
directives scientifiques de son mari, pour faire toute une série de dessins humoristiques sur
élèves et professeurs à partir de photos, ainsi que sur les grands axes de recherches abordés
pour ce cours. Ce fut une agréable réussite très prisée des lecteurs et dont l’ensemble, trop
important pour être totalement intégré ici, figure dans le « Fonds Monod » du service des
Archives de l’Institut Pasteur.
Nouvelle année : 1957
Monsieur Monod rentre de vacances de Noël cet après-midi du 4 janvier. Je lui
présente mes vœux et l’embrasse. Il a l’air ennuyé. Il me remercie de ma lettre de vœux qui
lui a fait plaisir. Son père ne va pas très bien et ne peut plus dessiner. Il m’exprime sa
gratitude de lui avoir écrit là-bas où il était si déprimé et triste. Madame Monod m’a envoyé
une gentille carte, très sensible également à mes vœux.
Changement de catégorie
J’apprends que je viens d’être nommée secrétaire archiviste bibliographe, ce qui est
plus conforme à mes nouvelles fonctions. Monsieur Monod m’avait bien dit que je ferais du
laboratoire. Mais cela n’est arrivé qu’une seule fois, si l’on peut qualifier cette action de
« technique »… Un jour où il devait être pressé, il fit appel à moi pour noter sur son cahier de
65
laboratoire les chiffres résultant des lectures au spectrophotomètre de la densité optique de
cultures bactériennes.
Disparition de Lucien Monod, père de Monsieur Monod
Fin janvier 1957, j’apprends la mort du père de mon Patron, le peintre Lucien Monod,
que j’avais eu l’honneur et le plaisir de rencontrer lors de mon séjour à Cannes en 1955, au
Clos Saint-Jacques. Attristée parcette disparition, j’écris un mot de chaleureuse sympathie à
Monsieur Monod rendu à Cannes, témoignage auquel il me dit avoir été très sensible.
Petites crises internes
Naturellement, cela n’allait pas toujours « comme sur des roulettes » dans le service. Il
fallait bien qu’il y ait de temps en temps des aléas. Mais pour autant je ne voulais pas ennuyer
mon Patron par des malentendus qui pouvaient s’arranger d’eux-mêmes. Nos discussions
entre techniciennes et administratives des trois services me révélaient certaines différences
avec les pratiques auxquelles j’étais habituée dans le service de Chimie biologique de
Monsieur Machebœuf. Par exemple en ce qui concerne les auteurs d’articles scientifiques :
ayant participé aux travaux de mise au point d’un appareil de micro-électrophorèse, mon nom
avait été cité dans deux ou trois articles sur ce sujet (dans la liste des auteurs ou bien en note
me remerciant pour ma collaboration technique) alors que je n’avais aucune formation de
technicienne. Je m’étonnais qu’il n’en soit pas de même dans ce nouveau service dans lequel
collaboraient des techniciennes diplômées et cela me contrariait quelque peu en me faisant
craindre d’être considérée comme prétentieuse alors que si cette mention de mon nom m’avait
honorée, elle n’était absolument pas de mon fait.
De retour d’une tournée de conférences aux États-Unis et alors que nous travaillions
au courrier en suspens, Monsieur Monod sentit que je n’étais pas au mieux de ma forme :
Qu’est-ce qui ne va pas, mon chou ?50 Un moment d’hésitation passé, je lui ouvre
maladroitement mon cœur, lui disant que je m’habituais difficilement à l’esprit du labo. Son
visage s’est brusquement tendu, mais j’ai continué : Je pense aux différences entre
scientifiques et techniciens. Un peu stupéfait, il me demande sur quels faits je me basais. Je lui
explique alors le problème de certaines publications.
Ayant soulagé ma conscience, à ma stupéfaction, il me dit être content que je lui aie
livré ces faits. Pour lui, m’explique-t-il, il y a trois sortes de secrétaires : celle qui flatte son
Patron, celle qui est renfermée et isole son Patron et enfin la troisième qui s’ouvre à lui quand
c’est nécessaire. Cette dernière est la plus précieuse à son avis. Placé plus haut, le Patron ne
peut juger de la même façon car il ne voit que la partie émergée de l’iceberg, si je puis dire.
J’ajoute que je ne lui en faisais pas le reproche étant donnés le poids et la diversité de ses
occupations.
Je profitais de cette conversation pour parler du salaire du personnel de service qu’il
serait peut-être possible d’améliorer sur des crédits restant à trouver. Monsieur Monod me
répond que ce n’est pas possible cette année, mais qu’il devra effectivement y songer pour
l’an prochain, sinon d’une façon régulière, du moins de temps en temps.
Quant aux noms des techniciens dans les publications, il m’explique qu’il y a des
différences entre les techniciens : certains n’ayant pas d’initiative n’aimeraient pas voir leur
nom sur une note, se sentiraient gênés. Mais il est d’accord sur le principe.
- A qui pensez-vous, Madeleine ?
50
Quand Monsieur Monod voyait que j’étais contrariée, il usait de ce qualificatif (parfois même « ma
chouchoute »), voulant sans doute ainsi souligner combien il prenait part à mes petits ennuis.
66
Je pensais à Janine Capdupuy, Madeleine Jolit ayant été citée. Je crois que je lui ai
donné quelques remords car il a ajouté
- Je sais que j’aurais dû mettre son nom sur l’article des Comptes rendus de
l’Académie des sciences, mais j’ai craint que trois noms fassent trop.
Il déclare qu’un prochain article comportera son nom. Après un court temps d’arrêt, il
ajoute
- Vous m’êtes très précieuse, Madeleine et je ne voudrais pas que vous changiez. Vous
êtes ma confidente. Nous sommes assez amis pour que vous me disiez tout ce qui vous rend
malheureuse, sans évidemment faire des histoires et me raconter les petites choses que je n’ai
pas besoin de savoir. Mais cela vous ne le faites pas, je vous connais.
A un moment, Janine interrompit cette discussion pour une question de travail à poser,
mais nous avons pu ensuite achever cet entretien. Il m’a pris les mains et m’a fait la bise sur
les deux joues. De retour dans mon bureau pour ranger mes affaires et partir, il traversa la
pièce en me disant
- Mon Dieu ! Vous allez rentrer chez vous à des heures indues ! Je répondis aussitôt :
- Cela ne fait rien, Monsieur. J’ai le cœur tellement plus léger maintenant !
Le départ d’une collègue amie (juin 1957)
Le mois de juin 1957 fut marqué par le départ de la jeune collaboratrice recrutée par
Monsieur Machebœuf, l’attachante Gisèle Claval. Nous avions d’emblée sympathisé et une
solide amitié était née entre nous et pas seulement du fait que nous étions toutes deux
d’origine corrézienne. Assez rapidement mutée dans le service du Professeur Lépine après la
disparition de notre Patron, Gisèle y fit la connaissance d’un stagiaire technicien de l’OMS
(Organisation mondiale de la santé) : Ezio Rivola, d’origine italienne. Tous deux se marièrent
en Afrique (en Ouganda) avant de gagner la résidence de travail d’Ezio à Bukavu, sur le lac
Kivu, au Congo belge, résidence où j’étais invitée en permanence, avec une chambre à ma
disposition. Il en fut de même quand Ezio fut muté à Accra, au Ghana. Mais la recherche des
moustiques dans ces régions marécageuses lui valurent de contracter la tuberculose ce qui
l’obligea au rapatriement en Suisse où il fut soigné par l’OMS. Après sa guérison, tous deux
repartirent au Maroc, à Rabat.
Un fâcheux incident
Début décembre 1957, un bruit désagréable au possible me revient aux oreilles, bruit
dont j’ignorais l’origine exacte. Toujours est-il qu’une personne scientifique avait comparé les
techniciennes à des « manœuvres ». Plus ou moins enflée au passage, cette histoire prit des
proportions incontrôlables. J’avais beau tenter de savoir d’où venait ce qualificatif
désobligeant au possible, je ne pouvais être sûre de rien. Monsieur Monod en eut quelques
échos et s’en émut profondément. Il me chargea d’enquêter à ce sujet et de faire cesser ces
rumeurs. Je m’y appliquais de mon mieux, ayant horreur de ces malveillances aussi stupides
qu’infondées. Malheureusement mes efforts n’aboutirent finalement qu’à calmer peu à peu les
esprits. Mais je me rendis compte que notre Patron en avait été très affecté, allant jusqu’à
culpabiliser. Je lui dis : Sincèrement, vous êtes le dernier que l’on pourrait soupçonner de
faire de telles discriminations désobligeantes ici. Il conclut en quittant son bureau sur son
habituel : Allons faire de la science !
Nouvelle année : 1958
67
Le matin du 10 janvier 1958, étant passée chez mon vieux dentiste exerçant près de la
gare du Nord, je suis arrivée en retard au laboratoire. Monsieur Monod n’étant pas dans son
bureau, je n’ai pu m’excuser tout de suite. « L’autre » Madeleine me dit qu’il y avait un
paquet sur sa table portant la mention de sa main : « Bonne année (tardivement !) »
Dès qu’il fut de retour dans son bureau je suis allée m’excuser. Il a retenu dans la
sienne la main que je lui tendais en me disant que cela n’avait pas d’importance. Puis il prend
un petit paquet dans son sac, me demande la permission de l’ouvrir et m’accroche – avec
difficulté – une belle petite broche en céramique sur le revers de mon sweater. Ce qui était
très gentil de sa part. Je le remercie chaleureusement.
Échos de laborantines (16 janvier 1958)
Les techniciennes du service pensant tout haut, s’accordent à dire que le Patron est à la
veille d’une grande découverte. D’où tiennent-elles cet espoir ? Si cela pouvait s’avérer réel !
Quant à moi - qui n’y connaît vraiment pas grand-chose et même rien du tout - je suis
intuitivement certaine qu’il finira par y parvenir.
Leçon particulière
Excitée par nos conversations d’hier avec mes collègues du labo, j’ai demandé cet
après-midi à Monsieur Monod s’il consentirait à m’expliquer son travail actuel, quand il
aurait le temps et en termes à ma portée. Il le fit immédiatement et avec beaucoup de
gentillesse. En gros, me dit-il, ce qu’il voudrait démontrer est un fait capital en biologie. Il
pense que les phénomènes physiologiques peuvent tous s’expliquer par la génétique.
Chacun dans le service contribue à élucider ce problème. Son hypothèse lui demandera sans
doute deux ans ou plus de travail. Fascinée autant que noyée dans les détails pourtant allégés
qu’il me donnait, je lui dis que j’étais certaine qu’il trouverait et que c’était mon vœu le plus
ardent.
Carnet de santé
Début février 1958 (le mercredi 5), Monsieur Monod me demande d’appeler pour lui
au téléphone, à l’hôpital Curie, le Dr. Lennuyer. Je ne sais de quoi il s’agit, mais une certaine
angoisse s’empare de moi. Il m’avait bien précisé que cet appel était personnel.
N’y tenant plus, je l’aborde le lendemain et lui demande :
- Monsieur, vous allez dire que je suis terriblement indiscrète (je vois son visage se
tendre), mais je suis inquiète à votre sujet. Air interrogateur et étonné du Patron :
- Et pourquoi cela, mon chou ? et de répondre :
- Cette histoire d’hôpital Curie ?
Madeleine Jolit est entrée à ce moment-là et a dû entendre une partie de la suite. Il me
rassure en disant que ce n’était rien, absolument rien, même pas du ressort des médecins : un
kyste sébacé. Je me sens un peu rassurée, mais pas totalement tout de même. Après ce qu’elle
a entendu, évidemment Madeleine me demande des explications. Je lui dis tout en la priant de
garder pour elle seule cette conversation. Tout comme moi, elle s’inquiète et n’aime pas
beaucoup ces problèmes.
Le 11 février 1958, Monsieur Monod devait subir l’ablation de ce kyste. Après
déjeuner, il m’appelle deux fois et me demande de bien vouloir lui porter son courrier à signer
chez lui. Ce que je fais. Il me reçoit dans son bureau en robe de chambre et pyjama. Je le
trouve en bonne forme et reste discrète sur cette intervention. La "troisième" Madeleine de
son personnel de maison, nous a apporté du thé qu’il m’a priée de nous servir. Je lui ai beurré
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deux biscottes. L’un de ses fils, entré pour chercher quelque chose a dit en riant à son père
Oh ! Mais tu te fais gâter !
Après une conversation sur la musique, Monsieur Monod m’a proposé de m’inviter à
une réunion de musique de chambre chez lui quand il en organiserait une.
Quelques jours après, le Patron semble assez souffrant. J’en parle à Simone. En partant
en courses à midi, nous l’avons rencontré et Simone lui dit d’emblée : Cela ne va pas,
Monsieur ? Vous savez, Madeleine se fait du souci à votre sujet. Il sourit, mais poursuit
ensuite, alors que Simone lui parlait de son opération et qu’il n’avait pas l’air de
comprendre : Le pire, c’est que je vais devoir y repasser bientôt !...
Ce que j’ai pu me faire du souci avec ces dernières paroles ! Par la suite, j’ai appris
que la première fois on n’avait pas pu opérer, le kyste s’étant infecté, l’intervention a été
reportée. La date est fixée au 11 mars. Monsieur Monod devait m’appeler, mais ne put le
faire, travaillant chez lui avec Alain Bussard. Je lui ai téléphoné vers 17h30 : il va bien et
pense venir au labo demain.
En fait, le lendemain, sa plaie étant restée douloureuse, il me demande de venir chez
lui vers 16h30 ou 17 heures. Je m’y rends donc. Il remarque que je porte une nouvelle robe.
Me demandant avec qui je sortais, je lui précisais qu’il s’agissait du cycle théâtral du Centre
d’Éducation populaire de Beaumont au TNP pour voir Ubu-roi. Lui et son épouse auraient
voulu m’inviter à dîner ce soir-là. Mais les séances du TNP commençant très tôt, je dus
décliner cette offre sympathique et prendre un taxi pour me rendre au Palais de Chaillot.
Le 13 mars au matin, Monsieur Monod me demande d’être chez lui vers midi pour
déjeuner avec lui et son épouse. Je suis ennuyée, ayant beaucoup à faire et n’arrive avenue de
la Bourdonnais que vers 12h45. Nous travaillons un peu avant le repas que nous avons pris
avec Madame Monod et Olivier. Déjeuner très agréable, discussions sur le ski (le Patron a
peur que j’en fasse en montagne), sur le théâtre et la télé. Nous prenons le café dans le bureau.
Madame Monod part pour le Musée Guimet et nous nous remettons au travail. Je rentre au
labo après 15h15.
N’ayant pas terminé le courrier, nous avons décidé finalement que le lendemain, j’irais
vers 14h45 car il avait son frère à déjeuner. Ayant beaucoup à faire en anglais, il se demandait
comment je pouvais me trouver à ce niveau, oubliant la pratique que j’avais acquise à la fin de
la guerre et entretenue avec les anglophones du service de Chimie biologique.
Enfin, toute cette histoire de kyste infecté est passée et bien passée et le travail
quotidien reprend dans le service de Biochimie cellulaire de l’Institut.
Vacances d’été 1958
Au départ de la Corrèze (Masseret) du 25 au 28 juillet, Madame Lecomte, Janine et
moi visitons les hauts lieux de la Corrèze et de la Dordogne : Collonges la Rouge, Beaulieu,
Padirac, Rocamadour, Grottes de la Cave, Souillac, Domme, Sarlat, Lascaux [j’ai su après
mon retour que Monsieur et Madame Monod étaient passés ce même jour à Lascaux, traînant
le petit bateau (Zyme) de Cherbourg à Cannes ! Nous aurions pu nous rencontrer : quel
dommage ! ], Laugerie-Basse, Les Eyzies, Combarelles, Saint-Émilion. Retour pour la fin des
vacances à Saint-Georges-de-Didonne.
Vol dans le service
Début décembre, au retour des courses pour le repas de midi, je m’aperçois que mon
sac à main, placé au-dessus de mon classeur, visible du couloir à travers le carreau cathédrale
de la cloison, a disparu. J’avais heureusement mon porte-monnaie sur moi pour les emplettes.
Ce n’était pas la première fois que des vols étaient signalés dans les laboratoires ou bureaux
69
où l’on pouvait facilement accéder à l’époque. J’ai dû aller déposer une plainte au
commissariat du boulevard Garibaldi.
Dans le courant de l’après-midi, vers 15 heures, je reçois un appel téléphonique me
disant que mon sac à main était à ma disposition 115 rue de Cambronne (!), dans un garage où
il avait été retrouvé, déposé sur le lavabo des toilettes. Je vais le chercher et repasse au
commissariat déclarer qu’il a été retrouvé. Je laisse néanmoins ma plainte. Il ne me manquait
que quelques bricoles. Mais ce qui m’a le plus ennuyée ce sont les récents aérogrammes
manuscrits de Monsieur Monod envoyés d’un séjour en Amérique que j’avais gardés et dont
le voleur avait déchiré les timbres US sans aucune valeur puisque imprimés à même la cartelettre.
Mise à jour des Titres et Travaux de Monsieur Monod
A la demande de Monsieur Monod, je réactualise les stencils du fascicule de ses Titres
et Travaux. Ce fastidieux travail terminé, une ou deux techniciennes m’offrirent gentiment
leur aide très précieuse pour l’assemblage des documents. Je m’enquis du nombre
d’exemplaires à polycopier spécifiant qu’il lui en faudrait certainement pas mal pour la
Sorbonne, l’Académie des Sciences etc. Monsieur Monod se récrie brutalement : Je ne veux
pas entendre parler de tout cela ! Je rentre les épaules et me fais toute petite... Nous verrons
bien, plus tard...
Confidences officieuses : candidature à la Sorbonne (1958)
Le 5 décembre 1958, l’air assez ennuyé, Monsieur Monod me dit : Madeleine, il
m’arrive une catastrophe : on veut que je pose ma candidature à la Sorbonne. Si j’accepte ce
poste, j’ai peur d’être définitivement perdu pour la science. Cela m’a bien perturbée. Ne
sachant au juste ce qu’entraînait cette nouvelle fonction je ne savais trop que répondre. Dans
mon for intérieur, je pensais qu’il n’avait certainement pas tort. Même s’il pouvait poursuivre
ses recherches à la Faculté des Sciences, ce ne serait certainement pas dans les mêmes
conditions de confort intellectuel et matériel offertes par notre vieil institut. Et puis il y aurait
également à gérer le laboratoire du Boulevard Raspail, dépendant de la Faculté des sciences.
Ce même jour, l’après-midi, il me dicte un rapport très circonstancié pour une
demande de crédits de recherches au Jane Coffin Childs Memorial Fund des États-Unis. Ce
rapport naturellement était un résumé des recherches entreprises dont les résultats exprimés
me semblaient plus à ma portée (sans pour autant que je les saisisse scientifiquement parlant,
faute de la formation nécessaire). Enthousiasmée, j’éprouvais conceptuellement le sentiment
qu’ils étaient très importants et cela me passionnait. Naturellement, pour la Sorbonne, je ne
devais en aucune façon influencer mon Patron, lui seul était juge et maître de son destin dans
ce domaine. Mais je ne pouvais me faire à l’idée qu’il puisse quitter l’Institut et tous les
avantages de liberté qu’il représente, abandonner sa propre équipe et s’éloigner de celles de
ses collègues. Non ! Je ne pouvais décidément me faire à cette éventualité que, bien entendu,
je devais garder pour moi. Mais finalement j’avais assez confiance pour que, dans cette affaire
et après mûre réflexion, la compatibilité des deux puisse s’imposer. Encore une fois, j’étais
sensible à la confiance que mon Patron venait à nouveau de me prouver en m’informant
rapidement et discrètement de cette nouvelle.
Mais sans doute est-il nécessaire de rappeler ici le cursus de Monsieur Monod,
Assistant à la Faculté des sciences de Paris, détaché à l’Institut Pasteur?51
51
Licencié ès sciences en 1931 (Zoologie, Géologie, Biologie générale, Chimie générale), il devient
Assistant stagiaire à la Faculté des Sciences de Strasbourg dans le laboratoire du Professeur Chatton
(1930-1931), puis Boursier Rockfeller pour faire un stage au California Institute of Technology de
70
Nomination à la Faculté des Sciences de Paris52
Officieuse depuis le début mars 1959 (décret officiel : 20 juin 1959) cette nomination
fut joyeusement arrosée au laboratoire, le 12 mars. Nous offrîmes collectivement à notre
Patron des enregistrements d’opéras de Mozart, pour son plus grand plaisir nous assura-t-il.
Jacques Monod : l’homme « tout court »
Pour illustrer le profond dévouement, la grande générosité, la sensibilité, l’amour de
« l’autre » de mon Patron, je ne saurais mieux faire que de relater ici le terrible accident de la
circulation survenu à l’un de nos stagiaires étrangers durant son séjour dans le service de
Biochimie cellulaire. Je veux parler de l’Américain Arthur Pardee, brillant biochimiste
travaillant en étroite collaboration avec Jacob et Monod durant les années 1959-1960. Tous
trois ont publié leurs résultats dans le Journal of Molecular Biology, article resté très célèbre
sous la première dénomination « PA-JA-MO » rapidement convertie en « PY-JA-MA » (The
genetic control and cytoplasmic expression of « inducibility » in the synthesis of ßgalactosidase by Escherichia coli », by A .B. Pardee, F. Jacob and J. Monod, J. Mol. Biol.,
1959, 1, 165-178).
Arthur Pardee fut victime, pendant son séjour à Paris, d’un terrible accident de voiture,
son véhicule heurtant de plein fouet un camion à l’arrêt non signalisé, au cours duquel son
jeune fils d’environ cinq ans fut tué sur le coup. Complètement fou de douleur, le jeune
couple trouva en mon Patron une aide personnelle totale et pleine d’affectueuse compassion
pour toutes les pénibles formalités nécessaires sans jamais m’avoir demandé la moindre
collaboration pour les nombreuses paperasses à remplir…
Meeting international de Royaumont (3-5 juin 1959)
Le Professeur Luria avait organisé un meeting international à Royaumont, meeting
auquel plusieurs savants éminents – la plupart Américains – avaient été invités. Un car avait
été commandé qui devait conduire les participants à Royaumont. Toute la journée, le service
devient une salle des pas perdus où les uns et les autres se retrouvent, se congratulent. Puis,
très vite les uns et les autres font le point sur leurs recherches réciproques. Mon bureau
devient consigne de gare et agence de renseignements. Ces messieurs viennent téléphoner à
leurs amis parisiens ou s’enquérir des heures d’ouverture de certains magasins, désireux qu’ils
sont de rapporter dans leurs valises un souvenir de Paris.
Distraits peut-être, mais ces messieurs ne manquent pas de délicatesse. Ce jour-là, je
trouve sur mon bureau un petit bouquet de pâquerettes avec son étiquette d’achat (c’est paraîtil la coutume aux États-Unis) et quelques mots gentils, le tout émergeant d’une touffe de
Pasadena (janvier-août 1936) où il se forme à la génétique auprès du célèbre Professeur Morgan. Il
passe sa thèse de Doctorat ès Sciences naturelles à Paris en 1941. Assistant à la Faculté des Sciences
depuis 1934, travaillant clandestinement à l’Institut Pasteur (grâce à l’hospitalité de Monsieur Lwoff)
pendant la guerre, Monsieur Monod y est détaché à partir du 1er septembre 1945, dans le service de
Physiologie microbienne du Professeur Lwoff, en qualité de Chef de Laboratoire. Le 1er mars 1959, il
est nommé Professeur à la Faculté des Sciences de Paris, Chaire de Chimie du Métabolisme devenue
chaire de Biologie moléculaire à dater du 14 avril 1966.
52
Par décret en date du 20 juin 1959, la chaire de Chimie des Substances organiques naturelles de la
Faculté des Sciences de l’Université de Paris (dernier titulaire : Monsieur Lederer) est transformée, à
dater du 1er mars 1959 en chaire de Chimie du Métabolisme et Monsieur Monod, Chef de Laboratoire
à l’Institut Pasteur est nommé et titularisé dans le grade correspondant.
71
feuilles de lierre. Je n’ai d’ailleurs jamais réussi à savoir lequel d’entre eux avait eu cette
charmante attention à mon égard, mais j’ai été touchée.
A propos d’un inédit : Cybernétique enzymatique (été 1959)
Le 16 novembre 1958, Monsieur Monod, invité en qualité de professeur honoraire de
l’Université Harvard, donna trois Dunham Lectures à Boston sous le titre général The natural
history of the bacterial enzyme systems. Ces importantes conférences n’ayant jamais été
publiées, Monsieur Monod et Melvin Cohn décidèrent de les écrire sous forme de
monographie, faisant ainsi le point sur ces recherches. Après un échange de courrier à ce
sujet, Monsieur Monod me dicta le texte. Nous étions alors en juin 1959. Très souvent
dérangé au cours de son travail de bureau, il fut convenu que les après-midi seraient
consacrées à la rédaction de cette monographie chez lui, avenue de la Bourdonnais. Chaque
jour, après déjeuner, Monsieur Monod et moi partions en voiture et nous installions dans son
bureau personnel. Je me souviens (je l’ai d’ailleurs noté sur mon agenda) qu’il faisait une
chaleur caniculaire. De temps en temps je relevais la température sur le thermomètre de la
fenêtre, autour de 30°C. Je notais également le nombre de cigarettes grillées par mon Patron
(finalement assez peu). Le bureau était très agréable avec sa bibliothèque et surtout, dans un
coin de la pièce, un très beau lutrin avec une partition musicale ouverte et le violoncelle
délicatement appuyé contre les étagères. Un jour j’ai timidement demandé à Monsieur Monod
de prendre quelques minutes sur la dictée pour me jouer un morceau, même court. Il éluda
cette requête sous prétexte qu’il n’avait pas joué depuis un certain temps, qu’il manquait donc
d’entraînement. J’aurais pourtant bien aimé l’écouter.
Un soir, Monsieur et Madame Monod me retinrent à dîner, mon Patron nous ayant
invitées toutes deux à l’accompagner au cinéma voir Les quatre cents coups. Fatiguée,
Madame Monod renonça à venir avec nous. Nous dûmes partir avant la fin du film afin de ne
pas risquer de rater mon dernier train pour Beaumont. Naturellement j’avais prévenu mon
Patron de cette éventualité qu’il avait acceptée de fort bonne grâce.
Ce travail dura quotidiennement (sauf pendant les week-ends) du 15 juin au 7 juillet
1959, tel qu’il a été noté sur mes tablettes personnelles. Le texte sténographié l’après-midi
avenue de la Bourdonnais, était repris le lendemain matin au bureau, à l’Institut53.
Nouvelle année : 1960
Dès son retour de vacances de fin d’année, Monsieur Monod, comme d’habitude, fait
le tour du labo pour présenter ses vœux et distribuer des étrennes à ses proches collaborateurs.
Quant à moi, je reçois une boîte que je m’empresse de déballer : elle contient un joli sac en
cuir très souple. Le Patron s’avance vers moi et précise : Et puis il s’ouvre, vous savez,
Madeleine ! Confuse mais contente, je lui fais la bise.
53
Cet inédit, conservé dans les manuscrits du fonds Monod avec les dates de « fabrication » a soulevé
un doute dans l’esprit d’un historien professionnel qui, en note de bas de page de son article a souligné
son hésitation quant aux dates : 1958 ou 1959 !!! Je n’ajouterai aucun commentaire, mais cette
hésitation alors que je lui avais fourni les précisions ci-dessus, me démoralisa vivement quant à
l’efficacité d’un travail non de mémoire pure, mais appuyé sur des preuves irréfutables : celles de mon
petit agenda personnel.)
72
Après la semaine des barricades à Alger, le 24 janvier, Monsieur Monod me dicte le
28 la motion du personnel de l’Institut Pasteur pour le général de Gaulle, président de la
République, seule sauvegarde contre le fascisme.
Le lendemain, me dictant un texte à la machine, il retourne brusquement dans son
bureau en proférant un juron. Je n’avais pas entendu la fin de la phrase. Prenant une petite
voix, je lui demande si je dois ajouter au texte en cours les dernières paroles prononcées...
Revenant dans mon bureau en riant il ajoute : Heureusement que je suis tombé sur une fille
qui n’est pas bégueule !
... En fait, il avait oublié qu’il avait invité une amie à déjeuner. Il m’emprunte cinq
mille francs (qui seront ajoutés naturellement à ses frais de repas).
[Le 1er février, pour la première fois de ma vie, je rejoins les grévistes de l’Institut
dans le grand amphithéâtre « pour la sauvegarde de la République »].
Les cinquante ans de notre Patron (9 février 1960)
Pour le cinquantième anniversaire de Monsieur Monod, nous avons fait une collecte
discrète, même auprès de ses anciens élèves étrangers. La veille du jour « J », nous avons fait
livrer (à la bienveillante suggestion de Madame Monod à qui j’avais demandé conseil) une
chaîne stéréo à laquelle étaient joints un mot de Monsieur Lwoff et un petit poème de mon
cru.
Vers six heures, Monsieur Monod m’appelle au téléphone : Si j’avais oublié mes
cinquante ans, il y en a qui se sont chargés de me les rappeler ! Ceci dit, il ne sait comment
nous remercier. Mais en fait il n’aimait pas trop – et même pas du tout – que soient
ostensiblement marquées les années qui passent.
A son arrivée le lendemain matin, il me dit avoir trouvé mon poème
d’accompagnement charmant. Il se propose de faire un « raout » au cours duquel on lira le
mot de Monsieur Lwoff et mes vers.
Madame Monod et leur fils Philippe ont assisté à l’arrosage prévu. Jean-Pierre
Changeux a lu les vers en chantonnant l’introduction, ce qui a amusé la galerie. Nous avons
bu le champagne et dégusté les petits fours. J’étais gaie, un peu « pompette » et le Patron s’en
est bien sûr aperçu. Il aime bien me voir comme çà, a-t-il fait remarquer...Naturellement, j’ai
fait un petit reportage photographique de cette sympathique manifestation.
Tentative d’extraction (février 1960)
Le 18 février, Monsieur Monod reçoit une carte de Vienne de André Kövesi, ami de
Tom Erdös, annonçant que la tentative d’extraction d’Agnès et son mari aurait lieu le 29
février ou le 1er mars. Il lui demande to keep your fingers crossed sans autre détail.
Malheureusement, cette fois encore, tout espoir s’évanouit. La troupe de cirque avec
laquelle ils devaient partir a été amenée à poursuivre sa tournée par la Pologne et la
Tchécoslovaquie. Le directeur – qui a vu Agnès – a préféré renoncer en raison de la
multiplication des risques. Il paraît qu’Agnès était effondrée. Décidément la malchance
s’acharne.
Agence matrimoniale (mars 1960)
Vers onze heures du matin, ce 3 mars, Mlle Faure m’appelle au téléphone, me
demandant de venir la voir : C’est personnel. Je descends donc, pleine d’appréhension, mais
bien décidée à ne pas me laisser monter sur les pieds.
73
En résumé, elle me propose de rencontrer un de ses élèves, jeune vétérinaire de 38 ans
sur lequel elle ne tarit pas d’éloges, allant même jusqu’à préciser ses revenus mensuels ! J’en
ai les jambes coupées et remonte plus que contrariée. Mon Patron s’aperçoit que quelque
chose ne va pas et finit par me faire raconter cette entrevue inattendue. Il trouve cette façon
d’agir indiscrète quoique ne partant pas d’un mauvais sentiment. A sa place, il se serait
arrangé pour combiner une rencontre fortuite, sans plus. Au cours de cette discussion il me
demande si j’ai facilement le « coup de foudre ». Hésitant quelques secondes, j’avoue que
cela pouvait m’arriver, ayant tendance à m’attacher facilement. : En somme, vous devez avoir
un cœur d’artichaut.
Il me regarde longuement. A-t-il cru que j’étais amoureuse de lui et culpabilisait-il ?
J’en ai eu un peu l’impression car il n’a pas été disons aussi « paternel » que d’habitude. Il ne
m’a pas fait la bise de consolation. Cela m’ennuierait au plus haut point qu’il se méprenne à
ce sujet car mes sentiments pour lui sont et veulent rester de tout autre nature : une pure
admiration, un très grand respect, un dévouement inconditionnel doublé, c’est vrai, d’une
profonde affection sans équivoque aucune. Je ne puis nier qu’il m’a fait plaisir en ajoutant
qu’il trouvait que j’étais une fille intelligente, pourrie de bonté et de dévouement. Mais dois-je
le prendre au sérieux ?
En tout cas, sa conclusion se résume ainsi : si je devais me marier un jour, il aimerait
que je lui présente l’élu, prétendant qu’il aurait quelque chose à dire. Il me demande
également si je sors parfois, si j’ai beaucoup de camarades garçons à Beaumont. Je lui
réponds par l’affirmative : appartenant à la troupe de théâtre amateur à laquelle je suis très
attachée, j’ai quelques excellents amis (célibataires ou non) que je considère tous comme de
bons copains, de vrais frères. Pour terminer, Monsieur Monod me conseille de répondre
gentiment à Mlle Faure que si je voulais me marier, j’aimerais que cela se fasse d’une façon
plus naturelle.
Je gardais cet intermède pour moi, n’en parlant pas même à ma famille. Maman
n’aurait pas manqué de me redire : Tu cherches le merle blanc ! Ceci dit, je me pris à songer
que le Patron ne désirait sans doute pas tellement me voir mariée. Mise au courant de ma
décision, Mlle Faure alla jusqu’à me conseiller de m’installer à Paris.
Velléités littéraires
Mon désir d’écrire refait surface en ce moment. « L’autre » Madeleine et Simone à qui
j’en parle me poussent en ce sens. Cependant ma retenue – liée, il faut bien l’avouer – à un
amour-propre non négligeable, ne fait que s’accroître devant la grande facilité et la qualité
littéraire de mon Patron. Je suis inhibée. Tous mes projets larvés se bornent à quelques idées,
quelques plans vite abandonnés et sans suite.
Accidents de parcours (mars 1960)
Monsieur Monod s’est déchiré un muscle de la cheville et arrive, en cette fin de
matinée du 14 mars, avec des béquilles. Cela m’impressionne. Je sais que ce n’est pas grave,
mais cela fait mal à voir. Quatre jours plus tard, les béquilles sont remplacées par des cannes
anglaises. Cela me fait moins d’effet alors qu’aux autres cela leur semble pire. Le plâtre a été
enlevé. Il a oublié sa chaussure gauche faite sur mesure qu’il rapportait dans un taxi et je dois
écrire à ce sujet aux « objets trouvés ».
Une mystification réussie (printemps 1960)
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Comme chaque matin, je prends le courrier au magasin général. Parmi le paquet de
lettres et revues, je trouve une bonne douzaine de cartes de demandes de tirages à part. Ces
cartes sont très pratiques : pré-imprimées (à l’en-tête de l’organisme expéditeur), le
correspondant n’a plus qu’à remplir les rubriques nécessaires en indiquant le titre, la
référence, les auteurs de l’article désiré, sans oublier la ligne où il doit indiquer sa propre
adresse. Étonnée parce nombre de demandes, je commence à les détailler. Toutes adressées à
Monsieur Monod, elles émanent toutes de l’Université du Wisconsin et portent toutes la
même date d’expédition. De plus, chacune d’elles porte le titre d’un article identique traitant
des premières recherches de Monsieur Monod sur les organismes ciliés !... Seules les
signatures des demandeurs diffèrent. Avant de faire quoi que ce soit, j’attends le moment
propice pour les montrer à mon Patron. Après un regard rapide, il éclate de rire : Je vois !
Cela vient certainement de Georges (Cohen), actuellement en séjour à l’Université
Wisconsin. Ces messieurs étaient réunis pour une « party » et ont eu cette idée de blague !
Amusant, mais il faut une suite à cette plaisanterie. Monsieur Monod a l’air d’accord,
il faut réfléchir à la répartie. Je mets les cartes de côté et chacun reprend son travail. Quelques
jours passent et si Monsieur Monod a certainement classé l’affaire, j’étais bien décidée à y
répondre à la première occasion. Je ne voyais pas bien ce que l’on pouvait tramer d’efficace et
drôle à la fois. Un jour où le Patron avait l’air disponible, je reviens à la charge. Après une
courte réflexion Monsieur Monod me dit qu’il faut écrire à Georges aux USA, à coup sûr
l’instigateur de cette blague. Il faut lui adresser une lettre de reproche émanant d’un chercheur
étranger dont Georges n’aurait pas cité les travaux dans un de ses articles.
Je lui suggère alors
- Pourquoi pas un Russe puisque nous avons encore dans le service le préparateur de
Gabriel Bertrand, Lazare Silberstein, russe d’origine, qui pourrait traduire ?
Cette fois, Monsieur Monod se déchaîne.
- OK ! Je vais vous dicter une lettre en style télégraphique que vous passerez à
Silberstein pour traduction, en spécifiant bien surtout de laisser le titre de l’article de
Georges en français. Voici la substance : ce que vous avez découvert pour la bactérie
Escherichia coli, je l’ai trouvé pour le rat depuis quelque temps déjà et vous ne m’avez pas
cité dans la bibliographie de votre article.
Monsieur Monod donne une référence tout à fait fantaisiste de l’article sur le rat, jugez
plutôt : Comptes rendus de l’Académie des Sciences de Nijni Novgorod, 1951, tome 231, pp.
1287-2403... et la lettre sera signée A.I. Oparine (ou bien Tourgueniev, je ne sais plus bien,
Georges n’ayant pas retrouvé la missive malgré mes multiples demandes... Mais peu importe)
Pour avoir l’air plus vrai que nature, il fallait trouver le moyen de faire poster cette lettre d’un
pays de l’est. Or, un jeune tchécoslovaque du nom de Jiri Starka avait assisté au cours de
Physiologie et Génétique bactériennes de 1957. A ma demande, il fut tout à fait d’accord pour
nous servir de boîte à lettres : Oparine (ou Tourgeniev) était en séjour à Prague d’où il aurait
écrit à Georges et reçu sa réponse des États-Unis. Jiri Starka n’aurait plus qu’à nous envoyer
le courrier.
Le tout demanda un certain temps car Georges, totalement obnubilé par le titre de son
propre article, ne perçut absolument pas les supercheries. Il eut toutes les peines du monde à
trouver un Russe capable de traduire la correspondance qu’il avait reçue et encore plus de mal
à (ne pas) trouver une bibliothèque possédant les Comptes rendus de l’Académie des sciences
de Nijni Novgorod. Et pour cause !!!
Je revois comme si c’était hier le retour de Georges dans le service. Entrant dans mon
bureau et après m’avoir gentiment embrassée, il commence à dire :
- Alors, Madeleine, c’est comme çà que vous répondez aux demandes de tirages à
part ?
Ayant tout entendu, Monsieur Monod jaillit de son bureau et lance :
75
- Bougre de salaud ! C’est comme çà que tu ne cites pas les scientifiques russes dans
tes articles ! Georges devient blanc comme un linge
- Comment as-tu su cela ?
Culpabilisé à fond, alors que Monsieur Monod et moi nous tordons de rire, Georges
doute même des explications que nous tentons de lui donner entre deux hoquets hilares. Il
finit tout de même par y croire... Mais ce ne fut pas sans mal !
Vacances de Pâques en Suisse (2 au 17 avril 1960)
Grâce à la Ligue de l’Enseignement, je prends des vacances en Suisse, à Riederalp, au
pied du grand glacier d’Aletsch. Hôtel très confortable, accessible de la vallée du Rhône par
téléphérique. Je garde un précieux souvenir de ce séjour : un orchestre à cordes répétant en
plein air sur la neige, devant une petite église et le majestueux décor des Alpes suisses avec
vue sur le Mont Rose, le Cervin et la Dent Blanche.
En mission pour Vienne et Budapest (13 au 20 mai 1960)
13 mai : Ce soir, Monsieur Monod part pour Vienne et Budapest. Raison
professionnelle : conférence à donner à Budapest. Raison humaine : étudier de visu les
conditions optimales « d’extraction » de nos amis hongrois. Je lui ai recopié son carnet
d’adresses en supprimant celles d’André Kövesi et d’Agnès. S’il devait prolonger son séjour,
il est convenu qu’il m’appellerait et que je préviendrais André Kövesi. Il me fait la bise. Sa
valise était dans son bureau. Tous les « initiés » concernant cette action, dont Monsieur
Lwoff, font la haie dans le couloir. Il était 16h55 et il avait rendez-vous aux Invalides à 17
heures.
20 mai : mon Patron est rentré cet après-midi de Budapest. Il me transmet les amitiés
d’Agnès et de Tom. Il ajoute : J’ai également beaucoup, beaucoup d’amitiés à vous
transmettre... n’en finissant pas de me préciser ce message. Je me demande bien de qui il veut
parler : André (Kövesi) m’a recommandé, à mon départ : Et surtout, don’t forget de donner
mes amitiés à votre secrétaire. Je suis sensible à tant d’insistance alors que je ne l’ai jamais
rencontré. Enfin tout semble s’être bien passé.
Visite de notre ami indien Gursaran Pron Talwar (mai 1960)
Pron Talwar est dans les parages et Mirko Beljanski l’a conduit jusqu’à moi. Quelle
joie de retrouver ce grand ami indien qui avait fait un stage chez Monsieur Machebœuf. Nous
sommes tombés dans les bras l’un de l’autre comme les bons vieux copains que nous sommes
toujours restés. Il n’a pas changé, à part la moustache qu’il avait déjà coupée avant son départ
(mais j’avais oublié ce détail...).
Pron m’a confié que le Patron me trouvait très efficace et qu’il ne savait pas ce qu’il
deviendrait sans moi. Il apprécie mon bon caractère et le fait que je m’entende avec tout le
monde.
Profitant du pont de l’Ascension pour classer quelques paperasses à la maison, j’ai
retrouvé une carte de Pron écrite en 1955, alors qu’il était de passage à Paris. A l’époque, je
soignais ma varicelle. Il regrettait de ne pas m’avoir rencontrée à l’Institut et aurait voulu
venir me voir et m’embrasser à Beaumont. Malheureusement il n’en avait pas trouvé le temps.
Grève générale SNCF (31 mai 1960)
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Je suis venue à Paris en voiture avec un membre de la troupe théâtrale, Marcel
Hospital, caissier à la joaillerie Cartier et deux autres amies. Plus de trois heures de route pour
arriver à l’Institut. Et comment va se passer le retour ?...
Tandis que le Patron me dicte du courrier dans son bureau, le téléphone sonne.
Décrochant lui-même, il me passe le combiné : Pierre Rebeyrotte désire un renseignement, je
lui dis que je le rappellerai, sans autre commentaire.
Dès que je suis libérée, je vais rappeler Reyb au taxiphone. Débordé de travail et
d’ennuis de toutes sortes (santé de sa seconde épouse, cambriolage, défection de leur femme
de ménage et de la garde de leur fille) il me parle de ses projets de rédaction : deux livres sur
l’électrophorèse et l’enzymologie. Lui conseillant de suivre les cours de mon Patron à la
Faculté des Sciences, il m’avoue ignorer que Monsieur Monod avait été nommé à la
Sorbonne. Il m’invite à venir les voir, Nicole et lui.
Nouveau report de l’opération hongroise (juin 1960)
En principe aujourd’hui, 10 juin 1960, Tom et Agnès doivent être « extraits » de
Hongrie. Malheureusement, l’opération est à nouveau retardée. La caravane doit partir
aujourd’hui pour la Yougoslavie, via la Hongrie. Ainsi, elle traversera trois fois la frontière
hongroise avant d’emmener nos amis et l’on verra si tout se passe bien. Le Patron est anxieux,
mais il a bon espoir et moi aussi.
Des nouvelles de notre ami Pron
Je viens de recevoir une très gentille carte de Pron Talwar qui était à Strasbourg. Il me
dit : qu’il n’a pu se rendre cette semaine dans le labo qui est le plus cher à lui. Sans doute
voulait-il parler de notre service. Cher Pron, je l’aime bien et suis toujours très heureuse de le
revoir. C’est un frère pour moi.
Sortie avec notre ami Pron
A la fin de son séjour (le 17 juin), Pron insiste pour que Simone Lacaille, lui et moi
fassions une sortie dans Paris avant son départ. Nous pensâmes tout d’abord assister à un
spectacle de chansonniers après avoir croqué un sandwich. Finalement, nous décidâmes
d’aller dîner au restaurant et faire ensuite une promenade à pied jusqu’à Barbès, par le
boulevard de Clichy et Pigalle. « Nous draguons », comme dit Simone en riant. Elle nous
quitte à Barbès tandis que Pron m’accompagne jusqu’à la Gare du Nord. Il m’embrasse en me
quittant : Et tâche de ne pas te faire draguer ! Il nous a dit que sa tante aurait bien aimé qu’il
épouse une Française et que le mariage ait lieu en Inde. Ce pour quoi Pron n’était pas du tout
d’accord !
Après-demain sera la dernière journée parisienne de Pron que j’ai eu – et je ne suis pas
la seule – vraiment grand plaisir à revoir. Son amitié démonstrative et bienveillante réchauffe
le cœur.
Jour « J » pour l’extraction (dimanche 19 juin 1960)
Aujourd’hui, je pense intensément à Agnès et Tom. J’espère beaucoup qu’ils ont pu
partir ce soir car leur disparition pourrait être signalée dès demain, avant qu’ils aient pu passer
la frontière.
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Lundi 20 juin 1960 : Agnès et Tom à Vienne
En arrivant au labo, j’espérais avoir des nouvelles. Dès son entrée dans mon bureau,
Monsieur Monod me lance : Agnès et Tom sont à Vienne. Enfin ! Je suis tellement heureuse et
soulagée parcette bonne nouvelle que je ne peux m’empêcher de lui faire la bise. Je suis allée
annoncer cette nouvelle à Madeleine et à Sarah, toutes deux soulagées par la réussite de cette
délicate et dangereuse opération.
Dans l’après-midi Pron est rentré de son voyage et m’a raconté son séjour. Son amitié
chaleureuse et sans équivoque me fait beaucoup de bien. Il discute longuement avec le Patron
et sort de son bureau pour partir, me tendant la main pour les adieux. Je me suis avancée vers
lui pour l’embrasser. Je l’ai ensuite rattrapé dans le couloir pour lui transmettre les adieux de
Simone. Grand sourire de toutes ses dents éclatantes. Cette fois, il part en faisant de grands
signes d’adieu. C’est bien précieux d’avoir un tel ami aux antipodes, même si on ne se voit
que très rarement.
Anniversaire de l’arrivée de Monsieur Monod dans le service
Comme chaque année, j’ai écrit au Patron pour lui rappeler la naissance de notre
service. Mais cette fois j’y ai ajouté une enveloppe contenant vingt mille anciens francs, ma
contribution aux frais d’extraction de nos amis hongrois dont je soupçonnais le montant très
élevé. Cet après-midi, le Patron est venu dans mon bureau et m’a remerciée chaleureusement,
me restituant l’argent. Me dictant du courrier il m’expliqua qu’il était trop tôt pour faire une
collecte au profit de Tom et Agnès précisant que ces derniers ont de quoi vivre pendant six
mois à Vienne. Mais si cela s’avérait nécessaire, il me le dirait. Il me remercia à nouveau, sa
main posée sur la mienne.
Nouvelles de Vienne
Le 23 juin 1960, j’ai reçu une très gentille carte de Vienne de nos amis. Monsieur
Monod a reçu également une lettre détaillée qu’il m’a donnée à lire. En résumé, Tom et
Agnès sont partis le samedi matin. Après avoir visité la voiture et la caravane, Tom a montré à
son passeur l’endroit du rendez-vous. Il fut décidé que tous deux se mettraient sous la cuve de
la salle de bains au lieu de se cacher chacun sous un lit. Deux heures avant d’atteindre la
frontière, tous deux se sont faufilés sous la cuve. A la frontière, le douanier est monté, une
torche électrique à la main et a demandé au chauffeur à voir la cuve. Il a voulu ensuite savoir
ce qu’il y avait au-dessous. Le passeur disant qu’il n’y avait rien, le douanier la fit ouvrir un
peu (sur un centimètre environ, d’après Agnès), et découvrant des linges blancs qu’Agnès
avait fait placer sous sa tête, il demande de nouvelles explications sur ce linge et insiste pour
démonter la cuve. Mais le passeur, avec beaucoup de conviction, argumente que cela est
compliqué et qu’il n’y a rien d’anormal. Le douanier passe alors dans l’autre pièce et ... fait
démonter les lits ! Comme la dernière idée de Tom a été heureuse !54
Quand la caravane se trouva suffisamment éloignée de la frontière, nos amis tout
ankylosés, purent sortir de leur étroite prison et respirer enfin l’air de la liberté.
Arrivés à Vienne, ils retrouvèrent André Kövesi, plus heureux qu’eux-mêmes. Agnès
écrit à Monsieur Monod, textuellement :
54
J’ai repéré l’endroit approximatif de la traversée du Danube vers la Slovaquie, au cours de mon bref
séjour en Hongrie avec « l’autre » Madeleine et j’ai réalisé pleinement la difficulté de l’opération et la
chance que nos amis ont eue !
78
Vous avez organisé quelque chose qui paraissait absolument impossible. Mais vous ne
l’avez pas seulement organisé, vous avez toujours pensé à toutes les circonstances. Combien
d’heures pénibles avez-vous eues ? J’avais des remords de vous voler du temps et de
l’énergie. Vous êtes un homme absolument extraordinaire. Si je ne savais pas que vous
existez vraiment, je m’imaginerais que vous êtes une fiction qui existe seulement dans des
rêves. Il y a des choses qu’on ne peut jamais remercier et jamais oublier. Je ne peux pas
encore estimer qu’est-ce que cela signifie que je suis libre..., libre grâce à vous.
Tom, dans sa missive à Monsieur Monod, affirme qu’il y a deux choses qui comptent
pour lui plus que tout le reste : le bonheur d’Agnès et celui d’André. Lettre très émouvante
également à laquelle Tom a ajouté en anglais : Agnès was a brave girl.
Entrevue entre Jacques Monod et Pierre Rebeyrotte (24 juin 1960)
Aujourd’hui, Pierre Rebeyrotte (l’ancien assistant de Monsieur Machebœuf) est venu
au rendez-vous que j’avais sollicité pour lui auprès de mon Patron. Ne s’y reconnaissant plus
dans le nouveau service cloisonné, il admire mon bureau (de son temps je n’en avais pas). Il
discute avec Monsieur Monod. Il est content de l’avoir rencontré : le Patron lui fait quelques
objections sur le texte qu’il lui avait soumis et lui propose même de lui prêter son manuscrit
de livre dès qu’il sera prêt. Mais Reyb objecte que ce serait trop tard pour lui. J’espère que
Pierre a vu qu’il s’adressait à un homme bien loin des mesquineries qu’il avait connues.
Je retrouve Pierre dans le service que je lui fais visiter. Il ne reconnaît rien, même pas
la chambre froide qui avait remplacé la chambre noire pour l’électrophorèse. A la fin de ce
pèlerinage, je le raccompagne jusqu’à la grille du 28 de la rue du Docteur Roux.
Préparations aux vacances d’été 1960
Le lendemain, un samedi, je suis venue travailler toute la journée car le Patron part en
vacances demain et nous avons beaucoup de choses à mettre en ordre. Au moment de passer à
table, le Patron s’aperçoit qu’il avait oublié qu’il avait un invité. Je suis sortie faire de
nouvelles emplettes. Après m’avoir dicté rapidement une lettre à Monsieur Lwoff, Monsieur
Monod me dit au revoir, me disant que j’étais un ange, qu’il me remerciait pour tout, qu’il ne
savait pas ce qu’il deviendrait s’il ne m’avait plus. Je lui ai dit de bien se reposer. Il m’a souri
et fait une bise sur les deux joues.
Bagarre entre Marguerite Faure et Jacques Monod ... (au cours des années 60)
Ce jour-là Monsieur Monod reçoit son cousin de la 3ème lignée des Monod : Daniel
Bovet, Prix Nobel de Médecine 1957 (pour des travaux exécutés à l’Institut Pasteur) et
poursuivant depuis longtemps déjà ses recherches à Rome.
Travaillant dans mon bureau, je vois la porte s’ouvrir brusquement sous la poussée de
Marguerite Faure, l’air furieux. Sans préambule et parlant très fort :
- Je veux voir Monod immédiatement. Je lui dis que je regrette, mais Monsieur Monod
est occupé avec un visiteur.
- Cela m’est égal, je veux le voir tout de suite : j’ai une fuite dans mon laboratoire.
Elle se dirige vers le bureau de mon Patron. Je tente de faire barrage, mais elle ouvre
la porte prestement et reprend sa litanie avec plus de véhémence encore, sans s’occuper de la
présence de l’illustre visiteur. Le Patron jaillit comme un ressort de son fauteuil et l’interpelle
sans ménagement.
- Marguerite, sortez immédiatement : vous voyez bien que je suis occupé !
79
Mais cela n’empêche pas la furie de continuer son monologue virulent. Je ne reconnais
pas Monsieur Monod, si courtois, si homme du monde, la figure blême de colère contenue, les
mâchoires contractées. La sommant à nouveau de sortir, la poussant dans mon bureau, il tente
de la gifler. Mais déchaînée, elle agite les bras en tous sens pour parer les coups. Elle finit tout
de même par recevoir une claque. Pas volée, celle-là ! Tous deux retranchés dans le couloir, le
pugilat se poursuit. Avant l’arrivée de Raymond Barrand, technicien, la demoiselle en rage
réussit à bousculer son adversaire dont la tête passe fort heureusement juste au-dessous des
gros compteurs du couloir. Raymond lui saisit les bras, lui faisant une « clé » l’obligeant à
lâcher les documents qu’elle tenait à la main et la pousse sans ménagement jusqu’à la sortie
du service dont il referme la porte. Réaction : elle monte immédiatement à la Direction pour
exposer la situation. Prié peu après par la Direction de faire un rapport sur cet incident,
Monsieur Monod me demande de le rédiger. Ce que je fais : il n’eut plus qu’à signer.
Cette histoire rocambolesque fit le tour du labo, la plupart des auditeurs riant sous
cape, ravis que l’autoritaire Mlle Faure55 ait enfin trouvé son maître !!!
Revendications et syndicats (années 60)
A l’Institut Pasteur – fondation privée reconnue d’utilité publique - chercheurs,
techniciens et administratifs ne sont pas rétribués de la même façon selon leur appartenance à
la Fondation ou à des organismes extérieurs tels que le Centre national de la Recherche
scientifique (CNRS), l’Institut national de la Santé et de la Recherche médicale (INSERM),
etc. Selon les services, une proportion variable du personnel appartient à l’un ou l’autre de ces
organismes. D’autres encore, désignés sous le terme de « stagiaires » ou de « visiteurs
scientifiques », appartiennent à des organismes étrangers et viennent pour quelques mois ou
en « année sabbatique » soit avec leur propre rémunération, soit grâce à une bourse délivrée
par quelque fondation ou université de leur pays d’origine.
Quant au personnel technique et administratif, le malaise s’amplifiait du fait des
disparités citées plus haut. S’il est vrai que les techniciens dépendant du CNRS étaient
contractuels, renouvelables ou non régulièrement, ceux dépendant de l’Institut Pasteur étaient
titularisés au bout d’un an. Par contre ceux du CNRS touchaient une prime et non les
pasteuriens. Les différences de salaires étaient alors favorables aux organismes d’État. Ce
décalage vécu par des personnes faisant le même travail sur la même paillasse était pour le
moins anormal. J’en parlais à Monsieur Monod qui, syndicaliste convaincu, comprenait
parfaitement le problème et ne manqua pas de répondre : si vous voulez être entendus par la
direction, fondez un syndicat ! Lui-même militait depuis de longues années au sein du
Syndicat du Personnel scientifique de l’Institut Pasteur. Il savait donc ce qu’il nous fallait
faire et était prêt à nous conseiller.
C’est ainsi qu’après bien des discussions et des palabres, fut fondé, par Geneviève
Gareau notamment et d’autres, le Syndicat du Personnel Technique et de Maîtrise de l’Institut
Pasteur. Bientôt représentatif au sein de la Fondation, le syndicat présenta des candidatures
aux différentes élections : délégués du personnel, comité d’entreprise, commissions de
classement, etc. Et je me suis retrouvée élue au sein de la commission de classement des
techniciens et administratifs. L’expérience de deux mandats successifs m’autorise à dire
maintenant que ce rôle des plus ingrats n’est pas évident. Toujours vivement critiqués par le
personnel, j’ai pu me rendre compte que la justice et l’équité, si elles étaient toujours
recherchées par les élus n’étaient pas toujours forcément applicables. En effet, le nombre de
promotions possibles dégagées par la direction correspondait à un pourcentage de la masse
salariale qu’il ne fallait en aucun cas dépasser. Aux membres des commissions d’organiser
55
Surnommée le capitaine par Monsieur Macheboeuf.
80
leur répartition entre les avancements dits « au choix », les changements de catégorie restant,
à cette époque, du ressort de la direction.
En ce qui concerne les avancements au choix, plusieurs difficultés se faisaient jour :
disparité des services (membres des personnels techniques et administratifs différant selon
l’importance des services, défavorisant les plus petits). Après avoir tourné et retourné la
question, nous en arrivâmes à un système qui – loin d’être parfait, nous en étions tout à fait
conscients – avait au moins l’avantage de pratiquer l’alternance et essayait de tenir compte le
moins possible de l’importance des services. Ce système impliqua tout un jeu de facteurs
intervenant dans les décisions finales : indication des promotions anciennes, effectif du
service, façon de noter du chef de service (dithyrambique, juste ou au contraire sévère). Les
uns ou les autres connaissant plus ou moins les notateurs, il fallait relativiser pour tenter de
rétablir un certain équilibre dans cette jungle de chiffres. Les séances étaient très éprouvantes
et chacun était mal à l’aise, sachant que de toute façon les intéressés seraient insatisfaits.
Le mode de fonctionnement de ces commissions a évolué depuis. Contrairement aux
précédentes, les avancements au choix sont, je crois, décidés par la direction tandis que les
changements de catégories relèvent de la compétence de la commission. Les résultats, à ma
connaissance, sont toujours aussi contestés.
Avant, pendant ou après cette période, il me semble qu’il a souvent été question de
faire pointer le personnel, qu’il soit scientifique, administratif, technique ou de service et cette
mesure a beaucoup fait parler d’elle.
Varappe sur les grilles de l’Institut... (Anecdote rapportée par Alain Bussard en 2002)
Au cours des années 1950 à 60 il était question de faire pointer le personnel. Ce pour
quoi tout le monde : scientifiques, techniciens, administratifs et personnels de service étaient
violemment opposés naturellement. Il est évident qu’une expérience biologique ne peut se
dérouler pendant un temps précis, elle ne peut pas non plus être arrêtée puis redémarrée à la
demande. L’équipe de Monsieur Monod, alors Chef de laboratoire dans le service de
Physiologie microbienne dirigé par Monsieur Lwoff et implanté dans le fameux grenier
travaillait souvent tardivement. Cette anecdote se passe vraisemblablement à l’époque de la
mise au point du Bactogène (appareil destiné à la culture continue de bactéries) qui demandait
une surveillance quasi permanente obligeant parfois même une personne à passer la nuit au
labo.
Un soir donc, Monsieur Monod et l’un de ses adjoints pour cette manipulation
particulière, se heurtèrent à la porte close 28 rue du Docteur Roux. Le concierge ayant sans
doute reçu des ordres stricts et Monsieur Monod ne voulant surtout pas le mettre dans
l’embarras, décida d’escalader la grille sans autre forme de procès. Pratiquant depuis quelques
années déjà la varappe avec son épouse ou des collègues, cela ne lui posait pas de problème.
D’autant moins que les barreaux assez hauts de la grille étaient garnis, pour certains, de façon
régulière de petites aspérités en forme d’anneaux pouvant faire office de prises naturelles (que
l’on peut encore voir). La grille fut donc allègrement passée par nos deux chercheurs qui le
firent savoir et engagèrent leurs collaborateurs qui se heurteraient au même problème à en
faire autant.
Quand il fut question de mettre des pointeuses aux portes d’accès, Monsieur Monod fit
savoir qu’il se faisait fort de les casser, même si elles étaient réparées au fur et à mesure...Il
n’y eut jamais de pointeuses à l’Institut (du moins de mon temps) !
Après une petite enquête, j’ai appris que Monsieur Monod avait fait des adeptes à sa
pratique de sortie après fermeture des portes. C’est ainsi qu’Agnès Ullmann me raconta que
cela lui était arrivé également avec un chercheur du service, François Gros. Sans aucune
pratique de l’escalade mais très sportive à l’époque, Agnès passa la première, enjambant le
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haut de l’obstacle pour redescendre de l’autre côté. De la rue, elle encouragea son compagnon
d’aventure, lui indiquant comment opérer, de prise en prise. Arrivé en haut de l’obstacle, le
malheureux fut stoppé en enjambant le sommet, une jambe de son pantalon restant prisonnière
d’un gros pic sommital. Situation tellement cocasse qu’Agnès fut prise d’un fou rire qu’elle
ne pouvait réprimer, hoquetant vers son compagnon et lui conseillant d’ôter son pantalon...
C’est alors que deux hirondelles (agents de police à bicyclette) passant dans la rue, un peu
stupéfaits par le spectacle de cette femme hilare et de cet homme en difficulté en haut de la
grille de l’illustre Institut, mirent pied à terre et interrogèrent Agnès. Difficilement, cette
dernière leur expliqua ce qui se passait. Rire général. L’un des deux policiers monta au
secours de « l’empalé du pantalon » qu’il délivra enfin.
8 août 1960, la rentrée des vacances d’été
Partie en vacances en Corrèze depuis le 3 juillet, je rejoins mes amis Lecomte à Royan
la veille du 14 juillet. Comme chaque année maintenant, nous organisons, Mamie Lecomte,
Janine et moi un circuit touristique d’une petite semaine à partir de la Côte de Beauté vers le
centre : Turenne, Saint-Céré, Conques, Espalion, Perse, la Canourgue, avant d’entamer les
gorges du Tarn avec descente en bateau entre Sainte-Enimie et La Malène. Nous montons en
voiture jusqu’au Point Sublime d’où la vue est superbe sur les gorges. Après un arrêt à Millau,
nous gagnons Montpellier-le-Vieux et ses sites ruiniformes, puis les gorges de la Jonte et
Florac avant de redescendre vers la corniche des Cévennes et Saint-Jean-du-Gard. Nous
montons à l’Aigoual d’où, par temps dégagé, on peut voir un panorama s’étendant de la
Méditerranée aux monts d’Auvergne. Nous visitons le gouffre de Bramabiau. En passant par
Villefranche de Rouergue, nous visitons la chartreuse (possédant le plus grand cloître de
France). Nous faisons étape dans le charmant village de Domme où nous dégustons la
production viticole locale de « pécharmant ». Le chemin du retour nous ramène à Lascaux où
nous faisons quelques achats de souvenirs, puis Sarlat, Périgueux avant de nous retrouver à
Saint-Georges-de-Didonne, un peu fatiguées mais ravies de notre périple.
Reprise du travail
Après une excellente fin de séjour sur la côte de Beauté, je regagne Beaumont le 7
août 1960 pour reprendre mon travail la semaine du 8. Le Patron arrive assez tard ce jour-là
et, après avoir regardé son courrier que j’avais préalablement trié, commence à me dicter. Il
me laisse ensuite un chapitre du livre qu’il a écrit la semaine dernière.
Invitée à déjeuner avenue de la Bourdonnais le lendemain, nous avons parlé de la
Corse avec Madame Monod. Le Patron était, lui, tout à son travail de rédaction pour lequel il
bute actuellement sur une difficulté technique. Tandis que nous prenions le café, il s’est
précipité vers son bureau pour noter au vol une idée.
Au terme du voyage : l’Ouest et la liberté
Devant s’absenter le jour de l’arrivée de Tom et Agnès à Paris, Monsieur Monod
m’avait priée d’aller accueillir nos amis hongrois à la Gare de l’Est le mercredi 10 août au
matin. Le train de Vienne a du retard. Les voici enfin ! Agnès commence seulement à y croire
en me voyant. Tom va changer de l’argent. Puis je les invite à prendre un petit déjeuner dans
un café devant la Gare de l’Est. A chaque fois que j’ai rencontré Tom depuis ce jour, il m’a
toujours dit qu’il avait encore dans la bouche le goût de ce croissant de la liberté.
Tous deux ont eu vraiment beaucoup de chance au passage de la frontière. Agnès
explique que c’était pire que ce qu’elle avait écrit à Monsieur Monod. Le faisceau de lumière
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du douanier a frôlé sa main qu’elle essayait de retirer tout doucement. De l’endroit où il se
trouvait, le passeur autrichien voyait un pied... Il avait essayé la cache avec sa femme et avait
conseillé cet endroit à Tom et Agnès. Les enfants du couple n’étaient pas au courant et, au
moment où nos amis ont pris place sous la cuve, leur Maman les avait emmenés prendre des
photos vers le Danube, loin du véhicule.
Enfin, cette épopée est terminée et bien terminée. Le lendemain, Monsieur Monod
étant de retour de vacances, nous déjeunons au laboratoire avec lui, tous les trois. C’était très
sympathique. Je me souviendrai toujours des paroles de Tom à Agnès avant la « grande
aventure : And don’t move, don’t say anything until the last moment ! Tom pense que c’est
grâce à son courage qu’ils ont réussi. Agnès dit qu’elle savait qu’ils avaient, à ce moment,
50% de chance de s’en sortir.
Tous deux renaissent à la vie et c’est merveilleux de constater leur bonheur.
Collection et entretien des souches bactériennes (7 septembre 1960)
Sachant que Monsieur Monod et Monsieur Jacob aimeraient qu’une technicienne de
confiance puisse s’occuper de la collection de souches bactériennes des trois services (y
compris celui de Monsieur Lwoff), je suggère à mon Patron que Simone Lacaille pourrait
peut-être - si elle en est d’accord - s’en occuper. Il pense que c’est une très bonne idée. Je lui
dis combien Simone est minutieuse dans son travail actuel qui cependant ne la passionne pas
outre mesure.
- Mais elle travaillera encore plus pour Monsieur Jacob, me dit-il. Ce à quoi je
répliquai :
- Elle le fera même pour Monsieur Jacob !
Il m’a longuement regardée après cette affirmation. Doute-t-il ou ne veut-il pas voir
qu’ils exercent tous deux une certaine attractivité quant à la collaboration technique à leurs
travaux ?
Je n’aime pas cela du tout ! (9 septembre 1960)
Le Patron me fait mentir : il n’est là pour personne insiste-t-il. Seulement, le premier
visiteur qui se présente prétend avoir rendez-vous avec lui et qu’il est attendu. Je fais le tour
par le laboratoire et lui dis : Ce Monsieur, dans mon bureau, prétend qu’il a rendez-vous avec
vous. Sans sourciller, le Patron me dit de le faire attendre dans mon bureau, il va le voir tout
de suite. Je suis furieuse...
Après-midi, Monsieur Monod a bien vu à ma tête que je n’étais pas contente et me
dit :
- Comment allez-vous, mon chou56 ? On ne se voit presque plus... Je reste renfrognée et
bredouille :
- J’ai rembarré Madame Rapkine qui voulait que vous receviez un visiteur indésirable
que vous m’avez finalement demandé d’introduire, après les consignes sévères que vous
veniez de me donner !
Après avoir vu différents chercheurs du labo, il m’appelle... au moment où je
m’apprêtais à partir. Je fais tout d’abord semblant de ne pas avoir entendu... Finalement, il
rejoint son bureau.
Hargneuse, à la première occasion, je m’esquive. Ce n’est pas bien du tout, mais
j’aimerais qu’il me cherche après mon départ. Il devrait bien savoir que je n’aime pas le
mensonge ! Décidément c’est rare, mais aujourd’hui n’est pas un jour placé sous le signe de la
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Cette fois, Monsieur Monod voulait sans doute se faire pardonner sa flagrante contradiction.
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détente. Et pourtant, je sais parfaitement que je vais m’en vouloir jusqu’à ce que je le retrouve
ce Patron qui a toute mon estime et mon admiration.
Où l’on en revient aux souches
Le 12 Septembre 1960, Monsieur Monod a un entretien avec Simone au sujet des
souches. Elle a l’air ravie de se trouver enfin responsable d’une collection de souches aussi
importante que précieuse, à un moment où elle commençait à se lasser de son travail de
laboratoire. En somme, un sauvetage pour elle et c’est tant mieux. Bien sûr, je n’ai jamais
soufflé mot à Simone de mon intervention à ce sujet. Je suis certaine qu’elle s’en tirera mieux
que quiconque pour la bonne marche des trois services.
Choix de photos
Alors que Monsieur Monod me faisait choisir des photos de lui pour une illustration
d’article, je lui dis amicalement que sur certaines d’entre elles, il avait l’air sévère : Vous avez
l’air méchant ! Il me demande s’il est vraiment méchant. Très vite je lui réponds qu’il ne l’est
pas assez et précise que l’autre jour, lors d’une réunion technique avec le personnel, au lieu de
rire avec tout le monde à propos de livres (si mes souvenirs sont exacts), il aurait dû crier et
taper un coup de poing sur la table. Il n’est pas de cet avis, mais avoue tout de même qu’il
n’aurait peut-être pas dû rire !
Séjour aux États-Unis (26 septembre – 17 octobre 1960)
Me faisant ses adieux avant son départ, Monsieur Monod me regarde chaleureusement
en me prenant par l’épaule : Je pars rassuré en vous sachant ici, Madeleine ! Cette
bienveillance maintes fois répétée m’est très précieuse surtout quand il s’éloigne ainsi de son
laboratoire. Il sait qu’il peut compter sur moi pour faire le lien, si nécessaire, entre ses
collaborateurs et lui-même.
A son retour, le 17 octobre, Monsieur Monod me remercie vivement de mes lettres. Il
était visiblement content que je l’aie tenu au courant des affaires essentielles du labo pendant
sa longue absence.
Deux jours plus tard, alors qu’il me passait un papier griffonné je lui fais remarquer
gentiment :
- Monsieur, vous pouvez écrire avec un stylo aussi sale ?
- Vous savez bien que non, Madeleine rétorque-t-il avec malice, vous ne vous êtes pas
aperçue que je n’écrivais pas ?
Et moi d’enchaîner :
- Oh ! Si alors, je m’en suis aperçue. Mais je ne vous en voulais pas : je pensais
simplement que vous n’aviez pas le temps !
Une fois parfaitement nettoyé, je lui ai redonné son stylo en lui disant :
- Maintenant, Monsieur, vous pourrez m’écrire ! Il a souri ajoutant que j’étais un ange
et qu’il s’étonnait toujours de ne pas voir pousser des ailes sur mes épaules. Je lui ai dit que
mon rêve était de voler.
- Ce doit être très agréable en effet, conclut-il.
Prix Nobel de Physiologie ou Médecine 1960
Ce matin, dans le métro, un titre de journal attire mon regard : « Le prix Nobel de
Médecine sera décerné ce soir ». Mon cœur s’arrête... Je repère le titre du quotidien et
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m’empresse de l’acheter au kiosque de la station Pasteur. Dans l’article, sont mentionnés deux
favoris : Caspersson et un autre. Mel ne m’avait pas laissé beaucoup d’espoir pour cette
année. Je monte au grenier voir Gisèle à qui je tends l’article.
Après-midi, Monsieur Monod entreprend de me dicter une demande de crédits de
recherches aux NIH (National Institutes of Health). Un appel téléphonique de journaliste nous
interrompt. Il est question du Nobel : le Patron renvoie l’appel vers Alain Bussard et nous
reprenons la demande de crédits. Soudain, Bussard fait irruption dans le bureau :
- Medawar et Burnett ont le Nobel.
- Je sais répond Monsieur Monod.
Gisèle me sonne plusieurs fois : je n’ose d’abord décrocher puis m’y résous :
- Vous savez ? Réponse:
- Oui !
Le lendemain vers midi, le Patron m’appelle pour prendre du courrier : deux lettres
pour Medawar et Burnett. Ayant terminé les deux missives, et me regardant il me dit :
- Savez-vous, Madeleine, quels étaient les deux autres lauréats du Nobel ?
Je le regarde et lui réponds :
- Oui, je crois que c’était Caspersson et un autre. Sa réponse tombe :
- C’étaient Monsieur Lwoff et moi. Je souris et ajoute :
- Je le savais ! Il semble sidéré. J’ajoute,
- Je le savais depuis dix mois.
- Qui vous l’a dit ?
- Excusez-moi Monsieur, je crois que je n’ai pas le droit de vous le dire...
L’ai-je choqué en lui demandant qui le lui avait dit, à lui ? Il me répondit
immédiatement :
- Les Cohn !
En fait, j’avais vu dans son courrier un article d’un journal américain où l’on donnait deux
favoris anglais et australien ainsi que deux favoris français qui lui avaient fait penser à M.
Lwoff et lui, sans fausse modestie. Il ajoute que:pour lui-même, il ne l’aurait jamais cru :
- Cela m’aurait fait plaisir, bien sûr : j’aurais pu m’acheter un bateau et cela
m’aurait donné plus de poids dans certaines circonstances. C’eut été bien pour l’opinion
publique. Mais ceux à qui il a été attribué le méritaient davantage.
Il me parle ensuite du Prix en tant que tel. Il est contre car cela génère des rivalités
entre scientifiques. Il y en a qui travaillent uniquement pour cette consécration et cela leur
tourne la tête, comme un certain américain K... Mais lui-même ne pense pas l’avoir un jour. Je
lui dis que je suis certaine qu’il l’aura. Il ajoute :
- En tout cas, si je l’avais un jour, je puis vous promettre une chose, Madeleine, c’est
que cela ne me montera pas à la tête : je suis trop orgueilleux pour cela57.
Quel homme extraordinaire, sans fausse modestie, parfaitement conscient de sa valeur.
Il me dit aussi que le Nobel a quelque chose d’attristant car il pense – comme son ami Camus
– que c’est une fin. Je me récrie
- Non ! Il y a toujours quelque chose de plus à faire ! Il semble sceptique :
- Que peut désirer de plus un homme de science ?
Il me parle également de rares prix Nobel parfois contestés. Notre conversation est
interrompue par M. Lwoff venu porter le Manifeste des 121 (dénonçant la guerre d’Algérie)
afin que Monsieur Monod puisse en prendre connaissance.
57
À ce sujet, une anecdote qui m’a été rapportée par Georges Cohen. Un jour, Monsieur Monod lui
avait dit : Il y a deux sortes de savants : les orgueilleux concentrés et les vaniteux étalés. J’appartiens
aux premiers...
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Je pars faire les courses. Après déjeuner, Gisèle et moi avions envie de pleurer...
Gisèle me dit : Mais alors, ils ne pourront plus l’avoir ! Je lui affirme le contraire, sans
conviction absolue cependant. Sarah Rapkine se demandait pourquoi nous étions tristes,
Gisèle et moi. Nous avons éludé la question en la rassurant. A mon retour à Beaumont, dans
la soirée, avec les amis habituels du train, nous avons pris un apéritif de consolation au café
de la gare.
Et la vie du labo continue
Le lendemain matin, j’ai trouvé ma dernière lettre adressée au Patron aux États-Unis,
retournée à l’envoyeur. Je l’ai laissée dans le courrier. Après l’avoir lue, Monsieur Monod
m’a demandé où en était mon « compte-rendu quotidien ». Je lui ai donné la missive que
j’avais écrite hier : il m’a dit que j’avais trop confiance en lui, qu’il n’était pas aussi bien que
je le pensais. Je l’ai regardé en souriant : mon opinion sur lui ne m’appartient-elle pas ?
D’après Gisèle, Monsieur Jacob aurait confié à Monsieur Lwoff qu’il était sur la liste
des futurs lauréats du Nobel. J’ai écrit à Mel pour avoir ses propres échos et lui ai exposé les
réactions de mon Patron concernant ce prix en général. Sa réponse me parvint très vite. Il était
très déçu par les résultats de cette année, mais il a été sensible à ma lettre.
Mieux comprendre ce que l’on expérimente
Évoquant le problème des techniciennes qui, pour la plupart aimeraient comprendre,
dans la mesure de leur formation, la finalité scientifique des expériences qu’elles exécutent
d’après les données de leur Patron, je demande à Monsieur Monod s’il ne serait pas possible
d’organiser un séminaire de base qui leur serait spécifiquement destiné. Je me rends bien
compte que ce ne serait pas facile pour l’enseignant. Mais je trouve dommage que celle qui
exécute une expérience conçue par un scientifique ne se rende pas compte de la portée
envisagée des manipulations qu’elle exécute avec tant de soin et de minutie. Quoique
ignorante des bases des sciences biologiques et génétiques, je sens intuitivement que tout cela
doit conduire à des résultats très importants. J’ai conscience que certaines techniciennes
travaillant très bien ne peuvent pas être aussi enthousiastes que moi. « L’autre » Madeleine
par exemple n’a pas l’air de soupçonner la haute valeur de son travail puisqu’elle se moque de
moi quand j’y fais allusion devant elle :
- Ma pauvrette, c’est beau, à votre âge, de croire encore à de telles utopies !
Profondément vexée, je lui réponds :
- Nous en reparlerons et nous verrons bien alors !
Et je me promets de lui ressortir cette conversation, à l’occasion, ce qui ne saurait
tarder, je l’espère bien !
Le Patron me dit que l’organisation d’un séminaire lui semble être une bonne idée.
J’ajoute que je ne voudrais pas lui créer une tâche supplémentaire, mais que je serais très
heureuse que ce soit lui-même qui fasse cet exposé. Il me promet d’y penser dans le train le
conduisant à Cannes. Malheureusement ce séminaire n’eut jamais lieu, ce que je regrette.
Mais je ne pouvais en vouloir à un homme de science tellement surchargé de travail.
Où l’on reparle d’un syndicat des techniciens
En novembre 1960 (le mercredi 9 exactement) j’ai été contactée par un groupe de
techniciennes venues me voir après déjeuner pour discuter d’un syndicat qu’elles désiraient
créer. Tout à fait d’accord avec elles, je leur ai toutefois conseillé de se mettre en rapport avec
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Geneviève Gareau, du Service des Virus du Professeur Lépine, beaucoup plus au fait que moi
pour ces questions.
Problème de reconversion technique
Geneviève Massé, technicienne chez Alain Bussard, m’avait parlé de son désir de se
reconvertir en changeant de service. Elle désirait abandonner son actuel travail de laboratoire
pour exercer la fonction de secrétaire. Engagée comme aide technique à l’Institut Pasteur, elle
avait reçu une formation de secrétaire médicochirurgicale qu’elle préférait maintenant
pratiquer. J’en avais parlé à Monsieur Monod.
Cet après-midi de novembre, juché sur mon classeur de dossiers bibliographiques (ce
qui surprend et fait rire tous ceux qui entrent dans mon bureau), mon Patron me dicte un
rapport technique. Interrompant un moment la dictée, il revient au problème de Geneviève
qu’il avait évoqué avec Alain Bussard. Ce dernier étant d’accord sur ses projets, Monsieur
Monod me conseille d’en informer Geneviève. Il me demande si elle était intelligente :
- Car pour être secrétaire, il faut être intelligente.
Je souligne qu’au fond, le problème de Geneviève était exactement ce qu’avait été le
mien lors de la création du service. J’ajoute que je n’ai jamais regretté d’avoir choisi le
secrétariat, bien que je sois restée quelque temps sur mes gardes, très méfiante. Monsieur
Monod me répond que j’avais très bien fait et qu’il ne fallait pas tomber dans les bras du
premier venu.
Dans l’après-midi, j’ai une longue discussion avec Geneviève à qui j’expose ce que fut
mon propre problème et comment il fut résolu. Elle va réfléchir à nouveau. [En fait, elle
deviendra plus tard la secrétaire de François Gros].
Ce soir-là, j’assiste au TNP, avec le groupe du CEP, à l’excellente pièce de Bertold
Brecht La résistible ascension d’Arturo Ui.
Bibliographie d’un article cosigné Jacob et Monod
Début décembre (le jeudi 8 exactement), j’ai travaillé pendant plus de deux heures
avec Monsieur Jacob pour établir la bibliographie d’un article à paraître en 1961 sous les deux
noms Jacob et Monod. Ce dernier nous rejoint bientôt et me demande si je veux bien venir
travailler samedi, ce que j’accepte bien sûr. Le lendemain, s’inquiétant du fait qu’il me
mobilise pendant le week-end, il m’invite à déjeuner chez lui, avenue de la Bourdonnais.
J’accepte également, sachant que c’est en toute simplicité et en plus, je me réjouis de voir
Madame Monod de temps en temps.
Arrivée à l’Institut avec un peu plus d’une heure de retard dû au train, je ne peux me
mettre à la machine à écrire qu’à 11h15. Accompagnés de Carmen, la seconde technicienne
du Patron, nous partons déjeuner en voiture vers 13 heures. Repas très sympathique. Tandis
que Carmen reste avec Olivier, Monsieur Monod me ramène à l’Institut où nous avons
travaillé sans arrêt de 14h45 à 20h30. Tom Erdös, de passage, nous offre une mandarine que
nous avons partagée. Monsieur Monod m’accompagne en voiture à la station Saint-Michel,
me disant : Merci dix mille fois !
Concert salle Pleyel (décembre 1961)
Le lundi 12 décembre, Agnès et Tom m’ont invitée à passer la soirée avec eux. Après
un bon dîner au restaurant près de l’Institut, nous partons pour la salle Pleyel où nous
retrouvons Mlle Robineau (la cousine de Monsieur Monod) et sa très sympathique nièce. Le
concert de l’orchestre Virtuosi di Roma et ses mandolines interprétant du Vivaldi, m’a
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transportée et a effacé ma fatigue. Après avoir pris une consommation dans un petit café de la
rue de Tilsitt, je regagne la gare du Nord.
Quand le rendement baisse...
