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« SPRL »
Un texte de Jean-Benoît Ugeux.
Dramaturgie : F. Bloch – J.-B. Tinant
« SPRL »
VALERIE est assise à la table à l’avant jardin. VINCENT EST au
salon face public en train de boire un café.
Vincent :
Mon père ne m’a jamais rien appris, strictement rien du tout.
Je l’ai toujours connu faisant un boulot qu’il n’aimait pas, qu’il était
absolument incapable de faire car bien au-delà de ses niveaux de compétences.
Il était simplement arrivé à ce poste car c’était un ami d’enfance qui le lui avait
proposé. Et comme à l’époque, il n’arrivait pas à trouver de travail, il l’avait
accepté.
Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes… Mais l'histoire a voulu
que cet ami de mon père couche avec ma mère alors qu’elle était toujours avec
mon père, et que ce dernier les surprenne alors qu’ils baisaient dans un
bureau. Il n’a rien dit, a simplement tourné les talons, les a laissé finir leur
besogne et ils n’en ont jamais parlé. Ni avec son ami ni avec ma mère.
Mon père a commencé à travailler de plus en plus mal. Je ne crois pas que ce
fut pour faire payer à son ami cet adultère, car je pense que dans un certain
sens, ça l’arrangeait bien qu’ils fussent amants, sans doute même aurait-il
voulu que cette histoire se continue dans son dos et assure la relative
tranquillité de son mariage.
Non, je pense qu’il travaillât de plus en plus mal pour faire payer à son ami le
fait qu’ils s’étaient laissés attraper stupidement. Il aurait mille fois préféré ne
jamais rien savoir. Il aurait tout simplement eu envie de s’en douter, sans plus,
comme tout le monde.
…Quelques années plus tard, l’ami de mon père, devenu entretemps le grand
patron de l’affaire, est mort dans d’assez mystérieuses circonstances.
Les gens qui reprirent son poste décidèrent, contre toute attente des
collaborateurs directs et influents, de maintenir mon père dans ses fonctions.
Mieux : ils lui donnèrent une place plus en vue dans l’entreprise et un
substantiel avancement. Certes pas qu’il faisait mieux son travail, au contraire
il bâclait chaque jour davantage sa tâche.
Ils le gardèrent au sein de l’entreprise et le gratifièrent de cet avancement
injustifié uniquement pour lui signifier qu’ils savaient tous intimement bien les
raisons pour lesquelles il avait gardé son poste durant tant d’années.
Mais surtout, ils préféraient plutôt compter un cocu notoire et incompétent
dans leurs subordonnés que quelqu’un de plus qualifié qui risquerait d'avoir
un ascendant sexuel sur ses supérieurs hiérarchiques.
C’est à cause de cela - uniquement à cause de cela - que mon père montât
doucement dans la hiérarchie et qu’il lui fut confié des postes avec de plus en
plus de responsabilités.
Arrivé à un certain grade dans l’échelle interne, il ne fit plus que de
l’international. Et partout où il allait dans le monde, il sentait que, derrière
leurs manières raffinées, derrière leurs assentiments entendus et appuyés,
chacun de ses interlocuteurs cachait un sourire dont mon père connaissait
très bien l’hideuse signification : le monde entier savait qu’il était cocu. Et bien
qu’il se soit finalement séparé d’avec ma mère, cette réputation le précédait
partout (où il allait). Et tous les contrats qu’il décrochait n’étaient que le fruit
d’un ignoble sentiment de commisération ou d’empathie dans le cas des maris
trompés.
Au fur et à mesure, loin de se formaliser de cet état de fait que n’importe qui
d’autre eut trouvé humiliant, mon père a commencé à prendre de plus en plus
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de plaisir à passer pour le cocu de service. Il s’amusait à faire croire aux
Clients qu’il ne savait pas qu’ils savaient, se réjouissant en secret de cette
immense dupe mutuelle.
Par là-même, il eut de plus en plus de missions ; les clients qui avaient traité
avec lui demandaient toujours pour pouvoir de nouveau traiter avec cet homme
« si compétent ».
Mon père prenait très à cœur son rôle de cocu international.
Par la force des choses, il acquit de plus en plus d’importance dans
l’entreprise. Il semblait que moins il en voulait, plus il en obtenait, comme dans
un conte pour enfants où un orphelin esseulé se balade dans une obscure forêt
et se retrouve soudain doté des plus beaux présents.
NOIR. LUMIERE
Vincent est à la table avec Valérie. VERONIQUE RENTRE, salue
Valérie puis SORT ET RENTRE plusieurs fois pour préparer la
réunion. Durant ce temps-là, LE PIANISTE RENTRE avec des
fleurs qu’il dépose sur son piano, puis s’assoit et joue
doucement. A un moment donné, KARL RENTRE avec la
première chaise roulante, il a un sparadrap sur l’arête du
nez.
Véronique :
Tu as l’air parfaitement grotesque. (à Valérie) Ne faites pas trop attention, il est
parfois un peu fantasque…
Karl :
Tout sent la merde. Mes habits sentent la merde. Mon sommeil sent la merde.
Mes cauchemars sentent la merde, Mes chefs d’unité élémentaire du
travail sentent la merde…
Véronique (le coupant) :
Tu as terminé ? On a des nouvelles de ta sœur ? Non ? (à Valérie) Je vous en
prie (Valérie s’assoit - au pianiste) Merci. Bien !
fin piano
Ici, nous savons que ce qui compte, ce n’est pas ce que nous disons de nous,
c’est ce qu’on dit de ce que nous faisons. Nous voulons donc être
rigoureusement fidèles à nos principes fondateurs dans chacun de nos gestes.
Tous les jours.
Nous avons un engagement fondamental envers le Client. Et cet engagement cette profession de foi - nous la concrétisons en recrutant, retenant et
récompensant le meilleur personnel à tous les niveaux. Notre souci du Client
crée une culture d’entreprise qui privilégie la souplesse, l’innovation, la
coopération et l’effort supplémentaire. Tous les jours.
