Traduire en Méditerranée LA TRADUCTION VERS L`ARABE EN

Transcription

Traduire en Méditerranée LA TRADUCTION VERS L`ARABE EN
Traduire en Méditerranée
LA TRADUCTION VERS L’ARABE EN TUNISIE
Dans le cadre de l’état des lieux de la traduction en Méditerranée, co-produit par la
Fondation Anna Lindh et Transeuropéennes en 2010
Collecte des données, analyse et rédaction
Jalel Al-Gharbi
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© Transeuropéennes, Paris & Fondation Anna Lindh, Alexandrie - 2011
Préambule
La présente étude est réalisée par Transeuropéennes en partenariat avec la
Fondation Anna Lindh (Traduire en Méditerranée). Elle est une composante du premier
état des lieux de la traduction en Méditerranée que conduisent à partir de 2010
Transeuropéennes et la Fondation Anna Lindh (programme euro-méditerranéen pour la
traduction), en partenariat avec plus d’une quinzaine d’organisations de toute l’Union
pour la Méditerranée.
Partageant une même vision ample de la traduction, du rôle central qu’elle doit
jouer dans les relations euro-méditerranéennes, dans l’enrichissement des langues, dans
le développement des sociétés, dans la production et la circulation des savoirs et des
imaginaires, les partenaires réunis dans ce projet prendront appui sur un état des lieux
pour proposer et construire des relations de long terme.
Introduction
La Tunisie reconnaît, depuis l’époque des grands réformateurs du XIXè, l’importance
de la traduction. Cet intérêt s’est accru ces dix dernières années. Il a été aiguillonné par
le rapport, jugé alarmant, du PNUD sur le développement humain arabe en 2003. Ce
rapport sous-titré « Construire une société de la connaissance » met à nu la déréliction
dans la quelle se trouve le secteur du livre et surtout celui de la traduction. Les carences
dans la traduction arabe y sont présentées comme un symptôme de la crise de la culture
arabe contemporaine et comme l’expression d’une sclérose culturelle repoussant tout
modernisme. Ces critiques ont été répercutées de manière plus virulente en Tunisie et
dans le reste du monde arabe.
La teneur de ce rapport, par ailleurs fort contestable, ne manque pas de produire
un sursaut dans les milieux culturels arabes. Les travaux de Richard Jacquemond
viendront relativiser les conclusions du PNUD et montrer qu’il s’agit plutôt d’un déficit
l’index Translationum arabe. Partout dans le monde arabe, en Egypte, aux Emirats Arabes
Unis, au Qatar, au Koweït, au Maroc, on s’emploie à pallier ces tares de la traduction.
Pour les décideurs politiques, c’est surtout l’occasion d’afficher une volonté de lutter
contre l’esprit récalcitrant à la modernité, contre l’intégrisme. C’est dans ce contexte
qu’il convient de considérer la situation de la traduction en Tunisie ces vingt dernières
années.
En Tunisie, le flux de la traduction se fait quasi exclusivement vers l’arabe dit
littéraire, langue lue partout dans la sphère arabophone. Nous n’avons relevé qu’un seul
exemple de traduction vers le dialecte tunisien. Et il s’agit d’une exception à valeur
anecdotique. Hédi Balegh, journaliste et enseignant à la Faculté des Lettres de la
Manouba choisit pour sa défense et illustration du dialecte tunisien de traduire Le Petit
Prince de Saint-Exupéry. C’est la première et, vraisemblablement, la dernière fois qu’une
tentative de ce genre est entreprise. Nous pensons que le mouvement de la Pléiade
n’est pas reproductible. Cela signifie surtout que la pratique de la traduction en Tunisie
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s’inscrit dans la sphère arabophone. Ce qui induit que la production des traducteurs
tunisiens dépasse largement ce qui est recensé à l’intérieur du pays, car il n’est pas rare
que des Tunisiens réalisent des traductions pour le compte d’organismes d’autres pays
arabes, et plus rarement européens. A titre d’exemple, le service de traduction du
Qatar, dirigé par un Tunisien, fait appel à des traducteurs tunisiens.