En ce mercredi 14 décembre 1960, constamment dérangée, j’ai conscience d’avoir
travaillé sans grand « rendement » un peu avant le départ de Monsieur et Madame Monod
pour l’Inde.
Ce soir j’ai attrapé au vol le train de 20h15. Et Monsieur Jacob pour qui je travaille
aujourd’hui, trouve que cela ne va pas assez vite ! J’en suis à la page 31 du texte. Demain il
me faudra mettre les bouchées doubles !
Séjour en Inde de Monsieur et Madame Monod (mi-décembre 1960 au début janvier
1961)
A l’invitation de G.P. Talwar, Monsieur Monod devait donc se rendre en Inde pour
donner tout d’abord une série de cours sur la biosynthèse des macromolécules aux étudiants
du All India Institute of Medical Sciences de New Delhi (du 21 au 30 décembre 1960), ainsi
qu’une conférence à Roorkee le 2 janvier 1961, lors de la séance plénière de l’Annual
Meeting of the Society of Biological Chemists of India.
A cette occasion, Madame Monod fut invitée avec lui en Inde pour un séjour
touristique. Spécialiste de l’art extrême-oriental (Inde et Pakistan entre autres) au Musée
Guimet, cela ne pouvait que la ravir. A l’occasion de ce voyage, je lui avais proposé de lui
prêter une cellule photoélectrique qu’elle était venue chercher au laboratoire. Toujours aussi
charmante, elle me dit qu’elle m’aurait bien emmenée avec eux en Inde. Cette idée seule
m’enthousiasma et j’aurais ainsi eu le plaisir de revoir mon grand ami Pron Talwar. Mais il ne
faut pas rêver.
A ce sujet (et bien longtemps après ce voyage en Inde), lors d’une visite à l’Institut,
Pron m’a raconté la fin de ce séjour. Après la conférence de Roorkee, Monsieur et Madame
Monod ont effectué avec lui un circuit touristique. Au cours de ce circuit, ils ont rencontré un
« philosophe » indien (« Le mot « philosophe » n’est pas exact » a précisé Pron) avec lequel
Monsieur Monod a discuté pendant de longues heures. Par la suite, ce dernier a confié à son
élève et ami indien que de cette entrevue était née l’idée du sujet de sa Leçon inaugurale au
Collège de France (le 3 novembre 1967), sujet repris et détaillé lors de ses Robbins Lectures
données au Pomona College en Californie (fin février 1969) pour être publié sous forme
d’ouvrage, fin 1970 : Le hasard et la nécessité. 58
Décision de fin d’année : apprendre à conduire
Au cours du déjeuner, en ce 29 décembre 1960, période creuse des vacances de Noël,
entourées de peu de convives, Agnès et moi, après discussion, décidons d’apprendre à
conduire. Simone Béguin est d’accord pour nous présenter à son auto-école du quartier dès
demain, Agnès ayant une expérience en cours pour cet après-midi.
Ce qui fut dit, fut fait. Dès le lendemain, nous voici toutes deux inscrites. Pour ma
part, je ne suis pas très rassurée d’apprendre à conduire à Paris. Mais désormais c’est parti !
Nous prenons nos leçons régulièrement, avec plus ou moins de bonheur (trottoirs heurtés dans
les virages, face à face avec un camion, passage des vitesses un peu accéléré, etc.). Mais nous
ne sommes pas mécontentes.
58
J. Monod. Le Hasard et la Nécessité. Editions du Seuil, Paris 1970.
88
5 janvier 1961 : invitation chez Madame Machebœuf
Très sympathique déjeuner de Nouvel An chez Madame Machebœuf avec Michou et
Françoise.
Toujours pas de nouvelles de mon Patron. Mais l’Inde est si éloignée de notre petit
institut, après tout !
Lundi 9 janvier 1961 : demande de renseignements
Ce matin, Monsieur Jacob descend du grenier et me demande une liste des travaux de
Monsieur Monod, me précisant que c’est secret. Tiens ! Tiens !... Je me doute immédiatement
de la cause et veut la lui faire dire, mais il élude la question. Je lui fais remarquer qu’il n’a pas
confiance en moi. Il partait, mais revient sur ses pas et voudrait savoir ce que Mel m’avait
demandé la dernière fois. Je souris. C’est donc bien à nouveau pour le Nobel ! Il m’explique
alors qu’un Français lui avait demandé de lui fournir des renseignements sur Lwoff, Monod et
lui-même. Il a l’air de prendre cette demande par dessus la jambe. Mais mon instinct sait bien
qu’il n’en est rien. La preuve puisqu’il ajoute : Oh ! Tôt ou tard, nous l’aurons !
Ce jour-là, à la leçon de conduite, j’ai bien failli renverser deux piétons, les pédales de
freins ayant sans aucun doute l’esprit ailleurs !
Lundi 16 janvier 1961 : frappe d’un article sur stencils
Je termine la frappe fastidieuse des stencils pour pouvoir tirer les épreuves d’un gros
article intitulé « Genetic regulatory mechanisms in the synthesis of proteins » à publier avec
François Jacob dans le Journal of Molecular Biology. Avec mes fautes de frappe, les
corrections au vernis rose sur stencils sont fastidieuses au possible et prennent beaucoup de
temps !
Mardi 17 janvier 1961 : Retour d’Inde du Patron
Le Patron est rentré d’Inde ! Madame Rapkine est arrivée et lui dit tout de go que nous
étions mécontentes de ne pas avoir eu de ses nouvelles. Il a répondu que sa femme avait écrit
deux ou trois cartes pour moi sur lesquelles il avait mis un petit mot. Ce qui était vrai, ma foi.
Il nous parle un peu de son voyage, des conférences et des excursions.
Vendredi 20 janvier 1961 : Tirage des stencils
Aujourd’hui, toute la journée, j’ai tiré l’article à partir des stencils. Je m’étais installée
dans la bibliothèque. Le Patron est venu à six heures. Je rangeais. Il a pris quelques feuilles au
hasard qu’il a lues. Puis il m’a reproché de ne pas lui avoir rappelé d’écrire à Pron Talwar.
Qu’il se rassure : je lui écrirai moi-même avec grand plaisir.
Mardi 24 janvier 1961 : Incidents de parcours
J’ai mal dormi cette nuit et cela me rend hypersensible aux échos plus ou moins
bienveillants qui me parviennent sur l’équipe du grenier dont Simone Lacaille semble faire les
frais. Cela me contrarie car je pense avoir fait le maximum pour qu’elle puisse trouver
l’équilibre auquel elle aspire en prenant ses nouvelles fonctions. Mais finalement je pense que
tout cela passera. Je ne dois pas en parler au Patron car ce dernier a l’air soucieux et
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préoccupé en ce moment, inutile de lui ajouter un nouveau problème que je considère comme
une crise passagère.
A six heures, Monsieur Monod me dicte un rapport qui va me faire rater mon train
habituel, mais qu’importe ! Je le taperai demain et, comme c’est urgent, je déjeunerai avec
trois bananes. J’ai fini juste à temps !
Jeudi 26 janvier 1961 : Souvenirs d’Extrême-Orient
Après le départ de Geneviève, collaboratrice d’Alain Bussard qui était dans mon
bureau, Monsieur Monod me donne un petit paquet : un souvenir des Indes. C’est une
splendide écharpe de soie avec des filets d’or. Il me la drape autour des épaules. Je le remercie
et l’embrasse.
Monsieur Monod m’a également rapporté d’Inde, de la part de Pron, un collier
fantaisie en argent (un rishi ou riski ?) dont j’aurais aimé avoir la signification. Madame
Monod me fait dire qu’il est originaire soit du Tibet, soit du Népal. Si elle est désolée de ne
pouvoir être affirmative, je suis ravie de savoir que ce souvenir vient des pentes du toit du
monde, cela me suffit.
Février 1961 : Syndicat et auto-école
J’assiste à la réunion syndicale du 6 février et, à ma grande surprise, suis élue à
l’unanimité représentante de la dizaine des secrétaires archivistes.
Les leçons de conduite automobile se poursuivent chaque jour au début de l’aprèsmidi. J’en suis à ma 16ème leçon. Sur mon agenda personnel, je ne relève presque pas de
notes concernant le service, trop occupée, à mes heures creuses, à revoir mon code de la
route !
7 Mars 1961 : Le permis de conduire
A 10h30, je dois me trouver Place de Rungis, dans le 13ème, pour le permis, après 29
leçons. Mon Patron m’avait donné non seulement l’autorisation de m’absenter, mais
également sa bénédiction. Pas de problème pour le code. A la dernière question sur les
priorités (signification de différents panneaux) j’ai brusquement le trou. L’inspecteur me dit
alors : Allons ! Vite ! Heureusement je réponds juste, mais sur le moment je ne savais plus et
étais un peu crispée. Au démarrage, emballement du moteur, ralentissement. L’examinateur
me dit de continuer. Il me fait faire un demi-tour. Pour le redémarrage, il voulait me faire dire
qu’une voiture gênait. Je passe tout de même en troisième vitesse. Il me remet en seconde. Je
passe à nouveau en troisième, puis en seconde. J’arrive au but et, le cœur battant, je vois tendu
vers moi le fameux carton provisoire du permis. Ouf !
Retour au laboratoire, le Patron me félicite chaudement pour mon succès. Le
lendemain matin, il ajoute : Je ne vous ai pas assez félicitée hier, Madeleine. Je suis fier de
vous !
Et moi, j’ai souri, contente d’être débarrassée de cette affaire. Épilogue de cet exploit :
finalement j’ai toujours fait de la conduite accompagnée jusqu’en 1963, année de la mort de
mon père. Depuis je n’ai pas retouché un volant et, croyez-moi, cela vaut certainement mieux
ainsi !
Vacances en Autriche (22 mars au 6 avril 1961)
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Monsieur Monod part du laboratoire vers 13h40. Mais pas pour des vacances... en ce
qui le concerne. Il me dit qu’il ne veut pas que j’aie de remords de le laisser avec tout ce
travail, qu’il fallait me reposer.
Partie avec l’organisme de voyage de la Ligue de l’enseignement pour Seefeld, non
loin d’Innsbrück, nous logeons par petits groupes chez l’habitant. Je me retrouve ainsi chez
les Schatz (trésor en autrichien) dans un charmant chalet implanté dans une belle forêt de
conifères. Nous prenons sur place le petit déjeuner dans une grande et belle cuisine salle à
manger comportant de grandes baies vitrées sur deux faces. Je revois avec plaisir les
charmants écureuils sautant d’une branche à l’autre. Il faisait très beau temps et, l’après-midi,
après le déjeuner en ville (déjeuner et dîner étaient pris à l’extérieur) nous revenons faire une
sieste sur une chaise longue au soleil... en maillot de bains. La vraie dolce vita en somme !
Nous avons bien fait d’en profiter car le temps s’est couvert et nous nous sommes
réveillées sous la neige, dès le 28 mars. Nous avons passé un excellent séjour dans ce beau
Tyrol autrichien. Alternant les promenades et les parties de « lèche-vitrines », nous avons
visité Innsbruck où nous sommes restées dîner dans une brasserie avec spectacle de danses
folkloriques.
Quand nous rentrions chez nos hôtes à la nuit tombante, nous avons eu la chance de
voir quelques biches venues manger le foin déposé là, sur la neige, par les habitants
d’alentour.
Le 30 mars, la pluie nous a malheureusement accompagnées en Allemagne où nous
sommes allées visiter Munich, capitale de la Bavière, en passant par Partenkirschen. Nous
nous sommes précipitées à la Rathaus pour ne pas rater le spectacle de la grande horloge à
figurines mobiles se mettant en action pour midi. Nous ne pouvions manquer non plus de
nous rendre à la Hofbraühaus, taverne typique avec orchestre à gros flonflons et chopes de
bière d’un litre. Un Bavarois assis non loin de nous en était à sa troisième chope avant le repas
de midi ! L’après-midi a été consacrée à la célèbre pinacothèque.
Le 2 avril, nous partons voir quelques châteaux bavarois, notamment celui de
Schwangau (signifiant « cygne »). Les jours suivants nous découvrons la campagne et ses
beaux panoramas. Il fait à nouveau très beau et les fleurs printanières commencent à
apparaître.
Mais il faut déjà penser à refaire les valises pour le retour. Ce séjour, en tout cas, m’a
fait le plus grand bien. Le 6 avril, je retrouve le laboratoire, très calme. Monsieur Monod ne
doit rentrer que lundi me précise son fils Olivier par téléphone. Ce lundi 10 effectivement, il
m’appelle, arrive au labo vers midi et me complimente sur ma bonne mine.
Jour J1 de l’homme dans l’espace (mercredi 12 avril 1961) tandis que sur terre, la vie
continue.
En ce mercredi 12 avril 1961, Iouri Gagarine fait le tour de la terre en orbite, à bord du
vaisseau spatial Vostok 1. Tous les médias en font leurs grands titres.
Rien à voir avec ce qui précède, mais tout de même à noter, car pour moi il s’agit d’un
événement personnel important : en ce mercredi 12 avril 1961, jour à marquer d’une croix, je
m’ouvre un compte-chèques postal, ce qui je l’espère (ayant horreur des chiffres) facilitera ma
comptabilité personnelle.
En ce moment, en dehors de mon travail courant, j’assure la frappe de la thèse de
François Stoeber, époux de ma meilleure amie Odette. Ne le voyant pas arriver le mardi 18 au
matin, François m’apprend l’après-midi que leur fille Dominique est malade, le médecin
craignant une méningite. Elle est hospitalisée en observation et on lui a fait une ponction
lombaire. Je suis bouleversée. Monsieur Monod et Monsieur Jacob me rassurent, mais mes
pensées sont près de ma petite Niquette, ma filleule (qui n’a jamais été baptisée !).
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Le vendredi 21, Monsieur Monod part pour la Suède où il doit donner une série de
conférences (du 22 au 28 avril) à Stockholm, Uppsala et Göteborg sur les systèmes de
perméation chez les bactéries et sur le contrôle chimique et génétique de la synthèse
d’enzymes. Il me remercie pour tout. J’étais restée tard pour être « à jour ».
A son retour de Suède le 28, Monsieur Monod m’a confié qu’il avait été très
malheureux durant son séjour en raison des événements d’Algérie se passant à cette époque.
Ses amis suédois ne maîtrisant pas très bien notre langue, lui traduisaient les nouvelles
données à la radio locale, ce qui était à la fois aléatoire et pénible pour lui. Il a eu semble-t-il
du mal à trouver un poste de radio dont il pouvait disposer personnellement pour avoir la
France ou, à défaut, l’Angleterre.
Ces événements vécus au rythme des communiqués de presse nous ont pas mal
perturbés pendant les quelques jours où la France était déclarée en état d’urgence. Mais le 25
avril au soir, nous nous sommes tout de même rendus avec les amis de notre association
théâtrale au Palais des Sports où se produisaient les danseurs et chanteurs de l’Oural. L’un
d’eux cependant, Marcel Hospital, gendarme de réserve, avait reçu un ordre de sa hiérarchie
militaire de se tenir à la disposition de la gendarmerie dont il dépendait (celle de Beaumontsur-Oise) en cas de nécessité et, de ce fait, ne put nous rejoindre au dîner prévu avant le
spectacle. Le lendemain nous avons appris avec soulagement la reddition des émeutiers
d’Alger, en fuite. Cependant l’état d’urgence est maintenu et le Général de Gaulle conserve
les pleins pouvoirs acquis depuis dimanche soir. Heureusement, à peu près dans le même
temps, j’ai appris que Niquette était guérie, ce qui m’a pleinement détendue.
Épilogue de l’extraction de nos amis hongrois
Au cours d’un déjeuner avec Agnès et Tom, j’apprends que l’alibi fourni à la police
autrichienne pour justifier leur passage clandestin de la frontière austro-hongroise a été
difficilement admis. Et pour cause ! La raison donnée de l’aide bienveillante d’un employé du
Ministère des Transports hongrois leur ayant « facilité » l’accès au wagon-lit emprunté était
difficilement crédible attendu que cette nuit-là, un ministre en déplacement officiel passait la
frontière, lui aussi, dans le même train, en wagon-lit. Ce qui créditait l’idée que Tom et
Agnès, malgré leurs dénégations, étaient en réalité... des espions ! Agnès aurait aimé que
j’écrive et donne mon point de vue sur cette affaire. Tom s’y est opposé, pensant que cela
devait être fait par les intéressés eux-mêmes.
Médaille d’argent du CNRS (mai 1961)
Ayant retapé une feuille d’un rapport pour le CNRS que je ne trouvais pas présentable
devant les instances impliquées et la redonnant à signer à Monsieur Monod, celui-ci m’en fait
le reproche : il n’aime pas que je me crée du travail qu’il juge inutile, considérant que cela
allait parfaitement bien ainsi. Devant Sarah, il me dit : Oh ! Madeleine, ce que vous pouvez
être prétentieuse !
J’accuse le coup. Je me suis adossée au mur et l’ai regardé avec une expression
désapprobatrice. Je crois qu’il n’a pas voulu dire cela et pensait plutôt « orgueilleuse », ce que
j’admets plus volontiers. Mais venant de lui qui n’a guère l’habitude d’employer un mot pour
un autre, cela me pique au vif ! A-t-il vraiment cette opinion de moi ? Je ne puis me faire à
cette idée !
Bon ! Toujours est-il que Monsieur Monod a eu la médaille d’argent du CNRS pour
l’année 1961, ce qui est tout à son honneur.
Poursuite de l’activité de théâtre amateur
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Nous répétons depuis le 7 mai 1961 Baby Hamilton, pièce de boulevard de Maurice
Braddell et Anita Hart où je tiens un rôle très drôle d’infirmière. Nous présentons cette pièce
pour la première fois à Orsay le 27 mai avec succès. Le retour de cette prestation fut marqué
par une anecdote amusante. Répartie dans plusieurs voitures se suivant, notre petite troupe se
trouva bloquée à un feu rouge. Le véhicule précédant celui dans lequel j’étais avec les amis
eut la surprise de voir s’aplatir sur son capot... un gros poisson flasque et cru, jeté d’une
fenêtre d’un immeuble où devait se passer quelque scène de ménage.
Pour un enregistrement radio
Monsieur Monod me dicte un laïus sur la Biologie moléculaire qu’il doit préparer pour
l’enregistrement et dont la diffusion est prévue le 17 juin 1961 sur « France-Culture » et sur
les radios de France V devenue depuis RFO. Obligée de retaper le texte, je reste tardivement.
Obsèques de Camille Guérin (mardi 13 juin 1961)
Accompagnée de « l’autre » Madeleine, nous arrivons rue du Docteur Roux où un
grand rassemblement devant l’église Saint Jean-Baptiste de la Salle nous rappelle que l’on
enterre aujourd’hui le professeur Camille Guérin rendu célèbre avec Calmette par le BCG. Un
corps de troupe s’apprête à rendre les honneurs. Le service d’ordre nous a fait traverser la rue.
J’aperçois Monsieur Dufaure (membre de l’administration de l’Institut) et lui demande s’il
s’agissait bien des obsèques de Camille Guérin. Pour toute réponse, M. Dufaure regarde par
deux fois sa montre : Il est 9h20. C’est à cette heure-ci qu’on arrive ?
Je suis furieuse. Nous sommes parties, Madeleine et moi. Je n’ai jamais rencontré M.
Dufaure quand je sors tardivement de l’Institut !
Commissions de classement
Dès le 1er juin 1961, les commissions de classement procèdent à des réunions
préliminaires de travail. Au cours de celle du 8 juin, après un représentant des techniciens,
j’expose les revendications des secrétaires archivistes.
Le week-end suivant je travaille beaucoup pour préparer la commission paritaire.
Monsieur Laignellet, Chef du Personnel, voulait que les archivistes fassent partie de la
maîtrise et soient classés avec elle, alors que nous avions préparé le travail en les séparant.
Heureusement Monsieur Aublant, Secrétaire général de l’Institut a pris ma défense en disant
que j’avais parfaitement raison, ayant travaillé, depuis mon recrutement comme technicienne,
comme secrétaire et comme archiviste. Il a terminé par une phrase élogieuse à mon égard qui
m’a laissé supposer que Monsieur Monod avait dû lui exposer personnellement mon cas.
Une participante aux commissions pense que c’est de l’indiscrétion d’étudier les
rapports des chefs de services au sujet de leur personnel, que ces documents doivent rester
secrets. Comment faire alors ? Jouer les promotions aux dés ?
Retour des États-Unis de Monsieur Monod (14 juin 1961)
Monsieur Monod est rentré des États-Unis où, du 4 au 12 juin avait lieu le XXVIth
Cold Spring Harbor Symposium on Quantitative Biology and Cellular regulatory
Mechanisms, au cours duquel François Jacob et lui-même ont présenté deux importantes
communications On the regulation of gene activity et Teleonomic mechanisms in cellular
metabolism, growth and differentiation. General conclusions
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Après nous avoir embrassées, Germaine, Sarah Rapkine et moi, il fait son tour de
laboratoire. A midi, me demandant des nouvelles, je lui raconte mon histoire de syndicats et
de commissions de classement qui me donnent des insomnies. Il me dit qu’il fallait être
philosophe, que je n’avais vu que le tout début ! Il ajoute gentiment qu’il est fier de moi. C’est
vraiment me faire trop d’honneur.
Alors que je discutais avec Geneviève Gareau, une responsable de la première heure
de notre syndicat, Monsieur Monod m’appelle pour me dicter une lettre. Une fois de plus, je
rate mon train.
Thèse de François Stoeber (21 juin 1961)
Si je n’ai pu assister à la soutenance de la thèse de François, j’étais présente à son
arrosage. J’ai bu deux verres et me suis bien amusée avec Odette. Monsieur Monod a dû
penser que j’étais un peu grise car je lui ai répondu un mot pour un autre et n’arrivais plus à
maîtriser mon fou rire.
Commission des techniciens (27 juin 1961)
Avant la réunion de la commission, Philippe Monod Jr. me porte, de la part de sa
mère, un joli sac en matière plastique, certainement en remerciement d’un petit service rendu.
Je suis sensible à ce geste et téléphone immédiatement à Madame Monod pour la remercier.
Ce même jour, à 15 heures, la commission des techniciens se réunit autour de
Monsieur Virat et des responsables de cette section. Un technicien m’a reproché d’être
beaucoup trop dure et trop ferme avec la direction. Monsieur Aublant au contraire, pense que
cela va l’aider auprès des plus réticents pour l’obtention d’une augmentation substantielle.
Et voici les vacances d’été 1961
Je pars pour le Limousin avec mes parents, par train de nuit le 2 juillet au soir. Il
faisait déjà chaud pour monter à Las Vias et nous eûmes, mes parents et moi, la surprise de
trouver le charmant chemin bucolique goudronné.
Le 10 juillet, je pars de Masseret pour Treignac (un des plus beaux villages de France
situé au pied des Monédières, hauts lieux du Limousin) pour assister au mariage de mon petit
cousin Bernard Moyrand au cours duquel j’ai passé des moments mémorables au sein d’une
compagnie sympathique et enjouée dont l’entrain allait de pair avec bonne chair et boissons
raffinées !
Comme toujours, je terminais mes vacances chez mes amis Lecomte et Stoeber à
Saint-Georges-de-Didonne. Notre voyage à trois, avec Mamie et Janine nous conduisit vers
les Pyrénées, visitant Orthez, Pau, Bagnères-de-Bigorre, Saint-Bertrand-de-Comminges,
Saint-Lary, la vallée d’Aure avant de monter au col d’Aspin (d’où nous découvrons la
Maladetta) pour redescendre à Bagnères-de-Bigorre. Nous regagnons Saint-Georges par
Nérac, Langon et Saint-André-de-Cubzac. Avant la fin de cet agréable séjour, nous fîmes
encore quelques escapades en voiture dans ce beau pays charentais comptant pas mal de
petites églises romanes pleines de charme. Le lundi 7 août, c’est le retour à Beaumont.
Reprise de la vie pasteurienne (août 1961)
Dès le mercredi 9 août 1961, j’appelle Monsieur Monod à Cannes. Il vient de rentrer
de croisière en pleine forme. Il me dit avoir levé l’ancre de Bizerte juste à temps pour ne pas
avoir d’ennuis et ne pas voir son bateau confisqué...
94
Je rappelle Monsieur Monod à Cannes. Il avait complètement oublié que la semaine
prochaine il est prévu de faire le lessivage des bureaux et de son labo, sa présence, de ce fait,
n’étant pas vraiment souhaitée.
Fin août, au cours d’un repas organisé au « Virus-Club » du service du Professeur
Lépine, je prends connaissance des résultats des commissions de classement. Décision en
dernier recours de la direction : Carmen, Simone et moi ne sommes pas promues. Monsieur
Virat, du syndicat des scientifiques, est furieux contre la direction et me conseille d’écrire une
lettre au nom de notre syndicat. J’en parle à mon Patron qui, après l’avoir lue, me dicte les
modifications qu’il trouve nécessaire d’y apporter, d’une façon très astucieuse, demandant à
la direction de nous expliquer notre travail puisqu’elle juge que nous ne l’avons pas bien fait...
J’ai bien travaillé à la bibliothèque ces jours-ci, rangeant pas mal de livres,
régulièrement déplacés par les étourdis.
En ce début septembre 1961 (le 5), j’étais en pleine discussion avec Geneviève Gareau
quand Mel est arrivé. Il m’a serrée dans ses bras et m’a embrassée. Dans l’après-midi, j’ai pu
parler un peu avec lui notamment au sujet du Nobel. Je lui ai dit que Monod, Lwoff et Jacob
étaient encore proposés par un Français cette année. Ils le sont également par lui-même (c’est
la troisième fois) ainsi que par plusieurs Américains. Cela se décidera entre eux et Watson et
Crick. Mel était très triste que Monsieur Monod ne l’ait pas. Il pense que c’est peut-être parce
que les travaux de Lwoff sont plus anciens. Mel m’a trouvée rajeunie et m’a demandé en
plaisantant si cela dépendait des hommes ou des hormones ! Oh ! Heureusement que j’ai bon
caractère !
Mel et Ed Lennox ont déjeuné à notre table des techniciennes (6 septembre) et
naturellement Mel nous a amusées, comme d’ordinaire, aussi bien parce qu’il raconte que par
les termes français pas toujours adaptés qu’il emploie. Parlant par exemple d’une réception
chic à laquelle il avait assisté, il nous dit que les dames portaient des robes très
« déculottées » ! Il nous a appris le mariage de mon grand ami Pron Talwar pour novembre,
en Inde. J’en suis très heureuse pour lui. Il épouse une Hindoue ayant reçu une culture
occidentale puisqu’elle a passé plusieurs années aux États-Unis. Et Mel continue de distiller
ses blagues en riant à gorge déployée. Quelle atmosphère détendue et agréable il répand tout à
l’entour ! Quel dommage qu’il ne reste pas parmi nous !
Exceptionnellement, aujourd’hui 8 septembre, Monsieur Monod déjeune avec nous, à
la table des techniciennes. Il s’assoit en face de moi et engage la conversation sur le syndicat.
Il pense que nous devrions faire grève et nous donne des idées de revendications : 40 heures
par semaine, 12 jours de vacances d’hiver supplémentaires et 40% d’augmentation. Une
technicienne lui dit que s’il n’était pas là, je partirais sûrement. Il ne semble pas la prendre au
sérieux. Elle insiste. Il pose sur moi un regard incrédule et profond.
Après sa sortie de table, j’ai eu avec Gisèle – qui est au bord de la dépression nerveuse
en ce moment – une longue conversation, lui conseillant de pratiquer le yoga et de tout dire à
son Patron. Décidons d’aller ensemble à Stockholm si nos Patrons recevaient le Nobel ! (Nous
ne soupçonnions vraiment pas les complications que nous nous serions créées).
Au conseil syndical tenu dans le service des virus, nous décidons de demander 40
heures par semaine, douze jours de vacances d’hiver supplémentaires ou une prime
d’assiduité, ou encore une prime et une reconstitution de carrière, le tout décidé par un
référendum fixé au 2 octobre prochain assorti d’une grève d’avertissement le 10 octobre.
Le mardi suivant, après avoir déjeuné avec Odette, François et leur petit Marc, je vais
travailler tout l’après-midi chez Monsieur Monod, avenue de la Bourdonnais. Il me dicte en
partie en français, en partie en anglais, d’après ses propres notes manuscrites, le texte premier
jet de sa conférence Harvey59.
59
Restée inédite, mais dont le texte “tapuscrit » est classé dans le fonds Monod, sous la cote
MON.Mss.04.
95
Rappel à l’ordre du secrétariat de la Direction
Avec juste raison, Mlle Tain, secrétaire de Monsieur Tréfouël, me rappelle que je ne
lui ai pas fourni la déclaration des scientifiques stagiaires ou en visite prolongée depuis un
certain temps. Je m’empresse donc de réparer cette négligence alors que, il faut bien le dire, je
n’avais pas tout à fait conscience de l’importance de cette tâche administrative doublement
utile : pour le contrat d’assurance personnelle des intéressés travaillant dans l’Institut ainsi
que pour les statistiques qui furent bien utiles ultérieurement pour les demandes de crédits de
recherches à l’étranger, notamment aux États-Unis. Mea culpa !... J’essayais, par la suite
d’accomplir ces formalités dès l’arrivée des nouveaux « non permanents » dans le service.
Mise au point au secrétariat général
J’informe mon Patron que le Chef du Personnel m’a fait savoir que le Secrétaire
général, Monsieur Aublant, voulait m’entretenir au sujet certainement de nos revendications
syndicales. Monsieur Monod me conseille de ne pas me laisser acheter, d’être très prudente et
circonspecte. Tout ceci n’est pas fait pour me détendre !
Retour des États-Unis après la Harvey Lecture (prononcée le 21 septembre 1961)
Mon Patron est rentré. Il m’a gentiment embrassée après cette longue absence. Je lui
dis que sa conférence (New insights into the control of cellular metabolism devant la New
York Academy of Medicine) avait été un succès. Très étonné, il veut savoir par qui je l’avais
su. Par Mel, répondis-je, ne me souvenant plus que c’était Madame Monod qui m’en avait
parlé hier.
Il dépose sur mon bureau la clé (avec un énorme porte-clé plastique) de la chambre
qu’il occupait à la Fondation Rockefeller et m’avoue qu’il a aussi oublié là-bas sa robe de
chambre et ses pantoufles ! Je vais renvoyer les clés par Air Mail et demander que l’on
expédie le reste directement à son domicile.
Passant derrière moi, il pose la main sur mon épaule et me dit Ma petite Madeleine,
qu’est-ce que je deviendrais sans vous ? C’est gentil, mais je pense que toute secrétaire digne
de ce nom en ferait tout autant.
Voici revenu le mois des consécrations (octobre 1961)
2 octobre 1961 : Ce soir, monsieur Monod veut me donner quelque chose à
dactylographier. Sans aucune arrière-pensée, je regarde ma montre. Il est 18h20. A-t-il pensé
qu’il était arrivé à 16h30 et aurait dû s’occuper plus tôt de ce problème ?
6 octobre 1961 : Cet après-midi, Mel m’a présentée au Dr Salk (qui a mis au point le
vaccin anti-poliomyélitique portant son nom). Il a précisé que j’avais deux particularités : Elle
est la secrétaire de Jacques Monod et je l’aime. Nous avons bien ri avec Mel et Ed Lennox.
Le Patron est arrivé juste après cette présentation et m’a dicté une lettre. Cette fois, j’ai raté
mon train.
13 octobre 1961 : Au labo, je parle du prochain Nobel à Monsieur Jacob qui s’écrie un
peu vite qu’il ne faut pas y compter cette année : Dans six ans, on verra.
Mon Patron est fatigué. Il me dit avoir envie de faire des expériences mais n’y arrive
pas. Gisèle me dit que Monsieur Jacob est pessimiste. Je n’y crois pas, mais j’aimerais
tellement que cela se stabilise.
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16 octobre 1961: Surprise à mon arrivée à l’Institut (28 rue du Docteur Roux) : les
barrières mobiles s’ouvrant à la commande sont mises en place (ainsi qu’au 25 de la rue du
Docteur Roux, juste en face). Monsieur Dufaure m’accueille en regardant sa montre et disant :
Alors, Mademoiselle Brunerie ? Je le salue plutôt froidement. Inutile de lui répondre, cela
n’en vaut pas la peine.
17 octobre 1961 : Retard des trains. Celui que nous prenons habituellement, les amis
et moi, est le premier à circuler. Légèrement en décalage sur mon horaire habituel, j’aurais
aimé que le nouveau surveillant de service surnommé « Pin-pon » eût été à la porte. Mais il
n’y était pas !
18 octobre 1961 : Aggravation de la situation sur le plan SNCF et RATP : grève.
L’ami Marcel Hospital décide de nous emmener en voiture, deux amies et moi, et nous dépose
Place Vendôme. Je continue à pied jusqu’à l’Institut où j’arrive à 11 heures.
Voyant Mel, je lui dis que le jour « J » est probablement demain. Il ne le savait pas et
est très nerveux. J’en informe également François Jacob en lui disant que c’était la « grande »
semaine. Il fait semblant de ne pas comprendre, ajoutant cependant qu’ils n’ont aucune
chance, qu’il faudra en reparler d’ici six ans. De toutes manières, Watson et Crick devraient
passer avant.
Jeudi 19 octobre 1961 : Mel me dit qu’il y a une chance sur trois entre eux, Salk-Sabin
et Watson-Crick. Je reprends espoir et appelle Gisèle. Mon Patron est nerveux aussi. Il a un
visiteur dans son bureau. Il m’a sonnée brusquement en disant : Je n’ai jamais rien pour
écrire ! Je lui porte immédiatement deux de mes pointes Bic.
Le temps passe. A midi, Gisèle et moi nous retrouvons dans mon bureau. En début
d’après-midi, Monsieur Jacob descend et blague ( ?) : Alors ce prix Nobel ça vient oui ? Il
est peut-être au courant, mais redit qu’il n’y a aucune chance. Un peu plus tard, il me
téléphone pour m’annoncer que c’est un médecin hongrois (Georg von Békésy) qui l’a reçu.
Une fois de plus, Mel est déçu autant que Gisèle et moi.
27 octobre 1961 : Dans la soirée, je porte une lettre à signer par mon Patron qui est
avec Monsieur Lwoff et m’octroie d’un
- Merci ma mignonnette ! qui semble stupéfier Monsieur Lwoff. Je dis
- Au revoir Monsieur à mon Patron qui répond
- Au revoir, mon chou Avec un large sourire, Monsieur Lwoff se lève et me dit en
riant :
- Au revoir, mon lapin !... Je ne peux pas faire moins !
J’éclate de rire avec mes deux interlocuteurs faisant ainsi assaut de complaisance un
peu poussée... Venant de mon Patron cela ne m’étonne pas, mais de Monsieur Lwoff, si
sévère, si rigoureux verbalement ! Je l’imagine difficilement s’adressant ainsi aussi bien à sa
secrétaire qu’à sa technicienne !
31 octobre 1961 : A midi, je déjeune seule en face de mon Patron qui avait voulu se
restaurer de bonne heure à cause de son cours. J’en profite pour lui parler des horaires prônés
par la direction et lui faire part de ma désapprobation d’établir des horaires pour le personnel
de service et pas pour les techniciennes et administratives. Il me dit ne pas voir le problème de
la même manière que moi. Mais d’un commun accord nous décidons de continuer à « faire le
mort ». Il m’avoue qu’il est triste car il pense que nous devrons peut-être bientôt quitter
l’Institut pour la Faculté Saint-Bernard, tout en restant « détachés » de l’Institut... Cette
perspective me chagrine également beaucoup.
Dans l’après-midi, le Patron me dicte un peu de courrier. Il a l’air las. Il m’a dit
manquer de courage. Je l’ai regardé ; il me fait de la peine. Il faut absolument que j’essaie de
savoir pourquoi pour l’aider à retrouver son énergie, sa vitalité. Il a failli me dicter quelque
chose, mais finalement y renonce. Insistant pour rester, il s’y est opposé, prétextant que ce
serait trop long.
97
2 novembre 1961 : Dépression passagère
Cette fois, le Patron a l’air déprimé. Étant dans son bureau, je le lui dis en le
regardant :
- Monsieur, je n’aime pas vous voir triste. Il lève les yeux vers moi et me réponds :
- Mais je ne suis pas triste, Madeleine. Je suis fatigué. Je crois que je vais devoir
m’arrêter deux ou trois jours.
Je le regarde à nouveau et ajoute, timidement :
- Me permettez-vous, Monsieur, de vous dire que vous devriez aller chez le coiffeur ?
La réponse tombe d’emblée :
- Vous avez raison, Madeleine, cela me rajeunira et, ajoutais-je : Cela vous donnera
meilleur moral !
3 novembre 1961
Arrivant ce matin, Monsieur Monod avait les cheveux coupés et m’a dit : Voyez, je
vous ai écoutée, Madeleine. Heureusement que vous êtes là ! J’ai souri. Dans l’après-midi, il
s’est montré très paternel avec moi. Debout derrière mon siège, il me dictait le courrier, la
main sur mon épaule.
9 novembre 1961
Le Patron ne travaille pas avec moi comme il devait le faire. Qu’à cela ne tienne, j’ai
largement de quoi m’occuper au secrétariat avec le classement ou des mises à jour diverses.
13 novembre 1961 : avec le CEP
Aujourd’hui, je dois préparer, pour le Centre d’éducation populaire des invitations
pour la représentation, le mercredi 15, de Baby Hamilton à Maisons-Laffitte dans une école
spécialisée. Monsieur Jolly m’avait demandé de convier Monsieur et Madame Monod à ce
spectacle précédé d’un dîner. Mon Patron accepte tout de suite de s’y rendre, peut-être avec
son épouse.
Mardi 14 novembre 1961 : théâtre amateur
Ce matin je commence ma journée en appelant Madame Monod pour m’assurer auprès
d’elle que Monsieur Monod n’a pas oublié son rendez-vous avec le doyen de la Faculté des
Sciences. Profitant de cette occasion, je lui demande si elle vient demain avec lui à MaisonsLaffitte voir Baby Hamilton. Elle n’est pas au courant et me dit qu’ils doivent de toute façon
assister à une conférence. J’en parle au Patron dès son arrivée. Il téléphone à son épouse et
revient me dire, à table : Des conférences comme celle-là, il y en aura d’autres. J’irai avec
vous à Maisons-Laffitte demain soir.
Je suis très heureuse qu’il vienne voir notre troupe tout en craignant que le spectacle
ne soit pas assez bon.
Mercredi 15 novembre 1961 : représentation à Maisons-Laffitte
Je pars en voiture avec le Patron vers 18h20. Heureusement, il n’y a pas beaucoup de
circulation et nous arrivons à Maisons-Laffitte vers 19 heures. Pour le dîner, je suis placée à
98
côté de Monsieur Monod qui a, à sa droite, le directeur de l’école et, en face, Monsieur Jolly.
Tom et Agnès sont également venus. Nous ne sommes pas très bons, mais les spectateurs
n’ont pas l’air de trop s’en apercevoir. A mon entrée en scène, gros rires et applaudissements,
vu mon accoutrement... Mon rôle, court, était riche en malentendus plus drôles les uns que les
autres et mes réparties assez cinglantes. A la sortie, le Patron ainsi qu’Agnès et Tom viennent
me féliciter avant de regagner Paris. Je rentre à Beaumont avec l’équipe. Une bonne soirée,
somme toute.
Jeudi 16 novembre 1961 : Échos sur la troupe du CEP
Dès son arrivée, Monsieur Monod me fait beaucoup de compliments sur notre troupe
de comédiens. Il trouve en particulier que Maurice Combaz et Rémi Rodier sont d’excellents
éléments. Il ne s’attendait pas à une telle prestation de la part d’amateurs. En petit groupe,
nous avons bu le champagne à ma santé, dans son bureau, après le déjeuner. Il m’appelle « la
redoutable Mademoiselle Laplace » de Baby Hamilton et assure que désormais il aura peur de
moi !
Naturellement Monsieur Jolly et la troupe ont apprécié ces commentaires de la part
d’un aussi prestigieux spectateur.
Lundi 20 novembre 1961 : Demande de secrétaire pour le service
Mel et Ed Lennox aimeraient bien trouver une secrétaire. Ce sera difficile. Monsieur
Monod leur propose que je vienne travailler pour eux le samedi. Quant à moi, je veux bien
essayer.
Jeudi 23 novembre 1961 : Rapport pour le Jane Coffin Childs Memorial Fund
Aujourd’hui, nous attaquons le rapport pour le Jane Coffin Childs Memorial Fund for
Medical Research. En effet, chaque fondation étrangère attribuant des fonds de recherche doit
recevoir de la part des récipiendaires un rapport circonstancié sur l’usage des crédits octroyés
et éventuellement des tirages à part des publications auxquelles ils ont donné lieu. L’article en
question doit notifier l’aide apportée par la fondation. Ce qui est tout à fait normal.
Il faut noter également que les crédits attribués pour du matériel étaient, dans toute la
mesure du possible, achetés aux États-Unis, après avoir fourni la preuve qu’il n’existait pas
sur le marché français.
Vendredi 24 novembre 1961 : Offre d’aide déclinée
Dans la journée, je demande à Mel et Ed s’ils veulent que je vienne les aider pour leur
secrétariat demain. Tous deux déclinent mon offre. Cependant, étant donné que j’ai beaucoup
de travail pour mon Patron, je décide de venir tout de même.
Samedi 25 novembre 1961 : Sainte Catherine active
Aujourd’hui, si certaines fêtaient joyeusement la Sainte Catherine, pour ma part, j’ai
beaucoup et bien travaillé ! C’est réconfortant de se faire plaisir pour la cause que l’on a
choisie.
Samedi 2 décembre 1961 : Et si nous montions une revue sur le labo ?
99
A midi, nous déjeunons avec Mel et Simone. En plaisantant, nous décidons de faire
une revue pour Noël. Mel voit très bien Monsieur Lwoff en Sultan et notre Patron en ...
eunuque. Les beaux garçons du labo figureront le harem. Laissant nos élucubrations délirantes
de côté, nous faisons la vaisselle en chœur.
Le Patron arrive dans la soirée et me voyant, veut me chasser. Il me prend par la main
et me prie de rentrer à Beaumont pour la répétition de Baby Hamilton qui se poursuit. Je lui
dis que s’il me met à la porte, je ne reviendrai plus. Alors, je démissionne ! Et il me fait la bise
devant Agnès et Adam Kepes. Il ne me reste qu’à obtempérer.
Humour et bonne ambiance
Un jour, Mirko Beljanski est passé voir le Patron en ma présence, au sujet du
changement de catégorie de son épouse. Je constate que dans son dossier personnel il y avait
déjà un avis d’inscription sur la liste d’aptitude à la catégorie 2B du CNRS. Je n’en avais pas
informé Mirko qui ne m’en veut pas et ajoute
- Madeleine est tellement gentille ! Je l’aime beaucoup.
- Pas autant que moi, mon vieux ! rétorque Monsieur Monod. Quel assaut
d’amabilités !
Peu de temps après, déjeunant avec Agnès à la Brasserie, elle me dit que le Patron
m’adore, ajoutant qu’il ne sait pas ce qu’il deviendrait sans moi ! Mon ego ne réagit pas et
c’est bien ainsi.
1962 : Nouvelle année
Le vendredi 5 janvier, Monsieur Monod rentre de vacances. Il m’embrasse en me
présentant ses vœux. Il me montre la lettre confirmant ma nomination au choix en première
classe, avancement dont j’avais déjà eu connaissance par une missive personnelle. Cela fait
toujours plaisir.
Vendredi 12 janvier 1962 : Maux de dents
Le Patron souffre beaucoup car il est allé chez son dentiste ce matin. Nous ne pouvons
pas travailler autant qu’il l’aurait souhaité. En fin de journée, en partant je vais louer des
places pour lui et des amis à l’Alhambra.
Samedi 13 janvier 1962
Ce soir, je suis invitée chez mes petits cousins avant la représentation TNP et
n’aimerais pas partir trop tard. Je demande à Monsieur Monod s’il pense travailler avec moi
ou si je peux m’occuper des affaires pendantes du syndicat. Il me dit que nous travaillerons à
seize heures. Le temps passe et, au moment de partir il s’apprête à me dicter. Je lui rappelle
gentiment qu’exceptionnellement ce soir, je sors. Tout confus, il s’excuse très courtoisement.
Mercredi 24 janvier 1962 : réflexion optimiste
Monsieur Monod m’a dicté beaucoup de courrier aujourd’hui. Parlant bateau, sa
passion, il ajoute qu’on ne vit qu’une fois et qu’il ne faut jamais l’oublier !
Lundi 29 janvier 1962 : visite de Jonas Salk
100
De passage à Paris, Jonas Salk m’offre des chocolats achetés à l’aéroport d’Orly.
N’est-ce pas gentil ?
Mon Patron m’a fait une « fausse » scène parce que je prenais du courrier pour Mel
qui s’est justifié en lui disant : Mais tu sais, j’aime Madeleine ! Heureusement j’ai les pieds
sur terre. Il ne manquerait plus que tout cela me monte à la tête ! Mais tout compte fait, je
préfère ce genre de plaisanterie à une ambiance austère, stricte, dépourvue d’indulgence et
d’humour.
Jeudi 1er février 1962 : Mel et ses états d’âme
Je trouve que Mel est moins gai que lors de son précédent séjour. J’aimerais qu’il
redevienne notre rayon de soleil habituel. Son travail doit lui donner des soucis. Je l’ai senti
touché de voir que je m’intéressais à ses états d’âme, lui si expansif et joyeux d’habitude. Il
s’est levé et m’a fait deux bonnes bises en me remerciant.
Mel est adoré par tout le personnel du service.
Vendredi 9 février 1962 : Rivalités fictives
Le petit jeu humoristique des « préférences » continue. Aujourd’hui, Mel me reproche
de faire passer le travail de mon Patron avant le sien et pour justifier cette priorité : Je croyais
que nous étions des amoureux ! Je lui ai gentiment rétorqué que mon Patron, Monsieur
Monod, avait tout naturellement la priorité. Sur les entrefaites, ce dernier est arrivé et Mel de
lui raconter cette blague en anglais et en riant.
Mardi 13 février 1962 : Problèmes de visa US
Cet après-midi, je me rends à l’Ambassade des États-Unis (service des visas) pour une
opération (dont je n’ai pas noté la nature exacte). Ce qu’il faut savoir, c’est que Monsieur
Monod a appartenu au réseau de résistance « F.T.P. » (Francs Tireurs Partisans ) d’obédience
communiste ainsi qu’au parti communiste pendant l’occupation. Il a quitté ce parti dès la fin
1945, c’est-à-dire près de quatre ans avant que n’éclate en URSS l’affaire Lyssenko60.
De ce fait, Monsieur Monod a toujours été considéré par l’administration américaine
comme persona non grata sur le territoire des États-Unis et ne pouvait obtenir de visa
permanent. A chaque déplacement outre-atlantique, il devait remplir des formulaires (DSP-66
certificate of eligibility for exchange visitor status) valables pour une entrée, signer des
déclarations (du genre qu’il ne se rendait pas aux USA pour assassiner le président, etc.).
Finalement, lassé par toutes ces tracasseries administratives, Monsieur Monod envoya à Mr.
Larkin, Consul des États-Unis, une lettre ouverte publiée dans Science (août 1952, vol. 116, N
° 3007, p. 178-179) appuyée par des personnalités et des collègues scientifiques de haut
niveau. L’affaire très pénible en soi, se termina par un accord. Monsieur Monod n’était plus
obligé de se déplacer pour porter à l’Ambassade son passeport et les documents nécessaires
pour la signature du visa. Il pouvait donner délégation de pouvoir à une personne de son
choix, en l’occurrence sa secrétaire. Il fallait voir l’étonnement de l’employée qui, lorsqu’elle
appelait : Monsieur le Professeur Jacques Monod voyait venir vers son bureau une petite
bonne femme quelque peu intimidée, mais au regard appuyé.
Je dois conclure que mes nombreuses visites au service des visas se sont toujours bien
passées. Quelques années avant sa disparition, Monsieur Monod finit même par obtenir un
60
Pour les détails de l’affaire Lyssenko, voir, dans le Fonds Monod de l’Institut Pasteur, l’important
dossier coté MON.Pol.01.
101
visa permanent, assorti une fois d’une autorisation de sortie supplémentaire pour le Mexique
(si mes souvenirs sont exacts).
Jeudi 15 février 1962 : Anecdote sur une conférence directoriale
D’excellente humeur, Monsieur Monod m’a appelée pour différents travaux de
secrétariat.
Il a même raconté, devant Monsieur Wollman, qu’il avait une fois rédigé une
conférence pour Monsieur Tréfouël (Directeur) dans le style de ce dernier. Faisant sa
conférence, avec une parfaite honnêteté, Monsieur Tréfouël a dit : Comme le dit Monsieur
Monod... Il paraît que les personnalités dans le secret ont bien ri...
Jeudi 8 mars 1962 : Thèse de Françoise Gros et contre temps
Je travaille pour Françoise Gros : je dactylographie sa thèse. Après m’avoir fait la tête
parce qu’elle croyait que je ne voulais pas la lui taper, j’ai fait les premiers pas aujourd’hui
pour éviter qu’elle ne s’en prenne à mon Patron. Je lui remets le premier chapitre tapé afin de
discuter avec elle les corrections. Elle est tout miel... Je ne suis pas satisfaite d’en passer par
là, mais je pense que je dois faire cet effort (en plus du travail courant) pour mon Patron, étant
toujours entendu que ce dernier, sauf avis contraire, avait la priorité pour son travail.
Je reçois une lettre de monsieur Monod, en déplacement aux États-Unis, qui me
panique. Il ne fallait pas changer le rendez-vous des Erdös avec la Préfecture de Police.
Monsieur Jacob pense que c’est une faute... Mel me conseille très humainement pour réparer
mon erreur.
Vendredi 9 mars 1962
Toute la journée mon anxiété ne fait que croître avec cette affaire de rendez-vous.
Plusieurs personnes croyaient que les passeports des Erdös expiraient le 10 mars. Je téléphone
à Agnès à qui je fais également peur. Elle est bientôt rassurée quand elle apprend qu’il s’agit
uniquement de ses papiers. Ouf !
Mardi 13 mars 1962
Aujourd’hui : c’est mon anniversaire. Je trouve sur mon bureau une superbe azalée
blanche, une écharpe offerte par Agnès qui est rentrée. Jean-Marie Dubert et Mel me font
l’accolade.
Mercredi 14 mars 1962 : Fin de la thèse de Françoise Gros
Je termine les chapitres et tableaux que Françoise Gros m’a donnés pour sa thèse.
J’écris à Madeleine Jolit partie dans le Jura au chevet de son père mourant, une lettre
de sympathie et je pense beaucoup à elle.
Le Patron rentre et me demande comment va le labo. Comme tout va bien, il me dit
qu’il va repartir. Je l’informe évidemment de l’absence de « l’autre » Madeleine. Je ne peux le
voir qu’au moment du départ, le soir.
Mercredi 21 mars 1962 : Représentation théâtrale à Beaumont
102
Ce soir notre troupe théâtrale doit présenter Baby Hamilton au Beaumont-Palace. Le
Patron me dicte du courrier. En partant, il me dit à l’oreille en m’embrassant sur la joue :
Merde, ma fille !
J’ai un vrai trac, mais ne veux pas le montrer. Cela marche très mal. Pas de rythme. La
sonnette ne fonctionne plus. Les entrées en scène sont en partie loupées. J’ai eu le « trou » et
pendant quelques secondes - qui semblent être des heures pendant lesquelles le sang bat
violemment aux tempes - j’ai eu l’impression (heureusement seulement l’impression) de dire
n’importe quoi. À la fin du spectacle, en avant-scène, je me sens mal, très mal à l’aise.
Vendredi 23 mars 1962 : Rapports à dicter... plus tard
Ce soir, à 17h45, Monsieur Monod veut me dicter des rapports. Heureusement, je me
souviens qu’il a un rendez-vous à 18 heures. Comme il veut que la lettre destinée à Horecker
parte tout de suite, il me la dicte. Je la lui donne à signer. Il ne sera pas en retard, je l’espère.
Mardi 3 avril 1962 : Vous avez dit absurde?
Parlant du Nobel avec l’autre Madeleine et ayant fait allusion à la valeur incontestable
de notre équipe, elle se moque de moi et me dit, ricanant à moitié : C’est beau la foi en
l’absurde. (Je retiendrai ces paroles à l’occasion...)
Vendredi 6 avril 1962 : Coupable omission
Aujourd’hui, mauvais jour : le Patron me reproche sévèrement d’avoir oublié de noter
le séminaire de Biologie moléculaire. Me tendant son petit carnet, il me fait observer que ce
n’est pas inscrit là non plus. Je lui fais remarquer que cela n’a aucune raison d’y être si ce
n’était pas sur l’autre.
Très contrariée par cet oubli bien involontaire et fatiguée, j’ai pleuré.
Mercredi 11 avril 1962 : Séjour en Engadine
Je fais mes adieux au labo et dis au Patron que je ne sais pas quand je reviendrai. Je
pars en Suisse, à Pontresina, avec mes amis Hospital et une de leurs relations. Très bon séjour
au cours duquel j’ai eu le plaisir de photographier un bouquetin d’assez près. Le reste du
troupeau s’était échappé, mais celui-là devait être le grand chef et aimer le vedettariat.
Vendredi 27 avril 1962
Monsieur Monod rentre avant le déjeuner. À vrai dire, je n’avais pas très envie de
travailler après ce séjour à la montagne. Mais il avait des lettres à me dicter et il fallait que je
reprenne la thèse de Françoise dont la date de dépôt approchait.
Lundi 30 avril 1962 : Retour d’Angleterre de Mel
Je suis très dérangée dans mon travail. Heureusement cela va mieux en fin de journée.
Mel est de retour. Il est venu me voir et m’a embrassée. Il rentre d’Angleterre et a fait ensuite
un séjour dans le midi, ce qui explique sa pleine forme.
Mardi 1er mai 1962 : Travail sur la thèse de Françoise Gros
103
Je suis venue travailler aujourd’hui pour avancer la thèse de Françoise. J’ai déjeuné en
compagnie de Monsieur Monod, Agnès et Tom, Mel et Suzanne. Nous avons beaucoup ri et
parlé de choses et d’autres, notamment de l’influence de la musique sur la lactation des
vaches...
Samedi 5 mai 1962
Je travaille encore beaucoup sur la thèse de Françoise. J’ai terminé la dactylographie.
Il reste les remerciements. Cela va moins vite que je ne le pensais.
Dimanche 6 mai 1962
Je vais à l’institut, comme pendant la semaine. Tout d’abord seules Geneviève et moi,
nous sommes bientôt rejointes par François Gros.
Nous allons déjeuner au restaurant en face de l’Institut avec François et Françoise.
François est très agréable en société. Geneviève n’en revient pas : à cinq heures, nous prenons
le champagne. Geneviève et moi partons en taxi à 18h20, chacune de notre côté.
Lundi 7 mai 1962 : La thèse de Françoise Gros s’achève...
Nous travaillons aujourd’hui au tirage ronéotypé et au triage des pages de la thèse de
Françoise. A 18 heures tout est enfin terminé.
Ce soir, bien que très fatiguée, je reste un peu discuter avec Françoise. Quelle étrange
femme ! Maintenant, elle est au mieux avec moi. Elle m’a félicitée et m’a remerciée. Elle a
écrit une très belle page de dédicaces où j’ai ma part des remerciements et des compliments.
J’en suis flattée, mais cela m’ennuie qu’elle n’ait rien mis pour Geneviève qui est si gentille,
si dévouée, mais si malheureuse et déprimée en ce moment.
Mardi 8 mai 1962 : Compliment apprécié
Le Patron me félicite pour la thèse de Françoise. Le soir, il me félicite à nouveau
devant l’autre Madeleine et Sarah Rapkine, pour la rédaction d’une de ses lettres : Je ne sais
plus si c’est moi ou vous qui l’avez rédigée, tant vous avez acquis mon style.
Ce compliment me stupéfie. Là, je crois qu’il exagère vraiment. Si seulement c’était
vrai !
Jeudi 10 mai 1962 : Rapports pour le CNRS
Enfin libérée de la thèse de Françoise, il faut attaquer les rapports pour le CNRS. Je
discute un peu avec Geneviève qui me fait peine à voir et elle ne veut pas donner la raison de
ses ennuis. Je reste l’aider dans son travail pour François qui a également été perturbé et je
quitte tardivement l’Institut.
Mercredi 6 juin 1962. Quand Monsieur Monod évoque pour la première fois ce qu’il
appelle : Le second secret de la vie
104
Je travaille cet après-midi avec Monsieur Monod sur la conclusion d’un article dont le
début a été rédigé par Monsieur Jacob61. Interrompant subitement sa dictée, le voici qui
évoque devant moi (totalement ahurie parcet intermède impromptu) les derniers concepts
scientifiques cogités depuis quelques jours…
Il me parle du second secret de la vie (lié directement aux transitions allostériques,
dénomination dont il est l’auteur incontesté, expliquant la régulation hormonale, la
différenciation et peut-être la mémoire), le premier secret de la vie étant associé à la
découverte de la double hélice de l’ADN, découverte couronnée en 1962 par le Prix Nobel de
physiologie ou médecine, décerné conjointement à James Watson (USA), Francis Crick et
Maurice Wilkins (Grande-Bretagne).
Dans son enthousiasme, le Patron me donne des explications. Mais décidément tout
cela est beaucoup trop savant pour mes petits neurones, ce que je regrette amèrement.
Il faut avouer que cette discussion avec Monsieur Monod était passionnante, même
pour moi, la « candide » de service. Tandis qu’il continuait à me dicter ce texte énigmatique et
hermétique (pour moi), je me sentais soulevée d’enthousiasme, d’admiration. Pour moi,
Monsieur Monod est assurément l’un des plus grands biologistes de la fin du 20ème siècle62.
Ce soir-là, je suis rentrée à 20h15, sans avoir vu le temps passer.
Lundi 18 juin 1962
Pour m’avancer, je relis dans le train le rapport du Commissariat à l’énergie atomique
(C.E.A.). Dès mon arrivée à l’Institut je dépose les lettres syndicales de revendications à la
Direction, assez sceptique quant aux résultats. Nous verrons bien !
Mardi 19 juin 1962 : conseil du Syndicat du personnel scientifique
Le Patron assiste à la réunion du conseil de son syndicat où nos questions ont été
mises à l’ordre du jour. Le sujet sera présenté à la Direction à laquelle il sera demandé un
rendez-vous afin d’en discuter dès la semaine prochaine.
Mercredi 20 juin 1962 : Décès de Gabriel Bertrand
61
Il s’agit de l’article de F. Jacob et J. Monod : « Genetic repression, allosteric inhibition, and cellular
differentiation » in Cytodifferential and macromolecular synthesis, Acad. Press Inc, New York, N.Y.,
1963, 30-64.
62
« Le concept d’allostérie représente sans doute la contribution la plus originale, la plus
intellectuellement élégante de Jacques Monod à la Biologie moléculaire » : extrait de l’allocution
prononcée par M. André Lwoff lors de la cérémonie officielle en hommage à Jacques Monod du 10
juin 1976, à l’Institut Pasteur.
Ce dernier paragraphe a été relu et peaufiné en avril 2008 en m’appuyant sur mes
notes sténographiées le 6 juin 1962, et dont je ne comprends intuitivement la portée
qu’aujourd’hui grâce aux éclaircissements d’Henri Buc que je tiens à remercier ici du fond du
cœur. Depuis ce jour d’avril 2008, je mesure avec beaucoup d’émotion, d’enthousiasme mêlé
de fierté pour l’œuvre scientifique de Monsieur Monod dont les dernières recherches
personnelles illustrent si bien la pensée de Georges Clémenceau citée en exergue. Henri Buc,
physico-chimiste du service de Biochimie Cellulaire m’a appris en avril 2008 que l’hypothèse
de Monsieur Monod perdurait encore de nos jours et inspire encore au niveau mondial
plusieurs équipes de recherche fondamentale continuant à creuser le sillon tracé par mon
Patron, espérant un jour étayer cette remarquable découverte, conformément aux espoirs de
son initiateur, avant sa disparition.
105
Décès, à l’hôpital Pasteur, du Professeur Gabriel Bertrand, à l’age de 95 ans.
Jeudi 21 juin 1962 : Orage le matin, noces l’après-midi
Cet après-midi, Geneviève Gareau et moi sommes reçues par M. Blot, le nouveau
Chef du Personnel qui a été particulièrement odieux avec moi, la Direction étant, paraît-il,
furieuse de notre dernière lettre, considérant que la réponse orale fournie lors de la réunion
des délégués du personnel nous était destinée.
Plus tard dans l’après-midi, nous avons assisté au mariage de Jean-Pierre Changeux à
l’église Saint-Germain-des-Prés et participé à la réception tenue au Cercle de la Résidence, à
Vincennes, avec Monsieur Monod et Simone Lacaille. Excellent buffet. Rentrons avec
Monsieur et Madame Lwoff.
Lundi 25 juin 1962 : Obsèques du Professeur Gabriel Bertrand
Je me rends au Jardin d’hiver de l’hôpital Pasteur puis à l’église Saint Jean-Baptiste de
la Salle de la rue du Docteur Roux. Cela me fend le cœur de voir Didier Bertrand, seul avec le
maître de cérémonie, devant la troupe rendant les honneurs à son père. Il salue les militaires et
remercie l’officier. Monsieur Monod nous conduit (Lazare Sylberstein, Mirko Beljanski,
Simone Lacaille et moi) au Cimetière du Père Lachaise où a lieu l’inhumation.
Mardi 26 juin 1962 : Mauvaise humeur et velléités de bonne action
Je rembarre Gavard (scientifique d’un autre service, vrai « casse-pied » avec la gent
féminine) qui aurait voulu savoir ce que le Patron allait faire de Didier maintenant orphelin.
J’ai vu Didier cet après-midi, je lui écrirai une partie de ses cartes de remerciements
pour son père. Il en a été touché. Monique Beljanski à qui je disais qu’il me faisait pitié m’a
vivement et sérieusement conseillé…de l’épouser !
Mercredi 27 juin 1962 : Découragement
Je suis découragée. J’ai l’impression de n’être pas aussi efficace que je le devrais avec
mon Patron. Lui aussi est de mauvaise humeur : il est furieux que son ami Bussard ait pu
emmener à Royaumont deux de ses collaborateurs (Chassagne et Daty, deux membres
efficaces de l’atelier du service) sans lui en parler.
Lundi 2 juillet 1962 : Meeting scientifique informel
Toute la journée, le Patron discute avec Francis Crick, Sydney Brenner (de passage à
Paris) et François Jacob sur la différenciation.
Mercredi 4 juillet 1962 : Décès du Chef du Personnel, Monsieur Blot
J’arrive à l’Institut Pasteur pour apprendre la mort, par crise cardiaque de notre
nouveau Chef du Personnel, M. Blot. L’ayant rencontré il n’y a pas longtemps et l’entretien
ayant été assez orageux, je suis bouleversée.
Dans la journée, je trouve Monsieur Monod en conversation avec Didier Bertrand. Il
arrive ce que je craignais. Didier assure qu’il hérite des locaux de son père que la direction lui
106
avait promis de son vivant. Le Patron s’y oppose et le lui fait savoir. Après ce pénible
entretien, Monsieur Monod me dit qu’il mettra sa démission en balance. Il est très ennuyé et
moi aussi. Cela me fait de la peine pour Didier, mais pas moyen de faire autrement...
Vendredi 6 juillet 1962 : Départ en vacances pas très apprécié
Le Patron n’a pas l’air enchanté de me voir partir en vacances. Il a grincé des dents en
me disant au revoir. Mais il m’a tout de même fait la bise.
Mercredi 11 juillet 1962 : Nouvelles du Limousin
Je décide d’écrire à Monsieur Monod qui avait l’air contrarié par mon départ.
Cher Monsieur,
Me voici au calme dans un Limousin inaccoutumé : les belles prairies clôturées de
haies vives sont jaunies par la sécheresse. Et on risque plus sûrement de trouver des vipères
que des champignons... J’espère que Madame Monod va aussi bien que possible. Puis-je vous
demander de lui transmettre, avec tous mes voeux, mon affectueux souvenir ?
J’espère, cher Monsieur, que vous ne recevez pas trop de courrier et encore moins de
visiteurs (congressistes ou autres étrangers). J’aimerais beaucoup apprendre que vous avez
tout votre temps à consacrer aux expériences sur le répresseur.
Je dois vous avouer que je suis anxieuse du résultat de votre entrevue avec Monsieur
Tréfouël tout en espérant que cela s’est passé au mieux. J’ose espérer que Didier comprendra
que l’intérêt de votre groupe dictait votre attitude en ces circonstances. Je souhaite, en tout
cas, que tout ceci ne vous affecte pas outre mesure. Je suis malheureuse de vous savoir
préoccupé et soucieux. Puis-je espérer, cher Monsieur, recevoir quelques lignes rassurantes
ainsi que des nouvelles de Madame Monod.
Je vous exprime ma profonde admiration et mon sincère attachement.
Madeleine.
Après mon séjour en Corrèze avec mes parents, je mets le cap sur la Côte d’Argent,
chez mes amis Lecomte où je rencontre Tom et Agnès en vacances dans la région.
Mardi 21 août 1962 : Retour à l’Institut Pasteur
Le laboratoire étant très calme, j’en profite pour ranger au maximum les bureaux. Cela
semble bon, de temps en temps, de pouvoir faire son travail sans être dérangée par le
téléphone ou les visiteurs. Avantage du mois d’août à Paris.
Lundi 22 août 1962 : Tractations houleuses et projets de travaux
Monsieur Monod est là ce matin. Il doit repartir mercredi. Il évoque à peine ses
vacances. Je ne lui pose pas de questions sur les futurs travaux. Quand il me parle des
architectes, je réponds simplement que je ne sais rien. Je n’en sais d’ailleurs pas plus quand il
repart pour Cannes, six jours après.
Je soupçonne que les tractations entre Didier et la direction ne doivent pas simplifier
les choses.
Vendredi 31 août 1962 : Crédits refusés
107
Appel téléphonique de l’architecte : les crédits sont refusés ! Monsieur Tréfouël veut
plus de détails paraît-il. J’écris à Monsieur Monod pour l’informer de cette situation.
Lundi 4 septembre 1962 : Problèmes des travaux
Monsieur Monod m’appelle de Cannes pour avoir des éclaircissements que je suis bien
incapable de lui donner, n’ayant reçu aucune information précise à ce sujet. Il décide donc de
téléphoner à Monsieur Tréfouël cet après-midi. Je lui passe Madame Rapkine.
Mardi 5 septembre 1962 : Salle des collections
Après dégagement et nettoyage de certaines armoires de la salle des collections,
j’entreprends le rangement des livres et la réorganisation des tirages à part.
Ce qui permet à Chassagne et Daty de commencer, le lendemain, à déblayer au
maximum l’armoire centrale.
Vendredi 7 septembre 1962 : Transformation de la salle des collections en bibliothèque
Le démontage de l’armoire centrale se poursuit tandis que je classe tirages à part et
thèses pendant toute la journée.
Cet après-midi, je n’étais pas au mieux de ma forme. J’avais déjeuné avec Agnès dans
un petit restaurant du quartier. Elle a trouvé un appartement et me propose gentiment de me
loger dans une des chambres. Je la remercie chaleureusement, mais décline ce que j’ai
toujours refusé pour des raisons familiales et associatives auxquelles je tiens par-dessus tout.
Salle des collections : cette fois l’armoire centrale est complètement dégagée. Elle est
ensuite nettoyée par mes soins avec l’aide de deux dames de la cuisine. La future bibliothèque
commence à prendre tournure. Un peu fatiguée, je suis cependant ravie du résultat avant le
retour du Patron.
Samedi 8 septembre 1962
J’ai apporté à la maison la thèse d’ingénieur docteur de l’ami André de Wolf pour la
relire sur le plan de la syntaxe. Je poursuis cette lecture l’après-midi du dimanche. Après quoi
je fais un brouillon de lettre à la direction pour les nominations de juin dans lesquelles s’est
introduit un changement de catégorie non discuté en séance. J’ai bien travaillé et, ma foi, je ne
suis pas mécontente de moi !
Lundi 10 septembre 1962 : retour au labo du Patron
Monsieur Monod est rentré. J’étais en train de rendre la thèse d’André de Wolf en lui
faisant quelques commentaires grammaticaux. Je n’ai guère eu le loisir de parler au Patron. Il
a vu la bibliothèque et Sarah Rapkine lui a dit quel mal cela nous avait donné. Il m’a vivement
félicitée ainsi que Chassagne et Daty et tous ceux qui avaient collaboré à cette restauration.
Dans le train de retour, sans mes fidèles amis encore en vacances, je pense beaucoup
au laboratoire et j’essaie mentalement de trouver des solutions pour aplanir certains
problèmes matériels. Il n’est pas évident de faire du rationnel avec du vieux.
Mercredi 12 septembre 1962 : Problèmes de « cuisine »
108
Ce matin je parle au Patron des risques de difficultés qui ne manqueraient de se créer à
la cuisine s’il reconnaissait officiellement - comme il le pensait et pour soulager les
responsabilités de « l’autre » Madeleine - l’autorité de Marie-Louise sur ses camarades de
travail. Il me remercie et est d’accord. Nous en rediscutons avec lui et Madeleine Jolit qui
veillera seule à la bonne marche de cette unité vitale dans le service.
Mardi 18 septembre 1962 : Visite d’une collègue de Pierre Rebeyrotte
Visite aujourd’hui d’une collègue de Pierre Rebeyrotte qui doit nous donner un
séminaire. Elle me transmet les amitiés des anciens. Je la prie d’être mon interprète auprès
d’eux pour les assurer de mon affectueux souvenir : S’il est dans ses bons jours, me précise-telle à propos de Pierre : Il est toujours complexé et de fort méchante humeur, sinon
inabordable en ce moment, ajoute-t-elle. Pierre ne pourra-t-il jamais faire taire ce faux
sentiment de jugement dépréciatif à son égard de la part des autres ? Je suis attristée parcette
situation.
Mercredi 19 septembre 1962 : Les « choses » qu’il ne vaut mieux pas aborder
Le Professeur Cournand téléphone à Monsieur Monod et lui dit « qu’ils » sont en très
bonne position pour le prix Nobel. Le Patron est furieux et veut qu’on lui fiche la paix à ce
sujet. Je lui demande maladroitement ce qu’il en est. Il insiste pour que ceci reste entre nous.
N’aurait-il plus confiance en moi ?
Le 24 octobre 1962 : Prochain départ du Patron pour les États-Unis et situation
politique précaire en France
RATP en grève. J’ai mis 1h17 pour venir à pied de la Gare du Nord. Préparatifs de
départ du Patron pour les États-Unis où il doit donner, le 26 une conférence à la Yale
University de New Haven sur le thème Gene expression and cellular cybernetics à l’occasion
du 25ème anniversaire de la fondation Jane Coffin Childs Memorial Fund. Le 27, il donnera
une autre conférence à la Columbia University de New York.
- Vous partez, Monsieur, en ce moment où cela va si mal ?
Après la motion de censure contre le gouvernement Pompidou, la dissolution de
l’assemblée du 5 octobre et les élections législatives prévues pour le 25 novembre, de Gaulle
organise un référendum le 28 octobre sur l’élection du président de la République au suffrage
universel et mon Patron sera absent.
- J’aurais voté «non» sans grande conviction me confie-t-il.
Samedi 10 novembre 1962 : Représentation de Montserrat à Beaumont
Vers midi un trac irraisonné me saisit. J’essaie le yoga, le repos sur mon lit dans le
noir. J’ai le cœur qui bat et je tremble. Finalement cela m’a servi car j’ai pu pleurer quand il le
fallait. Dommage que la chaleur de la rampe ait rapidement eu raison de cette démonstration
artificielle vraiment pas facile à provoquer.
Parmi l’assistance il y avait Jean-Pierre Changeux et son épouse, David Perrin, sa
mère et son épouse. Jean-Pierre est venu me féliciter (j’avais bien souffert !).
Le lendemain Jean-Pierre est venu me voir pour me faire la critique de la séance de
samedi. Pour du théâtre amateur, c’est exceptionnellement bon. Mais : ma voix ne lui plaît pas
pour le rôle de la mère, celle de Monsieur Jolly non plus, celle de Montserrat ne porte pas
assez et celle de Maurice Combaz... trop !
109
Samedi 17 novembre 1962 : Prix Charles Léopold Mayer
Monsieur Monod et Monsieur Jacob reçoivent chacun une lettre de l’Académie des
sciences les avisant qu’ils ont reçu le prix Charles Léopold Mayer doté de quelque sept
millions d’anciens francs.
Ce soir, nous jouons à nouveau Montserrat à Persan. J’ai encore eu le trac, mais pas
autant qu’à Beaumont.
Lundi 19 novembre 1962
Ce matin, Agnès m’apprend ce que je savais déjà au sujet du prix Charles Léopold
Mayer à Jacob et Monod. Elle me confie également que nous allons très probablement avoir
notre institut rue Pierre Curie, mais ceci reste secret avant les décisions définitives car il y
aurait des laboratoires à détruire.
Je félicite chaudement mon Patron pour le prix. Je suis très heureuse pour lui.
Mardi 20 novembre 1962 : La grande surprise du prix Charles Léopold Mayer
Après-midi, le Patron m’appelle et me dit :
Je dois vous féliciter Madeleine. Je ne comprends pas...
Vous avez eu un prix. J’écarquille les yeux :
Quel prix, Monsieur ? Le prix de l’Académie des sciences.
Et il me donne un chèque de 2.500 nouveaux francs en m’embrassant. Je ne sais quoi
dire, quoi répondre. Dois-je accepter ? Je lui dis que je ne le mérite pas.
- Sans vous, Madeleine, il n’y aurait pas eu l’allostérie.
Je le regarde, parfaitement incrédule naturellement. Il exagère vraiment, mais après
tout cela prouve qu’il apprécie ma modeste participation technique. Quand il part cet aprèsmidi, je le remercie pour sa grande générosité et nous nous faisons la bise.
Madame Rapkine me dit que le Patron avait décidé de donner quelque chose à son
personnel technique et elle a repris ses propres termes:
- Je pense spécialement à Madeleine pour qui je vais faire un chèque salé car sans
elle, je ne sais pas ce que je deviendrais. Et il me dit souvent cela, vous savez Madeleine,
ajoute-t-elle.
Cette générosité spontanée de la part de mon Patron me touche beaucoup et à la fois
m’embarrasse : après tout je fais mon travail toujours de mon mieux, il est vrai. Mais c’est
tellement naturel. Je suis encore là quand Monsieur Monod revient le soir. Il prend ses affaires
et part non sans m’avoir encore dit que j’étais un ange. Quel homme !
Je termine cette journée en allant applaudir les Ballets Moisseiev au Palais des Sports.
-
Vendredi 23 novembre 1962 : Visite d’un ancien du service de Chimie biologique
Visite d’Emmanoil Barbu (ancien chercheur du Service de Chimie biologique) et son
épouse. Au cours de la conversation, Barbu me dit que je devrais écrire un roman sur la vie du
labo afin d’attirer les jeunes vers la recherche : C’est à faire ! me dit-il.
Lire un roman c’est bien. Mais pour être chercheur encore faut-il avoir et la vocation,
et la passion, sans compter une solide formation scientifique.
Lundi 26 novembre 1962 : Remerciements à mon Patron
110
Avec son courrier, j’ai donné au Patron la lettre de remerciements que je lui ai écrite
hier. Il est venu dans mon bureau et m’a dit :
- Madeleine, vous êtes un ange, mais je crains que vous ne vous fassiez beaucoup
d’illusions à mon sujet. Je ne suis pas aussi bien que vous le croyez.
Revenu dans mon bureau il ajoute :
- Vous ne me facilitez pas la tâche Madeleine, parce que je ne voudrais pas vous
décevoir et vous serez certainement déçue. Je n’ai pas répondu. Il m’avait déjà fait cette
observation.
Mardi 27 novembre 1962 : « Arrosage » du prix de l’Académie des Sciences
Cela s’est très bien passé. La petite Carla Lennox a très bien lu le poème naïf que
j’avais rédigé, si ce n’est qu’elle a dit savons au lieu de savants et buté sur le mot barbare.
Elle a ensuite donné aux deux lauréats les couronnes de lauriers que nous avions préparées. Ils
les ont gardées sur la tête pendant toute la durée de la petite fête.
Mardi 4 décembre 1962 : Commissions de classement
Réunion du Conseil syndical. Je dois faire un exposé sur le fonctionnement des
commissions de classement. Je rate plusieurs trains et attrape au vol celui de 20h15 à la Gare
du Nord.
Jeudi 6 décembre 1962
Je travaille avec mon Patron. Je le regarde me dicter. Ses cheveux grisonnent de plus
en plus, mais cela lui va bien.
Samedi 8 décembre 1962 : Travail pour l’ami André de Wolf
Cet après-midi, je suis allée travailler pour l’ami André de Wolf. A sa timide
demande, je lui ai tapé quatre tableaux en double. Je l’ai fait pour lui que j’aime bien, mais
aussi en mémoire de Monsieur Machebœuf.
Lundi 10 décembre 1962 : Remise du Prix Charles Léopold Mayer
Aujourd’hui, deux prix sont remis aux lauréats retenus : à Stockholm les prix Nobel et
à Paris, le prix Charles Léopold Mayer de l’Académie des sciences. Ne pouvant y assister, j’ai
donné mon billet à Sarah Rapkine. Monsieur Monod a égaré deux billets. Madeleine Jolit
regrette de n’avoir pas été invitée.
Mercredi 12 décembre 1962 : Visite à Madame Machebœuf
Je suis conviée à déjeuner chez Madame Machebœuf avec sa filleule et son mari.
Michou s’est jointe à nous pour prendre le café. Toujours sympathiques ces petites réunions
autour d’une bonne table.
Ce soir, je demande à mon Patron l’autorisation de travailler pour André de Wolf :
accordée naturellement. Il s’est même proposé pour lire la thèse. J’ai décliné car il est
vraiment trop surchargé.
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Mercredi 26 décembre 1962 : Retard involontaire
Retard du train : j’arrive au labo à 10h15. Monsieur Monod était là et s’était inquiété à
mon sujet. Il est en pleine forme aujourd’hui, cela fait plaisir à voir.
Jeudi 27 décembre 1962 : Les bureaux du futur service
Dans la journée, Madame Rapkine s’affole à cause de son futur bureau (dans les
anciens locaux du Professeur Gabriel Bertrand) qu’elle voit tellement petit : C’est un trou !
On me met là parce que je suis vieille !
Elle voulait que je téléphone au Patron, à Cannes. Heureusement Jean-Pierre et David
m’aident à la persuader que c’est assez grand et logeable, à condition de bien prendre les
mesures. Et puis, c’est tellement pratique d’être tout près du secrétariat et du bureau du
Patron. Elle finit par en convenir, cette chère Sarah.
Vendredi 28 décembre 1962 : Plans des bureaux
Nous faisons des plans pour les bureaux de Sarah et le mien. Mais nous ne pouvons
guère nous y attarder car il fait terriblement froid dans le service. Un circuit de chauffage a
claqué pendant les fêtes de Noël et les réparations sont en cours.
Mercredi 2 janvier 1963 : Le Patron soigne mon rhume au cognac
Monsieur Monod arrive au laboratoire dans l’après-midi. Il me donne du chocolat pour
guérir mon rhume et me fait la bise en me souhaitant la bonne année. Il tient vraiment à me
soigner au cognac. Il me conseille de rester à Paris ou d’arriver plus tard demain matin.
Décidément incorrigible, il me dit que s’il ne m’avait pas, il irait se jeter dans la Seine ! Il me
fait la bise et je file pour attraper le train de 19h48.
Vendredi 4 janvier 1963 : Les discussions d’installation se poursuivent
Avec le Patron, nous discutons les plans pour mon bureau et celui de Sarah.
Mardi 8 janvier 1963
La réunion du conseil syndical fait que je prends le train de 20h15.
Mardi 22 janvier 1963 : Quand « l’autre » Madeleine s’occupe de ma tignasse
Voyant ma tête, Madeleine Jolit m’envoie d’autorité chez le coiffeur. Naturellement le
Patron s’en aperçoit et apprécie. Il me dicte pas mal de lettres.
Jeudi 24 janvier 1963 : Les ordres de Monsieur Monod
Le Patron me donne l’ordre d’aller chez le coiffeur vendredi prochain pour être belle
pour son retour d’Angleterre : C’est un ordre, Madeleine !
Chaque jour il trouve le moyen de me faire des compliments sur ma coiffure et tout le
monde en fait autant. Je suis bien obligée de céder et je décide d’aller régulièrement chez le
coiffeur à Paris. Avantage : c’est très près de l’Institut, rue de Vaugirard et je peux y aller
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pendant l’heure du déjeuner. J’espère que cela ne froissera pas mon beau-frère qui exerce la
coiffure mixte à Persan. Finalement, c’est agréable de se sentir bien coiffée.
Mercredi 30 janvier 1963
Aujourd’hui, j’essaie de remettre en ordre pas mal de travaux dactylographiques qui
avaient pris du retard.
Dimanche 3 février 1963 : représentation de Monserrat à Crèvecœur-le-Grand (Oise)
Nous jouons Montserrat devant les élèves en difficulté scolaire d’une école de
Crèvecœur-le-Grand, dans l’Oise. Il faut avouer que c’était assez pénible en raison des
réactions intempestives de ces jeunes spectateurs qui s’esclaffent bruyamment aux répliques
qu’ils ne semblent pas toujours comprendre. Ce qui nous a valu des fous rires difficiles à
réprimer, mais paradoxalement, je dois dire que cela m’a aidée pour ma dernière scène. Il
paraît même que j’ai failli faire pleurer une spectatrice. Après le démontage des décors, la
directrice de l’école nous a offert le champagne.