Karl:
Mes collaborateurs actifs sentent la merde. Mes Clients étrangers sentent la
merde. Mes stock-options sentent la merde. Tout sent la merde…
Véronique (le coupant) :
Tes monologues scatologiques fatiguent tout le monde. Aujourd’hui on n’est
pas là pour ça, tu le sais parfaitement.
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Vincent:
Avant toute chose, créons un climat de dialogue, laissons nos problèmes
personnels au vestiaire, faisons de nous-mêmes des lieux de silence, de
découverte de l'autre.
Piano doux
Véronique :
Car manager comme hier, c’est une faute professionnelle. Toute la société est
en déroute. Les recettes classiques n'opèrent plus, le monde est devenu trop
complexe pour une gestion verticale « à la papa ». (BERNADETTE ENTRE)
Nous, nous avons compris qu'il faut miser sur les capitaux les plus
développés : le capital cognitif et surtout le capital humain.
Le capital cognitif, c'est d'être résolument une entreprise du savoir et de
service. Être efficace, entreprenant, audacieux, savoir décider, savoir réaliser
des objectifs auxquels beaucoup rêvent de pouvoir rêver. Et contrôler des
résultats.
Le capital humain, c'est d'être entouré d'un team efficace, soudé, dynamique,
qui est prêt à se remettre sans cesse en question.
Le monde évolue rapidement. C'est un train fou que plus rien ni personne ne
peut arrêter. Et vouloir ignorer cela, c'est absurde. Et même criminel…
Bernadette :
L'homme n'est pas seulement un animal productif, il réclame une vie de plus
en plus épanouie. Et puisque la domination de la nature lui procure de
nouveaux biens, il réclame un niveau de vie qui lui permette de se les procurer.
Le premier bien, celui le plus cher, et qui fait la différence entre l'animal et
l'homme… C'est la liberté.
Cette liberté, c'est ce qu'il faut offrir à vos employés. Qu'ils sentent que cette
richesse dépend uniquement d'eux, de leur manière de relever les défis.
Véronique :
Il faut renverser la pyramide.
Chez nous, le Client est maintenant au sommet. En dessous, le personnel
directement en contact avec le Client. Et puis en bas, la direction, qui se met
au service des employés de première ligne.
(à Valérie) Mais assez parlé, je vous saoule avec mes discours interminables…
Je vous en prie, Mademoiselle ! Soyez claire, concise, ne parlez pas trop vite,
articulez, soyez vous-même ! Personne n'est là pour vous manger le foie… (à
Karl) Hein, Charles ?
Karl:
Karl…
Stop Piano
Valérie:
Avant toute chose, je tenais grandement à vous remercier de m'avoir permis de
pousser la porte de cette maison dont la réputation n'est plus à faire. Et pour
laquelle je suis très honorée de pouvoir faire montre de mes compétences.
Je suis absolument d’avis qu’une grande part de notre satisfaction au
quotidien provient de la qualité de nos relations professionnelles; entretenir de
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bonnes relations avec ses collègues favorise la collaboration et l’entraide en
tout temps, y compris durant les moments difficiles.
A cet effet, il me semblerait de bon ton qu'avant toute chose je puisse empreinte d'humilité, de réserve et de modestie - vous faire part de ce que je
pense qui pourrait vous permettre d’effectuer de substantiels bonds en avant.
Nous savons tous combien « flexibilité » est devenu le maitre mot, le Sésame
impérieux… (LE PIANISTE SORT)
Bernadette (la coupant) :
Quels sont vos loisirs et/ou vos hobbies ?
Pratiquez-vous un sport ?
Avez-vous beaucoup d'amis ?
Enfant ou adolescente, que faisiez-vous à la maison et/ou en vacances ?
Aviez-vous de bons rapports avec vos camarades de classe ?
Vos parents sont-ils toujours en vie ?
Quelle est la profession de vos parents ?
Admirez-vous votre père ? Votre mère ?
Vincent :
Et si le cœur se trouvait là ?
Dans le fait de laisser venir le silence ? De lui permettre de tout remettre en
question ? Seule une écoute approfondie permet à l’autre d’aller aussi loin qu’il
peut, dans l’expression de ce qu’il vit comme dans la formulation de ce qu’il
souhaite changer.
Karl :
Mais ce ne sert à rien tout ça, la seule chose qui compte c’est le face-à-face.
On se fout des bites que vous avez ou pas sucées…
Véronique :
Il me semble que pour une première prise de contact, vous faites une relative
bonne impression. (à Karl) Hein, Charles ?
Karl :
Mais, combien de fois devrais-je te dire que je m’appelle Karl, pas Charles.
Véronique :
(à Valérie) Et si moi, je préfère Charles? En voila des histoires pour si peu de
choses. Qu’est-ce que ça peut bien te faire, finalement ? (Karl veut s’asseoir
sur son fauteuil. Celui-ci tombe. Valérie veut l’aider. Lorsqu’elle s’approche,
Karl se met debout)
Karl :
(à Valérie) Pas une nuit sans que je ne les entende…
Véronique (le coupant):
S’il te plait, ne commence pas…
Karl :
Tous là… Avec leurs sales gueules d’indigents… Leurs mains encore crispées
sur leurs misérables avantages…
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Véronique (le coupant):
ça suffit ! ça n'est réellement pas le moment de parler de ça. Aujourd’hui tout
le monde est serein, positif. Personne ne veut entendre tes sempiternelles
jérémiades et il me semble qu’il est déjà un peu trop tard pour que…
Karl :
Et qui décide ce qui commence et ce qui finit ?
Véronique :
Tu serais bien étonné des réponses aux questions que tu poses.
Karl (s’assoit sur son fauteuil) :
Tu es vraiment pitoyable ! Tu ne seras heureuse qu’à partir du jour où je me
traînerai à terre.
Véronique :
Continue, tu me donnes l’eau à la bouche…
Karl :
Sangsue !
Véronique :
Lopette !
Valérie :
Se sentir en sécurité sur son lieu de travail constitue l’un des besoins de base
pour tout individu. Un climat sain, exempt de harcèlement, d’abus de pouvoir
et de jeux d’influences contribue au bien-être et à la santé, et se révèle
toujours, d’une manière ou d’une autre, profitable à la communauté.