S’il arrive que les Tunisiens empiètent sur d’autres territoires, il n’est pas rare
que des traducteurs arabes réalisent des travaux pour des organismes tunisiens ou
arabes établis à Tunis, par exemple l’ALECSO (Organisation Arabe pour l’Education, la
Culture et les Sciences) dont les publications ne sont pas forcément dues à des
traducteurs tunisiens. Cette remarque sur l’inadéquation entre l’apport des traducteurs
tunisiens et ce que peuvent révéler les statistiques relatives à la traduction en Tunisie,
vaut surtout comme indice des potentialités que recèle le pays. Les institutions
tunisiennes pourraient traduire davantage, bien que la tendance dans le pays soit plutôt
vers un renforcement de l’intégration des Tunisiens dans le marché international de la
traduction. A cet effet, un atelier co-organisé par les ministères tunisiens et qatari de la
culture s’est tenu à Hammamet début septembre 2011. Il est encore tôt pour se
prononcer sur la question, mais il semble que l’on s’oriente vers plus de participation
tunisienne au « marché international de la traduction », alors qu’avant la révolution
cette question était peu évoquée : on ne savait pas ce que ces Tunisiens pouvaient
traduire et on ne cherchait d’ailleurs pas à le savoir. Le pouvoir semblait préférer que
les traducteurs tunisiens travaillent en Tunisie sous son regard. Maintenant, il est plus
que probable que la traduction en Tunisie connaisse un désengagement de l’Etat, qui,
d’une manière ou d’une autre, intervenait dans les choix idéologiques. Il est indéniable
que la scène culturelle s’oriente vers la fin de l’instrumentalisation idéologique de la
traduction, même si ces options idéologiques n’étaient pas toujours répréhensibles. Ce
qui est en cause, c’est l’instrumentalisation de ces idées. Il est également à craindre que
l’Etat tunisien, requis par d’autres urgences économiques, ne réduise les budgets alloués
à ce mouvement de traduction tout à la fois coûteux et aux résultats aléatoires, car les
livres traduits ne se vendent pas.
Ainsi donc la situation de la traduction dépend de celle de l’édition. On notera
qu’en Tunisie – peut-être en est-il de même partout – c’est l’édition qui détermine la
scène de la traduction.
L’Edition en Tunisie
En Tunisie, l’édition privée ne connaît son essor qu’après 1970, lorsque,
abandonnant l’expérience socialiste, Bourguiba engage le pays sur la voie du libéralisme.
Aujourd’hui, on recense plus de cent maisons d’édition dans le pays, mais seule une
dizaine d’entre elles peut se prévaloir d’avoir une véritable politique éditoriale. Trois
maisons d’édition publient des traductions : la Maison Yamama, du groupe hyponyme,
créée en 1979, par Adnène Mbarek, elle propose plus de 600 titres pour enfants en
arabe et en français, œuvres couvrant toute la scolarité, du préscolaire au secondaire. La
Maison Yamama vient de publier un dictionnaire bilingue Français arabe, présenté
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comme le fruit d’un travail de quinze ans. Dar Al Maaref est une maison d’édition fondée
en 1976. Elle s’est spécialisée dans l’édition du livre culturel et notamment celui destiné
aux enfants. Elle affiche un catalogue de 1200 titres. Vient enfin la Maison Cérès Editions,
du groupe Cérès production. Fondée en 1964, cette Maison est la doyenne des éditeurs
maghrébins. Elle détient un catalogue de plus de 800 titres en arabe et en français, à
proportions quasiment égales. Elle couvre les domaines de la littérature, des sciences
sociales, des livres d’art et des guides de tourisme. Cérès investit également dans le livre
de jeunesse et dans le parascolaire. Le livre scolaire étant monopolisé par l’Etat, car
obéissant à des considérations sociales et non commerciales, Cérès a opté pour le
parascolaire mais également pour les essais et les ouvrages universitaires. Avec l’appui
de l’IFC (Institut Français de Coopération), les éditions Cérès ont à leur actif une
collection d’une grande utilité pour les étudiants surtout ceux en Lettres françaises ou
en philosophie. Une collection comme Critica met à la disposition des étudiants des
œuvres dont les éditions françaises leur sont inaccessibles, à cause de leur prix
prohibitifs. Les titres émanent d’un choix judicieux : - Fragments d’un discours amoureux,
Roland Barthes, Figures III, Gérard Genette, La Terre et les rêveries du repos Gaston
Bachelard, La terre et les rêveries de la volonté, Gaston Bachelard, Introduction à la
mythologie, Gilbert Durand, Des métaphores obsédantes au mythe personnel, Charles
Mauron, Forme et signification, Jean Rousset, Microlectures Jean- Pierre Richard,
Dictionnaire de critique littéraire, Joëlle-Gardes Tamine…
Ces trois éditeurs sont aussi imprimeurs et ils sont le plus souvent spécialisés
dans les ouvrages de jeunesse qui occupent près d’un tiers de l’édition tunisienne. En
2002, le ministère de la culture a recensé 1249 titres publiés (compte non tenu des
ouvrages scolaires). Sur l’ensemble de ces publications il n’y a que 7 traductions en
arabe. 79% des livres parus cette même année sont en arabe et le reste essentiellement
en français. Pourtant, malgré la censure qui prend diverses formes, le secteur de
l’édition jouit d’un soutien constant.