Mercredi 20 février 1963 : Retard de courrier
J’ai terminé dans la matinée le courrier que Monsieur Monod m’avait dicté lundi
matin ! J’étais très mécontente de moi. Le Patron m’a simplement fait remarquer, en signant
la lettre au Consul des Etats-Unis : Cela aurait dû être envoyé déjà !
Je lui réponds que je suis très souvent dérangée. Il le sait puisqu’il en est de même
pour lui. Mais je préfère qu’il m’ait fait la réflexion. A l’avenir, je m’arrangerai pour
commencer par le courrier.
Jeudi 21 février 1963 : Montserrat à Pontoise
Nous devons jouer Montserrat à Pontoise le 27 février et le Patron doit assister au
spectacle. Si les routes sont praticables, il viendra. Dans le cas contraire, je ne veux pas qu’il
vienne.
Mercredi 27 février 1963
Monsieur Monod n’est pas venu nous voir à Pontoise, mais Agnès et Tom étaient
présents. Ce soir j’étais vraiment entrée dans la peau de mon personnage et j’ai pleuré tout au
long de ma prestation.
Jeudi 28 février 1963 : Pêché par omission
Mauvaise journée au labo. Cet après-midi, un staff meeting avait été organisé auquel
j’ai oublié de convoquer deux personnes du service qui naturellement n’étaient pas contentes.
Je suis très contrariée et, fatiguée, excédée, j’ai pleuré. Jean-Pierre Changeux et Agnès tentent
de me consoler comme ils peuvent.
Mercredi 6 mars 1963 :
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Monsieur Monod est malade. Il a une allergie qui le fait souffrir, le rend nerveux et de
mauvaise humeur, ce qui est rare chez lui. Agnès discute avec moi et voudrait que j’essaie de
lui faire supprimer pas mal de rendez-vous et de voyages. Ce n’est pas à nous de prendre ce
genre de décisions et cela me contrarie.
Mercredi 13 mars 1963 : Une année de plus sur mes épaules...
Je reçois une lettre d’Odette, une carte de Gisèle Rivola, un coup de téléphone de
Geneviève, des cadeaux d’Agnès, Madeleine et Simone.
Après-midi, après m’avoir dicté très longtemps, le Patron m’apprend qu’il aimerait
étrangler quelqu’un ! Je m’offre... Il recule et me dit :
- Non, pas vous, surtout pas vous !
- Surtout pas le jour de mes 18 ans ! ajoutai-je. Il m’embrasse pour mon anniversaire.
Je termine cette journée par une soirée TNP avec notre groupe. Au programme La
guerre de Troie n’aura pas lieu.
Ce soir, au retour du TNP, André Jolly m’a demandé si Monsieur Monod voudrait
bien nous faire une conférence sur ses travaux lors de sa venue à Orsay. Je lui réponds que
pour notre public, cela me semble trop ardu, vraiment à la pointe du progrès pour un exposé
devant un auditoire non averti. Il convient qu’il faut abandonner cette idée.
Mercredi 20 mars 1963 : Déjeuner du Patron en compagnie du groupe technique
Aujourd’hui, monsieur Monod déjeune avec nous. Pour justifier le morceau de sucre
trempé dans une tasse de café, je dis que j’ai besoin d’affection. Me regardant d’un air de
reproche, il me dit : Mais Madeleine, vous ne manquez pas d’affection !
Le Patron viendra nous voir jouer à Orsay. Cela me fait plaisir. Je pars plus tôt ce soir
en raison des grèves d’électricité et, pour plus de sûreté, je prends l’autobus, ce qui est très
rare, sauf en période de vacances, au mois d’août par exemple.
Vendredi 22 mars 1963 : Visite du laboratoire de François Gros (rue Pierre Curie)
Je suis invitée à déjeuner par Geneviève, rue Pierre Curie. Elle me fait visiter son
laboratoire. Cela me déprime : je ne m’y plairais pas du tout. J’espère, au fond de moi-même,
que Monsieur Monod restera à Pasteur. J’ai un coup de « blues ».
Samedi 23 mars 1963 : Montserrat à Orsay
Monsieur Jolly est venu me chercher en voiture avec son épouse, sa fille et une autre
personne pour nous rendre à Orsay où nous arrivons vers 20h10. Le spectacle commence vers
21h25. Entrant en scène, j’aperçois après quelques instants Monsieur Monod, Agnès et son
amie Esther. A la fin du spectacle, Monsieur Monod félicite vivement Monsieur Jolly. Il vient
vers moi et me fait la bise. Apercevant non loin de là mes amis Hospital, je les présente à mon
Patron en lui disant que c’est grâce à Marcel s’il a une secrétaire les jours de grève des
transports. Il le remercie chaleureusement.
Lundi 25 mars 1963 : Compte-rendu de notre prestation de Montserrat
Dans la journée, Monsieur Monod m’a confié qu’il n’en revenait pas que nous ayons
monté une telle pièce et que nous l’ayons interprétée de la sorte. Il trouve la troupe très
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homogène. Il a dit à Agnès qu’il n’aurait pu imaginer que je pouvais interpréter le rôle de la
mère.
Vendredi 29 mars 1963 : Veille de départ à la montagne
A la veille de mon départ en vacances avec Janine Lecomte à Argentière, dans les
Alpes, mon Patron me fait des recommandations. Ne pas faire de ski ou, tout au moins, être
très prudente. Qu’il se rassure, moi non plus je ne tiens pas à prendre trop de risques, il devrait
s’en douter. Je trouve les skis beaucoup trop longs et encombrants pour moi !
Samedi 30 mars 1963 au lundi 15 avril 1963 : vacances de Pâques dans les Alpes
Je rejoins Janine à Tours d’où nous prenons en voiture la route pour Lyon, via Vierzon
et Bourges. Nous passons le dimanche à Caluire chez Odette et François que nous quittons le
lundi.
Nous avions retenu une chambre à l’Hôtel de Savoie à Argentière, à 18 km de
Chamonix. A cette époque, Janine roulait en Anglia (moteur à l’arrière et coffre à bagages à
l’avant). Notre chambre n’étant pas très grande, nous avons laissé les valises vides dans le
coffre de la voiture. Ce qui nous a valu une anecdote amusante.
Mardi 9 avril
Par un temps couvert et pluvieux, nous partons pour Evian d’où nous comptions
traverser le Lac Léman en bateau pour nous rendre à Lausanne. Les horaires ne nous
convenant pas, nous avons continué notre route vers la Suisse en longeant le lac. Déjeuner
dans un hôtel chic à Montreux où nous étions les seules clientes pour qui le personnel zélé
devançait nos désirs. Après quelques achats de cigarettes et chocolat, nous gagnons la
frontière. Un douanier français, oisif et décontracté s’avance et nous demande si nous avions
quelque chose à déclarer. Après notre réponse négative, il s’avance vers l’arrière de la voiture
et nous demande d’ouvrir le coffre. Surprise pour lui de découvrir le moteur de la voiture ! Il
revient vers l’avant et renouvelle la même demande. Cette fois il trouve nos valises et nous
prie de les ouvrir. Nouvelle surprise : elles sont vides ! Nous lui expliquons nos difficultés de
logement à l’hôtel qui nous avaient obligées à les ranger là. Bon enfant, il nous laisse passer.
Un peu éloignées du poste frontalier, nous laissons notre fou rire éclater. Heureusement qu’il
ne nous a pas pris devant le fonctionnaire zélé. Nous gagnons Thonon dont nous admirons les
beaux jardins, le long du lac, avant de regagner notre hôtel.
Le 15 avril, les vacances sont terminées : elles m’ont enchantée.
Mardi 16 avril 1963 : Retour au laboratoire et changement de bureau
Toute la journée, je déménage mon bureau et celui de Monsieur Monod avec l’aide
efficace et bienvenue de Marie-Louise.
Mercredi 17 avril 1963 : Poursuite de l’installation des nouveaux bureaux
Nous poursuivons l’installation des nouveaux bureaux. Ces derniers sont plus bruyants
que les anciens car ils donnent directement sur la rue du Docteur Roux.
Lundi 22 avril 1963 : Retour au labo de notre Patron
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De retour des États-Unis où il avait participé au Meeting of the American Society for
the Advancement of Science (American Society of Biological Chemists) à Atlantic City, où il a
prononcé une « Honorary Lecture », Monsieur Monod arrive dans le service, apparemment
heureux de retrouver ses deux Madeleine qu’il a embrassées. Je lui ai offert le coupe-papier
que je destinais à Geneviève. Il a beaucoup apprécié que j’aie pu ré-encadrer la photo de son
père à laquelle il tenait beaucoup.
Mercredi 24 avril 1963 : Orage et relecture de texte
Un orage éclate pendant que je travaille avec le Patron. Quand il me demande de relire
un passage et quand y a des éclairs, ma voix s’étrangle et devient inaudible. Cela doit
l’étonner, mais j’ai peur de l’orage depuis mon enfance.
Mardi 30 avril 1963 : Histoire de boîtes de Pétri
Hier, Monsieur Jacob m’a fait une observation. Il ne veut pas que Gisèle s’occupe des
commandes de boîtes (de Pétri, je suppose). Pensant que nous étions deux secrétaires en bas,
nous pouvions le faire. Je discute à peine avec lui, lui faisant simplement remarquer que
j’étais seule, Odette étant mobilisée plein temps par Mel. Monsieur Jacob en a parlé à mon
Patron qui me l’a rapporté ce matin. Je n’ai rien demandé à Gisèle. Elle est descendue pour
me faire tout un discours me prouvant qu’elle m’avait défendue auprès de son Patron. Je
conclus simplement qu’elle n’a pas dû être un bon avocat.
Mercredi 1er mai 1963 : Travail à l’achèvement de la thèse de Gérard Buttin – Visite de
Sven Bjornholm
Je vais au laboratoire pour aider Gérard Buttin, encore un « frère » que j’aime bien.
J’ai merveilleusement travaillé car il n’y a pas grand monde présent au laboratoire. Monsieur
Monod vient dans la matinée pour accrocher à l’un des murs de son nouveau bureau, deux
aquarelles, oeuvres de son père.
A midi, j’ai la visite de Sven Bjornholm, un jeune Danois qui a fait un stage chez le
Professeur Machebœuf en 1951 et est revenu passer quelques jours en 1957. Je l’emmène
déjeuner dans un restaurant sur le boulevard Pasteur et nous discutons beaucoup. J’ai très
grand plaisir à le revoir. Il m’invite au Danemark et m’a offert deux brins de muguet. C’est
tellement sympathique à lui !
Mercredi 8 mai 1963
Aujourd’hui j’ai déménagé les affaires de Sarah Rapkine et je commence à réinstaller
la bibliothèque.
Samedi 11 mai 1963 : Où la force des bras remplace Dame Électricité
Ce matin, panne d’électricité. Avec beaucoup de gentillesse, Jean Daty s’offre à
m’aider. Il actionne avec une ardeur soutenue la manivelle de la ronéo pour le tirage de la
thèse de Gérard Buttin. Nous déjeunons avec Marie-Louise, Gérard, sa femme et sa sœur au
restaurant du coin. Nous avons terminé le tirage vers 17 heures.
Je clôture la soirée par un spectacle avec les membres du CEP, salle Pleyel où l’on
donnait Montserrat que nous avions monté récemment. Nous avions tout loisir de comparer
nos interprétations respectives.
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Les réunions scientifiques de fin de journée
Ayant terminé le travail à la paillasse, quelques chercheurs ont pris l’habitude de se
réunir dans le bureau d’Agnès d’une façon plus ou moins régulière et tout à fait informelle,
pour discuter, autour d’un verre, de l’évolution des recherches en cours du service. Bien sûr je
n’assistais pas à ces soirées savantes qui étaient, paraît-il très intéressantes. Si ce n’est
qu’elles provoquèrent quelques critiques de la part, naturellement, de ceux qui n’y étaient pas
présents... Le temps passant, les esprits se calmèrent tout naturellement.
Vendredi 24 mai 1963 : Rhume et Martini
Je travaille avec mon Patron qui, enrhumé, prend un verre de Martini et veut m’en
offrir. Je décline et il rétorque
- Pourtant, l’alcool vous réussit ! Je réponds :
- Aujourd’hui cela aurait peut-être un effet catastrophique, savoir ?
Il me regarde n’essayant pas d’approfondir.
Vendredi 31 mai 1963 : Rapports annuels
Dès ce matin, le Patron me dicte les rapports annuels. Je travaille beaucoup pour les
terminer et... je rate mon train.
Mardi 4 juin 1963 : Quand notre Patron ... s’écorche le nez
Samedi dernier, Monsieur Monod s’est blessé sur le nez, en bateau. Il n’a pas fait de
croisière et a simplement « caboté », m’a-t-il confié. Plaisantant, il se dit plus séduisant ainsi !
Ce soir nous avons conseil syndical ce qui me fait rentrer plus tard dans ma
campagne !
Samedi 8 juin 1963 : Pour éponger le retard
Nouveau samedi de bon rendement. Le Patron est venu déjeuner et nous avons
travaillé tous les deux jusqu’à 16 heures. Comme à l’accoutumée, il m’a embrassée en me
remerciant quand je suis partie.
Je n’ai pas noté la raison qui m’a fait lui dire aujourd’hui que je le trouvais brutal avec
le téléphone ainsi qu’avec les portes. Il en est resté médusé. J’espère seulement qu’il s’en
souviendra et en tiendra compte.
Dimanche 9 juin 1963 : Jardinage dominical avec mon père
En fin d’après-midi, je suis allée au jardin avec Papa. Il faisait chaud. J’ai désherbé,
j’ai dédoublé des blettes et effilé des fraisiers. J’étais heureuse de me trouver près de cette
terre que j’aime, loin du bruit de la ville.
Jeudi 13 juin 1963 : Quand une panne d’électricité s’en mêle
Aujourd’hui autre ennui, les techniciens réparent un court-circuit provoqué par des
câbles transportés dans mon bureau par les P.T.T. Quelle pagaille !
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Vendredi 14 juin 1963 : Lettre en retour contrariante
J’ai été très choquée aujourd’hui, ayant trouvé au courrier une lettre d’un certain M. C.
en retour, lettre que j’avais signée Pour Jacques Monod et par ordre. J’ai appelé la secrétaire
de ce correspondant pour avoir des explications qu’elle n’a pas pu ou pas voulu me donner. Je
m’attends à ce que Monsieur Monod n’apprécie pas ce genre de chose.
Geneviève Gareau me rend visite. Nous travaillons un peu pour le syndicat. Elle me
fait part de l’état financier de l’Institut, de plus en plus déficitaire. Le bruit court que l’État
pourrait reprendre la recherche. La vente des produits de l’Institut couvrirait les plus bas
salaires du personnel. On parlerait même du licenciement de 300 personnes.
Lundi 17 juin 1963 : Retour d’Israël du Patron
Monsieur Monod est rentré d’Israël où il a participé à l’inauguration de l’Ullmann
Institute of Life Sciences du Weizmann Institute of Science de Rehovoth et donné une
conférence. Simone Lacaille et Marie-Louise étaient dans mon bureau. Il a demandé s’il n’y
avait pas eu de catastrophes en son absence. Je lui ai dit que si, le regardant d’un air déconfit
et, entrant dans son bureau, lui montre la lettre de ce Monsieur C. Il m’explique qu’il s’agit
sans doute de sa réponse à une lettre très discourtoise de M.C. et me dicte immédiatement une
réponse à ce sujet.
Mercredi 19 juin 1963 : L’homme presque invisible
Fait rare, je n’ai presque pas vu mon Patron aujourd’hui.
Vendredi 21 juin 1963 : Projet d’engagement d’une secrétaire pour le service
Par deux fois dans la journée je discute avec Monsieur Monod au sujet de
l’engagement d’une secrétaire qui serait attachée au service. Il est d’accord. Il propose même
sa filleule, mais il hésite. En fait, je ne sais si cette solution serait bonne.
Mardi 25 juin 1963 : La Saint-Jean, çà s’arrose !
Nous arrosons la Saint-Jean à midi et je bois un porto puis un autre alcool. Je me sens
en pleine forme et nous plaisantons bien avec « l’autre » Madeleine.
Jeudi 27 juin 1963 : Arrosage de la thèse d’André de Wolf
André de Wolf a arrosé sa thèse au champagne avec quelques collègues. Après quoi,
Jean-Pierre Changeux a absolument voulu me ramener en voiture à la Gare du Nord où nous
sommes parvenus en …quatre vingt minutes.
Vendredi 28 juin 1963 : Arrosage de la thèse de Gérard Buttin
A midi, nous arrosons la thèse de Gérard Buttin. Il y avait beaucoup de champagne et
de gâteaux. Deux jours successifs de festivités !
Samedi 29 juin 1963 : Départ en vacances du Patron
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J’attends le Patron une partie de la journée. Il travaille avec les uns et les autres avant
son départ en vacances. Je lui recommande la prudence en mer en l’embrassant : Si vous
n’entendez pas parler de moi la semaine prochaine, c’est que tout ira bien !
Je ne lui ai pas dit que ce 29 juin était le 9ème anniversaire de notre collaboration.
Après son départ, j’entre dans son bureau. Rangeant ses affaires, je trouve deux paires de
lunettes. Je le cherche partout avec l’aide de David et le vois partir vers sa voiture. Je lui fais
de grands signes en lui montrant ses lunettes que je lui porte en lui souhaitant de bonnes
vacances.
Vendredi 5 juillet 1963 : Nouvelles du Patron navigateur
Madame Monod m’a appelée au téléphone. Elle a eu des nouvelles de son mari
navigateur. Hier soir, il avait fait escale avant Brest. Il comptait reprendre la mer ce matin
pour mettre le cap sur Cannes, via Gibraltar.
Tellement dérangée toute la journée, je n’arrive pas à avancer dans mon travail et cela
me contrarie beaucoup.
Samedi 6 juillet 1963 : Efficacité du travail de rattrapage
Heureusement, je me suis rattrapée aujourd’hui et j’ai bien travaillé pour mon Patron
et aussi pour David Perrin. J’ai remis de l’ordre partout où je le pouvais. Jean-Pierre
Changeux m’a offert un café. Nous avons évoqué l’Égypte que je ne connais pas.
Lundi 8 juillet 1963 : Les vacances de 1963
Aujourd’hui, je suis en vacances et prépare le départ pour Masseret, demain matin par
le train de 5h12 de Nointel.
Mardi 9 juillet au vendredi 19 juillet : vacances en Limousin
Ces vacances familiales à Masseret en Corrèze (les dernières en compagnie de Papa)
ont été pour moi un précieux interlude dans ma vie active de l’époque. J’ai toujours aimé cette
période de l’année en Limousin au cours de laquelle je ne manquais jamais d’aider mes
proches cousins dont la propriété agricole se trouve près de la vieille maison héritée de mes
grands-parents. Je garde encore l’odeur de l’herbe fraîchement coupée ou en train de sécher
au soleil. Elevé à la ferme, Papa goûtait également, et sans doute encore plus que moi-même,
ce « retour à la terre » temporaire en pleine période de fenaisons.
Samedi 20 juillet 1963 : Départ de Masseret pour la Côte d’Argent
Je quitte Masseret pour me rendre à Saint-Georges-de-Didonne, chez mes amis
Lecomte. Papa et Maman m’accompagnent à la gare et, de la portière au carreau baissé, je
leur fais de grands signes « Au revoir » jusqu’à ce que je les perde de vue.
Ayant une correspondance prolongée à Limoges, je sors un peu vers le Jardin de
Juillet. Je ne sais pourquoi, j’ai un coup de « blues » épouvantable. J’ai largement le temps de
déjeuner à Angoulême avant de repartir pour Royan. Le train a un arrêt très prolongé à Saintes
à cause du changement de locomotion (locomotive électrique remplacée par automotrice
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Diesel). Un homme aviné m’ennuyait. Heureusement mes amis sont venus me chercher à la
gare de Royan. J’étais au bord des larmes.
Semaine du 21 au 26 juillet 1963 : Vacances en famille « d’adoption »
Enfin les vraies vacances avec baignades, marché, promenades avec les enfants Marc
et Dominique : cette semaine ils prennent leur première leçon de natation, grand événement
pour eux.
27 juillet 1963 : Brutal décès de mon père
Durant la nuit du samedi 27 au dimanche 28 juillet, vers minuit, je suis réveillée par
les pas d’une personne dans le jardin frappant à la première porte qu’elle a trouvée en
prononçant Madame Lecomte... téléphone Mademoiselle Brunerie. Mon sang ne fait qu’un
tour. Je me lève d’un bond, traversant sans y réfléchir la chambre des Lecomte. Une serveuse
d’un hôtel du bout de la rue avait promis à mon beau-frère qui avait appelé l’hôtel, d’aller
chez mes amis dès la fin de son service pour me prévenir de la mort de mon père d’une
congestion cérébrale. Brisés de peine, et me voyant brusquement devant eux, Odette et
François ne purent que me révéler sans ambages : Ton père est décédé. Folle de désespoir, je
sanglote.
Je revis avec une infinie tristesse ce brutal cataclysme dans ma vie. Toute la
maisonnée est levée en un temps record et organise mon rapatriement. Monsieur Lecomte,
consultant les horaires SNCF, me trouve un train en provenance de Bordeaux pour Paris,
s’arrêtant à Angoulême vers 4 heures du matin. Je fais ma valise en automate avec l’aide de
Janine. Odette, François et Janine m’accompagnent en catastrophe en voiture jusqu’à la gare
d’Angoulême, tentant avec beaucoup de dévouement et d’affection de me soutenir
moralement.
A l’issue de ce pénible voyage au cours duquel j’avais grand’peine à retenir mes
larmes, je descends à ma petite gare de Nointel. Tout en sanglotant, je marche dans l’avenue.
Je me souviens qu’une feuille de platane tombée de son arbre vient se coller contre mon cou
et m’oblige à poser une valise pour l’ôter.
Quand j’arrive enfin à la maison, mon beau-frère pensait que j’avais pris l’avion.
Quels affreux moments, quels douloureux souvenirs je garde de cette brutale épreuve à
laquelle je ne m’attendais pas.
Maman, Yvonne et Roger ainsi que certains membres proches de la famille sont à la
maison. Je voulais voir Papa. Je l’embrasse sur le front. Mon Dieu ! Ce front de marbre
glacé ! On me conduit dans ma chambre et m’allonge sur mon lit. Je pleure beaucoup. Mais il
faut réagir. Il faut penser à Maman, à Yvonne, aux autres.
Ce qui est affreux dans ces douloureux moments, c’est que j’étais sensible au fait que
les proches et les amis viennent pour nous réconforter. Mais en même temps, j’avais hâte de
les voir partir et de me retrouver avec Maman, Yvonne et Roger, avec le souvenir de mon
cher Papa.
Deux ou trois fois, je suis allée revoir Papa sur son lit de mort : il est si beau, si calme.
Est-ce possible que tout soit fini ? Je ne peux réaliser. Cela fait si mal et je ne cesse d’y
penser.
Lundi 29 juillet 1963 : Formalités funéraires
Ce matin il faut s’occuper des formalités : Pompes funèbres avec Roger, déclaration à
la mairie, rédaction et commande des faire-part. Yvonne et moi n’avons pas assisté à la mise
120
en bière de Papa. Il fait très chaud et nous sommes restées à l’extérieur, assises sur une
marche de la salle à manger donnant sur le jardinet, « grelottant » d’émotion et de désespoir.
Mardi 30 juillet 1963 : Tristes lendemains
Nouvelle journée pénible malgré les nombreuses visites qui se veulent réconfortantes
pour nous : mes petits cousins Moyrand, Madeleine Jolit et son mari, pour ne citer qu’eux
parmi beaucoup d’autres parents, amis ou connaissances.
Les repas sont mornes, sans faim. Le temps passe avec une lenteur désespérante. Il fait
une chaleur lourde.
Mercredi 31 juillet 1963 : Les obsèques
Voici venues les obsèques, le dernier voyage de mon cher Papa. Les fleurs sont
livrées. En premier, une magnifique couronne du labo, puis des gerbes, des bouquets, d’autres
couronnes avec cartes de condoléances.
Le cortège part à pied de la maison jusqu’à l’église Saint-Laurent où un service simple
avait été commandé. Je trouve qu’il y a beaucoup de monde, foule très recueillie. Au
cimetière, le cercueil est placé dans le caveau provisoire, Maman ayant commandé un caveau
avec concession à perpétuité. Après les dernières condoléances, la proche famille se rend sur
les tombes des sœurs de Papa.
Chacun rentre chez soi, le cœur lourd. Seuls, Maman, Yvonne, Roger et moi, sans
Papa. Quel vide ! Je me raccroche à l’idée que tout s’est passé très vite et que Papa n’a pas eu
le temps de souffrir. A-t-il réalisé que ses derniers moments étaient arrivés ?
J’écris à Monsieur et Madame Monod à Cannes.
Jeudi 1er août 1963 : L’épreuve
Maman est très courageuse. Il ne faut pas « flancher ». Nous devons nous épauler
mutuellement.
Vendredi 2 août 1963 : Nouvelle organisation familiale
Yvonne et Roger ayant repris leur travail viennent déjeuner et dîner avec nous pour
nous tenir compagnie.
Au cours d’un de ces repas, Yvonne et moi attrapons un fou rire irrésistible pour une
raison dont j’ai oublié la cause. C’est nerveux. Je me mets à sangloter. Que la peine est lourde
à mon cœur !
Samedi 3 août 1963 : Inhumation définitive
Ce matin, inhumation définitive de Papa dans le caveau de famille au cimetière. C’est
encore une rude épreuve de voir le cercueil descendu au fond de ce caveau de quatre places
qui me semble si profond, si profond...
J’ai reçu aujourd’hui une bien douce lettre de Madame Machebœuf qui m’a apporté un
peu de réconfort.
Dimanche 4 août 1963 : Messe des morts
121
Le curé de la paroisse a dit ce matin une messe à la mémoire des morts de la semaine
et nous nous sommes rendus à l’église. Après déjeuner, nous sommes allés au cimetière où le
caveau inachevé (la pierre tombale n’étant pas encore posée) recouvert d’une tôle ondulée est
noyé sous les fleurs qui commencent à faner.
L’après-midi, nous regardons de vieilles photos. Le temps n’en finit pas de passer.
Mardi 6 août 1963 : Obligations et formalités familiales
Je descends à pied à Persan commander des cartes de remerciement à l’imprimerie. En
remontant je commande un vase de cimetière chez le marbrier, puis je passe à la mairie
demander des papiers pour la caisse de retraite de Papa ainsi que plusieurs certificats de
décès.
Mercredi 7 août 1963 : Tentatives d’activité
J’essaie de m’occuper au maximum. Après avoir renoncé à changer la tapisserie de la
chambre, Maman craignant de n’avoir pas assez de forces pour m’aider, je décide de
descendre au Régional où j’ai fait imprimer les cartes de remerciement. Je fais un saut au
salon de coiffure de Roger et bavarde un moment avec lui et sa sœur.
Ce soir, les amis du train s’arrêtent nous réconforter un peu et nous prenons l’apéritif,
sans conviction.
Jeudi 8 août 1963 : Il faut meubler les heures lourdes qui passent
Je me traîne toute la matinée. Je suis triste et le temps gris accompagné de pluie
n’arrange rien.
Après déjeuner Maman m’ajuste une jupe. Comme elle est courageuse ! Elle se rend
ensuite à la mairie qui l’a convoquée pour préciser à qui étaient destinées les trois autres
places du caveau.
Ayant reçu des papiers officiels de Masseret, je descends à la gare de Persan les porter
pour être joints au dossier de Papa.
Vendredi 9 août 1963 : Je ne puis réaliser ce grand malheur
Aujourd’hui, je range mon armoire. Il faut bien s’occuper. Cet après-midi, avec
Maman, nous descendons au cimetière. Le caveau est terminé, mais des tôles de protection
sont encore dessus. Je ne peux pas réaliser que Papa est là, tout au fond...
A la maison, si j’entends les meubles craquer, je ne peux m’empêcher de penser que
c’est peut-être Papa qui veut signaler qu’il est toujours là. C’est tellement triste.
Samedi 10 août 1963 : Recherche d’activité
Ce matin, je cire le parquet de la salle à manger et finit de ranger mon armoire. Aprèsmidi je fais un saut à la mairie pour m’entendre dire que les papiers que je voulais qu’ils
remplissent ne dépendent pas d’eux, mais de la Sécurité sociale.
Dimanche 11 août 1963 : Visite au cimetière
122
Allons au cimetière avec Yvonne et Roger, puis celui-ci nous emmène faire un tour en
voiture dans la région de Boran et Crouy. Nous nous promenons un peu dans notre petit coin
habituel.
Lundi 12 août 1963 : Reprise du travail
Je pars travailler. Il y a beaucoup plus de monde que je ne croyais dans le train. Jean
Chassagne (du service de Biochimie cellulaire, résidant à Ecouen-Ezanville sur ma ligne de
banlieue) m’attendait à la Gare du Nord et m’invite à déjeuner avec lui à midi. Je refuse sous
prétexte que la foule me fait peur. Didier Bertrand veut également m’inviter : je décline
également. Ensuite j’ai rencontré dans le service beaucoup de chercheurs qui n’étaient pas au
courant : Jean-Pierre, Mel, Suzanne, Marinette, de Wolf.
Je vais déjeuner seule au restaurant du coin. Après quoi je reprends contact avec le
service. Je n’ai presque pas travaillé. Je fais suivre du courrier en instance.
Mardi 13 août 1963 : Retrouver les amis du service
De Wolf m’emmène déjeuner à la Brasserie alsacienne. Nous parlons de notre ancien
Patron, Monsieur Machebœuf avec beaucoup d’émotion.
Enfin cet après-midi, je déblaie pas mal de courrier et enregistre les revues dans le
bureau du Patron.
Mercredi 14 août 1963 : Coup de barre
Je reste à la maison. Je suis un peu souffrante et fatiguée, mais cela n’est pas bien
grave, il faut tenir le coup.
Jeudi 15 août 1963 : Tentatives d’évasion de la maison pour la journée
Yvonne et Roger viennent nous chercher, Maman et moi pour déjeuner chez eux.
Après la vaisselle, faisons un brin de sieste. Puis nous allons au cimetière. Je ne peux toujours
pas croire que Papa, mon Papa est là-dessous. En tout cas, il est dans mon cœur. Ma voix
intérieure lui parle, lui demande conseil, lui confie mes petits secrets.
Après un tour en voiture et le dîner, Roger nous ramène à la maison.
Vendredi 16 août 1963 : Réorganisations à la maison
Je me décide à cirer la chambre de Maman. J’ai envie de pleurer et je pleure en parlant
un peu, par la fenêtre, avec une voisine. J’encaustique le plancher, puis les meubles. Maman
décide de réintégrer sa chambre. Nous refaisons le lit. Le matelas ayant été décousu après la
mort de Papa et la laine lavée, il faut le faire refaire. En attendant, on met un couvre-lit sur la
laine étalée.
Depuis mon retour à la maison j’avais laissé mon lit (un « cosy-corner ») à Maman,
moi-même dormant sur mon matelas pneumatique à ses pieds pratiquement. Maman tenant à
réintégrer sa chambre, je reprends mon lit. Je laisse ma porte ouverte, pour pouvoir écouter sa
respiration durant la nuit.
Samedi 17 août 1963 : Poursuite des réorganisations
123
Aujourd’hui, j’attaque l’armoire de la chambre de Maman pour essayer de jeter des
affaires inutiles et faire disparaître celles ayant appartenues à Papa. Quel crève-cœur !
L’après-midi je vais faire des courses à Persan avec Yvonne et Roger et en profite
pour acheter un petit réchaud de camping à gaz butane à deux brûleurs pouvant fonctionner 70
heures sans changer la bouteille de gaz.
Je reçois une carte très chaleureuse d’Odette et une autre de Madame Monod, restée à
Cannes et non encore au courant. Madame Monod ne pouvait naviguer : la seule vue d’une
carte postale de bateau à voile ou à moteur lui donnait le mal de mer.
Poursuivant sa croisière, Monsieur Monod n’avait pas non plus connaissance de ce qui
venait de m’arriver. Allait-il trouver ma lettre ?
Lundi 19 août 1963 : Départ d’Yvonne et Roger en vacances et reprise du travail
Yvonne et Roger partent en vacances à Masseret ce matin et moi je reprends le chemin
de l’Institut.
A mon retour à la maison, le soir je trouve deux lettres: une de mon Patron et l’autre
de Madame Monod63, toutes les deux bouleversantes, débordantes de sincère affection,
témoignages qu’on ne peut oublier. Naturellement je pleure beaucoup. Mon cher Papa qui ne
m’a jamais déçue : je voudrais que le Patron le sache. J’aimerais qu’Il soit le guide de ma vie.
Mercredi 21 août 1963 : Difficultés de la reprise
Je travaille un peu et bavarde avec Jean-Pierre et Sarah Rapkine. Je vais commander
des fleurs blanches pour la petite fille que les Daty viennent de perdre à l’âge de quatre jours.
Le pauvre et sa femme sont très malheureux. Comme je les comprends et compatis à leur
douleur...
Absence au Colloque de Marseille (juillet 1963)
Début 1963, Monsieur Monod avait reçu une invitation pour un colloque international
qui devait se tenir à Marseille en juillet. Or, au cours de cette période, il devait transférer son
nouveau bateau des chantiers navals de Cherbourg à Cannes en passant naturellement par le
Détroit de Gilbraltar. Il avait accepté cette invitation tout en sachant - à mon humble avis qu’il lui serait difficile d’arriver à temps à cause de ce long périple en mer. Et les faits me
donnèrent raison.
A mon retour au labo, des propos moqueurs fort désobligeants à son égard me
revinrent aux oreilles après qu’il eût envoyé de Gibraltar aux organisateurs (alors que le
colloque se terminait), un télégramme d’excuses justifiant son retard par les vents contraires !
Ce télégramme fut fraîchement accueilli et lui valut des quolibets ainsi qu’une franche
désapprobation de la plupart des participants.
Je n’aime pas du tout que l’on dénigre mon Patron, même si, en l’occurrence, c’était
justifié !
Jeudi 22 août 1963 : Retour au labo des uns et des autres
Retour de Monsieur Jacob qui vient me voir et me parle avec beaucoup de gentillesse.
Retour également des Lwoff. Madame Lwoff descend me voir et me prend la main, me disant
qu’elle est passée par là. Elle reste un moment avec moi.
63
Voir Fonds Madeleine Brunerie aux archives de l’Institut Pasteur.
124
A midi, Monsieur Lwoff arrive et nous dit bonjour à toutes sans insister. Discussion
animée et amusante à table. Avant de remonter au « grenier », Monsieur Lwoff me dit
quelques mots gentils, très brefs et je lui en suis reconnaissante.
Vendredi 23 août 1963 : Ceux qui rentrent et ne savent pas encore
Sarah téléphone à Cannes. Le frère de Monsieur Monod lui répond. Il a eu de récentes
nouvelles du Patron par son fils : ils sont en bande à Calvi, en Corse. Sarah demande qu’il
rappelle aujourd’hui.
Cet après-midi, retour de vacances de Jean-Marie (Dubert) qui, naturellement n’est pas
au courant. Il faut à nouveau expliquer, surtout pour lui qui est médecin et ne peut s’empêcher
de demander des détails. Évidemment c’est très gentil de sa part, mais cela devient de plus en
plus pénible pour moi.
Lundi 26 août 1963 : Marques touchantes de sympathie
De retour à Cannes, Monsieur Monod m’appelle en me disant qu’il est impossible
d’exprimer sur le papier ce qu’il ressent à mon égard. Cela me touche au delà de toute
expression.
Monsieur Lecomte me téléphone également avec beaucoup d’affection : il me
considère comme sa « troisième » fille comme il le dit toujours en me présentant à ses amis.
De retour au laboratoire, François Gros vient me parler avec beaucoup de compassion
et de cœur.
Toutes ces manifestations de sympathique affection pour moi me font pleurer. Mais
finalement, cela me fait chaud au cœur.
Mercredi 28 août 1963 : Où l’on reparle du Nobel !
J’ai une conversation avec Monsieur Jacob qui me demande des nouvelles de l’Institut
de Biologie moléculaire. Petit à petit, il en arrive à me « tirer les vers du nez » concernant les
dernières nouvelles du Nobel. Il ne sait rien à ce sujet. Hum ! Est-ce bien vrai ? Ou bien jouet-il la comédie ? Je le connais terriblement doué pour cela ! Toujours est-il qu’il a été sidéré
quand je lui ai dit que Spiegelman risquait de l’avoir avec lui et Monsieur Monod, et qu’Arne
Tiselius appuyait pour que les trois lauréats soient français. Il voulait connaître mes sources.
Je ne les lui ai pas révélées.
Samedi 31 août 1963 : Velléités d’écriture
Dans mon actuel désarroi, j’ai soudain une frénétique envie d’écrire sur le labo, les
chercheurs. Ce désir me poursuit dans mon lit et m’éveille à 4 heures du matin. Je vais jusqu’à
en parler à Maman afin qu’elle me pousse en ce sens. Ce pour quoi elle est d’accord.
A jour de mes travaux ménagers, je commence à jeter les bases de ce projet sur un
petit carnet, en attendant mieux. Je promets à la mémoire de mon père d’être meilleure et
d’essayer de faire quelque chose dont il aurait pu être fier.
J’aimerais écrire une fresque sur les « savants » de toutes les disciplines que je
connais. Je voudrais les rendre populaires et aussi les faire aimer. Je parle de ce projet assez
prétentieux à plusieurs collègues et aussi à mon Patron qui, jusqu’ici m’inhibait totalement à
ce sujet. Mais c’est décidé. Je veux faire table rase de mes préjugés. Tant pis pour moi.
J’essaierai de faire ce que je juge bon de faire et de mon mieux. Cette fresque n’est pas
125
destinée à des scientifiques après tout. Mais je conçois que je m’attaque là à un travail de
longue haleine. Je dois bien cela à mon cher Papa.
Dimanche 1er septembre 1963 : Morne dimanche
Cela commence mal ! Je ne travaille pas à mon projet aujourd’hui. Après-midi, nous
allons tous quatre au cimetière et rentrons à la maison. Après dîner, nous regardons un film à
la télévision. J’occupe la place qui était celle de Papa. Il est là, toujours dans mon cœur.
J’appréhende la vraie rentrée de demain.
Lundi 2 septembre 1963 : Retour du Patron au labo
Ce matin, je travaille à ma « fresque » dans le train et le métro, rédigeant en sténo pour
désarçonner les curieux.
J’arrive au laboratoire presque en même temps que Monsieur Monod qui m’embrasse
et me serre affectueusement contre lui en me demandant comment je vais. Je lui réponds avec
un sanglot dans la voix que j’essaie de « faire aller », mais je ne pleure pas. Il me regarde avec
beaucoup d’affection et n’insiste pas.
Je retrouve Mirko, les dames de la cuisine, Madeleine Jolit, Agnès et les autres. Le
Patron m’appelle dans son bureau et me dicte du courrier ce matin et une grande partie de
l’après-midi. Il reçoit la visite de Mel et de Suzanne qui partent demain pour l’Inde, le Japon
et la Californie.
Mardi 3 septembre 1963
Demandant au Patron l’autorisation d’aller me faire coiffer, il me l’accorde aussitôt. A
mon retour, il partait déjeuner. Il me prend par l’épaule en me faisant des compliments sur ma
coiffure.
Monsieur Monod avait déjà accepté de faire une conférence à l’Hôpital Saint-Louis.
Comme on me téléphone à ce sujet pour me demander sa date et son titre, j’ai senti qu’il allait
y renoncer, je l’ai regardé : Monsieur, vous avez promis ! Lui dis-je en appuyant sur chaque
mot. Il m’a regardée avec un peu d’étonnement, et a choisi la date et le titre de son exposé.
Mercredi 4 septembre 1963 : Cauchemars nocturnes
Cette nuit, j’ai eu l’impression que Papa était venu m’embrasser. Je l’ai serré par le
cou en lui disant : Ne pars pas encore !
Mais sa tête a glissé entre mes bras et a disparu. Je garde un long moment cette
impression en moi. Jusqu’à mon départ pour l’Institut.
Reprenant mon parapheur, je m’aperçois que le Patron a signé son courrier en rouge.
Oubliant qu’il est daltonien, je le lui dis
- Vous savez, Monsieur, que vous signez en rouge ?
- Eh bien ! Mais c’est joli le rouge, rétorque-t-il.
- Le noir est plus distingué, lui ai-je répondu.
Illico presto, il change de stylo.
Jeudi 5 septembre 1963 : Agressivité
126
J’ai passé une partie de ma matinée à chercher un papier égaré, brouillon d’un de mes
rapports des articles destinés à Biochemica Biophysica Acta. Cela m’a passablement énervée.
Travaillant avec mon Patron cet après-midi, j’osais lui dire :
- Monsieur, s’il vous plaît, il faudrait peut-être répondre à Pullman, ne pensez-vous
pas ?
Il ne m’a rappelée que beaucoup plus tard dans la journée pour me dicter une lettre à
Sénez, à Marseille, puis une seconde à Pullman pour une école d’été en 1964. Dans les deux
cas il trouve d’excellentes raisons pour s’excuser.
A la fin de la dictée, il vient derrière moi et, me prenant par l’épaule :
- Cela vous va ?
Comme je ne réponds rien, levant sur lui un air de doute
- Vous trouvez que j’exagère ? Fermement, je réponds :
- Oui, Monsieur !
continuant à le regarder. Sidéré par ma réponse, il cherche immédiatement à se justifier :
- Sénez aussi bien que Pullman m’ont tous deux assiégé pour que j’accepte. Pour
avoir mon nom sur leurs affiches et attirer les clients, je ne me fais pas d’illusions.
Ah ! Ce fichu orgueil ! Je reviens à la charge
- Oui ! Mais les élèves, Monsieur ? Il se renverse brusquement sur son fauteuil et
s’énerve :
- Ils peuvent lire partout ce que je leur aurais raconté ! Je n’en démords pas Oui, mais
ce n’est pas vous qui leur exposerez !
A ce moment, le téléphone sonne dans mon bureau. Tout en regagnant mon antre,
j’ajoute en le regardant avec un air de reproche
- Je n’aime pas que l’on critique mon Patron !
Et je sors, le laissant tout déconcerté sur son fauteuil, me semble-t-il, S’il n’y avait pas
eu ce malencontreux coup de téléphone, j’aurais dû lui dire calmement que j’étais
malheureuse d’entendre critiquer un Patron auquel je suis attachée et que j’admire.
De retour près de lui, je poursuis
- Pour Marseille, cet été, les participants n’ont pas pris vos excuses au sérieux et se
sont moqués de vous. Après tout, Monsieur, vous avez bien le droit de prendre des vacances
et de donner une réponse négative tout de suite !
Monsieur Monod finit par se ranger à mon avis et décline l’invitation. Par la suite et
pendant quelque temps il m’appela, d’un air qui se voulait contrit « Ma conscience ».
Vendredi 6 septembre 1963 : J’ai donné des complexes à mon Patron
J’ai travaillé un peu au plan de « ma fresque » dans le train, ce matin.
Le Patron a encore du courrier à me dicter. Nous commençons par les « secondes
urgences ». Il trouve l’ordre de mission pour ce colloque de Marseille manqué. Me fixant du
coin de l’œil : Madeleine, je n’ose pas vous regarder en face. Je lève les yeux vers lui,
esquissant un sourire et nous reprenons la dictée.
Nous en arrivons à une invitation pour un congrès de biochimie à New York pour
juillet 1964. Il me dicte qu’il a des projets pour cette période et il ajoute, me précisant d’ouvrir
des parenthèses, la vraie raison de ce refus : Ne le dîtes à personne, mais j’ai l’intention de
faire une croisière dans les îles grecques à cette période.
Ayant terminé la dictée de cette missive, il me regarde d’un air très satisfait.
J’enchaîne immédiatement : Je suis tout à fait d’accord.
127
J’ajoute aussitôt qu’il doit m’excuser, mais tout ce que je lui ai dit c’est égoïste de ma
part : c’est pour ne pas être malheureuse parce que je l’aime bien. Il s’avance près de moi et
demande
- Vous êtes malheureuse à cause de moi en ce moment ?
- Non ! Cela va mieux maintenant et cela va continuer, je l’espère !
Il prend un air sombre et retourne vers son bureau
- Vous êtes ma conscience, Madeleine et ajoute Il faut me dire quand je vous rends
malheureuse.
Trouvant ensuite deux lettres d’invitation, il me les tend en disant
- Puisque vous êtes ma conscience, que dois-je faire, Madeleine, pour ces
invitations ?
Dans la soirée, présentation d’une candidate secrétaire pour le service. Il s’agit de
Nicole Serres (devenue plus tard Nicole Alberto). Elle est engagée à dater du 14 octobre 1963.
Elle nous a fait très bonne impression.
Lundi 9 septembre 1963 : Retour de techniciennes
Retour au labo de deux techniciennes qui n’étaient pas au courant pour Papa. Elles me
présentent leurs condoléances, l’une très maladroitement, choquante même. Il est vrai que
depuis la mort de Papa, je ne suis plus tout à fait moi-même, me trouvant souvent agressive
comme le prouvent mes récentes divergences avec mon Patron.
J’ai pas mal à faire. Et Jean-Pierre (Changeux) qui n’en finit pas de me dicter quelques
lettres. Cela m’énerve et ce soir, je suis au bord des larmes. Ce vide irrémédiable laissé par la
disparition de Papa me révolte parfois et pourtant, il faut bien que je m’adapte peu à peu.
Mardi 10 septembre 1963 : Un Patron très humain
Au labo je me sens dépressive. Je prenais du courrier avec le Patron quand on me
demande au téléphone. Il ne voulait pas m’y laisser aller. Quand j’ai rejoint ma place, je n’ai
pu m’empêcher de pleurer. Il est venu gentiment vers moi et m’a demandé si j’avais eu de
mauvaises nouvelles. Non, ce n’était pas le cas, mais aujourd’hui je n’étais pas en forme. Sa
sensibilité a deviné que la mort brutale de mon père m’a profondément affectée. Il me caresse
gentiment la joue et reste longtemps à me regarder sans dicter. Il me parle de Maman et me
rappelant les termes de sa lettre, il me précise qu’ils étaient toujours valables, à savoir qu’il
était prêt à remplacer mon père naturellement dans des cas bien définis. Je pleure sans
répondre en lui demandant pardon de l’importuner avec mes histoires personnelles. Bientôt,
nous reprenons le travail. Je déjeune au restaurant avec Madeleine, Martine et Danielle.
Jeudi 12 septembre 1963 : Épreuves téléphoniques
Matinée éprouvante à cause du téléphone qui, soit n’arrête pas de sonner, soit reste
muet si j’appelle.
Lundi 16 septembre 1963 : Représentation matérielle d’un nouveau concept, l’allostérie
Le Patron est très affairé aujourd’hui avec une nouvelle théorie qu’il est en train de
vouloir matérialiser. Théorie ayant à voir, si j’ai bien compris, avec la symétrie. Avec le recul,
je pense qu’il devait s’agir des fameuses transitions allostériques ? Toujours est-il qu’il colle
ensemble, d’une façon très précise, des morceaux de carton ou des boules de plastique (balles
de ping-pong) identiques. Encore un mystère de plus pour moi !
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Mercredi 18 septembre 1963 : Monsieur Monod poursuit les idées qui se sont fait jour
Je mets de l’ordre dans mes affaires. Hier, j’ai passé pas mal de temps à classer.
Aujourd’hui, je commence à honorer des demandes de tirages à part.
Le Patron a du courrier à me dicter, mais il s’acharne sur ses nouveaux concepts et
leur matérialisation.
David pense qu’ils n’auront pas le Nobel cette année qui sera décerné à Jonathan Salk
et Co.
Jeudi 19 septembre 1963 : Encore un cauchemar
Cette nuit – sans prendre de somnifère – j’ai assez mal dormi. A un moment, j’ai vu
Papa sur son lit de mort. Je me suis réveillée et la vision restait. C’était tellement vrai que
j’avais l’impression qu’il était là près de moi.
Vendredi 20 septembre 1963 : Le Patron ne pourra plus dire qu’il n’a jamais de quoi
écrire !
Avant-hier le Patron n’avait rien pour écrire. Madeleine me l’a signalé : je lui fais
remarquer que je lui donne toujours des tas de pointes bic. Daty et Chassagne préparent une
grosse et longue chaîne au bout de laquelle ils placent un anneau avec un crayon bic. Je vais
voir Monsieur Monod lui disant que Madeleine m’a fait une scène car il n’avait jamais de
quoi écrire. Je précise que Daty a trouvé la solution et lui tend la chaîne. Il rit à gorge
déployée en disant que cela lui sera bien utile quand il naviguera sur sa Tārā.
Dimanche 22 septembre 1963 : Nouveau cauchemar
J’ai le cafard. J’ai encore rêvé de Papa cette nuit. Il avait sur le visage le masque de la
mort, et cependant je le trouvais rouge et j’avais peur qu’il ait à nouveau une crise fatale.
Comme c’est dur et éprouvant.
Mardi 24 septembre 1963 : Au sujet des réunions scientifiques du soir
J’ai une conversation pénible avec Agnès pour les réunions du soir de certains
scientifiques. Elle voudrait que j’avance l’argent pour l’achat des boissons. Je refuse
catégoriquement lui précisant que même si le Patron me le demandait je refuserais de m’en
occuper car je ne veux pas me prêter à une action qui risque de lui porter préjudice ainsi qu’au
Patron et au service. Je lui demande de se débrouiller seule et d’en parler à Monsieur Monod.
Mercredi 25 septembre 1963 : Problème des réunions du soir résolu
Geneviève m’appelle pour m’informer que les réunions scientifiques reprennent dès la
semaine prochaine, sans alcool et à Pasteur. Je lui passe Agnès pour qu’elle le lui dise ellemême. Sarah Rapkine pense que peut-être Monsieur Monod m’en voudra un peu de ne pas les
laisser faire ce qu’ils veulent. Quant à moi, je ne le crois pas.
Mardi 1er octobre 1963 : Visite à Madame Machebœuf
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Aujourd’hui, je déjeune chez Madame Machebœuf où je rencontre Michou et la petite
fille de Claude. C’était très sympathique. Elle aimerait que je revienne plus souvent. Elle
propose de venir me voir à Beaumont un dimanche et nous emmènera, Maman et moi,
déjeuner quelque part.
Vendredi 4 octobre 1963 : Inauguration de la cantine
Visite de Geneviève Gareau qui venait à l’inauguration de la cantine de l’Institut. Le
Patron m’appelle et je dois la quitter. Pendant le déjeuner (toujours dans le service), nous
discutons à nouveau de cette cantine dont on avait tellement débattu au cours des réunions
syndicales.
Lundi 7 octobre 1963 : Premiers repas à la cantine
Premier repas pris à la cantine avec quelques collègues. C’est sympathique, clair,
propre et relativement calme. De retour à notre « salle à manger » les questions fusent de
toutes parts : Alors ? C’est bien ?
Lundi 14 octobre 1963 : Je ne suis pas physionomiste
Très mauvaise journée au cours de laquelle, assez sûre de moi pour une fois, j’annonce
à Monsieur Monod la visite d’une certaine Mme X que j’introduis dans son bureau. Presque
aussitôt mon Patron sort avec cette visiteuse, me demandant si elle était bien Mme X et pas
plutôt Mme Y qu’il devait recevoir.
La honte ! Je sais pourtant que je ne suis pas physionomiste ! J’aurais dû m’assurer de
son identité avant de l’introduire.
Mardi 15 octobre 1963 : Approche de la Toussaint
Ce matin, après m’avoir dicté du courrier, le Patron s’assied dans le fauteuil de mon
bureau et nous parlons. Je lui dis qu’il a une piètre secrétaire en ce moment. Essayant de me
justifier, je lui explique que je suis nerveuse parce que je ne dors pas bien. Il rétorque qu’il
connaît le sujet car c’est sa maladie. Il pense que je dois me reposer. Il me demande si je pars
pour la Toussaint. Non, j’irai me recueillir au cimetière.
Simone Lacaille est venue également me voir. Elle a connu ces moments pénibles de
« mal-être » et me conjure de faire quelque chose, écrire par exemple puisque j’aime bien. Je
me sens un peu ragaillardie après ces conversations.
Mercredi 16 octobre 1963 : La période des Nobel
J’appelle Gisèle pour le Nobel qui – si nos savants calculs sont exacts – devrait être
décerné demain. Je la sens nerveuse. Moi non plus je n’y compte pas. Monsieur Jacob non
plus (je lui ai dit que c’est probablement demain le jour « J »). Il semble tomber des nues et
veut paraître ne pas y attacher d’importance. Ce soir, il revient et me demande si j’ai eu un
coup de téléphone de Stockholm !
Jeudi 17 octobre 1963 : Les Nobel 1963 sont attribués
J’attends en vain toute la matinée. Je téléphone à Gisèle : que font-ils ? C’est mauvais
signe. Je vais déjeuner à la cantine avec Geneviève Gareau. Le Chef du Personnel vient nous
130
voir et nous expose ses malheurs. J’ai cru comprendre que des petits malins donnent les
tickets dans le sens inverse au passage du système de contrôle (7 personnes) et ont ainsi des
repas gratuits !
Cet après-midi, Jean-Pierre Changeux - considéré par le Patron comme son « petit
frère » - me téléphone et me donne les noms des lauréats du Nobel de Médecine 1963 : Sir
John Carew Eccles, Alan Lloyd Hodgkin et Andrew Fielding Huxley pour leurs travaux sur la
membrane de la cellule nerveuse. Je communique cette information à Monsieur Jacob quand
il sort du bureau du Patron. Il revient me voir dans la soirée et me dit qu’il ne s’y attendait pas
pour cette année.
Vendredi 18 octobre 1963 : Le Patron et le discours du ministre
Ce matin, Jean-Marie Dubert me demande la date du Nobel ! C’était hier, mon
vieux ! Il est sidéré.
Vers 17h30, le Patron m’appelle pour me dicter le discours que le Ministre de
L’Éducation nationale doit prononcer à la Sorbonne mardi, à l’occasion du centenaire de la
mort de Calmette : Quelque chose de bien pompier et ronflant me dit-il en riant. Comme s’il
en était capable ! Je m’installe devant son bureau, crayon et bloc en mains. Le texte coule,
interrompu parfois par quelques hésitations ou corrections verbales. Quand il a terminé, je
relis tout haut et ajoute : Applaudissements nourris.
Nous verrons le 22 octobre !
Lundi 21 octobre 1963 : Le Patron, les jeunes et la biologie moléculaire
Le Patron est à Cannes. Je range ses tirés à part à relier. Ce soir, Jean-Pierre Changeux
est venu m’accompagner à la gare du nord. Au cours de la discussion, il m’a parlé du Patron
qui semblait apprécier l’alcool et le supportait mal. Il me dit qu’à chaque fois qu’il en buvait
au labo il disait toujours : Si Madeleine me voyait ! Elle n’aime pas que je m’alcoolise et elle
a raison ! Cela me donne du courage pour le contrecarrer gentiment la prochaine fois. Mine
de rien, il se rend compte tout de même de pas mal de choses.
Jean-Pierre ajoute que notre Patron est extraordinaire pour les jeunes et que la France
lui devrait la création de la biologie moléculaire : sans lui elle n’aurait pas vu le jour dans
notre pays !
Mardi 22 octobre 1963 : Centenaire de la naissance de Calmette
Le Patron arrive tard car sa voiture a eu des ennuis mécaniques. Il a à peine le temps
d’aller déjeuner et s’habiller chez lui pour la cérémonie solennelle du Centenaire de Calmette.
Je suis allée chercher sa toge à la Sorbonne dans la matinée. Il l’emporte sur son bras tout
comme Monsieur Lwoff, Pierre Schaeffer et Jean-Marie Dubert. Tous quatre attendent un taxi
devant l’Institut. Spectacle assez insolite que celui de ces messieurs semblant se rendre à la
teinturerie !...
Le discours du Ministre de l’Éducation nationale était bon, à part un lapsus : à
un moment, il a parlé d’Albert Camus au lieu d’Albert Calmette ! Mais il n’a pas perdu son
self-control. Parmi l’assistance, il y avait Madame Calmette, le Comte et la Comtesse de
Paris, Paul Raynaud, et d’autres personnalités.
131
Après la cérémonie Calmette, je me rends avec les autres à l’arrosage du nouveau
laboratoire de François Gros (à l’Institut de Biologie Physico-chimique de la rue Pierre Curie)
que Geneviève Massé nous fait visiter. Michel Goldberg me ramène en voiture à la station de
métro Saint-Michel.
Mercredi 23 Octobre 1963 : Humour
Ce matin je mets presque totalement à jour mes dossiers du personnel du service. Cet
après-midi, Monsieur Monod et moi répondons au courrier. Madeleine m’a apporté un verre
de citronnade sur mon bureau. Le Patron m’en boit la moitié et, me regardant
malicieusement : C’est très bon cela ! Humour acide ! J’ai fini le reste du breuvage, Luria
pensant tout haut que cela allait m’empoisonner : Si je perds Madeleine, je n’ai plus qu’à me
jeter dans la Seine ! Humour noir ! Ce soir, à Persan, répétition de Montserrat.
Vendredi 25 octobre 1963
Monsieur Monod est venu déjeuner à la cantine où j’étais déjà avec Maddy
(technicienne de Bussard, si mes souvenirs sont exacts), Michel Goldberg et David Perrin.
Nous avons bien ri avec Maddy.
Cet après-midi, le Patron me dicte du courrier. Il m’apparaît comme j’aime le voir :
jeune d’allure et ne se prenant pas au sérieux. Il joue avec une des balles de ping-pong
destinées à ses modèles allostériques. Tout en continuant à dicter, il fait des « pompes » sur le
dossier d’un fauteuil.
Le téléphone sonne. Il décroche lui-même : c’est une journaliste. Elle aimerait savoir
ce qu’il pense de ses travaux. Il lui répond qu’il est bien mal placé pour en juger lui-même et
lui conseille de poser cette question à une autre personne. Il raccroche, un peu agacé. Je lui
dis
- Ce n’est pas une sinécure d’être journaliste !
Il semble aussitôt craindre que je le trouve trop réticent avec son interlocutrice. Je le
rassure
- Non ! Non ! Je pense simplement que le journalisme scientifique devient impossible
à moins d’être soi-même scientifique. Il acquiesce sans autre commentaire.
Mardi 29 octobre 1963 : Le Patron et l’organisation de la Sorbonne
Monsieur Monod est furieux contre l’organisation de la Sorbonne où chaque
professeur fait le cours qu’il veut sans se préoccuper de ce que font ses collègues de la même
discipline. Il préconise une nouvelle méthode de communication des programmes entre tous
les enseignants à la fin de l’année scolaire pour la rentrée suivante afin d’harmoniser les
cours. Mais il se heurte à une certaine résistance qui le met hors de lui.
Mercredi 30 octobre 1963
Cet après-midi, alors que Monsieur Monod assistait à une commission hors du
campus, un chercheur de l’Institut demande un rendez-vous pour un étranger de passage
désirant discuter de problèmes de génétique. L’informant de l’absence de Monsieur Monod
pour le moment, je lui conseille de s’adresser au secrétariat de Monsieur Jacob.
Quelques minutes à peine se passent. Monsieur Jacob m’appelle, exaspéré !
- Quand il y aura des chimistes : je les enverrai à Monsieur Monod ! Au retour du
Patron, je lui expose ma bévue. Il rétorque
132
- Vous avez très bien fait, Madeleine, et il faudra recommencer !
Cela m’a « ravigotée », sachant que, dans le même cas, Monsieur Monod aurait
répondu à la personne dans l’embarras. J’en conclus que Monsieur Jacob devait être dans un
mauvais jour !
Peu après cette anecdote, je trouve dans le courrier une enveloppe adressée à
Mademoiselle Madeleine Monod. Cela a amusé le Patron. La montrant à Luria, il lui a dit que
j’étais sa fille !
Jeudi 31 octobre 1963 : Coup de blues
Monsieur Monod devait déjeuner au labo aujourd’hui, mais finalement il nous rejoint
à la cantine. Il s’installe à notre table, répétant pour la énième fois que si je n’étais pas là ni
Sarah Rapkine, il irait se jeter dans la Seine !
Il est très détendu en ce moment. Je pense que les idées qu’il cogite sur les transitions
« allostériques » doivent le maintenir en forme.
Au retour de son cours cependant, il me prend par l’épaule et me dit :
- Je suis vieux, Madeleine ! Je suis épuisé !
- Mais non, Monsieur, vous n’êtes pas vieux !
- Bon ! Mais alors je suis tout de même épuisé ! Je ris avec lui.
Lundi 4 novembre 1963 : Quand le Patron a « une idée »
Je travaille bien aujourd’hui. Le Patron a l’air en pleine forme. Il me donne à
dactylographier ce qu’il a écrit pendant le week-end.
- J'ai bien travaillé : j’ai eu une idée !
Jetant un coup d’œil sur les feuillets qu’il me tend, j’ajoute :
- Il me semble qu’il y a pas mal d’idées là-dedans !,
- Oui ! Mais les vraies idées sont rares et j’en ai eu une !
Je suis ravie et cela me donne des ailes pour taper à la machine.
Dans la soirée, un journaliste entre dans mon bureau, sans rendez-vous, précisant qu’il
désire voir Monsieur Monod une minute car il a quelque chose de très important à lui dire.
Sortant de son bureau derrière le visiteur, ce dernier ne s’en aperçoit pas. Je dis à ce monsieur
que Monsieur Monod n’a guère le temps de le recevoir. Il veut attendre. Peu après, le
journaliste voit le Patron regagner son bureau et le suit. A l’issue de cette visite impromptue,
Monsieur Monod me dit :
- Il est bien brave, mais un peu hurluberlu ce type. Il m’a dit que j’aurai le Nobel
demain et m’a demandé le maximum de détails sur ma vie. J’ai dit n’importe quoi !
- …Oh !
Mardi 5 novembre 1963 : Les concepts nouveaux
Ce matin, le Patron me dicte les rapports CNRS assez vite. De temps en temps, il va au
tableau mural, y écrit des formules compliquées dans le corps desquelles j’ai reconnu
l’apparition de plusieurs « log ». D’autre part, il dessine des « je ne sais quoi » puis, se
reculant, contemple son oeuvre avec une espèce d’extase. Il a l’air absolument ravi et me
prend à témoin :
- C’est magnifique, vous ne trouvez pas, Madeleine ? C’est admirable ! Naturellement,
j’acquiesce. Mais j’ajoute :
- C’est splendide, je le sens, mais je n’y comprends RIEN !
133
Je lui avais fait apporter un repas de l’extérieur. Il décide ensuite de déjeuner au bistrot
avec Georges Cohen, pour finalement aller à la cantine. Ils se sont installés à portée de mes
oreilles. Au cours de la discussion avec Georges, le Patron a conclu qu’il fallait essayer de
faire de son mieux et n’avoir aucun remord pour ce qu’on laisse obligatoirement derrière soi.
Il dit avoir mis trois ans pour parvenir à cette philosophie. L’homme de science doit s’occuper
de ses jeunes chercheurs et pour s’occuper vraiment d’eux, il est amené à les défendre au sein
des commissions, etc. Ce qui l’exaspère le plus : être dérangé pendant qu’il fait du labo. Il
arrive un stade où l’on a toujours l’impression de faire quelque chose au dedans d’autre
chose : du labo aux dépens de l’administration et vice-versa. Mais il faut acquérir une
philosophie, sinon plus rien n’est possible64.
Voyant tout à coup un dessin destiné à Didier Bertrand représentant une courbe sur la
production de la carotte, il me dit :
- Tiens ! Il fait dans la carotte maintenant Didier ! Je réponds
- Oh ! Avant cela il a fait dans le petit pois et le soja !
Le Patron éclate de son rire de gorge et me demande si je me rendais compte de ce que
lui, Jacques Monod, dessine :
- Bien sûr et c’est ce qui me pose problème !
Jeudi 7 novembre 1963 : anecdotes de Monsieur Lwoff
A midi, je suis à la table de Monsieur Lwoff qui a deux invités à qui il raconte, entre
autres, deux anecdotes :
Un dictionnaire devient une bible même s’il contient des bêtises. Si bien qu’une
maladie (typhoïde) traduite en yougoslave et nantie d’une majuscule devient la «maladie de
Typhoïde.
Roscoff a été relancé par un médecin qui voulait en faire une station climatique et
pour cela n’a pas hésité à dire que le Gulf Stream venait jusque là, alors que c’est faux !
Mais un géographe l’a pris pour argent comptant, si bien que sur les cartes on voit le courant
du Gulf Stream venir jusqu’à Roscoff alors que l’eau y est... très froide.
Après la détente, les problèmes moins attrayants ! Mademoiselle Tain (la secrétaire de
Monsieur Tréfouël) trouve à redire concernant les demandes d’autorisation de travailler la
nuit que je lui présente presque chaque jour en ce moment. Monsieur Tréfouël trouve cela
anormal, me dit-elle.
Que pouvais-je lui répondre d’autre sinon que j’en parlerai à Monsieur Monod qui
appellera Monsieur Tréfouël à ce sujet. Elle se radoucit subitement et prenant un ton
confidentiel : Entre nous, déchirez les autorisations qui n’ont pas servi et signalez-moi les
non-usagers d’autorisation !
Vendredi 8 novembre 1963
Aujourd’hui, constamment dérangée, j’ai eu du mal à donner du travail à Nicole
Serres. J’apprends que Monsieur Jacob est intoxiqué par des émanations gazeuses dans son
bureau.
Mike Malamy, stagiaire américain du service, boursier de la Jane Coffin Childs
Foundation, est sorti de l’Institut avant 23 heures hier soir. J’ai informé Mlle Tain dès ce
matin, comme elle me l’a demandé.
64
Ce paragraphe a été transcrit à partir de mes notes personnelles de l’époque, le jour où les
chercheurs descendaient dans la rue pour défendre la recherche en se proposant de démissionner de
leurs fonctions administratives le jour même (mardi 9 mars 2004).
134
Le Patron assiste aux commissions du CNRS pour la journée. Je lui avais parlé du cas
de Maddy, technicienne d’Alain Bussard qui veut partir à Dijon. Ce dernier a déjà vu
Monsieur Monod hier soir. Alain Bussard faisant la tête à Maddy ce matin, je présume que
mon Patron l’a influencé en faveur de sa technicienne.
Mardi 12 novembre 1963 : Biologie et musique
Ce matin, j’ai travaillé avec mon Patron. Au déjeuner, Maxime Schwartz m’a parlé de
lui. L’orchestre de chambre a bien marché vendredi : ils répétaient du Bach, un concerto
brandebourgeois. Ils auraient pu se produire en public. Il paraît que le Patron était très
content. Il a déjà donné un concert public salle Gaveau, il y a longtemps en 1933 ou 1937. Il a
longtemps hésité, me dit Maxime, entre la musique et la biologie. « Il a choisi la biologie,
heureusement pour la musique ! » aurait dit un de ses amis américains.
Mercredi 13 novembre 1963
Visite de Geneviève Gareau qui m’apprend que l’hebdomadaire Ici Paris, voit dans
ses prédictions pour l’année prochaine, l’accroissement d’un important institut de recherches
français (probablement l’Institut Pasteur ?).
Cet après-midi, je suis contrainte de discuter avec Jean Godard, jeune garçon de
laboratoire qui veut changer de service. Essayant de le mettre en confiance, j’apprends qu’il
ne veut plus rester dans le service à cause de Marie-Louise à qui il en veut énormément ! Je
n’ai pas insisté pour connaître la vraie raison, mais cela me fait de la peine. La co-habitation
est parfois difficile !
Jeudi 14 novembre 1963
Devant partir en Angleterre la semaine prochaine, le Patron me demande de lui faire
plusieurs dessins. Il existe des erreurs dans les modèles qu’il m’avait donnés. Il me demande
un nouveau dessin qu’il trace pour moi au tableau. Je l’exécute de mon mieux sur le papier.
- Sarah tu sais, Madeleine est bonne comédienne, bonne comploteuse65,
- Elle dessine bien, elle écrit bien, ajoute Sarah.
Monsieur Monod reprend :
- Elle écrit bien, en plus d’un tas de vertus et puis elle me donne du courage.
Je le regarde, incrédule, mais toutefois sensible à sa dernière remarque.
Vendredi 15 novembre 1963 : Remise « en famille » de Légion d’Honneur
Avant midi, Monsieur Lwoff m’apporte quelque chose posé sur un plateau, recouvert
d’un linge blanc et me le confie :
- Dois-je mettre ceci au froid ?
- Vous verrez vous-même répond il.
Je soulève le linge et découvre une boîte de Pétri sur fond de velours noir. Au centre
une gomme verte dans laquelle est piquée une rosette rouge de la Légion d’Honneur66.
65
- Il m’a vue déjeuner avec Geneviève Gareau à midi et discuter de problèmes syndicaux...
Monsieur Monod a été promu Officier de la Légion d’Honneur par décret du 12 juillet 1963 et
Monsieur Lwoff lui a remis la rosette le 15 novembre 1963, dans la salle à manger du service, devant
les membres des trois services (Lwoff, Jacob et Monod).
66
135
A la fin du déjeuner, Monsieur Lwoff me demande de lui apporter le petit plateau et de
lui servir d’assistante. Me tenant à sa gauche, je présente mon précieux plateau. Sarah
Rapkine ôte le linge blanc et ouvre la boîte de Pétri. Prenant alors délicatement la rosette,
Monsieur Lwoff la pique et la fixe au revers de la veste de Monsieur Monod 67. Bien droit, très
cérémonial, il prononce les paroles rituelles :
Au nom du Président de la République et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés,
je vous déclare Officier de la Légion d’Honneur.
Monsieur Jacob et moi applaudissons, immédiatement suivis par toute l’assistance qui
félicite le récipiendaire. Monsieur Monod s’aperçoit soudain que je ris :
- Regardez-là : elle se marre ! Mais Madeleine, c’est sérieux ! C’est très sérieux ! J’ai
été nommé pour « mérite exceptionnel ».
N’ayant pas été informée de toute cette mise en scène par les collègues du grenier, cela m’a
beaucoup amusée, voilà ! Il paraît que le surveillant est venu pendant le déjeuner et a pu constater que
les deux "salles à manger" étaient au complet : il n’y avait jamais eu autant de monde à l’heure du
repas. « L’autre » Madeleine l’a dit au Patron. Ce dernier partant en Grande-Bretagne la semaine
prochaine, si des suites désagréables se font jour cela retombera sur moi68 !
Si le temps est favorable, Monsieur Monod voudrait prendre l’avion pour se rendre en
Grande-Bretagne lundi prochain.
Lundi 18 novembre 1963 : 2nd Sir Ernest Kennaway Memorial Lecture à Londres (19
novembre 1963)
Le Patron doit partir pour Londres où il a été invité à donner la 2nd Ernest Kennaway
Memorial Lecture au Chester Beatty Research Institute of the Royal Cancer Hospital de
Londres, conférence très sélecte, sous le titre : Controlling elements and regulatory circuits in
cellular metabolism and growth, le 19 novembre 1963.
Quelques heures avant le départ de la « Flèche d’Or » il fait irruption dans mon
bureau. Les organisateurs lui ont vivement déconseillé de prendre l’avion en novembre. Ils
ont l’expérience des conférenciers que l’on attend jusqu’à la dernière minute et qui,
finalement en raison du fog régnant outre-Manche, atterrissent à Bruxelles ou à Lyon !
Arborant une chemise écossaise avec une cravate fantaisie, il laisse sa grande valise
dans mon bureau. Je n’aime guère ces départs et la précipitation qu’ils entraînent.
- Madeleine, s’il vous plaît, vous me préparerez un peu de papier blanc et de quoi
écrire. De son bureau il me demande :
- Appelez-moi le Professeur L. au téléphone et rappelez-moi que je dois vous dicter
une lettre avant de partir.
Entre temps, Monsieur Jacob est entré dans son bureau et une discussion scientifique
animée avec explications de détails au tableau s’engage.
Je lui ai donné son billet de chemin de fer tout à l’heure, mais qu’en a-t-il fait ? Je me
méfie toujours de sa distraction. Surtout quand son esprit est aux prises avec un concept
scientifique. Le taxi que j’ai appelé est devant l’entrée de l’Institut. A-t-il entendu quand je
l’ai prévenu ? La discussion se poursuit, passionnée. Je risque :
- Monsieur, avez-vous bien votre billet ? Réponse :
- Je n’en sais rien…
Dans le couloir, il n’a pas trouvé de conclusion et n’a pas le temps de me dicter la
lettre évoquée tout à l’heure. Immédiatement après son départ, j’essaie de mettre un peu
67
Il avait insisté pour que Monsieur Monod porte une veste.
Depuis la création de la cantine, il était interdit de prendre ses repas dans les laboratoires. Mais notre
service avait la chance d’avoir un espace spécial.
68
136
d’ordre dans son bureau. S’il a oublié quelque chose, j’aurais encore le temps de le lui porter à
la gare du Nord.
Je ne trouve pas le billet. Parfait ! Il l’a donc dans sa poche. J’ouvre un tiroir et j’y
découvre son portefeuille et un porte-carte. Une fébrile inspection des papiers qu’ils
contiennent me rassure bientôt. Il n’a pas besoin de ces documents en Angleterre. Il n’est pas
aussi distrait qu’on le soupçonne. Mais j’ai tout de même eu peur. Ah ! Les départs !...
Mardi 19 novembre 1963 : Visite du service
Notre association ayant mis au programme Les choeurs de l’Armée Rouge ce soir au
Palais des Sports de la Porte de Versailles, j’ai proposé à Marcel Hospital de me prendre à
l’Institut afin de lui faire visiter le service. Il a accepté et je lui ai montré mon bureau et celui
du Patron. Simone Lacaille, souvent des nôtres aux sorties CEP, nous a rejoints. Nous avons
visité rapidement le service. Jean-Marie Dubert (originaire de Limoges) a fait fonctionner un
compteur automatique. Après un léger « en-cas », nous avons retrouvé le reste du groupe au
Palais des Sports où nous avons passé une excellente soirée.
Vendredi 22 novembre 1963 : Assassinat de John F. Kennedy
Monsieur Monod est rentré d’Angleterre, fatigué. Il a fait une bonne conférence. Je ne
l’ai pratiquement pas vu de la journée.
En me rendant à la répétition de Montserrat, j’apprends l’assassinat du Président John
F. Kennedy à Dallas (Texas), tué d’un coup de fusil à lunettes. La répétition est naturellement
profondément marquée parcet événement catastrophique.
Lundi 25 novembre 1963 : Après l’assassinat de Kennedy
Nos hôtes américains du laboratoire sont consternés par la mort tragique de leur
président. Goldthwaith et Malamy pleurent presque. Luria est tout « chose » également. Le
Patron et plusieurs membres du labo en discutent longuement dans le couloir. Les avis sont
partagés. Certains pensent à deux actes isolés provoqués par des fanatiques, d’autres voient
plus loin. David Perrin pense que c’est malheureux pour la politique internationale. Kennedy
aurait été réélu et aurait eu alors les mains libres car il ne dépendrait plus des électeurs et
aurait fait du bon travail avec les pays de l’Est.
Mercredi 27 novembre 1963 : Grève SNCF
J’ai réussi aujourd’hui à terminer mon classement avec Nicole Serres dont l’aide
s’avère efficace.
Dans l’après-midi Monsieur Monod me dicte du courrier. Nous terminons à 17h45. Il
me dit que je peux partir prendre mon train. Je lui rappelle qu’en raison d’une grève de la
SNCF, il n’y a pas (ou très peu) de trains aujourd’hui. Tombant des nues, il me demande
comment j’ai fait pour venir ce matin, qui m’a conduite, qui va venir me chercher ici... Je lui
explique que c’est un membre du CEP travaillant chez Cartier qui me conduit avec deux
autres amies en voiture : Ah oui ! C’est le comédien amateur que vous m’avez présenté
récemment. Il est vraiment très gentil !
137
Vendredi 29 novembre 1963 : Grève à la Sorbonne
Le Patron ne fait pas son cours à la Sorbonne aujourd’hui. Il ne l’a pas fait hier non
plus, les étudiants et les professeurs étant en grève. Comme il n’a pas l’air décidé à s’occuper
des rapports du Jane Coffin Childs Memorial Fund, j’en profite pour me mettre à jour.
Lundi 2 décembre 1963 : Nouveaux concepts
Je n’ai pratiquement pas vu Monsieur Monod de la journée. Il n’arrête pas de discuter
vraisemblablement de ses nouveaux concepts allostériques avec quelques scientifiques du
service.
Mardi 3 décembre 1963 : Travail de calcul
Ce matin j’ai dû insister pour « obliger » mon Patron à me dicter du courrier pour le
Jane Coffin Childs Memorial Fund. Il s’est excusé en me donnant un travail de calcul
empoisonnant. Bien que j’aie les chiffres en horreur, je lui ai dit : Monsieur, dès l’instant que
c’est pour vous, je vais le faire avec plaisir ! Ce qui ne reflétait pas la vérité, mais il faut bien
faire un effort de temps en temps !
J’ai déjeuné à la cantine avec Mlle Faure et Michel Goldberg. Mlle Faure a été très
gentille. « Un peu dragon » a commenté Michel. Par la suite je lui ai raconté la bagarre avec
Monsieur Monod et cela l’a beaucoup amusé. Je lui ai montré ce que j’appelle un peu
pompeusement « mon livre d’or » dans lequel je conserve quelques textes, photos et les
dessins humoristiques de Francine Lavallé. Michel voudrait faire un séminaire pour le
prochain 1er avril et ce n’est pas la première fois qu’il m’en parle !
Vendredi 6 décembre 1963 : Techniques variées sur la façon de dicter
Cette fois, çà y est ! Monsieur Monod me dicte, cet après-midi, le texte du rapport
pour le Jane Coffin Childs Memorial Fund et cela va comme sur des roulettes ! Il me dicte
tout d’abord assis à son bureau, moi en face de lui. Tout en continuant la dictée, le voilà qui
s’installe sur un fauteuil. Armée de mon bloc et de mes crayons, je vais m’asseoir sur le
canapé. Décidément, à peine installés, le voici revenu à son bureau et je reprends ma place
devant lui ! Lorsque nous avons terminé, il vient derrière moi. Il s’asseoit et me dit que cela
lui est très précieux de me dicter ainsi. Il lui semble que cela va bien plus vite. Quand il voit
mon regard en attente de la suite et mon crayon en l’air, il se dit : « Il faut y aller ! »
Naturellement il se croit obligé de me dire que « je suis un ange ». Je ne le sais pas,
mais je le suis tout de même !
Lundi 9 décembre 1963 : Toujours les concepts
Je n’ai pas vu mon Patron de la journée : avec les uns et les autres, les idées
s’affrontent sur son nouveau concept (les transitions allostériques).
Mardi 10 décembre 1963
Cet après-midi, le Patron réussit à me dicter la fin du rapport du Jane Coffin Childs
Memorial Fund !
Jeudi 12 décembre 1963
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Monsieur Monod avait fixé rendez-vous à 11 heures (alors qu’il avait son cours à ce
moment-là) à un Allemand arrivé spécialement de son pays. Je l’ai fait patienter, mais cela
m’a beaucoup énervée. Finalement, je suis allée au-devant de lui vers 12h20 alors qu’il
revenait dans le service. Un peu ennuyé, il est passé par son labo pour se « recomposer » un
visage et le recevoir avec beaucoup d’excuses.
Ce soir, je rate mon train.
Vendredi 13 décembre 1963 : réunion manquée
Vers midi, je m’aperçois avec stupeur que Monsieur Monod devrait être à la réunion
de Biologie moléculaire. J’ai complètement oublié de le noter sur son carnet. Je m’en accuse
et m’en excuse bien humblement, très ennuyée. Il part après déjeuner alors que la réunion
venait de se terminer...
Dans l’après-midi, il me demande de retenir des places d’avion pour Nice. En partant,
il me demande s’il n’oublie rien.
- C’est moi, Monsieur, qui oublie tout !
- Ne soyez pas bête ! me répond-il gentiment.
Je pense que j’ai vraiment de la chance d’avoir un Patron si indulgent.
Lundi 16 décembre 1963 : Déjeuner à la cantine
A midi, Monsieur Monod m’attendait pour aller déjeuner à la cantine. Il y avait
Simone, Agnès et Michèle Nardon (la technicienne d’Adam Kepes). Il me reproche d’être
fière parce que je me dirigeais vers la petite salle alors qu’il s’installait dans la grande. Je lui
réponds que je ne voulais pas m’imposer. Finalement je reste dans la grande salle.
A table le Patron me demande si je n’avais pas reçu d’appel téléphonique d’un ami de
son fils pour aller jouer à G. (je n’ai pas réussi à déchiffrer avec certitude le sténogramme de
mes notes d’époque). Il aimerait présenter son orchestre (« La Cantate ») en public. Nous
allons arranger quelque chose en commun soit pour G., soit à Beaumont, soit ailleurs.
Au cours du repas, Agnès me demande si je pars pour Noël. Je réponds par la
négative. Je ne peux ni ne veux laisser Maman seule pendant la période des fêtes.
Mardi 17 Décembre 1963 : Demande de renouvellement des crédits NIH
Dès son arrivée, le Patron s’aperçoit que nous n’avons pas procédé à la demande de
renouvellement des crédits qui nous sont octroyés par le NIH (National Institutes of Health).
Nous nous y attelons d’urgence. Après qu’il m’ait dicté la lettre d’accompagnement au Dr.
R.C. Backus (Chief, Extramural Programs Branch, National Institute of Allergy and
Infectious Diseases), je lui demande l’autorisation d’aller boire un verre au pot d’une
technicienne d’un autre service. Il éclate de rire. Il faut avouer que c’était bien synchronisé
cette histoire ! Il s’exclame tout haut qu’il n’est pas sérieux ! Ce à quoi je réponds que c’était
tant mieux.