Karl (se lève et se dirige vers l’aquarium) :
Comme des animaux patients et affamés qui attendent ma chute ! Vautours !
Des charognards partout. Partout ! A me guetter… A se repaitre de moi…
Véronique (à Karl) :
Pourrais-tu avoir au moins la décence de rester à table ? (LE PIANISTE RENTRE)
Karl :
Je ne suis plus qu’une croûte mal coagulée, un vieux tampon qui git dans les
toilettes d'un hôtel de passe.
Plus rien en moi ne subsiste. Tout est vide. Tout bouffé. Plus d’endroit où
reposer sa tête1. Misère… Des spectres partout. Partout.
Bernadette :
Encore faudrait-il que tu les intéresses pour que les Morts s’occupent de toi.
Piano doux
Karl (se rassoit sur sa chaise roulante) :
1 « Mais le fils de l’Homme n’a plus d’endroit où reposer sa tête » Luc (5 : 59) SPRL ::: www.apoptose.org ::: jean-benoît ugeux
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En vieillissant, on dort de moins en moins, sans doute pour avoir un peu plus
le temps de se familiariser avec le visage de la Mort, son souffle, son odeur.
Vincent :
L'autre ne s'accueille que dans le silence de soi… La qualité de l’écoute de
l’autre se trouve d’abord conditionnée par la finesse de la relation qu’on
entretient avec soi-même. Notre manière d’accepter le silence est significative
de notre aptitude à l'autre.
Véronique (s’assoit sur la table) :
Depuis toujours, notre entreprise se démarque par ses règles exemplaires
d’éthique et de pratique en affaires. Honnêteté, intégrité et responsabilité
sociale sont le cœur de nos affaires et de notre réputation.
En grandissant, nous avons pris soin d’articuler clairement des habilités et
comportements cohérents dans toute l’entreprise grâce au Code de Déontologie
Interne. Dans un monde qui s'élabore sur le mouvement perpétuel, il faut des
codes et des règlements. Sans quoi, tout part à vau-l’eau et la cale se remplit
de rats, d'improductifs, de chômeurs chevelus. (Véronique s’assoit dans le
fauteuil)
Valérie :
L’entreprise de demain n’a effectivement de sens que si les hommes et les
femmes qui la composent sont d’abord animés d’une volonté d’entrer en
collaboration pour parvenir à des résultats.
Vincent :
Elie Wiesel aime à répéter que le sens retentit dans le silence. Le silence qui
n’est pas l’opposé de la parole, mais en est la puissante profondeur. L’oreille est
le lieu privilégié de l’accès à l’humanité. Oblativité, voilà le maitre mot…
Véronique :
Ca c’est intéressant…
Vincent (va s’asseoir au salon) :
Oui, c’est très intéressant ! Il s’agit d’apprendre à se taire et à accepter l’autre
tel qu’il est, comme il se présente, ici et maintenant, dans son altérité la plus
grande.
Bernadette:
On peut acheter le temps d'un homme, on peut acheter sa présence physique à
un endroit donné pour une action donnée, on peut même acheter un nombre
quantifiable de mouvements musculaires par heure et par jour… Mais on ne
peut pas acheter la loyauté, le dévouement des cœurs et des esprits. Ces
choses-là, il faut les gagner !
Valérie :
Avoir le sentiment que l’on a son mot à dire et que l’on peut participer aux
décisions et à la façon de faire son travail diminue le stress négatif. (Tout le
monde acquiesce – un temps)
Véronique :
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Oui, oui… Ce désir absolu d’avoir la parole, d’avoir le droit de parler, d’avoir le
droit de « communiquer ».
Soit ! Très bien… Et maintenant, qu’ont-ils exactement à nous dire ?
Des revendications misérables, quelques heures de plus ou de moins, le droit
de travailler en jupe, ou avec des bagues ? Comme si ça allait sincèrement
changer quelque chose…
Il faut pouvoir travailler bien au-delà de ses capacités. Celui qui n’est pas prêt
à prendre un avion plusieurs fois par semaine afin d'aller trouver des solutions
pour des clients méconnus, méfiants et voraces ; celui qui ne sait pas s’adapter
à un système dont la définition même est l’instabilité, celui-là peut tourner les
talons et aller travailler dans l'humanitaire !
Nous, nous avons une vision d’avenir. Mais cela, ça a un prix, un prix terrible,
un prix avec bien des zéros avant la virgule. Nous savons que le marché n’est
pas un ami qui s’arrêtera pour nous laisser traverser les pieds bien au sec…
Nous utilisons les instruments d'aujourd'hui pour construire un futur durable,
plus lumineux. Pour tous.
Bernadette:
Nous respirons le bonheur comme un seul poumon. Chacun de nos actes,
chacune de nos activités, ne servent qu’à faire évoluer autrui, à lui donner des
outils pour aller plus avant et lui permettre de mieux se réaliser au sein d’une
structure qui l’accueille et le soutient.
Valérie :
Nous ressentons tous le besoin de contribuer au bien-être collectif en réalisant
quelque chose qui a de la valeur. Pour la majorité des employés, le travail
constitue une occasion d’apporter une contribution et de se sentir utile. Que
cette contribution soit appréciée et reconnue par notre patron, nos collègues et
nos clients représente un facteur de bien-être et de valorisation.
Karl :
Ca suffit… C’est bon…
Bernadette :
Ha oui, ça suffit ? Et si au contraire, ça ne faisait que commencer ?
Valérie:
Les experts affirment même que la reconnaissance est en lien étroit avec le
niveau de détresse psychologique et les risques de maladies cardiovasculaires.
Véronique :
Mais voyons, il ne s’agit que d’une infrastructure à mettre en place, de la
qualité des outils mis en œuvre, pour tendre sans cesse à la perfection du but
à atteindre.
Les gens veulent croire en vous, en vos buts, en votre succès. Et c’est cette foi
qui permet de déplacer les montagnes. Mais la foi a besoin d'une histoire pour
la soutenir, une histoire signifiante, crédible, qui donne confiance en vous.