Le français en Tunisie :
Au XXe siècle, l’arabe et le français supplantent complètement les autres langues
dans l’administration. Le turc, l’italien et l’hébreu disparaissent du pays ou du moins se
trouvent réduits à des proportions incongrues. Pourtant, dès le XIXè siècle, le pays
s’ouvre aux langues étrangères avec la fondation en 1837 de l’Ecole Polytechnique du
Bardo. C’est la première fois que les langues étrangères sont enseignées dans un
établissement étatique. Jusque là, elles étaient confinées dans les établissements privés. A
côté de l’arabe, on y enseignait le turc, l’italien, le français et de manière éphémère
l’anglais jusqu’en 1868 date à laquelle l’Ecole Polytechnique est transformée en Ecole
militaire. Dans le volet linguistique de sa mission, la nouvelle école du Bardo avait
comme mission d’importer d’Istanbul des traités militaires en arabe ou en turc et de les
traduire en arabe. Un programme de traduction était mis en place.
Apprendre les langues étrangères était une aspiration générale en Tunisie,
revendiquée même par les étudiants de la Zeitouna. Aussi le pays vit-il s’ouvrir d’autres
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filières pour répondre à ce besoin de modernité. Cette volonté de former des étudiants
aussi bien versés dans leur langue maternelle que dans les langues étrangères et dans la
traduction trouve sa plus grande réussite dans le Collège Sadiki (adjectif dérivé du nom
de Sadok Bey), établissement fondé en 1874. Très tôt, cette institution civile abandonne
l’enseignement du turc. La Khaldounia, école moderne fondée en 1896, s’ouvre aux
langues et civilisations étrangères. Cet élan se poursuit au XXè siècle avec l’ouverture
d’autres institutions en 1920 comme l’Ecole supérieure de langue et de littérature
arabes et le Centre d’études de doit de Tunis.
Langue d’enseignement et compétences linguistiques
Ce sont les anciens élèves et professeurs du collège Sadiki qui mettront en place
le système éducatif d’après l’indépendance. Ce système donna la réussite que l’on
connaît. Le choix d’un enseignement moderne et au moins bilingue est vite fait. Ce fut
surtout une option unanime. Mais il semble que les conditions ne fussent pas réunies
pour la généralisation de l’expérience du collège Sadiki avec le même succès.
L’enseignement des langues ne donne pas de résultats comparables à ceux du collège
Sadiki. Au fil des années, la généralisation de l’enseignement se fait au détriment de la
qualité. La traduction est enseignée à partir du second cycle du secondaire. C’est une
matière secondaire, affectée d’un coefficient faible, réservée aux seuls littéraires et
enseignée par les professeurs d’arabe qui ne sont pas toujours d’excellents bilingues.