- Oui, Madeleine, heureusement que ni l’un ni l’autre ne nous prenons au sérieux !
- Sinon, je pense que je demanderais à changer de labo ! ai-je-ajouté.
Une circulaire a été envoyée dans tous les services interdisant au personnel de prendre
des vacances entre Noël et le Jour de l’An. Le Patron réagit immédiatement : Nous ferons
comme d’habitude et si quelqu’un est renvoyé : ce sera moi !
Je ne sais si beaucoup de Patrons auraient son courage ! En fin d’après-midi, Monsieur
Monod nous parle de la réunion tenue hier chez Monsieur Tréfouël en présence des chefs de
service concernant la situation actuelle de l’Institut Pasteur. A cette occasion, le Directeur a
139
annoncé qu’il allait devoir licencier du personnel. Réaction spontanée de notre Patron
rétorquant qu’il n’en avait pas le droit et que le personnel pouvait attaquer notre Institut !
Je déjeune avec Geneviève Gareau. Le Chef du Personnel nous invite pour le café. Il
est très nerveux. Il nous affirme qu’il n’est pas l’auteur de la note de service au sujet des
vacances de Noël (avec menaces d’exclusion pour les personnes s’absentant à cette période).
Comme je remercie Monsieur Monod pour l’enveloppe de gratification de fin d’année
qui m’a été remise cet après-midi, il s’empresse de me dire
- L’Institut Salk vous doit bien cela !
Je suis étonnée, mais ne comprends pas. Je pensais que c’était l’enveloppe habituelle
de fin d’année.
- De quelle enveloppe parlez-vous, Madeleine ?
- De celle que m’a donnée Madame Rapkine, comme chaque année.
- Ah ! Je pensais à l’autre !
J’en conclus que cette fameuse enveloppe contenant mille francs, émanait des crédits
du Salk Institute. Je remercie chaleureusement Monsieur Monod.
Jeudi 19 décembre 1963
Ce jeudi, le Patron a oublié qu’il avait rendez-vous avec le Professeur Cournand. Je lui
téléphone chez lui : il n’était heureusement pas parti.
Madame Monod me rappelle pour que je demande à François Jacob de le recevoir en
premier, avant l’arrivée du Patron.
J’ai touché ma seconde gratification de fin d’année et j’ai à nouveau vivement
remercié Monsieur Monod pour sa générosité.
Vendredi 20 décembre 1963 : Fin du tableau de chiffres
J’en ai enfin terminé avec le tableau de chiffres du Patron. Je le lui ai remis à midi. Il
est ravi et me dit, comme d’habitude, que je suis un ange. Il y a relevé une erreur et moi
plusieurs concernant des zéros après la virgule. Côte à côte, nous avons tous deux
soigneusement revu l’ensemble. Il est content du résultat. Tant mieux pour mon aversion des
chiffres !
Il m’a ensuite dicté quelques lettres ainsi que le programme de son cours à la
Sorbonne pour le second semestre.
Lundi 23 décembre 1963 : Théoriquement la vie ne devrait pas exister !
Cet après-midi, Monsieur Monod me dicte le résumé du centenaire de la Société de
Chimie biologique. Interrompus par un visiteur, j’en profite pour attaquer le courrier. Nous
reprenons ensuite le résumé et terminons à 19 heures !
Il vient tout à coup me porter une revue qui parle d’une interview récente. On lui avait
demandé pourquoi il est venu à la Biologie, par amour du scandale !
Il ajoute que la vie ne devrait pas exister : elle est un accident.
- Mais cependant elle existe ! Dis-je naïvement.
Il m’explique alors que
- la vie est contraire au principe même de la physique qui ne peut le démontrer.
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Il me dit au revoir avec affection avant les vacances de Noël et me remercie pour tout
comme il le fait toujours si gentiment. Je le remercie également pour sa générosité. Il conclut :
- Madeleine, je suis toujours redevable envers vous.
Jeudi 2 janvier 1964 : Les voeux
Monsieur Monod me téléphone après déjeuner : il passera au labo dans la soirée.
Dès qu’il arrive, il m’embrasse en me souhaitant une bonne année. Je lui souhaite
beaucoup de succès dans ses travaux. Il est très rapidement accaparé par les uns et les autres
et nous ne pouvons travailler ensemble. Il m’offre des marrons glacés.
Vendredi 3 Janvier 1964 : Dictée détendue
Le Patron me dicte du courrier cet après-midi. C’est fou ce qu’il peut-être gamin
parfois. Il a retrouvé ses balles de ping-pong (destinées aux modèles allostériques) et joue à
une mini pelote basque contre le tableau vert. C’est agréable de le voir ainsi détendu.
Lundi 6 janvier 1964 : Cadeaux de fin d’année
Monsieur Monod est arrivé dans la soirée. Les sympathiques bretonnes de la laverie
m’ont gâtée : Germaine et Célestine m’ont donné des galettes et des crêpes bretonnes. Sarah
m’a offert un pamplemousse.
J’ai été appelée à la lingerie par Sœur Marie Joséphine des Anges qui m’a remis un
petit paquet de la part du Dr. Philippe Goullet (élève du Cours de Physiologie et Génétique
cellulaires 1957), à qui j’avais donné les références bibliographiques qu’il m’avait
demandées. Il m’a offert un très joli petit coffret en ivoire des Indes finement ciselé que
j’aime beaucoup. Je suis confuse parces marques de sympathie.
Mardi 7 janvier 1964
Conseil syndical au cours duquel la situation pastorienne est discutée.
Mercredi 8 janvier 1964
J’ai bien travaillé ce matin. Mais après-midi, j’ai constamment été dérangée : les coups
de téléphone, les gens qui venaient bavarder dans mon bureau... A la cantine, à midi, j’ai
déjeuné avec la jeune laborantine de Luria. Nous avons décidé de parler une fois en français et
une autre fois en anglais. Aujourd’hui, c’était le tour de l’anglais.
Jeudi 9 janvier 1964
Aujourd’hui, installation de ma nouvelle machine à écrire (je ne sais plus bien, mais je
crois qu’elle avait le retour électrique du chariot, donc beaucoup plus « maniable » !)
Vendredi 10 janvier 1964 : Formule de politesse
J’étrenne aujourd’hui ma nouvelle machine en écrivant à Monsieur Monod afin qu’il
donne un rendez-vous à un certain M. X. Que croyez-vous qu’il fit ? Il me répondit à la
machine en disant que ce dernier... l’enquiquinait !
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Il termine ainsi : Veuillez agréer, Mademoiselle, avec mes respectueux hommages,
l’assurance des sentiments dévoués avec lesquels j’ai l’honneur d’être votre très humble et
très dévoué Patron.
Mercredi 15 janvier 1964 : Jacques Monod « membre de l’Institut »
Après déjeuner, je vais voir Geneviève Gareau pour lui montrer les feuilles de
notations que nous avons enfin reçues.
Le Patron me montre une enveloppe adressée à : Monsieur le Professeur Jacques
Monod, Membre de l’Institut. Je lui dis que cela arriverait un jour. Il s’est fâché et m’a lancé
- Non ! Jamais !
J’ai stupidement insisté en disant qu’il serait plus ou moins obligé d’accepter ce titre.
Il me dit qu’il avait refusé et que cette Académie (des sciences) était grotesque.
- C’était bon du temps où il n’y avait que cela comme assemblée de savants valables !
Confuse, j’espère qu’il se tiendra à cette parole.
Jeudi 16 janvier 1964
A midi, le Patron me demande si nous avons retourné un questionnaire au secrétariat
général de la Sorbonne. Je ne sais plus... De son côté, il est certain que nous l’avons fait. J’ai
les nerfs à fleur de peau et une grande envie de pleurer.
Après déjeuner, Claude Burstein, Maître-assistant à la Faculté des Sciences auprès de
Monsieur Monod, me tombe dessus pour faire les demandes de crédits à la Sorbonne.
Excédée, je lui demande de souffler cinq minutes. Il n’a pas osé revenir...
Vendredi 17 janvier 1964
J’ai encore fait un cauchemar cette nuit. Je voyais Papa vivant que je prenais par la
main. Je me disais qu’il ne fallait pas l’emmener au cimetière. Puis j’ai réfléchi qu’il n’y avait
pas encore de nom sur le caveau...
Dès mon arrivée au bureau, je me mets au travail. Ma machine est bloquée ! Je
m’énerve tout en me démenant si bien que le dépanneur arrive avant midi.
Il paraît que tout le monde se demande ce que j’ai ! J’ai toujours envie de pleurer et je
rembarre facilement les uns et les autres. J’ai travaillé tout l’après-midi avec Claude Burstein.
Après déjeuner, Sarah Rapkine a dit au Patron qu’il fallait faire quelque chose pour moi car je
n’allais pas bien. Très contrarié, il vient derrière moi et me demande s’il en était la cause. Je
l’ai rassuré, lui disant que j’étais très fatiguée. Nicole Serres m’a accompagnée jusqu’à la
Gare du Nord.
Lundi 20 janvier 1964
Je me sens décontractée aujourd’hui. Les promenades en forêt d’hier m’ont sans doute
fait beaucoup de bien. Le Patron vient tard et je réussis tout de même à travailler avec lui dans
l’après-midi pour les notations du personnel. Il me propose pour une promotion au choix et
me demande de lui rappeler qu’il doit voir Monsieur Virat à mon sujet. Ce qui me gêne
beaucoup. Je le lui dis et il me répond, péremptoire, que je dois lui obéir !
Jeudi 23 Janvier 1964 : Projet d’Institut de Biologie moléculaire
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Ce matin nous avons une réunion avec le Chef du Personnel en vue des commissions
de classement. Geneviève Gareau a voulu que j’aille avec elle. Nous avons discuté. Cela me
plaît car M. Riondé est très clair dans son exposé. Il est méthodique et organisé. Nous avons
discuté durant 2h30 environ. Je suis sortie à 13h10 pour aller à la cantine.
Le Patron revient également d’une réunion avec le Ministre et le Délégué Général à la
Recherche Scientifique et Technique. Il a l’air désabusé car si le projet de l’Institut de
Biologie moléculaire se fait, ce sera vers 1968-69 que nous pourrons l’occuper ! Il dit qu’il
sera vieux et qu’il n’aura plus envie d’organiser ce qui le passionne actuellement. J’essaie de
le réconforter en lui disant qu’il ne faut pas se laisser vieillir et qu’il doit partir de temps en
temps se « retaper » comme il l’a fait à Noël. Il a posé sa main sur mon épaule sans autre
commentaire.
Vendredi 24 janvier 1964
Cet après-midi, Monsieur Monod est porté aux confidences. Il m’avoue que deux ou
trois personnes du service lui posent de sérieux problèmes de gestion scientifique.
Naturellement ce qu’il m’expose doit rester strictement entre nous : Vous êtes la seule
personne à qui j’aie parlé de tout cela.
Cette confiance me réchauffe le cœur et Dieu sait si j’en ai besoin en ce moment. Je lui
suis tellement reconnaissante pour cette estime à mon égard.
Lundi 27 janvier 1964
Ce matin, réunion d‘une heure chez le Chef du Personnel pour nous communiquer le
calendrier des réunions syndicales avec la direction.
Après-midi, réunion impromptue du conseil syndical pour donner notre avis à
Geneviève convoquée avec les autres secrétaires syndicaux. Objet de cette réunion : mandater
le Comité d’Entreprise pour envoyer une motion à la Direction afin qu’elle mette les syndicats
au courant de la situation actuelle de l’Institut. Décision à mettre à l’ordre du jour de
l’assemblée générale des 17 ou 18 février prochain.
Mardi 28 janvier 1964
Première séance de travail avec le Chef du Personnel. Nous commençons par discuter
sur les modalités de passage d’une classe à l’autre. Geneviève Gareau vient nous renseigner.
Nous n’avons le temps de nous occuper que des secrétaires et des préparateurs. La séance est
levée à 18 heures.
Au retour dans le service, le Patron m’a prise par l’épaule et a dit à Sarah
Rapkine :
- Elle est formidable, tu ne trouves pas Sarah ? Il n’y en a pas deux comme elle !
- Jacques,répond Sarah, il ne faut pas le lui dire car elle va devenir orgueilleuse !
- Oh ! répond le Patron elle n’a pas la tête comme çà ! (Joignant la geste le geste à la
parole). Et tous trois de rire !
Après-midi, seconde séance chez le Chef du Personnel pour les aides techniques. Nous
terminons à 16 heures.
Tous ces jours-ci, je fais des tas de calculs pour le Patron et... cela finit par me plaire !
Il faut dire que j’ai appris à faire des divisions et des multiplications sur la machine à
calculer ! C’est tellement plus attrayant et surtout plus sûr quant au résultat !
Jeudi 30 janvier 1964 : Projet de... canular !
143
Ce matin j’ai passé une bonne partie de mon temps au Service du Personnel pour
compléter mes fiches.
Cet après-midi, le Patron m’a longuement dicté du courrier. Comme je riais d’une
bêtise qu’il venait de dire : Vous n’êtes pas sérieuse, Madeleine, vous riez toujours !
Tous deux nous entamons alors une discussion sur un « canular » possible. Il faudrait
publier, par exemple, un article qu’il signerait E. Kohli! Le Patron propose alors de faire un
petit papier plutôt signé E. Coli sur des travaux effectués sur l’homme et non sur les bactéries.
Ce ne sera pas très facile ! Et il me demande de le faire69 !
Lundi 3 février 1964 : Présentation des diplômes
Cet après-midi, séance de travail pour les commissions de classement. Je vais tout
d’abord chez le Chef du Personnel qui fait sortir ses secrétaires. Il me dit qu’il y a eu deux
collèges dans les commissions : ce qui est revenu aux oreilles de M. Aublant, Secrétaire
Général de l’Institut. Il me demande de mettre en garde les membres de ma commission et me
dit également qu’il aimerait me voir ainsi que Mlle Gareau pour discuter de la question des
diplômes. Il aurait une solution, mais veut voir avec nous si elle est viable. J’en suis flattée.
L’un des membres de notre commission a apporté ses diplômes commerciaux et
d’instruction religieuse ! J’ai réussi à tenir mon sérieux à la réunion, ainsi que Monsieur Virat
et les autres membres !
Mardi 4 février 1964 :
Après ma séance hebdomadaire de coiffure, je retrouve Geneviève Gareau à la cantine.
Je lui raconte l’histoire des diplômes. Elle se propose de les porter au Chef du Personnel
lorsque nous irons le voir.
Cet après-midi, en pleine forme, le Patron fait le singe quand je lui parle. Il penche la
tête et vient vers moi, avec un air narquois
- Vous me faites perdre tous mes moyens et Dieu sait que je n’en ai pas beaucoup !
Il rit, se moquant visiblement de mon étonnement. Pourtant je suis sérieuse quand je
travaille et je ne vois pas en quoi je peux le perturber, Lui !
Cependant, il me dicte une lettre saignante - comme il sait très bien le faire parfois –
adressée à un administrateur des douanes qui nous ennuie terriblement en nous demandant des
tas de détails sur du matériel d’importation acheté sur des crédits américains. Il est
absolument furieux et se met à jurer. Son vocabulaire éclectique me fait rire.
Et elle se marre encore !
- Mais non, Monsieur : je ris de vous entendre jurer, mais je ne trouve pas cela
drôle !
Mercredi 5 février 1964
Avant de rejoindre l’Institut, je passe à l’agence Pan-American-Airways habituelle
chercher les billets du Patron pour les États-Unis (La Jolla). J’en sors trois quarts d’heure
après et prends un taxi pour éponger mon retard. Surprise en arrivant au 28 rue du Docteur
Roux : déploiement de police pour la visite du Ministre russe de la Science !
Un syndicaliste de notre groupe me demande de l’accompagner chez Monsieur Riondé
pour consulter des dossiers. Il me dit que je suis « dans sa manche » et ajoute :
69
E. Coli : Escherichia coli, nom d’une bactérie se développant dans l’intestin humain, par exemple !
144
- D’ici que vous deveniez sa secrétaire !
Comment ce farfelu peut-il penser une seconde que je pourrais quitter Monsieur
Monod ? Je reste sidérée.
Mardi 11 février 1964
Cet après-midi, le Patron et moi travaillons sur un rapport destiné à la DGRST
(Délégation générale à la recherche scientifique et technique). Carmen, la seconde
technicienne de Monsieur Monod, vient nous apporter le thé. Le Patron lui avait également
demandé une tasse d’eau fraîche et un comprimé effervescent d’aspirine.
Reprenant le cours de la dictée, tout à son inspiration, il lâche le comprimé... dans la
tasse de thé. Immédiatement, bouillonnement débordant ! Merde ! retentissant et ... j’attrape
un fou rire que je ne puis maîtriser : j’en pleure !
- Cela vous amuse ? et il finit par rire avec moi !
J’ai demandé une autre tasse de thé, rapportant celle qui bouillonnait toujours et que le
Patron avait cependant goûtée !
Jeudi 20 Février 1964
Assemblée générale du syndicat. Très longues discussions au sujet des commissions
de classement. Je prends le train de 20h15 !
Mercredi 26 février 1964 : Conférence de Lionel Terray au Beaumont-Palace
Marcel Hospital et moi avions donné rendez-vous à Lionel Terray à la Porte de Clichy
vers 18h25. Il pleut. Nous partons dans la large voiture de l’alpiniste, tous trois devant, moi
entre les deux. Bavardage tout le long du chemin. Terray va partir en Alaska en mai prochain.
Il prépare actuellement cette expédition de la FFM, ses conférences finançant les frais. Je lui
demande ce qu’il préfère comme sommets :
- Ils sont tous différents : comme les femmes !
De temps en temps il jette un coup d‘œil vers moi. Il me paraît prétentieux, sûr de lui
et de son petit effet ! Mais sans doute gagnerait-il à être connu ? Il nous parle des différentes
techniques d’escalade d’un pays à l’autre, compte tenu du climat. Il m’interroge sur l’Institut
et me demande si la science française a de bons moyens. Marcel est notre co-pilote et lui aussi
pose de temps en temps des questions. Terray ne m’intimide pas du tout. A un moment il dit
qu’il conduit vite (nous nous en étions aperçus). Oh ! Alors je descends !
Marcel lui dit qu’il conduit en sportif et c’est vrai : il fonce, ralentit, double, freine et
se fait « klaxonner » souvent ! Nous passons par Presles où Marcel reprend sa voiture qu’il
avait garée près du passage à niveau. Je sers de guide à Lionel Terray jusqu’au BeaumontPalace où il installe son matériel. Notre président, André Jolly arrive bientôt et c’est la
cérémonie des présentations avant le début de la conférence qui a connu un gros succès. À
l’entr’acte, il vend quelques livres relatant ses expéditions et dédicace celui de Marcel et le
mien. Je regrette seulement que nous n’ayons pas organisé un pot à la fin de la soirée. Cela
m’étonne que Monsieur Jolly n’y ait pas pensé !
Lundi 2 mars 1964 : Retour de Monsieur Monod des États-Unis
Le Patron est rentré des États-Unis, après la réunion annuelle du Salk Institute. Je ne
l’attendais pas aujourd’hui. Il nous embrasse, Sarah et moi et nous annonce le mariage de son
fils Olivier le 31 mars. Il me demande de lui faire des réservations d’avion pour Nice.
145
J’informe le Patron que les réunions François Gros avaient été décommandées deux
fois au dernier moment pendant son absence. Il trouve cela cavalier.
Mercredi 4 mars 1964
Mon amie Gisèle Rivola est venue travailler à la bibliothèque et nous avons déjeuné
ensemble avec beaucoup de plaisir.
Mercredi 11 mars 1964
Tout l’après-midi, Monsieur Monod me dicte du courrier. Il s’excuse quand il reste un
moment sans parler. Croit-il donc que je m’ennuie dans son bureau avec lui ? J’en profite
pour porter mon regard sur la très belle aquarelle de son père, une vue de l’arrière-pays
cannois, juste devant mes yeux, sur le mur d’en face.
Jeudi 12 mars 1964
Ce matin j’ai beaucoup de mal à pouvoir travailler : je suis constamment dérangée.
Après-midi, le Patron reprend la dictée du papier pour le centenaire de la Société de
chimie biologique.
Le M. X. du mois de janvier doit rappeler. Monsieur Monod me dit de lui répondre
qu’il est en prison :
- pour attentats aux mœurs, vol qualifié, meurtre et dîtes-lui qu’il m’emmerde !
Il vient vers moi qui rit comme une baleine :
- Pourquoi me laissez-vous dire de telles insanités ? Vous n’êtes pas sérieuse,
Madeleine, et vous riez !
Que répondre à cela ! Mais comment vais-je m’en tirer avec ce satané M. X. ?
Vendredi 13 mars 1964
Nous avons réunion chez Monsieur Riondé qui nous fait attendre plus d’une demiheure. La séance est levée à 17 heures environ.
Nous fêtons mon anniversaire à l’apéritif, à la cuisine. Madeleine m’offre un petit
porte-photos en cuir. C’était sympathique, surtout un vendredi 13 !
Lundi 16 mars 1964
Ce matin, au bureau, je trouve une très gentille lettre de Reyb pour mon anniversaire.
Il m’encourage à écrire. Cela me réchauffe le cœur. Mais ce qui me navre c’est qu’il se fait
toujours des idées fausses sur ce que pensent les autres à son sujet. Il se croit persécuté.
Je porte au Chef du Personnel le compte rendu de la séance de vendredi dernier rédigé
d’une manière peu orthodoxe, en colonnes. Mais cela n’a pas l’air de lui déplaire. Il insiste
afin que j’assiste à la séance de demain. J’en parle ce soir à mon Patron :
- Alors vous demanderez à Monsieur Riondé qu’il me fournisse une secrétaire !
Je pense bien qu’il plaisante, mais tout de même :
- Si je dois vous quitter, je me jette dans la Seine !
146
Il ajoute, amadoué :
- C’est très bien, Madeleine, de vous occuper de toutes ces questions !
Et il me donne quartier libre de 14 à 16 heures. N’est-ce pas gentil de sa part ?
Mardi 17 mars 1964 : Défection de notre Montserrat pour Goussainville
Cet après-midi, réunion au Service du Personnel. Discussions animées et cela
n’avance guère. Monsieur Riondé pense qu’à cette allure, nous en avons bien pour 8 heures au
minimum...
Quand je rejoins mon poste, dans le service, j’apprends que Monsieur Jolly du CEP
m’a appelée : la nouvelle recrue de la troupe qui tient le rôle de Montserrat ne pourra venir
jouer vendredi. Grippé, sa femme a dit qu’il ne fallait pas compter sur lui. Problème : il nous
faut trouver un autre acteur pour le remplacer et il compte beaucoup sur moi pour dénicher un
autre Montserrat à pêcher dans une troupe quelconque.
Je me souviens encore de presque tous les appels lancés sans succès : une troupe
amateur de la SNCF, la Ligue française de l’enseignement (section UFOLEA), le secrétariat
de la FNSTA (Fédération nationale des sociétés de théâtre amateur), la Banque de France, le
TNP (Théatre national populaire), la Comédie française (Maurice Escande), la Compagnie
Planchon, Serge Lannes (à condition de se trouver un remplaçant) et enfin Marc Cassot qui
avait tenu le rôle très récemment. Ce dernier ayant sa fille à l’hôpital ne pouvait s’engager.
Finalement, un des nôtres, n’ayant pas de rôle dans cette pièce nous a dépannés : Rémi
Rodier. Il a lu son texte plusieurs fois pour en retenir l’essentiel et l’a fait taper pour le fixer
sur une table de la scène. Chaque membre de la troupe était tendu au possible. Le seul
parfaitement serein : Rémi Rodier. Il est resté à « sa » table pendant toute la pièce, lisant son
rôle sur un signe de Madame Jolly, la souffleuse. Si ce n’était le statisme permanent de son
jeu de scène, il a été parfait. Les organisateurs de cette soirée nous ont même « reproché »
d’avoir averti le public que Montserrat, souffrant, était remplacé au pied levé !
Olivier Monod, qui a assisté à cette « performance » avec un de ses amis, est venu
nous féliciter à la fin du spectacle : Eh bien ! Chapeau ! Mais vous n’auriez pas dû dire au
début que Montserrat était remplacé : on ne s’en serait pas aperçu. Cela pouvait être une
façon différente de voir la mise en scène : un Montserrat abattu ! …
Mardi 24 mars 1964
J’ai eu quelques petites contrariétés ce matin conséquentes aux déboires de notre
Montserrat. Le Patron s’en est aperçu et m’a demandé ce qui n’allait pas. Il me dit qu’il
n’aime pas me voir ainsi. Il dicte un rapport à Nicole tandis que j’accompagne un visiteur
étranger de passage à la crypte où repose Louis Pasteur. A mon retour il me dicte un rapport
sur Agnès puis un texte nouveau sur la « ponctuation » génétique.
Mercredi 25 mars 1964
Ce matin, nous travaillons encore ensemble, Monsieur Monod et moi. Il sent bien que
je n’ai pas encore retrouvé ma sérénité. A la fin de la dictée, il me remercie et me fait une bise
fraternelle.
Jeudi 26 mars 1964
Je me mets à jour aujourd’hui. Geneviève Gareau a tâté le terrain auprès de Monsieur
Riondé : il est probable, mais non certain qu’il nous convoquera jeudi prochain.
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Au moment de partir, je vais voir mon Patron qui est dans le labo d’Agnès. Il revient
avec moi dans son bureau et me demande de m’organiser pour partir pendant la semaine qui
suivra son retour. Je lui dis que je le ferai si je trouve une amie qui m’accompagne :
- Voulez-vous que je vous trouve une amie, Madeleine ?
- Merci, Monsieur, vous êtes gentil. Je pense pouvoir aller en Auvergne. Ne vous
inquiétez pas pour moi.
Jeudi 2 avril 1964
Lors de la réunion syndicale, cet après-midi, le Chef du Personnel se plaint de n’avoir
plus que trois personnes dans son service et d’être débordé ! Les élections prévues pour la
semaine suivante n’auront certainement pas lieu : Quand je pense qu’il y a des gens en
vacances ! Ajoute-t-il, amer.
J’essaie de taper un texte pour Jean-Pierre Changeux. Le mécanicien passe faire
l’entretien de ma machine, ce qui me retarde encore.
Geneviève Gareau déjeune avec moi à la cantine, complètement découragée !
Vendredi 3 avril 1964
Aujourd’hui j’ai la visite de Geneviève Massé qui m’a offert de splendides tulipes que
j’ai rapportées à la maison.
Cela va mieux : j’ai terminé ce matin le travail confié par Jean-Pierre ce qui m’a
permis de mettre de l’ordre dans mes dossiers cet après-midi.
Lundi 6 avril 1964
Monsieur Monod rentre. Il demande de mes nouvelles. Sarah lui dit que j’ai mal au
bras et au coude. Il tâte, par-dessus le pansement qui me gêne terriblement. Il n’est pas
médecin mais il me donne tout de même son diagnostic : névrite professionnelle !
Il est très occupé toute la matinée en raison du Cinquantenaire de la Société de chimie
biologique.
Mardi 7 avril 1964
Bonne journée de travail. Je suis allée me faire coiffer à l’heure du déjeuner. Je suis
rentrée quelques minutes après l’arrivée du Patron qui m’a fait un accueil chaleureux. Il me
demande de lui préparer un parchemin pour les deux adresses qu’il doit présenter à la séance
inaugurale du Cinquantenaire de la Société de chimie biologique au grand amphithéâtre de la
Sorbonne. Il aimerait quelque chose d’assez long avec une faveur. Je lui mets un nœud de
ruban adhésif jaune avec un cachet de cire rouge. Il paraît qu’il l’a montré à tout le monde
avant de partir...
J’ai bien travaillé le reste de l’après-midi.
Mercredi 8 avril 1964 : Visite d’Anfinsen et photos
Cet après-midi nous avons reçu la visite d’Anfinsen, ce chercheur à qui nous avions
envoyé des photos de barbus pour Monod et Jacob ! Il me demande si c’était moi l’auteur de
cette expédition. Comme je nie, il fait un geste de la main. Je lui porte ensuite, dans le bureau,
une photo (sous enveloppe) de Monsieur Monod flottant, bras et jambes en l’air, sur la Mer
Morte. Il paraît que cette photo lui a plu !
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Jeudi 16 avril 1964 : Projet de vacances
Le Patron m’a fait promettre de partir en vacances. Il me propose d’aller chez sa sœur
à Cannes. C’est très gentil à lui, mais je ne peux pas accepter. Je décide de rester à la maison
la dernière semaine d’avril avec Maman.
Mardi 21 avril 1964 : Controverse scientifique
Dès son arrivée et après avoir lu son courrier, Monsieur Monod m’appelle pour me
dicter une lettre confidentielle en anglais. Il me donne ensuite des explications. Il ne dort pas
depuis quelques semaines à cause du problème Mirko Beljanski. Désirant essayer une bonne
fois d’avoir la preuve des faits que ce dernier avance - en l’occurrence l’existence d’un tout
nouveau composé - le Patron a voulu le persuader d’en donner un échantillon à analyser par
Michelson, excellent organicien de l’équipe de François Gros. Tout d’abord réticent, au bout
de deux mois, Mirko a donné le produit en question.
Hier soir, après la réunion chez François Gros, Michelson a longuement parlé à
Monsieur Monod concluant que le produit étudié n’était nullement nouveau, ce qui pose un
problème de confiance dans le travail de ce chercheur et ennuie énormément mon Patron.
Vendredi 24 avril 1964 : Velléités d’écriture
Monsieur Monod me demande à nouveau si je pars quelques jours et où. Il est déçu de
savoir que je vais rester à Beaumont. Je lui dis que je voudrais écrire. Il me pose la question
de savoir si je désire écrire un roman ou des vers. Comme je tarde à répondre à ces questions :
Je ne veux pas être indiscret.
Je l’ai rassuré et lui ai dit que je désirais écrire sur le théâtre amateur et peut-être le
labo, je ne savais pas encore très bien. De toutes façons je lui montrerai ce que j’aurai fait. Il
m’a regardée sans commentaire.
Samedi 25 avril au lundi 4 mai 1964 : Vacances à Beaumont
Pendant cette période de vacances, je fais pas mal de promenades en forêt de Carnelle,
soit avec Maman, soit avec un couple d’amis. J’aide aussi Maman avec plaisir au jardin,
quand c’est possible.
Nous avons pas mal de répétitions en soirée pour Topaze. Je tiens le rôle de la baronne
Pitart-Vergniolles, un rôle court, aux réparties parfois cinglantes, qui me plaît bien !
Lundi 4 mai 1964 : visite de Crick, Watson et Wilkins
Je reprends mon travail ce matin. Pendant mon absence, Monsieur Monod n’a rien
donné à faire à Nicole. La pauvre avait assez d’occupation avec le téléphone.
Après-midi, visite de Francis Crick qui arrive avec son parapluie. C’est un homme
sympathique ! C’est lui qui a reçu le Nobel de physiologie ou médecine en 1962, avec James
Watson et Maurice Wilkins pour la découverte de la structure en « double hélice » de l’ADN
(acide désoxyribonucléique), contribuant à la compréhension de la véritable nature du code
génétique. Le Patron passe le reste de la journée à discuter avec lui.
Mardi 5 mai 1964 : Les travaux de Mirko Beljanski
149
Toujours très ennuyé parcette histoire, le Patron se demande s’il ne doit pas voir
l’intéressé en particulier et lui dire – ce qu’il sait déjà – que tout le monde doute de son
travail, ne parvenant pas à le reproduire faute de précisions concernant le protocole
expérimental utilisé par lui-même et son équipe.
Monsieur Monod s’offre de reprendre ses expériences avec Carmen, sa seconde
technicienne. Si les résultats concordent parfaitement avec ceux qu’évoque Mirko, il les
publiera avec leurs deux noms associés.
Il faut réfléchir encore car si – comme il le craint – les expériences en question ne sont
pas reproductibles, ce serait catastrophique. Il ajoute qu’un collaborateur de Severo Ochoa
refaisant l’expérience, n’a pas non plus réussi à obtenir les résultats de Mirko.
Mercredi 6 mai 1964 : Un peu de détente ?
Le Patron est un peu plus détendu aujourd’hui. Si bien que Simone Lacaille lui dit :
- Ah ! Monsieur, enfin vous souriez ! Il y a longtemps que cela ne vous était pas
arrivé ! Je demandais à Madeleine ce que vous aviez.
Se tournant vers moi, le Patron répond :
- Mais nous rions bien tous les deux avec Madeleine, n’est-ce pas ?
- Oh ! oui, de temps en temps, nous avons une bonne partie de rigolade.
Mardi 12 mai 1964 : Une visite importune
Aujourd’hui, Monsieur Monod doit recevoir un collègue de Strasbourg qu’il n’aime
pas outre mesure et qu’il ne trouve pas très brillant intellectuellement. J’entre dans son
bureau. Il ne me laisse pas sortir. Il regarde les diapositives, puis commence à relire le texte
que je lui ai apporté :
- Monsieur, n’avez-vous pas oublié votre visiteur de Strasbourg ? Il est arrivé.
- Je m’efforce de l’oublier, Madeleine. Restez là, je vous en prie !
Tout de même, au bout d’une dizaine de minutes, je puis l’introduire. Ils vont tous
deux à la bibliothèque, pour le séminaire à l’issue duquel ils reviennent dans le bureau.
Prévenue, Sarah demande à un chercheur d’appeler Monsieur Monod par téléphone. Peine
perdue... Enfin, Luria réussit à décrocher la « sangsue » avec qui il va passer un moment !
Mercredi 20 mai 1964 : Représentation de Topaze à Pontoise
Ce soir, la troupe du CEP se produit à Pontoise. Le Patron, qui doit venir nous voir,
me demande de lui faire un plan pour s’y rendre.
Avant mon départ du labo, Agnès a voulu me maquiller les yeux (ce que je ne fais
jamais). Dans le métro j’avais l’impression que tout le monde me regardait ! Heureusement
ma toilette vestimentaire a eu son effet sur le reste de la troupe !
Elsbeth Monod m’a fait une petite visite en coulisses au cours de l’entr’acte. À la fin
du spectacle, Monsieur Monod est venu avec elle. Il m’a embrassée et a félicité Monsieur
Jolly. Ce dernier avait oublié la plupart de ses accessoires et m’a dit : Heureusement que vous
êtes là !70
Nous sommes rentrés à Beaumont à 3h30 du matin !
Jeudi 21 mai 1964
70
Comme j’avais, à ma demande, des rôles courts, j’assumais la responsabilité des accessoires
nécessaires à la pièce.
150
Le Patron n’a pas évoqué la soirée d’hier de la journée. Il avait l’air très fatigué et de
mauvaise humeur. Agnès me fait la critique de la pièce qu’elle a trouvée excellente, mais avec
un entr’acte trop long, trop de bruit en coulisses et les femmes mal maquillées !
Dans la soirée, Monsieur Monod me parle de la pièce qu’il a jugée très bonne :
Monsieur Jolly était formidable ; il aime beaucoup le jeu de Rémi et du directeur de l’école. Il
me dit que j’avais fait une baronne étincelante ! Quelle exagération !
Vendredi 22 mai 1964
Monsieur Monod ne vient pas de la journée. J’ai beaucoup d’ennuis avec la thèse de
Jean-Pierre Changeux et son voyage aux États-Unis. La demande de sursis d’Olivier Monod
me donne également du souci.
Lundi 25 mai 1964 : Rumeurs et visite à problèmes
Monsieur Monod passe au labo avant d’aller à son cours à la Sorbonne. Il nous
informe, Sarah et moi, de la rumeur courant actuellement : le directeur de l’Institut Pasteur
aurait démissionné. Jean-Marie Dubert vient également m’en parler. Mais s’il tient ce bruit de
M. Le Minor, un collègue pasteurien, il n’en reste pas moins que nul n’est sûr de cette
information.
L’ancien Patron hongrois d’Agnès, le professeur Straub, est pour quelques jours à
Paris. Il doit faire une conférence au Collège de France. Monsieur Monod s’est fait excuser
ainsi qu’à la réception qui a suivi. Monsieur Straub tenait beaucoup à rencontrer mon Patron,
mais ce dernier craignait de sa part des questions embarrassantes sur l’extraction des Erdös de
Hongrie pouvant encore poser de sérieux problèmes à nos amis. En effet, Monsieur Monod dit
à Agnès qu’il ne peut pas nier la vérité. Sa rigueur protestante, sa droiture, son honnêteté
intellectuelle, sa haine du mensonge l’exigent : c’est bien là mon Patron.
Lors de leurs conversations, il s’est arrangé pour que M. Straub ne lui pose pas ce
genre de question. Finalement tout s’est bien passé !
Mardi 26 mai 1964
Avant d’entrer à l’Institut Pasteur, je suis passée à l’aérogare des Invalides chercher un
billet d’avion pour Jean-Pierre Changeux qui part en Amérique samedi. Nicole Serres m’a
gentiment aidée à mettre à jour le classement.
Les bruits de « Radio-Pasteur » se précisent tout en restant douteux quant à
l’éventuelle démission de notre directeur, M. Tréfouël. Il en aurait été question, sans plus !
Jeudi 28 mai 1964
Mirko veut voir le Patron qui est en train de lire des revues scientifiques dans son
bureau. Il accepte de le recevoir. L’entrevue a duré presqu’une heure. Mirko est sorti avec un
sourire.
Ayant à voir différentes questions avec Monsieur Monod, j’entre dans son bureau.
Après avoir réglé quelques petits problèmes matériels, je lui demande comment cela s’est
passé avec Mirko : Mieux, beaucoup mieux que je ne l’espérais. Mirko lui-même m’a
demandé de reprendre son travail. Ce que je ne ferai pas. Je vais envoyer son produit à un
scientifique d’accord avec moi pour qu’il le vérifie.
151
Il pleut à torrent vers midi. Agnès va néanmoins en course. Je reste déjeuner au labo.
Le Patron s’était assis depuis quelques minutes à côté de moi quand tout à coup il sort de son
mutisme : Madeleine ! Vous ici, vous qui nous méprisez ? 71
Les autres s’aperçoivent que je déjeune du côté des « scientifiques » de la salle à
manger. Comme nous devons aller voir les calculatrices chez Bull (en rapport avec les
travaux ayant trait aux transactions allostériques), je pars rapidement avec Jean-Pierre et le
Patron rejoindre sa voiture. Jean-Pierre cherche l’itinéraire et tous deux discutent.
Parlant philosophie, Monsieur Monod dit qu’il ne peut y avoir de philosophie que
pessimiste. Et c’est à partir de l’aliénation et du pessimisme que l’on construira quelque chose
d’optimiste.
Ils parlent ensuite de Claude Burstein, actuellement sous les drapeaux, et qui est très
malheureux. Le Patron le critique vivement : Il a là une occasion unique pour un intellectuel
de côtoyer des hommes du vrai peuple et il ne sait pas en profiter. Il ajoute : Pendant mes
classes, j’étais dans ma chambre entre un jeune abbé et un berger de l’Ardèche avec qui nous
discutions avec passion. L’abbé disait : Dieu est l’idéal ! Ce à quoi je rétorquais, retournant
la phrase : L’idéal est Dieu !
Je me sens tellement petite à côté de ces intellectuels aux connaissances si éclectiques
et qui cependant ne méprisent personne excepté les imbéciles. Je trouve cela admirable chez
eux !
Nous arrivons chez Bull où travaillait un copain de régiment de Jean-Pierre qui lui
avait proposé de venir le voir à son travail. Dans un bureau sinistre, Monsieur Monod, JeanPierre et deux ingénieurs discutent au sujet des différents programmes à établir. Nous
descendons ensuite dans une petite salle où se trouve une calculatrice. Pour moi, c’est
extraordinaire. Un de nos deux hôtes tape le programme que la machine enregistre.
L’opérateur semble réfléchir. Soudain, animée d’une activité fébrile, la machine écrit toute
seule les résultats des calculs. Elle stoppe un moment. On appuie sur un bouton et voici
qu’elle trace les courbes ! C’est passionnant, mais totalement hermétique pour moi ! Je
regarde Monsieur Monod et Jean-Pierre : tous deux semblent très intéressés ! Le
programmeur (je pense que c’est sa fonction !) semble, lui, tout étonné. Il sait à peine se servir
de la machine habituelle, dit-il, et le voici qui essaie d’utiliser une machine plus compliquée
que la Gamma-30. Il fait des erreurs. Le Patron lui dit qu’une telle courbe était impossible !
Le pauvre semble gêné. Quand soudain les résultats sont ceux attendus, son visage s’épanouit.
La machine est tombée plusieurs fois en panne.
Monsieur Monod a dû partir pour une assemblée à la Faculté. Pendant la durée d’une
panne Jean-Pierre, son ami et moi avons visité l’endroit où se trouve la Gamma-30 : une très
grande pièce climatisée où s’activent différents ingénieurs et techniciens. Cette visite m’a
époustouflée!
Vendredi 29 mai 1964
Cet après-midi, le Patron vient me chercher pour travailler. J’avais devant moi, sur le
bureau, un papier avec deux de ses signatures à envoyer à un scientifique américain qui doit
en décorer un mur :
- Je dois écrire à ce type ?
Comme je montre le papier, le Patron a ri. Il trouve que je ne le prends pas au sérieux.
Je me récrie :
71
Monsieur Monod veut dire que d’ordinaire je déjeune avec mes collègues techniciennes ou
administratives et non à la table des scientifiques. Mais comme je devais l’accompagner ainsi que
Jean-Pierre chez Bull, j’ai « changé de table ». Voilà tout.
152
- Mais bien sûr que si, à quelques exceptions près !72
Il fait un orage terrible avec de la grêle et j’ai peur de l’orage. La galerie ainsi que la
verrière sont inondées. J’ai appelé le surveillant, M. Chauzy ainsi que M. Riondé. Ce dernier
répète ce qu’on lui a dit : Il faut attendre que cela sèche !
Je suis partie sous la pluie avec Nicole.
Lundi 1er juin 1964
Monsieur Monod est à Marseille aujourd’hui. Il a dû voir partir sa Tārā hier pour une
croisière : il a prêté son bateau à un ami qui se rend en Grèce et c’est là-bas qu’il la retrouvera
cet été.
Je fais des courbes et j’apprends à me servir... d’une règle à calcul : un comble après
les calculatrices Bull !
Mardi 2 Juin 1964 : Retour de Marseille
Monsieur Monod devait rentrer ce matin de Marseille. Il a raté son avion, comme à
l’aller d’ailleurs. Il m’en veut parce que j’ai téléphoné à Madame Monod (elle m’avait
appelée la première) et qu’elle s’est affolée. Sarah et moi étions également inquiètes car il
téléphone toujours quand il est en retard.
A son retour au bureau, nous avons travaillé aux courbes comme si de rien n’était.
Vendredi 5 juin 1964
Dans la soirée, le Patron me dicte un texte théorique sur l’allostérie. Il s’aperçoit que
je ne suis pas au mieux de ma forme depuis ce matin. Au cours de la dictée, il me demande si
je ne suis pas fatiguée. Je réponds par la négative et nous continuons.
Je reprends le texte à la machine, sous la dictée de Nicole. Je rentre tard à la maison.
Mardi 9 juin 1964
J’ai appelé Mahuzier pour venir donner une conférence à Beaumont pour le CEP. Je
suis allée voir Mme Tazieff (du service de Chimie thérapeutique) : elle doit me proposer une
période favorable la semaine prochaine pour une conférence d’Haroun Tazieff à Beaumont.
Mercredi 10 juin 1964
Aujourd’hui, je déjeune avec Geneviève Massé à la Brasserie Lipp. Geneviève
m’apprend que Schaeffer doit venir travailler chez François Gros l’an prochain. Il paraît que
Jacob descendrait chez Monsieur Monod. Cela, j’en doute car où le mettrions-nous avec son
équipe ? François Gros pense que Monsieur Monod ne quittera jamais l’Institut Pasteur. Moi,
je me demande s’il ne sera pas un jour appelé à le diriger et cela me fait terriblement peur !...
Ce soir, MM. Virat et Panthier sont venus voir Monsieur Monod. Quant à moi, j’ai eu
la surprise d’avoir la visite de Maryse Jarrier, nièce de Monsieur Machebœuf qui m’a
conduite en voiture à la gare du Nord.
Jeudi 11 juin 1964
72
Quand il me flatte au-delà de ce qui est crédible, par exemple !
153
J’ai parlé avec Sarah Rapkine aujourd’hui et lui ai finalement dit que Monsieur Monod
m’avait généreusement donné un chèque de cent mille francs sur le fonds « MonodVoyages ». Elle venait de me confier, avec une certaine gêne, que Gisèle et Marinette
touchaient chaque mois un complément de salaire sur un fonds spécial. Me recommandant de
ne pas en parler à mon Patron, je la rassure. Je préfère la situation telle qu’elle est. Je ne suis
pas jalouse le moins du monde et cela efface ma hantise d’être prise pour une favorisée.
Lundi 15 juin 1964
Évidemment, Monsieur Monod est occupé toute la matinée. Vers 13 heures je lui dis
que j’aimerais absolument le voir. Au début de l’après-midi, je réussis à lui parler,
l’avertissant d’entrée de jeu que je devais lui dire quelque chose de très désagréable ; s’il était
au courant qu’il veuille bien m’arrêter. Monique a appris les résultats des commissions et sait
que Mirko n’a pas été nommé directeur de recherches. Elle est hors d’elle !
Le Patron n’est pas surpris que le secret des commissions ne soit pas plus observé. Il
ne pouvait pas, me dit-il, appuyer la demande de Mirko dans l’état actuel des choses et il était
libre de le faire. Il pense que Monique a une mauvaise influence sur lui et que cela ne servirait
à rien de lui parler. Il n’a pas proposé plus à Mirko que ce qu’il a déjà fait. Il dit qu’il voudrait
aider Mirko et je sais qu’il est sincère.
Mardi 16 juin 1964
Sarah Rapkine veut me dire un « secret ». Elle est rentrée avec Monique et Mirko hier
soir et ils ont parlé. Le Patron arrivant dans son bureau, elle n’a pas pu achever. Il faudrait que
je lui parle puisque c’est elle qui a fait les premiers pas.
Mercredi 17 juin 1964
Je n’ai pas eu l’occasion de parler avec Sarah.
Lundi 22 juin 1964
Parlant de Mirko, Sarah et moi arrivons à la conclusion que cela ne doit pas toujours
être drôle pour lui, placé sous l’influence de Monique, toujours très excitée et autoritaire.
Nous sommes toutes les deux navrées que Mirko, que nous aimons bien, ne puisse réagir dans
le bon sens.
Mardi 23 juin 1964
A mon arrivée : machine à écrire en panne ! Journée épuisante. Après le courrier une
grande partie de la matinée, l’après-midi se passe avec une succession de visites dans mon
bureau, sans compter le réparateur. Rendez-vous les uns sur les autres. Un photographe se fait
houspiller et a dû faire ses clichés au plus vite.
Jeudi 25 juin 1964
Cet après-midi, je suis allée voir Monsieur Riondé, nouvellement installé dans la
pension de famille jouxtant l’Institut, rue du Docteur Roux. Il m’a très bien reçue au sujet des
quelques contractuels du CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique) travaillant dans le
service de Biochimie cellulaire. Il ne voulait pas paraître embêtant, je le comprends très bien.
154
Tout est maintenant réglé : les stagiaires du CEA travaillant dans notre service seront gérés
par l’Institut.
Ce soir nous « arrosons » la thèse de Jean-Pierre Changeux qu’il a brillamment
soutenue ce matin, avec félicitations du jury. Je bois du punch et du champagne, mange des
canapés, des gâteaux et des cerises. Quel mélange ! Le Patron est parmi nous naturellement.
Je voulais lui dire que cela fera dix ans lundi prochain que nous travaillons ensemble.
J’essaierai de le voir demain !
Vendredi 26 juin 1964
Monsieur Monod a l’air absent et très pressé. Je le remercie vivement ainsi que Sarah
Rapkine pour l’enveloppe de libéralités qu’il me remet.
Dans l’après-midi, nous mettons un peu d’ordre dans le courrier et dans le bureau. Je
lui dis que cela fera dix ans lundi que nous travaillons ensemble. Il me demande si je n’ai pas
été trop malheureuse. Je lui réponds que c’est plutôt lui qui a dû l’être parfois. Il nie avec
vivacité et me redit qu’il ne sait pas ce qu’il serait devenu sans moi !
Je sors me faire coiffer. Je réussis à partir à l’heure. Je lui dis au revoir avec Nicole qui
a peur de lui !
Aujourd’hui enfin l’assistante de Mme Tazieff est venue me dire qu’Haroun Tazieff
nous ferait une conférence en octobre, mais il ne peut pas dire quand exactement pour le
moment.
Lundi 29 juin 1964
Je fais du rangement avant le départ en vacances. Je reçois un appel téléphonique de
« Zazie » Monod (l’épouse de Philippe Monod junior) : Monsieur et Madame Monod sont
bien partis ce matin.
Mercredi 1er juillet 1964
Nous sommes sans nouvelle d’Edwin Fischer, un stagiaire Américain d’origine suisse,
parti pour quelques jours de vacances avec sa femme en Suisse. Il nous avait dit qu’il
rentrerait avec elle et les enfants, lundi soir au plus tard. Nous sommes inquiètes, Sarah et
moi. Après avoir téléphoné à la Préfecture de police pour connaître la marche à suivre dans ce
cas, il nous est conseillé d’appeler l’Ambassade des États-Unis qui, s’il avait eu un accident
grave, aurait été avisée.
Jeudi 2 juillet 1964
J’ai vu une sculpture de Luria : une très belle tête. Je ne savais pas qu’il était sculpteur
sur bois (chêne).
Didier Bertrand veut que Simone et moi venions voir ses photos chez lui, dans son
salon qu’il a remis à neuf. Je remarque que pas mal de scientifiques ont ainsi un violon
d’Ingres : Monsieur Monod, la musique. Messieurs Lwoff et Jacob : la peinture. Didier
Bertrand et Pron Talwar : la photographie. Quant aux autres, je ne connais pas leurs hobbies.
Je reste à travailler tard. Toujours pas de nouvelles des Fischer. Mais comme
l’ambassade n’a pas appelé nous pensons qu’ils ont modifié le planning de leur séjour.
Mercredi 8 juillet au samedi 25 juillet 1964 : Vacances à Masseret
155
Maman et moi remettons la maison (fermée depuis l’an dernier) en ordre. Les visites
familiales, le séjour d’Yvonne et Roger pour le 14 juillet : le temps passe assez vite
finalement.
Dimanche 26 juillet 1964
Et la vie beaumontoise reprend. Pour finir mes vacances, je m’achète un grand fauteuil
relax. Je me détends en écoutant de la musique et cela me fait du bien.
Lundi 17 août 1964 : Retour à l’Institut Pasteur
Je retrouve Nicole Serres. Il n’y a pas grand monde : deux femmes de service, deux
scientifiques étrangers au plus. En téléphonant à Olivier pour lui lire une lettre adressée à son
père, j’apprends avec plaisir qu’il a une petite fille nommée Claire née le 1er juillet.
Nicole et moi allons déjeuner au restaurant du coin. Nous travaillons bien et dans le
calme d’août.
Le Patron rentre aujourd’hui. Quand je lui dis que je n’ai pas dormi pendant mes
vacances, il me répond que je devrais faire du sport : du rocher, par exemple. Il propose de
m’emmener à Fontainebleau. Heureusement qu’il oubliera !…
Nicole et moi sommes invitées au restaurant par Salvatore Luria. C’est très
sympathique. Au cours du repas, arrivée imprévue de l’ancien Patron de Marcelle Lannes,
technicienne de Georges Cohen, pendant son stage aux États-Unis : Harold Amos. Il est
vraiment charmant et amusant. Quand nous rentrons à l’Institut, il est presque trois heures de
l’après-midi. Monsieur Monod est dans son bureau en train de lire son courrier. Après quoi, il
me dicte des réponses.
Jeudi 20 août 1964 : Problèmes
Au labo, Monsieur Monod me parle de ses futurs dauphins : il pense à Jean-Pierre
Changeux, à Gérard Buttin et à David Perrin. Quand nous parlons de la thèse de ce dernier, il
me dit qu’il faudrait qu’il l’écrive pour David. Je lui fais part de mon inquiétude à ce sujet : il
me rassure.
Il me parle à nouveau de Mirko dont le problème le torture. Il aimerait refaire les
expériences, au moins en partie, avec Carmen et si ce que Mirko a fait est exact, il publiera
avec lui. Mais il a peur de ne pas en avoir le temps. Je n’ose lui répondre.
Vendredi 21 août 1964
Le Patron me dicte une lettre à Stanek : un 1°), un autre 1°) et jamais de 2°). Quand il
a terminé, je le lui dis :
- Monsieur, il y a un 1°), mais comme il n’y a pas de 2°), je n’en mettrai pas ! Il y a
aussi un a) et comme il n’y a pas de b), je n’en mettrai pas non plus !
- Vous vous payez ma tête, Madeleine?
- Oh ! Monsieur, je n’oserais pas !
Rires...
- Mais c’est pour que nous ne nous prenions pas au sérieux !
- Vous avez raison, Madeleine. Vous me direz si un jour je me prends au sérieux.
- Oui ! naturellement. Mais comment devrais-je faire, Monsieur, car si vous vous
prenez au sérieux je n’oserai pas vous le dire ?
156
-
Vous n’aurez simplement qu’à me dire : « Attention ! » en pointant le doigt. Je
comprendrai, n’ayez crainte.
- D’accord, Monsieur. Et je ris...
Nous buvons ensuite le champagne car Agnès a été remboursée pour son accident
grâce aux lettres que j’ai rédigées pour son assurance, dit-elle à Monsieur Monod.
Lundi 24 août 1964 : Élections syndicales
M. Riondé me téléphone dans la soirée. J’étais dans le bureau de Monsieur Monod. Je
le rappelle. Il me répond avec beaucoup de complaisance : il a vu M. Aublant et tout a l’air de
s’arranger. Nous pourrons faire les élections en octobre et les commissions immédiatement
après :
- Si je suis réélue dis-je.
- Mais je l’espère bien ! me répond-il.
Jeudi 27 août 1964
J’ai bien travaillé toute la matinée, mais l’après-midi il faisait horriblement chaud.
Nicole et moi sommes allées prendre une douche au sous-sol. Nicole part ce soir pour
Avignon et la Provence. J’ai dit au Patron que je partais également, mais j’ai bien senti qu’il
ne m’a pas prise au sérieux !
Vendredi 28 août 1964
Le Chef du Personnel m’a apporté un projet de règlement des commissions de
classement à revoir (Quel pensum !).
Samedi 29 août 1964
Le lendemain, à la maison, je compulse attentivement le projet que M. Riondé m’a
remis hier.
Lundi 31 août 1964 : Projet concernant les commissions de classement
J’ai relu à nouveau, dans le train, le projet pour les commissions de classement.
Arrivée au labo, je téléphone à M. Riondé. Il me reçoit vers midi environ, après m’avoir fait
attendre quelques minutes. La plupart de mes critiques tombent souvent à plat. Une seule
subsiste sans ambiguïté : les changements de catégories ne dépendraient plus des
commissions mais de la direction et ce serait une bonne chose. En revanche, les commissions
exigeraient que le nombre des postes soit partagé entre juin et janvier et que la direction
tienne compte de ses travaux de juin pour janvier.
Alors que je l’avais informé de ma visite chez Monsieur Riondé, le Patron m’a
cherchée pendant que j’étais au Service du Personnel. Il s’est demandé ce que j’y faisais. Luimême rédige avec beaucoup de mal un passage de la publication de l’article avec Wyman et
Changeux sur l’allostérie.
Sarah est rentrée de vacances. Elle parle avec le Patron et lui vante l’Auvergne
- Moi je préfère le Limousin, dit Monsieur Monod.
Étonnée, je le regarde.
- Le Limousin a tellement plus de charme et de tendresse.
Je lui demande s’il sait que je suis originaire du Limousin :
157
-
Je sais, Madeleine, et il ajoute :
J’aime infiniment le Plateau de Millevaches !
Mercredi 2 septembre
Monsieur Monod me dicte du courrier, notamment une lettre au gardien de son bateau.
Ce dernier lui retournait un chèque, prétextant qu’il ne pouvait assurer le gardiennage pendant
toute la période indiquée et demandait en retour un autre chèque.
Jeudi 3 septembre 1964
J’ai bien travaillé aujourd’hui. Je me hâte car si je devais éventuellement aider le
secrétariat de M. Lwoff (il en a été question) il faudrait que j’aie le minimum de retard ici.
Lundi 7 septembre 1964
Je passe une journée complète sur le programme du cours de la Sorbonne du Patron.
Mardi 8 septembre 1964
Je déjeune avec Geneviève Gareau à midi. Le Chef du Personnel lui a dit que s’il avait
de la sympathie pour certaines personnes il ne pouvait pas le montrer et réciproquement, s’il
avait de l’antipathie pour d’autres, il valait mieux également ne pas le laisser voir. Il me
convoque pour demain 11 heures à notre réunion plénière.
Mercredi 9 septembre 1964 : Réunion plénière (syndicale)
La réunion plénière organisée par M. Riondé a duré jusqu’à 13 heures. Nous nous
sommes mis à peu près d’accord sur l’ensemble de l’ordre du jour.
J’ai beaucoup travaillé sur les affiches des cours sur lesquelles j’ai trouvé quelques
erreurs, après coup.
Jeudi 10 septembre 1964
Cet après-midi, Monsieur Monod me dicte pendant trois heures environ. Quand il a
terminé le premier rapport, je lui dis qu’il y avait deux lettres en suspens. Après quoi il y avait
encore le rapport de la thèse de Jean-Pierre. Il s’impatiente, mais finalement me dicte tout.
Mercredi 16 septembre 1964 : sujets d’examens Sorbonne
Malgré moi, je suis amenée à taper le sujet d’examen du BMPV (BiologieMicrobiologie-Physiologie végétale) pour la session d’automne. J’ai naturellement donné ma
parole d’en garder le secret. Jean-Marie Dubert a toute confiance en moi.
Jeudi 17 septembre 1964
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Avec Nicole, nous classons les dossiers du personnel. Un bon travail terminé.
Vendredi 18 septembre 1964 : Départ pour l’Italie
Aujourd’hui, Monsieur Monod part pour Pise. Au moment de se rendre à l’aéroport, il
réalise qu’il n’a pas son passeport : il croyait l’avoir laissé au bureau. Agnès propose de le
conduire à Orly en passant par son domicile. Partis à 11h57 du labo, arrivés chez lui à 12h03,
ils repartent à 12h15 avec le passeport pour Orly où ils arrivent à 12h33, après avoir fait du
slalom, jouant du klaxon, roulant à 130 Km/h. Sifflés par un agent à l’arrivée, le Patron file
prendre son avion tandis qu’Agnès tente d’amadouer le policier.
Le plus beau : le Patron ne savait même pas où il devait se rendre exactement à Pise.
J’ai dû appeler en Italie les organisateurs de cette réunion pour m’entendre dire que Pise était
une toute petite ville et que tout le monde saurait lui dire où se tenait la réunion...
Mardi 22 septembre 1964
Monsieur Monod rentre d’Italie cet après-midi et ne peut s’empêcher de me faire des
compliments sur ma coiffure (je suis allée me faire coiffer à midi).
Mercredi 23 septembre 1964 : Conférence CEP
Un conférencier illusionniste (il s’agit de Majax à ses débuts) me téléphone pour se
mettre d’accord avec moi sur une date précise de conférence au CEP. J’appelle M. Jolly qui a
pris des places de théâtre ce même jour ! Je suis très déçue.
J’ai travaillé tout l’après-midi avec mon Patron : comme d’habitude, des notes, des
lettres, des rapports divers.
Lundi 28 septembre 1964 : Réunion syndicale
J’appelle Geneviève Gareau pour me rendre à la réunion à laquelle elle voulait bien
que j’assiste. Je demande la permission à mon Patron qui m’incite vivement à y aller.
Monsieur Virat nous expose très clairement la situation depuis 1963. En conclusion, il pense
qu’il faut constituer un comité intersyndical de vigilance qui assurera la liaison entre les
personnels technique et d’exécution, et le Conseil d’Administration, via le Conseil
scientifique dont il s’occupe. La réunion s’achève à 19 heures.
Lundi 5 octobre 1964
Après déjeuner, Nicole et moi tirons les stencils des programmes pour les cours de
Monsieur Monod à la Sorbonne.
Mardi 6 octobre 1964
Gisèle en congé de maladie a eu une prolongation de huit jours de son arrêt de travail.
D’après Marinette, elle a l’air très bien moralement, mais est fatiguée. Monsieur Jacob a dit
hier qu’il ne se sentait pas la force de résister très longtemps et qu’il allait exploser un de ces
jours. Marinette craint le pire. C’est affreux. Simone pense qu’il y a un peu de comédie dans
159
tout cela : elle est certaine que Gisèle regrette Monsieur Monod. C’est également l’opinion de
Marinette, ainsi que la mienne...
Ce soir le conseil syndical dure plus d’une heure et demie et je prends le train de
20h15.
Mercredi 7 octobre 1964
Une réception est donnée ce soir, après la conférence Louis Rapkine. Je fais le service.
Le Patron a cru que j’avais bu. Oui, j’ai bu un demi whisky mais ne l’ai pas trouvé à mon goût
et j’ai dû avaler deux verres de jus de pamplemousse pour effacer les effets de l’alcool. Nicole
est « pompette ». Le Patron joue avec la machine à écrire de Sarah quand on le demande au
téléphone.
Battant mon record, j’ai pris le train de 21h20 à la gare du Nord...
Jeudi 8 octobre 1964 : Réunion syndicale
L’après-midi entière (de 14h30 à 18h) est consacrée à une réunion au Service du
Personnel concernant les commissions de classement et incluant les personnels de Garches. Je
vis très mal cette réunion en raison d’un tabagisme forcené m’occasionnant un violent mal de
tête.
Vendredi 9 octobre 1964
Ce matin se tient un Comité d’Entreprise auquel je ne participe pas. Après-midi,
Geneviève vient me voir afin de mettre au point la question des indices, à discuter à la réunion
syndicale. Commencée à 17h30, je suis libérée à 18h40 environ. Heureusement : il n’y a pas
eu d’urgences dans la journée.
Lundi 12 octobre 1964 : La saison des prix
Le Monde, rubrique médicale, me demande un curriculum vitae et la liste des travaux
du Patron, me proposant d’envoyer un cycliste chercher toute cette documentation. Tiens !
Tiens !
Mardi 13 octobre 1964 : espérance et sueurs froides (13-15 octobre 1964)
Monsieur Monod n’aime pas donner d’interviews, que ce soit à la radio ou à la
télévision. S’il est apparu une fois sur le petit écran au cours de l’émission de Robert Clarke et
Nicolas Strotszky Les Joliot Curie, c’est à la demande expresse de son ami Frédérique JoliotCurie. Mais, je garde le souvenir de la fureur de Robert Clarke quand il s’est rendu compte
qu’il ne pourrait pas faire avec lui l’émission Aux frontières de la vie dans le cadre de la
série Visa pour l’avenir :
- Puisque c’est ainsi, eh bien ! nous nous passerons de l’Institut Pasteur ! …
Roger Hardouin d’Europe Numéro Un n’avait également guère apprécié un refus
catégorique d’interview.
Il est cependant un journaliste du Figaro Littéraire que le Patron a accepté plusieurs
fois de recevoir : je veux parler de Fernand Lot. Après sa première interview, Fernand Lot
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avait soumis son article à Monsieur Monod avant publication. Cette vérification aux sources
afin de s’assurer qu’il n’avait pas mal interprété ou exposé de façon confuse un sujet très ardu
à la pointe du progrès avait plu au Patron. La compétence du journaliste scientifique et cette
façon de faire lui ont ouvert la possibilité d’autres entretiens.
J’avais rencontré Fernand Lot lors de sa première visite et je dois dire que j’étais
contente à l’idée de le revoir. Le métier de journaliste m’avait beaucoup tentée autrefois et
j’aurais aimé avoir des connaissances scientifiques suffisamment solides pour pouvoir, de la
sorte, interviewer des savants. Je songeais avec une pointe d’envie à l’enthousiasme qu’allait
forcément faire naître cette entrevue demandée récemment.
Mercredi 14 octobre 1964
Comme chaque matin en arrivant au laboratoire, j’entre dans le bureau du Patron pour
y déposer son courrier et vérifier que rien ne traîne dans le tiroir qui m’est réservé. En sortant,
mon regard tombe sur la table basse : une paire de lunettes et un étui rouge semblent monter
la garde entre les deux cendriers de verre. Les lunettes, à la rigueur, pourraient bien appartenir
à Monsieur Monod. Il les oublie n’importe où. Un jour, j’en avais même récupéré deux
paires : l ‘une dans un tiroir et l’autre sur une paillasse, et j’avais constitué un assemblage
bien voyant sur son bureau. Mais même si cette paire sur la table basse lui appartenait, en ce
qui concerne l’étui j’étais certaine de ne pas lui en connaître... et surtout rouge
J’en arrive donc à la conclusion que cet ensemble ne pouvait appartenir qu’au dernier
visiteur de la veille : Monsieur Fernand Lot.
Confirmation m’en est donnée très rapidement. Avant même que j’aie eu le temps de
l’appeler, ce dernier me téléphone. Rassuré quant au sort de cette indispensable prothèse, il
m’annonce qu’il passera soit aujourd’hui, soit demain :
- J’ai été tellement séduit par les théories de votre Patron et par les « modèles » qu’il
m’a présentés que j’en ai oublié mes lunettes !
Vers midi, Fernand Lot vient récupérer son bien. Il en profite pour entamer une
conversation à bâtons rompus. Il est très aimable et a la voix douce. Si douce même qu’elle
devient parfois inaudible. Il aimerait beaucoup rencontrer Monsieur Jacob avec qui Monsieur
Monod travaille en étroite collaboration. Je suis toute prête à demander pour lui un rendezvous : Monsieur Jacob est, en ce moment même dans le bureau du Patron.
Le journaliste a une hésitation. Il voudrait être sûr d’une chose :
- La théorie de l’allostérie, n’est-ce pas, a bien été élaborée par Monsieur Monod
seul ? Mais quelle est la part de chacun dans le travail d’équipe ?
Que puis-je répondre, moi, simple secrétaire sinon que Monsieur Monod est plus
spécifiquement biochimiste mais pratique également la génétique tandis que Monsieur Jacob
est plus spécifiquement généticien tout en pratiquant également la biochimie. Je savais bien
que l’allostérie avait été élaborée par Monsieur Monod seul, mais les recherches communes
s’imbriquent très étroitement en se complétant harmonieusement. Tel est tout au moins mon
avis qui n’engage que moi...
Et, le plus naturellement du monde, voici notre journaliste qui aborde « la chose ».
Certes je m’y attendais et sur ce plan, bien entendu, je ne puis qu’aller dans le même sens que
lui puisque c’est également – et depuis des années – ma profonde conviction que ces
recherches seront un jour couronnées par un Nobel, c’est probable. Mais pas forcément cette
année ! La légende dit que ce prix prestigieux n’est attribué qu’avec un recul de quelque dix
ans sur une découverte :
- De toutes façons, nous serons bientôt fixés car, si mes calculs sont exacts, cela doit
se passer... demain. Dis-je à mon interlocuteur.
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Effectivement depuis 1959, année au cours de laquelle ils furent – à ma connaissance
– pour la première fois proposés, j’ai eu le temps d’établir et de vérifier un petit calendrier des
Nobel : celui de Médecine est toujours annoncé le 3ème jeudi d’octobre.
Naturellement, il serait faux de dire que je n’attende rien cette année. J’ai trop
conscience de la valeur des travaux de mon Patron, de MM. Jacob et Lwoff et de leurs
équipes pour ne pas espérer. Mais il y a une certaine marge entre avoir foi en un homme de
science et compter sur le choix d’un comité artificiel, trop éloigné de la source des grands
concepts bien que les soumettant à des spécialistes de qualité en vue d’un examen approfondi.
Mon interlocuteur m’affirme qu’il n’avait pas pensé que « la chose » se passait en ce
moment. Il croyait (ou voulait me faire croire) que ce n’était qu’en novembre !
Du coup, il réalise qu’il n’a ni curriculum vitæ de mon Patron ni liste de ses travaux
pas plus que des photos. Ce que j’ai fait pour Le Monde lundi dernier (le service de la
rubrique médicale m’avait demandé de toute urgence ces documents, allant jusqu’à proposer
leur cycliste pour venir les chercher à l’Institut), je pense pouvoir le faire pour Le Figaro
littéraire. C’est donc de bonne grâce que je lui remets ces documents auxquels il me demande
d’ajouter une ou plusieurs photos.
Pour les clichés, je suis beaucoup plus réticente. J’en possède certes une belle
collection, mais je tiens à conserver ces témoins illustrés – pour la plupart uniques – pour mon
Livre d’Or. L’idée de me dessaisir d’un seul exemplaire m’est désagréable. Heureusement
pour Monsieur Lot, j’ai réussi à retrouver des tirages moins limités dont, à sa grande
satisfaction, il peut bénéficier.
C’est au moment précis où les photos sont exposées devant moi que le Patron sort de
son bureau. Il n’est pas étonné de voir Fernand Lot, il s’était aperçu de son oubli. Si l’étalage
de ces photos le surprend un peu, du moins n’en laisse-t-il rien paraître et il m’autorise à en
offrir une ou deux au journaliste.
Conversant amicalement tous deux, mon Patron livre à la réflexion de son
interlocuteur (qui s’empresse de la noter) cette pensée de Démocrite : Tout ce qui existe dans
l’univers est le fruit du hasard et de la nécessité.
Souriant et détendu, désirant peut-être justifier sa collection de documents, Fernand
Lot essaie de se faire confirmer l’époque imminente de « la chose ». Brusquement, Monsieur
Monod pâlit, serrant les mâchoires :
- Sachez, Monsieur, que je ne veux pas le savoir !
Furieux, il s’enferme à nouveau dans son bureau, claquant la porte derrière lui. Un peu
déconcerté – sans plus – Monsieur Lot rassemble sa moisson de documents tout en
poursuivant notre bavardage :
- Un de mes excellents amis m’a rapporté une conversation qu’il a eue récemment
avec Albert Camus. Ce dernier lui avait dit : Je ne connais qu’un vrai génie : Jacques
Monod.
Un grand homme jugé par un autre grand homme. Comme j’aimerais crier cela aux
sceptiques, aux jaloux !
Jeudi 15 octobre 1964
J’ai très mal dormi cette nuit. Jusqu’à lundi dernier je m’étais efforcée de ne pas
compter sur un « grand événement » pour cette semaine. Mais cette requête du Monde et la
visite de Fernand Lot... J’ai beau faire, l’espoir et l’enthousiasme reprennent vite le
dessus. J’ai même rêvé que c’était arrivé et j’étais si heureuse, si heureuse que je sanglotais
éperdument.
Le travail reprend normalement ses droits. Une journée qui se veut toute semblable
aux autres : le courrier, le téléphone, les renseignements divers. Je dois composer un très
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grand tableau pour le Patron qui prend tout à l’heure l’avion pour Londres. Il faut penser aussi
au passeport, au billet d’avion, aux devises. Il faut ronéotyper les stencils des légendes des
figures de ce gros article en préparation sur l’allostérie. Il ne faut rien oublier.
Le téléphone sonne. C’est Gisèle, la secrétaire de François Jacob, m’annonçant que M.
Lot, au cas où « la chose » serait acquise, veut à tout prix obtenir une interview de trois
minutes de nos Patrons avant le départ pour Londres de Monsieur Monod. Elle lui a répondu
que cela lui paraissait difficile puisque Monsieur Monod doit partir au tout début de l’aprèsmidi.
Mon cœur bat la chamade. Les journalistes ont certainement des antennes que nous
n’avons pas. C’est la première fois depuis cinq ans que nous avons de tels indices
préliminaires.
Gisèle me téléphone à nouveau :
- Lot vient de rappeler. L’annonce officielle est prévue pour 13 heures. Comme ce
serait trop juste, il aurait voulu obtenir une interview de votre Patron avant que la dépêche
ne tombe de Stockholm !
Je lui réponds catégoriquement que c’était tout à fait impossible et que Monsieur
Monod ne s’y prêterait certainement pas. Il avait trop horreur de toute publicité.
Cette fois c’en est trop ! Je suis absolument atterrée. Comment un journaliste de talent
peut-il penser un seul instant que Monsieur Monod pourrait accepter l’idée même d’une telle
interview ? Autant la perspective de voir les travaux de mon Patron justement couronnés et
honorés par le plus grand prix scientifique international m’enthousiasme, autant la stupide
vanité me déprime et me révolte. Il faut à tout prix réagir et vite !
Je vais chercher ma jeune adjointe Nicole, secrétaire du service, je me sentirai moins
seule. Le Patron et tous les scientifiques assistent à un séminaire dans la bibliothèque. Il faut
que je téléphone immédiatement à Lot pour le dissuader et lui dire à quel point Gisèle et moi
le désapprouvons en connaissance de cause.
Poursuivant ma conversation téléphonique avec Gisèle, tout en jetant un regard vers la
rue, mes yeux accrochent tout à coup une ID commerciale bleu clair qui vient de pénétrer
dans l’Institut et tourne pour aller se ranger devant le perron de la Direction :
-Mais !... On dirait la voiture de l’ORTF qui entre à Pasteur ! J’espère tout de même
que ce n’est pas pour « la chose » !
- Mais certainement si affirme Gisèle.
Cette fois je perds pied... Ou bien c’est chose faite, ou bien... Cette hardiesse me
désempare. Auraient-ils des informations fiables ?
-Gisèle, s’il vous plait, donnez-moi le numéro de Lot à l’ORTF !
Tremblant d’un mélange d’intense émotion, d’espoir insensé et de rage impuissante, je
compose le numéro de l’ORTF. Une voix féminine me répond. Après m’être présentée en ma
qualité de secrétaire du Professeur Monod, je demande à parler à M. Lot.
- Il est sorti, Madame ! Ici Germaine X... Peut-être puis-je vous répondre pour lui ?
- J’aurais aimé parler d’urgence et personnellement à M. Lot !
- C’est peut-être au sujet du Nobel ?
Ça y est ! Tout le monde est au courant ! Tout le monde est sur le pied de guerre.
- Madame, je viens de voir entrer une voiture de l’ORTF dans l’Institut. Cela a-t-il un
rapport quelconque avec « la chose ?
- Mais certainement. Et M. Lot est dans la voiture. Il est en liaison téléphonique avec
la Maison de la Radio.
- Mais Madame ! Pourquoi tout ceci aussi prématurément ? Qu’est-ce qui vous fait
croire quoi que ce soit ?
- Nous avons la confirmation de Stockholm. La dépêche de l’AFP doit tomber vers 13
heures et nous aimerions tellement que, pour une fois, l’ORTF soit la première informée de la
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grande nouvelle ! Vous pensez ! Depuis le temps qu’il n’y a pas eu de Prix Nobel de
Médecine en France !
Je raccroche. Les jambes molles, le cœur emballé, j’appelle à nouveau Gisèle et lui
demande de descendre avec nous, dans mon bureau. A trois, nous pourrons organiser une
surveillance plus efficace en cas de nécessité.
A travers la cloison de verre dépoli, je devine la silhouette de M. Lot traversant le
vestiaire. Je me précipite dans le couloir, bondit vers lui, tout souriant et détendu :
- Mais Monsieur, que faites-vous là ?
- Je suis là avec la voiture. J’ai l’accord du Directeur de l’ORTF. Nous sommes en
liaison directe avec la Maison de la Radio et la Tour de Meudon. Dès que la dépêche
tombera de Stockholm, nous serons immédiatement prévenus dans la voiture par téléphone.
Et il réitère son désir d’obtenir une interview de Monsieur Monod avant son départ
pour Londres :
- Je vous en supplie, partez !... Disparaissez d’ici, cachez votre voiture ! Ne restez pas
un instant de plus !
Je suis tendue. Le Patron peut sortir d’une seconde à l’autre de la bibliothèque et
demander à Lot ce qu’il fait là ! Et je réitère :
- Je vous en supplie ! Disparaissez au plus vite !
Une dame de la cuisine est entrée dans le vestiaire. A-t-elle cru à une scène de
rupture ?... Qu’importe ! Il faut absolument que Lot sorte au plus vite avant que mon Patron
n’apparaisse.
- Bon ! Je pars !... Mais promettez-moi que si vous recevez un télégramme de
Stockholm avant le coup de fil de la Maison de la Radio, vous viendrez m’en informer à la
voiture. De mon côté, dès que je sais quelque chose, je viens vous voir !...
Ouf ! Le voila parti ! Je réintègre mon bureau, dans un état de surexcitation
indescriptible.
Dehors, il pleut. Par petits groupes, les Pasteuriens se rendent à la cantine, pour le
deuxième service. Tous vont voir cette voiture. Heureusement qu’ils n’ont pas idée de la vraie
raison de sa présence devant le perron.
Gisèle s’agite... Nous devrions fermer à clé la porte de communication entre le bureau
de Monsieur Monod et son labo.
Je ne suis pas du tout de cet avis, bien au contraire. Lorsque le séminaire sera terminé,
Monsieur Monod va réintégrer son bureau et trouvera anormal que cette porte soit fermée :
- Mais, insiste Gisèle, il faut absolument barrer la route au déferlement des
journalistes, il faut que nous protégions nos patrons.
Elle y croit vraiment. Cela m’enthousiasme et me soulève de terre. Mais il faut garder
son sang-froid, ce sang-froid dont Nicole semble ne pas se départir :
- Croyez-vous que les télégrammes arriveront avant le coup de fil de l’AFP ?
Je ne sais pas. Je suis incapable de coordonner mes pensées. Et les minutes qui n’en
finissent pas de passer. Encore plus d’une demi-heure d’attente ! Il faut s’organiser. L’une de
nous va guetter le petit télégraphiste.
Autant dire qu’il ne faut pas quitter du regard la loge du concierge par la fenêtre de
mon bureau. Le rythme cardiaque s’accélère. J’avais songé depuis bien longtemps à cet
événement exceptionnel, mais jamais je n’avais imaginé ces prémices surexcitantes.
Comment vais-je réagir tout à l’heure ? J’ai l’impression de me trouver sur une grève
mouvante, à l’heure où la marée remonte, au milieu de quelque ressac infernal et
tourbillonnant.
Intermède : Jean, le garçon de laboratoire, vient porter un repas froid pour le Patron. Il
repart sans rien comprendre à notre agitation.
164
- Et s’ils l’ont, comment allons-nous faire pour leur annoncer la nouvelle ? Pensezvous qu’il faille aller leur dire pendant le séminaire ?
Au fait, je n’avais pas pensé non plus à cela !
- Oh ! oui, bien sûr !
Nous bondissons chacune vers notre Patron : après tout, cela n’arrive qu’une fois dans une
vie !
Les yeux rivés sur la loge du concierge, Gisèle marque un temps d’hésitation
- Oui ! Mais il y a Monsieur Lwoff. Et s’il n’est pas lauréat?
- C’est vrai... Bon, alors il faut aller les chercher tous les deux. On invente n’importe
quoi pour les faire sortir de la bibliothèque... et le reste se fera tout seul !
La pluie tombe toujours. Pas de télégraphiste... Il est vrai qu’il n’est pas encore treize
heures.
- Nicole, s’il vous plaît, voulez-vous aller voir si la voiture de l’ORTF est toujours
là ?
Je tente de mettre un peu d’ordre sur mon bureau, histoire de m’occuper. Vers midi,
ayant à peine pris le temps de frapper, je vois surgir dans mon bureau Fernand Lot, très excité.
Il me demande à voir Monsieur Monod de toute urgence. Je m’enquiers de l’objet de cette
visite (en fait je savais très bien de quoi il s’agissait) lui précisant que Monsieur Monod
assistait en ce moment même à un séminaire et que je ne pouvais en aucun cas le déranger.
- Il le faut pourtant absolument, Mademoiselle ! Le Nobel va être dévoilé d’ici une
heure à peine et je voudrais l’interviewer tout de suite : depuis plus de trente ans que la
France n’a pas eu de Nobel de Médecine, je voudrais que nous soyons les premiers à
l’annoncer. D’ailleurs la voiture de l’ORTF est garée là, en face.
Je soulève alors le rideau et, de la fenêtre, vois une ID avec le logo « ORTF » juste en
face, de l’autre côté de la rue. La moutarde me monte alors au nez :
- S’il vous plaît, Monsieur, ne restez pas là. Partez immédiatement. Monsieur Monod
ne vous donnera pas d’interview avant une annonce officielle, je le connais suffisamment
pour vous le garantir. Partez, je vous en supplie !
Je dois le prendre par le bras pour l’accompagner jusqu’à la porte extérieure de sortie.
Il s’entête :
- La voiture est directement reliée par radio à Stockholm et dès que la nouvelle sera
lancée de là-bas, je le saurai. Ce serait trop bête que je ne sois pas le premier à interviewer
Monsieur Monod,
- Bon ! Mais hâtez-vous de partir, allez vous garer sur le boulevard Pasteur, je vous en
supplie.
Nicole réapparaît : la voiture est toujours là. Mlle Tain, la secrétaire du directeur, parle
même à Monsieur Lot. Est-elle au courant ? M. Lot a certainement dû lui parler de « la
chose ». Cette éventualité nous contrarie beaucoup, Gisèle et moi. Il faudrait en avoir
confirmation.
Soudain, grand remue-ménage dans le vestiaire et dans le couloir. On parle fort, on
rit : c’est la sortie du séminaire. J’ai l’impression que mes tempes vont éclater. Et cependant,
il faut avoir l’air le plus naturel possible devant tous ces chercheurs qui ne se doutent pas des
minutes que nous vivons si intensément.