Oui, les gens ont besoin d’histoires si l’on veut qu’ils fournissent les efforts
nécessaires à la réalisation de nos objectifs organisationnels.
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Des histoires que nous leur racontons comme à des enfants aux regards clairs.
Avec honnêteté, avec une tendresse infinie… comme à des enfants qui à leur
tour nous ouvriront cent et mille mondes inouïs ou tout sera à bâtir dans un
renouveau perpétuel. Et alors, nous trouverons enfin la force par la joie2.
Fin piano
Bernadette:
Oui, mais il faut surtout apprendre à se taire ! Et à faire confiance à la
machine. Bien que l’on sache que la machine a terriblement faim. Et que
quelques malheureuses têtes de plus ou de moins ne contenteront plus ce
minotaure terrible. Même si l’on sait qu’on est le suivant sur la liste, il faut
juste apprendre à se taire et à avoir froid tout au fond de soi, dans des endroits
que l’on ignorait même posséder.
Et on comprend vite qu’il n’y a plus d’amis alors. Plus de partenaires : des
collègues, rien que des collègues. De pâles fantômes s’envoyant des blagues
par Internet et qui ne sont prêts qu’à une chose : à se bouffer.
Karl :
La peur du silence. Rien d’autre…
Vincent :
Oui.
Karl :
Et puis l’ennui. L’imparable et sinueux ennui qui vous remonte à travers toute
la carcasse, nécrosant tout sur son passage, et qui vous laisse si parfaitement
propre.
Valérie:
Excusez-moi mais je ne suis pas tout à fait certaine de comprendre ce que vous
attendez de moi. Je ne voudrais surtout pas que vous vous mépreniez à mon
égard, mais que vous me jugiez à la hauteur de mes compétences et de mes
acquits. Et surtout de mon désir d’entrer en collaboration afin de permettre à
chacun de sortir le meilleur de lui-même. Simplement et sans fausse pudeur.
Bernadette (à Valérie) :
Mais qu’est-ce que vous espérez en venant ici ?
Quand on mange et qu’on s’en fout partout, qu’on se barbouille la chemise du
sang des autres, il est déjà un peu trop tard pour se demander si on a de
l’appétit. Il faut simplement manger et manger encore, s'en mettre plein
derrière la cravate. Jusqu'à vomir des pleins torrents qu'on ré-ingurgitera,
encore et encore, comme des poules en batteries, jusqu'à ce qu'il n'en reste
plus rien. Plus rien du tout…
Valérie:
Certes, je n'en doute pas…
Mais je ne désire rien d’autre que de chercher à comprendre, tout simplement,
et à pouvoir être moi-même, avec mes qualités comme mes défauts, que je
2 « La Force par la joie » (Kraft durch Freude) était une organisation créée par le troisième Reich en 1933 qui devait contribuer à encadrer le temps libre et les vacances de la population. SPRL ::: www.apoptose.org ::: jean-benoît ugeux
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reconnais et tente de parfaire. Et voyez-vous, je ne suis pas absolument
certaine que…
Bernadette (la coupant) :
Ici, il y a des règles.
Véronique (la coupant) :
Absolument !
Bernadette :
Que cela vous plaise ou non. Que cela nous plaise ou non.
Et ces règles, elles se renouvellent à chaque instant. Personne ne les connaît
véritablement, mais tout le monde les entretient. Et comment ! A n’importe
quel prix.
La machine, elle ne se demande pas si elle a de l’appétit… Elle avance, à
grands coups de rasoir dans les hommes et les femmes.
Valérie:
Il ne faut pas dire cela… (Tout le monde réagit à sa réplique) A quoi ca sert de
dire cela ?
Bernadette :
A quoi ca sert ? Et qu’est-ce qu’il nous reste à faire ?
Plus rien d’autre que de jouer comme des moutons de Panurge au grand
serious game où tous les coups sont faux ? Où le sang et la douleur sont faux ?
Jusqu’au jour où l’on se rend compte qu’on est tout à fait vidé, complètement
propre de l’intérieur. Plus de contradictions, plus de désir, plus de relief.
Valérie :
Mais non, il ne faut pas dire cela ! Et voyez-vous, pour ma part, je ne pense pas
que tout soit aussi inéluctable, qu’il y a moyen ensemble de…
Véronique (la coupant) :
Et qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ?
Il n’est pas un peu tard pour accuser la fameuse machine ! (à Bernadette) tu
n’es pas très bien placée pour parler de ça ! (à tous) Et puis, c’est quoi la
machine? C'est qui ? Qui son cerveau ? Qui son estomac ? Qui ses bras ?
Valérie :
Mais il me semble que la question n’est pas là…
Karl (la coupant) :
Je n’ai jamais supporté la moindre manifestation de violence. Enfant, pendant
la récréation, je me cachais dans les toilettes pour n’avoir pas à supporter les
bagarres de mes camarades jouant au football. Alors que ma sœur, elle, se
bagarrait comme un chiffonnier… (VERONIQUE SORT)
Bernadette:
C’est absolument faux, tu racontes n’importe quoi.
Piano doux – DANS LA SCENE.
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Karl :
Jamais je n’ai levé la main sur quiconque. Et la première fois que j’ai dû
signifier à quelqu’un qu’il ne ferait plus partie de l’entreprise et qu’il s’est mis à
pleurer devant moi, j’ai été malade comme un chien pendant plusieurs jours.
Lui qui - quelques heures avant - pérorait encore devant ses collaborateurs
comme quoi ses chiffres étaient meilleurs… Lui qui pensait être à l‘abri dans le
cocon de la grande Mater Economica ; il était là, désarmé. Ne possédant plus
rien en lui pour s’insurger contre ce licenciement immérité. Car c’était un bon
travailleur. Je n’ai jamais su pourquoi il avait été nécessaire de le mettre à la
porte.