Jusqu’à une date récente, la traduction n’était enseignée à l’université qu’aux arabisants
et aux francisants. Dans les deux cas, il s’agissait d’un enseignement secondaire, voire
optionnel. Il faudra attendre 1976 pour voir l’Institut Supérieur des Langues de Tunis
ouvrir un département de traduction. Aujourd’hui, de nombreuses universités assurent
une formation en traduction, avec des masters spécialisés à la Faculté de la Manouba ou
à l’Institut Supérieur des Langues de Tunis, par exemple. Ces masters se heurtent
souvent à une difficulté résultant du caractère hétérogène des étudiants. Ils viennent
d’horizons divers et ont des formations différentes (hispanisants, anglicistes, arabisants,
francisants…). Si cette diversité peut s’avèrer fort utile pour un enseignement comme la
traductologie, elle l’est beaucoup moins pour celui de la traduction même.
Il est à remarquer que les difficultés auxquelles se heurtent la pratique des
langues ne viennent pas du plurilinguisme tel qu’on peut le constater dans d’autres pays
du Maghreb. En Tunisie, la communauté berbérophone est réduite et il n’y a pas à notre
connaissance de berbérophone ne parlant pas arabe, comme c’est le cas en Algérie ou
au Maroc. Ainsi donc, l’arabe est non seulement la seule langue officielle du pays mais la
seule langue pratiquée par tous.
La disparité langue dialectale, langue dite littéraire ne nous semble pas poser de
problème. Si l’on compare le dialectal tunisien parlé pendant la première moitié du siècle
dernier (tel que nous pouvons en juger par les textes qui nous sont parvenus de
l’époque) on ne manquera pas de constater que l’arabe dialectal est en train de se
rapprocher de la langue arabe. Mais, parallèlement à cela, nous notons une nette
tendance à l’alternance linguistique (code-switching) chez les Tunisiens. Le code5
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switching a fait l’objet de quelques études en Tunisie dont la plus complète est celle de
Heikel Ben Mustapha « Le Code-switching observé chez les diplômés de l’université en
Tunisie » (Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba).
En Tunisie, l’expression « la langue étrangère » désigne le français aussi bien
dans les textes officiels que dans les medias. Dans les années 1980, le français était défini
comme « langue étrangère à statut privilégié ». En réalité, la diglossie arabe-français est
bien plus ancrée dans le pays. Le bilinguisme est une pratique courante. La signalisation
routière, les édifices publics, les panneaux publicitaires portent des inscriptions bilingues
avec une priorité à la langue arabe surtout dans les édifices gouvernementaux. Cette
présence du français s’accompagne parfois de celle de l’anglais. Sous le régime de Mr
Ben Ali, on a vu à deux reprises des campagnes d’arabisation des inscriptions publiques
dont la motivation profonde était de sanctionner les gouvernements français qui osaient
critiquer les violations des droits de l’homme du pouvoir.
Le français en Tunisie est une langue essentiellement fonctionnelle (on disait dans
les années 1980, « langue véhiculaire »), la langue de l’ouverture sur l’autre, alors que
l’anglais tend à devenir celui de la technique et de la technologie. Malgré cette place
privilégiée, le français n’a pas de statut légal défini, sauf dans le cadre scolaire où il est
présenté comme langue d’enseignement. On estime à 64% le taux des Tunisiens parlant
français, contre – à titre indicatif- 57% des Algériens et 41,5% des Marocains (Bianchini,
L’Usage du français au Maghreb, Constellations francophones, 2007.) Ces statistiques ne
doivent pas cacher une réalité que tous s’accordent à corroborer : le français est en
déclin en Tunisie. Et si dans un souk, on entend parler français, c’est le plus souvent des
émigrés Tunisiens venus passer les vacances chez eux. Le rôle que jouent les émigrés
dans l’ancrage du français en Tunisie reste un sujet à étudier. Notons par ailleurs,
l’existence d’une production littéraire d’expression française. Cette production littéraire
n’est presque pas traduite en arabe. On verra que les Tunisiens semblent préférer
traduire des œuvres relevant des sciences humaines. Il faut admettre que la littérature
tunisienne d’expression française n’a pas encore donné des noms aussi illustres que la
littérature algérienne avec Kateb Yacine ou marocaine avec Abellatif Laabi.