Monsieur Monod entre dans mon bureau. A-t-il seulement remarqué cette assemblée
de secrétaires ? Apparemment pas. Il s’inquiète gentiment de la santé de Gisèle. Surmontant
mon stress, j’entre derrière lui dans son bureau. La voix mal assurée, je lui propose de faire
une « check-list » de ce qu’il doit emporter à Londres. Il me réclame les devises britanniques
que j’avais discrètement glissées sous enveloppe dans la poche intérieure de sa veste, replacée
dans son vestiaire. Il a l’air parfaitement calme et détendu, loin, si loin de se douter de nos
préoccupations à son sujet !
165
- Madeleine, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais déjeuner rapidement
dans mon bureau.
Je lui apporte donc son repas sur un plateau et installe son couvert sur la table basse.
En sortant, je ferme la porte de communication entre nos deux bureaux.
L’heure fatidique approche avec une interminable lenteur. Installée dans un
confortable fauteuil de visiteur, Gisèle me sourit. Comment ne pas être ébranlée par tant de
confiante assurance ?
Un coup d’œil à la fenêtre : azurée et silencieuse, la voiture de l’ORTF gagne
doucement la grille de sortie et prend la rue du Docteur Roux. Nos espoirs s’évanouissent
avec elle. Le sort en est jeté !
- Mais cela ne veut rien dire ! C’est peut-être retardé, s’entête Gisèle, les larmes aux
yeux.
- Bon ! Appelons le bureau de Lot à la Maison de la Radio !
J’allais décrocher le combiné, juste au moment où sa sonnerie retentit : Madame Monod
désirait parler à son mari avant son départ pour Londres.
Dès le voyant éteint, je compose le numéro de l’ORTF. Insouciant, le Patron sort de
son bureau pour aller prendre un café à la salle à manger. A l’autre bout de la ligne, une voix
féminine me précise que Monsieur Lot n’est pas rentré et que sa collaboratrice est sortie du
bureau. Péremptoire, Gisèle insiste pour que mon interlocutrice nous communique les
résultats du Nobel 1964 : un Allemand de l’ouest, Lynen, et un Américain, Bloch ont reçu le
Prix Nobel de Médecine. Nous serons rappelées plus tard pour plus de précisions. Tout est fini
pour cette fois encore.
Quelques minutes plus tard, la collaboratrice de Lot rappelle. Elle est horriblement
déçue. Et cela se sent à l’intonation presque larmoyante de sa voix. Elle ne peut même plus
donner le contenu de la dépêche qu’elle est obligée d’aller rechercher dans un autre bureau
afin de nous communiquer des précisions sur les travaux des lauréats : C’est désolant ! Nous
y comptions tellement ici ! Bien sûr, d’autant plus désolant pour la profession que – pour une
fois – l’ORTF était à la pointe de l’actualité !
Monsieur Monod va partir pour Londres. J’appelle un taxi. Valise à la main, il nous
quitte en souriant. En Grande Bretagne, il apprendra que Konrad Bloch et Feodor Lynen ont
reçu le prix Nobel de Médecine 1964.
Jeudi 15 octobre 1964 après-midi
La nouvelle s’est-elle répandue ? Non ! Au retour du déjeuner, Madame Rapkine n’a
eu aucun écho. Tout comme nous, elle est dans le secret. Je lui raconte ce qui s’est passé
tandis qu’elle écoutait le séminaire de M. Mazia. Tout émue rétrospectivement, elle avoue
préférer être restée en dehors de toutes ces émotions.
Annoncerai-je la nouvelle à Monsieur Jacob ? Oui ! C’est drôle : pour rien au monde
je n’aurais parlé de la « chose » à mon Patron, mais avec Monsieur Jacob, j’ose au risque qu’il
ne soit déjà au courant ! Monsieur Jacob trouve le choix parfait, mais il se demande comment
j’ai pu savoir si vite !...Par l’A.F.P. ! Saura-t-il jamais que j’étais bien loin de plaisanter, pour
une fois !
Sortant du bureau de Nicole, je me trouve nez à nez avec M. Lot, l’air profondément
déçu, abattu, malheureux. Je l’entraîne dans mon bureau, le sermonnant doucement, mais
fermement. Bien sûr, il défend son point de vue de journaliste et je ne puis lui en vouloir.
Mais tout de même, quand dans l’ascenseur qui nous conduit au troisième étage chez
Monsieur Jacob (il avait finalement obtenu un rendez-vous), il m’avoue qu’il a fait tout ceci
avec l’accord du directeur de l’Institut (en la personne de sa secrétaire), je regrette vivement
de n’avoir pu intervenir plus tôt. Mais pouvais-je prétendre quoi que ce soit contre cette
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machine infernale qu’est devenue l’information de nos jours ? Et comment lutter avec des
journalistes qui à tout prix, envers et contre tout, veulent faire leur métier et rendre compte le
plus vite possible d’une actualité fugitive et, pour une fois, sortant vraiment de l’ordinaire !
Vendredi 16 octobre 1964
J’ai quelque mal à retrouver mon équilibre psychologique. Monsieur Jacob me
demande si je suis remise de mes émotions. Un peu plus, j’allais lui dire que je me
souviendrais des journalistes ! Heureusement, je me suis rattrapée.
Samedi 17 octobre 1964
Avant le dîner, je commence à écrire mes souvenirs sur la grande journée de jeudi
dernier. Après le journal télévisé, je continue d’un seul élan jusqu’à 23h15. Enfin, j’arrête et
me couche. C’est formidable, je me sens libérée. Mais j’ai eu beaucoup de mal à trouver le
sommeil ce soir-là !
Dimanche 18 octobre 1964
Ce matin, j’achève mon récit. Mais cela va nettement moins bien qu’hier.
Cet après-midi, après une visite au cimetière, une petite promenade et un saut au
jardin, j’écris quelques articles pour la prochaine conférence du CEP. Après quoi je mets au
point ma réunion de douzaine des secrétaires pour demain.
Je ne suis pas mécontente de mon week-end. Si je pouvais en faire autant tous les
samedis, voila qui serait formidable ! Il faut absolument que j’essaie de remonter le courant et
écrire puisque cela me fait tant de bien !
Lundi 19 octobre 1964
Geneviève n’est pas venue à la réunion de ma douzaine d’archivistes. J’ai donc volé de
mes propres ailes et cela a marché à peu près bien.
J’ai beaucoup travaillé avec mon Patron qui n’est pas tellement d’accord avec la
présentation des nouvelles feuilles de notations des commissions de classement. Il m’a dit
qu’il était difficile de noter certaines personnes comme vous qui êtes incomparable.
Quel flatteur ! Et dire qu’il ne voulait pas de secrétaire qui le flatte, au début ! Il
retourne allègrement la situation !
Mardi 20 Octobre 1964
Aujourd’hui, Monsieur Jacob est convoqué chez le Chef du Personnel. Il doit répondre
à la police judiciaire. Un certain Naessens aurait déclaré avoir reçu des souris d’un certain M.
Jacob de l’Institut Pasteur. Ce à quoi Monsieur Jacob a répondu qu’il ne travaille qu’avec des
microbes depuis déjà de longues années. Un agent de la police judiciaire tape ses déclarations
à la machine.
J’étais en train de parler avec Gisèle quand Monsieur Monod est venu me chercher. Il
ne voulait pas que je reste avec elle. Il lui a dit : Je vous la prête dix minutes, pas plus !
Il voulait me dicter les rapports pour le CNRS...
Mercredi 21 octobre 1964
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A midi, je déjeune avec Geneviève. Nous décidons d’ébaucher des plans de travail
pour vendredi.
Cet après-midi, Monsieur Wollman m’apporte un texte à taper. Les affiliés du syndicat
des scientifiques voudraient que Monsieur Monod essaie de forcer la main au Conseil
d’Administration de l’Institut Pasteur afin que ses membres votent pour ou contre le Conseil
scientifique avec voix consultatives lors de la prochaine réunion.
Jeudi 22 octobre 1964 : Prix Nobel de littérature
Le Prix Nobel de littérature a été attribué à Jean-Paul Sartre qui l’a refusé.
Cet après-midi, Agnès m’entraîne en ville pour l’aider dans le choix d’un manteau. A
mon retour, j’apprends que le Chef du Personnel m’avait appelée. Mais il a dit à Nicole qu’il
allait se débrouiller autrement. Je contacte Geneviève Gareau : il voulait des renseignements
que je n’aurais pas pu lui fournir.
Vendredi 23 octobre 1964
Dès ma descente du train je vais à la Lufthansa chercher le billet du Patron qui part
pour l’Allemagne à la fin de la semaine prochaine.
Monsieur Monod n’est pas là de la journée. Il participe aux commissions de Chimie
biologique du CNRS.
Je reçois la visite de Geneviève Gareau : nous discutons pour savoir si l’on peut
obtenir des modèles de conventions collectives quelque part.
Mercredi 28 octobre 1964 : Réunion du Conseil d’Administration
Ce soir il y a réunion du Conseil d’Administration de l’Institut Pasteur. Quand je sors,
les voitures de ces Messieurs sont encore là.
Jeudi 29 octobre 1964 : Élection du nouveau directeur de l’Institut
Aux dernières nouvelles, il paraît que le Conseil d’Administration n’a pas fini ses
travaux hier soir et revient siéger ce matin.
Dans la journée, nous apprenons ce qui se disait sous cape : Monsieur Gernez-Rieux,
Directeur de l’Institut Pasteur de Lille, est élu Directeur. Mais la question de savoir si oui ou
non le Conseil scientifique pourrait siéger avec voix consultatives au sein du Conseil
d’Administration pour la réorganisation de l’Institut n’a pas été abordée, faute de temps.
Tout le monde attend anxieusement les nouvelles depuis hier et chacun demande à son
voisin s’il sait quelque chose de nouveau.
Lundi 2 novembre 1964
J’apprends que les membres du Syndicat du Personnel scientifique ainsi que les
membres du Conseil scientifique veulent rencontrer Monsieur Pasteur Valléry-Radot afin
d’avoir une réponse avant la fin de la semaine. Il paraît que Monsieur Gernez-Rieux s’est fait
pas mal prier pour accepter la direction de Paris. Jean-Marie Dubert pense que c’est bien que
ce soit lui car il a fait partie du Conseil scientifique et est assez dynamique. Il ne peut plus
faire machine arrière.
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Mardi 3 novembre 1964 : Élections des commissions de classement
J’avais signalé que les secrétaires archivistes étaient dans la maîtrise par erreur, mais
cela n’a pas été corrigé. M. Riondé est furieux.
Pour les élections, toute notre liste a été élue. Les membres de la CGT n’ont aucun
siège dans notre collège. Cela m’ennuie un peu.
Vendredi 6 novembre 1964
Je passe toute la journée à la bibliothèque du service que nous réorganisons, Nicole et
moi. Nous avons toutes deux manipulé une grand nombre d’ouvrages. Ce soir, je suis fourbue.
Lundi 9 novembre 1964 : Critères de notations pénibles et controversés
Cet après-midi c’est le drame. Je le sentais venir. Je remplis les fiches de notation avec
Madeleine et le Patron. Je m’aperçois dès le début qu’il fait cela parce qu’il est obligé, mais
cela l’ennuie c’est visible. Je le comprends. Pour mes propres notes, il me dit :
- Que voulez-vous que je mette, Madeleine, puisque c’est très bien partout ?
Évidemment je lui déconseille de mettre des croix dans la seule colonne "Capacités
exceptionnelles", la perfection n’étant pas de ce monde. Quelque peu désemparé, il met alors
une croix dans la 4ème section : « Aptitude à comprendre, apprendre et s’adapter » et une
seconde croix dans la 9ème section : « Ponctualité, assiduité ». Pour Monsieur Monod
assiduité et ponctualité n’ont pas tout à fait le même sens que pour moi : il n’y attache qu’une
attention toute relative pourvu que le travail demandé soit exécuté en temps voulu.
C’est alors que je réalise, en comparant avec les fiches des autres membres du service,
que je suis la moins assidue du service avec Jean Godard. Je suis piquée au vif. Je vais peutêtre essuyer quelques quolibets lors des réunions des commissions. De quoi vais-je avoir
l’air ? C’en est trop ! J’ai envie de pleurer et cela se voit tellement que Sarah s’en inquiète.
Traversant mon bureau, le Patron s’aperçoit qu’il y a un problème et m’entraîne avec lui dans
le sien. J’éclate et lui fais remarquer que, comparativement avec les autres feuilles, j’ai la plus
basse note d’assiduité. Je sais qu’il ne l’a sûrement pas fait exprès, mais je trouve que c’est
encore pire ! Il rouspète violemment après les fiches prétextant qu’elles ne veulent rien dire.
Naturellement, si elles sont remplies de cette façon... Je suis indignée. Il ne peut corriger ma
fiche dont certaines rubriques sont pré-imprimé. C’est alors qu’il téléphone lui-même au
Service du Personnel pour demander une fiche vierge.
Je m’en veux de m’être ainsi comportée. Mais pouvais-je laisser passer cette injustice
flagrante, alors que cette rubrique était fausse, si on admet que la ponctualité dépend le plus
souvent des transports en commun, cause non négligeable en ce qui me concerne (plus de
80km par jour aller et retour, par train et métro avec un changement de ligne).
Monsieur Monod avait l’air si piteux que je lui conseille moi-même de placer la croix
plutôt dans la 3ème rubrique : « Quantité de travail et rapidité d’exécution ». Ce qu’il fait.
Sarah ne comprend pas non plus :
- Il me dit toujours tellement de bien de vous !
J’espère que cette pitoyable aventure servira de leçon non seulement pour moi, mais
aussi pour les autres. Faisant partie des commissions de classement, j’y attache d’autant plus
d’importance !
Mardi 10 novembre 1964
169
Ce matin, le Patron arrive avec le sourire. S’adressant à Nicole et à moi : Bonjour mes
chouchoutes ! Je réponds assez fraîchement. Nous ne l’avons pas vu de la matinée.
Après le séminaire, il vient dans mon bureau, me disant que cela n’a pas l’air d’aller et
qu’il veut savoir ce qui me tourmente, que nous devons tous deux écarter tout malentendu. Je
lui dis que je suis déçue, très déçue : je pensais qu’il passerait plus de temps pour établir nos
notations. Il veut savoir si ce reproche concerne mes propres notes ou toutes celles du labo.
Quand je lui précise que je veux parler de toutes celles du labo il entre dans une colère
épouvantable. Il crie et me demande de sortir toutes les fiches et de lui dire celles qui ne sont
pas bien remplies. Lui reparlant de mon assiduité, je lui dis qu’il aurait dû comparer les croix.
Il se défend comme un lion enragé. Il pense que ces fiches sont stupides et qu’il est
impossible de comparer une femme de service, une laborantine et une secrétaire... Je lui dis
qu’à mon sens l’assiduité est la même pour tout le monde. Il est de plus en plus furieux :
- Madeleine, je ne peux tout de même pas vous comparer, même avec Nicole ! Et il
sort…
Agnès vient me voir et, devant Monsieur Monod, elle m’emmène au restaurant où je
dois lui expliquer exactement ce qui se passe. Elle me dit que j’ai les mêmes défauts que lui et
que c’est à moi de faire taire mon orgueil (qu’elle trouve au moins aussi grand que celui du
Patron !). Je suis très malheureuse. Elle me dit que le Patron tient beaucoup à moi. L’an passé,
parlant du futur Institut de Biologie moléculaire, il lui a dit qu’il n’emmènerait pas tout le
monde, mais en tout cas il m’emmènerait sûrement, moi.
De retour à l’Institut, je pars à ma réunion et je demande que les notes soient
conservées par service pour voir comment les chefs de service notent en général leur
personnel. Monsieur Virat appuie ma demande et je suis nommée d’autorité dans la souscommission chargée de ce travail. J’ai beau essayer de suivre les débats, mon esprit s’égare.
Comment vais-je faire ? Il faut que je fasse les premiers pas, je tiens trop à mon Patron et ne
veux pas l’abandonner.
Je reviens au laboratoire. Le Patron n’est pas encore rentré : il est sorti déjeuner à
l’extérieur. Je suis montée voir Gisèle au grenier. Quand je redescends, Monsieur Monod est
là : il discute avec Jean-Pierre Changeux. Je me remets au travail. Au bout d’un certain temps,
il entre dans mon bureau et me demande si la réunion pour les commissions de classement
s’est bien passée. Je lui dis que j’ai demandé que les notes soient groupées par service. Il
s’installe dans mon fauteuil. Il est malheureux, dit-il, que je puisse penser qu’il a fait les notes
avec légèreté. Il voudrait que je lui dise ce que j’aurais mis à sa place. Je lui dis que je ne suis
pas parfaite. Il me dit qu’il a dû fausser son jugement pour faire ma feuille car il aurait mis
une ligne droite sur la gauche : c’est ce qu’il pense exactement de moi. Il allait me faire des
compliments puis :
- Et puis je ne suis pas ici pour vous faire des compliments !
Il veut bien reconnaître qu’il a eu tort, mais veut que je lui dise exactement ce qui ne
va pas. Il me demande s’il a mal noté le personnel. Je ne peux que lui répondre par la
négative. Pour moi, il n’avait pas pensé que cela pourrait me faire du tort auprès de Monsieur
Riondé en ce qui concerne la note de « ponctualité et assiduité ». Peu après, il se justifie en
disant qu’il a fait cela après réflexion :
- Car je réfléchis, de temps en temps !
Il voulait, en somme, être en paix avec sa conscience quand il me donne des vacances
supplémentaires. C’est évidemment une tactique, mais cela ne m’arrange guère... De temps en
temps, nous nous regardons, une timide esquisse de sourire aux lèvres. Puis son visage se
ferme. Attendait-il des excuses de ma part ?
Rassuré sur le fait qu’il avait noté correctement son personnel, il se lève et pose sa
main sur la mienne avec affection.
170
Il paraît qu’hier soir, il était très malheureux, m’a dit Agnès. Il tournait dans le labo,
l’air triste.
- Qu’est-ce qui ne va pas, Jacques ? lui a demandé Agnès.
- Je suis très malheureux, j’ai dû offenser Madeleine, a-t-il répondu.
Quant à moi, je vais mieux. Puisqu’il a fait les premiers pas, de retour au bureau, je lui
dis que tout ceci est arrivé parce que je lui suis très attachée. Ce à quoi il a répondu :
- Et pourquoi croyez-vous que je sois là ?
Le travail reprend.
Il me faut faire un geste, moi aussi. Je décide d’aller lui dire au revoir. Il était dans le
labo avec Agnès. J’y vais. Il me regarde, s’approche, continuant la conversation entamée, il
me demande ce qu’il y a :
- Je voulais simplement vous dire au revoir.
- Oh !
Il m’entraîne dans son bureau. Nous nous regardons un moment, histoire de faire la
paix. Puis il m’embrasse. Nous nous regardons à nouveau avec un sourire. C’est fini : la paix
est faite. Tant mieux car je ne sais pas ce qu’il serait advenu après cette crise, la seule grave je
pense, de notre collaboration. Je lui suis très attachée et l’admire profondément. Je pars le
cœur tellement plus léger.
Vendredi 14 novembre 1964
Au moment de partir, ce soir, je n’ai pas trouvé Monsieur Monod et suis partie sans lui
dire au revoir.
Lundi 16 novembre 1964 : Réunions pour les commissions de classement
Ce matin, je prépare mes feuilles pour la réunion préliminaire des commissions de
classement. Nous regardons la façon de noter des chefs de service, puis nous classons par
commission et enfin par catégories de proposables. Nous terminons nos travaux à 18 heures.
Mercredi 18 novembre 1964 : Article sur les transitions allostériques
Toute la matinée, Nicole et moi corrigeons un exemplaire du fameux article en cours
de rédaction depuis presque deux ans, sur les transitions allostériques par Monod, Wyman et
Changeux. Je suis oppressée et éreintée.
A quinze heures nous avons réunion des commissions de classement. Nous vérifions la
pile des dossiers de non proposés, ce qui prend un temps fou.
Jeudi 19 novembre 1964
Je travaille avec Monsieur Monod presque tout l’après-midi. Il y avait pas mal de
lettres à dicter. Il me demande si je ne suis pas trop épuisée : Oh ! Un peu plus, un peu
moins !
Nous continuons par des notes pour sa réunion de demain. Il m’invite ensuite à venir
prendre le thé avec lui. De retour dans son bureau il me remercie chaleureusement.
Vendredi 20 novembre 1964 : Étude des fiches de classement
Au cours de cette réunion de travail, nous reprenons les fiches en les épluchant une par
une, regardant la courbe et écoutant les commentaires des uns et des autres. M. Morin a trouvé
171
que ma courbe était plus significative que celle de Gisèle (courbe de gauche parfaitement
rectiligne), par exemple. Nous calculons la répartition des postes dont nous disposons. Sur
vingt postes, nous en octroyons quatre aux préparateurs, deux aux secrétaires archivistes et
quatorze aux aides techniques.
Samedi 21 novembre 1964 : Préparatifs pour la Sainte Catherine
Je rends visite à Annie Changeux, chez elle, pour l’aider à confectionner les bonnets
de Sainte Catherine. Elle est charmante et ravissante. Je fais du découpage de carton, des
fleurs de liseron. C’est très agréable. Elle m’offre du banyuls et des gâteaux secs. Elle me
confie le petit Thomas, le temps qu’elle descende acheter de la colle scotch. Pas sauvage du
tout et très mignon, j’amuse Thomas pendant l’absence de sa Maman. Je suis partie avant
l’arrivée de Jean-Pierre que je ne voulais absolument pas déranger pour m’accompagner à la
gare.
Lundi 23 novembre 1964 : Pour nos catherinettes – Propositions pour le Nobel 1965
Beaucoup de travail aujourd’hui au bureau. Discussions à propos des cadeaux à offrir
à nos catherinettes. Tout le monde n’est pas d’accord. Les collègues du grenier pensent que
nous devrions leur offrir des livres ou des disques. Cela ne me plaît pas du tout. Nous avons
récolté 130F par Catherinette, je pense qu’il faudrait essayer de faire un cadeau souvenir plus
personnalisé.
Mon Patron m’apprend qu’il est proposé pour le Nobel 1965 par le Professeur Jean
Roche, Recteur de l’Université de Paris Sorbonne ainsi que par le professeur belge
Heymans73, tous deux aimeraient un résumé de leurs travaux afin d’établir leur rapport destiné
au Comité Nobel.
De son côté, Monsieur Monod a été sollicité par le Comité Nobel pour proposer un
candidat au Prix Nobel de Chimie 1965. Il me dicte un rapport sur le Professeur Leloir.
Mardi 24 novembre 1964
Cet après-midi, Monsieur Monod entreprend la dictée du rapport demandé par le
Recteur Roche. Cela l’énerve et je le comprends aisément. Mais c’est là un bon exercice de
synthèse du travail accompli par l’équipe.
La fin du texte me plaît car elle traite de différenciation cellulaire et cancer. Sa théorie
me montre qu’il ne rejette pas celle qui voudrait que le cancer soit d’origine virale. Pour qu’il
y ait, à un moment donné virus (le cancer n’est pas contagieux) encore faut-il qu’il y ait une
cause génétique à la production de ce virus qui déclenche le mécanisme de la cancérisation tel
qu’il le conçoit.
Mercredi 25 novembre 1964 : Réunion des commissions de classement
Ce matin, nous apprenons que notre nouveau directeur a été hospitalisé d’urgence.
Tout le monde est atterré. Que va-t-il se passer ?
Vers onze heures, M. Riondé m’appelle pour que je prévienne tout le monde que la
réunion plénière des commissions des techniciens se tient cet après-midi. J’exécute ses
consignes avant le déjeuner.
73
- Textes manuscrits des rapports destinés aux Professeurs J. Roche et C. Heymans : voir les
manuscrits du Fonds Monod sous la cote MON.Mss.02, N°51 (J. Roche) et N° 52 (C. Heymans)
172
La réunion a lieu comme prévu. Mlle Maurice (secrétaire de M. Lépine) et moi sortons
pendant le vote pour les secrétaires archivistes. Nous revenons en séance pour entendre les
résultats : nous avons toutes deux obtenu l’unanimité des voix. Monsieur Riondé me demande
de faire un procès-verbal et le lui donner le plus rapidement possible comme modèle.
Après ces obligations syndicales, nous fêtons nos catherinettes. Le Patron voulait
m’attendre : heureusement que la réunion a été brève. J’ai fait des photos. Il n’y avait pas
tellement d’ambiance...
Lundi 30 novembre 1964
J’ai vu un membre du Syndicat du personnel scientifique pour mon procès-verbal ainsi
que le Chef du Personnel qui va le regarder de plus près.
Le Patron poursuit la dictée du rapport destiné au Recteur Roche pour sa proposition
de Nobel de Médecine 1965.
Mardi 1er décembre 1964
Cet après-midi, nous terminons le rapport Nobel de Médecine. Je monte voir Monsieur
Jacob pour des références. Il supprime, dans le texte, le mot « théorie » :
- On n’a jamais donné de Nobel pour des « théories. Il faut employer le
mot découverte.
Cela me plaît. Il dit que tous ces papiers ne servent à rien, qu’ils ne l’auront pas avant
dix ans. Il plaisante en ajoutant qu’il faut tout essayer pour le décrocher !
Je ris intérieurement. Il ne parviendra pas à démolir mes convictions !
Mercredi 2 décembre 1964
Ce matin, j’ai travaillé pour le rapport destiné au Recteur Roche. Pendant l’heure du
déjeuner, je suis allée me faire coiffer pour le pot de cet après-midi.
Vers 16 heures, il y a arrosage : Monsieur Lwoff a reçu le Prix Charles Léopold Mayer de
l’Académie des Sciences. Madame Lwoff a insisté pour que je prenne une coupe de
champagne. Je venais de boire deux verres de jus de fruit... Après cela j’avais un peu mal à
l’estomac.
Jeudi 3 décembre 1964
Temps épouvantable qui retentit sur mon moral. Je suis fatiguée. Mais j’ai travaillé,
beaucoup travaillé même. Dans ces moments-là, il ne faut surtout pas se laisser abattre !
Vendredi 4 décembre 1964
J’ai mis de l’ordre dans mon classement. Le Patron, qui devait me dicter, a dû oublier
ou plutôt s’occuper de choses plus intéressantes pour lui ! Ce sera pour la semaine prochaine.
Lundi 7 décembre 1964
Monsieur Monod me demande si j’ai des nouvelles de ses billets. Je fais donc le
nécessaire et lui obtient trois passages aller et retour pour Nice, pour les fêtes de fin d’année.
Son frère, à qui je téléphone, me dit qu’il ne sait pas s’il pourra partir le 24.
173
Ce matin Monsieur Riondé vient me voir et me demande de lui faire le tableau
d’avancement en mettant tous les noms sur lesquels nous avons voté. Je fais ce tableau
rapidement car je suis assez libre, le Patron n’ayant pas besoin de travailler avec moi pour le
moment.
M. Riondé me dit de ne pas craindre de le déranger, si nécessaire de lui téléphoner et
insister. Je monte lui porter les tableaux avant la cantine. Comme il est occupé, je descends à
la cantine. Quand il arrive, il vient s’excuser et me dit qu’il m’invite au café. Le repas terminé
il était toujours à table et je l’attends. Il vient vers moi en courant. Au café-bar, nous
consultons les tableaux et rentrons à l’Institut vers 14h20. Il me remercie de mon aide et, tout
sourire, nous nous serrons la main.
Rejoignant le service par le petit escalier de côté, j’aperçois derrière son rideau qu’il
ouvre à peine, le Patron et Sarah complètement hilares. Sarah venait de dire à Monsieur
Monod :
- Regarde Jacques, Madeleine avec son « boy-friend ! »
Et depuis, c’est la « mise en boîte » !
Mardi 8 décembre 1964
Naturellement Monsieur Monod me taquine avec Monsieur Riondé. Je pense qu’il le
croit célibataire. Il s’amuse bien à mes dépens en tout cas. Mais j’ai bon caractère, il peut
continuer...
Il n’est pas là de l’après-midi, ce qui me permet de mettre mon travail à jour.
Mercredi 9 décembre 1964
Ce matin je fais du rangement dans mon bureau.
Après déjeuner j’allais faire signer les procès-verbaux par M. Vallé, du Service
vétérinaire quand j’ai rencontré mon Patron qui rentrait (il devait être absent tout l’après-midi
m’avait-il dit). Je lui précise que j’allais revenir :
- Vous croyez, Madeleine ? Vous allez voir Monsieur Riondé ! m’a-t-il dit, l’air amusé.
- Non ! Je vais voir Monsieur Vallé !
Manqué !
Vendredi 11 décembre : Grèves SNCF, RATP, Électricité...
Partie de Beaumont en voiture avec l’ami Marcel du CEP, à 6h55, j’arrive au labo à
8h40. Personne ! Enfin Célestine, de la cuisine, arrive un quart d’heure après moi.
Je range le bureau du Patron à qui cela ne plaît pas ! Il n’est pas décidé à travailler au
bureau.
Je déjeune à la cantine avec Nicole. Nous y rencontrons une jeune femme d’origine
asiatique avec qui nous parlons de notre Patron. Elle a su que Monsieur Monod a failli avoir
le Nobel. Je suis toujours contente de parler de mon Patron avec ceux qui l’admirent. Elle a
apprécié son cours à la Sorbonne et sa façon d’ôter sa veste avant de faire son exposé, alors
que les autres restent guindés.
Lundi 14 décembre 1964
Aujourd’hui, je suis convoquée au Service du Personnel car il y a eu des erreurs dans
les promotions : certaines personnes étaient passées à l’ancienneté ou bien allaient passer à
l’ancienneté.
174
Nous avons eu une réunion à 17 heures. Comme elle s’est terminée à 18h15, j’ai raté
mon train.
Mercredi 16 décembre 1964
Je suis à nouveau convoquée pour les commissions de classement : Allez voir votre
cher Riondé ! me dit le Patron, avec un soupçon d’ironie!
Jeudi 17 décembre 1964
J’apprends officiellement ma nomination : « Hors classe 1er échelon de la catégorie
Secrétaire Archiviste (indice 315) au titre des promotions 1964 pour prendre effet au 1er
janvier 1965 ». Nomination transmise par mon Patron qui me fait la bise à cette occasion.
Lundi 21 décembre 1964
Je reçois au labo une très gentille carte de Pierre Rebeyrotte qui n’est pas sans
m’émouvoir. Je sens toujours une certaine rancœur et cette fois elle est dirigée contre le
médecin pour qui il travaille désormais à Bordeaux.
Mardi 22 décembre 1964 : Problèmes des promotions
Ce matin j’ai la visite d’une technicienne qui est furieuse de n’avoir pas eu de
promotion alors qu’elle avait de meilleures notes qu’une collègue promue de son service. Elle
pense que c’est toujours les mêmes qui passent et ajoute qu’on dit beaucoup de mal de moi
parce que j’ai eu deux promotions à deux années d’intervalle74.
J’avais beau m’y attendre, cela me fait beaucoup de peine. J’ai conscience d’avoir fait
mon travail en toute honnêteté, comme nous nous y étions toutes engagées lors des séances de
travail préliminaires.
J’ai vu Geneviève Gareau qui m’a dit de ne pas m’inquiéter : de toutes façons et
quoiqu’on fasse, il y a toujours des mécontents.
Point positif de cette journée : Nicole et moi avons réussi enfin à achever la ronéotypie
des stencils en une vingtaine d’exemplaires du gros article sur les transitions allostériques
« Monod, Wyman et Changeux » afin de les soumettre à la critique. Reste à trier les feuillets.
L’original sur papier est prêt pour l’envoi à l’éditeur.
Mercredi 23 décembre 1964
Geneviève Gareau devait venir déjeuner avec moi, mais elle a dû oublier ou avoir un
contretemps.
J’ai passé une grande partie de l’après-midi à trier les feuillets de l’article sur
l’allostérie. J’ai terminé à 18 heures. Monsieur Monod en voulait un exemplaire pour lui à
Cannes : il est content à l’idée de pouvoir le relire tranquillement en vacances.
Changement de longueur d’ondes : Il m’a dit qu’il était allé aux studios de Boulogne à
midi et a trouvé Sophia Loren encore plus belle au naturel ! …
Ce soir il me remercie et m’embrasse en me disant au revoir. Je lui souhaite un bon
voyage et de bonnes fêtes de fin d’année.
74
- Ce qu’ignorait cette personne, c’est que j’ai eu ma première promotion au choix après onze ans de
carrière alors que j’étais encore « Aide-Technique ». En raison de mes nouvelles fonctions Monsieur
Monod m’a fait fait changer de catégorie et nommer « Secrétaire-Archiviste », me proposant à
nouveau pour réparer ce qui lui apparaissait comme une injustice.
175
Jeudi 24 décembre 1964
Après avoir fait quelques courses, j’arrive au labo à 11 heures. Je trouve des cadeaux
sur mon bureau : tasse remplie de bonbons (de Sarah), Le théâtre de Tchekov (de Michèle et
Nicole). Je suis très touchée parces attentions à mon égard.
Je déjeune au restaurant avec Geneviève.
Je vais ensuite au service des expéditions poster (en deux rouleaux et par avion)
l’original de l’article sur l’allostérie au Journal of Molecular Biology75 qui l’a reçu le 30
décembre (date précisée sur le tiré à part). Craignant que le montant de l’envoi paraisse trop
élevé, j’ai lourdement vanté la haute valeur scientifique au préposé du service qui semblait
parfaitement indifférent à mon propos.
Je quitte le labo de bonne heure après avoir bavardé un peu avec Simone Lacaille.
Lundi 28 décembre 1964
Je mets mon travail à jour au labo puis, avec Nicole nous commençons à trier les
copies de l’article allostérie.
Ce soir Maman a de sérieux ennuis respiratoires. Je passe la nuit près d’elle après lui
avoir donné un calmant. Elle ne voulait absolument pas que je dérange une voisine. Elle s’est
un peu apaisée et endormie. J’ai passé une nuit blanche.
Mardi 29 décembre 1964
Ce matin Maman semblant aller mieux ne veut pas que je reste à la maison, me
promettant d’aller voir son docteur. Dès mon arrivée à l’Institut Pasteur, je téléphone à
Yvonne qui va la voir et l’accompagne chez le médecin. Elle me rappelle vers 15h30 : Maman
a le coeur fatigué et il lui donne un médicament pour la remonter ainsi qu’un calmant car il la
trouve très nerveuse. Yvonne est revenue la voir dans la soirée. Elle allait mieux.
Maman a passé une bonne nuit et moi aussi. Mais je reste très anxieuse à son sujet.
Mercredi 30 décembre 1964
Pas très rassurée, je pars tout de même au labo. Je travaille toute la journée pour Sarah
Rapkine. Nicole et moi lui archivons ses dossiers. C’est long et fastidieux.
En partant Monsieur Jacob me demande des nouvelles de Maman. Je suis très touchée.
Il m’avait vue bouleversée hier quand je téléphonais à Yvonne.
Jeudi 31 décembre 1964
Cette nuit, Maman a moins bien dormi. Je trouve sa respiration toujours un peu
accélérée. Il faut que j’en parle à Adam Kepes.
Je n’ai pas le moral. Je travaille pour mon secrétariat. Vers 13 heures, Jean-Pierre nous
emmènent en voiture, Nicole, Michèle et moi, déjeuner dans un restaurant chinois du XVème.
Nous rentrons au labo à pied après un bon repas.
Je n’avais guère envie de rentrer au bureau. Je fais un peu de « labo » avec Kepes : j’ai
mis des gouttes dans des tubes ! Je suis rentrée de bonne heure pour une fois !....
75
L’article “On the nature of allosteric transitions : a plausible model” de J. Monod, J. Wyman et
J.P. Changeux porte la référence : J. Mol. Biol., 1965, tome 12, pp. 88-118.
176
Maman et moi sommes descendues en voiture chez Yvonne et Roger passer une soirée
de réveillon calme : retour à la maison à 0h45, après les voeux traditionnels entre nous.
177
Chapitre VI
1965 : la Grande Année
Que me réserve cette nouvelle année ? Toujours la même question à cette époque.
Dans deux mois et demi je vais avoir quarante ans ! Verrai-je enfin le Prix Nobel couronner
les travaux de mon grand Patron ?
Lundi 4 janvier 1965 : Retour de vacances du Patron
Monsieur Monod arrive très en retard et me fait la bise. Il voit tout de suite que
quelque chose ne va pas. Entrant dans son bureau, il s’inquiète. Je lui parle de la santé de
Maman. Il me dit que si ce malaise se renouvelle, il faudra lui faire un électrocardiogramme.
Il est très compatissant.
Le Patron a l’air d’être en pleine forme. Aujourd’hui je n’ai pas travaillé avec lui: il lui
fallait voir les uns et les autres. J’en ai profité pour me mettre à jour.
Mardi 5 janvier 1965 : Problèmes de personnel et galette des rois
Monsieur Monod me dicte une bonne partie de la matinée : il y avait pas mal de
lettres. Comme d’habitude, il laisse de côté les cartes de Noël et lettres de voeux, pour
s’attarder aux lettres « sérieuses ».
Cet après-midi, « l’autre » Madeleine parle au Patron de la défection d’une femme de
service d’origine guyanaise ayant une fillette et sa mère à sa charge, partie sans prévenir. Elle
accusait les Beljanski de l’avoir « remontée » et de lui avoir promis une place.
Le Patron me parle ensuite de Mirko et Monique Beljanski, jugeant cette dernière un
peu surexcitée. Il est toujours très ennuyé parcette affaire et me dit que deux clans se sont
formés : un, de son coté, qui doute des travaux de Mirko et, l’autre qui le croit persécuté. Mais
lui-même pense que ni l’un ni l’autre n’ont tout à fait raison. Il faudra deux ans pour savoir et
il ne croit pas que la solution se fasse jour ! Il me fait de la peine.
Nous avons tiré les rois. J’ai eu la fève et naturellement je n’ai pu que choisir mon
Patron comme roi, mon choix étant limité à lui ou Jean-Pierre Changeux.
Mercredi 6 janvier 1965 : Vœux de la Direction
Nous avons eu l’honneur de voir notre nouveau Directeur : le professeur GernezRieux. L’auditoire pasteurien a eu droit à un discours de Pasteur Vallery-Radot très violent
contre la direction précédente, à mots couverts.
Monsieur Monod est furieux contre PVR qu’il juge au moins aussi responsable que
Monsieur Tréfouël dans les affaires de l’Institut.
Jeudi 7 janvier 1965 : Méprise totale
Aujourd’hui, j’ai une longue discussion avec une scientifique du service. Non
seulement persuadée que je suis amoureuse de Monsieur Monod, elle pense que je suis jalouse
d’une de ses conquêtes...
178
Elle se méprend totalement. Je lui explique toute l’admiration et l’attachement que
j’éprouve pour lui, sans arrière-pensée aucune. Certes il dit lui-même qu’il n’est pas
indifférent aux femmes. Mais de là à penser que je puisse vouloir tomber dans ses bras ! Non !
J’ai trop de respect pour sa personnalité exceptionnelle. De plus, j’ai la chance, je crois, de lui
apporter une aide dont j’ai peut-être la fatuité de penser qu’elle lui est utile et parfois même, à
l’en croire, précieuse. Pour rien au monde je ne voudrais qu’il en soit autrement ! Et je dois
avouer sincèrement que je préfère ma relation avec lui telle qu’elle est, c’est-à-dire faite d’une
profonde admiration, d’un dévouement inconditionnel, de sincère, respectueuse et chaleureuse
affection. S’il en avait été autrement je n’aurais pas pu continuer à travailler pour lui,
trahissant mon idéal platonique pour un grand homme.
Vendredi 8 janvier 1965
Après déjeuner, Monsieur Monod me dicte une partie du rapport sur la Biologie
moléculaire, dans le cadre du Vème Plan. C’est bien : j’ai eu mon train.
Mardi 12 janvier 1965 : Galette des rois
Ce matin le Patron, Sarah et moi parlons du personnel de service et notamment des
garçons de laboratoire. Monsieur Monod me dit que je devrais écrire quelque chose là-dessus.
Je lui réponds que j’ai l’intention d’écrire sur le labo, mais pas pour le moment...
Après-midi, il me dicte du courrier. Simone Lacaille nous apporte du thé et deux parts
de galette. Il trouve la fève dans la sienne et naturellement me choisit pour reine (nous
n’étions que tous les deux dans le bureau !). Il se lève, m’embrasse, ouvre la porte du
laboratoire contigu et d’une voix forte :
- Je vous présente votre reine de la galette !
J’éclate de rire : il régnait une ambiance détendue dans le labo.
Mercredi 13 janvier 1965 : Activités extérieures
Je commence l’article de presse que Madeleine Jolit m’avait demandé d’écrire sur
Montserrat que nous devons présenter avec la troupe du CEP à Lions-la Forêt, là où réside un
de ses cousins, au début mai. Je reprends ensuite ce que le Patron m’a dicté hier.
Ce soir, nous avons une excellente conférence de Mahuzier au Beaumont-Palace:
Visage et âme de l’URSS.
Vendredi 15 janvier 1965 : Dérapages non contrôlés
Aujourd’hui, j’apprends par Madeleine que Carmen est furieuse contre le Patron. Elle
pense qu’il n’a rien fait pour elle pour son équivalence de propédeutique. Cela me révolte.
Elle devrait s’estimer heureuse d’avoir pu continuer ses études en travaillant grâce à la
bienveillance de Monsieur Monod qui a adapté ses horaires à cet effet…
Dans l’après-midi, je cherche un garçon de laboratoire pour porter des imprimés
lourds au service expédition. Personne. La porte de l’atelier est fermée. A 16h10, toujours
personne. Et l’heure de la levée du courrier approche. Je décide d’en parler au Patron car il a
peut-être été prévenu. Monsieur Monod va voir et, comme moi, trouve porte close. Il y
retourne et affiche un mot sec sur la porte. Les intéressés rentrent vers 17h30 et reçoivent un
« savon » du Patron.
Résultat : Monsieur Monod est malheureux d’avoir dû se fâcher et il me le dit, car il
estime ces employés. Je suis également très ennuyée. Mais s’ils avaient demandé la
179
permission de s’absenter il n’y aurait eu aucun problème. J’espère au moins que cet incident
servira d’exemple.
Carmen doit partir à la fin de la semaine prochaine. Je lui ai dit de voir Monsieur
Monod pour son équivalence. Il n’est peut-être pas trop tard. Je ne sais si elle l’a fait.
Lundi 18 janvier 1965 : Propositions pour le Nobel de Chimie et rapport de Biologie
moléculaire
Au début de la matinée, Monsieur Monod me dicte le rapport pour le prix Nobel de
chimie 1965. Il présente les travaux chimiques de l’Argentin Luis Leloir76. Il ajoute que Jacob
et lui ont également été proposés pour le prix de Chimie 1965, ce que j’ignorais.
Cet après-midi nous travaillons à nouveau longuement ensemble pour les différents
projets d’instituts de Biologie moléculaire (à l’Institut Pasteur et à la Faculté des Sciences).
Mardi 19 janvier 1965 : Propositions pour le Nobel et échos divers
Dès mon arrivée, je reprends le rapport Nobel Leloir puis celui sur la Biologie
moléculaire.
Je poursuis mon travail avant que Monsieur Monod ne m’appelle pour me dicter la fin
du rapport de Biologie moléculaire pour le Vème Plan. Il paraît très contrarié.
Ce soir, au conseil syndical, je suis sortie de mes gonds. Une technicienne nous accuse
de favoriser les adhérents de notre syndicat au sein des commissions de classement !...
Jeudi 21 janvier 1965 : Cours à la Sorbonne
Monsieur Monod prépare son cours pour la Sorbonne. Il m’a également dicté une
longue lettre.
Vendredi 22 janvier 1965 : Propositions pour un Nobel de Chimie
Chaque jour de la semaine, mon Patron m’a dicté de longs textes. Je ne reprends
qu’aujourd’hui la proposition pour le Nobel de Chimie qu’il m’avait dictée lundi.
Lundi 25 janvier 1965 : Réunions syndicales
Cet après-midi, réunion de toutes les commissions de notre Syndicat du Personnel
technique et de maîtrise. Il n’y avait pas d’absent. Geneviève a présenté les points débattus en
conseil syndical que j’ai ensuite exposés plus en détail. La réunion est levée après une heure
de débats.
Mercredi 27 janvier 1965 : Grève de la RATP
Départ de Beaumont à 6h45 avec les amis habituels. Il fait froid. Nous prenons deux
collègues de Marcel à Goussainville, puis à Stains (dont l’un nous a fait attendre 20
minutes !). Encombrements effrayants à cause des poids lourds. Arrivée chez Cartier à 9h30.
Je réussis à trouver un taxi après la place Vendôme et arrive à l’Institut à 9h55, contractée au
possible en raison du froid.
76
L’Argentin Luis Leloir a eu le prix Nobel de Chimie en 1970 « for his discovery of sugar
nucleotides and their role in the biosynthesis of carbohydrates ».
180
Après la journée de travail, je pars à pied avec Nicole. Je m’étais bien réchauffée en
marchant et dégustant des gâteaux salés. Mais il nous a fallu attendre un participant du
covoiturage, si bien que j’étais à nouveau gelée en arrivant à Beaumont (à 20h50).
Jeudi 28 janvier 1965 : Toujours la grève de la RATP
Déplacement un peu plus rapide que la veille en partant à 6h55. Bonne ponctualité :
nous n’avons attendu personne en cours de route. Passons par la Porte de la Chapelle. J’arrive
au labo en taxi, à 8h45, en passant par La Samaritaine où j’ai laissé une amie, Chef de rayon
dans ce magasin.
Après la journée de travail, je pars en taxi avec Nicole jusqu’à la joaillerie Cartier où
je retrouve notre chauffeur. Le retour s’effectue mieux que l’aller. Nous prenons un apéritif au
passage, à Stains. Puis l’ami Marcel s’arrête embrasser sa mère et sa sœur. Nous arrivons à
Beaumont à peu près comme hier soir.
Vendredi 29 janvier 1965 : Accident de Jean-Pierre-Changeux
Ce matin nous retrouvons notre train.
Jean-Pierre Changeux est rentré à Paris. Je lui ai téléphoné pour prendre de ses
nouvelles après son accident de ski. Il est condamné à un bon mois d’immobilisation. Ensuite
il pourra se déplacer avec un plâtre de marche.
Mercredi 3 février 1965 : Visite à Jean-Pierre Changeux
Ce matin j’attends en vain mon Patron. J’allais sortir me faire coiffer, quand je reçois
un appel de Geneviève qui me donne rendez-vous chez M. Riondé pour le rapport des
commissions de classement à 12h15.
Dans l’après-midi, Madeleine Jolit et moi allons voir Jean-Pierre Changeux à l’hôpital.
Au retour, j’attends en vain mon Patron.
Jeudi 4 février 1965 : Visite du directeur et du sous-directeur
J’essaie de voir Monsieur Monod dès qu’il arrive. Peine perdue : le téléphone
interfère, puis c’est l’heure du séminaire.
Geneviève Gareau déjeune avec moi et nous allons prendre un café. J’écourte notre
entrevue car je veux être de retour vers 14h15 au labo pour voir le Patron. Bien m’en a pris
car, arrivent au bureau juste derrière moi, Monsieur Gernez-Rieux, Directeur, et Monsieur
Marneffe, Sous-Directeur, qui n’ont pas été annoncés. Je les introduis chez Monsieur Monod
qui me dit s’étonner de ne pas avoir été prévenu. Malgré cela, il insiste pour qu’ils entrent.
Longue discussion. J’ai su ensuite par mon Patron qu’ils avaient parlé du projet de
construction d’un Institut de Biologie moléculaire sur le campus de l’Institut Pasteur et aussi
de l’installation de Monsieur Jacob et son équipe soit à la place du laboratoire de la diphtérie,
soit, plus probablement, à la place des laboratoires de Milhaud et Aubert qui se regrouperaient
(ce qui n’irait pas sans heurts pressentait Monsieur Monod). Avantage pourtant capital de
cette dernière solution : la proximité des deux services Monod et Jacob.
Nous nous mettons au travail. Le Patron me dicte le rapport NIH (National Institutes
of Health). Il jure comme un charretier. A un moment je lui demande ce qu’il faut mettre pour
l’Institut : « Non profit » ou « Profit » ? « Profit », mais cela dépend pour qui !
Il a beaucoup ri. Quand nous avons terminé, je lui dis :
- Monsieur, je voudrais vous montrer quelque chose.
181
Je déboutonne ma blouse blanche et lui montre, sur mon chandail, ma chaîne avec un
pendentif. Étonné de mon geste, il regarde la pierre et me demande ce que c’est :
- Une topaze claire, une citrine, Monsieur !
Je lui montre le talon du chèque qu’il m’avait remis à Noël sur lequel j’ai mis un mot :
- Merci de tout coeur à mon unique et si gentil « Salk Institute Patron »77.
Me félicitant pour mon choix, il a l’air content de voir comment j’ai utilisé ce chèque.
Adam Kepes m’a donné une agate rapportée des Indes d’où il est rentré récemment. Je
peux dire que je suis vraiment gâtée.
Jeudi 11 février 1965 : Visite officielle du directeur
Aujourd’hui, visite du nouveau Directeur, le Professeur Gernez-Rieux. Il est d’abord
reçu chez le Patron avec Kepes et Dubert, puis commence la visite du service, passant par le
laboratoire de Monsieur Monod et se terminant par le secrétariat. Présentations. Je me lève ; il
ne me tend pas la main. Passant dans l’autre bureau contigu, il serre la main de Sarah. De
retour dans mon bureau, le Patron lui dit :
- Entre nous, Monsieur le Directeur, ma secrétaire, Mademoiselle Brunerie, est
vraiment le chef du service !
Je ne savais plus où me mettre !
De vous à moi, je pense plutôt que le Patron a été choqué que le Directeur ne me tende
pas la main comme il l’a fait pour Sarah et il a voulu marquer le coup avec humour !
Vendredi 12 février 1965 : Départ du Patron pour le Salk Institute
Monsieur Monod part aujourd’hui pour la réunion annuelle des Non Resident Fellows
du Salk Institute. Il me dicte les urgences de dernière minute.
Monsieur Jacob et Monsieur Wollman lui demande l’autorisation « d’abuser de moi »
pendant son absence ! Ce pour quoi le Patron est tout à fait d’accord, et moi aussi d’ailleurs :
il y a toujours, parmi les urgences des deux services, un rapport à la traîne…
Je vérifie minutieusement le contenu de son porte-document, ce qui a l’air de
l’amuser. Avant de partir, il nous embrasse chaleureusement Sarah et moi. Il fait le tour
ensuite du labo pour dire au revoir à tout le monde.
Mercredi 17 février 1965 : Fuites d’eau
Aujourd’hui ennuis techniques à la cuisine : fuites d’eau. Je contacte d’abord deux
chercheurs, puis l’architecte, le surveillant, sans compter les parlottes avec « l’autre »
Madeleine responsable des lieux ! Tout ceci n’arrange pas la poursuite de mon travail … ni
les fuites d’eau d’ailleurs !
Jeudi 18 février 1965 : Collaboration avec MM. Jacob et Wollman
Et çà recommence ce matin avec la tuyauterie au labo. Je perds encore pas mal de
temps avec le surveillant et le plombier.
Monsieur Wollman me donne les corrections du rapport Biologie moléculaire. Quant à
Monsieur Jacob, je n’apprécie guère : je lui demande des renseignements sur des souches afin
de pouvoir répondre à un correspondant de Monsieur Monod. Il se crispe brutalement et me
77
En sa qualité de Non resident fellow du Salk Institute, il recevait de cette dernière institution une
rémunération qu’il devait déclarer à l’administration des États-Unis.
182
répond sèchement qu’il ne veut plus donner de souches. J’aimerais qu’il le dise
personnellement à mon Patron. Je note en rouge sur l’original de la demande :
- N.B. - Monsieur Jacob refuse de donner ces souches, ce qui explique que je ne puisse
donner suite à cette demande !
Vendredi 19 février 1965 : Accident d’Agnès
Dès mon arrivée, Monsieur Jacob m’apprend qu’Agnès s’est cassée la cheville. Je lui
écris, mais renonce pour le moment à lui rappeler de faire son rapport pour le CNRS avant le
1er mars, espérant qu’elle sera en mesure de le faire à temps.
Décidément, après Jean-Pierre Changeux, quelle série !
Mercredi 24 février 1965 : Entre stencils et poussière
J’ai beaucoup travaillé aujourd’hui. Ce matin j’ai tapé des stencils et effectué les
tirages pour Malamy, stagiaire américain, et pour Mirko Beljanski.
Après-midi, sur la lancée de « l’autre » Madeleine, nous rangeons la bibliothèque avec
Nicole et les garçons de laboratoire. Quelle poussière !...
Lundi 1er mars 1965 : Retour de monsieur Monod du Salk Institute
Le Patron rentre de Californie, du Salk Institute. Il a l’air content de retrouver son
« staff de proximité » (Sarah et ses deux Madeleine). Avec « l’autre » Madeleine, nous lui
exposons la situation actuelle de la laverie et ses canalisations.
Cet après-midi il reçoit longuement les architectes. Je n’ai pu le voir que rapidement
pour décider de l’ordre des urgences en suspens.
Mardi 2 mars 1965 : François Jacob et le Collège de France
Cet après-midi, nous arrosons la nomination de Monsieur Jacob dans la chaire de
Génétique cellulaire au Collège de France. Voulant donner un air de détente à cette cérémonie
interne, je demande à notre garçon de laboratoire qui sortait pour autre chose, de nous
rapporter quelques masques (Mac Millan, Mao Tsé-Toung, Sophia Loren et Brigitte Bardot).
Kepes ainsi qu’Hubert Condamine les essayaient quand le Patron entre dans mon bureau.
Immédiatement il a pris celui de Mao Tsé-Toung et l’a mis. C’était tellement drôle de le voir
ainsi ! Je n’en pouvais plus de rire. Il fait une entrée remarquée dans la bibliothèque et
Monsieur Jacob a salué les « masqués » avec les honneurs dus à leur rang !
Mercredi 10 mars 1965 : Les prix et les médias
Dans l’après-midi, je reçois un appel téléphonique de l’Académie des Sciences. Mon
interlocutrice me demande une photographie de Monsieur Monod pour demain midi. Objet :
diffusion à la télévision lors qu’une émission consacrée aux lauréats de prix décernés par
l’Académie des Sciences. Par la suite, il y aura une série d’émissions sur ces scientifiques.
Je ris intérieurement en répondant, me souvenant d’un article que je viens de lire dans
L’Express de cette semaine, intitulé : « Le général veut un Nobel » où l’on parle :
des travaux de Prioré (ingénieur quasi-amateur en électronique) qui croit aux
effets bénéfiques d’une machine électromagnétique sur des tumeurs cancéreuses greffées ;
des travaux de Bernard Halpern (non cancérologue) mettant en évidence une
propriété encore inconnue des cellules cancéreuses : leur pouvoir d’agglutination ;
183
des travaux d’Étienne Wolff qui a réussi à obtenir et à faire grossir des tumeurs
cancéreuses dans des milieux artificiels contenant des extraits de levure.
Le prix Nobel deviendrait une affaire de publicité. Les secrétaires perpétuels de
l’Académie des Sciences l’avaient expliqué à des journalistes, leur reprochant de ne pas
soutenir cette publicité : Cette méconnaissance par la presse nationale des efforts de nos
savants explique en partie celle de l’étranger dont un indice est donné par le fait que les
grands prix internationaux sont de plus en plus rarement décernés à des Français. L’Élysée a
le souci de la grandeur.
Maurice Herzog avait reçu mission de rapporter coûte que coûte des médailles des
Jeux Olympiques. MM. Palewski et Yvon Bourges ont également reçu l’ordre de mettre coûte
que coûte la main sur un prix Nobel national, le gouvernement français ayant augmenté les
crédits des laboratoires de recherche. On aurait envoyé des émissaires à Stockholm pour
rappeler tout l’intérêt des travaux français. Le Général a compris qu’une réussite en ces
domaines vaut largement, aux yeux de l’opinion, n’importe quel succès en matière d’atome ou
d’espace. Contre vents et marées, il a imposé son Institut International du Cancer à Lyon dont
personne ne voulait. On désirait lancer Prioré ! Et l’article se termine en commentant le
discours du Professeur Mathé lors de l’inauguration de sa nouvelle unité de recherche. Ce
dernier rappelait les phrases du Général de Gaulle sur la vie du soldat qui est ingrate, mais qui
trouve sa récompense dans la victoire. Il en va de même du chercheur, ajoute Mathé sa
récompense à lui c’est la découverte. Et l’Express conclut : et, au besoin, quand elle se
dérobe, on la fabrique…
Monsieur Monod a lu cet article que je lui ai présenté. Il le trouve bon. Mais cela le
met hors de lui. Il refuse catégoriquement que son nom soit mêlé à ceux de Halpern et de
Prioré qui sont peut-être encore pires que Naessens, ceux qui donnent aux malades un espoir
insensé, dit-il. Pour cela, il refusera de paraître à la télévision et il dira ce qu’il pense aux
« types » de l’Académie des Sciences. Il paraît que le bruit aurait couru aux États-Unis que
Jacob et Monod n’ont pas eu le Nobel en 1964 parce que le comité Nobel a été révolté de la
publicité indécente que certains ont diffusée là-bas. Il ne pense pas que cela soit tout à fait
exact, mais le fait que ce bruit ait pu courir jusqu’aux États-Unis le révolte. En tout cas il ne
se prêtera pas à cette publicité tapageuse et indécente.
Samedi 13 mars 1965 : Mes quarante printemps !
Je reçois une carte de Madeleine Jolit. D’un côté : « Vous êtes marquée par le sort !"
et de l’autre : « C’est encore votre anniversaire ! »
Elle m’offre en plus un livre très amusant que j’apprécie beaucoup.
Lundi 15 mars 1965 : Anniversaire
Le Patron m’offre très gentiment un chèque daté du 13 mars sur lequel il a écrit :
« Pour faire un voyage à Pâques ».
Je le remercie chaleureusement et lui fait la bise. Il me dit : C’est moi qui dois vous
remercier, mon chou !
Jeudi 18 mars 1965 : Les séminaires
184
Grosse révolution au labo à propos des séminaires (dont je suis en partie responsable)
où tout le monde – ou presque – a peur de poser des questions en présence de Monsieur
Monod, redoutant sa critique parfois sévère !
Y suis-je pour quelque chose si ses observations sont parfois dures ?
Vendredi 19 mars 1965 : Questions syndicales
Geneviève Gareau voudrait que je fasse partie de la commission des prêts car elle a
toute confiance en moi. J’en parle au Patron qui ne s’y oppose pas.
Mercredi 24 mars 1965
Toute la journée je m’occupe d’affaires sociales pour le garçon de laboratoire Jean
Godard, puis pour un autre garçon non payé et non assuré.
Ce soir au TNP : Les Troyens.
Samedi 27 mars 1965 : Le CEP à Persan
Nous jouons Topaze en soirée à Persan. Je suis très détendue, jusqu’au moment où je
m’aperçois que j’ai oublié mon sac en coulisses. Je suis passée « à quatre pattes » derrière les
décors et ai demandé à Rémi Rodier de me le retrouver : il me l’a tendu derrière les panneaux.
Soirée réussie, quoique j’aie eu un peu peur.
Mardi 30 mars 1965 : Thèse de David
Aujourd’hui je travaille avec David Perrin. Je relis sa thèse avec lui, du point de vue
de la forme et de la syntaxe. Car pour le reste : c’est le côté scientifique pur !...
Mercredi 31 mars 1965
Je termine la lecture de la thèse de David : il y aura pas mal de corrections à faire. Le
Patron n’est pas là de la journée et je vais en profiter.
Jeudi 8 avril 1965
Je poursuis ma mise à jour en cours, mais n’arrive pas à travailler pour David.
J’ai la visite d’un inspecteur d’Air France désolé de n’avoir pu changer mon retour de
Barcelone pour une première classe. C’est déjà très gentil de me faire voyager en première
pour l’aller. Il m’a offert ce voyage pour mes vacances de Pâques sur la Costa Brava, en
Espagne, en remerciements de ma fidélité à la Compagnie Air France pour les voyages de
Monsieur Monod dont je m’occupe de l’organisation pratique.
Vendredi 9 avril 1965 : Thèse de David Perrin terminée
Ouf ! J’ai enfin réussi à terminer les corrections de la thèse de David sur laquelle je
travaillais depuis plus d’un mois.
Je vais dire au revoir à Monsieur Monod, en conversation avec un stagiaire allemand :
Christian Hahn. Il me souhaite gentiment un excellent séjour.
Du 10 au 21 avril 1965 : Séjour sur la Costa Brave en Espagne
185
Séjour très agréable avec la famille Lecomte, les enfants et petits-enfants, ainsi qu’un
couple ami sur la Costa Brava, à Llioret-de-Mar. Nous avons fait en voiture des excursions
jusqu’à Gerona et Barcelone. Le temps n’était pas toujours au beau fixe, mais nous avons bien
profité des éclaircies pour visiter la côte et ses plages agréables.
Nous avons assisté à une corrida à Barcelone. J’ai été très déçue. J’avais eu cette
opportunité à Palma de Mallorque au cours des années 50 et j’avais été séduite par l’ambiance
du spectacle, la musique, les couleurs. Mais cette fois je n’ai vu que le sang de ce pauvre
taureau et cela m’a dégoûtée à tout jamais de ce genre de « festivité ».
Très agréable voyage de retour en avion : nous survolons Toulouse et Limoges,
annoncés par l’hôtesse.
Jeudi 22 avril 1965 : Retour de vacances
Arrivée au labo, j’ai l’impression de me réveiller d’un beau rêve et je ne me sens
absolument pas « dans le bain ».
Lundi 26 avril 1965 : Retour de croisière du Patron
Monsieur Monod revient au labo, tout bronzé. Il a l’air très content de sa croisière en
Mer Égée, qui cependant a été très mouvementée à cause de la tempête. Il est très heureux que
son bateau se soit bien comporté.
Il me donne à afficher un article paru dans un journal maltais à son sujet avec photo de
l’équipage de sa Tārā.
Cet après-midi, il me dicte pas mal de courrier et rapports.
Dimanche 9 mai 1969 : Concours UFOLÉA de la Ligue de l’Enseignement
Cela marche très bien. Les résultats : Le Centre d’Éducation Populaire de PersanBeaumont et environs est maintenu en Excellence - Hors Concours.
Le président du jury souligne à quel point notre groupe tranche sur les autres (grâce à
notre animateur, André Jolly). Il critique ensuite, l’une après l’autre, les troupes participantes.
Nous devons nous retrouver samedi prochain pour le Festival UFOLÉA à Soisy-sousMontmorency.
Lundi 10 mai 1965
Monsieur Monod a écrit une pièce de théâtre depuis un certain temps et l’avait donnée
à taper à une dactylographe de l’extérieur. M’ayant demandé si je voulais bien, en dehors de
mon travail courant, reprendre à la machine les paragraphes qu’il avait corrigés, je lui donne
avec empressement mon accord, intriguée parcette production originale de sa part.
Par la suite, il me demande souvent où j’en suis avec sa pièce. Malheureusement, je
n’ai pu encore commencer, à mon grand regret.
Mardi 11 mai 1965
Je mets au courant mon Patron au sujet de notre succès de la troupe du CEP au festival
de Soisy-sous-Montmorency. Il me charge de féliciter Monsieur Jolly de sa part. Il nous
donnera peut-être sa pièce à monter à condition que Monsieur Jolly, à qui je remettrai le texte,
le trouve bon. Je suis enchantée. Mais je crains que nous n’ayons pas les interprètes
adéquats…
186
Dans la journée, Monsieur Monod regarde son carnet de rendez-vous où j’avais noté
un nom suivi entre parenthèses d’un autre nom « Chott ». Il a ajouté un « i » entre le « h » et
le « o ». Je lui fait remarquer que ce n‘est pas très gentil d’avoir ajouté un « i », ce qui rend le
nom très irrespectueux. Il rit, ajoutant qu’il apprécie d’avoir une secrétaire non bégueule et
goûtant l’humour.
Vendredi 14 mai 1965
Dans la soirée, je suis invitée au service des virus, à l’arrosage de Geneviève Gareau
qui vient d’être nommée, après concours, au grade pasteurien de « Préparateur ». On boit le
champagne en compagnie du Professeur Lépine. Après mon départ (que je voulais discret), ce
dernier a demandé qui j’étais à Geneviève.
Mercredi 19 mai 1965 : Conférence d’Haroun Tazieff à Beaumont
Haroun Tazieff et sa femme (scientifique du Service de Chimie thérapeutique de
l’Institut Pasteur, publiant sous son nom de jeune fille : France Depierre) arrivent par le train
de Paris, Monsieur Jolly les accueillant à la gare de Persan. Je les accompagne pour un dîner
léger dans un restaurant de Beaumont, tandis que les membres de la troupe préparent la salle
du Beaumont-Palace.
A son arrivée à la salle, Haroun Tazieff remarque qu’il y avait pas mal d’enfants ce
qui le conduit à abréger son commentaire afin de ne pas lasser ce jeune auditoire.
Il nous présente un film couleurs éblouissant sur l’éruption de plusieurs volcans : le
Stromboli, l’Etna, le Kilimandjaro (Tanganyika) et le Niragongo (Congo), ce dernier très
impressionnant. Soirée très réussie.
Vendredi 21 mai 1965
En partant, je laisse un mot à Monsieur Monod pour l’avertir que je viendrai demain
pour travailler uniquement sur sa pièce de théâtre.
Jeudi 27 mai au dimanche 30 mai 1965 : Pont de l’Ascension et Festival CEP à
Beaumont
Festival très réussi : documentaires sur les vieilles églises d’Ile-de-France, sur les
montagnes, la mer et enfin les Jeux Olympiques. Exposé sur le maquillage de théâtre avec
démonstration.
Samedi soir, salle des fêtes, dix groupes amateurs étaient au programme avec des
danses folkloriques (alsaciennes, polonaises), des danses rythmiques, un orchestre de jeunes
de Pontoise, un orchestre de guitares et mandolines, du théâtre (CEP), des marionnettes, des
mimes. Mais le clou a été le dimanche après-midi avec le défilé en ville des groupes
folkloriques avec présentations, sur le parcours, d’extraits de leurs programmes respectifs.
Sous des aspects quelquefois bourrus, Monsieur Jolly avait l’art et la manière de
recevoir les groupes pour les festivals (il en a organisé sept et celui-ci est le premier de la
série), les invitant à une sympathique collation après leur prestation. Aussi exigeant pour le
déroulement de ce genre de spectacle que pour la mise en scène de nos pièces de théâtre, il ne
pouvait supporter les « temps morts », obligeant les groupes à se tenir prêts à entrer en scène
dès que le numéro précédent entamait sa prestation.
187
Pour le théâtre, la place occupée par le comédien pour une répartie était définie au
départ et si l’intéressé se trouvait ailleurs, il devait reprendre la tirade au début et à l’endroit
indiqué sur son cahier de mise en scène. Et cela, autant de fois qu’il faisait cette erreur !
Monsieur Monod pensait qu’il aurait fait un excellent metteur en scène. Et tous, au
CEP, nous en étions persuadés.
Mercredi 2 juin 1965 : Conseil syndical
Je rentre par le train de 20h15 à la gare du Nord.
Jeudi 3 juin 1965
J’ai beaucoup travaillé toute la journée, commençant par reprendre le courrier.
Ensuite, Monsieur Monod m’a dicté de 11 à 13 heures. Je n’avais pas chaud et il s’en est
aperçu, me mettant son gilet sans manche sur les épaules.
Je suis allée déjeuner au restaurant de la rue du Docteur Roux avec Geneviève.
De retour au labo, nous reprenons le travail de 14h30 à 19h10 sans interruption. J’ai
mis un anorak sur mon dos…
Pendant la dictée, je pense que je devrais lui demander de venir nous faire une
conférence « grand public » sur la biochimie à Beaumont. Il accepterait, j’en suis certaine,
mais cela lui ferait un supplément de travail que je ne puis décemment lui demander.
Vendredi 4 juin 1965
Ayant beaucoup à faire, j’essaie de me libérer un peu. Je mets même une affiche sur
ma porte pour décourager les importuns…
Monsieur Monod me dicte ce matin et poursuit cet après-midi. Je l’interromps pour
téléphoner à l’Ambassade des États-Unis. Je suis furieuse contre le secrétariat du Consul. Le
Patron doit partir aux États-Unis où il doit recevoir, le 11 juin, le titre de Docteur honoris
causa de l’Université de Chicago et donner une conférence à New York sur la Signification
physiologique des systèmes métaboliques et de régulation cellulaire et, à ce jour il n’a
toujours pas de visa ! J’appelle le Consul pour mon Patron. Quelques minutes après,
l’ambassade rappelle : son visa est prêt et à sa disposition…
Quelle journée ! Nous reprenons les dictées. Et voilà qu’il me parle à nouveau de sa
pièce. Je lui annonce qu’il aura le texte demain matin. Il se demande combien de temps le
spectacle durera et comment on fera pour chronométrer. Je lui dis que, pour cela, il faut la
jouer en la lisant, avec les jeux de scènes.
Samedi 5 juin 1965 : Avant le départ pour les États-Unis
Cette nuit j’ai revu en rêve mon père décédé en juillet 1963. J’étais bouleversée.
Je vais travailler aujourd’hui samedi car j’ai pas mal de textes et de lettres à reprendre.
Il faut que j’avance dans mon calendrier : mon Patron vaut largement la peine que je fasse cet
effort pour lui, même un samedi.
Hier, il m’a dit qu’il se demandait, avec sa belle-fille, comment je parvenais à m’en
tirer avec un texte sténographié en anglais. Cela l’étonne toujours au plus haut point, alors
qu’avec la pratique et comme il ne dicte pas trop vite, il n’y a pas de problème. À un moment
il a ajouté qu’il devenait gâteux ( !) et que bientôt je ne voudrais plus de lui comme Patron !
Quelle idée saugrenue !...
188
Puisque j’étais là, il m’a dicté un peu avant midi, avant un rendez-vous déjà fixé.
Pendant cet intermède, j’ai repris mon travail. Nous sommes ensuite allés déjeuner au petit
restaurant tout près de l’Institut, rue du Docteur Roux. Au cours du repas, il me confirme qu’il
accepte de venir à Beaumont faire une conférence sur le code génétique. Cela l’amuse quand
je lui propose la solution d’un jeune étudiant à sa place. Il me fait remarquer que ce sujet n’est
pas facile à vulgariser pour un auditoire non formé et, de plus, il ne veut pas que je lui
« enlève ce plaisir » ! Cela l’amuserait ! Il préfèrerait toutefois faire cet exposé, dans une
petite salle, pour une trentaine de personnes, plutôt que devant trop de monde. Cela nous
amène à parler du CEP (Centre d’Éducation Populaire) et naturellement de sa pièce. Nous
parlons ensuite des jeunes étudiants du labo qu’il est fier d’avoir si bien choisis. Ayant oublié
ses cigarettes, il s’arrête de bavarder pour faire un saut au proche bureau de tabac !
Au retour au labo, je termine la conférence pour New York qu’il relit. Il relit
également les corrections de sa pièce. Je lui demande de me dicter le courrier urgent
aujourd’hui, ce qui m’avancera pour la semaine prochaine. Il aimerait que j’aille moi-même
chercher son visa mardi à l’Ambassade des États-Unis plutôt que Nicole.
Debout devant mon bureau, en intermède impromptu, il m’entretient des à-côtés des
métiers. Il pense qu’il faut absolument faire autre chose que son propre métier. Je lui dis être
tout à fait de son avis. Pour moi, le métier exercé est capital, mais il faut un dérivatif. Je dis :
- Pour ma part je considère, comme la chance de ma vie de travailler dans votre
équipe !
J’ajoute combien je plains ceux qui exercent un métier sans l’aimer. Je ne pourrais pas
travailler dans un commerce ou tout autre activité uniquement pour gagner de l’argent !
J’ai eu la maladresse de lui dire qu’il m’avait été proposé une activité beaucoup plus
lucrative pour exercer un métier « dans mes cordes » : l’enseignement ou le journalisme local.
Il m’est apparu tout confus du fait qu’il n’y pouvait rien… Je n’aurais pas dû évoquer ce
souvenir, je m’en suis rendue compte trop tard. Je voulais simplement lui montrer que rien ne
comptait plus pour moi que mon travail actuel.
Monsieur Monod m’a offert de me déposer à Montparnasse. Je ne pouvais refuser.
Sortant de l’Institut (rue en sens unique), il allait tourner à gauche, mais s’est repris
immédiatement. J’ai beaucoup ri.
En me laissant à Montparnasse il m’a remerciée chaleureusement, comme d’habitude.
J’ai raté un train, mais je suis contente d’avoir fait du bon travail.
Mardi 8 juin 1965 : Départ pour les États-Unis
Ce matin je passe au service des visas de l’Ambassade des États-Unis pour le visa de
mon Patron. Il y a beaucoup de monde et j’attends 55 minutes. Je récupère enfin son
passeport !
Je travaille beaucoup, mais cela ne rend pas aujourd’hui, je suis trop fatiguée. Mon
Patron m’a encore dicté dans l’après-midi, puis après que je lui aie remis le parapheur à
signer.
Avant de partir, je vérifie qu’il n’oublie rien. Il m’embrasse et me remercie pour tout.
J’allais sortir quand je réalise que nous n’avons rien fait pour le programme de la faculté. Je
reviens le lui dire : il me dicte à nouveau, en vitesse, les éléments de ces programmes et me
demande de préparer un brouillon qu’il n’ait plus qu’à le revoir à son retour.
Il me confie qu’il a dit à sa femme qu’en son absence elle pouvait me demander de
petits services. Je lui dis qu’elle n’hésite surtout pas : cela me ferait le plus grand plaisir, elle
est si gentille.
J’ai pu attraper le train de 20h15.
189
Mercredi 9 juin 1965 : Visite de Madame Monod
Madame Monod vient me voir et me donne quelques petits textes à dactylographier
que je tape dans l’après-midi.
Au théâtre ce soir avec le groupe du CEP, je vois Monsieur Jolly et lui dis que mon
Patron est d’accord pour faire une conférence à Beaumont en petit comité. Il pense que ce
serait abuser de sa bonté pour un public forcément hermétique à ces recherches de pointe.
Cela me détend de voir qu’il a réalisé la difficulté de cette entreprise.
Jeudi 10 juin 1965 : Oubli à réparer
Je reçois ce matin un télégramme des États-Unis : Monsieur Monod a oublié ses
diapositives à projeter à New York. Je suis très ennuyée. Je fais immédiatement le nécessaire
pour les expédier par avion en Recommandé et Express. Je pensais envoyer des doubles à
Chicago, mais comme la cérémonie du Doctorat Honoris causa a lieu aujourd’hui et ignorant
combien de temps il reste à Chicago après la cérémonie, je m’en tiens à l’envoi à New York.
Lundi 14 juin 1965
En arrivant au bureau, je trouve une lettre de Jean-Marie Dubert qui vient de perdre sa
mère subitement et qui est tout bouleversé. Je compatis vivement à son chagrin.
Juin est la période des examens d’enseignement supérieur. Je passe ma matinée au
téléphone pour le faire remplacer comme membre du jury d’un diplôme de 3ème cycle. Mais
il y a également les corrections des copies de Biochimie approfondie. Les collègues de JeanMarie vont devoir se partager la tâche.
Madame Monod m’a donné à taper la table des matières du catalogue du Musée
Guimet que je dois lui rendre pour 14 heures. Elle est désolée de me demander ce surcroît de
travail que j’ai pu faire avant le déjeuner. Nicole s’est gentiment proposée de lui apporter ces
quelques feuillets avenue de la Bourdonnais.
Mardi 15 juin 1965
J’ai encore des problèmes avec les notes d’oral du BMPV de Jean-Marie. Enfin cela
s’est arrangé par téléphone avec ses collègues de la Faculté.
Mardi 22 juin 1965 : Second sujet de thèse de David Perrin
Je relis le second sujet de thèse de David et le corrige. Jean-Marie a dit que la thèse de
David est vraiment très bonne, mais il reconnaît mon style !
Lors de la soutenance, Monsieur Lwoff a dit que la thèse était très bien rédigée et ne
contenait pas trop d’anglicismes !...
Mercredi 23 juin 1965 : Thèse de David Perrin
A ma descente du train, je passe à l’agence Air France où je reste près de deux heures
à attendre les six billets commandés pour le Patron, son épouse et la petite Claire ainsi que
pour David, sa femme et une autre personne. J’avais un chèque et de l’argent liquide. Je rentre
à Pasteur en taxi.
David est terriblement nerveux. Lui que je considère comme une encyclopédie
vivante !...
190
J’assiste à la soutenance qui se passe dans le grand amphithéâtre de l’Institut.
L’arrosage a lieu dès la thèse terminée. Il y a abondance de tout, spécialement de champagne.
Le père de David, Francis Perrin, Haut Commissaire au Commissariat à l’Énergie Atomique,
est tout heureux que ce soit enfin terminé.
Le Patron est fatigué. En me quittant, il me glisse : Qu’est-ce que je deviendrais si je
ne vous avais pas !...
Mercredi 30 juin 1965 : Le Patron part en vacances
Aujourd’hui, dernier jour du Patron avant ses vacances. Ce soir il vient me dire au
revoir et me fait la bise. Peu de temps avant mon départ, il me dicte une lettre et revient
presque aussitôt me dicter un jeu au moment où j’allais quitter mon bureau.
Vendredi 2 juillet 1965 : À mon tour de partir en vacances
Je fais mes adieux aux membres du laboratoire. A midi je suis invitée à déjeuner chez
Jean-Pierre Changeux.
Mardi 6 juillet 1965 au mercredi 4 août 1965 : Vacances au Limousin
Vacances bien commencées, au calme. Malheureusement, au cours de ce séjour, la
santé de Maman s’est dégradée et elle m’a fait très peur. Heureusement qu’à Masseret nous
avons un bon médecin et une pharmacienne très compétente et complaisante. Maman s’est
vite remise et nous avons pu rentrer comme prévu sans problèmes.
Lundi 16 août 1965 : Retour de vacances du Patron
J’arrive au labo où je trouve Nicole et le Patron sur place. Monsieur Monod savait déjà
que mes vacances n’avaient pas été une réussite. Il m’accueille très gentiment et me demande
des explications. Il veut que je reparte une semaine. Il est vraiment très attentionné à mon
égard.
La matinée se passe en discussion avec Madeleine Jolit et Nicole. Après avoir déjeuné
toutes trois au bistrot du coin, le Patron me dicte le maximum de courrier. Je pars à 18 heures.
Le temps est lourd et orageux.
Mardi 17 août 1965 : Une hôtesse d’accueil à l’Institut
J’ai bien du mal à reprendre le courrier dicté hier, constamment dérangée par les uns et
les autres, de retour de vacances.
En allant au restaurant avec Jean-Marie Dubert et Claude Burstein, je rencontre le
Chef du Personnel qui s’avance vers moi et me prévient qu’il a un service à me demander.
Dans l’après-midi, Monsieur Riondé vient me voir, me demande comment se sont
passées mes vacances, me trouvant pâle et amaigrie de visage. Je lui raconte.
Il me présente l’hôtesse d’accueil récemment recrutée. Je discute longuement avec
elle, lui faisant visiter le service. Je la présente également aux secrétaires du « grenier »,
Gisèle et Marinette.
191
Mercredi 18 août 1965 : Encore une rude journée
A nouveau, j’ai une journée chargée : visites, appels téléphoniques, etc. Une personne
vient me demander des renseignements sur un stagiaire qui postule pour entrer au Crédit
Lyonnais !
Avec le Patron, nous travaillons la bibliographie d’une conférence à publier : il s’agit
de la Third Upjohn Lecture donnée par Monsieur Monod le 18 juin à Philadelphie78.
Vendredi 20 août 1965 : Les quarante printemps de Madeleine Jolit
Aujourd’hui nous fêtons les quarante ans de Madeleine Jolit. Je lui ai offert un
dictionnaire des maximes, sentences et proverbes accompagné d’une rose. Elle a reçu
beaucoup de cartes, de fleurs et une lettre. Monsieur Monod lui a donné un chèque. Elle est
ravie. Nous avons déjeuné ensemble avec, comme voisins de table, Monsieur Jacob et Claude
Burstein.
Mercredi 25 août 1965 : Travail en « musique »...
Cet après-midi, le Patron me dicte diverses idées pour la conférence qu’il doit donner
à Genève au début septembre pour les XXèmes Rencontres internationales de Genève sur le
robot, la bête et l’homme.
L’ennui c’est que toute la journée (sauf à l’heure du déjeuner et après 17 heures) nous
avons subi le concert assourdissant des compresseurs installés devant les fenêtres du bureau
pour le ravalement du bâtiment de Chimie biologique.
Jeudi 26 août 1965 : Ravalement
Les ouvriers installent des toiles de matière plastique en vue du ravalement de notre
côté. Il faut bien que cela se fasse, mais vivement la fin des travaux !...
Vendredi 3 septembre 1965
Disposant de quelques heures de détente, je tape des morceaux de la pièce de
Monsieur Monod et je m’amuse follement avec une scène débordante d’humour79 !
Vendredi 10 septembre 1965
Disposant d’un peu de temps, je dactylographie aujourd’hui pour Madame Monod.
Lundi 20 septembre 1965 : Où l’on reparle « de la chose »
Sarah Rapkine me dit qu’ayant dîné avec Mel et Suzanne hier soir, Mel lui avait dit
qu’il y avait des chances pour cette année. Mel me le confirme. Il pense qu’il y a 70% de
chances, mais tous deux ont des ennemis en Amérique et même en France…
78
Third Upjohn Lecture : “On the mechanisms of molecular interations in the control of cellular
metabolism”, Endocrinology, 1966, vol.78, p. 412-425
79
Intitulée Le puits de Syène ; cette pièce de théâtre est une sorte d’allégorie antique traitant des
relations entre science et société, et plus spécifiquement de la question des responsabilités du savant
face au pouvoir politique. Cette pièce reste inédite selon la volonté des fils de Monsieur Monod.