Bernadette:
L’histoire, ce sera toujours une science inexacte avec toi… (BERNADETTE SORT)
Karl :
On m’avait chargé de le faire, ça faisait partie de mes fonctions de le priver des
siennes. La mécanique tournait ainsi. Et tourne toujours. Misère… Quelques
semaines après, j’ai trouvé sur mon bureau un article de journal annonçant
son décès. Il y était écrit qu’une nuit en rentrant chez lui, il avait foncé
délibérément sur un pylône en béton à la sortie de l’autoroute. Le choc avait
été si violent que le tronc s’était désolidarisé du corps et qu’ils l’avaient
retrouvé quelques mètres plus loin… (VERONIQUE RENTRE)
Le journaliste, suite à une succincte enquête - bâclée comme toujours concluait que la perte de son travail quelques semaines plus tôt l’avait
fortement affecté… Il terminait son torchon en bavassant sur les valeurs
modernes, sur le fait que les nouvelles méthodes de travail ne valaient guère
mieux finalement que le fordisme. Etc. etc. (BERNADETTE RENTRE. Un silence) J’ai
bien mieux dormi, cette nuit-là. Quelque chose en moi avait trouvé la quiétude.
Valérie :
(Un silence.) Les faux sourires seraient mauvais pour notre santé mentale et
physique. Les personnes qui doivent fréquemment sourire pour des raisons
professionnelles telles que les commerçants, les employés de banque, les
stewards, les présentateurs, le personnel de santé - pour ne citer qu'eux seraient plus souvent confrontées au stress, à la dépression et aux problèmes
cardiaques que les autres. De nombreuses professions fondent leur essence
sur le « capital-sympathie » offert au Client. Et dans ce cas, sourire est un outil
de travail. Tout simplement.
Le professeur allemand Dieter Zapf de l'Université de Francfort a mis en
exergue, par le biais d'une récente étude, le risque élevé de développer des
problèmes psychologiques comme la dépression ou le burn-out chez les
travailleurs qui sont obligés de sourire. Le professeur Dieter Zapf conseille à
ces personnes de prendre régulièrement des temps de repos durant la journée.
Ces temps de repos doivent leur servir à exprimer des sentiments réels et
sincères tels que l'agressivité, la colère, l'impatience, la peine ou la joie afin de
pouvoir évacuer sainement ces émotions.
Véronique :
Mais qu'est-ce que vous voulez au juste ? Qu’est-ce que vous êtes venue faire
ici ? Nous donner des leçons de savoir-vivre ? Nous inculquer des théories de
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management importées en droite ligne d'Amérique ? Des faux sourires ? Et
puis quoi encore ? D'ici dix minutes, vous allez nous bazarder des histoires de
singes qui copulent pour se calmer… (à Karl) Hein Charles ? (à Valérie) …en
nous disant que le professeur Machin de je ne sais quelle université conseille
aux cadres supérieurs de faire de même pendant leur pause de midi ? C'est ça
? Pour qui vous prenez-vous au juste ? (à Vincent) C'est tout ce que tu as
réussi à nous ramener, toi ? Décidément, quand ce ne sont pas des maladies,
ça ne vaut guère mieux…
Vincent :
Chaque rencontre devrait être abordée avec un authentique esprit de voyageur,
d'explorateur. C’est-à-dire d’ouverture, d’absence de préjugés, de disponibilité à
ce qui est, à ce qui vient. Etre dans la disposition de celui qui va apprendre
quelque chose et qui pour cela est prêt à changer au contact de l’autre.
Véronique :
Oui, ca t'arrange bien, toi ! La relation féconde et désintéressée… Le grand vide
stérile et sans éclat… Tel père tel fils ! Plus de déchets. Plus de couleur, plus
d'avis, plus de goût. Un monde de lopettes et d'instituteurs vieille-école… Entre
le gentil petit dauphin et l'autruche, on se demande dans quel zoo on est
tombé, ici !
Fin piano
Bernadette (à Valérie) :
Que pensiez-vous de votre dernier employeur et de vos collègues ?
Pourquoi pensez-vous convenir à ce poste ?
Etes-vous disposée à mettre à l'essai de nouvelles façons d'agir, même si elles
sont contraires à votre éthique personnelle ?
Si vous deviez vous donner un résultat sur dix, à combien vous estimeriezvous ?
Valérie :
Parmi les agents de stress importants figurent la communication instantanée
et l’hypercommunicabilité reliées avec l’exigence de réponses immédiates et
optimales à tout moment de la journée.
Bernadette :
Moi, j’aimerais trouver des mots qui… qui glacent ou qui exaltent ! Mais tout ce
que je dis c’est creux, c’est vide, ca n’a aucun impact. Tout ça, ça glisse
vertigineusement.
Véronique :
La journée n’est pas encore terminée ; vas-y doucement sur le bourbon !
(BERNADETTE SORT)
Valérie :
En outre, il semblerait que cette situation, déjà intrinsèquement conflictuelle,
serait encore plus stressante lorsque l’opérateur n’est pas informé des motifs
de l'urgence ou s’il les estime illégitimes
Vincent :
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Éviter d'assumer la responsabilité de l'humeur de l'autre. Distinguer la raison
de l'émotion. Pacifier le discours intérieur. (VINCENT SORT)
Piano Rag-time
Karl :
J'en ai marre de vos boniments ! (à Valérie) Vous avez lu Tintin? (Karl roule
vers la table, se lève et reste derrière le fauteuil). Je vous ai demandé si vous
aviez lu Tintin?
Valérie:
(Un silence) Oui. Comme tout le monde : peut-être pas tous…
Karl:
Cet album où dans l'avion le capitaine Haddock se retrouve avec un sparadrap
dont il essaie vainement de se défaire, mais ce fichu sparadrap revient tout le
temps se coller à lui… Vous l'avez lu?
Valérie:
Oui. Je pense que c’est dans Vol 747 pour Sydney.
Karl:
Mais oui, parfaitement. Bravo ! Elle a fait ses classes… Il est cocasse, hein, cet
épisode, non ?
Valérie:
Oui.
Karl:
A chaque fois, le sparadrap lui revient, comme par magie. C'est vraiment drôle !
Hé bien, on va dire que vous êtes le capitaine Haddock et que moi, je suis ce
sparadrap, juste pour s'amuser un peu…
Valérie:
Je ne suis pas certaine de comprendre…
Karl:
Mais si, mais si… On va faire une simulation. Vous aimez bien ca, non ?