Institutions clés en Tunisie
Beït al-Hikma1 :
Créée en 1983, la Fondation Beït al-Hikma devient en vertu de la loi 74-96, datée
du 23 juillet 1996, une entreprise publique à caractère non administratif, dotée de la
personnalité civile et de l’indépendance financière et elle est dénommée Académie
tunisienne des sciences, des lettres et des arts, Beït al-Hikma. Elle a pour mission de :
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Littéralement maison de la sagesse, appellation empruntée à la prestigieuse institution abbasside du IXe siècle
qui avait en charge de traduire les connaissances persanes, indiennes et grecques. Historiquement, cette
institution était liée au calife. Il n’est peut-être pas insignifiant que le siège de Beït al-Hikma se trouve à
Carthage tout près du palais présidentiel.
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Réunir les grands hommes de culture et leur permettre de poursuivre le développement
de la recherche dans les différents domaines d’activités de l’esprit et de la science et
d’échanger leur savoir.
Contribuer, en coordination avec les institutions similaires dans le monde, à
l’enrichissement de la langue arabe, de veiller à son bon usage, de regrouper et de
développer ses potentialités afin qu’elle aille de pair avec les sciences et les arts.
Contribuer à la sauvegarde du patrimoine dans les domaines de la recherche et de
l’édition.
Elaborer des dictionnaires, des encyclopédies et traduire des ouvrages.
Organiser des colloques et des conférences dans les différents domaines relevant des
attributions de l’Académie.
Encourager la création et la diffusion d’œuvres de l’esprit et de l’art.
Présenter des avis sur les questions relevant de ses attributions et dont elle serait saisie
par l’autorité de tutelle ainsi que par les autres départements ministériels et par toute
autre institution.
On le voit ici, la traduction n’est pas la mission principale de l’Académie tunisienne.
En octobre 2011, Beït al-Hikma compte 48 titres traduits depuis la fondation de
l’Académie.
En 2004, Beït al-Hikma établit un ambitieux programme de traduction. Des
commissions sont constituées pour choisir les titres à traduire. La liste des œuvres
retenues pour la langue française est censée être celle des chefs-d’œuvre de toute la
littérature française. Tout se passe comme s’il était question de traduire la littérature
française. Mais le projet ne sera jamais mené à bien. Il y a lieu de penser qu’il sera
abandonné avec la création en 2006 du Centre National de traduction. C’est dire qu’il
est difficile de dire si la création du Centre National de Traduction ne fait pas double
fonction avec la fondation Beït al-Hikma.
Le Centre National de Traduction (Cenatra)
Cette institution culturelle nationale a été créée en vertu du décret n° 401/2006
daté du 03 février 2006. C’est une institution publique à caractère non administratif
dotée d’un statut juridique et d’une autonomie financière. Elle est placée sous la tutelle
du ministère de la culture et de la sauvegarde du patrimoine. Le centre a pour vocation
l’information, la formation, la documentation et les études. Il dispose de trois
commissions plus ou moins actives malgré les ambitions démesurées qu’elles affichent :
une commission des stratégies de la traduction pour le renforcement de la présence
culturelle de la Tunisie sur la scène culturelle mondiale. Une deuxième commission des
stratégies de la traduction pour la modernisation intellectuelle et culturelles. Et enfin
une dernière commission chargée des stratégies de la traduction dans les domaines de la
connaissance scientifique et technologiques et des enjeux des relations internationales.
Le Centre national de traduction a pour mission de :
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Elaborer et mettre en œuvre un programme national de traduction visant à faire
traduire, selon une échelle de priorité, les œuvres majeures du patrimoine littéraire et
intellectuel national et mondial, les ouvrages de références, les chefs-d’œuvre de la
littérature, les études et monographies consacrées aux sciences et aux arts, et les
ouvrages à intérêt encyclopédique, et ce, directement ou en partenariat avec les
institutions et organismes compétents.
Contribuer à l’action de modernisation linguistique et d’intégration de la langue arabe
dans le mouvement intellectuel moderne, ainsi qu’à l’élaboration de nouvelles
terminologies et de néologismes, et d’en faciliter l’utilisation par les chercheurs, les
enseignants, les médias et le grand public.
Recenser les traductions réalisées en Tunisie et à l’étranger des œuvres intellectuelles,
littéraires, scientifiques et artistiques, et publier une bibliographie de celles qui ont pour
thème la Tunisie, sa culture ou ses personnalités illustres.