192
J’ai longuement parlé à Sarah. J’ai envie de raconter au Patron ce qui s’est passé l’an
dernier afin qu’il puisse me donner des conseils éventuels avant son départ pour le Japon. Je
décide de demander l’avis de Mel à ce sujet.
Mardi 21 septembre 1965 : Conseils bienvenus
J’ai une entrevue avec Mel aujourd’hui. Il me parle gentiment, comme à son habitude.
Il me conseille de ne rien dire au Patron et de tout laisser aller : ne pas téléphoner au
journaliste de l’année dernière et, si c’est positif, me refuser à toute déclaration et envoyer les
journalistes chez Jacob. Je me sens soulagée.
Mel a de l’espoir, mais en même temps beaucoup d’inquiétude car il pense que s’ils ne
l’ont pas cette année, ils ne l’auront plus !
Monsieur Monod me donne un passage de sa pièce à dactylographier.
Jeudi 23 septembre 1965 : Espoir et tristesse
Je pense que dans quatre semaines exactement... J’ai peur et pourtant j’ai de l’espoir,
beaucoup d’espoir cette fois. Mais je sais aussi que ce sera la dernière fois…
J’apprends au Patron la mort accidentelle, hier, de Lionel Terray. Il est très triste car il
le trouvait sympathique. Il me demande les circonstances de ce drame : une chute mortelle
d’une falaise des Alpes. Lui qui avait vaincu plusieurs sommets entre 6000 et 8000 mètres
dans l’Himalaya et ailleurs !...
Lundi 27 septembre 1965 : L’espoir s’étoffe
Ce matin, Sarah me dit qu’elle a dîné hier soir avec des mathématiciens qui lui ont fait
part du bruit actuel : Jacob et Monod auraient le Nobel cette année. Ils ne savaient pas que
Sarah travaillait pour eux.
Je viens souvent vers elle pour parler de tout cela. Cela me fait du bien. Je lui dis que
j’ai l’intention de mettre Madeleine Jolit au courant. Si c’était positif, je pense qu’une
collaboratrice de vingt ans ne doit pas rester en dehors de ces espoirs tendant cette fois vers la
réalisation.
Mardi 28 septembre 1965 : De nouvelles prémices
Ce matin, au courrier, il y a une lettre d’un journaliste du Monde demandant au Patron
un texte d’une page et demie sur les travaux de son groupe. J’ai proposé qu’il me dicte ce
texte. Il s’est mis en colère et m’a dit que c’était leur métier d’écrire cela !
J’ai passé une mauvaise fin de journée en raison de diverses dissensions hier soir, au
sein du groupe du CEP. Rien de grave, mais la fatigue et la contrariété aidant, j’ai très mal
dormi et m’en suis ressentie dans la journée. Je pense que mon Patron et les autres se
sont aperçus que je n’étais pas en forme. Mais Monsieur Monod, par discrétion, ne m’a rien
demandé.
Lundi 4 octobre 1965
Ce matin, Monsieur Jacob est venu me voir dans mon bureau et m’a demandé
comment j’allais. Il a remarqué que la semaine dernière, je semblais ennuyée. Je lui ai
expliqué que la participation à une activité extérieure n’était pas toujours sans poser quelques
193
petits problèmes contrariants. J’avais le tort de prendre trop à cœur ce que je faisais et j’en
payais les conséquences. Mais cela ne présentait aucune gravité.
Peut-être pensait-il que j’avais de mauvaises nouvelles concernant « la chose » ?
Mardi 5 octobre 1965 : espoir ?
Hier j’ai vu Gérard Buttin, de retour d’un stage en Californie. Il paraît que là-bas, ils
ont de l’espoir pour l’équipe Monod-Jacob cette année. Il ne craint pas la découverte de
Spiegelman (j’ignore totalement laquelle !). De toutes façons c’est trop tard pour cette année.
Je recommence à avoir un espoir insensé.
Déjeunant au restaurant avec Geneviève Gareau, nous bavardons et je lui parle de mon
attente, sachant que cette confidence restera entre nous. Elle n’avait pas eu d’écho de cette
éventualité. De l’autre côté de la rue, on ne parle pas de ces choses-là !...
Mercredi 6 octobre 1965 : Les affaires de l’Institut Pasteur
Visite du Chef du Personnel qui voulait voir le Patron alors que ce dernier faisait
passer l’oral à la Sorbonne. Monsieur Riondé est complètement découragé car il se heurte à
l’inertie de la direction.
En allant à la cantine, je lui propose de faire des brouillons de feuilles de notes que je
recopierai. Il revient me porter un modèle de ce document et me parle de la situation de
l’Institut qui, au lieu de s’améliorer, continue de se dégrader. Il paraît que l’État a refusé de
prêter 500 millions de francs. De toute façon, le montant des salaires se chiffre à plusieurs
milliards (3, je crois) par an...
194
Chapitre VII
Le Prix Nobel de Physiologie ou Médecine 1965
Melvin Cohn et son épouse Suzanne achèvent un séjour à Paris en ce début d’octobre
1965. Pour Mel naturellement Paris signifie l’Institut Pasteur. Je décide de le sonder, certaine
que j’étais du bien-fondé de ses informations, sachant également qu’il ne me cacherait rien.
- Cette année, les chances sont très grandes. En fait, je pense que leur cote est à
soixante-dix pour cent.
Je frémis... Les pensées que j’essayais de chasser de mon esprit, tout au long de
l’année, affluent à nouveau. De son côté, comme nous l’avons vu précédemment, Sarah
Rapkine a eu des échos très optimistes. Ces informations filtrent toujours plus ou moins.
Cependant, peut-être pour conjurer le sort, je me refuse à attacher trop d’importance à des
rumeurs après tout incontrôlables. Je sais qu’ils méritent le prix Nobel, le reste reposant sur un
vote aléatoire d’une assemblée anonyme qui – quoique très bien renseignée sur la valeur des
lauréats soumis à son jugement – devait souvent faire, somme toute, un choix difficile parmi
des travaux d’intérêt sensiblement équivalent.
Aussi objectivement que possible, je pèse la situation. Les chances ne m’avaient
jusqu’alors jamais parues aussi grandes et un problème de conscience se pose pour moi depuis
longtemps déjà. Le moment me paraît venu de le résoudre, à mes risques.
A cause de ses enfants d’âge scolaire, Madeleine Jolit (« l’autre » Madeleine !) avait
demandé au Patron de prendre son congé hebdomadaire le jeudi au lieu du samedi. Très
compréhensif, Monsieur Monod lui avait accordé cette faveur. Or, depuis que nous
« guettions » la période du Nobel, Gisèle Houzet et moi avions observé que chaque année
l’annonce du prix de Physiologie ou Médecine avait lieu le troisième jeudi d’octobre, vers une
heure de l’après-midi. Ainsi, cette année, le « Jour J » devrait être le 21 octobre.
« L’autre » Madeleine collaborait directement aux recherches de Monsieur Monod
depuis vingt ans. Avec lui, jour après jour, elle avait partagé les mêmes espoirs, les mêmes
angoisses, les mêmes déceptions, les mêmes joies aussi lors des résultats positifs. Et justement
le jour de la consécration elle serait absente du labo ! Je ne peux supporter la pensée qu’elle
ne soit pas auprès du Patron dans l’éventualité d’un tel événement. Il me paraît inconcevable
qu’elle soit frustrée d’un bonheur qui lui revient beaucoup plus qu’à moi-même. Au risque
d’éveiller en elle des espoirs qui pouvaient, cette année encore, être déçus, je décide de
l’informer de la situation. Je sais d’avance qu’elle sera heureuse de vivre avec moi ces jours
de fiévreuse attente.
A l’abri d’oreilles indiscrètes, je lui expose donc les faits. D’abord abasourdie, ne
réalisant pas très bien si elle devait ou non me prendre au sérieux, elle finit par partager mon
enthousiasme. J’ai toute confiance en sa discrétion et la suite montra qu’elle en fut digne.
A dater de cet entretien, dès qu’elle me trouve seule dans mon bureau ou dans un coin
retiré du laboratoire, Madeleine me harcèle, prenant la température, s’appliquant elle aussi à
« y croire ». Loin de soupçonner ce qui nous attend, nous faisons en sorte de ne pas avoir l’air
de prendre mutuellement la chose trop au sérieux. Ce qui est relativement facile avec le
caractère enjoué et résolument optimiste de la collaboratrice du Patron. Je soupçonne
également que Madeleine-technicienne doit apprécier d’être dépositaire d’un secret
« administratif », apanage du secrétariat. D’esprit pratique et très positif, elle devait s’avérer,
par la suite, d’un précieux concours pour moi.
195
Les jours passent. Notre attention polarisée sur ce 21 octobre, nous ne devons pas
moins assurer de notre mieux nos obligations respectives.
Samedi 9 octobre 1965: Week-end à Caluire
Un peu fatiguée parcette constante tension, je décide de passer le week-end chez mes
amis Stœber à Lyon.
Lundi 11 octobre 1965
De retour au laboratoire, ce lundi 11 octobre, je retrouve une Madeleine passablement
excitée. Si excitée, à vrai dire, qu’elle me fait craindre d’attirer l’attention sur nous !
Dans l’après-midi, Monsieur Monod m’appelle pour du courrier. Tout en
sténographiant, il me sembla comprendre que quelqu’un m’avait demandée dans mon bureau :
ce qui me fut confirmé par Sarah, alors que je regagnais ma place. Une personne désire parler
à la secrétaire. Un rapide regard vers le visiteur provoque en moi un choc ; j’ai déjà vu cette
tête-là quelque part... Mais où ? Je ne suis guère physionomiste. Avant que j’aie le temps de
dire ouf : "François de Closets, des Actualités télévisées." Parfaitement ! Le petit écran.
J’aurais dû le reconnaître tout de suite. Aiguillonnée parcette visite, je prends un air
faussement détaché :
- Le spécialiste des fusées ?
- Les fusées ?... Oh ! les fusées, vous savez, je n’y connais rien ! J’aimerais
simplement avoir des documents photographiques sur Monsieur Monod.
A mon regard – qui se voulait interloqué – il ajoute :
- Vous comprenez, c’est pour pouvoir présenter quelque chose tout de suite à la
télévision... au cas où un «heureux événemen se produirait.
Et naturellement, même refrain que l’an passé avec Fernand Lot :
- Pour une fois que l’ORTF pourra annoncer la première une nouvelle aussi
exceptionnelle !
Pour cela il lui faut quelques clichés.
- Je comprends, Monsieur. C’est entendu, je vous enverrai quelques photos.
- Mais, Mademoiselle, c’est assez urgent !
- Urgent ?... Mais l’événement dont vous parlez ne doit se produire que la semaine
prochaine !
- Pas du tout. C’est jeudi prochain 14 octobre que sera décerné le Nobel de
Médecine."
J’en ai le souffle coupé... Nos savants calculs étaient-ils pris en défaut ou la date avaitelle été avancée cette année ? Méfiante – trop méfiante, je l’ai regretté très vite – je réponds à
François de Closets que je n’avais pas de photos sous la main et que, de plus, Monsieur
Monod avait horreur de la « publicité ».
- Je viens de voir Monsieur Jacob... dit-il.
- Monsieur Jacob vous a donné des photos ?
Tapotant sa serviette :
- Elles sont là !
Cédant, non sans satisfaction intérieure :
- Bien, je vous ferai parvenir des photos. Il me donne son adresse à la télévision et se
retire.
Dès qu’il eut franchi le seuil de la porte, je téléphone à Monsieur Jacob qui me
demande de monter le voir. Il me confirme la visite de François de Closets, qu’il connaissait
196
d’ailleurs de longue date et à qui il avait effectivement donné des photos. Mais tout cela
semble l’agacer et il se refuse à y penser !
Toutefois, devant l’expression de mon optimisme, il insiste pour que je lui dise ce que
je savais. Étonné de la cote de chance évoquée, il veut connaître la source de mes
informations. Savoir que ces précisions m’avaient été livrées par Melvin Cohn l’ébranle
quelque peu. Aussi curieux que cela puisse paraître, jamais je n’aurais froidement abordé un
tel sujet avec mon Patron alors que je ne me sentais nullement intimidée par Monsieur Jacob.
Monsieur Monod devant en principe partir pour le Japon dans deux jours, je demande
à Monsieur Jacob de « me prendre éventuellement sous son aile » le moment venu : ce qu’il
me promet. Je lui confie ma défiance envers les journalistes. "Vous leur répondrez
simplement que vous n’avez aucune déclaration à faire et vous me les enverrez". Cependant,
Monsieur Jacob m’avoue qu’il est décidé à user de toute son influence pour décider Monsieur
Monod à retarder son départ pour le Japon :
- Autant ce serait drôle à deux, ce « genre de truc », autant cela serait barbant si je
me retrouvais seul...
Monsieur Jacob me demande alors s’il peut en parler à sa secrétaire Gisèle. Je lui
conseille vivement de le faire. Décidément ce sujet était tabou entre Patron et secrétaire !...
Mais au point où en étaient les choses, il fallait bien se rendre à l’évidence et faire en sorte
que tout se passe au mieux.
Ayant réintégré mon bureau, il me faut maintenant « préparer » Madeleine et Sarah
Rapkine au nouveau calendrier. Madeleine devait en effet prendre ses dispositions pour être
présente non plus le 21, mais le 14, c’est-à-dire dans trois jours... Je la laisse au comble de
l’excitation !
Mardi 12 octobre 1965
Malgré tout, cette matinée-là est propice au travail. Avec le Patron, nous parvenons à
régler plusieurs problèmes en suspens.
Un peu avant midi, Monsieur Monod me rappelle. Je lui trouve un air « tout chose ».
Conversant avec Monsieur Jacob, il me demande, sans aucune explication, de faire le
nécessaire pour retarder son voyage à Tokyo, si possible jusqu’au dimanche suivant.
Cette décision m’apparaît comme un sérieux indice supplémentaire. J’appelle donc
Japan Airlines pour les horaires. Finalement, après discussion avec le Patron, je fais de
nouvelles réservations pour le vendredi, itinéraire par le pôle.
Tandis que je téléphone, Monsieur Monod entre plusieurs fois dans mon bureau. Il ne
se décide pas à me donner les raisons – que je ne lui aurais certes pas demandées – de ce
changement de programme. De plus, il ignore que j’étais dans la confidence des dernières
évolutions de la situation. D’un air coupable, non sans embarras, il finit par m’expliquer qu’il
était amené à retarder son séjour au Japon à cause du ... Nobel ! Le mot enfin prononcé, il
paraît tout à la fois gêné et soulagé. Me connaissant bien il doit cependant s’étonner de ma
réaction qui ne laisse transpirer aucune marque d’enthousiasme exubérant.
Si le Patron bouleverse ainsi des plans établis depuis longtemps en vue d’une mission
dont l’importance ne peut échapper à personne, c’est qu’il avait reçu des assurances.
Je fais alors mentalement le rapprochement avec plusieurs communications
téléphoniques d’une dame qui – bien qu’elle m’eût à chaque fois décliné son identité – n’avait
jamais voulu me préciser l’objet de son appel : c’était « personnel ». Elle avait obtenu un
rendez-vous pour le début de l’après-midi. Mon intuition me susurre que tout allait s’éclaircir.
De retour du déjeuner, j’introduis cette mystérieuse Madame Baffoy dans le bureau du
Patron. Quelques minutes après, Monsieur Monod vient me demander de lui apporter ma
collection de photos. Parce que j’en avais eu besoin pour un dossier, j’avais récemment pris
197
de lui, avec mon propre appareil, tout un rouleau de clichés. À cette occasion, il m’avait
d’ailleurs reproché de pratiquer le « culte de la personnalité ».
Je donne donc à Madame Baffoy les photos à choisir. Le Patron me prie ensuite de
conduire sa charmante visiteuse chez Monsieur Jacob, au grenier. Je profite de la discrétion de
l’ascenseur pour lui demander pour quel journal elle travaille : elle est correspondante
parisienne... d’un quotidien suédois. Cette fois « la chose » prend vraiment tournure !
Dans le courant de l’après-midi, alors que je lui porte le parapheur à signer, je
surprends – pas tout à fait malgré moi, il faut bien l’avouer – des bribes de conversation entre
le Patron et Monsieur Jacob. Apparemment, Madame Baffoy avait dû leur dire que les
chances étaient très grandes tous les autres noms étant barrés. J’aurais aimé me faire
confirmer tout cela par Monsieur Jacob, mais celui-ci ne m’en donne pas le loisir, s’esquivant
prestement sitôt l’entretien terminé, un sourire dans ma direction.
Je reste tard dans le service, mais ne peux pas vraiment travailler. Monsieur Monod va
et vient entre nos deux bureaux, plongé dans ses réflexions. Soudain, il se laisse carrément
choir dans le fauteuil placé devant moi.
- Vous pensez bien, Madeleine, que même avec toute l’insistance de François pour
que je retarde mon voyage, je ne l’aurais pas fait si je n’avais eu quelques assurances.
Ainsi, les choses étant ce qu’elles étaient, cette jeune femme ayant apporté des quasicertitudes, il nous faut faire face à un événement maintenant plus que probable et prendre
rapidement certaines mesures « de précaution ». Il faut penser à tout. Il faut organiser une
réception le jour même de l’annonce, au laboratoire : ce sera plus sympathique. Il faut aussi
penser aux journalistes. Nous convenons que la solution la plus simple était la conférence de
presse dans le grand amphithéâtre de l’Institut Pasteur.
Je suis tout étourdie.
- Mais Monsieur, vous êtes sûr à ce point ?
Le Patron sourit.
- Sûr de quoi ?
Evidemment les probabilités semblent très fortes. Mais on n’est jamais certain de ce
genre de choses. Il me raconte qu’il connaissait un Américain qui, comme lui, avait eu des
antennes si positives et favorables, qu’il avait commandé la réception avant de recevoir le
télégramme de Stockholm. Or, l’absence de plusieurs membres du jury Nobel « renversa » le
vote qui ne fut positif... que l’année suivante !
En allant lui dire « au revoir », je trouve le Patron littéralement affalé dans un fauteuil,
tout songeur. Il me confie qu’il est très ennuyé. Il a dit à tous ses collaborateurs qu’il partait
mercredi pour le Japon. Comment justifier ce départ différé ?
- Ne m’avez-vous pas parlé, hier, de la suppression d’une conférence ? Le plus simple
ne serait-il pas de donner cette explication ?
Le laissant tout chose, je quitte l’Institut pour rentrer dans ma lointaine banlieue. Les
pensées dansent une sarabande effrénée dans ma tête.
Mercredi 13 octobre 1965 : veille de l’annonce
Comme convenu hier, avant de gagner l’Institut, je passe à l’agence de Japan Airlines
pour changer les billets de Monsieur Monod. L’employé nippon – celui-là même que j’avais
trouvé franchement obséquieux l’autre jour – me paraît nettement moins zélé.
Le Patron arrive tard au labo et m’appelle aussitôt dans son bureau. D’emblée nous
passons à l’organisation du lendemain. Il est décidé de canaliser les appels téléphoniques chez
l’hôtesse à qui nous donnerons l’heure de la conférence de presse. Puis nous commençons à
dresser une liste restrictive des invités à la réception de la soirée.
198
Monsieur Monod me demandait la durée de son escale à Hambourg pour son voyage
au Japon au moment où Monsieur Jacob entre. C’est alors que, pour la première fois j’entends
évoquer en ma présence le problème du troisième lauréat au sujet duquel, semblait-il, on avait
moins de certitude : Monsieur Lwoff.
Ce dernier devait partir le jeudi 14 octobre pour les États-Unis où il avait été invité à
donner une importante conférence. Je téléphone à Marinette sa secrétaire, afin d’avoir
quelques précisions quant à l’heure de son départ. Une chance : l’avion de Monsieur Lwoff
doit décoller d’Orly à 14 heures. Il faut donc, coûte que coûte, l’empêcher de partir, quitte à le
rattraper au pied de la passerelle, tout devant naturellement se passer rapidement et
discrètement. Comment faire ? sinon en discuter tout d’abord avec Gisèle.
Il avait été convenu que Madame Baffoy viendrait, avec son photographe, prendre des
clichés de Messieurs Jacob et Monod dans le bureau de ce dernier, à l’heure du repas, afin
d’éviter au maximum toute intrusion inopportune.
A peine sorti pour déjeuner, le Patron revient me chercher, m’invitant en toute
simplicité à partager son repas. Mais j’insiste pour attendre Madame Baffoy et l’opérateur.
Dès que ces derniers sont arrivés, je file rejoindre les autres à table. Madeleine (« l’autre ») et
moi ne pouvons nous empêcher de chahuter allègrement avec la demi-meringue à la crème
chantilly constituant mon dessert.
La dernière bouchée avalée, le plus calmement possible, je demande à Gisèle de
m’accompagner jusqu’à mon bureau. Ce qu’elle fait avec l’empressement pondéré qui est le
sien. Ensemble, nous commençons à confronter nos listes respectives d’invitations, décidant
de l’expéditeur au fur et à mesure. Bientôt la porte du bureau s’ouvre : la séance de prises de
vues est achevée.
Passant comiquement la tête dans l’embrasure de la porte, Monsieur Jacob demande à
Gisèle d’entrer. Monsieur Monod m’appelle également. Il était grand temps de mettre au point
une stratégie cohérente pour que Monsieur Lwoff annule son départ pour les États-Unis.
Dans un premier temps, je propose d’appeler un inspecteur d’Air France que je
connaissais. Malheureusement, Monsieur Lwoff partant par la Pan American Airways, rien
n’est possible de ce côté. Je téléphone alors à la secrétaire du Directeur général de la PAA qui
rappelle quelques minutes plus tard pour élaborer un plan d’action efficace.
Il est décidé que Gisèle – dont l’ancienneté lui conférait plus d’ascendant sur
Monsieur Lwoff que son actuelle secrétaire Marinette – se rendrait à l’aéroport d’Orly. Un
agent de la PAA prévenu à cette fin, l’installerait près d’un téléphone dont elle nous
communiquerait immédiatement le numéro de poste. Cet agent se chargerait de « rattraper »
Monsieur Lwoff, jusques et y compris déjà installé dans l’avion.
Tout ceci arrêté, Gisèle expose qu’il serait peut-être plus efficace d’empêcher
carrément Monsieur Lwoff de partir en lui disant tout. Elle dévoile que depuis quelques
années, à l’époque du Nobel, certain qu’il était de voir un jour ses deux brillants élèves
couronnés, il lui laissait des consignes à ce sujet. On pouvait donc tenter d’insister pour qu’il
soit présent ce jour-là. Après une brève discussion entre eux, nos Patrons se rangent à cet avis
et montent le voir au grenier. Peine perdue : l’entretien se solde par un échec sans appel. Il
avait promis de faire cette conférence, c’était important. Il ne voulait ni ne pouvait se dédire
au dernier moment.
Question réglée : nous devons nous en tenir au « plan » arrêté. Gisèle et moi reprenons
nos listes d’invitations.
Après quelques brèves minutes, Monsieur Monod m’appelle à nouveau dans son
bureau. Monsieur Jacob avait réussi à le persuader d’annuler son voyage au Japon : il y aurait
vraiment trop à faire à son retour, ce qui ne serait pas raisonnable. Il faut remettre ce séjour à
plus tard. Pour la troisième fois, j’appelle donc la Japan Airlines.
199
L’un et l’autre espéraient beaucoup que le « troisième homme » serait bien Monsieur
Lwoff, leur maître à tous deux. Car aussi bien l’un que l’autre ne peuvent se faire à l’idée
d’avoir à partager ce grand honneur avec un scientifique même ami, étranger à l’équipe
pasteurienne.
Quant à moi, je me sens détendue et rassurée de savoir que mon Patron reste. Je le lui
dis et en profite pour lui raconter dans le détail les péripéties de l’an passé à la même époque
(sans toutefois révéler le nom du journaliste).
Je suis restée travailler à nouveau assez tard afin d’épuiser le plus possible les
instances. Car de quoi demain sera-t-il fait ? Un mélange d’espoir, de joie et d’angoisse
m’étreint.
Jeudi 14 octobre 1965 : Jour J...
Après une nuit plutôt mauvaise, j’arrive au labo à peu près calme. Avant d’entrer dans
mon bureau, je jette un coup d’œil dans le service.
Jamais le couloir n’avait été aussi encombré et sale. Des ouvriers travaillant dans la
« cuisine », le carrelage rouge et blanc est maculé de résidus de plâtre. Claude Burstein,
responsable de la chambre froide, avait justement choisi ce jour-là pour faire le grand
nettoyage des lieux. Tout ce qui y était stocké avait été sorti et empilé plus ou moins en vrac
sur des tables roulantes : flacons en tous genres, boîtes de Pétri, tubes à essais dans leurs
portoirs, etc. Spectacle vraiment peu engageant, affligeant dirais-je même !
Mais après tout, je trouve cela plutôt « naturel » ! De toute façon, je vois assez mal
quelle raison je pourrais invoquer, moi, secrétaire, pour que Claude admette de différer cet
indispensable rangement au cours duquel tout matériel ou produit non rigoureusement
identifié était éliminé d’autorité. Je ne peux cependant pas m’empêcher d’en faire la remarque
au Patron, bien d’accord avec moi pour une non-intervention. En contrepartie, je décide de
mettre un peu d’ordre dans son propre bureau, juste ce qu’il fallait pour éviter un aspect
artificiellement trop bien rangé (au demeurant fort rare, il faut bien l’avouer !)
Gisèle m’apporte une pile de curriculum vitæ de Messieurs Lwoff et Jacob. Il en faut
également pour Monsieur Monod. Ces documents sont destinés aux journalistes et il est
souhaitable que j’en aie un stock à ma disposition au rez-de-chaussée pour faire face à la
demande.
Dans le courant de la matinée, j’ai la surprise de recevoir, par téléphone, de l’Institut
de Biologie Physico-chimique de la rue Pierre Curie, les félicitations de Geneviève, la
secrétaire de François Gros. Comment avait-elle eu connaissance de ce qui n’était pas encore
officiel ? Mystère sur lequel je ne prends pas le temps de m’attarder.
Vers onze heures Madeleine (« l’autre ») arrive. Elle avait pris le temps d’aller se faire
coiffer. Rayonnante et passablement excitée, elle me raconte qu’elle vient de rencontrer
Gisèle dans le vestiaire, non en blouse blanche, mais habillée comme pour sortir. Étonnement
réciproque. Pour Gisèle : que faisait Madeleine au labo un jeudi, son jour habituel de congé
hebdomadaire ? Pour Madeleine : comment Gisèle pouvait-elle quitter le laboratoire un jour
comme aujourd’hui, au moment où un événement de cette importance allait se passer, elle qui
avait travaillé pour les trois lauréats ?
J’explique alors le scénario d’Orly à Madeleine. Si Gisèle avait conscience
d’accomplir une mission de confiance qu’elle seule était en mesure de mener à bien, elle
m’avait dit qu’elle regrettait néanmoins de ne pouvoir vivre ces heures cruciales au labo... Et
je la comprenais, ô combien !
De son côté, Madeleine « la Jolit » ne tient pas à se faire trop remarquer dans le
service. Elle avait bien inventé une vague raison justifiant sa présence. Ceci dit, elle n’était
200
pas venue pour travailler à la paillasse. Elle ne voulait à aucun prix manquer ces heures
historiques qui avaient des chances de se passer plutôt côté bureaux.
Gardant les pieds sur terre, elle songe tout de suite à notre déjeuner. Les émotions
creusant l’appétit, il fallait prévoir des sandwiches à défaut d’un vrai repas. Àu saucisson, ce
sera plus dans la note, ajoute-t-elle en riant. Il en fallait pour quatre personnes : le Patron, la
journaliste suédoise et nous deux. Elle appelle Germaine, l’une de nos sympathiques
bretonnes qu’elle dirige à la cuisine, et lui tient à peu près ces propos :
- Germaine, vous allez faire tout ce que je vais vous demander, aussi bizarre que cela
puisse vous paraître, sans jamais me poser de question. Vous saurez pourquoi tout à l’heure.
Quand Germaine rapporte les sandwiches, imperturbable, Madeleine la renvoie
chercher de la bière. Elle la charge de tout préparer afin de nous l’apporter le moment venu.
Fernand Lot m’appelle au téléphone. Lui aussi avait eu ses « antennes ». En fait il
avait eu plusieurs échos et voulait avoir mon opinion. « On » lui avait donné trois possibilités
parmi lesquelles Lwoff, Jacob et Monod venaient en tête. Il me demande si, cette année,
j’avais de l’espoir. Après une courte hésitation, je finis par lui laisser entendre que j’étais plus
optimiste que l’an passé.
- Alors, je peux venir ? s’empresse-t-il de demander.
- Oui, mais surtout, s’il vous plaît, soyez plus discret que l’année dernière.
- Pourquoi ? Vous avez eu des ennuis ?
- Non, parce que je n’en ai rien dit. Mais évitez tout de même d’être trop voyant.
Il raccroche sur une promesse de parfaite discrétion.
Un peu avant midi, Nicole Serres-Alberto, ma jeune collègue adjointe au secrétariat
depuis 1963 et que j’avais mise dans la confidence, arrive après son cours d’anglais.
Craignant que Lot ne renouvelle son guet de l’an passé, je lui avais demandé la veille
« d’inspecter » la rue du Docteur Roux en regagnant l’Institut. Elle avait vu une voiture
devant le Service du Personnel, véhicule équipé lui semblait-il pour des enregistrements, mais
qui n’avait rien d’un break bleu ciel.
Parce qu’elle tourne dans mon bureau comme un lion en cage, je demande à « l’autre »
Madeleine d’aller voir sur le boulevard Pasteur si par hasard l’ID en question ou tout autre
voiture portant le sigle ORTF ne s’y trouvait pas. Elle est de retour quelques minutes plus
tard, catégorique : point de voiture de l’ORTF.
Où Lot s’était-il donc planqué ?
Tout comme l’an passé, il y avait ce jour-là un séminaire dans la bibliothèque du
service. Monsieur Monod s’y rend à midi moins le quart. A peine avait-il tourné les talons
qu’on frappe à la porte du bureau de Sarah, contigu au mien et donnant directement dans le
vestiaire. Je reverrai toujours ce visiteur, petit, affligé d’un strabisme convergent. Sans
préambule courtois, il débite d’un trait :
- Agence Reuter. On m’a tiré de mon lit. On m’a dit : Vas à l’Institut Pasteur et
débrouille-toi pour rapporter des renseignements sur Messieurs Lwoff, Jacob et Monod.
Je le regarde. Il avait bien prononcé les trois noms. Cette triple association me comble
d’aise. Dans mon enthousiasme, j’eus le mauvais réflexe de le faire asseoir. Il enchaîne
aussitôt :
- Je voudrais pouvoir disposer d’une ligne téléphonique pour appeler mon agence à
13 heures exactement.
... Prise au piège ! Je n’aurais jamais dû le laisser s’installer. Madame Baffoy avait,
elle aussi, réservé la ligne directe (elle m’avait prévenue le matin même) pour que Stockholm
puisse l’appeler vers 13 heures. J’indique au journaliste la cabine du taxiphone (au bout du
couloir du service) : solution à prendre ou à laisser.
L’attente commence à se faire plus pesante. Madame Baffoy m’avait dit qu’elle serait
au laboratoire à midi. Le petit homme s’agite :
201
- Vous n’auriez pas de curriculum vitæ de ces messieurs, par hasard ?
Ravie de ce dérivatif, je lui remets les papiers. Cela devrait l’occuper un moment. De
temps à autre je jette un coup d’œil vers la rue, à cause du break bleu ciel. En vain. Cette fois,
Lot avait comblé mes vœux.
Tentant de réfréner mon angoisse, j’essaie de récapituler mentalement tout ce que je
devais faire et surtout l’ordre dans lequel il fallait exécuter les consignes. La liste des
invitations était finalement prête. Gisèle m’avait appelée d’Orly et m’avait donné le numéro
de téléphone et le poste où je devais la joindre. Angoisse subite : pourvu que les lignes soient
libres au moment crucial !
Madame Baffoy n’était toujours pas là. J’appelle son domicile. Pas de réponse. Nicole
essaie de me rassurer. Il n’y avait pas encore de retard. Mais mon impatience ne fait que
croître avec le temps.
A 12h50, la jeune femme fait enfin son entrée, une énorme gerbe de roses rouges dans
les bras. Nous escamotons le bouquet en toute hâte dans un coin du bureau de Sarah.
Le séminaire n’est pas encore terminé et le plus grand calme règne dans le laboratoire.
Je présente le journaliste de l’agence Reuter à Madame Baffoy qui lui demande des
précisions :
- Moi, je ne sais rien. On m’a tiré de mon lit. On m’a dit : Vas à l’Institut Pasteur et
rapporte-nous des renseignements sur Lwoff, Jacob et Monod.
Il n’y avait rien à en tirer de plus. Madame Baffoy me confie que son directeur de
journal lui avait donné des certitudes depuis Stockholm. Pour nous calmer, nous croquons
quelques gâteaux secs.
Des éclats de voix alentour nous signalent la fin du séminaire. Après avoir brièvement
salué Madame Baffoy, Monsieur Monod entre dans son bureau. Monsieur Jacob a dû regagner
le « grenier ».
C’est alors que, jetant un coup d’œil vers la rue, je vois arriver en courant Gérard
Buttin en même temps que la porte de mon bureau s’ouvre sous une violente poussée. Lot –
un vrai diable à ressort – bondit vers le bureau du Patron où il pénètre sans frapper :
- Vous l’avez !... Vous l’avez tous les trois !
Dès cet instant précis, ce fut pour moi le tourbillon. A peine ai-je eu le temps de sauter
au cou de mon Patron pour le féliciter. J’étais heureuse comme jamais je ne l’avais été. C’était
vraiment le plus beau jour de ma vie. Mais aussi le plus agité et de loin !
Reprenant mes esprits, je me précipite sur le téléphone et compose le numéro que
Gisèle m’avait donné. Deux correspondants successifs interceptent la communication. J’ai
finalement Gisèle à qui je dis précipitamment :
- Gisèle, ils l’ont tous les trois ! Empêchez Monsieur Lwoff de partir !
A peine ai-je raccroché que je me demande si elle avait bien réalisé80.
Pendant que j’appelais Gisèle, « l’autre » Madeleine s’était précipitée à la laverie pour
annoncer la bonne nouvelle :
- Mesdames, notre Patron vient de recevoir le prix Nobel avec Messieurs Lwoff et
Jacob. Vite ! Vous annoncez la nouvelle dans tout le labo.
Et ce fut dès lors le tohu-bohu dans tout le service, la ruée vers le bureau de Monsieur
Monod pour les félicitations. Chacune et chacun voulaient embrasser le Patron. La joie
éclatait, irradiait de toutes parts. Plus d’une expérience datée du 14 octobre 1965 a dû rater
parce qu’interrompue au beau milieu...
80
- Par la suite, Gisèle me raconta qu’elle avait sauté dans les bras de Monsieur Lwoff qui, d’émotion,
était passé par toutes les couleurs. Non, il ne partirait pas. Le directeur de la PAA lui avait demandé de
venir tout de même au pied de l’avion pour une photo – d’ailleurs ratée – avant de sabrer le
champagne dans le salon d’honneur d’Orly. Les bagages – qui n’avaient pas été enregistrés – furent
restitués à leur heureux propriétaire avant qu’il ne regagne Paris en taxi, en compagnie de Gisèle.
202
De mon côté, je continue mes appels téléphoniques : Monsieur Riondé, Chef du
Personnel, tout abasourdi parcette nouvelle inattendue, ne savait que dire. Il arriva à toutes
jambes. Je le charge de prévenir les membres de la Direction que je n’ai pas réussi à joindre.
En quelques minutes mon bureau était devenu une véritable station de métro aux heures de
pointe ! Chacun se bousculait, riait, parlait à voix forte, faisait des gestes désordonnés.
Le combiné à peine raccroché, le téléphone sonne à nouveau. Le taxiphone également.
Pourtant, le numéro de la cabine figurant dans l’annuaire sous la rubrique « Biochimie
cellulaire », je pensais qu’il n’aurait pas été évident de le trouver ! « L’autre » Madeleine était
venue à mon aide. Pour l’heure le secrétariat n’avait pas l’air de lui déplaire. Un
correspondant lui demandait d’une voix précipitée :
- Allo ? Pourrais-je parler à Monsieur Monod ? En toute innocence, Madeleine de
répondre :
- A quel sujet, Monsieur ?
- Ici Europe N° 1.
Brutalement rebranchée, ma « secrétaire complice » donne l’heure de la conférence de
presse : 16h30. La sonnerie retentit à nouveau. Second journaliste. Même réponse laconique.
Aussitôt, troisième appel. Cette fois c’est le père de Madeleine qui téléphone du Jura. Il vient
d’apprendre la nouvelle et de voir les portraits des trois lauréats à la télévision. Il tenait que
Madeleine félicite Monsieur Monod de sa part. Posant le combiné, Madeleine demande à
Marie-Louise, l’une de nos femmes de la cuisine, de « garder » la ligne directe avec mission
de donner l’heure de la conférence de presse.
Quand Madeleine transmet le message de son père au Patron, Monsieur Monod ne
comprend pas comment ses collègues et lui-même avaient déjà pu « passer » à la télévision.
Naturellement, il ignorait la visite de François de Closets.
Fernand Lot – que Madeleine avait pris pour un officiel – discute avec véhémence
avec Messieurs Jacob et Monod qu’il veut entraîner avec lui :
- Juste une minute, pour une déclaration enregistrée dans la voiture de l’ORTF, pour
passer immédiatement à l’antenne.
Mais ces Messieurs voulaient attendre l’arrivée de Monsieur Lwoff. Cependant, Lot se
fait tellement persuasif que, de guerre lasse, ils finissent par céder et sortent du bureau. Il n’est
pas 13h30. Madeleine pensait que Lot les emmenait déjeuner !
Journalistes, photographes, cameramen (avec tout leur encombrant matériel en prime)
commencent à envahir le service. Heureusement, ma nouvelle « adjointe » monte bonne
garde. Quand on lui demande Monsieur Monod, elle répond avec fermeté :
- Monsieur Monod n’est pas visible : il déjeune. Il y aura une conférence de presse à
16h30 dans le grand amphithéâtre.
Cependant, les journalistes de la presse du soir réagissent très mal. Ils doivent fournir
leur « papier » en fonction des heures de bouclage et ne peuvent attendre jusque là. Il est donc
finalement décidé qu’il y aura une première conférence de presse à 14h30, dans la
bibliothèque du service. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, les journalistes
se passant des messages griffonnés sur des bouts de papier.
Monsieur Lwoff était de plus en plus impatiemment attendu. Certains expliquent son
retard d’une façon tout à fait terre à terre : il était certainement en train de récupérer ses
valises. Tel qu’on le connaissait, il ne partirait pas sans ses bagages81.
81
- En fait, comme on l’a vu, ses bagages n’avaient pas été enregistrés pour être éventuellement plus
vite récupérés. Mais ce qui avait prolongé son « séjour » à Orly c’était d’une part la mise en scène au
pied de l’appareil et, d’autre part, la réception impromptue dans le salon d’honneur de l’aéroport.
203
Dans un brouhaha indescriptible, j’essaie de passer mes coups de téléphone
d’invitation pour le cocktail du soir ainsi que les câbles destinés à décommander
définitivement le voyage au Japon pour le remettre à plus tard.
Je ne puis assister à la première conférence de presse. Les télégrammes commencent à
nous parvenir. En tout premier lieu, les trois télégrammes officiels émanant de l’Institut
Karolinska de Stockholm adressés à chacun d’eux personnellement, dont voici le texte :
L’Institut Carolin a décidé d’attribuer le Prix Nobel de Physiologie ou Médecine 1965
en commun à vous, à François Jacob et à André Lwoff pour vos découvertes sur la régulation
génétique de la synthèse d’enzymes et de virus. Signé : Sten FRIBERG Recteur 82
Les premiers télégrammes de félicitations arrivèrent un par un, cachetés. Mais la
cadence ne tarda pas à s’accélérer et en fin de journée, ils nous étaient apportés non cachetés,
par paquets déposés chez le concierge. Si quelques-uns étaient adressés à l’un des trois
lauréats, la plupart étaient destinés aux trois conjointement. Naïvement, je les triais, espérant
trouver celui de l’Élysée. Il y en avait un du Ministre de l’Éducation nationale, M. Fouchet,
adressé à MM. Lwoff et Monod, mais pas à Monsieur Jacob, ce dernier étant Professeur au
Collège de France. Cependant M. Marcellin, Ministre de l’Intérieur avait adressé le sien aux
trois lauréats, au nom du Gouvernement. Mais du Président de la République Charles de
Gaulle : rien.
Comme prévu, l’hôtesse avait été chargée de canaliser les journalistes vers le grand
amphithéâtre et leur donnait au passage des curriculums vitæ. Ceux qui n’avaient pas de
reporters photographes nous demandaient des clichés. Heureusement, le service photos de
l’Institut, très efficace, put nous fournir des portraits des lauréats en un temps record.
Enfin, Monsieur Lwoff arrive, accompagné de Gisèle. La cérémonie des
congratulations reprend de plus belle. Le troisième lauréat a l’air de n’être plus sur terre. Il
sourit à tout le monde, ne semblant pas réaliser ce qui lui arrive. Il n’a pas le temps d’achever
son sandwich que techniciens et photographes suédois entraînent nos trois vedettes du jour
dans le jardin pour des prises de vues extérieures.
MM. Lwoff et Monod devaient participer, cet après-midi-là à une assemblée tenue à la
Faculté des Sciences. Tous deux comptaient y faire une brève déclaration. Monsieur Monod
propose de prendre sa voiture. Làs... au moment de partir, impossible de mettre la main sur
ses clés. Après les avoir cherchées pendant quelques minutes, il lui revient brusquement à
l’esprit qu’il l’avait laissée chez le garagiste le matin même ! Jean-Marie Dubert, qui devait
également assister à l’assemblée en question, leur offrit sa 2CV, ce qu’ils acceptèrent tous
deux bien volontiers.
Tout ceci eut pour cause de retarder la conférence de presse d’une demi-heure.
"L'autre" Madeleine et moi, nous nous sommes installées côte à côte vers le bas du grand
amphithéâtre. J’entends encore la longue, l’interminable ovation qui salua l’entrée des trois
lauréats dans l’amphi. Debout, pasteuriens et journalistes applaudissent à tout rompre tandis
que les flashes crépitent de toutes parts.
Quand le calme est à peu près revenu, Monsieur Lwoff murmure en s’asseyant :
- Croyez-nous, c’est une rude épreuve !
Voulant prendre la parole, Monsieur Monod tente, d’un geste, d’éloigner les
opérateurs plus acharnés les uns que les autres dans leur action. Il se met à la disposition des
journalistes qui désirent des renseignements sur les travaux qui leur valaient le Nobel. Il y eut
alors un long silence. Personne n’osait commencer. Enfin, une voix s’élève dans l’assistance :
- Est-ce que vous vous y attendiez ?
Monsieur Lwoff répond avec un sourire malicieux :
82
Voir l’original de ce télégramme dans le Fonds Monod, sous la cote MON.Bio.05, N° 1.
204
- Théoriquement : non.
Rires dans l’amphi. La seconde question se fait attendre également, tandis que les trois
lauréats cherchent des yeux celui qui allait parler. Et soudain :
- Qu’allez-vous faire de l’argent qui accompagne ce prix ?
Monsieur Monod prend la parole :
- Si vous le permettez, j’utiliserai une partie de cet argent pour des fins que je garde
pour moi. Le reste me servira à transformer mon bateau.
Se levant, Monsieur Jacob passe au tableau noir afin d’aborder les choses sérieuses et
d’expliquer leurs travaux. C’est à ce moment que Marie-Louise, de garde auprès du
téléphone, me tend un message laconique, chuchotant : L’Élysée au bout du fil ! Tel un double
ressort, Madeleine et moi nous précipitons vers mon bureau.
- Nous ne serons peut-être pas trop de deux pour répondre, m’assure Madeleine.
En fait, il s’agissait d’un service de la Délégation générale à la Recherche scientifique
et technique (DGRST) qui désirait avoir aussi rapidement que possible un curriculum vitæ de
Monsieur Monod destiné à l’Élysée. Je dicte donc au téléphone les nom, prénom, date et lieu
de naissance, diplômes, carrière, distinctions honorifiques civiles et militaires de mon Patron.
Après quoi nous retournons en hâte à la conférence de presse. Chacun des lauréats avait fait
un exposé, aussi bref et « grand public » que possible. La plupart des journalistes présents
avaient vite réalisé que s’ils devaient fournir un article théorique sur les découvertes de ces
trois scientifiques, il leur faudrait revenir les voir indépendamment ou conjointement afin de
leur poser des questions complémentaires. Il n’est pas facile en effet de formuler, en public,
de bonnes questions sur un sujet aussi compliqué et pour lequel, de plus, on n’est pas
forcément préparé. Un seul d’entre eux posa quelques questions fort pertinentes. La
conférence se termina comme elle avait commencé, par des applaudissements nourris et le
champ était à nouveau libre pour les opérateurs photographes.
De retour dans le service, j’aperçois Melvin Cohn, appareil photo en bandoulière, ravi
de fixer sur la pellicule les images d’un événement qu’il avait tellement souhaité. Un
journaliste l’ayant entendu parler anglais lui demande, agressif :
- De quel journal êtes-vous ?
Le plus sérieusement du monde, Mel lui rétorque :
- New York Times ! Furieux, l’autre le bouscule sans ménagement :
- Ah non ! Les Français d’abord : pour une fois que nous avons des Nobel !
Pendant ce temps, « l’autre » Madeleine avait repéré un vrai journaliste américain.
Elle lui signale que nous avions la chance d’avoir parmi nous un grand ami des trois lauréats,
scientifique américain de notoriété internationale qui avait travaillé avec eux pendant quelque
sept ou huit ans. Elle va même jusqu’à faire les présentations, demandant qu’on fasse des
photos, puis laisse les deux compatriotes en discussion animée83.
Un peu plus tard, toujours dans la cohue et alors que je regagnais mon bureau, je vois
de loin trois membres de la direction. A peine ai-je le temps de les rejoindre que déjà ils
rebroussent chemin. L’un d’eux revient cependant vers moi :
- Êtes-vous au courant : Monsieur l’Ambassadeur de Suède à Paris serait ici ?
Ma foi, cela était fort possible. Mais comme il n’avait pas été annoncé – à ma
connaissance du moins – allez reconnaître un ambassadeur parmi toutes ces personnalités à la
boutonnière fleurie qui défilaient depuis le début de l’après-midi ! Ces messieurs regagnent la
direction.
83
Le lendemain, Madeleine revit ce journaliste qui la remercia chaleureusement : la direction de son
journal avait hautement apprécié le poids ainsi donné à son article.
205
Le comportement des journalistes de magazines hebdomadaires à grand tirage fut pour
nous une révélation très édifiante. Dès l’annonce du prix, un de ces magazines envoya sur
place trois de ses reporters féminines, chacune accompagnée d’un photographe. Il fallait voir
avec quelle fougue, quel acharnement et même quelle hargne chacune de ces demoiselles
voulait arracher son reportage « exclusif » avec photos idoines ! L’une d’elle avait réussi à
« parquer » les lauréats et leurs épouses dans le bureau de Monsieur Monod afin de faire le
cliché « de famille ». Tandis que son photographe opérait derrière la porte à laquelle elle était
agrippée, la journaliste barrait d’autorité l’entrée aux visiteurs. C’est ainsi qu’un de leurs
amis, professeur à la Faculté des sciences, se vit refoulé sans ménagement. Je m’étais
malheureusement absentée quelques instants pendant cet incident et je l’ai beaucoup regretté.
Un peu plus tard, dans la bibliothèque du service, tandis que la réception se préparait,
la même journaliste me prend à part et, d’un ton péremptoire :
- Vous voyez bien ce monsieur, c’est « mon » photographe. Je voudrais qu’il soit le
seul autorisé à prendre des clichés de la réception. Si un autre fait des prises de vues, même
s’il se recommande de notre journal, vous lui interdisez d’opérer. Au fait, est-ce qu’on ne
peut pas fermer les portes à clés ?
Suffoquée par tant d’audace, désarmée également par le fait que je ne suis vraiment
pas « physionomiste », je lui réponds en souriant :
- Mademoiselle, ici nous n’avons pas l’habitude de fermer les portes quelles qu’elles
soient. Vous pensez bien qu’un jour comme aujourd’hui nous ne saurions le faire !
Imperturbable, elle me jette :
- Alors, mettez un planton.
Il lui fallait des photos rigoureusement exclusives. Je devais rejoindre mon bureau et
ne pouvais m’éterniser sur des détails qui, pour moi, n’avaient certes pas l’importance qu’elle
y attachait :
- C’est entendu, Mademoiselle, nous y veillerons !
Et je disparus. S’imaginait-elle que l’un d’entre nous allait satisfaire son exigence ?
La réception fut charmante et pleine d’entrain. Il y avait un monde fou dans notre
petite bibliothèque, des bouchons de champagne qui sautaient, des toasts portés à nos glorieux
lauréats, de joyeuses conversations par petits groupes. C’était la fête, la vraie, sans retenue.
Depuis le début de l’après-midi, je ne savais plus très bien où j’en étais. L’essentiel avait été
exécuté, grâce au concours de tout le secrétariat y compris celui – loin d’être négligeable - de
la « technicienne devenue secrétaire ». Je nageais dans le plus parfait bonheur, mon euphorie
étant encore renforcée après la dégustation de deux coupes de champagne (alors que pour moi
– comme aimait à le dire Monsieur Monod – les seules vapeurs d’alcool suffisaient à cet
effet !). Les télégrammes arrivaient toujours. Quand ils étaient adressés conjointement aux
trois lauréats, ils étaient transmis de l’un à l’autre après émargement respectif.
« L’autre » Madeleine – vraiment la tête pensante de cette grande aventure – avait fait
louer deux appareils de télévision afin que nous puissions regarder le journal télévisé ainsi
qu’une émission spéciale de la rédaction. Mais avant de reconnaître nos « grands » sur le petit
écran, il nous fallut, bien malgré nous, écouter le Premier Ministre, Monsieur Georges
Pompidou.
Après toutes ces festivités, je dus prendre un taxi pour ne pas manquer un train assez
tardif.
De retour chez eux, les Lwoff retrouvèrent leur fidèle employée de maison qui les
attendaient avec des fleurs. Elle qui ne comprenait pas ce que ces messieurs de Stockholm
faisaient de ne pas donner le Nobel à Monsieur, les accueillit avec ces mots : Maintenant je
sais ce que c’est que le Nobel, je n’ai rien pu faire de la journée !...
Cette journée que j’avais tant de fois essayée d’imaginer, déjà passée… Ma joie
n’avait jamais été aussi profonde, mon bonheur aussi complet.
206
Vendredi 15 octobre 1965 : Lendemain de l’annonce
"Cette fois, c’est fini !" me dit « l’autre » Madeleine en arrivant. Ses boîtes de Pétri
étant contaminées sur sa paillasse (curieux, non ? après une telle journée !), elle revient
s’installer dans mon bureau. Elle ne tarde pas à réaliser que ce n’était pas fini, pas fini du tout
même. En vérité, je serais tentée de dire que cela ne faisait que commencer !
Les demandes de rendez-vous émanant de journalistes se multiplient. Monsieur
Monod nous avait donné quelques strictes consignes quant aux journaux à exclure d’autorité :
L’Humanité (à moins que la rédaction n’ajoute un chapeau autocritique sur l’affaire
Lyssenko), Minute, Aspects de la France, L’Aurore, Rivarol et La Nation française. Nous
devons rester en relation constante avec Gisèle et Marinette afin de coordonner l’emploi du
temps de ces messieurs. L’agenda de mon Patron fut ainsi rempli en un clin d’œil. Et le
téléphone sonne sans arrêt, les demandes se faisant d’autant plus pressantes qu’elles risquent
de n’être pas honorées, faute de temps. « L’autre » Madeleine crut trouver la solution. Aux
correspondants, elle répond invariablement : Au lieu de téléphoner, venez donc. Vous
attendrez. Si vous restez chez vous devant votre téléphone, vous n’avez aucune chance !
Dès dix heures, les techniciens de l’ORTF arrivent avec un matériel impressionnant
pour filmer les séquences prévues pour « Panorama ». Opération rendue compliquée en
raison de l’exiguïté et de l’encombrement des laboratoires. « L’autre » Madeleine abandonne
le téléphone pour la figuration en « vedette » dans son cubicule aux souches contaminées.
L’hebdomadaire de la veille avait à nouveau envoyé une jeune journaliste. David
Perrin s’acharne à lui expliquer ce qui se faisait dans le service : les travaux qui avaient valu
le Nobel à notre Patron. La pauvre se trouve rapidement submergée par la difficulté. Le
journal « bouclant » le soir même, elle parvient malgré tout à sortir son papier, attribuant à
Monsieur Monod les yeux bleus de David.
Dans le courant de l’après-midi, un autre jeune journaliste d’une radio périphérique
aborde Madeleine dans le couloir. Il voudrait absolument rencontrer Monsieur Monod.
Demandant tout d’abord s’il avait rendez-vous, Madeleine lui répond catégoriquement que
c’était impossible.
- Est-ce que je pourrais alors parler à une personne qui a travaillé avec lui et qui
serait susceptible de répondre à mes questions ?
Décidément sans aucun complexe, Madeleine de lui répondre :
- Vous tombez bien. Je travaille avec Monsieur Monod depuis vingt ans. Que voulez
vous savoir ?
- - Pouvez-vous me dire quelles interventions chirurgicales seront supprimées du fait
des découvertes des lauréats ?
Fixant sans complaisance son interlocuteur :
- Monsieur, toutes les déclarations scientifiques sont du ressort des trois professeurs
lauréats du prix Nobel. Pour les questions idiotes, nous n’avons personne prévu (sic)84.
Le couloir ne désemplit pas de journalistes et de reporters photographes. Nous butons
partout sur un attirail aussi varié que volumineux : projecteurs, pieds, appareils photos,
caméras, sacs d’accessoires, etc. Si j’ouvrais par hasard la porte de mon bureau,
immédiatement deux ou trois personnes se précipitaient pour voir si ce n’était pas leur tour !
Le flot des représentants de la presse écrite avait pris possession du bureau du Patron,
les uns succédant aux autres. Stoïques au milieu du flux et du reflux, les lauréats répondaient
aux questions scientifiques ou autres.
- Où étiez-vous en vacances ?
84
Nous apprîmes par la suite que ce malheureux journaliste était en fait un stagiaire envoyé sur les
lieux pour faire ses preuves...
207
-
Sur mon bateau, en Égée.
Pourquoi enneigé ? s’étonne le journaliste. Et les rires de fuser.
Cependant, pour la plupart, les interviews avaient été soigneusement préparées. Pour
recevoir une réponse, les questions avaient intérêt à être intelligentes et bien posées. En fin de
journée, l’esprit critique des trois lauréats ne se trouvait pas le moins du monde émoussé.
Samedi 16 octobre 1965
Le programme du samedi étant tout aussi chargé que celui de la veille, nous nous
retrouvons presque tous à pied d’œuvre au labo et pleins d’entrain. J’avais même pensé à
apporter mon appareil photo. J’avais envie de faire mon propre reportage, celui des
« coulisses ». Je dois dire que dans le feu de l’action je n’y avais même pas songé avant !
Cette initiative est saluée avec un plaisir non dissimulé par "l’autre" Madeleine qui
maintenant me pousse à l’action, s’offrant même comme « premier plan ».
Le déjeuner fut pour nous un joyeux intermède. Monsieur Lwoff avait apporté un os
de jambon qu’il offrit cérémonieusement à Monsieur Jacob. Ce dernier l’attaqua à pleines
dents avec force mimiques fixées par « mon » objectif. Je photographiai même le reste du
repas jusques et y compris la vaisselle.
Et la vie de laboratoire continue...
Quatre jours après l’annonce, Monsieur Monod me confie :
- C’est drôle, depuis que le Nobel a été annoncé, je n’entendais plus ma petite voix
intérieure et j’étais très triste. Heureusement, elle est revenue ce matin.
Nous reçûmes assez rapidement un important courrier de Stockholm concernant les
cérémonies officielles de remise du prix en décembre. Il y avait notamment des formulaires à
retourner. Une semaine exactement après l’annonce, le jeudi 21 octobre, le Patron m’appelle
dans son bureau pour remplir, entre autres choses, les imprimés de la Fondation Nobel. Il
fallait donner les noms, degré de parenté et qualités des personnes devant accompagner le
lauréat à Stockholm. Quand il eut nommé successivement son épouse, ses deux fils et ses
deux belles-filles :
- Vous ajouterez Madeleine Brunerie... Car j’aurai besoin de ma secrétaire à
Stockholm !
Le souffle coupé, désemparée, je restai muette de saisissement et de joie. Monsieur
Monod posait sur moi un regard tranquille et chaleureux. Je me sentis « fondre », essayant de
balbutier quelques mots de remerciements, puis me levai et fit le tour de son bureau pour
l’embrasser.
La pensée qu’il pourrait m’emmener avec lui à Stockholm ne m’avait jamais effleurée.
Cette invitation spontanée, déguisée en « mission » me toucha très profondément. En fait
beaucoup plus encore que l’annonce du prix que j’attendais depuis plusieurs années. Cet
instant reste gravé en moi avec tout ce qu’il représente d’émotion, de gratitude, de joie sans
mélange.
Naturellement « l’autre » Madeleine fut également invitée pour les vingt ans de notre
collaboration lui avait précisé Monsieur Monod. Mon bonheur et celui de « l’autre »
Madeleine étaient à leur comble.
Cependant cette joie profonde était ternie par un doute. Je me demande si les proches
collaboratrices des deux autres lauréats seraient ou non du voyage à Stockholm. J’ose en
parler à mon Patron qui me répond :
- Ces Messieurs font ce qu’ils veulent ! Après une courte hésitation, je poursuis :
208
- Ne pensez-vous pas, Monsieur, qu’il serait bon que vous les informiez simplement
que Madeleine et moi vous accompagnons. Ensuite, libre à eux de prendre leur propre
décision. Entre nous, j’imagine la tête qu’ils feraient, à l’aéroport en nous voyant toutes les
deux, sans compter l’ambiance ultérieure.
J’avais peut-être exagéré : sans doute étaient-elles également du voyage. Mais je me
sentais tout de même plus tranquille après cette discussion.
Madame Baffoy nous offrit son aide pour préparer la grande aventure qui nous
attendait. C’est ainsi qu’elle nous éclaira sur certaines coutumes protocolaires à la Cour de
Suède concernant les toilettes d’apparat. Elle nous apprit que le noir et les couleurs foncées
étaient bannies tant pour les robes longues que pour celles dites de « cocktail ». Elle était à
notre disposition pour répondre à toute question embarrassante pour les non initiées à la haute
société mondaine et cela nous fut très précieux.
Les préparatifs pour le séjour « de notre vie »
L’important maintenant, c’était de songer aux toilettes pour cet événement unique au
monde. En accord avec Monsieur Monod, nous étions autorisées à prendre des « plages »
horaires dans notre travail pour... courir les magasins de mode. Il nous avait donné un chèque
à chacune : de quoi nous faire belles !
Je me souviens encore du premier essayage. Une robe de lamé m’avait séduite. Las !
A peine enfilée, on aurait dit que j’avais un vêtement de « scotch brite » sur le dos. Cela me
grattait de partout ! Je l’ôtais vite fait, fit semblant de m’intéresser à quelques autres, sans
succès. Je n’avais qu’une hâte : aller ailleurs.
Nous fîmes plusieurs boutiques, mais le choix était encore restreint, la saison des fêtes
de fin d’année ne battait pas encore son plein. C’est alors que Sarah Rapkine nous conseilla
d’aller voir de sa part sa grande amie Lola Prussac, œuvrant dans la haute couture, rue du
Faubourg Saint-Honoré. Cette dernière, tout à fait charmante, nous montra tout d’abord
quelques robes de présentation dont l’une, en jersey de soie vieil or, me plaisait bien. Je
l’enfilai et elle l’ajusta adroitement sur moi, parant l’encolure en pointe d’un charmant bijou
fantaisie à pendeloques vertes. Elle me confectionna un petit diadème de passementerie doré
et vert, me sortit des gants verts très longs et une pochette vieil or. Il n’y avait plus que les
escarpins dorés à trouver...
Quant à "l'autre" Madeleine, Lola Prussac lui confectionna une robe de velours d’un
très beau rouge grenat soutenu. Il y eut évidemment plusieurs séances d’essayage et de
judicieux conseils : surtout ne pas faire repasser nos robes. Les suspendre au-dessus d’une
baignoire remplie d’eau très chaude. Et ça a marché !...
Il fallut également se munir d’une robe de cocktail. Plus facile à trouver dans un
quartier plus simple. Plus facile également à essayer et à porter.
Nos trois lauréats ont fait venir à l’Institut (dans le bureau de Monsieur Monod) un
tailleur pour choisir les tissus et prendre les mesures de leurs « queues de pie » et autres
costumes de ville. C’était très drôle de voir Monsieur Lwoff tâter la qualité des tissus.
Les valises étaient de la responsabilité de chacune d’entre nous. Dire que j’avais
emporté des chaussons fourrés pour l’intérieur !
Nous avons su assez rapidement que nous serions six collaboratrices autour de nos
lauréats : Gisèle Houzet, secrétaire de Monsieur Lwoff et Evelyne Rist, sa technicienne ;
Marinette Compain, secrétaire de Monsieur Jacob et Martine Tallec, sa technicienne et puis
Madeleine Jolit, technicienne de Monsieur Monod et moi, sa secrétaire. Tout était donc pour
le mieux et je me sentais parfaitement détendue de ce côté.
Toutes fin prêtes ! Cette fois le grand départ est pour demain !
209
Dimanche 5 décembre 1965 : Départ pour Stockholm
Ayant quitté Beaumont en voiture avec Maman, Yvonne et mon beau-frère, me voici
arrivée, avec armes et bagages, à l’aéroport du Bourget où nous retrouvons nos trois lauréats,
leur famille et les journalistes.
Dès 15h30, après les adieux à la famille, nous sommes récupérés et rassemblés dans
un salon de l’aéroport pour une réception de la Scandinavian Airlines en l’honneur des
lauréats. Les journalistes opérant au pied de la passerelle de l’avion de la compagnie SAS,
« l’autre » Madeleine nous fait regrouper toutes les six pour la photo du départ vers la grande
aventure, tout comme les trois lauréats l’avaient fait avant nous.
Nous décollons à 16h14 précises pour faire escale à Copenhague à 18 heures (heure
locale, c’est-à-dire une heure de plus qu’en France). Tous les passagers sont invités à quitter
l’appareil et gagnent les salles de l’aérogare. Tout à coup, stupeur : nos trois lauréats ont pris
chacun une trottinette réservée au personnel de l’aéroport et s’amusent entre eux, comme des
gamins, à faire la course. Une photo vraiment insolite à faire... n’eût été que nos appareils
étaient dans quelques valises dispersées dans la soute ! Passagers en transit et employés de
l’aéroport n’en croyaient pas leurs yeux !
Nous décollons de Copenhague à 19h48 pour atterrir à Stockholm à 20h20 (même
décalage horaire qu’au Danemark), dans un paysage neigeux. Après récupération des bagages
nous sommes répartis dans des limousines mises, comme chaque année, à la disposition des
membres des cérémonies Nobel par les banquiers de Stockholm. La taille de ces voitures de
luxe nous paraît effarante étant donné le nombre de passagers (une douzaine environ) prenant
place dans chacune d’elle.
Les quarante minutes de trajet entre l’aéroport et le Grand Hôtel de Stockholm sont
pour moi un véritable enchantement : la route s’étire tout au long d’une forêt de bouleaux aux
ramures fraîchement enneigées, la voiture glissant sans bruit, sans heurt, sur un tapis
immaculé, comme dans un décor des mille et une nuits, avant d’atteindre les faubourgs de la
capitale suédoise.
Dès l’arrivée au Grand Hôtel, les journalistes de télévision et de radio suédois
accaparent nos trois lauréats pour une séance photos et quelques interviews.
Après avoir dîné dans la salle à manger française de l’hôtel, chacun prend ses
« quartiers » pour sa première nuit suédoise. La famille Monod (et ses invités) est logée au
sixième étage. Je partage la chambre de « l’autre » Madeleine.
Coup de téléphone de Madame Jacob : il lui manque des pinces à linge pour suspendre
sa robe du soir. Je me revois, un cintre à la main, accompagnée de « l’autre » Madeleine,
descendant par l’ascenseur au 2ème étage et parcourant des couloirs sans fin pour trouver le
numéro de la chambre des Jacob. Un irrésistible fou rire nous prend en voyant devant les
portes des chaussures au garde-à-vous, en attente des soins des cireurs. Il faut avouer que nous
avons rapidement et sagement réprimé une sérieuse envie d’en déplacer quelques-unes...
Lundi 6 décembre 1965
Huit heures du matin : appel téléphonique de Mme Baffoy me communiquant les
résultats du premier tour des élections présidentielles françaises qui s’étaient déroulées la
veille afin de les communiquer à Monsieur et Madame Monod sans les déranger : le général
de Gaulle est mis en ballottage par François Mitterrand.
Encore ensommeillée, « l’autre » Madeleine relève en bâillant le store de la fenêtre et
s’exclame : Mais !... C’est comme chez nous : il fait jour !
210
Après le petit déjeuner, notre première promenade nous conduit vers le Palais Royal
(juste en face de notre hôtel, de l’autre côté du canal). Nous empruntons ensuite les rues
commerçantes, pataugeant dans la neige fondante pour aller acheter des timbres.
Ne sachant pas trop où déjeuner, nous rentrons au Grand Hôtel où la famille Monod
nous convie chaleureusement au Bar Royal.
Après tous ces efforts, nous décidons de nous offrir une petite sieste dans notre
chambre. C’est alors que nous nous apercevons que la nuit est brusquement tombée : il devait
être environ deux heures de l’après-midi, je ne sais plus trop. Elsbeth, l’épouse d’Olivier
Monod vient nous rendre une petite visite, nous faisant part de l’invitation de la famille
Monod à prendre le thé au Bar Royal. Monsieur Monod en profite pour compléter les
légendes des figures de sa conférence Nobel, dictée à Paris.
Ce soir, Olivier et Elsbeth nous ont invitées, « l’autre » Madeleine et moi, à dîner en
ville. Nous avons dû faire sensation car tous les quatre avions souvent le fou rire au cours de
nos conversations très détendues, alors que les autres convives – en majorité des hommes –
étaient d’un sérieux que je qualifierais volontiers de « monacal ».
Mardi 7 décembre 1965
Ce matin il fait beau. Monsieur Monod vient nous rendre visite et me demande de bien
vouloir lui taper notamment les légendes des figures et la bibliographie de sa conférence sur la
petite machine à écrire portable d’Elsbeth. Je dois avouer que j’ai souffert en utilisant ce
matériel un peu désuet. Qu’importe, puisque c’était pour la bonne cause !
Pendant ce temps, Madeleine Jolit et les autres filles, sont allées visiter l’Institut
Wenner-Gren. Je les retrouve en ville pour le déjeuner dans un Konditori, restaurant simple.
Nous achetons d’autres timbres dans une boutique spécialisée, puis nous nous rendons au
syndicat d’initiatives, dont les précieux documents nous facilitent un peu la visite d’une partie
de la vieille ville. Rentrant à l’hôtel nous passons au salon de coiffure nous faire donner un
coup de peigne, avant de nous rendre à la conférence de presse donnée à l’hôtel par les
lauréats dans la salle à manger dite « française », dont le mur du fond est tapissé d’une toile
représentant, pêle-mêle, quelques-uns de nos plus célèbres monuments parisiens, la Tour
Eiffel côtoyant le Sacré-Cœur !
Nos limousines attitrées nous conduisent ensuite à la réception organisée par
l’Ambassade de France à Stockholm à laquelle assistent quelque soixante trois ambassadeurs
étrangers représentant leur pays respectif. Il ne faut pas s’attarder car les lauréats sont tenus
d’arriver les premiers afin de serrer la main de tous les invités. C’est impressionnant. Et puis
cela nous donne l’occasion d’étrenner nos robes de cocktail ainsi que nos chapeaux
croquignolets !
Ce soir-là nous dînons à la table des lauréats, au jardin d‘hiver du restaurant royal de
l’hôtel, en compagnie du Doyen Zamansky de la Faculté des Sciences, tout juste arrivé de
Paris, des trois attachés d’ambassades, guides officiels de chacun de nos « grands » et de
Madame Baffoy. Quelques couples, habitués des lieux semble-t-il, évoluent sur une piste de
danse aménagée au centre de cette vaste salle à manger d’apparat.
Mercredi 8 décembre 1965
Ce matin il fait froid. Au programme : visite du Wasa, ce magnifique bateau de guerre
tout juste sorti des chantiers navals en 1628 et qui, mal lesté, a immédiatement coulé dans le
port de Stockholm. Resté 333 ans dans l’eau de mer, sa réhabilitation a demandé des années
de travail (réhabilitation semblant remise en question aujourd’hui en raison de réactions
chimiques imprévues et imprévisibles). Mais le résultat fait l’admiration des visiteurs.
211
Notre chauffeur nous conduit ensuite à ce que l’on pourrait appeler le Bois de
Boulogne de Stockholm. Il nous indique un champ de tir, puis la Cadillac nous ramène en
ville où certaines visitent le musée Van Gogh et d’autres, dont Evelyne (la technicienne de
Monsieur Lwoff), « l’autre » Madeleine et moi, nous promenons dans la vieille ville,
dénichant un Konditori self-service où nous déjeunons. Après quelques courses, nous rentrons
à l’hôtel afin de nous préparer à honorer l’invitation du Professeur Friberg donnant une
réception au 23ème étage du Wenner-Gren Institutet.
A l’issue de cette réunion amicale et bien agréable, nous voici partis, toujours en
Cadillac, dîner au restaurant Cattelin, dans la vieille ville avec Monsieur Monod, Elsbeth et
Olivier, Monsieur et Madame Lwoff, Monsieur Öberg (un des attachés) et nous, les six
parisiennes. Nous nous entraînons à nous porter mutuellement et allègrement des « toasts » à
la suédoise, le verre levé à hauteur du 3ème bouton d’un gilet masculin, regardant dans les
yeux la convive à honorer en lui disant « Skohl ! » (Orthographe non garantie !)
Après quoi je ne sais qui décida d’aller au cinéma voir, en version originale Les
tribulations d’un chinois en Chine avec Jean-Paul Belmondo et Ursula Andress. Salle
pratiquement comble avec des Suédois qui ne se départissent pas d’un silence quasi religieux,
alors que notre bande s’en donne à cœur joie !
Nous allions rentrer à l’hôtel quand un des professeurs de l’Institut Wenner Gren nous
invite pour une réception qu’il prétend impromptue chez lui.
La Cadillac nous rapatrie tard au Grand Hôtel, un peu fatiguées parcette succession de
réceptions !
Jeudi 9 décembre 1965
La limousine attribuée à la « famille » Monod étant à nouveau à notre disposition ce
matin-là, le programme nous conduit tout d’abord en proche banlieue. Le chauffeur nous fait
passer par la ville satellite de Farsta, nous signalant en anglais que son chauffage en était
assuré par l’énergie nucléaire. La proposition de visite d’un grand magasin a été acceptée par
notre guide, non sans prudence. Il s’applique à nous suivre pas à pas de crainte de perdre l’une
d’entre nous ! Nous visitons une église protestante avant de rejoindre la vieille ville pour
trouver un Konditori et déjeuner avant de rentrer au Grand Hôtel.
Nouveau départ pour la réception de la Fondation Nobel, se tenant dans la
bibliothèque Nobel de l’Académie suédoise en présence de tous les lauréats, excepté l'un des
physiciens, le Japonais Sin-Itiro Tomonoga ayant eu la malchance de faire une mauvaise
chute dans sa baignoire quelques jours avant cette prestigieuse cérémonie. Présent parmi les
lauréats 1965, Sir William Lawrence Bragg, Lauréat de physique 1915 conjointement avec
son père (décédé en 1942). N’ayant pu se rendre à Stockholm à l’époque du fait de la guerre
1914-1918, la Fondation Nobel a invité en 1965 le lauréat survivant, marquant ainsi le
cinquantième anniversaire de cette fête annulée en 1915.
Après ces festivités officielles, nous regagnons notre Hôtel en compagnie de Birgit
Baffoy. « L’autre » Madeleine et moi nous commandons un souper léger dans notre chambre
afin de marquer avec Evelyne, technicienne de Monsieur Lwoff, notre « classe » commune :
la classe 1945 !
Vendredi 10 décembre 1965 : La remise des prix
Dehors, la neige commence à fondre. Après quelques courses au magasin N.K.
(prononcer Nko) nous déjeunons dans un Konditori près de notre Hôtel. Nous avions rendezvous au salon de coiffure de l’hôtel à 13 heures. Il nous fallait ensuite nous préparer pour
15h10 en tenue d’apparat, pour la « revue » des lauréats au salon 328.
212
Toutes les six nous essayions d’imaginer nos trois lauréats en grande tenue plutôt
qu’en blouse blanche !
Très drôle : chacun ou chacune de s’extasier sur la présentation de sa collaboratrice,
ou de son Patron avec admiration. En dépit de nos craintes, le tableau général n’avait rien de
choquant, bien au contraire. La coupe impeccable des queues-de-pie aux revers soulignés de
décorations « pendantes » : quelle classe ! Les robes longues de couleurs claires
(conformément au protocole de la cour suédoise) égayent cet ensemble du plus bel effet. Pour
moi, l’équipe Nobel française ne prête à aucune critique vestimentaire !
L’heure du départ pour le Palais des Concerts prévue pour l5h45 arrive et chacun doit
rejoindre « sa » limousine, garée devant l’Hôtel.
C’est alors que Monsieur Monod se précipite vers moi, tout penaud :
- Madeleine, j’ai oublié le texte de mon allocution dans ma chambre. Pourriez-vous,
s’il vous plaît, en récupérer le double en votre possession ?
Déjà installée dans la voiture, empêtrée dans ma robe longue pour descendre sur le
trottoir, je réussis cependant à accomplir cette mission in extremis, accueillie au retour avec
sourire et remerciements chaleureux. La limousine peut enfin démarrer. Les embouteillages
devant le Palais des Concerts nous obligent à terminer le parcours à pied heureusement à
temps, la cérémonie étant programmée pour 16h30. Au vestiaire, les nombreuses invitées
troquent bottillons de neige contre escarpins de bal tout en laissant parapluies et manteaux de
pluie pour la sortie. Aucune de nous n’avions pensé à cette prudente éventualité !...
Des étudiants, en habits de cérémonie, coiffés de la casquette traditionnelle à visière
foncée et calotte plate blanche, assurent le service d’ordre et le placement des invités selon les
indications imprimées sur un dépliant donnant à chaque invité tous les détails protocolaires
nécessaires concernant ces cérémonies. C’est ainsi que notre groupe des six se retrouve au
balcon, dominant la vaste salle et ses hauts dignitaires. Au premier rang, autour de S.M. le Roi
Gustav-Adolph VI de Suède, leurs Altesses Royales la Princesse Margaret de Danemark, le
Prince Bertil fils de S.M. Gustav VI, le Prince héritier Karl-Gustav et sa soeur, la Princesse
Christina, ses petits-enfants.
A gauche, face à la scène, toujours au premier rang, Madame Lise Jacob et ses quatre
enfants, Madame Monod, Olivier et Elsbeth Monod, Philippe et son épouse étant placés
derrière eux. Dans la salle se tiennent de hautes personnalités du monde diplomatique de
Suède et d’ailleurs. Chaque année, à l’époque anniversaire de la mort d’Alfred Nobel, les
fêtes du prix portant son nom sont un événement marqué d’une très grande solennité.
Sur la scène toute décorée de fleurs dont certaines en forme de couronnes, les lauréats
de l’année et, leur faisant face, je suppose qu’il s’agit de dignitaires de la Fondation Nobel, du
Comité Nobel et des hautes instances académiques et universitaires suédoises.
Réglée comme papier à musique, la cérémonie peut alors commencer comme elle a été
répétée plusieurs fois par les récipiendaires : présentation officielle à S.M. Gustav VI de
chaque lauréat avec brève mention des travaux leur ayant valu cette distinction. Chaque
lauréat descend de la tribune salue avec respect le souverain qui lui remet son diplôme
personnel, un petit coffret contenant une médaille d’or frappée en son honneur et le félicite
personnellement. Remontant sur scène à reculons, le lauréat salue à nouveau le roi et regagne
sa place. Chaque phase de ce cérémonial est naturellement soulignée par un tonnerre
d’applaudissements du public.
A la fin de cette remise solennelle, les spectateurs sont priés de se rendre au Salon
doré de l’Hôtel de Ville pour participer au banquet de quelque 841 couverts dont
l’ordonnancement a été soigneusement préparé. Présidé par S.M. Gustav VI, trônant au centre
de la table officielle et entouré par les lauréats, leurs conjoints et quelques personnalités. Tous
les invités se trouvent placés le long de tables perpendiculaires et face à la table d’honneur,
leur couvert numéroté conformément au programme détaillé reçu avant leur départ pour
213
Stockholm. A noter que, à table, chacun des invités est encadré par des attachés d’ambassade
ou un officiel parlant sa langue.
D’une tribune décorée, sur la droite de la salle, un orchestre dispense une musique
douce souvent interrompue par la sonnerie d’une fine et longue trompette annonçant soit un
« toast » porté à un membre de cette illustre assemblée, soit un bref discours de
remerciements d’un lauréat destiné à la Fondation Nobel et ses membres. A ce sujet, il faut
mentionner que l’allocution préparée par le malheureux physicien japonais absent a été
prononcée en Français par l’Ambassadeur du Japon en Suède. Le service était d’une parfaite
synchronisation, aussi bien lors de la présentation des mets qu’au relevé des couverts. Tout
cela était très impressionnant.
Regroupés dans une salle à l’étage inférieur, les étudiants ont participé également à un
banquet, à l’issue d’un défilé devant les lauréats 1965. Monsieur Jacob a lu le discours que
« l’équipe » française leur destinait.
Le banquet terminé, les convives retrouvent les étudiants au rez-de-chaussée pour
participer au bal qui ne manque pas d’entrain.
Invités par MM. Öberg et Miquel, Attachés auprès de nos lauréats, Monsieur Monod
et son épouse, accompagnés par nous six avons quitté les salons dorés de l’Hôtel de Ville pour
nous rendre à l’Institut français pour une sympathique réception en petit comité.
Et voilà ! Le grand jour est passé : nous rentrons en Cadillac à l’hôtel, un peu fatigués,
mais tous très heureux et marqués parcette inoubliable journée...
Samedi 11 décembre 1965 : Les conférences Nobel
Pour le Nobel de Physiologie ou Médecine, les conférences des lauréats sont données
à l’Institut Carolin. Programmées pour 11h10, elles débutent parcelle de Monsieur Lwoff,
suivie de celle de Monsieur Jacob, en français. Parlant le dernier, Monsieur Monod,
parfaitement bilingue comme on le sait, présente la sienne en anglais sur son texte français. Je
suis certaine qu’il ne s’est même pas préalablement posé la question, désirant simplement
faciliter la compréhension de ses auditeurs en majorité suédois. A la fin, Monsieur Jacob me
fait une réflexion aigre-douce, regrettant une non concertation entre eux à ce sujet…
Les trois conférences ont obtenu un vif succès. Nous rentrons tous à l’hôtel.
Madeleine, Evelyne, Martine, Marinette, Gisèle et moi déjeunons en ville.
Avant le nouveau départ pour une réception chez M. Stohle, Président de la Fondation
Nobel en présence de l’Ambassadeur de Suède à Paris, nous réussissons à écrire quelques
cartes postales.
Au retour, nous avons pu continuer à écrire quelques missives de plus. Il faut dire que
le temps libre était des plus parcimonieux…
Le dîner se passe dans la chambre de Gisèle et Evelyne qui nous ont invitées à se
joindre à elle. Par la fenêtre, nous avons vu partir nos lauréats et leurs épouses, invités au
Palais Royal, juste en face de l’hôtel, de l’autre côté du canal. Madame Monod s’est, paraît-il,
extasiée sur l’ameublement et surtout les tapis du palais royal.
Nous regagnons notre chambre du sixième. Le programme de demain nous prévoit
quelques excursions hors les murs de Stockholm.
Dimanche 12 décembre 1965
Il ne fait pas chaud ce matin : le thermomètre indique –10°C. A 10h30, nous partons
en Chrysler (13 personnes dont 3 enfants) pour Skansen, non loin de Stockholm. Cet
écomusée, fermé en hiver a été spécialement ouvert pour les fêtes Nobel. Bien emmitouflés
214
nous visitons le village, puis deux maisons de provinces différentes de Suède. Monsieur
Lwoff, tout sourire, s’est même attablé à l’une d’elle afin que je le photographie.
Rentrés à l’hôtel, nous repartons à pied pour déjeuner dans un de nos petits restaurants.
Dans les pays nordiques, le repas de midi est constitué par des sandwiches dits smöre bröde
où le saumon triomphe. Le vrai repas se fait, comme au Danemark, le soir.
De retour à l’hôtel, nous ne tardons pas à en repartir en Cadillac, avec la famille
Monod, pour visiter le château de Drottningholm du 18ème siècle, avec son charmant petit
théâtre.
Dans la soirée, Madame Baffoy nous rend visite pour nous donner quelques
renseignements sur la pratique de la Sainte-Lucie en Suède qui doit se fêter demain.
Les six pasteuriennes se retrouvent pour dîner au bar Royal de l’hôtel.