On ne vous a jamais fait faire ça, des week-ends de Teambuilding, dans un
écrin de nature/verdure préservé du bruit et de l’agitation ? (VINCENT RENTRE
avec une aspirine) Des séminaires d’Outdoor Management où il faut former
ensemble un carré avec une corde les yeux bandés, où l'on teste la cohérence
du team ? (Il s’assoit)
Vincent:
En fait, ça va, ce n’était rien…
Karl :
Allez-y maintenant, virez-moi ! Mais allez-y ! (Valérie passe à son coté, Karl
tente de l’attraper par le bras) Je suis une raclure, un jeune cadre aux dents
longues, au discours insignifiant et formaté qui n’en fout pas une, mais qui
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bave et qui bave tous vos sermons stupides et stériles. Un petit licencié de je ne
sais quelle grande école et qui a toujours besoin de le crier. Allez-y !
Mais qu’est-ce que vous attendez, Mademoiselle ? Allons, n’ayez pas peur ! (Un
temps) Ha, vous préféreriez sans doute que je sois un vieil ouvrier ? Un gros
ouvrier sale ? Avec son bleu de travail sale ? Et qui mange ses tartines le midi
avec ses grosses mains sales ? Et qui parle toujours de conneries
insignifiantes : de football, de voitures, du contremaître. Ha, ce serait
autrement plus facile…
Valérie (à Vincent) :
Je ne suis pas certaine qu’ils soient tous ainsi que vous les décrivez ! (Valérie
retourne à la table. Un temps)
Karl :
Hé Chopin, ta gueule !
Fin Piano.
Et alors, qu’est-ce que ça change ?
Vous, vous préférez vous l’imaginer gentiment avec sa femme, au coin du feu,
sa descendance sur les genoux ? Ou baisant sa femme avec ardeur, avec une
vitalité que je n’aurai jamais plus ?
Véronique :
Si par bonheur tu l’avais eue un jour !
Karl (feignant de n’avoir pas entendu) :
Ca, ça vous aiderait plus ?
Vincent :
S’il ne se sent pas pleinement écouté, l’autre s’arrête de parler. Il évite, attaque
où se replie. Seule l’écoute rend possible la circulation des énergies, le plaisir
de l’échange, de la rencontre.
Karl:
Dans une ville lointaine, je marche le plus doucement possible. Je ne regarde
rien, je ne regarde pas les putes, je ne regarde pas les enfants, je ne regarde
pas les chiens. Pas les femmes. Pas les vitrines. Je ne regarde rien.
Je marche juste droit devant moi, en pensant à ce que je ferai le soir dans ma
chambre d’hôtel après avoir mangé avec le client. Après lui avoir parlé - ou
plutôt après m’être tu et l’avoir écouté parler de ses enfants. Des rhumes de
celui-ci, des problèmes scolaires de celui-là, des aspirations immenses qu’il
dépose dans ceux-ci. De sa voiture de fonction, de la nécessité d’avoir plutôt
une Berline pour y caser toute sa marmaille. De ses vacances. De ses collègues
qui ne sont évidemment pas très compétents,
De ses résultats. De ses résultats… De ses putains de résultats !
Vincent (à Karl) :
Tu sais que moi, je me lève à sept heures, j'arrive au travail à huit heures
quinze, et après un ou deux espressi je regarde mes courriels afin de faire un
rapide tour d’horizon des challenges qui m’attendent. (BERNADETTE RENTRE, se
sert un verre d’alcool et va s’asseoir au salon en passant entre Karl et Vincent)
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A neuf heures, je me retrouve avec mon co-équipier afin d'allouer les tâches de
la journée et d'en déterminer les priorités.
A neuf heures quarante-cinq: Vidéoconférence avec le desk de New York
A dix heures trente, je fais un meeting avec le team: Brainstorming interne sur
la prochaine mission. Afin de démarrer dans les starting-blocks, nous
commençons déjà à élaborer un plan de travail précis, module par module,
tâches par tâches.
A douze heures quarante-cinq, pause déjeuner. Si je ne dois pas manger avec
un client, je fais monter des sandwiches de chez l’Italien ou alors je sors
manger une salade de roquette.
A treize heures trente, suite au brainstorming de la matinée, je fais un premier
jet pour une présentation synthétique des modules qui m'ont été confiés.
Karl :
J’acceptais de plus en plus de missions à l’étranger pour pouvoir me perdre
dans des villes inconnues et sinistres. J’étais l’enfant perdu au milieu des
foules sans plus personne pour lui donner la main et le ramener à ses parents.
J’aimais particulièrement les missions dans les pays de l’Est, là où rien n’est
reconnaissable. Je louvoyais de bar en bar, et lorsque quelqu’un s’adressait à
moi en Anglais, je faisais mine de n’y rien comprendre.
Véronique :
Oui, le métier de Leader est devenu difficile. Comme un architecte social, le
Leader dirige et oriente le changement. Le pouvoir du Leader est le catalyseur
du changement. Comme un artiste, un Leader créé ce qui n’existe pas. Il
mobilise autour d’une vision. Et les visions n’ont de sens que si elles sont
régulièrement renouvelées. Les visions de nouvelles personnes s’imposent.
Savoir quitter l’organisation en la laissant encore plus forte que quand on y est
arrivé est une des qualités essentielles du Leader, et les anciens Leaders
doivent faire preuve de grandeur d’âme et céder la place aux esprits neufs et
clairs qui ne faibliront pas.
Valérie :
Ce remue-ménage permanent dans l’entreprise, ou plus aucune place n’est
garantie pour personne et où l’expérience n’est plus perçue que comme une
tare et un manque de flexibilité, tend à installer un climat de méfiance
réciproque et l’on voit dès lors naitre quantité d’émulations personnelles
malsaines, d’attitudes de repli sur soi.
Vincent (à Karl puis, à la sortie de celui-ci, sur lui-même):
A quinze heures, je me retrouve avec le responsable du projet côté client pour
l'informer de l'avancement des différents groupes de travail et entendre ses
feedbacks.
A seize heures, j'anime mon groupe de travail dont le sujet est: Comment
exprimer de manière positive les constats d'échecs ? (KARL SORT.)