Former les traducteurs et les interprètes à assurer leur recyclage dans les différentes
spécialités de la traduction.
Etablir des relations de coopération et de partenariat avec les Académies, les
établissements nationaux et internationaux similaires, les universités, les centres de
recherches, les organismes de formation en traduction, les associations professionnelles,
les établissements de droits d’auteur, d’édition du livre et les différents établissements
liés à la traduction.
Organiser des rencontres, des séminaires et des ateliers, afin de développer le niveau
professionnel de la traduction et la promotion du mouvement de la traduction en
général.
Procéder aux recherches et études permettant d’évaluer la formation dans les langues
étrangères et de faire évoluer le secteur de la traduction en collaboration avec les
parties concernées.
Constituer une base de données sur les compétences spécialisées dans les divers
domaines de la traduction et réaliser un site Web particulier sur ce sujet. Bien que la
bonne diffusion ne soit pas garantie, il est le seul à proposer un achat en ligne de ses
ouvrages traduits.
Contribuer à l’élaboration et à la proposition des textes organisant le mouvement de la
traduction, en collaboration avec les organisations professionnelles et l’organisme
national chargé de la protection des droits d’auteur.
Contribuer à la promotion de la production intellectuelle et littéraire.
On le voit, le programme du Centre national de la traduction est trop ambitieux. Il
semble répondre à une volonté politique très marquée de promouvoir la traduction. En
effet, 2008 fut décrétée année nationale de la traduction. Cette année-là, le Centre a
participé à la 27e édition de la Foire internationale de Tunis avec un stand imposant.
Cependant, il y avait dans ce stand plus d’affiches des œuvres à traduire que de
traductions réalisées. Tout se passe comme si le Centre avait pour première
préoccupation son image.
Notons cependant que le Centre met un point d’honneur à ne traduire qu’à partir
des langues originales et ce de manière exclusive. Signalons enfin que dès 2008, le
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Centre institue le prix « Mizan Ettarjamah », prix visant la promotion de la traduction
dans tous les domaines et dans toutes les langues.
En Octobre 2011, le catalogue du Centre National de Traduction arbore 9 collections
dont 4 ne comprennent qu’un seul titre. En voici un aperçu :
Deux collections : Dhad et Carthaginis Lumen regroupent des titres arabes traduits en
français (11 titres), en anglais (2 titres), en allemand (1 titre). Les 7 collections restantes
regroupent les œuvres traduites en arabe : Divan de la philosophie (5 titres), L’œil de
l’esprit (1 titre), Lissan (1 titre), Littératures du monde (6 titres), Pensées du temps (1
titre), Perspectives (1 titre).
En tout 29 titres. En somme, les publications du Cenatra, tout comme celles de Beït AlHikma importent moins par leur nombre ou par leur diffusion que par l’esprit nouveau
qui les anime.
Il y a traduction et traduction
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Les traductions de ces Fondations présentent le plus souvent des œuvres d’une
importance académique certaine, à quelques rares exceptions près. Ces travaux sont
confiés à des universitaires spécialistes de la langue d’origine. Le problème, c’est que ces
travaux se vendent très peu. Ce qui explique que c’est l’Etat qui s’en charge alors que le
privé s’en détourne au profit d’un autre type de traduction, celle des best-sellers libres de
droits. Toutes les librairies de Tunisie proposent à côté des ouvrages scolaires et
parascolaires des traductions des chefs-d’œuvre de la littérature européenne (Don
Quichotte, La Tulipe noire, Le tour du monde en 80 jours, Les Misérables, Paul et Virginie…)
Ces œuvres ne sont présentés en librairie que parce qu’elles sont susceptibles de figurer
au programme de lecture ou d’être recommandées par les enseignants. D’une certaine
façon ces œuvres sont considérées comme relevant du parascolaire. De nombreux
griefs peuvent être retenus contre ces publications :
Il ne s’agit pas de l’œuvre intégrale, sans doute pour des exigences de compression des
prix.