Lundi 13 décembre 1965 : Santa-Lucia
La tradition suédoise fête la Sainte-Lucie. Ce jour-là, il semblerait que la durée des
jours cesse de diminuer pour se stabiliser quelque temps (ne me demandez pas de chiffres !)85.
En tout cas quelques jeunes filles vêtues de longues robes blanches coupées à la taille par une
ceinture rouge, portent sur la tête une couronne parée de bougies de cire ou à piles du plus bel
effet. Ces jeunes demoiselles passent réveiller les habitants en chantant Santa-Lucia et
distribuant du café accompagné de lussetrattor, sortes de petites brioches. Les occupants du
Grand Hôtel avaient été avertis et pouvaient ou non donner leur accord pour être réveillés de
cette façon délicate.
Naturellement, « l’autre » Madeleine et moi avons bien voulu connaître cette
charmante coutume et avons eu droit aux gâteries du petit groupe de Sainte-Lucie, ce qui
n’était pas déplaisant !
La journée ne comportant pas d’obligations officielles avant la soirée et son bal du
Karolinska Institutet, nous en profitons pour faire quelques courses au fameux « N.K. » et les
déposer au Grand Hôtel. Comme nous avions pris goût pour les petits restaurants de la vieille
ville, nous avons cherché et retrouvé celui qui nous avait charmé au début du séjour, dans une
sorte de cave bien aménagée. Nous avons poursuivi nos achats de souvenirs à rapporter aux
membres de nos familles avant de nous rendre au rendez-vous capillaire de 17h pour le bal, en
tenue de soirée.
Pour le dîner, nous nous sommes contentées de thé accompagné de petits gâteaux, le
tout consommé dans notre chambre. Ainsi, nous serons plus légères pour danser...
A 22 heures, la Cadillac embarque la famille Monod et ses deux Madeleine, tout le
monde ayant revêtu pour la seconde fois les tenues d’apparat. Moins guindé que le jour de la
remise des prix, ce bal fut une vraie réussite.
J’ai fait quatre danses : une très moderne avec Olivier. Le pauvre a dû souffrir autant
que mes pieds et le bas de ma robe ! J’ai dansé avec Philippe et aussi avec Monsieur Monod,
beaucoup plus calmement. Mais le fin du fin fut une valse lente avec un grand Suédois dont je
garde encore le souvenir...
Toute la famille Monod rentre à l’Hôtel. Madeleine et moi avons pris le temps de faire
quelques photos alors que nous étions encore en tenue : mais le décor ne s’y prêtait guère
entre la porte de la salle de bains et celle de la penderie, dans l’entrée ! Dommage !
Mardi 14 décembre 1965
85
Les jours commencent à augmenter d'un "saut de puce" comme dit un vieux proverbe français sur la
Sainte Lucie.
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Il fait aussi froid que la veille (-10°C). Nous commençons la journée par une séance de
photos dans la chambre de Gisèle, après quoi nous décidons de sortir en promenade vers
l’Hôtel de Ville et visitons ensuite le magasin de la Gare centrale. Nous parvenons dans une
rue piétonne très réglementée, les trottoirs comportant deux files : l’une descendante, l’autre
montante ce qui évitait au maximum les bousculades. Il devait en être de même pour les rues
ordinaires.
De passage devant la Halle de Hötorget, nous y pénétrons et y prenons même notre
repas avant de nous rendre à nouveau au magasin N.K. pour y compléter nos achats. Nous
rentrons ensuite à l’hôtel.
Madame Baffoy avait gentiment informé ceux et celles d’entre nous intéressés par un
achat de saumons fumés qu’elle se chargeait de la commande globale qui serait livrée à
l’Hôtel la veille de notre départ. Nous avons donc récapitulé les désirs de chacun pour les lui
communiquer.
Nous sortons à nouveau pour visiter assez rapidement le musée national ainsi que le
musée Van Gogh. Quelques derniers achats au N.K.
Tandis que "l'autre" Madeleine se refait « une beauté », je descends prendre livraison
des saumons. Nous nous rendons ensuite au Bar Royal, invitées à dîner par la famille Monod
avec Elsbeth et Olivier, Philippe et son épouse étant rentrés à Paris. C’est très sympathique.
Tout à coup, bruit métallique de plateau chutant à terre. Nous nous regardons tous. Monsieur
Monod pense tout haut à notre repas ! Deux petites minutes se passent et un maître d’hôtel
vient s’excuser auprès de notre Patron :
- Monsieur le Professeur, nous avons eu un incident : vous avez probablement
entendu !
- Ah ! Si j’ai entendu, oui ! Bon, alors... apportez-nous ce que vous avez pu sauver !
A table, crise de fou rire sous cape. Il a dû y avoir grand chambardement à la cuisine !
J’ai pensé que c’était nos soles, pour Madeleine et moi qui avaient valsé ! Heureusement une
bouteille de Pouilly-Fuissé trônait à table, ce qui nous consolerait !
Madame Monod nous fit remarquer très gentiment et à voix basse que nous n’aurions
pas dû rire de ce fâcheux incident qui va sans doute valoir de sévères réprimandes au
malheureux serveur maladroit : cela nous calma instantanément. En attendant stoïquement la
suite, Monsieur Monod porte un skohl élégamment à son épouse, puis à Elsbeth, à « l’autre »
Madeleine et à moi.
A la fin du repas, Madame Baffoy est venue nous rendre visite et nous a raconté des
anecdotes entre S.M. le Roi et son oncle. Elle nous prie de dire à tous les lauréats à quel point
les Français ont impressionné les Suédois qui sont enthousiasmés.
Avant de regagner nos chambres, Mme Baffoy nous donne les dernières consignes
pour demain matin : rassemblement de la "famille Monod" à la réception de l’Hôtel à 8h10
pour partir à l’aérodrome à 8h35.
En attendant, il fallait faire les valises... C’était déjà terminé !
Mercredi 15 décembre 1965 : Le retour
Comme prévu, nous nous retrouvons devant la limousine, les grooms ayant descendu
nos bagages. Il faisait –10°C et il neigeotait.
A l’heure précise la Cadillac prend la direction de l’aérodrome, les bagages sont pesés
et enregistrés. Nous sommes prévenus du retard de notre avion qui doit embarquer des
passagers se rendant à Bruxelles et dont l’appareil n’a pu décoller.
A 10h25 les réacteurs se mettent en action. Après un point fixe à plein régime pour le
démarrage, nous décollons à 10h30. Un peu plus d’une heure après, nous atterrissons à
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Copenhague. Et là, comme à l’aller, les passagers sont priés de descendre. Cette fois je suis
munie de mon appareil photos et je n’ai pas eu à insister le moins du monde pour que
Monsieur Monod prenne une patinette et nous fasse une courte démonstration, le temps d’un
cliché !...
Remontés à bord, les réacteurs sont mis en action à 12h08, plein régime à 12h15 et
décollage. Les caractéristiques du vol nous sont données en cours de route : 7.300 mètres
d’altitude, -33°C dehors, 805 km/heure, distance Copenhague-Paris : 1065 km. J’apprécie
beaucoup toutes ces précisions.
Nous atterrissons au Bourget, passons la douane et récupérons nos bagages. Rien à
déclarer ? Il paraît que Monsieur Lwoff (qui est rentré le lendemain) a déclaré qu’il avait de
l’or : sa médaille Nobel pardi !
Retour en voiture à Beaumont après des remerciements chaleureux et des adieux
affectueux entre nous tous.
Le conte de fée est terminé...
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Chapitre VIII
L’après-Nobel : retour à la réalité
Dès le retour de Stockholm, c’est la reprise du chemin de notre illustre Institut et le
brutal contact avec la rude réalité. La presse écrite et la radio ont annoncé la démission du
Professeur Gernez-Rieux, Directeur de l’Institut Pasteur. Les membres du Conseil
d’Administration apprennent qu’on exige d’eux une démission collective.
Je rencontre la secrétaire de Monsieur Gernez-Rieux en allant me faire coiffer : elle va
repartir pour Lille.
Monsieur Monod reprend son cours à la Sorbonne cet après-midi, tandis que
Messieurs Lwoff et Jacob, de retour des cérémonies suédoises, vont voir le Professeur
Pasteur-Vallléry-Radot.
Vendredi 17 décembre 1965
Une réception en l’honneur des lauréats a lieu à la Faculté des Sciences. Madeleine
Jolit et moi partons en voiture avec Monsieur Monod. Le ministre de l’Éducation nationale,
Monsieur Christian Fouchet, arrive vers 18 heures. M. Marc Zamansky, Doyen de la Faculté
des Sciences, prononce une allocution : il rend hommage aux trois lauréats et à la science
française. Il dit en substance que tout ne va pas si mal et ses sous-entendus sont fort bien
enregistrés par Monsieur Fouchet qui y répond sans notes. Nous participons à la réception,
copieuse et excellente. Les épouses de lauréats reçoivent chacune de magnifiques fleurs.
Madeleine et moi partons avec Simone Béguin. Nous saluons au passage le Doyen qui
ne nous avaient pas reconnues. Il baise la main de Madeleine Jolit et serre la mienne.
Dimanche 19 décembre 1965
Cet après-midi, je fais un résumé de notre séjour à Stockholm avant que les souvenirs
ne s’estompent. J’aurai plus de facilité à rédiger plus tard…
Lundi 20 décembre 1965
Pour faire plaisir à nos amies du service, Madeleine et moi avons apporté nos robes de
cérémonie. Un scientifique (ayant noté simplement Gérard, je pense qu’il s’agissait de Gérard
Buttin) avait revêtu son smoking. Les costumes enfilés, nous nous sommes présentés devant
toutes ces dames et quelqu’un du service photo (?) nous a photographiées. Je n’ai jamais vu
les photos…
Mardi 21 décembre 1965
Je commence à écrire les lettres à adresser à nos hôtes suédois en remerciements de
leur chaleureuse réception à Stockholm.
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Mercredi 22 décembre 1965
A l’heure de déjeuner, Madeleine et moi allons ensemble à France-Soir choisir des
photos qui nous serons facturées. Nous avons rencontré Robert Clarke qui nous a guidées
dans les dédales du grand quotidien.
Le Patron rentre d’Angleterre et me dicte du courrier jusqu’après 18 heures. Il me
demande si je viens demain : quelle question !...
Jeudi 23 décembre 1965
Le bruit court (au salon de coiffure de la rue de Vaugirard) que nos Patrons auraient
fait de la démagogie en nous emmenant à Stockholm. Où la jalousie peut-elle se nicher ! En
tout cas je suis certaine, par ma part que Monsieur Monod, d’une générosité incroyable, l’a
fait de bon cœur pour ses deux Madeleine !
Il paraît que ce matin s’est tenu un conseil restreint au cours duquel les scientifiques
(Monsieur Monod en tête ont émis le voeu que le Conseil d’administration démissionne. Le
nouveau Conseil d’administration est mis en place :
Président : M. Champetier.
Président d’Honneur : M. Pasteur-Valléry-Radot.
Nommé Directeur intérimaire : M. Marneffe (qui remet au Conseil sa démission de
son poste actuel de Sous-Directeur).
Nommé Secrétaire général de l’Institut Pasteur à partir du 1er Janvier 1966, M. Pierre
Mercier est confirmé dans ces fonctions (attribuées lors du Conseil d’administration du 7
décembre 1965).
Au cours de cette même réunion, M. Bugnard est entré en séance faisant part des
propositions émises parcette assemblée pour le poste de Directeur de l’Institut Pasteur : MM.
Lwoff, Lépine, Monod et Jacob. Après consultation des intéressés, seul M. Lwoff accepterait
la fonction.
M. Monod est nommé membre du Conseil Scientifique et le Professeur PasteurValléry-Radot le nomme Membre de l’Assemblée de l’Institut Pasteur.
La réunion du Conseil d’administration au cours de laquelle seront nommés le
Directeur et ses adjoints est fixée, dans un premier temps, au 28 janvier 1966.
Vendredi 24 décembre 1965 : Toujours les problèmes de l’Institut
J’espérais pouvoir travailler avec mon Patron, mais il y a toujours quelqu’un avec lui
pour discuter de la situation actuelle de l’Institut.
Lundi 27 décembre 1965
Le labo est très calme. Presque tout le personnel est en vacances. Mon Patron est là,
fidèle au poste en ces heures difficiles. Le travail administratif du service est détendu.
Mardi 28 décembre 1965
Profitant du calme des fêtes de fin d’année, Monsieur Monod me dicte une grande
partie de l’après-midi. Nous expédions presque toutes les lettres (en tout cas celles qui
peuvent être dactylographiées) pour les remerciements concernant les festivités suédoises.
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Mercredi 29 décembre 1965
À la cantine, j’apprends que Rebeyrotte, le précieux assistant du Professeur
Machebœuf avec qui je travaillais dans le Service de Chimie biologique, vient de subir une
très grave opération : cancer du pharynx avec métastases. Il ne pourra plus parler et devra
porter une canule. Je suis bouleversée et n’arrête pas de penser à lui depuis cette affreuse
nouvelle.
J’assiste à une réunion syndicale d’information, l’esprit ailleurs.
Après-midi le Patron me donne un chèque d’un montant de neuf mille francs. Je ne
veux pas accepter après tout ce qu’il a fait pour Madeleine et moi, mais il insiste et m’oblige à
le prendre.
Il me dit enfin que l’on fait pression sur lui pour qu’il prenne la direction de l’Institut.
C’est la douche écossaise ! Il ne voulait pas, au début. Puis il avoue que, plus il y pense, plus
il se demande s’il ne vaut pas mieux accepter. Il a le choix entre la Faculté des Sciences de la
Halle aux Vins, un poste de professeur au Collège de France ou la Direction de l’Institut
Pasteur. Il me demande ce que je ferais à sa place. Quoi lui répondre ? Je lui dis que je ne me
sens pas de taille à devenir la secrétaire du Directeur. Il me répond qu’au contraire, il me voit
très bien et que si je ne le suis pas il ne peut pas accepter ! Je suis toute chose et mon manque
de confiance refait surface.
Il me confie qu’à 56 ans il doit choisir. Il en a assez de cette vie où il a
perpétuellement des remords car il n’a jamais assez de temps pour tout faire. Je lui réponds
sans grande conviction que je le vois mal au Collège de France sans les grandes
responsabilités pasteuriennes qu’il a toujours exercées avec tant de talent. Il y aurait malgré
tout et d’après ce que j’en sais, la réorganisation d’un laboratoire de recherches.
Cette journée a été vraiment éprouvante pour moi.
Vendredi 31 décembre 1965 : la grande année s’achève
Marquée parcette pénible actualité, j’essaie de me réfugier dans le travail et de faire le
maximum. Michèle Nardon (technicienne d’Adam Kepes) et moi déjeunons au restaurant de
la rue du Docteur Roux, après avoir arrosé le départ d’une femme de service remplaçante.
Je suis triste, profondément triste, au seuil de cette nouvelle année. Hier, j’ai écrit à
Monsieur Monod, parti en vacances à Cannes. Je ne veux ni ne peux lui donner un conseil,
mais l’assure que je suis prête à rester près de lui.
Mardi 5 janvier 1966
Dans la soirée, Monsieur Monod rentre de Cannes. Je n’étais pas dans le bureau.
Venant vers moi, il me présente chaleureusement ses vœux pour la nouvelle année.
Le lendemain matin, il me remercie de ma lettre qui lui a fait grand plaisir. Il me
confie qu’il a décidé de refuser le poste de Directeur de l’Institut Pasteur :
- Si j’étais certain d’être le seul à pouvoir le faire, je le ferais. Mais je pense qu’il y en
a d’autres pour cela…"
Cela me rassure un peu. Mais intuitivement, je sens déjà les autres revenir à la charge.
Va-t-il ou non se laisser influencer ?...
Mercredi 12 janvier 1966 : Découragement
Le Patron est très las. Il me fait de la peine. Il se demande comment il va s’organiser
pour faire face à toutes ses charges actuelles qu’il ne peut, pour la plupart, abandonner.
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Je me sens déprimée. J’ai une circulaire à mettre sur pied pour le syndicat. Je dis à
Monsieur Monod que nous devrions « décrocher » et travailler un peu à sa pièce de théâtre
dont il vient de me parler. Je n’ai pas touché aux corrections depuis octobre dernier…
Au lieu de cela, il me dicte longuement au sujet de son bateau d’abord, puis pour
proposer ses lauréats au Comité Nobel pour le prochain Prix de Physiologie ou Médecine.
Jeudi 13 janvier 1966 : André Lwoff directeur ?
Aujourd’hui, Sarah Rapkine m’apprend que Monsieur Lwoff lui a confié qu’il avait
accepté de prendre la direction de l’Institut Pasteur. Comme elle lui faisait remarquer que
c’était un poste lourd :
- Que veux-tu Sarah, Il faut bien qu’on redresse cette Maison !
Lundi 17 janvier 1966 : Faculté des Sciences ?
Depuis samedi dernier, l’hiver se fait sentir : -12°C.
Le Patron me confie aujourd’hui que nous irons très probablement à la Faculté des
Sciences de la Halle aux Vins en 1967. Il n’a pas l’air très enthousiaste. Il ne m’a pas soufflé
mot sur Monsieur Lwoff concernant la direction de l’Institut Pasteur. Et pourtant c’est sans
doute ce qui le soucie le plus. Je n’ai pas voulu être indiscrète et notre conversation en est
restée là.
Mardi 18 janvier 1966
Ce mardi se tient l’Assemblée de l’Institut Pasteur (dite des Cent). En partant du labo,
j’ai constaté que ces Messieurs étaient encore là et j’en conclus que rien d’important n’avait
dû être décidé, sinon cela se saurait déjà !
Mercredi 19 janvier 1966
Assemblée générale du personnel scientifique de l’Institut Pasteur. Il fait de plus en
plus froid (-16°C). Les discussions ont dû être serrées, mais je n’en ai pas eu d’échos.
Samedi 22 janvier 1966 : Conseil d’Administration
Aujourd’hui seulement j’ai eu connaissance officiellement de la réunion du nouveau
Conseil d’Administration du 23 décembre dernier, au cours de laquelle son bureau a été
constitué.
Le Directeur serait nommé prochainement par les membres du Conseil. Quel
suspense !
Lundi 24 janvier 1966 : Conseil Syndical
En pleine vue sur le bureau de Monsieur Monod, je découvre un chèque à l’ordre de
« l’autre » Madeleine, du même montant que celui qu’il m’a remis l’autre jour et j’en suis
ravie pour elle.
Avec une adhérente, je prépare la réunion syndicale. Elle a été longue et constructive.
Nous avons créé différentes commissions : de rédaction, d’impression et de diffusion, de
réorganisation des catégories de personnel technique et de maîtrise.
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Mardi 25 janvier 1966 : discussion interne
Peu après son arrivée, Monsieur Monod a discuté avec Sarah Rapkine et moi. Il est
certain que nous irons à la Faculté des Sciences du Quai Saint-Bernard. Mais il ne voudrait
pas que Monsieur Lwoff s’imagine que François Jacob et lui-même seront toujours là : il ne
faut pas qu’il compte sur eux. Il voudrait également parler à Madame Lwoff.
Mercredi 26 janvier 1966 : réorganisation du travail dans le service
Aujourd’hui je m’attaque au travail du service, répondant au courrier au fur et à
mesure par moi-même, sur une indication succincte du Patron notée sur la missive.
Ce soir, « l’autre » Madeleine a parlé à Monsieur Monod des problèmes de la cuisine.
Les dames n’ont pas eu d’avancement au choix cette année alors que le garçon de laboratoire,
avec moins de responsabilités, gagne davantage qu’elles…
Mardi 1er février 1966 : Où il est toujours question de la direction de l’Institut Pasteur
Sarah Rapkine me confie qu’elle a longuement parlé avec le Patron hier après-midi. Il
paraît que Monsieur Lwoff aimerait être directeur de l’Institut. Monsieur Monod lui a dit qu’il
avait passé ses deux derniers week-ends à réfléchir à nouveau à la question. Quant à lui, il faut
qu’il aille à la Halle aux Vins (nouveau campus de la Faculté des Sciences). Georges Cohen
reprendrait le service de Biochimie cellulaire qu’il laisse. Il emmènerait presque tout le
monde avec lui, à part quelques personnes qu’il n’a pas désignées, mais dont je soupçonne
l’identité. Je dis à Sarah que je le sens très désemparé, mais je n’ose pas l’ennuyer en lui
posant des questions.
Lundi 7 février 1966 : Abandon du projet d’Institut de Biologie moléculaire
Dès mon arrivée ce matin, Monsieur Monod me demande de venir dans son bureau. Il
est tout bouleversé et a l’air malheureux. Il abandonne le projet d’Institut de Biologie
moléculaire au Quai Saint-Bernard. Je sens tellement qu’il a beaucoup de peine, surtout à
cause de son ami, le Doyen Marc Zamansky. Il n’éprouve aucune rancœur contre ceux qui,
mis devant leur responsabilités, l’ont lâché. Il a l’air profondément las. Je suis très triste de le
voir ainsi. Et cependant, c’est peut-être la meilleure solution car, au moins, il continuera à
faire de la science. Mon trouble ne lui a pas échappé.
Après-midi, il poursuit la dictée de cette lettre au Doyen qui lui coûte tant. Après
plusieurs réunions où les participants approuvaient et semblaient enthousiastes pour ce projet,
le Patron est amené à tirer les conclusions suivantes : plusieurs (et non des moindres) hésitent
à s’engager, conscients comme lui-même des devoirs qui les attachent à l’Institution à
laquelle ils appartiennent actuellement. D’autre part, s’ils partaient au Quai Saint-Bernard, les
exigences de l’enseignement au milieu de cette immense faculté les amèneraient tôt ou tard à
« décrocher » de leurs recherches. L’un des piliers de cette affaire, après mûre réflexion, le lui
a fait savoir.
Au fond, je pense que cette fin a du bon puisqu’elle ménagerait un peu mon Patron.
En partant, le soir, il m’a regardée tristement. Nous nous comprenons. Envers et contre
tout, je suis et resterai à ses côtés. Mais je ne suis pas d’accord avec ceux qui l’ont laissé
s’embarquer dans cette histoire au cours de laquelle il a perdu beaucoup de temps et d’énergie
pour ensuite tout laisser tomber.
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Mardi 8 février 1966 : Amertume
Monsieur Monod a toujours l’air très sombre. Il n’a pu porter lui-même la lettre au
Doyen Zamansky. À sa demande, j’ai envoyé le garçon de laboratoire la déposer pour lui quai
Saint-Bernard.
Cet après-midi, en présence de François Jacob, le Patron me dicte une lettre à
Monsieur Jost, Professeur au Collège de France, dans laquelle il lui confie qu’il va se
présenter au Collège de France.
Après avoir achevé cette lettre, nous retrouvant face à face, le Patron entame avec moi
une conversation à bâtons rompus. Il m’a même donné le nom des « premiers lâcheurs » pour
finir par me dire que Monsieur Jacob lui avait téléphoné dans ce sens dimanche. Bref, cette
histoire étant terminée, il me parle du Collège de France : il devra démissionner de la Faculté
des Sciences et peut-être irons-nous nous installer au Collège.
Une pause, puis : Jamais je n’ai été aussi heureux de partir ! Ajoute-t-il… Il pensait à
son tout prochain départ pour la réunion annuelle du Salk Institute : un précieux dérivatif pour
lui, après toutes ces vicissitudes ! Les préparatifs pour ce séjour outre-atlantique sont toujours
aussi précipités.
Jeudi 10 février 1966 : Mea culpa
Ce matin, alors que je ne m’y attendais pas, Monsieur Jacob est venu me voir. Me
demandant comment j’allais et lui ayant répondu que le moral n’était pas merveilleux à cause
de la lettre de mon Patron à Marc Zamansky, il s’est justifié devant moi et m’a dit carrément
qu’il en était la cause (cela, je l’avais deviné !).
- Je sais, m’a-t-il précisé, que le coup a été très dur. Mais il le fallait et je pense qu’il
m’en remerciera. Il n’était pas possible de s’isoler dans un institut où il y aurait tant à faire
du point de vue administratif et où les étudiants se pressent parcentaines derrière les portes.
Je reconnais qu’il a évidemment tout à fait raison. Mais c’est tout de même lui, entre
autres, qui a poussé Monsieur Monod à créer cet Institut. Tout ceci est bien déroutant pour
moi !
Vendredi 11 février 1966
Je travaille beaucoup pour le syndicat. Dans la soirée, je m’occupe aussi de la Tārā, le
bateau à voile du Patron dont il s’est entretenu avec Monsieur Coletsos, chercheur de l’Institut
d’origine grecque qui lui avait proposé, avant son départ pour le Salk Institute, de surveiller
son mouillage dans une île qu’il connaissait bien. Toujours sans nouvelles, Monsieur Coletsos
et moi décidons de téléphoner ou télégraphier si rien de nouveau ne se passe d’ici lundi.
Lundi 14 février 1966
J’écris à Monsieur Monod au Salk Institute pour lui donner des nouvelles notamment
de son bateau et lui dire que nous pensions tous bien à lui.
Madeleine Jolit a respiré du chloroforme en cassant une bouteille. Célestine Derval l’a
accompagnée à l’hôpital Pasteur. J’espère bien qu’il n’y a là rien d’alarmant. J’en informe
toutefois son mari.
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Mardi 22 février 1966 : Visite aux amis Rebeyrotte
Je rends visite à Pierre et Nicole Rebeyrotte. Dès l’entrée Pierre m’embrasse avec
effusion. Il a un cou énorme et rouge, après sa trachéotomie. Il murmure et il faut tendre
l’oreille pour le comprendre. C’est très pénible. Nous prenons l’apéritif. Je leur montre mes
photos de Suède et de l’Institut. J’ai parfois du mal à saisir ce qu’il veut dire. Pris soudain
d’une quinte de toux, il a dû par deux fois se lever de table. Il part avant moi à son travail et
me dit qu’il espère que je ne serai pas dix ans avant de revenir.
Je suis bouleversée de le retrouver dans cet état, mais un peu réconfortée de voir qu’il
réussit à murmurer, si peu que ce soit.
Vendredi 25 février 1966 : Retour du Salk Institute
De retour des États-Unis, Monsieur Monod arrive de bonne heure au laboratoire. Il a
l’air en pleine forme. Il transmet à chacun les meilleurs souvenirs de nombreux amis qu’il
préfère ne pas citer, de crainte d’en oublier.
Après déjeuner, nous commençons à mettre à jour le courrier arrivé en son absence.
Samedi 26 février 1966 : Ennuis de santé de Maman
Je me fais beaucoup de soucis pour Maman. Je voudrais qu’elle aille voir son médecin,
mais elle préfère attendre d’avoir terminé sa cure médicamenteuse pour en connaître l’effet.
Je trouve qu’elle a la respiration un peu rapide et légèrement sifflante. Cela m’inquiète.
Finalement elle accepte de consulter son praticien qui lui ordonne un remède plus efficace
ainsi que de la digitaline.
Mardi 1er mars 1966 : Grève de la RATP
Je pars à pied de la Gare du Nord et arrive à l’Institut Pasteur une heure quinze plus
tard !
Mercredi 2 mars 1966 : La misère humaine
Le Patron a renoncé à se rendre à Saclay (au Commissariat à l’énergie atomique)
comme prévu. Après déjeuner, il me dicte du courrier.
J’ai eu une visite très pénible dans l’après-midi : une pauvre femme s’est présentée
pour voir Monsieur Monod au sujet de son fils de dix-neuf ans atteint d’une très grave
maladie « orpheline », dans l’espoir qu’il pourrait faire quelque chose pour le guérir. Je l’ai
informée que Monsieur Monod n’était pas médecin. Quand elle est partie, j’étais bouleversée
et j’ai pleuré.
Alors qu'il entrait dans mon bureau, je rends compte de cette visite au Patron qui pose
sa main sur mon épaule sans rien dire. Nous reprenons le courrier…
Lundi 28 mars 1966 : I have a dream… (Pasteur Martin Luther King)
Le "Comité parisien Martin Luther King pour l’intégration raciale" avait demandé à
Monsieur Monod de prononcer une allocution au Palais des Sports, lors de la visite à Paris du
Pasteur Martin Luther King, ce 28 mars, allocution toujours d’actualité, méritant d’être reprise
dans son intégralité ici86:
86
Cf. Fonds Monod, Service des Archives de l’Institut Pasteur, sous la cote MON.Pol.02
224
Mesdames, Messieurs,
« Le pays des Droits de l’Homme »
« La terre de la Liberté »
Tels sont les beaux noms que leur histoire et les aspirations de leur culture ont
valu à la France et à l’Amérique.
Qui, pourtant, oserait dire que les Droits de l’Homme ont toujours été
respectés en France ou par la France, et qu’ils sont, aujourd’hui même, chez nous,
pleinement assurés ?
Et qui pourrait dire que l’égalité de tous les citoyens, garantie par la
constitution des États-Unis, le soit dans les faits, dans les mœurs, ou même, parfois, dans
l’application de la loi ?
Si cependant ces deux nations, la France et l’Amérique, ont pu acquérir, si
elles ont malgré tout mérité de conserver ces titres – ces vrais titres de gloire – c’est qu’il
s’est toujours trouvé chez elles des hommes prêts à consacrer leur talent, leur énergie, leur
vie entière, fût-ce au travers de luttes déchirantes, à la défense de la liberté et du droit.
L’homme que j’ai l’insigne honneur d’introduire ici ce soir est l’un de ceux-là.
C’est le Pasteur Martin Luther King.
Le Pasteur Martin Luther King a voué son existence à la cause de ses frères de
race, les noirs d’Amérique. Il n’est pas le premier. Il n’est pas le seul. Aux États-Unis, des
milliers d’hommes, noirs et blancs, participent à cet immense effort.
Parmi eux cependant, le Pasteur Martin Luther King jouit d’un prestige
incomparable, d’une autorité unique qu’il doit à la hauteur de sa pensée morale et politique.
Défenseur et dirigeant de ses frères de race, il a su les guider non seulement dans l’exigence,
mais dans le respect de la liberté, de la dignité, du droit des gens. C’est à ce titre que le plus
beau des Prix Nobel, le Prix Nobel de la Paix, a été décerné en 1964 à ce disciple de Gandhi.
Vendredi 1er avril 1966 : Détente à Roquebrune
Je fais mes adieux à Monsieur Monod avant mon départ pour Roquebrune où je dois
passer quelques jours avec mes amis Lecomte et un autre couple. Je reste angoissée pour
Maman. Je ne voulais pas partir, mais Monsieur Monod et tous mes amis m’ont incitée à le
faire afin de me reposer et me détendre un peu pour mieux faire face à l’adversité.
Mardi 26 avril 1966 : Candidature au Collège de France
Monsieur Monod pose aujourd’hui sa candidature au Collège de France. Dans mon for
intérieur, je ne l’approuve pas. Qu’il donne sa démission à la Faculté des Sciences, bon !
Mais, très égoïstement au fond de moi-même, je préfèrerais qu’il reste à l’Institut Pasteur faire
de la science et un peu d’enseignement.
Jeudi 28 avril 1966
225
La santé de Maman me préoccupe toujours autant. Mais le fait que les répétitions du
C.E.P. aient lieu régulièrement tempère quelque peu mon angoisse. Je manque cependant de
tonus pour écrire mes notes au jour le jour et je finis par les négliger de plus en plus…
Samedi 30 avril 1966 : Mieux vaut tard que jamais !
Avant de se rendre à l’Élysée, à l’invitation présidentielle, Monsieur Monod m’a
montré le carton qu’il avait reçu :
Le Général de Gaulle, Président de la République prie Monsieur le Professeur
Jacques Monod de lui faire l’honneur de venir déjeuner au Palais de l’Élysée le samedi 30
avril à 13h15 (tenue de ville), invitation en l’honneur de Son Excellence U Thant, Secrétaire
Général de l’Organisation des Nations Unies.
Au début de la semaine suivante, Monsieur Monod m’a raconté qu’au cours de cette
réception, M. Georges Pompidou, Premier Ministre, l’avait attiré dans un coin pour lui dire
qu’il avait fait quelque chose pour la Recherche, faisant discrètement allusion à l’article très
critique du Nouvel Observateur, quelques jours après l’annonce du Nobel…
Le Président de la République a ainsi invité les trois lauréats indépendamment les uns
des autres, à l’occasion d’une réception officielle, mais jamais tous les trois ensemble.
Mercredi 4 mai 1966
Très nerveuse aujourd’hui, je ne parviens pas à faire mon travail d’une façon
décontractée, constamment dérangée avec, par surcroît, l’« arrosage » de la cuisine du service
remise à neuf !
Je reçois un appel téléphonique émanant d’une inconnue : elle doit nous porter un pli
contenant une invitation pour un séjour à Cuba pour les trois lauréats et leurs épouses. J’en
informe Monsieur Monod qui se méfie. En fait ce séjour ne s’est jamais concrétisé…
Passage à vide
La santé précaire de Maman souffrant d’une insuffisance cardiaque, les incertitudes
quant à la tournure de ma carrière pasteurienne avec tous les problèmes qu’elle pourrait
entraîner, tout cela me fait délaisser mon petit agenda sur lequel je notais si fidèlement des
faits parfois importants, parfois futiles ou amusants, parfois aussi moins drôles… Je regrette
aujourd’hui de ne retrouver que quelques rares pages succinctement annotées. Et, ce qui est
pis, c’est que cette fâcheuse habitude a fini par s’ancrer plus ou moins en dépit des
événements…
Décret du 16 juin 1966
Par décret en date du 16 juin 1966, Monsieur Jacques Monod est nommé Commandeur
de l’Ordre national du Mérite. Ce pour quoi je le félicite chaudement.
Mardi 13 septembre 1966 : mauvaises nouvelles
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J’ai reçu aujourd’hui, au labo, une lettre déchirante de Pierre Rebeyrotte qui a perdu sa
place : en fait, il a démissionné du CNRS. Naturellement son état de santé ajoute à sa détresse.
Il ne me demande rien, mais sa lettre profondément angoissée me fait mal. Après avoir parlé
de lui à « l’autre » Madeleine, je lui réponds en lui demandant de me faire parvenir un
curriculum vitae détaillé et les raisons de sa démission du CNRS. J’exposerai la situation de
ce vieil ami à Monsieur Monod, sachant qu’il le conseillera.
Lundi 26 septembre 1966
J’ai appelé Nicole Rebeyrotte. Elle me dit qu’elle allait me téléphoner pour me
remercier. Monsieur Monod a très bien reçu Reyb et lui conseille de partir en province. Il lui a
donné de très judicieux renseignements et même des « tuyaux » administratifs que Reyb
ignorait. Ce dernier a apprécié cette entrevue chaleureuse avec mon Patron qui a suscité toute
sa sympathie. J’en suis très heureuse. Après tous ces déboires, Nicole et lui-même apprécient
cette aide morale.
(J’ai appris plus tard que les Rebeyrotte sont finalement partis à Bordeaux pour
travailler tous deux avec le Professeur Francis Tayeau (cousin de Reyb), à la Faculté de
Médecine de Bordeaux).
Mercredi 28 septembre 1966
J’ai une réunion syndicale de bureau. Cela va me changer un peu les idées…Ce soir,
j’ai également une réunion de bureau pour le Centre d’Éducation Populaire à Persan. Et je
continue à négliger les notes sur mon agenda… Les amis du groupe m’entraînent aux sorties
théâtrales. Nous devons jouer à la Faculté d’Orsay le 10 décembre et à Lyons-la Forêt, le 17
décembre.
Mi-novembre 1966 : 2ème Colloque de Caen
Monsieur Monod participe à ce second Colloque avec, entre autres, M. Marc
Zamansky, Doyen de la Faculté des Sciences de Paris, M. André Lichnerowicz,
mathématicien, et M. Pierre Mendès France, avec trois cents participants (chercheurs,
industriels et syndicalistes) pour discuter du statut, des structures et du fonctionnement des
universités, de la recherche et de l’enseignement, de la formation des maîtres, de l’éducation
permanente.
Titulaire depuis le 14 avril 1966 de la chaire de Biologie moléculaire de la Faculté des
Sciences de Paris (à l’origine, en 1959, chaire de Chimie du Métabolisme), Monsieur Monod
connaît nécessairement les problèmes du système universitaire mis en place par Napoléon 1er
et jamais réformé, système centraliste et autoritaire. Ses prises de position en faveur de la
recherche européenne en Biologie moléculaire, sa lutte contre les méfaits du cloisonnement
des enseignements supérieurs au sein d’une même discipline font de lui l’une des
personnalités réformatrices les plus actives de la fin du siècle dernier.
Les travaux de ce second Colloque de Caen ont servi de base à la future Loi
d’Orientation d’Edgar Faure.
21 novembre au 19 décembre 1966 : Séjour au Japon de Monsieur et Madame Monod
227
Ce séjour remplace celui de 1965 annulé en raison du Prix Nobel. Monsieur Monod
participe, à Kyoto, à l’assemblée annuelle de la Société de Biochimie au cours de laquelle il
prononce une conférence intitulée : Molecular interactions in the control of cellular
metabolism très appréciée de l’auditoire. Il prend également part à des discussions sur les
transitions allostériques.
La présence de Madame Monod a agrémenté ce séjour nippon avec des visites de sites
et de musées. À leur retour à Paris, j’ai reçu un très joli petit coffret en argent entièrement
décoré de ravissants motifs émaillés aux couleurs fraîches.
Monsieur Monod nous a donné ses impressions personnelles sur le Japon. Il a été
frappé par le « grouillement » de la population et le côtoiement constant de coutumes
millénaires et du modernisme. Il en conclut : Il n’est pas possible qu’un homme qui travaille
assis sur une chaise puisse ne pas avoir de complexes en rentrant chez lui pour dîner
accroupi sur ses talons !
Ses hôtes japonais ne le quittaient pas d’une semelle. Il a tout de même pu passer deux
jours avec son épouse dans une île au paysage tout à fait conforme aux estampes ou aux cartes
postales de ce pays.
Pour tous les deux, le plus drôle fut un dîner au restaurant, installés sur le talons et
dégustant de la méduse et du poisson cru…
Au retour, ils firent une escale à Pnom-Penh et, en l’absence de S.M. le Roi Norodom
Sihanouk, furent reçus par le Prince héritier et son conseiller. Il leur a été offert une soupière
en argent, de la part de S.M. le Roi. Quand, à leur arrivée à l’aéroport d’Orly, les douaniers
ont demandé à Monsieur Monod ce qu’il portait, il a répondu :
C’est une soupière, cadeau de S.M. le Roi Norodom-Sihanouk. Médusé, l’employé des
douanes n’a pu que dire :
- C’est bon, passez !
Lundi 26 décembre 1966
Dans l’après-midi, Monsieur Monod m’a demandé des nouvelles de la maison. Je l’ai
mis au courant au sujet de la santé de Maman et quand il a vu que je pleurai, il m’a embrassée
affectueusement avant de regagner son bureau.
Mercredi 28 décembre 1966
Jean-Marie Dubert me demande également des nouvelles de la santé de Maman et
essaie de me consoler comme il peut. De passage dans mon bureau et ne sachant quoi ajouter,
mon Patron me prend chaleureusement par l’épaule avant de retourner à ses activités
administratives.
Lors de sa visite à la maison dans la soirée, le médecin a ordonné des piqûres de
solucamphre.
Samedi 31 décembre 1966
Ma marraine est venue de Paris passer quelques jours auprès de nous, ce qui m’a
soulagée de savoir que Maman n’était plus seule dans la journée.
Lundi 2 janvier 1967 : Affaires financières personnelles
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Je demande à Monsieur Monod l’autorisation de « monter » voir au premier, un
employé de la comptabilité au sujet de mes affaires financières personnelles. Nous bavardons
à ce sujet et mon Patron s’enquiert … du montant de mes économies ! Il a trouvé que trois
millions de francs, c’était peu ! Bien sûr, mais ce n’est pas toujours facile de mettre de
l’argent de côté. Je me contente de ce dont je dispose sans inutiles convoitises, comme j’ai été
élevée !...
Vendredi 6 janvier 1967 : Cérémonie d’ouverture d’une porte entre les services Monod
et Jacob (au rez-de-chaussée)
À l’occasion du départ en retraite du Professeur Lemoigne, Chef du Service des
Fermentations (contigu au Service de Biochimie cellulaire), la Direction a décidé d’attribuer
les locaux devenus vacants à François Jacob, trop à l’étroit dans le « grenier ». Les chercheurs
poursuivant les travaux sur les fermentations occuperont le sous-sol et ainsi, les services de
Messieurs Monod et Jacob seront voisins, au même étage (rez-de-chaussée côté rue du
Docteur Roux et premier étage côté hôpital).
Monsieur Mercier, Directeur de l’Institut, est naturellement invité à cette cérémonie
« officielle » intra muros. « L’autre » Madeleine et moi – avec l’accord tacite et bienveillant
de notre Patron – décidons d’organiser cette manifestation. Le discours de réception a été
rédigé par Hubert Condamine (du service de Monsieur Jacob), charmant garçon plein
d’humour et de fantaisie.
Les personnels des trois services (y compris celui de Monsieur Lwoff) se rassemblent
au point de jonction des services à l’heure dite. Hubert Condamine était chargé de lire le
discours, lequel avait été transcrit par mes soins sur papier glacé blanc dont les feuillets
avaient été collés les uns aux autres pour obtenir une longue bande assez impressionnante.
D’une voix claire, quelque peu emphatique, notre regretté Hubert (prématurément
décédé en 1996) se lance dans la lecture de ce document :
Monsieur le Directeur,
Messieurs les Sous Directeurs,
Messieurs les Professeurs,
Mes chers Collègues et amis,
Son Altesse Royale le Prince ESCHERICHIA, Chef de l’État des Coli, ayant
pris connaissance de la cérémonie d’aujourd’hui par nos bon soins, a daigné me charger de
prier vos humbles serviteurs ici présents de bien vouloir présenter à vos éminentes personnes
Ses salutations admiratives.
Il a plu en outre à Son Altesse Royale de nous charger d’élucider l’évolution
sélective des organismes, qu’ils soient unicellulaires ou pachydermiques. Pour ce faire, nous
fûmes conduits à isoler des organismes de plus en plus aptes à remplir les fonctions qui leur
sont confiées. C’est alors qu’il nous est apparu qu’un système efficace consistait à avoir des
machines de recherches rompues à toute épreuve, fonctionnant d’une manière plus ou moins
indépendante, avec des interactions télécommandées par des produits diffusibles. C’est
finalement ce qui fut appliqué pour les services Lwoff, Monod et Jacob, à l’Institut Pasteur :
on a pu constater récemment que ces trois organismes avaient rempli leur mission d’une
manière à peu près satisfaisante. Mais il faut savoir que le véhicule de diffusion des
informations génétiques et autres utilisé parces derniers n’était autre que l’ascenseur, trop
souvent en panne entre deux étages, mais néanmoins trait d’union entre le rez-de-chaussée et
le grenier.
229
Ainsi, grâce à cette translocation descensionnelle, il a été procédé à la fusion
des deux opérons en un seul, lequel codifie le pensotron biosynthétique jacobinomonodiste soumis lui-même à un système unique de régulation dont l’activité, à l’état
déréprimé, se traduit par l’intense effervescence qui règne, comme on peut le voir, dans ce
couloir appelé désormais à devenir historique, l’avantage sélectif de la colinéarité des
couloirs étant ainsi démontrée.
Cependant, un bouleversement aussi fondamental dans les interactions entre
substructures d’un même organisme ne va pas sans quelque trouble, comme on peut en juger
du reste parcelui des bouillons de culture. Il n’est pas pensable que les avantages technicoconceptuels qui résulteront du rapprochement spectaculaire auquel nous assistons en ce
moment même puissent éclipser jamais les inconvénients conceptuo-techniques issus de la
même cause. Consolons-nous en pensant à l’uniformisation de l’alibi que constituait la
puissante action mutagène du monte-charge, elles procèderont dorénavant à un merdouillage
généralisé et systématique, en toute reproductibilité, d’un bout à l’autre de ces ChampsÉlysées de la Biologie Moléculaire .
Au nom de la recherche scientifique, pasteurienne, française, européenne,
mondiale et d’ailleurs, et en vertu des pouvoirs qui nous sont conférés, nous déclarons dès ce
jour brisée la glace qui séparait les services de ceux maintenant universellement nommés
« Les Copains ».
Vive la Génétique !
Vive la Molécule !
Vive la Biologie Moléculaire !
Le papier complètement déployé depuis le milieu du discours ci-dessus, les invités
quelque peu médusés, applaudissent à tout rompre le brillant orateur.
C’est alors qu’une jeune femme, « éminente » journaliste amie de « l’autre »
Madeleine est introduite et présentée à l’assemblée.
S’adressant au Professeur Jacob :
- Maintenant que vous êtes descendu du grenier, pouvez-vous nous dire dans combien
de temps le cancer sera guéri ?
Mimique rigolarde de l’intéressé…
- Nous avons toujours entendu parler du grenier, mais aussi du couloir. Nous savons
que le couloir a une influence considérable sur les échanges d’idées entre travailleurs.
Maintenant que vous disposez d’un couloir aussi long, ne pensez-vous pas que cela constitue
un obstacle aux échanges d’idées ?
Même réaction accompagnée par les rires de l’assistance.
- Le bruit a couru et – d’après l’allocution que je viens d’entendre – il semble
confirmé que vos travaux ont porté aussi bien sur les pachydermes que sur les bactéries.
Pourriez-vous nous parler des difficultés que vous avez rencontrées pour élever ces animaux
dans votre grenier ?
Grand éclat de rire général. Sans se démonter, la « pseudo journaliste » continue :
- J’ai tout à l’heure entendu parler du Prince Escherichia. Je pense que Son Altesse
Royale n’est pas présente, mais pourrais-je poser quelques questions à son représentant ?
S’adressant à Hubert Condamine, l’orateur :
- Pourriez-vous nous dire dans quel but Son Altesse Escherichia s’est intéressée aux
problèmes que vous avez évoqués au cours de votre allocution ?
Devant l’hilarité générale, la journaliste s’adresse maintenant au Directeur de l’Institut
Pasteur, Monsieur Pierre Mercier.
- Monsieur le Directeur, comment pensez-vous combler le vide qu’a créé Monsieur
Jacob en quittant son grenier ?
230
Avouant ne pas y avoir pensé vraiment jusqu’à maintenant, Monsieur Mercier élude la
question.
- Monsieur le Directeur, en prenant la décision d’effectuer ces modifications dans
l’organisation de vos services, avez-vous attribué une valeur symbolique à faire descendre
Monsieur Jacob plutôt que monter Monsieur Monod ? Rires de l’intéressé ainsi que de
l’assistance.
Vient alors le moment rituel d’une telle cérémonie. Un ruban avait été placé entre les
chambranles de la porte séparant les ex-services. Une paire de ciseaux est alors présentée au
Directeur (non sans avoir été « bloquée » auparavant par de petits malins que je ne dénoncerai
pas).
Que croyez-vous qu’il arrivât ? Après quelques sérieux efforts, Monsieur Mercier
réussit enfin à couper le ruban dont il offre un morceau à chacun des nouveaux « voisins » de
recherches scientifiques, sous les applaudissements nourris de la foule.
En résumé, l’Avenue de la Biologie Moléculaire était dès lors créée !
Lundi 6 au samedi 18 février 1967 : Séjour à La Messuguière
Monsieur Monod et les Lwoff m’ont poussée à prendre quelques jours de vacances à
La Messuguière, centre de vacances situé à Cabris (dans les Alpes-Maritimes, près de Grasse)
réservé aux intellectuels (et dont le site avait été choisi par André Gide en raison de sa beauté
et également à cause de la présence d’un magnifique tilleul, probablement centenaire, trônant
devant la grande maison).
Pour passer là quelques jours, il fallait être parrainé par un intellectuel s’y rendant
régulièrement ou faisant partie du Conseil d’Administration du Centre, ce qui était le cas pour
Monsieur Lwoff. Ce dernier, médecin, a beaucoup insisté pour que je parte me détendre, ma
marraine venant s’installer avec Maman pendant mon absence. Très intimidée à cette idée
généreuse, je me suis finalement décidée…
Madame Lwoff avait tout arrangé d’avance pour moi avec beaucoup de bienveillante
et amicale attention. Partie en avion d’Orly (j’ai rencontré dans l’avion Mlle Staub,
scientifique pasteurienne se rendant à Vence), je savais que je serais attendue à l’aéroport de
Nice par la voiture de « La Messuguière », ce qui facilitait grandement mon arrivée.
Le séjour fut très agréable. Je disposais d’une chambre toute simple, mais confortable,
dans l’annexe. Les repas étaient pris en commun. Dans la journée, les résidents sortaient en
groupe, par affinités ou parce qu’ils se connaissaient déjà. Les soirées se passaient à la
bibliothèque, soit à discuter sur divers sujets de haut niveau, soit à pratiquer des jeux de
société impliquant des enchaînements humoristiques. Ces moments favorisaient la détente
avant l’heure du coucher.
Pour ma part, j’ai assez rapidement sympathisé avec certaines personnes : Anne-Marie
Bauer (la sœur d’Étienne Bauer, co-auteur du rapport sur la Recherche fondamentale et
l’enseignement supérieur avec André Lichnerowicz et Jacques Monod pour le Colloque de
Caen de 1956), Madame Porto, une vieille et charmante dame que j’aimais beaucoup, le
couple des Duclaux (fils du Pasteurien Émile Duclaux), Monsieur et Madame Marcel Arland
(écrivain et futur membre de l’Académie française).
Comme me l’avait conseillé Marcel Arland, j’ai fait ma première sortie sur le proche
plateau d’où l’on découvrait un double panorama : la montagne et la mer. J’appréhendais cette
promenade solitaire. Mais devant tant de sites admirables, je me suis sentie rassurée,
enveloppée dans la douceur grandiose et infinie de la Nature.
Les Duclaux nous ont emmenées, Anne-Marie et moi, dans le Tanneron où nous avons
cueilli sur le bord de la route des brassées de mimosa que nous avons rapportées au Centre.
Avec eux également, nous avons découvert les « villages perchés » (Sainte-Cézaire, par
231
exemple). Une autre fois, nous avons visité la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence.
J’étais vraiment « chouchoutée ».
Mlle Anne-Marie Staub ne se plaisant guère là où elle résidait à Vence, a demandé au
directeur si elle pouvait venir à La Messuguière. Jean, le chauffeur du Centre qui était venu
m’accueillir à Nice, m’a gentiment proposé de l’accompagner à Vence où il allait chercher
cette nouvelle pensionnaire en passant par de très beaux villages : Les Tourettes, Saint-Paulde-Vence ainsi que Grasse au retour. A notre arrivée, il a fait pour elle les honneurs de la
magnifique propriété.
Il paraît que les habitants de Cabris surnomment les résidents du Centre : les « fadas
de La Messuguière » !
Le Séjour s’est très bien passé et m’a fait beaucoup de bien. Au retour à Beaumont,
j’ai retrouvé Maman fatiguée, un poumon « pris », fiévreuse...
Fin février 1967 : retour à l’Institut
Mes notes de 1967 (après mon séjour à La Messuguière) me rappellent que Monsieur
Monod a été nommé au Conseil d’Administration de l’Institut en qualité de Secrétaire, le 22
avril 1967.
Au cours de cette même année, il est nommé Professeur au Collège de France dans la
chaire de Biologie Moléculaire, après les visites traditionnelles aux professeurs titulaires
(heureusement sa notoriété lui épargna pas mal de ces formalités très astreignantes).
Après son séjour en Inde, fin 1966, Monsieur Monod avait jeté des notes sur des
cahiers ou des feuilles volantes sur le sujet qu’il aimerait traiter au cours de sa « Leçon
Inaugurale » fixée au 3 novembre 1967.
Octobre 1967 : Symposium de Génétique de la Columbia University
Participent également à ce symposium plusieurs Prix Nobel : Francis Crick, François
Jacob, James Watson, Joshua Lederberg et Severo Ochoa.
Interviewé le 19 octobre 1967 par le New York Times Monsieur Monod résume les
travaux de ce symposium :
- We know fairly well all the ways in which the cell operates within itself, but very
little is known of how cells communicate with each other.
Le Professeur Francis Crick, biochimiste britannique, Prix Nobel de Physiologie ou
Médecine en 1962, conclut :
- If you take a bacterial cell, we know most everything. But we are profoundly
ignorant of how cells interact with each other in higher organisms.
3 novembre 1967 : Leçon Inaugurale de Monsieur Jacques Monod au Collège de France
Descendant (par les femmes) de Guillaume Budé, humaniste, Maître de la Librairie de
François 1er, co-fondateur du Collège de France au XVIème siècle, Monsieur Monod m’est
apparu cet après-midi (et pour la première fois au cours de ma carrière à ses côtés) disons très
ému, considérant la rapidité inhabituelle de son débit oratoire tout au long de cette prestation
chaleureusement applaudie par un nombreux auditoire attentif. Cette Leçon a suscité
ultérieurement pas mal de réactions épistolaires élogieuses.
Publié par le Collège de France, le texte de cette Leçon Inaugurale est agrémenté de
citations en exergue dont deux d’entre elles sont signées McGregor (pour Jacques Monod, du
nom de sa mère, née Todd McGregor à Milwaukee (USA), donc Américaine née elle-même
de parents originaires d’Écosse et de la Nouvelle-Orléans :
232
-
Chaque conquête de la Science est une victoire de l’absurde. McGregor.
L’univers n’est rempli que de bruits. L’homme, par choix, en compose à son image
une musique dont il s’émerveille. McGregor.
.
Les leçons dispensées par Monsieur Monod au cours de l’année scolaire 1967-1968
sont intitulées : Interactions allostériques et transitions conformationnelles dans les protéines
globulaires.
Se rendant compte qu’il lui faudrait, par la suite, développer certains points du texte,
Monsieur Monod a repris sa Leçon Inaugurale en la complétant, en février 1969, au Pomona
College de Californie, sous la forme de quatre conférences intitulées Robbins Lectures.
La mort de ma Mère (3 décembre 1967)
L’état de santé de Maman restait stationnaire. J’avais noté sur un cahier toute la
posologie ordonnée par son médecin traitant et veillais scrupuleusement à son application. Ma
sœur et mon beau-frère venaient chaque jour déjeuner avec elle.
En se levant, un vendredi matin de la fin novembre 1967, Maman tomba de son lit.
J’eus beaucoup de mal à la relever pour la recoucher. J’appelai d’urgence le médecin qui me
conseilla de la faire transporter à l’hôpital de Garches en demandant un appui de mon Patron,
une fracture du col du fémur étant suspectée. Afin de pouvoir pratiquer une intervention, le
chirurgien préconisa un traitement de soutien cardiaque que Maman ne supporta
malheureusement pas…
Le dimanche matin, les voisins d’en face (qui avaient le téléphone) vinrent me
prévenir de l’appel de l’hôpital de Garches jugeant l’état de Maman désespéré. Peu de temps
après, un agent de police se présenta à la maison, me faisant part de l’issue fatale… J’en
informai aussitôt Monsieur Monod, lui disant que je me rendais à Garches avec ma sœur et
mon beau-frère.
Je vis bientôt Monsieur et Madame Monod venir vers nous et nous réconforter avec
beaucoup d’affectueuse sympathie. Je fus très profondément touchée parce geste. Tous deux
assistèrent aux obsèques de Maman ainsi que Sarah Rapkine et quelques membres du service
et même de l’Institut. Il y eut beaucoup de fleurs.
De telles manifestations de sympathie se gravent à jamais dans la mémoire.
Fin décembre 1967 – début 1968
Dès le début de cette période douloureuse et pénible, mesurant l’ampleur de mon
désarroi, Monsieur Monod m’incita vivement à faire un nouveau séjour à « La Messuguière »
à Cabris, projet que je mis sur pied pour février.
Peu après les obsèques de Maman, Yvonne et son mari s’inquiétant de me savoir seule
dans le vieux logement de l’avenue Carnot, à Beaumont, proposèrent de m’héberger chez eux,
à Persan, sur la rive droite de l’Oise. Leur petit pavillon - à l’angle de l’avenue principale et
d’une rue secondaire – comportait un étage avec grenier et chambre mansardée auxquels on
accédait par un escalier étroit et très raide. Bien que préférant nettement Beaumont (ma ville
natale) à Persan, cité s’étirant en longueur, j’acceptai cette solution à titre provisoire.
Ce séjour temporaire (environ neuf mois) à Persan me facilitait les voyages quotidiens
pour Paris, me permettant de prendre éventuellement des trains directs en direction ou en
provenance de Beauvais. Toutefois, cette solution fit rapidement naître en moi de gros
scrupules vis-à-vis de ma sœur et mon beau-frère qui avaient transformé leur sympathique
233
salon en chambre à mon usage, dans l’attente des travaux d’aménagement prévus au premier
étage.
Soucieuse de préserver la vie privée d’Yvonne et Roger, je me mis rapidement en
quête d’un « point de chute » à Beaumont. Mon attention avait été attirée depuis quelque
temps par des immeubles en construction, face à la gendarmerie (mon ancien quartier), sur le
terrain vacant d’une vieille ferme et ses dépendances détruites. Naturellement attirée par la
situation de ces travaux immobiliers proches à la fois de mon ancien domicile et de la petite
gare SNCF de Nointel-Mours, je me suis hâtée de prendre une option d’achat (à crédit et sur
plans) pour un « trois pièces », au second étage du bâtiment le plus éloigné de la bruyante
avenue de Nointel…
Second séjour à « La Messuguière »
Du 4 au 18 février 1968, je fais un second séjour à « La Messuguière » . J’ai le plus
grand plaisir à y retrouver des résidents de l’an passé : Mme Granier, M. et Mme Arland,
Mme Porto. J’ai été très heureuse de faire la connaissance de Madame Léo Lagrange, le
visage rayonnant de bonté.
Dès le premier jour, après déjeuner, Mme Granier nous quitte. Nous lui faisons nos
adieux avec regret. Dans le courant de l’après-midi, accompagnée de Mme Porto et une jeune
résidente, nous faisons une courte promenade avec retour par Cabris.
À partir du troisième jour, le temps se gâte allant jusqu’à l’orage avec chute de grêle
suivi par la pluie, le brouillard et les nuages. Nous faisons tout de même quelques sorties, sans
profiter, hélas ! des magnifiques panoramas découverts avec le soleil…
Comme prévu, je rentre à Paris par avion et suis à Persan dans la soirée du 18 février.
8 avril 1968 : Hommage posthume au Pasteur Martin Luther King
À la demande de M. Charles Palant, Secrétaire général du MRAP (Mouvement contre
le racisme, l’antisémitisme et pour la paix), Monsieur Monod prononce au Cirque d’Hiver
l’éloge posthume du Pasteur Martin Luther King, sauvagement assassiné à Memphis le 4 avril
1968, dont voici l’intégralité du texte :
Il y a vingt ans, le 30 janvier 1948, Gandhi, libérateur de l’Inde, était assassiné par
un hindouiste fanatique. La dépouille sanglante de ce vieillard chétif avait abrité l’une des
plus grandes âmes qui aient éclairé notre terrible siècle. De telles âmes sont immortelles ;
nous l’avons su lorsque la puissante figure de Martin Luther King nous a été révélée par sa
prédication, par son combat pour l’homme, pour sa liberté, pour sa dignité. L’âme de Gandhi
avait retrouvé un corps. Un corps vigoureux, aujourd’hui abattu. Vingt ans après son maître,
et comme lui, Luther King a souffert le martyr auquel il s’était préparé. Je le sais : il me l’a
dit.
Associons-nous dans l’hommage rendu : c’est ainsi que Luther King lui-même l’aurait
voulu, et c’est ainsi que cet hommage prendra tout son sens. Car il ne s’agit pas seulement
d’honorer l’homme assassiné et de pleurer sa mémoire, mais d’affirmer comme lui, comme
son maître, que le combat créateur continue, pour la liberté et la dignité de l’homme.
Universel, tel était bien leur combat. En luttant pour l’Inde et sa liberté, Gandhi ne
combattait pas tant l’oppresseur que l’oppression elle-même, ce poison qui paralyse et
dissout l’âme du maître comme celle de l’esclave. Ce n’est pas seulement pour ses frères de
race que Luther King exposait sa vie, mais pour les blancs de son pays autant que pour les
noirs. S’il a souffert et lutté, s’il est mort pour son peuple, c’est qu’il voyait en lui le témoin
exemplaire de ce qu’il faut partout abolir : la misère, l’ignorance, l’humiliation.
234
En combattant l’oppression, il voulait libérer l’oppresseur autant que l’opprimé ; en
dénonçant l’injustice, c’est à tous, noirs et blancs, qu’il voulait rendre le sens, le goût,
l’expérience de la justice ; en attaquant le racisme, ce n’est pas seulement ses frères noirs
qu’il voulait relever de l’humiliation, mais aussi ceux de ses compatriotes blancs encore
prisonniers de cette passion ignoble, née de la peur, nourrie de haine et de mensonge.
On n’abolit pas la violence en s’y livrant ; on ne guérit pas la peur en l’attisant.
Répondre au racisme par la haine raciale, ce n’est pas s’y opposer, mais l’adopter. La nonviolence, pour Martin Luther King, comme pour Gandhi, était non seulement la seule forme
de combat qui fut digne des valeurs qu’ils défendaient, mais aussi la seule qui put les faire
triompher.
Je dis bien un combat : car la non-violence, pour eux, était la négation même du
pacifisme. Loin d’éviter l’affrontement, ils le recherchaient. Loin d’admettre la soumission à
des lois injustes, ils s’interdisaient l’obéissance et prêchaient le refus le plus absolu, celui
qui, venu du fond de la conscience, s’affirme inébranlable.
Combat qui exige une maîtrise de soi plus totale, un courage plus constant et plus
lucide que tout autre. Combat où la défaite et la mort elle-même peuvent être gages de
victoires futures. Combat où l’homme s’affirme, se définit, se construit lui-même, tel qu’il
veut devenir. Pour Luther King, comme pour Gandhi, l’attitude non-violente s’identifiait à la
vérité. Dans la non-violence la liberté, la dignité n’étaient pas seulement défendues : elles
étaient d’emblée conquises.
Pour tout dire, la non-violence, pour ces grandes âmes, c’était d’abord la conquête de
soi-même et le respect des hommes, de tous les hommes. C’est à une telle conquête que
Martin Luther King invitait ses compatriotes. Gardons-nous de trahir sa pensée et d’utiliser
sa mort pour humilier ce grand peuple d’Amérique, victime aujourd’hui, comme hier nous
l’étions nous-mêmes, des injustices commises sur son sol. Écoutons la leçon de Martin Luther
King qui écrivait :
« Le mouvement ne cherche pas à libérer les noirs au prix de l’humiliation des blancs.
Il veut libérer la société américaine et aider le peuple tout entier à se libérer par lui-même ».
Écoutons cette leçon. Elle s’adresse à nous, comme aux autres peuples : avons-nous
pleinement conquis cette liberté ? Avons-nous brisé à jamais les chaînes du stupide orgueil
national ? Avons-nous pleinement compris que le respect de soi ne se mesure jamais au
mépris pour les autres ? Et croyons-nous assurer à tous ceux qui vivent sur notre sol la
justice, la fraternité, la liberté ?
Le vrai, le seul hommage digne des grands hommes que nous honorons ce soir serait,
avec eux et grâce à eux, parmi nous, une telle prise de conscience.
Les événements de mai 1968
Je résidais donc à Persan quand éclata la révolte des étudiants au Quartier Latin,
entraînant rapidement un vaste mouvement de grèves, particulièrement dans les transports en
commun. Dès le début de cette période troublée, à la fois très conscient de mes difficultés de
déplacements et lui-même désireux d’être présent aux côtés des étudiants, Monsieur Monod
m’incita vivement à rester « à la maison » jusqu’au retour à la normale. C’est ainsi que, trois
semaines durant, je fus clouée à Persan, oisive et inquiète quant à la situation générale. Sans
les noter sur mon agenda, je me tenais informée par la radio du déroulement des événements.
Je pensais à mon Patron qui avait tant œuvré pour la Réforme de l’Enseignement
supérieur au cours des deux Colloques de Caen de 1956 et 1966, et qui devait ressentir
profondément ces douloureux moments. Si je n’ai gardé aucune note sténographiée sur le
déroulement de ces faits de plus en plus violents, mais j’ai encore en mémoire une photo de
presse éloquente montrant un étudiant aux yeux largement bandés, encadré et soutenu par un
235
secouriste et Monsieur Monod, ce dernier ayant la main posée sur le bras du jeune blessé,
vraisemblablement victime d’un jet de gaz lacrymogènes. À cette vue, je fus à la fois
bouleversée et très inquiète de savoir mon Patron au cœur de ces violentes manifestations du
Quartier Latin de plus en plus incontrôlables et dévastatrices.
Après mai 68 et ces douloureux événements, plusieurs rapports furent rédigés
concernant la Réforme de l’Enseignement supérieur, lesquels se soldèrent finalement par la
Loi d’Orientation d’Edgar Faure.
Au cours de l’année scolaire 1968-1969, les leçons de Monsieur Monod au Collège de
France traitèrent des Structures fonctionnelles des Protéines.
Mardi 6 au vendredi 9 mai 1969
Ce matin, pour la première fois de ma vie, je donne 200 grammes de mon sang au
Centre de Transfusion sanguine de l’Institut Pasteur, don destiné à rembourser l’avance de
l’Hôpital Laënnec pour l’opération à cœur ouvert pratiquée sur Martine Daty, bébé prématuré
de notre collègue technicien du service de Biochimie cellulaire. Malheureusement, la petite
Martine devait décéder trois jours plus tard. L’ensemble du personnel du service est
bouleversé parcette nouvelle que je transmets par téléphone à Monsieur Monod siégeant aux
commissions du CNRS. Très touché par la dure épreuve du couple, le Patron propose un poste
dans le service pour Madame Daty (qui l’accepte avec reconnaissance) et me demande de « ne
pas déclarer » à la direction les prochains congés de Jean Daty.
Lundi 14 au jeudi 31 juillet 1969
Vacances annuelles chez mes amis Lecomte à Saint-Georges-de-Didonne d’où je
rentre pour préparer un séjour en Tunisie en compagnie de quelques membres du groupe de
théâtre amateur du Centre d’Éducation populaire.
Dimanche 3 au lundi 18 août 1969
Avec sept autres membres du CEP (M. et Mme André Jolly, M. et Mme Marcel
Hospital, M. et Mme Jacques Laridan et M. Maurice Combaz) séjour en Tunisie près de
Nabeul sur la côte est, au centre de vacances du Club Méditerranée (repreneur de l’agence de
voyages « Arts et Vie » contactée à l’origine par notre animateur, Monsieur Jolly) de Korbea.
Séjour très agréable en dépit de la chaleur, marqué par une visite de Tunis, Carthage et ses
ruines, Sidi-Bou-Saïd, suivi d’un tour de la Tunisie par Tabarka (à la frontière avec l’Algérie,
au nord), Gafsa, Tozeur jusqu’aux confins du désert, le Chott El Djerid, Gabès, Sousse,
Kairouan et retour à Korba.
Samedi 23 août 1969 : Première soirée « chez moi »
Au retour de Tunisie, l’appartement que j’avais réservé au sein de la « Résidence de la
Division Leclerc » me fut livré, clefs en mains. Je profitai de l’absence d’Yvonne et Roger, en
vacances, pour quitter Persan. Les aménagements fixes commandés à la fin du premier
semestre 1969 étant prêts (cuisine, salle de bains, séjour et la plus petite des deux chambres
du F3), je pus enfin m’installer.
Vendredi 29 août 1969
236
En dépit d’un fond sonore de musique classique, j’éprouve beaucoup de mal à me faire
à la solitude dans ce nouvel appartement.
Début septembre 1969
À partir du 10 septembre et jusqu’au 19 inclus, les grèves des transports en commun se
succédèrent (tout d’abord les trains de la banlieue nord, ensuite trains plus métros et, pour
finir, à la reprise de la SNCF, métros et bus seuls !) nous obligeant, les amis beaumontois et
moi, à profiter du covoiturage de l’Ami Marcel, au moins jusqu’à la joaillerie Cartier, à
l’Opéra.
Jeudi 25 septembre 1969
Je suis déprimée : à la fois heureuse d’être maintenant « chez moi » et triste de me
retrouver seule. Je suis fatiguée et tout s’en ressent… Je réagis cependant, me disant que
Monsieur Monod a besoin de moi : je ne dois pas, je n’ai pas le droit de craquer, surtout en ce
moment où il a tant de soucis et d’incertitudes quant à sa situation personnelle.
Vendredi 26 septembre 1969
Hier après-midi, Monsieur Monod m’a semblé un peu plus détendu. Il m'a parlé de
l’un de ses plus brillants élèves : David Perrin (petit-fils de l’illustre Jean-Baptiste Perrin, Prix
Nobel de Physique 1926). Actuellement Chef de Département, David doit fournir un rapport
annuel d’activité à la Direction. Or David – d’une intelligence et d’une culture tout à fait
exceptionnelles – traîne avec lui, depuis sa tendre enfance, un lourd handicap concernant
l’orthographe, ayant appris à lire avec la méthode dite « globale », en vogue et très prisée à
l’époque (poursuivant encore localement, de nos jours, ses irréparables ravages !…).
Parfaitement au courant de ce désastreux problème, Monsieur Monod m’a confié qu’il tenait
beaucoup à rédiger ce rapport à sa place, ajoutant : David fait tant de choses que je ne peux
pas faire, je peux bien écrire ce rapport à sa place !
Toujours égal à lui-même mon Patron. J’apprécie tellement cette infinie générosité de
sa part…
Leçons au Collège de France pour l’année scolaire 1969-1970 : Quelques aspects de la
philosophie naturelle de la Biologie moléculaire.
Début 1970
En séjour aux États-Unis (en Californie), Monsieur Monod prend part à la création du
Salk Institute de La Jolla, avec Jonas Salk et son équipe de chercheurs. Devenu de ce fait
Membre fondateur du Salk Institute, il en devient Non Resident Fellow à titre permanent,
appelé à participer chaque début d’année (en février) aux réunions de Direction de ce nouvel
organisme de recherches biologiques fondamentales.
Lundi 6 avril 1970
Tout juste rentré de vacances de Pâques, Monsieur Monod a l’air frais et dispos. En fin
de matinée, on le demande au téléphone dans mon bureau, de la part de M. Bloch-Lainé,
membre du Conseil d’Administration de l’Institut Pasteur. Bien malgré moi, j’assiste à une
237
partie de la conversation concernant la direction de notre Institut actuellement en pleine crise
financière. Monsieur Monod évoque les raisons de son refus d’accepter cette proposition pour
des motifs très précis (il s’agirait de « déboulonner » quelques têtes au sommet de la Direction
et du Conseil d’Administration…).
Ayant reposé le combiné, visiblement assez abattu et réalisant soudain ma présence
dans le bureau, il me demande de garder strictement pour moi ce que j’avais entendu. Il
pouvait se rassurer à ce sujet : toute secrétaire digne de ce nom doit, à l’occasion, rester un
parfait « tombeau ». J’ajoutais cependant que depuis quelque temps, je « voyais venir » cette
perspective qui m’affectait beaucoup…
Inquiète, angoissée pour l’avenir, j’ai très mal dormi dans mon nouveau F3.
Évidemment, je sais bien que ce serait sans doute là une solution pour redresser la situation de
plus en plus critique de notre illustre Institut. Mais mon Patron me garderait-il dans ses
nouvelles fonctions ?
Mardi 7 avril 1970
Dès mon arrivée au labo, Monsieur demande gentiment de mes nouvelles. Je lui avoue
mes inquiétudes ainsi que les problèmes de sommeil qui y étaient liés.
- Eh bien moi, cela ne m’empêche pas de dormir !
Un instant après :
- Madeleine, si je monte à la Direction, vous venez avec moi ?
Question que j’attendais…
- Vous savez bien, Monsieur, que je ne vous laisserai pas tomber !
Il a dû lire dans mon regard mon profond attachement pour ses projets, toute mon
estime pour lui et ma volonté de toujours l’aider avec mes bien modestes moyens…
Lundi 20 avril 1970
Geneviève Gareau était dans mon bureau quand arrive Monsieur Monod.
- Alors ? Quelles sont les dernières nouvelles de "Radio Pasteur" ?
Geneviève sourit et dit ne pas vouloir lui en parler… Le Patron insiste :
- Venez vous confesser, Geneviève.
Elle entre avec lui dans son bureau dont il referme la porte.
Mardi 21 avril 1970
Je transmets à Monsieur Monod les dernières nouvelles de « Radio Pasteur » : la
direction démissionne et les scientifiques sont perplexes.
- - Quels scientifiques ? demande le Patron.
- - Je n’en sais pas plus…"
Monsieur Monod ajoute qu’il y a une toute petite chance que cela ne marche pas et
qu’il en serait soulagé. Je lui demande si, dans ce cas, il partirait. Non ! Je resterai.
Je le regarde, rassurée. J’avais tellement peur qu’il quitte l’Institut…
Lundi 14 juin 1970 : Encore la grève…
Grève de la RATP. Je pars à pied avec l’ami Marcel Hospital de la Gare du Nord
jusqu’à l’Opéra où je prends un taxi pour l’Institut.
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Monsieur Monod m’appelle de New-York et me demande de noter le rendez-vous
qu’il a pris avec M. Boulin, Ministre de l’Éducation nationale, le 18 juin à 16 heures.
Courant 1970 : Le Hasard et la Nécessité
Reprenant les idées développées dès son voyage en Inde et ensuite pour sa Leçon
Inaugurale au Collège de France, Monsieur Monod en fait le thème des quatre conférences
prononcées au Pomona College de Claremont (Californie) en février 1969, sous les titres :
1 – Living beings as usual objects.
2 – DNA and emergence.
3 – Proteins and teleonomy.
4 – The kingdom of ideas ?
dont les idées directrices sont reprises, au cours de cette année, dans son ouvrage « bestseller » intitulé : Le Hasard et la Nécessité (publié aux Éditions du Seuil, Paris sous le
titre exact: Le hasard et la Nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie
moderne, 1970 (trois éditions françaises et environ treize traductions).
Samedi 1er au 13 août 1970 : Voyage en Yougoslavie
Vacances avec quelques membres du CEP (ceux du séjour tunisien de l’an passé, entre
autres) en Yougoslavie avec visites locales à Zagreb, les cascades de Splivice, Jajce, Sarajevo,
Mostar, la « perle » Dubrovnik, Split. Retour par Venise. Excellent séjour.
A partir de Novembre 1970
Leçons de Monsieur Monod au Collège de France au cours de l’année scolaire
1970-1971 : Quelques aspects de l’ontogénie et de la philologie des macromolécules
biologiques.
Jeudi 26 novembre 1970
Jacques Laridan (Conseiller municipal de Beaumont, ami personnel ainsi que son
épouse Pierrette, tous deux membres du CEP) vient me chercher chez moi pour
l’accompagner chez Monsieur Allombert, Maire de Beaumont, afin de m’inscrire sur leur liste
commune en vue des prochaines élections municipales. Etant donnée ma réticence en raison
de mes obligations professionnelles très absorbantes, tous deux m’assurent que je n’aurais
« rien » à faire avec les Affaires sociales de la commune, si ce n’est des visites aux familles,
présence au repas des « Anciens », distribution des colis de Noël à la Maison de Retraite…
Tous deux insistent lourdement, voulant téléphoner à Monsieur Monod : ce que je leur
déconseille vivement ! Ils tiennent naturellement à avoir mon nom sur leur liste… Je dois
donner une réponse définitive sous quinzaine.
Dimanche 29 novembre 1970
239
Moral déplorable… Yvonne et Roger à qui j’expose mes soucis me déconseillent
vivement d’accepter de siéger au futur Conseil municipal, craignant pour moi un engrenage
trop prenant.
Je décide d’écrire à Monsieur Allombert en lui exposant les raisons de mon refus liées
à mes activités professionnelles et associatives.
Mardi 1er décembre 1970
Monsieur Monod a lu mon projet de lettre à Monsieur Allombert que je lui ai soumis
pour avis. Je lui précise que notre Maire était très « coriace » et qu’il risquait de revenir à la
charge.
- Je serais à sa place, j’en ferais de même ! Et il ajoute :
- S’il insiste, Madeleine, acceptez quitte à n’assister qu’aux délibérations du Conseil
municipal en déclinant toute autre fonction…
Comme c’est facile à dire ! Même mon Patron me lâche…
Vendredi 18 décembre 1970
Aujourd’hui, Monsieur Monod répond à la main à une lettre bouleversante d’une dame
de Caen atteinte de la maladie d’Hodgkin dont le diagnostic a été porté à sa connaissance.
Luttant de toutes ses forces depuis le début de sa maladie, elle écrit qu’elle lit sa mort dans les
yeux de son mari. Elle a voulu se suicider, puis a décidé de se soigner, de se battre contre la
maladie. Quel courage !... Elle ajoute qu’elle avait commencé des études supérieures qu’elle a
dû interrompre. Elle a un enfant. Elle voudrait écrire car cela ne lui coûte pas. Je suis certaine
que Monsieur Monod l’a vivement encouragée en ce sens.
Fin 1970 - Début 1971 : L’aventure de Rochessadoule
La seule évocation de cette localité cévenole éveille en moi tant de souvenirs que je ne
peux les relater ici… Il faudrait que la « Parque » me laisse un sérieux sursis pour reprendre
mes notes au jour le jour de l’époque afin de les « remettre en scène ».
La sympathique équipe de théâtre amateur du CEP (Centre d’Éducation Populaire de
Persan-Beaumont et environs) dirigée par Monsieur Jolly et évoquée dans les pages
précédentes, a pratiquement spontanément adhéré à l’idée – qu’il faut bien qualifier de
« géniale » - de regrouper ceux des membres volontaires et consentants (pour la plupart
enseignants dans le primaire) pour tenter l’expérience de vacances collectives et actives dans
une résidence commune, de préférence sous des cieux plus cléments que les nôtres…
C’est ainsi qu’après prospection éclairée de Monsieur et Madame Jolly, accompagnés
de deux ou trois volontaires de la troupe, le choix se fixa assez rapidement sur le « Château »
de Rochessadoule, à quelque vingt kilomètres au nord-ouest d’Alès, dans le Gard. En fait, il
s’agissait de la « maison bourgeoise » du dernier directeur des Mines de La Grand’Combe. La
résidence en question – abandonnée depuis quelque vingtaine d’années si mes souvenirs sont
exacts – émerge avec ostentation d’un jardin arboré (marronniers, micocouliers - dont les
feuilles ont été identifiées par Monsieur Monod à qui je les avais montrées -, mûriers, laurierssauces, etc.) plantés en terrasses dotées d’un « jeu d’escaliers de pierres » de différentes
factures. D’emblée et unanimement séduits par le site, l’implantation, l’ampleur de la
construction de cet ensemble « pour famille nombreuse » autant que par le prix relativement
raisonnable qui en était demandé, la petite équipe de « reconnaissance », de retour au CEP et
avec son aval, put traiter l’affaire rapidement. En février 1971, il fut constitué une SCI
(« Société Civile Immobilière ») et les frais furent répartis en douze parts équitables (dix
240
adultes dont quatre couples, deux célibataires et deux descendants de couples), le tout géré par
le plus « matheux" des enseignants…
La présentation flatteuse de notre « propriété collective » remporta immédiatement
l’accord « à l’aveugle » des participants et … je n’oublierai jamais notre premier
« débarquement », avec armes et bagages, sous la pluie, dans le « château » de nos rêves, au
début des vacances scolaires de Pâques 1971.
Je n’évoquerai, dans les pages suivantes, que quelques « scènes » de cette aventure
sans entrer dans les détails, le sujet valant, à mon humble avis, d’être approfondi et étoffé
avec l’esprit à la fois humoristique et caustique d’un certain co-propriétaire qui se
reconnaîtra…
Du samedi 26 décembre 1970 au Samedi 2 janvier 1971 : Séjour au Maroc
Excellentes vacances de fin d’année au Maroc avec le couple Jolly du CEP.
Atterrissage sous la pluie à Agadir. Début du circuit prévu amputé de sa première étape à
Tafraout en raison de la crue d’un oued. Poursuite par Taroudant, Ouarzazate (aux confins du
désert), Zagora, la vallée du Drââ (visite des ksours avec marchés de village). Direction
Marrakech par un col du Haut-Atlas, sous une tempête de neige. À Marrakech nous trouvons
sa fameuse Place Djemââ el Fnâ trempée de pluie. Visite des souks des tanneurs (à l’extérieur
de la ville). Enfin, cap sur Essaouïra (l’ancienne Mogador) puis Agadir avec retour vers Paris.
Voyage inoubliable…
Mardi 16 février 1971
Consultation du Docteur Lavedan de Casaubon (médecin du travail) qui, à la vue des
résultats de ma dernière analyse sanguine, diagnostique chez moi un diabète non insulinodépendant, mais demandant un régime alimentaire excluant les sucres libres.
Souffrant du pied gauche (diagnostic : pied « rond » avec hallux valgus et orteils
tendant à se mettre en « marteaux », le Docteur de Casaubon me conseille de consulter un ami
chirurgien, le Docteur Chabrol. Ce dernier me prescrit des séances d’ionisations, prélude à
une très probable intervention chirurgicale.
Mercredi 17 février 1971
Dans la soirée et après m’avoir dicté du courrier, Monsieur Monod me confie,
visiblement gêné, qu’il a finalement accepté de prendre la direction de notre Institut, au bord
de la faillite. Il ajoute qu’il ne pouvait me demander de le suivre, préférant que je reste – au
sein de l’Institut – sa secrétaire particulière s’occupant de son courrier personnel. Il me verrait
deux heures par jour (!) et nous pourrions encore rigoler, alors que les autres !!!...