A dix-sept heures, de retour à mon bureau, je regarde à nouveau mes courriels
et règle quelques questions de logistique.
A dix-huit heures, je fais un autre meeting avec le team pour nous tenir
mutuellement au courant des avancées de chacun et se faire des feed-backs
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sur les problèmes rencontrés par les différents groupes de travail durant la
journée.
A vingt heures, je me concentre à nouveau sur ma prochaine mission, ou nous
faisons un second brainstorming afin d'approfondir les idées et détailler les
documents de présentation des modules.
Véronique :
Les visions les plus riches et les plus mobilisatrices sont celles qui ont du sens,
et qui répondent à des aspirations, elles pointent l'avenir du doigt, elles
réveillent la capacité collective.
Le Leader de demain, c'est celui qui a vu et qui indique le chemin aux autres.
C'est un véritable voyant, un berger. C’est un homme qui ne laisse pas le
monde comme il l'a trouvé.
Karl (RENTRE avec la deuxième chaise roulante) :
Dans les filiales à l’étranger, quand j’ai fini mes interminables réunions, que
tout le monde est parti chercher ses enfants chez la gardienne ou rentré seul
regarder des sites pornos ; il y a toujours bien deux, trois connards qui veulent
m’inviter à manger des sushis.
Je leur rétorque que je suis fatigué et prétextant un besoin de repos prescrit
par mon médecin, je leur fausse compagnie. Je vais dans le quartier de la gare.
Là où des épaves aux yeux vitreux dégueulent pour la millième fois les mêmes
histoires incompréhensibles. Je m’assieds à côté d'eux sur les bancs. Et
j’attends. J’attends. J’espère toujours qu’ils se rendront compte que nous
sommes exactement pareils, eux et moi. Mais ils me regardent, voient mon
costume, mes chaussures… Puis ils éclatent de rire, essayent de m’extorquer
quelque argent… Puis la plupart du temps, ils me crachent dessus ou me
frappent. Et je m’enfuis… (Le pianiste rentre)
Pourtant ma sale vieille gueule devrait leur faire comprendre que plus rien de
solide ne subsiste en moi. Misère… Ils ne me comprendront jamais. Alors que
moi, je sais que nos destins sont semblables, je sais que nous sommes du
même sang, que nous finirons tous identiques devant l'épouvantable gueule de
la Mort. Tous identiques : aussi pauvres, aussi laids, aussi inutiles.
Véronique :
Les Leaders se doivent de faire partager leurs idéaux, et convaincre de la
possibilité et de l’intérêt de les atteindre. Chacun a un rôle à jouer. Il doit le
faire pour le mieux, en harmonie avec les autres et avec l’intime conviction qu’il
va réussir. Etre Leader, c’est être positif. Les échecs ne sont que des occasions
d’apprentissage. La peur de l’échec n’entraîne que l’échec.
Un Manager se fie à ses tests. Un leader à ses couilles.
Valérie :
L’image est particulièrement parlante…
Véronique :
Pardon ?
Karl (au laquais) :
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Allez joue, misérable ! Pourquoi crois-tu que je te paye, espèce de loque ? Pour
nous écouter nous balancer à la gueule nos pleines assiettes de merde ? Ta
sous-race de serviles, de lèche-culs, n’a jamais su faire que ça d’ailleurs :
Ecouter aux portes et faire semblant de travailler lorsque les maîtres arrivent.
(à Valérie) Vous savez jouer du piano, Mademoiselle ?
Valérie:
Un peu, mais ça remonte à longtemps.
Karl (la coupant) :
Hé bien, allez-y, allez-y ! Séduisez-nous, séduisez-moi ! Il convient pour une
jeune femme de pratiquer un art, autre que celui de faire des pipes…
Véronique :
La finesse de ton humour ne cessera jamais de nous ravir.
Karl (feignant de ne pas entendre - au laquais) :
Allez dégage d’ici ! Je ne veux plus voir ta gueule de fouineur… (à Valérie) Allezy, Mademoiselle ! (au laquais) Mais dégage que je te dis ! Occupe-toi à quelque
chose d'utile : Débarrasse la table ou baise Madame, elle en a grand besoin !
Cloporte… (LE LAQUAIS SORT - Karl se dirige vers Valérie) Sitôt qu’on le prive de
sa fonction, voilà que l’organe ne sait plus quoi faire… (Valérie refuse
l’invitation de Karl) Donnez-moi du Schubert, du Schubert ! (Valérie se lève et
se dirige vers le piano)
Valérie (à Vincent) :
…Est-ce vraiment nécessaire? (à Karl) Je ne pense pas que j’y arriverai. Je ne
sais pas pourquoi, mais je ne pense pas que j’y arriverai. Peut-être plus tard ou
un autre jour… Mais comme ça, ici, aujourd’hui… Non. (Valérie retourne vers
la table - à Vincent) Ne me demandez pas cela, je vous en prie.
Karl :
Ha, elle n’y arrive pas ? Elle n’y arrive pas ! Comme c’est étonnant…
Elle aurait donc des sentiments, la petite perle ? Voire même de la
sensibilité ! La pauvre petite princesse qui mange avec les monstres.
Vincent :
Chaque matin, je serre la main à tous ceux qui me haïssent, qui guettent mon
moindre faux-pas. Mon quotidien est un entretien d’embauche permanent. La
moindre hésitation, la moindre incertitude signifierait mon dégraissage direct
et sans ménagement. Je le sais !
Or, c’est ce goût de la chute imprévisible que j’étale chaque matin sur mes
tartines. C’est ce qui me tient debout, me donne la force de tenir bon…
Karl :
Plus capable de rien d'autre que de s'écouter gémir sur ses propres
impotences. Plus capable de rien foutre de ses dix doigts. Et gerber vos
logorrhées dégueulasses et gorgées de pus…
Valérie :
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C’est curieux ce plaisir que vous prenez à donner de vous une image
désagréable !