Il s’agit d’une libre adaptation plutôt que d’une véritable traduction. D’ailleurs, il n’est
pas rare que le nom du traducteur ne soit pas mentionné. Ces traductions se
rapprochent davantage de l’adaptation telle que pratiquée par l’écrivain égyptien
Mustapha Lutfi al-Manfaluti (1876-1924), ayant traduit Pour la Couronne (François Copée),
Sous les tilleuls (Alphonse Karr), Paul et Virginie (Bernardin de Saint Pierre), Cyrano de
Bergerac (Edmond Rostand). Aujourd’hui encore on lit Manfaluti mais pour son propre
style, ce qui n’est nullement le cas des adaptations que l’on trouve dans les librairies
tunisiennes.
Ces traductions reprennent toujours les mêmes titres. Elles ne constituent pas à
proprement parler une ouverture sur la culture occidentale, car elles n’en suivent pas la
dynamique. Les éditeurs ne prennent que des ouvrages libres de droits.
Ce sont souvent des titres expurgés même du contenu culturel.
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Dans le cas des œuvres issues d’une langue autre que le français, il s’agit souvent d’une
traduction transitant par le français. Ces traductions de traductions sont condamnées à
être lacunaires.
On peut aisément isoler deux types de traductions : la traduction académique et la
traduction « parascolaire », celle qui s’appuie sur l’école. Nous sommes dans un
contexte où la lecture n’est conçue que dans le cadre scolaire. Le dialecte tunisien
dispose d’un seul verbe pour dire « lire » dans le sens de décrypter un texte, dans le
sens de pratiquer la lecture et dans le sens d’étudier, fréquenter une école. L’arabe
littéraire est le seul à disposer de trois verbes pour désigner lire (décrypter), faire la
lecture d’une œuvre et étudier. Cela pourrait expliquer sans doute que pour nombre de
Tunisiens lire est indissociable de l’école et qu’une fois qu’il a quitté les bancs de l’école,
le Tunisien ne lit plus ou alors le Coran. C’est du moins l’impression que donnent tous
ceux qui s’intéressent à la pratique de la lecture, bien qu’il existe des faits pouvant
démentir ce pessimisme, comme par exemple l’engouement des Tunisiens pour la Foire
du livre.
Aspects financiers
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Droits d’auteurs :
Les droits d’auteurs ne concernent que 41% des œuvres littéraires traduites en arabe. Il
n’est pas rare que ces droits d’auteurs soient obtenus à la faveur de la coopération
culturelle franco-tunisienne.
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Rémunération des traducteurs :
La Tunisie a une tradition de réglementation de la rémunération des traducteurs
antérieure à l’époque coloniale. Le traducteur, l’interprète (le « Torjmane », mot qui en
français a donné « truchement ») jouissait d’un statut social appréciable.
Aujourd’hui, le traducteur littéraire est le plus souvent enseignant et il est rétribué sur la
base de 18 dt le feuillet (soit 9 euros) pour une traduction d’une langue européenne
vers l’arabe. Cette rétribution peut sembler dérisoire si on la compare aux tarifs
pratiqués en Europe ou dans les pays du Golfe ou même au Maroc où le feuillet peut
être rétribué jusqu’à 22 euros.
Langues traduites
Même si les Tunisiens traduisent de 8 langues (français, espagnol, italien,
allemand, néerlandais, portugais, turc), c’est le français qui se taille la part du lion dans
les traductions, cumulant à lui seul près des deux tiers des ouvrages traduits. Lorsque
les bibliographies ou les ouvrages eux-mêmes ne précisent pas la langue d’origine, il y a
lieu de penser que l’œuvre a été traduite du français et non pas de la langue d’origine.
Il convient de noter l’absence totale de traductions des langues anciennes ni latin,
ni grec, ni langues orientales. Cela exprime bien les fonctions assignées à la traduction :
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on traduit pour s’inscrire dans la modernité. La traduction en Tunisie a une portée
engagée – pour ne pas dire idéologique. Elle est toujours investie d’une mission. Il s’agit
de se rapprocher de la modernité. C’est comme si une pensée autre était appelée à la
rescousse. Il y a lieu de penser qu’après la révolution, cette dimension « engagée » sera
moins prononcée.
Souvent, la France est perçue comme modèle pour cette modernité recherchée.