Coup d’épée en plein cœur ! Je ne peux m’empêcher de fondre en larmes ! Bien que je
préfère cette solution à celle du secrétariat à la Direction… Mais tout de même, Il aurait pu
me le dire plus tôt !... Je lui en veux, me souvenant de ses promesses quant au travail de labo,
en dehors du secrétariat, en 1954…
Je lui demande de qui je dépendrais alors ? Mais de moi, bien sûr, m’assure-t-il.
Refoulant ma « fausse » amertume, j’ai quitté le service en songeant que si le hasard
m’avait placée près de lui en 1954, la nécessité m’en éloignait aujourd’hui…
Jeudi 18 février 1971 :
241
Mon Patron voit bien que quelque chose ne va pas ce matin. Il prend plusieurs fois des
nouvelles de mon pied. Insistant, il me demande ensuite s’il n’y a que ce problème qui me
soucie…
Renfrognée, je ne réponds pas… Il fait alors assaut de complaisance à mon égard.
Désirant quelques photos de lui, il me dit que je devrais le photographier moi-même, ce que je
faisais « beaucoup mieux » que les professionnels !!!
Je le regarde et…ne réponds pas. Cette fois, cela va très mal entre nous et,
naturellement, avec une parfaite mauvaise foi, j’exagère… Il n’insiste pas.
Rompant finalement cette vilaine manifestation de mauvais caractère de ma part,
Monsieur Monod reprend la conversation, déclarant vouloir téléphoner à mon chirurgien
orthopédiste, le Docteur Chabrol. Je m’y oppose farouchement. Il propose alors d’appeler son
ami personnel, le Docteur Postel. Je l’en dissuade également… Insistant, il me demande de
chercher le numéro de téléphone de l’Hôpital Cochin où ce dernier exerce… Ce que je
rechigne à faire trop vite ; puis finalement, j’inscris le numéro demandé sur une fiche que je
glisse furtivement sur son bureau. Il essaie – en vain – de joindre Postel…
Au moment où je partais déjeuner avec « l’autre » Madeleine et Geneviève, le Patron
me dit avoir réussi à joindre Postel qui lui avait appris que le Docteur Chabrol, élève du
célèbre Docteur Merle d’Aubigné, est un excellent chirurgien orthopédiste. Je précise alors
que ce dernier m’avait été recommandé par le Docteur de Casaubon, notre médecin du travail
de l’Institut. Monsieur Monod avait cependant préféré avoir l’avis de Postel…
Je jette l’éponge, totalement désarmée, honteuse de m’être ainsi butée et regrettant
déjà sincèrement cette scène indigne, mue par un ressentiment totalement stupide…
En effet, plus j’y pense, plus je reconnais aujourd’hui que Monsieur Monod a eu
pleinement raison de m’éviter alors ce qui aurait certainement été pour moi une « épreuve »
de monter à la Direction…
Samedi 27 et dimanche 28 février 1971 : Opération « Portes Ouvertes » à l’Institut
Pasteur
Au cours de cette manifestation « grand public », Monsieur Monod a été l’objet
d’accrochages avec des Pasteuriens au sujet de la crise de notre Maison, notamment avec
deux ou trois de ses propres élèves (distribuant des tracts hostiles à l’entrée du 25 de la rue du
Docteur Roux).
À midi, j’ai craqué, voyant mon Patron s’effondrer sur un fauteuil en disant :
- Je suis tellement déçu… Des chercheurs que j’estimais…
Quand il me demande pourquoi je pleure :
- Je suis tellement malheureuse pour vous, Monsieur.
À quoi il répond spontanément :
- Il ne faut pas, Madeleine !
Au cours du dimanche après-midi, très soucieux, Monsieur Monod me demande de lui
photocopier le dossier médical de son épouse qu’il doit conduire en clinique en vue d’une
biopsie. Le souvenir de Monsieur Machebœuf et de sa fin prématurée fait immédiatement
surface et j’appréhende…
Lundi 1er mars 1971
Absence de Monsieur Monod, resté presque toute la journée auprès de son épouse.
Dès son arrivée – que je n’attendais plus guère – je lui demande des nouvelles de Madame
Monod : les échantillons prélevés n’ont pas l’air très bons. Hier soir, il m’avait dit le
contraire. Les résultats seront connus mercredi. Je sens qu’il angoisse…
242
Mercredi 3 mars 1971
Dans la soirée, Monsieur Monod rappelle le Professeur Jean Bernard qu’il a vainement
tenté de joindre dans l’après-midi. Dès qu’il a raccroché le combiné, j’entre dans son bureau.
Bouleversé, mais très courageux, il me fait immédiatement part du résultat : son épouse,
atteinte de la maladie d’Hodgkin, est malheureusement condamnée… Il lui faudra subir un
traitement très dur, avec des médicaments très agressifs.
La gorge serrée, je reste muette, les larmes aux yeux. J’ai tant de peine pour mon
Patron profondément affecté parce verdict sans appel qu’il semblait avoir écarté, tant de peine
aussi pour Madame Monod qui a toute mon estime et ma profonde affection.
Lundi 8 mars 1971
Monsieur Monod arrive tardivement ce matin. Je n’ose lui demander des nouvelles de
son épouse. Je l’entends bientôt dire au téléphone qu’elle réagit mieux à son traitement qu’il
ne l’aurait pensé. Mais elle est très faible et ne se lève que dix minutes par jour. J’aimerais
tellement lui dire combien je me sens proche de lui ainsi que de Madame Monod…
Partant pour la réunion du Conseil d’Administration de l’Institut, il traverse mon
bureau. Il a dû sentir tout le poids de mon appui moral pour sa volonté de redressement de
notre Maison, financièrement à la dérive…
- Je ferai tout pour le mieux. Au moins pour tout ce que je crois être le mieux…
Puis il m’a demandé si je l’aimais encore !
- En doutez-vous, Monsieur ?
Pendant la délibération du Conseil, il est revenu dans son bureau, jetant au passage :
- Le directeur démissionne !
Repartant rapidement en séance, il me glisse un regard complice et bienveillant.
Jeudi 18 mars 1971
Le Docteur de Casaubon appelle mon Patron qui voulait que je consulte pour avis le
Docteur Postel et lui lit la lettre reçue du Docteur Chabrol. Monsieur Monod convient avec lui
qu’il faut que je poursuive le traitement par ionisations, ajoutant devant moi : Je tiens à Mlle
Brunerie… jusqu’à la pointe de ses orteils !
Comme c’est gentiment dit…
Vendredi 19 mars 1971
Pour mon 46ème anniversaire, je subis une nouvelle séance d’ionisations, prélude à
l’intervention chirurgicale.
Mercredi 24 mars 1971
Monsieur Monod m’appelle et me communique de mauvaises nouvelles de son épouse
qui – depuis 24 ou peut-être 36 heures, dans son émoi, il ne sait plus très bien – a les reins
bloqués. Elle a été transportée d’urgence et en pleine nuit au Centre de Néphrologie de
l’Hôpital Necker d’où il l’a quittée à quatre heures du matin.
J’apprends également ce matin que, la nuit dernière, David Perrin a été agressé (et est
blessé), devant chez lui, boulevard Saint Michel…
243
À l’arrivée de Monsieur Monod, la fatigue et l’anxiété se lisent sur son visage aux
traits tirés. Je ressens ces événements comme s’ils étaient d’ordre familial…
Jeudi 25 mars 1971
J’ai passé une très mauvaise nuit et ce matin j’apprends que les reins de Madame
Monod restent bloqués. Elle serait cependant hors de danger.
Quant à David Perrin, il doit rester dans l’obscurité jusqu’à lundi prochain.
Dans la journée, les reins de Madame Monod se sont débloqués. Mais pour combien
de temps ? J’angoisse.
Mardi 30 mars 1971
À cette date, je retrouve les lignes ci-dessous (non datées) de la main de Monsieur
Monod :
Dans tous les systèmes de pensée traditionnel, l’éthique, la morale n’appartenaient
pas à l’homme, mais s’imposaient à lui. Il faut qu’il sache désormais qu’il est le seul
créateur, le seul maître des valeurs pour lesquelles il veut vivre. Dans l’éducation, la morale
ne peut-être imposée. Elle ne peut-être que proposée.
Jacques Monod
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Chapitre IX
La direction de l’Institut Pasteur
Le décès de Madame Monod
Début Avril 1971
Le Conseil d’Administration de l’Institut Pasteur nomme Monsieur Jacques Monod
Directeur Général à dater du 15 avril 1971.
Très peu de temps après sa nomination officielle, le Patron s’attaque avec toute la
rigueur qui était la sienne aux problèmes de la « représentativité » et du prestige liés à la
direction de l’illustre Institut : il supprime la « voiture de fonction » et naturellement avec elle
le poste de chauffeur officiel. Première mesure d’économie bien accueillie par les uns et les
autres.
À titre personnel, amateur de vitesse, Monsieur Monod fait l’acquisition d’une mini
Austin-Cooper qu’il utilise aussi bien pour ses déplacements personnels que professionnels et
de « représentation ». Il gare son véhicule dans une petite allée latérale, à gauche du bâtiment
de Chimie Biologique.
Au cours des jours suivants, mon Patron s’installe dans le grand et sinistre bureau
directorial du premier étage du bâtiment fondé par la baronne de Hirsch en 1900 et hérite tout
naturellement du personnel précédemment en place :
- Monsieur Perrier, Chef de Cabinet bientôt démissionnaire et remplacé par Mlle
Nourry, cadre issue de la DGRST (Délégation Générale à la Recherche Scientifique et
Technique), assurant la coordination avec les services dépendant de la direction.
- Mlle Annie Gallé-Lassudrie, secrétaire de direction, très intelligente et cultivée,
maîtrisant parfaitement l’anglais parlé et écrit ainsi que la technique dite « d’écriture rapide ».
Dès sa prise effective de fonction (le 15 avril 1971), Monsieur Monod s’est fixé pour
but prioritaire le redressement de notre illustre Institut, au bord de la faillite.
Pour évoquer ce grave problème financier de notre Institut, je ne saurais mieux faire
que de citer un paragraphe de l’excellent article du Professeur Roger Stanier, Canadien
d’origine, extrait de l’ouvrage Hommage à Jacques Monod – Les origines de la Biologie
moléculaire, publié par « Les Études vivantes » en 1980, ouvrage présenté par André Lwoff et
Agnès Ullmann, page 27.
Un trait de caractère assez typiquement français mais dont Jacques Monod était
dépourvu était cette sentimentalité latine qui vénère les signes extérieurs des gloires
nationales disparues. Cherchant désespérément une solution pour résoudre les problèmes
financiers de notre « Maison », il envisagea de vendre les terrains occupés par l’Institut
Pasteur pour reconstruire celui-ci sur la propriété de Garches dont l’Institut a la jouissance.
Un jour qu’il s’étendait sur les vertus de cette solution (jamais mise en pratique), l’auteur de
ces lignes lui demanda ce qu’il comptait faire des tombeaux de Pasteur et de Roux, tous deux
situés sur le campus parisien. "Aucun problème, nous les déterrerons et les emmènerons avec
nous."
Aucun de ses collègues français n’était présent, heureusement, pour entendre ce
blasphème !....
245
Quant à moi, tout à fait opposée à ce projet, j’étais horrifiée à la seule idée qu’il
m’aurait alors fallu faire un trajet quotidien Beaumont-Paris Nord, puis de Paris-Nord à SaintLazare et enfin Saint-Lazare-Garches, pour atteindre finalement le nouveau campus… Ou
bien ne plus avoir l’opportunité de travailler pour Monsieur Monod !... IMPENSABLE pour
moi !!!
Je conservais donc mon titre de secrétaire archiviste et mes fonctions dans le Service
de Biochimie cellulaire du rez-de-chaussée dont le chef de service était désormais Georges
Cohen. Mon nouveau titre de secrétaire particulière de Monsieur Monod, responsable de son
courrier personnel lié à ses travaux scientifiques ainsi qu’aux différents rapports destinés aux
organismes de recherches ou de financement français ou étrangers. Ma pratique de la
sténographie bilingue à laquelle mon Patron était habitué privilégiait cette activité, étant
entendu, dès le départ, que je devrais lui donner la priorité.
J’étais « aux anges » quand Monsieur Monod m’appelait pour me dicter un texte
quelconque. Toutefois, ce grand bureau froid, ces meubles sévères, cette absence d’objets se
prêtant à ses jeux de « potache », sans tableau sur lequel jeter des formules ou des idées…
Heureusement, il y avait encore sa chaleureuse présence, ainsi que celle de la charmante
Annie Gallé (originaire du Sud-Ouest), spirituelle et décontractée. Puis, un jour, l’intrusion
d’un jeune « Airedale »…
Je regrettais le bureau du rez-de-chaussée avec l’aquarelle de Lucien Monod évoquant
l’arrière-pays cannois. Le bureau de la Direction ouvrait de part et d’autre sur un palier, l’un
contigu au secrétariat, l’autre donnant accès au domaine du chef de cabinet. Si bien que
lorsque Monsieur Monod m’appelait pour travailler, j’avais le choix entre deux itinéraires au
départ du rez-de-chaussée, ne risquant en aucun cas de déranger une réunion ou une entrevue
quelconque. Le grand hall d’entrée du bâtiment comporte en effet deux imposants escaliers de
chaque côté. Je pouvais aussi prendre un troisième itinéraire : par le haut du grand
amphithéâtre, évitant toute intrusion indiscrète au premier…
Ce troisième cheminement « ascensionnel » m’a un jour propulsée au sein d’une
assemblée du personnel, réunion quelque peu houleuse. Je n’ai pas de notes précises, mais je
me souviens parfaitement que cela se passait au début du mandat de Monsieur Monod au sujet
de projets draconiens en vue du redressement de la situation financière en cours. Il était en
effet question de fermer quelques unités de recherches dont les résultats restaient médiocres et
quelque peu éloignés des grands axes scientifiques pasteuriens. C’est ainsi que j’entendis avec
stupeur un jeune employé du Magasin général interpeller brutalement mon Patron (siégeant en
bas de l’amphi, entouré des membres de la sous direction) :
- Monod…
La suite brutalement coupée par l’invective cinglante d’un participant :
- Ça t’brûlerait la gueule de dire Monsieur Monod ?...
Mardi 25 mai 1971
Congé maladie avec hospitalisation à Saint-Cloud, dans le service du Docteur Chabrol
qui m’opère dès le lendemain de mon hallux valgus avec résection osseuse au niveau de
l’articulation métatarsienne de l’orteil, voisin du pouce, bloqué en « marteau ».
Dès le 3 juin, je rentre chez moi pour une convalescence prolongée me permettant
néanmoins de pouvoir prendre des vacances et de partir à Rochessadoule du 4 au 30 août pour
un second séjour actif (travaux intérieurs de rénovation et extérieurs d’entretien, avec phases
touristiques très agréables).
246
Enseignement au Collège de France
En raison de sa nomination à la direction de l’Institut Pasteur, Monsieur Monod a été
déchargé de cours au Collège de France, ceux-ci ayant été remplacés dès la rentrée 1971-1972
par des séminaires, la plupart du temps assurés par Jean-Pierre Changeux.
Livre jubilaire d’André Lwoff
Au cours de cette année 1971, Monsieur Monod et E. Borek publient le livre jubilaire
d'André Lwoff sous le titre Of microbes and man aux éditions Columbia University Press,
New-York, London.
La disparition de Madame Odette Monod
Depuis fin février 1971, j’avais connaissance des graves problèmes de santé de
Madame Monod. Tout au long de cette terrible maladie, j’ai pris part à la douloureuse épreuve
de mon Patron. Après un séjour d’urgence (blocage des reins) au service de Néphrologie de
l’Hôpital Necker et à la faveur d’un léger mieux, Madame Monod fut transférée à l’Hôpital de
l’Institut Pasteur (aujourd’hui définitivement fermé), soignée avec dévouement par le
personnel et les sœurs de la Congrégation Saint Joseph de Cluny alors en place.
Je me souviens d’un jour de janvier 1972 où je travaillais à la Direction et où
Monsieur Monod devait transmettre un pli ou un objet (je ne sais plus exactement) à son
épouse. Il me demande tout d’abord de le lui porter dans sa chambre d’hôpital. Mais il se
reprend très rapidement, préférant envoyer Annie Gallé qui connaissait à peine Madame
Monod et serait sans doute un peu moins sensible que moi devant son état désespéré.
Madame Monod s’éteignit le dimanche 16 janvier 1972.
Lundi 17 janvier 1972
Ce matin-là, je montais à la Direction quand, dans l’escalier de droite du grand hall
d’entrée, je suis rattrapée par Monsieur Monod. Posant son bras sur mes épaules, il
m’annonce doucement la mort de son épouse. Je suis si triste à l’idée de ne plus jamais revoir
cette Grande Dame au visage respirant le charme, la bienveillance, la bonté et la modestie.
J’accompagne mon Patron jusqu’à son bureau directorial, bouleversée parcette
douloureuse épreuve à laquelle - je le sais- il va faire face avec le courage que tous ceux qui
l’entourent lui connaissons depuis toujours…
Nous apprenons bientôt que Madame Odette Monod née Bruhl, sera inhumée dans le
caveau de famille, au cimetière protestant du Grand Jas à Cannes.
Annie Gallé et moi avons prié Sœur Catherine, de la Congrégation de l’Hôpital
Pasteur, de bien vouloir déposer dans son cercueil, lors de la mise en bière dans la plus stricte
intimité, un modeste (à son image) bouquet de violettes de Parme, ultime hommage à la très
grande Dame qu’Elle fut toujours et en toutes circonstances, et que j’aimais beaucoup.
Monsieur Monod et la production pasteurienne de sérums et vaccins
Depuis sa nomination officielle, Monsieur Monod engage, avec toute son énergie et en
dépit d’une opposition farouche d’une partie du personnel, sa tentative de redressement
financier de l'Institut, comme l’a écrit André Lwoff dans son article publié dans L’hommage à
Jacques Monod. Les origines de la Biologie moléculaire p. 17 :
247
Il semble étrange qu’un chercheur si motivé et passionné ait pu, en pleine activité,
abandonner le laboratoire. Peut-être sentait-il qu’avec l’allostérie et la symétrie, il avait
atteint le sommet de sa création scientifique. Il est possible aussi qu’il ne se soit pas
pleinement rendu compte que l’exercice des fonctions directoriales devait détruire à peu près
complètement toute activité créatrice et aussi lui faire perdre toute liberté. Monod aimait
planifier, organiser, décider, commander. La direction de l’Institut Pasteur était un
extraordinaire défi pour un homme doué d’une grande énergie, possédant une vision claire
de ce que devrait être l’évolution d’un institut de recherches biomédicales. L’hypothèse la
plus vraisemblable est que son sens du devoir joua, dans sa décision un rôle déterminant.
Quoi qu’il put être, l’Institut Pasteur méritait d’être aimé et la rencontre de Jacques Monod
et de cet institut prestigieux ne pouvait manquer d’être un grand événement.
Page 26 de ce même Hommage à Jacques Monod, on trouve le point de vue du
Professeur Roger Stanier qui note qu’au cours de l’année 1972, en dépit d’une hépatite virale
l’ayant handicapé et fatigué durant six mois, Monsieur Monod s’est toujours appliqué à
trouver des solutions quant au développement commercial resté artisanal, toujours dans la
ligne de conduite qu’il s’était imposée, celle de l’éthique la plus stricte et impitoyable du
protestantisme : celle du calvinisme.
Avant même sa nomination officielle à la direction de l’Institut Pasteur Fondation (le
15 avril 1971), Monsieur Monod s’était très lucidement et rapidement rendu compte de la
difficulté de la tâche largement liée au déficit croissant des revenus des sérums et vaccins
produits par l'Institut Pasteur. En dépit de son inexpérience administrative industrielle et
commerciale, il décida de séparer la fondation (essentiellement les laboratoires de recherche)
de la production (située à Marnes la Coquette et à Laroche Beaulieu). Il mit très tôt sur pied
(le 23 mars 1971) un organisme de production dénommé « Institut Pasteur Production », (une
société anonyme à directoire, plus communément appelé I.P.P.) dont M. Robert Néel devint le
Président-directeur Général, et cela en conformité avec un souhait pressant du gouvernement
depuis 1964. Après le décès de ce dernier, Jean Hardy, cadre supérieur de la firme Nestlé, prit
sa succession. I.P.P. était alors pour l'essentiel regroupé à Garches, domaine dont la
jouissance avait été accordée par l'Etat à Louis Pasteur. Monsieur Monod et Jean Hardy
décidèrent de créer une usine moderne de production sur un terrain situé près de Louviers
dans l'Eure. Le nouvel IPP avait pour mission de produire et commercialiser les vaccins et
sérums ainsi que certains produits biologiques mis au point par les services de recherche
fondamentale de la Fondation. Fin 1973, l'usine mise en chantier en 1971, fut inaugurée en
présence de Monsieur Monod et des membres de la Direction de la "maison mère".
Un trait de caractère de mon Patron
Monsieur Monod a toujours eu, je le soupçonne, un penchant affectif pour les animaux
de compagnie, les chiens en particulier.
Il en est pour preuve ce qu’il me raconta un jour, de retour du « Clos Saint-Jacques »,
la maison familiale de Cannes. Il me dit qu’à chaque fois qu’il arrivait là-bas, le chien de la
famille s’évanouissait de bonheur en le reconnaissant…
Je pense qu’il ne devait pas en être de même en ce qui concernait son épouse puisqu’il
ne songea à adopter un chien qu’après sa disparition.
Un jour, un commerçant de son quartier lui proposa un chiot de trois semaines de la
dernière portée de son Airedale. Il accepta sans la moindre hésitation et baptisa le petit chien :
Vicky.
248
Vicky entrait désormais dans sa vie personnelle ainsi que dans celle de ses plus
proches collaborateurs de l’Institut Pasteur où le règlement interdisait les animaux en
liberté… Mais certains vous diront que Vicky n’était pas vraiment un chien !!!...
Mardi 8 février 1972 : À nouveau mes problèmes de … pied
Très tôt, ce matin-là, je pars de chez moi pour… l’Hôpital de Saint-Cloud où j’arrive
dès 8h30 pour une seconde intervention le lendemain, concernant la résection des 3ème et
4ème orteils en « marteaux », au niveau de l’articulation métatarsienne. Le Docteur Chabrol
craint, par la suite, une polyarthrite…
A l’issue d’une semaine de soins à l’hôpital, j’entre en convalescence et, le 26 mars, je
pars pour un nouveau séjour actif à Rochessadoule, en compagnie d’un copropriétaire du
château…
« Entrée en scène » de Joël de Rosnay
En 1965, Joël de Rosnay, jeune pasteurien ayant préparé et soutenu sa thèse de Chimie
organique dans le Service de Chimie thérapeutique alors dirigé par Monsieur Marc Julia, avait
demandé un rendez-vous à Monsieur Monod du Service de Biochimie cellulaire afin de lui
présenter son dernier ouvrage : Les origines de la vie87 récemment paru.
La conversation entre Joël de Rosnay et Monsieur Monod s’orienta rapidement vers
les projets d’avenir de ce jeune scientifique. Ce dernier avait l’intention de faire un stage
« post-doctoral » chez Leslie Orgel, généticien de formation, au Salk Institute de Californie.
Monsieur Monod lui conseilla d’effectuer plutôt son stage chez Cyrus Levinthal, ce dernier
orientant à l’époque ses recherches vers l’informatique en biologie dans les laboratoires du
célèbre MIT (Massachusetts Institute of Technology) de Cambridge, Mass.
C’est ainsi que Joël de Rosnay resta trois ans (de 1967 à 1970) au MIT, partageant son
temps entre recherches et enseignement en informatique et en biologie.
De retour en France en 1971, il occupa tout d’abord le poste de Directeur scientifique
à EED (Société européenne pour le Développement des Entreprises) jusqu’en 1974.
Favorablement impressionné par les brillantes qualités intellectuelles de Joël de
Rosnay, son dynamisme doublé d’efficacité organisatrice, Monsieur Monod vit en lui
l’homme qu’il attendait pour l’épauler dans les problèmes difficiles et nouveaux pour lui
concernant la gestion industrielle et commerciale de la production pasteurienne encore
« artisanale ». Cependant Joël de Rosnay, déclina cette proposition, mais accepta par contre la
Direction du Développement et des Relations Extérieures à la Fondation de 1975 à 1977,
direction qui devint, dès 1977, Direction des Applications de la Recherche jusqu’en 1984.
Reconnu comme vulgarisateur scientifique de talent, se projetant en toute circonstance
dans l’avenir de la Science, Joël de Rosnay céda bientôt à ses « sirènes » pour le Musée des
Sciences et de l’Industrie de La Villette où il avait déjà un pied. Il resta néanmoins, de 1984 à
1987, Conseiller scientifique du Directeur de l’Institut Pasteur Fondation pour les Relations
industrielles.
Mercredi 3 mai 1972 : reclassement du personnel de l’Institut Pasteur
Après la réunion des catégories C et D du personnel (je ne saurais plus dire
aujourd’hui à quoi correspondaient ces catégories, probablement techniques et de service), les
participants défilent dehors, dans les allées, devant la Direction, scandant avec hargne :
- Demain : débrayage à huit heures !
87
J. de Rosnay Les origines de la vie, Le Seuil Paris 1965
249
Ils passent et repassent avant de se rassembler dans le grand amphithéâtre du bâtiment
de Chimie biologique.
Inquiet des effets secondaires des problèmes de reclassement du personnel, Monsieur
Monod appelle Annie pour savoir ce qui se passe. Cette dernière l’informe qu’il y a tout au
plus une cinquantaine de manifestants dehors, alors qu’ils étaient environ 150 à 200 !... Dès
qu’elle obtient une estimation plus fiable, elle rectifie auprès du Patron.
Jeudi 4 mai 1972
La crise semble prendre de plus en plus d’ampleur. Arrivé vers onze heures, l’air
détendu quoique pâle, les traits tirés, le visage amaigri (probablement en raison de l’hépatite
dont il a souffert pendant six mois sans jamais renoncer, même temporairement, à ses lourdes
obligations !) Monsieur Monod discute longuement avec les membres de la Sous Direction.
À quatorze heures, il reçoit les représentants syndicaux, bien décidé à ne pas céder à la
pression, trouvant cette grève sans objet pour des revendications qui n’ont même pas été
officiellement déposées. Il donne rendez-vous à ces représentants lundi 8 au matin et mardi 9
mai après-midi. C'est ce qui est transmis à « la base » qui a ajouté que le Directeur
« n’accordait rien », affirmation non émise et totalement erronée. Réaction hostile de
l’assistance de l’amphi avec applaudissements bruyants et trépignements sonores tandis que,
dehors, un calicot s’affiche sur les grilles donnant sur la rue du Docteur Roux : L’Institut
Pasteur en grève…
Vendredi 5 mai 1972 : Grève à l’Institut Pasteur
Dès mon arrivée ce matin (et à jeun), je me rends directement au laboratoire
d’analyses de l’Institut où je subis un examen désagréable, à savoir une hyperglycémie
provoquée avec sept prises de sang successives.
Après déjeuner, je traverse le plus discrètement possible le bureau directorial de mon
Patron en lui disant tout doucement bonjour afin de ne pas le déranger, tout en me dirigeant
vers le bureau de Mlle Nourry. Levant soudain la tête, Monsieur Monod, me rappelle :
- Bonjour Madeleine ! Alors ? Vous ne me dites plus bonjour !
Je m’approche de lui, faisant une bise sur la joue qu’il me tend. Il me demande si je
faisais grève !...
Nous évoquons « l’autre » Madeleine actuellement hospitalisée pour des problèmes
intestinaux et qui s’ennuie à l’hôpital.
Mardi 9 mai 1972
Je rends visite à « l’autre » Madeleine à l’hôpital. Je l’ai trouvée très fatiguée.
À mon retour, traversant le laboratoire d’Agnès, je rencontre le Patron, sorti de sa
réunion avec les délégués syndicaux. Il s’étonne d’être « épuisé » et de ne plus avoir la
résistance qu’il avait autrefois…
Jeudi 27 juillet 1972 : Vacances charentaises
Départ pour un séjour chez mes amis Lecomte à Saint-Georges-de-Didonne.
Du 9 au 22 août 1972 : cap vers le pays cévenol
250
Départ de Royan en train pour Rochessadoule via Saintes, Angoulême, Bordeaux,
Toulouse, Nîmes et … enfin Alès où je suis attendue.
Dimanche 20 août 1972
Très impressionnant incendie de forêt prenant rapidement de l’extension dans les pins.
Les pompiers préservent les quelques habitations isolées et encerclées par les flammes.
Vendredi 25 août 1972 : reprise du travail au retour de Rochessadoule
Alors que je bavardais avec Annie Gallé, Monsieur Monod est sorti de son bureau
pour voir qui était « la petite souris » qu’il entendait doucement dans le bureau contigu.
Découvrant la souris en question il m’embrasse gentiment en regardant la tête que j’avais, de
retour de vacances.
Satisfait de son examen, il m’entraîne dans son bureau et me dicte un long rapport ce
matin ainsi que du courrier dans l’après-midi. Je suis ravie de travailler avec lui et, de son
côté, Annie est soulagée dans sa tâche rendue plus ingrate sans la pratique de la sténographie.
Samedi 26 août 1972
Ce matin, alors que j’étais venue exceptionnellement pour m’avancer dans mon
travail, Monsieur Monod me dicte une longue lettre adressée au Délégué Général à la
Recherche Scientifique et Technique (DGRST). Il ressort que l’autorisation de construire le
bâtiment d’Immunologie, comportant en sous-sol une animalerie centrale (prévu et financé à
hauteur d’un milliard de francs par la Fondation britannique Rayne, lors de la visite de Sir
Rayne à l’Institut Pasteur) a été refusée. Absolument furieux, Monsieur Monod ne mâche pas
ses mots à Monsieur Aigrain…
Mercredi 6 septembre 1972
Monsieur Monod passe toute la journée à Royaumont (dans l’Oise), participant aux
travaux de la Fondation Royaumont pour laquelle il s’est beaucoup investi.
Jeudi 7 septembre 1972
En l’absence de Mlle Nourry, Monsieur Monod m’appelle à la direction. Me dictant
du courrier, il répond à un physicien italien qui évoque d’une façon dithyrambique son
ouvrage Le hasard et la Nécessité.
Monsieur Monod conseille à ce correspondant de venir donner un « séminaire » à
l’Institut Pasteur et, éventuellement, de se convertir à la Biologie moléculaire. Il aimerait – me
dit-il – en parler à François Jacob (auteur de La logique du vivant88) mais, à cause de cette
lettre trop élogieuse, il n’ose pas… Il me confie alors que Monsieur Jacob entrait dans des
colères terribles quand on parlait de son livre « best-seller », si bien qu’il préfère ne plus
aborder ce sujet avec lui. Il me demande candidement si je m’en étais aperçue. Je lui confirme
que je m’en étais rendue compte avec beaucoup d’amertume et avais senti qu’il y avait un
« froid » entre eux à ce sujet. Mais j’étais loin de soupçonner à quel point !...
Mardi 12 décembre 1972
88
F. Jacob. La logique du vivant. Une histoire de l'hérédité Gallimard Paris 1970.
251
J’apprends ce soir avec une infinie tristesse, par Pierrette Laridan, que Madame André
Jolly avait eu un accident cérébral. Téléphonant à Monsieur Jolly le 18 décembre, ce dernier
me raconte que sa femme, hospitalisée à l’Isle-Adam, avait une infirmière quelque peu mon
« sosie » à qui elle aurait dit, dans un moment d’égarement :
- Madeleine, tu me casses les pieds !
Janvier 1973 : Démission du Collège de France
Dès le 1er janvier 1973, Monsieur Monod fait valoir ses droits à la retraite et
démissionne de sa chaire de Biologie moléculaire du Collège de France dont il est nommé
Professeur honoraire. Ses cours sont remplacés par des séminaires donnés par ses élèves, et
principalement par Jean-Pierre Changeux.
Flagrante constatation de la négligence de la tenue régulière des notes de mon petit
agenda personnel depuis l’accès à la Direction de mon Patron : je ne dispose plus que de
« flashes » réduits au minimum…
Printemps 1973 : Séjour au Maroc
J’évoque cependant le très beau et agréable séjour chez mes amis Gisèle et Ezio
Rivola à Rabat avec visites de Chellah, des bidonvilles du sud de Rabat, de la Kasbah et du
Musée des Oudaïas, des Kesseria (points de vente des tissus). Nous avons pu photographier
des cigognes en séjour migratoire à Rabat ! Visites également de la Tour Hassan, du mausolée
de Mohamed V. Nous parvenons à l’Oued Bou Regreg et rentrons par la Grande Mosquée. Le
28 avril, nous allons faire une tournée des potiers de Salé et, l’après-midi, nous nous rendons
à la plage des Sables d’Or, sur la route de Skirat. Retour à Beaumont le 29 avril 1973.
Le 9 mai 1973 : "l'appel Pasteur"
A l'occasion du 150ème anniversaire de la naissance de Louis Pasteur, Monsieur Monod
lance "l'appel Pasteur" vers le grand public, en vue de collecter des fonds pour la rénovation
de l'Institut. Les médias s'en firent largement l'écho.
Appel Pasteur 1973
Louis Pasteur a été l'un des plus grands savants de tous les temps, l'un des plus
grands bienfaiteurs de l'humanité. C'est grâce à Pasteur et à ceux qui ont poursuivi son
œuvre après sa mort que de terribles fléaux comme la rage, le tétanos, la diphtérie, la
tuberculose, le choléra, la peste, la poliomyélite et combien d'autres, ont été vaincus ou
maîtrisés. Avant Pasteur, un enfant sur quatre mourait en bas âge : aujourd'hui c'est moins
de deux pour cent.
Mais cette œuvre n'est pas achevée. Elle se poursuit toujours et doit se développer
comme Pasteur lui-même l'avait prévu et voulu. C'est pour cela qu'il avait, en son temps,
demandé et obtenu le concours de tous les français afin de créer l'Institut Pasteur où nous
travaillons toujours et plus que jamais dans les voies qu'il avait ouvertes : l'étude des
mécanismes fondamentaux de la vie; les maladies infectieuses, leur prévention, leur guérison;
l'immunologie c'est-à-dire l'étude des défenses naturelles de l'organisme.
Cette science prend aujourd'hui une importance de plus en plus grande. D'abord
parce que la lutte contre les germes des maladies infectieuses n'est pas terminée: nous
assistons à une offensive nouvelle contre laquelle il nous faut de nouvelles armes. Nous les
252
cherchons et nous pensons les trouver dans l'étude de l'immunologie. Et puis il y a le cancer
qui demeure invaincu. Là encore, c'est dans l'immunologie que nous mettons notre espoir.
Pour développer et approfondir ces recherches, pour en accélérer encore les progrès,
nous voulons, nous devons faire un grand effort à nouveau. Mais comme Pasteur il y a près
de 100 ans, sans vous nous ne pourrions pas faire cet effort et c'est pour cela que nous
demandons aujourd'hui le concours de tous. L'Institut Pasteur n'appartient à personne, pas
même à l'Etat. Il appartient à tous ceux qui l'ont créé, aidé et soutenu, c'est-à-dire à la nation
entière : à vous. 89
Du 22 juillet au 20 août 1973 : Vacances d’été
Séjour à Saint-Georges-de-Didonne chez mes amis Lecomte suivi, à partir du 3 août,
d’un séjour actif à Rochessadoule.
Jeudi 2 novembre 1973 : Conférence Herbert Spencer
Le 2 novembre 1973, Monsieur Monod donne la Herbert Spencer Lecture à Oxford,
en Grande-Bretagne, conférence publiée in Herbert Spencer Lectures Book, 1973, p. 11-24.
Mercredi 7 novembre 1973 : Manifestation pasteurienne hostile à Monsieur Monod
Réunis en assemblée générale au grand amphithéâtre, les participants procèdent à un
vote pour savoir s’ils allaient séquestrer toute la nuit Monsieur Monod dans son bureau
directorial. Fort heureusement (à une voix près) la majorité ne fut pas atteinte… Ce fut très
pénible. J’étais avec Annie, dans son bureau, attendant anxieusement les résultats de ce
vote…
Jeudi 8 novembre 1973 : Premier anniversaire de Vicky
Annie et moi avons acheté un gâteau au chocolat à la pâtisserie la plus réputée du
quartier, à savoir chez Hellegouarch, avec une bougie. Vicky s’est régalé. Nous avons gardé
une part pour Monsieur Monod qui était sorti…
22 novembre 1973: retour sur la construction du bâtiment d'immunologie
Adressant une longue lettre à Hubert Curien ministre de la recherche, Monsieur
Monod expose le projet de construction d'un bâtiment d'immunologie, sur le campus de
l'Institut, côté 25 rue du Docteur Roux, projet commun avec celui déjà accepté d'animalerie
centrale en sous sol. Il demande que ce double projet soit reconnu comme unique et
homogène afin que les travaux se poursuivent sans interruption depuis le début.
Monsieur Monod va demander au Conseil d'Administration de l'Institut Pasteur de
couvrir le coût supplémentaire par rapport à la donation Rayne et l'Appel Pasteur. Au cas où
le Conseil d'Administration estimerait ne pas pouvoir approuver l'ensemble de ce projet, la
politique de redressement et de développement scientifique qu'il s'est fixée ne pouvant être
appliquée, Monsieur Monod se verrait dans l'obligation d'interrompre son mandat à la
Direction de l'Institut Pasteur.
89
L'original de l'appel se trouve aux archives de l'IP sous la cote (MON, Bio.02, 20) Je n'ai
malheureusement aucune note quant au succès de cette action. Elle ne semble pas avoir eu les résultats
escomptés si l'on en juge par la lettre de Monsieur Monond à Hubert Curien en date du 22 novembre
1973.
253
Vacances de fin d’année 1973 : Secrétariat à I.P.P.
Fin 1973, Monsieur Monod me demande de remplacer la secrétaire de Jean Hardy,
P.D.G. d’IPP, pendant ses vacances de Noël, tandis que l’usine de production de Louviers
s’installait.
23 mars au 4 avril 1974 : Rochessadoule
Nous profitons des vacances de Pâques pour faire un séjour de travaux ponctué par
quelques évasions touristiques dans ce beau pays cévenol.
Au cours de l’année 1974
Monsieur Monod est nommé membre du Conseil Économique et Social.
Lundi 1er juillet 1974
Monsieur Monod m’appelle ce matin en me souhaitant un bon anniversaire pour nos
vingt ans de collaboration… Je suis très émue qu’il marque ainsi ce rappel si précieux pour
moi. À cette occasion, Agnès Ullmann m’invite à une réception chez elle, mercredi 3. Je
soupçonne fort qu’elle a « fomenté » ce geste qui me va droit au cœur…
Cet après-midi, alors que les participants étaient déjà arrivés pour une « réunion au
sommet », Monsieur Monod est sorti de son bureau directorial, venant au devant de moi, tout
souriant, et m’offre une petite boîte plastique de « ruban pour machine à écrire » contenant…
une paire de boucles d’oreilles en or et une jolie petite broche, en or également, bijoux ayant
été portés par son épouse, geste profondément touchant pour moi. Il était en train de me
mettre gentiment les boucles d’oreilles à l’arrivée de Mlle Nourry à qui il explique que c’est
pour marquer nos « vingt ans »… Je savais, dit cette dernière…
Monsieur Monod m’a fait là un immense et double plaisir avec ces bijoux qu’a portés
son épouse.
Mercredi 3 juillet 1973 : Réception chez Agnès Ullmann
Monsieur Monod m’y conduit en voiture avec Vicky. Très sympathique réunion où je
reste tard, après 23 heures. Le Patron m’offre l’hospitalité chez lui, avenue de la
Bourdonnais :
- J’ai pour vous une chambre, une salle de bains et… une brosse à dents.
Agnès m’offre également l’hospitalité chez elle. Comme je décline poliment ces deux
gentilles invitations, Monsieur Monod m’accompagne en voiture à la Gare du Nord avec
Vicky… qui ne voulait pas me céder « sa » place à côté de « son » maître !...
Ce fut une excellente soirée en compagnie des Dubert, des Kepes, de Madame
Rapkine, des Jacob avec deux de leurs enfants, des Kulka (amis hongrois d’Agnès) et leurs
enfants.
Samedi 20 juillet 1974.
Départ chez mes amis Lecomte à Saint Georges de Didonne.
Mercredi 31 juillet au mercredi 21 août 1974
254
Séjour actif à Rochessadoule marqué, comme les précédents, par la poursuite des
travaux de rénovation, les achats d’équipements, de matériels ménagers, produits d’entretien,
etc… Discussions politiques animées pendant les repas pris en commun dans la salle à
manger rénovée et agrandie par la suppression d’une cloison.
Mais aussi découverte des premiers… scorpions dans la maison (heureusement pas
aussi agressifs et dangereux que leurs frères africains !).
Jeudi 22 août 1974
Aujourd’hui, à l’Institut Pasteur, Monsieur Virat me dicte un projet d’implantation de
l’Institut Pasteur à « l’Urbaine » (je soupçonne qu’il s’agissait de l’emplacement occupé par
l’Animalerie centrale, sans en être absolument certaine), projet faisant pendant à celui de
Garches, mais présentant plus de points négatifs. Je suis… sidérée !
J’en ai fait un cauchemar au cours duquel les bulldozers… rasaient la loge du
concierge du 28 rue du Docteur Roux…
Lundi 26 août 1974
Je raconte mon cauchemar à Monsieur Monod. Il me résume brièvement son projet :
"Il n’y a pas d’autres moyens et, grâce à cela, nous pourrions encore faire du bénéfice et
pourrions reconstituer le patrimoine de l’Institut".
Mercredi 28 août 1974
Monsieur Monod me dicte longuement (de 10h30 à 12h30, puis de 14h30 à 18h45) le
projet de rénovation de l’Institut Pasteur avec implantation à Garches, sur nos terrains. Il a
pensé à tout, y compris au transfert à Garches du tombeau de Louis Pasteur !... Ce rapport est
destiné au Président de la République.
Quand il a terminé, j’ajoute :
- Et l’on dira que les scientifiques ne sont pas des administrateurs !
- Qui dit cela, Madeleine ?
- Mais Monsieur, on l’a toujours dit en ce qui concerne les scientifiques de
l’Institut !...
Samedi 26 octobre 1974
Célébration, chez moi à Beaumont, du 20ème anniversaire de ma collaboration, auprès
de Monsieur Monod en qualité de secrétaire.
J’avais lancé plus de vingt invitations à cette occasion auxquelles dix-huit personnes
ont répondu favorablement côté Institut Pasteur, côté C.E.P.-Rochessadouliens et
naturellement ma sœur et mon beau-frère.
Annie Gallé – qui devait m’apporter son aide – est arrivée en retard (en fait quand tout
était prêt), mais … avec des fleurs ! Délicieuse Annie !
Vers dix-huit heures, arrivée de Maurice Combaz, précédant de peu un aboiement sans
réplique : Vicky accompagné de Monsieur Monod et Agnès, suivis de près par les amis
regroupés du C.E.P. (Janine et André Jolly, Marie-Rose et Marcel Hospital, Pierrette et
Jacques Laridan, Andrée et Rémi Rodier) puis par Cécile et Michel Goldberg. Fermant la
marche : Tom Erdös et mon beau-frère, Roger Collivot.
255
Excellente ambiance pendant toute la soirée avec l’intarissable verve humoristique de
Maurice Combaz (directeur de l’École primaire de Bruyères-sur-Oise). J’étais en pleine
forme, regrettant toutefois vivement l’absence des Jolit (« l’autre » Madeleine et Michel), des
Dubert (Andrée et Jean-Marie) et des Hardy (Jacqueline et Jean).
Au cours de cette mémorable soirée, Vicky manifesta le désir de sortir… Monsieur
Monod l’a descendu et je l’ai accompagné jusqu’au bas de l’immeuble : le « pauvre » Vicky
s’est fougueusement précipité vers ce qu’il croyait être… l’extérieur, heurtant assez
violemment les panneaux vitrés du hall d’entrée… J’ai conseillé à mon Patron de le conduire
vers le proche terrain vague éclairé par les lampadaires de la rue : exactement à l’endroit où
sera érigé, dans les années 80, le Collège d’Enseignement secondaire qui portera son nom : le
Collège Jacques Monod, à l’inauguration duquel participera, le samedi 13 juin 1987, l’un de
ses élèves de Biochimie cellulaire : le Professeur Maxime Schwartz, aux côtés des édiles
beaumontois.
Après le départ (vers 0h15) de Monsieur Monod et des autres invités, comme convenu,
Annie resta avec moi. Nous nous sommes couchées vers deux heures du matin, achevant la
vaisselle qu’Agnès avait gentiment entreprise, devant ensuite l’abandonner. Annie a regagné
Paris le lendemain, après déjeuner.
30 octobre au 3 novembre 1974 : Séjour cévenol
Au cours de ces courtes vacances de Toussaint, nous avons traité rocailles et terrasses
avec plantations de bulbes.
Une publication scientifique de Monsieur Monod en 1974
En 1974, Monsieur Monod co-signe avec Franco Celada et Agnès Ullmann un article
intitulé : « An immunological study of complementary fragments of ß-galactosidase » publié
dans « Biochemistry », 1974, 13, 5543-5547.
256
Chapitre X
Au terme de mon rêve d’adolescente
Lundi 6 janvier 1975 : Retour de vacances de Noël
Rentré de vacances, Monsieur Monod paraît reposé et tout bronzé dans un costume
marron clair. Il me présente ses vœux en m’embrassant :
- Bonne année, ma petite Madeleine (c’est la première fois qu’il me qualifie ainsi !).
Après déjeuner, il m’appelle au téléphone afin que je monte chercher mon cadeau de
Noël : un joli napperon provençal. Je l’embrasse et lui dis combien c’est gentil d’avoir si bien
choisi, de s’être donné cette peine. Il ne répond pas, me regardant chaleureusement. Je me
sens tellement près de lui qui doit se trouver bien seul devant les lourdes responsabilités qui
sont désormais les siennes…
Mercredi 8 janvier 1975
« Pot de Nouvel An » à la direction. Nous trinquons au champagne. Les flashes
photographiques crépitent… Je suis persuadée que la photo sur laquelle Monsieur Monod et
moi choquons nos coupes date de ce jour-là : cette image trône maintenant (en 2008) sur la
petite table de ma chambre, à la Maison de Retraite Saint-Laurent de Beaumont, à côté de
celles de mes Parents et de ma Sœur…
Jeudi 16 janvier 1975
Monsieur Monod m’appelle pour… me féliciter de plusieurs listes que j’avais
dactylographiées pour lui : il semble très content de ce travail !
Vendredi 14 février 1975
Monsieur Monod prononce la 4ème Conférence Hartmann-Müller à l’Université de
Zurich sous le titre L’évolution microscopique, dont la traduction anglaise sera publiée en
1977 in Theoria to theory, Gordon and Breach Science Publ. Ltd., 1977, 10, 303-311.
Samedi 22 mars 1975
Je vais accueillir ma « vieille » et chère amie Janine Lecomte (la sœur d’Odette
Stoeber) à la gare de Nointel, en provenance de Tours où elle habite. Le lendemain matin, dès
cinq heures, Maurice Combaz vient nous chercher pour nous conduire en voiture à…
Rochessadoule où nous arrivons après seize heures pour un séjour au « château ». Je fais le
« tour du propriétaire » avec Janine après quoi nous nous installons chacune dans « notre »
chambre (il y en a huit en tout dans la maison).
Nous accueillons bientôt d’autres copropriétaires et amis : Pierrette et Jacques Laridan,
André et Jeanine Jolly, les Mayeur (amis de Maurice, grands amateurs d’astronomie arrivés
avec leur caravane et lunettes astronomiques, nous ayant permis, dans la nuit du 4 au 5 avril,
d’observer Saturne).
257
Jeudi 14 août 1975
Je rejoins par le train Yvonne et Roger en Corrèze où je débarque à la gare d’Uzerche,
à quelques kilomètres de Masseret, sous l’orage… Séjour très court consacré à des visites à la
famille Moyrand à Treignac (l’un des plus beaux villages de France). Retour à Beaumont dès
le dimanche 17 août.
29 octobre au 2 novembre 1975 : Rochessadoule
Pour les vacances de la Toussaint, je pars en voiture avec Maurice et sa Maman par
l’autoroute A6. Arrivés vers seize heures, notre fidèle femme de ménage avait « éclairé » la
salle à manger (traduction : elle avait allumé notre vieux poêle !)… Tandis que Madame
Combaz et moi préparons les chambres, Maurice commence à couper les têtes fanées
d’hortensias ainsi que les roses défleuries. Le jardinage est un excellent dérivatif pour un
enseignant !...
Nous serons rejoints sur place par les jeunes Laridan. Séjour toujours aussi dynamique
et bienfaisant.
Décembre 1975 : Retour à l’Institut Pasteur
Toujours fidèle au poste, je trouve néanmoins que Monsieur Monod se fatigue plus
facilement et s’essouffle dans les escaliers. Invité à la cérémonie de remise de la Médaille de
Chevalier de l’Ordre national du Mérite attribuée à Monsieur André Jolly (notre animateur du
CEP), mon Patron décline avec regret cette invitation, me demandant de l’excuser auprès du
récipiendaire qu’il estime beaucoup.
Au cours de cette cérémonie, le maire de Beaumont mentionna, dans son allocution, la
visite à Beaumont de Monsieur Monod à l’occasion d’une de nos représentations théâtrales
après laquelle il signa la première page du « Livre d’Or » de notre commune.
Courant janvier 1976
Depuis son hépatite de 1972, Monsieur Monod m’avait demandé (quand une grande
fatigue l’obligeait à rester chez lui) de lui porter le courrier personnel à son domicile, avenue
de la Bourdonnais. C’est ainsi qu’au début janvier 1976, je lui remis, entre autres lettres, celle
d’un jeune garçon prénommé Bruno qui voulait savoir quel était le fil directeur de sa vie.
Monsieur Monod me dicta la réponse : C’est le courage et l’amour de la vérité, ou plutôt, la
haine du mensonge.
Courageux, oui ! Il l’était et beaucoup plus que la plupart ! Je ne saurais dire combien
de fois je l’ai constaté et vivement apprécié.
Lundi 5 janvier 1976
Je monte voir Annie au premier. Elle m’annonce qu’elle a été nommée « Cadre ». Je la
félicite vivement : cette promotion est largement méritée et je m’en réjouis pour elle.
Monsieur Talon, l'époux de Rosario, me raconte leur escapade (avec mon Patron) à
Vallauris où, tandis que lui-même prenait un chocolat, Monsieur Monod était allé acheter les
cadeaux de Noël pour « ses filles »… Rosario lui aurait dit que Talon était amoureux de Mlle
Nourry, ce qui aurait fait rire le Patron… M. Talon lui a confié que j’étais sa « préférée ».
Monsieur Monod aurait répondu que ses deux Madeleine étaient ses vraies et plus proches
collaboratrices ou quelque chose d’approchant.
258
Mardi 6 janvier 1976
Monsieur Monod est rentré à l’Institut. Je monte lui présenter mes vœux surtout de
bonne santé et l’embrasse affectueusement. Il n’a pas bonne mine.
Après-midi, il me fait dire par Annie de monter. Je lui porte une boîte de chocolat
Nestlé (offerte par Jean Hardy) afin qu’il m’en offre un ou deux… Il se sert, me disant que le
chocolat m’était interdit, puis m’offre un assez gros paquet que je m’empresse d’ouvrir devant
lui. Je découvre un très joli vase en poterie (de Vallauris ?) très artistiquement décoré. Je le
remercie et l’embrasse. C’est tellement gentil de sa part.
Mercredi 7 janvier 1976
Sur l’agenda personnel de Monsieur Monod, je m’aperçois que ce dernier a rendezvous, ce soir à dix-neuf heures, avec le Professeur Jean Bernard, rendez-vous noté de sa
propre main… Je tremble. Je me pose immédiatement la question : est-ce pour lui
personnellement ? Annie que j’interroge à ce sujet pense qu’il s’agit de questions en relation
avec l’Institut.
Jeudi 8 janvier1976
Ce matin, Monsieur Monod parlait, dans son bureau, avec Jacques Bonnet, Directeur
financier de la Maison. Traversant la pièce, Annie a entendu : Avant la transfusion … Elle est
choquée et moi également. Il y a quelque chose…Annie pense que c’est peut-être Jean Hardy
qui aurait des ennuis de santé… Nous brodons sur cette hypothèse plus qu’invraisemblable,
toutes deux anxieuses au possible…
Cet après-midi, cérémonie des vœux pour l’ensemble du personnel, dans la grande
bibliothèque du 25 rue du Docteur Roux. Monsieur Monod seul, tout seul devant les
Pasteuriens assemblés prononce une allocution. Réconfortante en ce qui concerne la situation
de l’Institut.
Nouvelle cérémonie de vœux dans le « jardin d’hiver » devant quelques religieuses de
la congrégation et le personnel de l’hôpital. À la sortie de cette dernière réunion, Monsieur
Talon me parle de la visite du Professeur Jean Bernard, hier soir, chez Monsieur Monod.
C’était donc bien cela !... J’en ai les jambes coupées, quand je m’aperçois que mon
Patron arrive derrière nous, avec Monsieur Virat. Je quitte brusquement Monsieur Talon et
bifurque, par le sous-sol du bâtiment de Chimie biologique, fermant presque la porte au nez
de Messieurs Monod et Virat… Je fonce au bureau du premier, toute désemparée. Sur mes
talons, Annie me demande où je déjeune. Le Patron et Monsieur Virat nous rejoignent bientôt
à la direction, tout en plaisantant.
Monsieur Talon réapparaît au secrétariat d’Annie et spécifie que Jean Bernard a été
rassurant, hier soir. Monsieur Monod a vu ses fils, Philippe (et son épouse « Zazie ») et
Olivier qu’il a rassurés.
Que dois-je penser ? Je ne peux retenir mes larmes… Annie propose que nous
déjeunions au restaurant au moment où Monsieur Talon nous quitte. Nous partons donc
déjeuner sur le boulevard Pasteur, suivies de Monsieur Bonnet, que finalement nous
« semons ». Entrant dans le petit restaurant habituel, Annie recule : « Merde ! ». Il y a le
Docteur Lapresle (Médecin Chef de l’Hôpital Pasteur), me susurre Annie à l’oreille…
Nous retirant vivement, nous avons finalement déjeuné – sans témoins pasteuriens –
dans un troisième restaurant.
Me remettant doucement, je dis à Annie que nous avons été « brûlées » Elle ne le
pense pas.
259
Monsieur Monod arrive vers dix-sept heures trente. Assis devant le bureau d’Annie, il
nous met, en toute simplicité, au courant de sa situation personnelle :
On lui fait des transfusions sanguines. Il a eu la première ce matin. Il ne faut rien dire.
Il a la parole du personnel de l’hôpital. Mais cette première transfusion ayant eu lieu dans le
service (assez fréquenté par les pasteuriens) des Groupes sanguins du Docteur Eyquem : Je
n’avais pas pensé à cela ! avoue-t-il.
Aux questions à ce sujet, il faut répondre qu’il est actuellement surmené et astreint par
la Faculté à un repos forcé ! Annie et moi l’écoutons sans broncher. Il ajoute : On m’inocule
les globules des clochards du secteur !...
Désirant stupidement détendre l’atmosphère, je lui dis qu’il devrait manger des
beefsteaks et boire un bon coup de rouge. Ce à quoi il m’assure que cela ne donne pas de
globules, en dépit de la croyance de nos anciens…
Quand je m’apprête à redescendre dans le service, je lui dis au revoir et m’en vais
lentement, à regret. Il se lève et vient m’embrasser fraternellement dans l’antichambre des
bureaux.
Je suis bouleversée. Mais j’essaie tout de même, de toutes mes forces, de crâner et de
sourire… surtout en sa présence.
Vendredi 9 janvier 1976
Autre réception pour les vœux (sans précision à ce sujet, je pense que cette nouvelle
cérémonie était destinée aux membres de la Direction).
Monsieur Monod arrive un peu avant les invités. Je lui trouve l’air las, beaucoup plus
abattu qu’hier où il m’avait paru un peu surexcité. Annie et moi passons les plateaux parmi
l’assistance. De temps en temps, mon regard se pose sur lui. De temps en temps aussi, j’ai
l’impression qu’il guette mes réactions, tout comme celles d’Annie et des autres. Je le
surprends l’air absent, triste… Je suis toutefois parvenue à peu près à surmonter mon anxiété
à son sujet et essaie de rester souriante, du moins je l’espère…
Parlant avec Joël de Rosnay, Monsieur Monod se trouve quelques instants dans l’axe
de mon champ visuel et nos regards se croisent fugacement. Comme j’aimerais lui insuffler
ma vitalité actuelle, lui donner mon sang (ce qui, je l’apprendrai plus tard, n’aurait pas été
possible en raison de mon taux de glucides sanguins dû à mon diabète bien que non-insulinodépendant !).
Samedi 10 et dimanche 11 janvier 1976
J’ai passé un week-end épouvantable, ne faisant que penser à mon Patron et ses graves
problèmes de santé. A-t-il contracté une maladie fatale ? J’aimerais téléphoner à Agnès. Mais
ma lâcheté a raison de ma volonté première, au prétexte qu’étant donné que Josette (une
ancienne collègue technicienne pasteurienne) et son sympathique mari doivent venir ce soir
chez moi prendre l’apéritif, il ne faut absolument pas laisser transparaître mon anxiété.
Dès leur départ, j’appelle Agnès par deux fois… en vain !
Le lendemain dimanche, je reçois les Rivola et ne veux pas non plus qu’ils apprennent
quoi que ce soit. Mes pensées sont toujours près de Monsieur Monod.
Après le départ des amis Rivola, je concentre mon esprit sur… la vaisselle et le
ménage… n’osant même plus appeler Agnès, de crainte d’apprendre le pire. Il sera toujours
assez tôt pour cela…
260
Lundi 12 janvier 1976
Ce matin Monsieur Talon vient me voir et me rassure. Le Professeur Jean Bernard est
positif : rien de grave, si ce n’est une sérieuse anémie. Je vois ensuite Agnès qui reprend les
termes de Jean Bernard. Elle a ajouté que ce n’était pas cancéreux. Je pense, au fond de moimême, que la longue hépatite dont il a souffert en 1972 avait sans doute affaibli les défenses
immunitaires de Monsieur Monod…
Vendredi 26 mars 1976
Absent de son bureau lors de mon départ pour le week-end, je m’apprêtai à laisser un
mot à mon Patron, quand soudain j’entends un bruit de porte : c’était Lui. Alors que je
m’avançai pour le saluer, il m’invite à m’asseoir et m’annonce le tout prochain mariage de
Catherine Fourneau-Faye, secrétaire de Joël de Rosnay, démissionnaire de ce fait, de son
poste à la Direction des Applications de la Recherche. Monsieur Monod me demande alors si
je voudrais bien devenir l’assistante de Joël avec une aide au secrétariat. Discussion. Je refuse,
objectant que je ne tiendrais pas le coup et surtout que je ne voulais en aucun cas
l’abandonner, Lui, j’en serais trop malheureuse… Au cours de la conversation, je lui révèle
maladroitement que j’avais déjà refusé cette éventualité à Joël…
Le Patron est absolument furieux que Joël m’en ait parlé avant lui… Je tente de me
« rattraper » en lui faisant promettre de ne surtout pas sermonner Joël à ce sujet. Il me le
promet. Et naturellement il a tenu parole !
Samedi 27 mars 1976
Départ pour les vacances de printemps à Rochessadoule. Je pars par le train, prenant
Dominique Stoeber – ma filleule jamais baptisée – au passage à Lyon pour un séjour dont je
garde un souvenir (sans notes sur mon agenda !) assez « mitigé » en raison du moral dépressif
de Dominique retentissant sur l’atmosphère générale de l’équipe présente.
Début avril 1976 : nouvelles fonctions
Je crois me souvenir que – après mûre réflexion – je me suis engagée, à partir de cette
date, à accepter ce poste auprès de Joël de Rosnay, à la Direction des Applications de la
Recherche, sous réserve expresse et ferme de me tenir à la disposition de Monsieur Monod en
cas de nécessité.
Je n’eus, par la suite, qu’à me féliciter de cette sage décision. Je suis infiniment
reconnaissante à Joël de Rosnay de m’avoir convertie à l’informatique dont j’ai tiré le plus
grand profit pour mon travail pasteurien (par exemple pour le classement archivistique du
Fonds Monod) ainsi que pour mon usage personnel. Avec le temps, Joël m’avait surnommée :
« Madotronique » !...
Par contre, l’apprentissage du maniement d’un ordinateur fut pour moi, un rude
exercice…
Ceci dit, passionnant autant que passionné, Joël de Rosnay est un excellent
vulgarisateur scientifique, doublé d’un visionnaire averti : n’a-t-il pas encore tout récemment
(début 2008) prédit qu’INTERNET deviendrait « mobile » sur le téléphone portable ?
Grand sportif, amateur surdoué de surf et de tout sport « de glisse », il prône d’autre
part les produits naturels et des règles de nutrition adéquates avec son ouvrage (publié avec
son épouse Stella) : La Malbouffe, substantif « parfaitement explicite » et très rapidement
repris et adopté par de nombreux journalistes et écrivains.
261
J’ai beaucoup apprécié, pour ma part, les quelque dix années passées à ses côtés
comme assistante. En rendez-vous à l’extérieur, je savais toujours, ou bien où le joindre, ou
bien qu’il me joindrait au téléphone si nécessaire ou en cas d’urgence.
Extrêmement bien organisé dans ses différentes activités, il était pour moi, en résumé,
un très bon Patron.
Printemps 1976
Et les jours passaient… Je voyais de moins en moins Monsieur Monod…Si les
transfusions régulières lui apportaient un coup de fouet passager, elles le laissaient parfois
fiévreux et très fatigué. Il n’en abandonna pas pour autant ses lourdes fonctions directoriales,
se contentant de rester au lit une demi-journée quand il ne pouvait pas faire autrement…
Lundi 10 mai 1976
À la mi-mai, une nette amélioration de son état se fit jour, lui permettant de faire à
nouveau des projets, espérant même – avec l’accord éventuel de ses médecins – participer à
un important symposium sur le lactose aux États-Unis.
Le 10 mai, il me demanda de venir travailler chez lui, avec Agnès, à la rédaction d’une
publication commune aux PNAS (Proceedings of the National Academy of Sciences, publiée
après sa disparition avec Agnès Ullmann et Françoise Tillier, PNAS, 1976, 73, 3476-3479).
Assis à son bureau, discutant le sujet avec Agnès, il me dictait en Anglais les corrections, tout
comme aux meilleurs moments, à l’Institut Pasteur. Cependant, hors de la dictée, je ne
pouvais le quitter des yeux, fascinée par le Grand Homme que je connaissais.
Les corrections du manuscrit achevées, nous allâmes tous trois au tout proche Champ
de Mars promener l’impétueux Vicky. De retour à son appartement, nous dégustâmes une
délicieuse paella amoureusement préparée pour nous par sa dévouée Rosario. Durant le repas,
Monsieur Monod nous dit qu’il ne pouvait supporter l’idée d’une maladie qui lui ferait perdre
ses facultés intellectuelles ou l’usage de ses membres…
Le mieux-être persistant, mon Patron décida de « descendre » passer quelques jours à
Cannes, invitant les Hardy à le rejoindre. J’ai appris, par la suite, que Monsieur Monod avait
passé un excellent séjour au « Clos Saint-Jacques », heureux, prenant même un repas avec ses
amis sur sa « Tārā », circulant avec les Hardy dans l’arrière-pays, faisant en leur compagnie
une visite au « Marine Land » d’Antibes.
Dimanche 30 mai 1976
Vers vingt-et-une heures trente, mon téléphone sonne. Étonnée parcet appel tardif…
Au bout du fil, Agnès me prévient que Monsieur Monod venait d’être hospitalisé, en
réanimation, à Cannes...
Tout le reste de la nuit, j’ai appréhendé un second appel alarmant…
Lundi 31 mai 1976
À mon arrivée à l’Institut, tout le monde s’aperçoit que je suis bouleversée et
naturellement Joël s’en inquiète : j’étais au téléphone quand il est arrivé. Dès que j’eus
raccroché, je lui exposai la situation plus que critique de Monsieur Monod. Comme moi, il est
effondré.
262
Nous reprenant assez rapidement, Joël me demande de rassembler tous les documents
biographiques possibles. De son côté, il file voir Jacques Bonnet. Tous deux veulent partir à
Cannes…
En fin de matinée, je reçois un appel de Tom Erdös, sur place à Cannes et qui pleure…
Le cas de Monsieur Monod est désespéré90. Nous sommes encore très peu nombreux à
« savoir ».Au retour du déjeuner, j’ai Agnès au téléphone : C’est fini…Je suis incapable de
répondre, la voix totalement étranglée. Je sanglote…
Joël comprend immédiatement et me demande si je veux rentrer chez moi. Non ! Il me
faut rester, il y a trop à faire. Joël informe les membres de la direction.
Dès dix-sept heures quinze, l’AFP prit connaissance de la dépêche. Et c’est le
déferlement de la presse et la télévision… Comme je pleurais, un présentateur TV tente de
m’interviewer à qui je ne puis que répondre laconiquement autant que stupidement : "IL était
formidable !..."
La famille ayant émis le désir d’obsèques dans « l’intimité » avait dressé une liste des
personnalités et des proches collaborateurs à contacter sur laquelle Madeleine Jolit et moimême figurions. La date fut fixée au jeudi 3 juin au matin.
Les Hardy m’ont hébergée pour les nuits du 2 au 3 et du 3 au 4 en raison de horaires
des vols pour Nice.
Jeudi 3 juin 1976 à Cannes
Dans l’avion pour Nice, « l’autre » Madeleine auprès de qui j’étais assise, totalement
effondrée, « liquéfiée » si je puis dire, resta totalement muette, incapable de sortir un son de
sa bouche pendant tout le trajet. Elle me faisait une peine profonde et… je ne pouvais rien
malheureusement pour elle…
Nous accompagnaient dans la « Caravelle » les membres de la direction de la
Fondation.
Arrivés à l’aéroport de Nice, l’ensemble du groupe se rendit en voitures au « Clos
Saint-Jacques », dans le quartier de Cannes dit la « Californie ».
Je ne saurais plus dire qui est venu avec moi (probablement Madeleine Jolit) se
recueillir une première fois devant le corps inerte de notre Patron…
J’ai cependant gardé le souvenir émouvant de la demande d’Agnès, avant la mise en
bière, qui voulait revoir une dernière fois Monsieur Monod à qui elle devait la liberté. Je me
rendis à son désir avec une terrible « boule de gorge ».
Peu après, le cercueil fut sorti de la maison et exposé dehors. Savoir mon Patron là, sur
ce catafalque… dans ce jardin ensoleillé, immergé dans une musique en hommage à sa
prédilection : la Sonate BWV N°4 de Jean-Sébastien Bach Christ lag in a todes Banden (Le
Christ reposait dans les liens de la mort), œuvre que Monsieur Monod avait dirigée en 1937
ou 38 à la Cité universitaire de Paris, avec les exécutants de « La Cantate »…
FINI… C’est F I N I… Plus jamais je n’entendrai le son de sa voix, son rire de
gorge…
… Le cortège des voitures se rendit au Cimetière protestant du Grand Jas, dans le haut
du quartier de « La Californie ». Monsieur Jacques Monod rejoignait sa femme Odette et les
siens… pour l’Éternité…
De retour au « Clos Saint-Jacques », je me souviens que ces Messieurs discutèrent
longuement. Il y avait évidemment des décisions d’urgence à prendre.
90
J’apprendrai plus tard que Monsieur Monod, souffrant d'une grave aplasie médullaire, avait été
brutalement et rapidement terrassé par une leucémie aigüe.
263
Le vol Nice Paris fut un tout petit peu plus animé du côté de « l’autre » Madeleine,
mais si peu…
Au retour de Cannes, je fus à nouveau hébergée chez les Hardy. J’eus alors avec lui,
une conversation très émouvante au cours de laquelle Jean Hardy me confia les dernières
paroles conscientes de mon Patron, peu avant d’expirer. Dans un premier souffle, Monsieur
Monod murmura :
- Odette… Pasteur… Jean…
Puis, à nouveau, très doucement, presque inaudible :
- Je cherche à comprendre…
Je frissonnai d'émotion rétroactive…
Depuis cette tragique fin mai 1976, début d’un été caniculaire, je n’ai eu qu’une seule
fois l’occasion de me recueillir devant le caveau où reposent mon Patron, son épouse et sa
famille au cimetière du Grand Jas de Cannes, et sur la pierre duquel est écrit Celui qui aime
demeure dans la lumière…
Le 3 juin 1976, à l’Institut Pasteur
Tandis que les obsèques de Monsieur Jacques Monod se déroulaient à Cannes, ce
matin du 3 juin, la Direction de l’Institut Pasteur de Paris avait organisé un rassemblement du
personnel sur le campus (au 25 de la rue du Docteur Roux) pour tous ceux désirant se joindre
par la pensée au déroulement du « dernier voyage » du Directeur Général de l’Institut disparu.
Le jeudi 10 juin 1976 : Commémoration
Ce jeudi, une cérémonie officielle commémorative « intra muros » fut organisée sous
la présidence de Madame Simone Veil, alors Ministre de la Santé, avec les Professeurs Royer
(président du Conseil d’Administration de l’Institut) et Lwoff (lauréat du Prix Nobel de
Physiologie ou Médecine en 1965 avec François Jacob et Jacques Monod).
Cette émouvante commémoration débuta par une introduction musicale d’une œuvre
de Jean-Sébastien Bach, suivie par les discours successifs des Professeurs Royer et Lwoff,
enchaînant sur une chaleureuse allocution de Madame Simone Veil. La cérémonie se termina
sur un harmonieux final de Jean-Sébastien Bach, la musique de prédilection de Monsieur
Monod.
Les personnalités ainsi que les membres de la famille, les proches amis ou
collaborateurs étaient réunis sur une large estrade que dominait un portrait géant de Monsieur
Monod (exécuté par le service photographique de l’Institut), bouleversant dans son
encadrement de roses…
Installée tout au long de l’allée conduisant au service de la Rage (au 25 de la rue du
Docteur Roux), très recueillie, l’assistance se levait comme un seul homme après chaque
discours…
264
Épilogue
Merci! Merci la vie !
MERCI de m’avoir très tôt – j’avais tout juste vingt ans – permis de rencontrer près de
deux heures durant un Grand Homme, artiste manouche analphabète, ignorant également le
solfège et cependant reconnu – encore de nos jours – comme le plus grand guitariste du
monde . Je veux parler du célèbre Django Reinhardt, à la main gauche aux doigts
recroquevillés (l'annulaire et l'auriculaire), main marquée de façon indélébile de cicatrices en
étoiles, totalement inerte après de très graves brûlures ayant failli lui coûter la vie lors de
l’incendie de sa roulotte de bois (Cf. Chapitre 3) dans un campement nomade de la région
parisienne.
Pendant la seconde guerre mondiale, Django Reindhardt créa avec son ami violoniste
de renom international Stéphane Grappelli, le quintette du « Hot Club de France ».
MERCI ! MERCI LA VIE !...
MERCI d’avoir réalisé le rêve de mon adolescence : rencontrer un jour un Grand
Homme de Science…
Le hasard a bien voulu concrétiser ce souhait prétentieux d’une lycéenne et a bien
voulu vingt-deux années durant m’accorder une place privilégiée auprès de l’un des
scientifiques le plus créatifs de la fin du vingtième siècle. Consciente de la chance inouïe qui
m’était dévolue, je me suis toujours appliquée, tout au long de ces années, à travailler pour
Lui de la façon la plus efficace et la plus dévouée possible, dans toute la mesure de mes
moyens limités. J’aime à croire qu’Il m’en a été reconnaissant : ma dernière promotion en
qualité de « cadre administratif » (Attachée de Direction) et ma nomination honorifique au
titre de Chevalier de l’Ordre national du Mérite (1986) en sont, je pense, un émouvant et
généreux témoignage « post-mortem ».
MERCI ! MERCI LA VIE !...
À l’automne de mes jours, Tu m’as redonné - miraculeusement – suffisamment de
« ressort » et de volonté pour évoquer et en même temps rendre hommage à Jacques Monod,
le Grand Homme de Science de mes rêves…
MERCI ! MERCI LA VIE … de m’avoir épargné – pour l’instant – le sort de ces
malheureuses victimes de la vieillesse et des dégénérescences cruelles et irréversibles qu’elle
entraîne, vidant l’être de toute compréhension, de toute lucidité, le baignant prématurément
dans le néant…
MERCI au Grand Jacques Monod d’avoir été simplement ce qu’IL était, avec ses
multiples facettes, ses qualités et ses défauts, TOUJOURS chaleureux, reconnaissant, attentif
et bienveillant pour ses proches collaborateurs et amis.
Avant de plonger moi-même dans le néant, j’aimerais savoir – sinon être sûre – que les
lignes relatant mes plus précieux souvenirs, lignes écrites avec ferveur et profonde
reconnaissance, laisseront à ceux qui voudront bien les lire, l’empreinte que mon Grand
265
Patron a gravée à jamais en moi : celle d’un Être d’exception, tant sur le plan scientifique que
sur le plan purement humain.
Je voudrais enfin profiter de ces dernières lignes pour remercier chaleureusement :
- Gabriel Gachelin, un ancien étudiant du laboratoire alors directeur délégué à
l’Institut, qui m’a très tôt (alors que je travaillais sur les archives de mon Patron) vivement
engagée à écrire un recueil de souvenirs personnels en marge du « Fonds Monod » (que j’ai
initié et décrit pendant de longs mois) et encouragée à poursuivre cette entreprise en Maison
de Retraite, avant que « la grande Faucheuse » ne m’emporte !!!
MERCI, cher Gabriel !
- Joël de Rosnay, (Directeur du développement et des relations extérieures à l’Institut
Pasteur Fondation de 1975 à 1977, puis Directeur des Applications de la recherche jusqu’en
1984, date à laquelle il démissionne pour prendre un poste important au Musée des sciences et
de l’industrie de la Villette - dont il a refusé la Direction générale proposée par François
Mitterrand - restant néanmoins jusqu’en 1987 Conseiller scientifique du Directeur général de
la Fondation pour les relations industrielles), qui, dès mi-1976 m’a formée à l’informatique,
ce pour quoi je lui dois une infinie reconnaissance pour l’aide plus que précieuse que cette
technique alors seulement émergente chez les non professionnels, m’a apportée aussi bien
pour le classement du Fonds Monod que pour des écrits plus personnels.
MERCI du fond du cœur, cher Joël.
- Mon « petit frère » Michel Goldberg, du Service de Biochimie Cellulaire qui – pour
me faciliter la tâche, m’a si gentiment offert son ancien ordinateur portable avec l’imprimante
correspondante… que je n’ai malheureusement pas pu utiliser à cause de ma vue altérée par
l’âge !...
MERCI, cher petit frère pour ce geste affectueux !
- Madame Denise Ogilvie, Conservateur du patrimoine aux Archives nationales, en
mission temporaire au musée de l’Institut Pasteur en 1986 (où étaient versées les archives des
pasteuriens), prenant le relais de B. Fantini recruté pour quelques mois et qui a introduit un
logiciel « relativement » simple pour le classement des fiches des archives. Denise Ogilvie a
eu le grand mérite dès 1987 de guider mes premiers pas dans la mise en route du classement
du fonds Monod, simplifiant, harmonisant et généralisant la cotation des nombreuses archives
à l’aide d’un code simple constitué de deux fois trois lettres suivies de trois chiffres. Quelle
chance d’être tombée sur Denise, guide idéale de ce métier.
MERCI de tout cœur, chère Denise.
- Daniel Demellier, archiviste au service des archives depuis 1988. Daniel m’a non
seulement rangé le fonds Monod dans l’espace protégé des archives au milieu des 3
kilomètres d’archives pasteuriennes et plus de 150 fonds. Mais il a aussi assuré la mise en
page et le tirage des différentes versions de ce manuscrit, et s’est proposé pour venir à
Beaumont récupérer des pièces à verser au fonds Monod ainsi que les photos et documents
personnels qui sont encore en ma possession pour les intégrer aux fonds d’archives de l’IP.
Merci infiniment, Cher Daniel, pour tant de gentillesse et de dévouement.
- Stéphanie Damie, Animatrice au sein de la Maison de Retraite Saint-Laurent de
Beaumont, qui a mis si gentiment à ma disposition son ordinateur personnel ainsi que son
bureau en dehors de ses occupations professionnelles.
266
MERCI, chère Stéphanie pour ce service inoubliable !
Madeleine BRUNERIE
Mercredi 28 mai 2008
ADDENDUM – J’ai pris ma retraite le… 1er avril 1990, voici donc dix-huit ans déjà…
Retraite active bénévole jusque fin 2004, début de mes sérieux ennuis de santé successifs…
À la demande amusée de Gabriel Gachelin, j’ai calculé approximativement la distance
parcourue (en train, métro, RER) pendant mes cinquante-huit années d’activité pasteurienne
(quarante-quatre ans en tant que salariée – ce qui m’a valu la Médaille « Grand Or du
Travail » - et quatorze ans en tant que bénévole) auxquelles il faut ajouter trois années
d’études secondaires au Lycée Victor Duruy (boulevard des Invalides, Paris VIIème), soit en
tout soixante-et-un ans de déplacements quotidiens de ma résidence à Beaumont-sur-Oise
(Val d’Oise) d’abord au lycée, puis à l’Institut Pasteur (28 rue du Docteur Roux, Paris
XVème). Soit, au total environ 1.078.000 Km, c’est-à-dire un peu plus de trois fois la
distance de la Terre à… la Lune (aller simple : 353.000 Km) !!!
267
Annexe
Monsieur Monod et ses nombreuses prises de position politique tout au long de sa
carrière
Profondément humaniste et humanitaire des plus généreux, Monsieur Monod s’est de
tout temps intéressé au sort de ses semblables de quelque race ou nationalité que ce soit et
peut-être avec plus d’autorité encore après la notoriété conférée par le Prix Nobel. C’est ainsi
qu’il trouva toujours, son infinie générosité aidant, le moyen d’assister d’une façon ou d’une
autre, ceux qui en avaient besoin ou qui souffraient.
Si je n’ai guère de renseignements à ce sujet sur mes petits agendas, le catalogue
archivistique que j’ai constitué lors du classement du Fonds Monod est très éloquent quant à
cet important sujet : c’est pourquoi je me limiterai à l’énumération ci-après à laquelle
j’attache une importance toute particulière. Le lecteur intéressé parce sujet pourra consulter le
Fonds Monod, au Service des Archives de l’Institut Pasteur créé en 1987. Les documents
relatifs à ce sujet portent la cote MON.Pol. suivie du numéro correspondant de la boîte
archivistique.
Voici donc la liste en question :
- Affaire Lyssenko (1947-1949) (important dossier)
- Affaire Éthel et Julius Rosenberg (1953)
Droit des Femmes : avortement, contraception, sexualité, démographie, procréation
(1965-1975)
- Planning familial (1965-1973)
- Avortement (avec le retentissant procès de Bobigny rendu célèbre par l’excellente
avocate Maître Gisèle Halimi, procès au cours duquel Monsieur Monod ne fit pas
qu’apporter un témoignage favorable à la jeune accusée, mais régla tous les frais
entraînés pour elle parcette affaire).
- Contraception, sexualité, démographie, procréation (1971-1974)
- Droits des femmes (1975)
Droits de l’Homme (1950-1976)91
- Ligue des Droits de l’Homme (1958)
- Interventions pour la Défense des droits de l’Homme et la Démocratie dans le
monde (1950-1976)
91
Très récemment (août 2008), et tout à fait par hasard, j'ai appris (non par un dossier mais de la
bouche même de l'intéressé) une action humanitaire de mon Patron au cours de l'année 1973.
Cet été là, Monsieur Monod a reçu chez lui un jeune chilien (il n'avait pas 19 ans) fils d'un
pasteur de renom dans son pays et débutant alors ses études de médecine. Arrêté, torturé puis
finalement expulsé de son pays par le régime de Pinochet, ce jeune homme trouva refuge en France
grâce à l'intervention de la CIMADE, organisme protestant avec lequel Monsieur Monod avait une
relation. Commençant par approfondir ses connaissances de notre langue à l'Alliance Française,
renonçant à ses études de médecine, le jeune chilien s'orienta vers une carrière d’infirmier afin de
subvenir aux besoins de la famille qu'il a fondée en France.
C'est avec émotion que lui et moi avons évoqué ces souvenirs très précieux pour lui et pour
moi. Il m'a dit avoir revu plusieurs fois Monsieur Monod après leur premier contact, lors de différentes
assemblées publiques.
268
- Comité de liaison pour la Ratification de la Convention européenne des Droits de
l’Homme (1970-1975)
- MRAP (Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et pour la Paix) : Hommage
au Pasteur Martin Luther King (1966 et 1968) (cités intégralement dans cet
ouvrage)
- LICA (Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme) (1971-1973)
- Amnesty International (1974-1976)
- Peine de Mort (1969-1975)
- Euthanasie, droit à une mort digne, contrôle génétique (1972-1975)
Paix et Désarmement
- Mouvements ou actions pour la Paix et le désarmement (1966-1975)
- Force de frappe, essais nucléaires, guerre chimique (1957-1975)
- Paix dans le monde :
- au Viêt Nam (1965-1971)
- au Moyen-Orient (1967)
Politique française
- Guerre d’Algérie (1960-1961)
- Soutien à l’opposition de gauche (1957-1969)
- Parti communiste français (1965)
- Problèmes de Monsieur Jacques Monod pour l’obtention du visa US (1951-1974)
- Parlement européen (déclaration française pour sa création (1976)
Problèmes de Société et d’Environnement
- Science et politique (1970-1975)
- Problèmes de société (1955-1976)
- Environnement : pollution, protection de la Nature, Centrales nucléaires (1970-1975)
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