Pr, la place qu’occupe le français dans la traduction en Tunisie peut sembler paradoxale
dans un pays où près de 60% des lecteurs peuvent lire en français directement. Cela met
surtout en évidence les potentialités qui ne sont pas exploitées. Nous pensons au
marché potentiel pour ces publications qu’est le reste du monde arabe, ce qui ne
manquerait pas de résoudre le problème de l’exiguïté du marché tunisien.
Que traduit-on en Tunisie ?
Entre 1984 et 2009, les œuvres les plus traduites sont des œuvres littéraires
destinées d’abord aux élèves. Les neuf auteurs qui viennent en tête sont : William
Shakespeare, Jules Verne, Alexandre Dumas, Victor Hugo, Charles Dickens, Miguel de
Cervantes, Bernardin Saint-Pierre, Hector Malot, Jonathan Swift. Il y a lieu de penser
que l’arrivée de nouvelles traductions de ces œuvres même serait la preuve d’une
véritable évolution de la traduction en Tunisie. Il est à signaler qu’aucune de ces œuvres
n’est disponible en édition bilingue, ce qui aurait constitué un gage du caractère
scrupuleux de la traduction. Les traductions bilingues recensées entre 1984 et 2009
concernent essentiellement la poésie (16 œuvres sur un total de 23), le roman (2), le
théâtre (1)… Tous ces textes sont en français-arabe.
Lorsque la traduction porte sur des œuvres tunisiennes, ce sont, à quelques
exceptions près, des œuvres relevant des sciences humaines et portant sur des thèmes
tunisiens : histoire, civilisation et plus rarement littérature. Ici, la traduction semble
corriger une incohérence. Elle semble vouloir restituer à l’arabe ce qui aurait dû être
écrit en arabe. Elle constitue pour la culture tunisienne une réappropriation de son
propre savoir. C’est d’ailleurs le seul domaine où un auteur s’autorise de s’auto-traduire.
Notons enfin que les sciences exactes ne sont pas traduites et ce pour deux
raisons : 1) en Tunisie, elles sont enseignées en français et parfois en anglais, 2) Les
traductions tunisiennes ne sont pas destinées à l’exportation malgré l’existence d’un
marché potentiel de grande envergure. La Tunisie se distingue par l’importance des
ouvrages linguistiques traduits en arabe. Ces traductions s’inscrivent dans une volonté
de moderniser les approches linguistiques de la langue arabe en recourant à des grilles
de lecture occidentales. Ces traductions jouissent d’une bonne réputation dans le
monde arabe.
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© Transeuropéennes, Paris & Fondation Anna Lindh, Alexandrie - 2011
Obstacles de visibilité
La littérature traduite en arabe souffre d’un flagrant manque de visibilité. Malgré tous
les efforts consentis par Beït al-Hikma et par le Cenatra qui œuvrent à la promotion des
littératures nationales et internationales, beaucoup reste à faire et leurs publications
demeurent strictement confidentielles. Le caractère « élitiste » de ces publications vient
s’ajouter aux problèmes endémiques de la distribution en Tunisie. La vente par internet
est encore à ses premiers balbutiements et la seule occasion pour écouler cette
production littéraire reste les foires et les salons du livre.
Par ailleurs, l’absence de statistiques fiables sur les ventes, les lieux de vente ne
facilite pas la résolution des problèmes ni la prospection des marchés.
On peut également déplorer un manque de manuels de traduction, de traités de
traductologie. Il y a lieu de penser que la traduction ne peut s’épanouir que si ses
techniques, ses approches font l’objet d’une véritable réflexion. Or, les rares ouvrages
de référence théorique auxquels les étudiants peuvent avoir accès viennent du Liban ou
d’Egypte et ne sont pas d’une qualité irréprochable. Par ailleurs, la didactique de la
traduction n’est pas enseignée. Il en résulte que l’enseignement de cette matière est
confié à des enseignants démunis sur le plan de la didactique de la matière.
Pour conclure, nous dirions que la Tunisie n’exploite pas encore toutes ses
potentialités de production dans le secteur de la traduction. Elle n’a pas non plus la
présence qu’elle mériterait sur le marché arabe. Les mois qui viennent ne manqueront
pas d’apporter des réformes dans le secteur.
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