Karl :
Ici, il n’y a pas de passé, Mademoiselle… (KARL SORT)
Bernadette :
Souvenez-vous: Les histoires ne sont pas là pour endormir les
enfants mais pour éveiller les hommes.
piano doux
Véronique :
La véritable menace pour une société démocratique, le ver dans la pomme,
vient toujours de la faiblesse de son management. Une société sous-managée,
sous-organisée, ne peut pas respecter les libertés. C'est simplement laisser à
d'autres forces que celles de la raison le soin de façonner notre réalité.
Vincent (à Véronique) :
Nos études, nos expériences, nos pitoyables trophées n’ont fait de nous que de
terribles mâchoires, des dentitions de carnassiers.
Nous sommes l’ultime résultat de l’évolution des espèces. Plus rien ne sera
possible au-delà de nous. Des insectes, tout au plus. Une humanité de blattes.
Valérie :
Un proverbe japonais dit qu'après chaque guerre, un pays se retrouve avec
trois grandes armées : Une armée d'estropiés, une armée endeuillée et une
armée de voleurs. De nos jours, on peut souvent constater la même chose
après un grand changement mal géré dans l'entreprise : Une armée d'individus
irrémédiablement blessés, une armée d'individus qui n'acceptent pas le
changement, et une armée d'individus qui sont accusés d'avoir abandonné
toute éthique personnelle.
Vincent (à Valérie) :
Tu as déjà entendu cette histoire des cerfs qui se laissaient pousser les
ramures de plus en plus grandes ?
Ils ne s’en servaient plus pour se battre, elles étaient devenus beaucoup trop
grandes et les incommodaient terriblement. Mais elles remplissaient leur
fonction virile : Les cerfs au plus grands bois remportaient les femelles. En
cela, leurs ramures étaient complètement assimilables à des bites : les plus
grosses l’emportaient. Et vous savez ce qui s’est passé ?
Bernadette :
Non.
Vincent :
Au fur et à mesure, leurs bois sont devenus tellement grands, tellement
encombrants, qu’ils commencèrent à se retrouver coincés entre les arbres et
nombre d’entre eux en moururent parce qu’ils n’arrivaient plus à se déplacer
pour chercher de quoi se nourrir. Tout simplement… Ce n’est absolument pas
une blague. (à tous) Et progressivement, par instinct de survie, ils en vinrent à
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réduire la taille de leurs ramures. Les femelles durent, bon gré mal gré, choisir
des cerfs moins membrés, et la race pût continuer à se reproduire.
…Mais nous, nous n’y arriverons plus. Nous ne serons plus que des dents, des
incisives épouvantables. Des immenses mâchoires qui s’abattent sur du vide
avec un bruit de tonnerre. Et lorsque nous ne pourrons plus les porter, à
l’instar des cerfs, nous mourrons sur place. La gueule dans notre propre
merde. Car la vie en a assez de nous. La vie en a assez de nous.
Véronique :
Parce que la foule, le troupeau bêlant, ne sait pas s’organiser, se réguler, se
fédérer, se prendre en charge sans la lumière puissante d’un Guide. Qui les
gouvernera avec une verge de fer.3 (VERONIQUE SORT. KARL RENTRE avec la
troisième chaise roulante et un plat de pâtes sur les genoux. Il se met à
manger)
Fin piano
Karl (il parle la bouche pleine) :
Schubert, l'affreux Schubert - car Schubert était incontestablement laid, tout le
monde le sait - a eu au moins la décence de mourir à trente-et-un an. D'une
syphilis. D'une vraie maladie. D’une maladie historique. (VERONIQUE RENTRE,
pousse Karl, prend un dossier ET SORT) Celle qui emporta Schuman et
Baudelaire, Nietzsche et Mussolini, Et qui les fit travailler sans relâche pour
atteindre un infini. (à Vincent) Mais toi, Il a encore fallu que tu nous contractes
une maladie qui n’a même pas deux siècles. Quelque chose qui lui donne un
style, une identité… Pauvre con !
Il a encore fallu que tu viennes me narguer avec ta mort imminente, incertaine.
Et tu mourras sans avoir rien fait, rien construit, rien écrit… Rien du tout.
Tu ne seras qu’une plaie dans l’histoire, un bubon immonde qui ne méritait
même pas le baiser du scalpel. Tu disparaitras simplement, comme un chien
sans maitre. Parfaitement laid. Comme Schubert. Mais tellement insignifiant.
Ca ne t'a pas suffit de me pourrir l’existence pendant toute ton enfance avec
tes maladies insignifiantes, tes insuffisances pulmonaires ? Non, il a encore
fallu que tu viennes me mettre ce glaive par-dessus la tête pour me culpabiliser
jusqu’au bout. Jusqu’au bout !
Valérie :
Moi, je ne comprends rien ! J’ai une jouissance extrême à ne jamais savoir de
quoi on parle. Si, je comprends une seule chose et chaque jour davantage: c'est
que j'ai intérêt à me taire, que j'ai tout intérêt à me taire.
Comprendre, c’est cautionner. Et moi ce monde-là, je n’en veux pas. Pour rien !
Je veux juste en extraire la moelle et la siroter pendant des heures et des
heures. En faisant beaucoup trop de bruit, comme une petite fille qui n'a pas
eu votre éducation, comme une sale petite fille « qui a dû se battre pour y
arriver », et en pensant à la douleur de ceux qui comprennent, à la très haute
solitude des grands hommes.
Moi, je suis une jeune femme qui ne veut pas savoir et qui vous emmerde.
Tous. Je fais semblant, je joue au monstrueux bowling. Tous les jours je parle
d’Empowerment, d’analyses transactionnelles, d’ « Arête d’ Hishikawa »,
d’« Evaluation 360° », etc. etc… Mais en moi-même, je me persuade à tout
moment que tout cela n’existe pas. Tout simplement pas.
3 Apocalypse (2 : 27) SPRL ::: www.apoptose.org ::: jean-benoît ugeux
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Je me bats avec moi-même, avec une violence inouïe. Je me bats avec une
violence dont vous ne pourriez pas même soupçonner le millionième, pour être
bien certaine de rester vierge, de rester absolument vierge de toutes vos
merdes, de vos soifs infinies de sang.
Bernadette (à Valérie) :
Parce que vous pensez sincèrement que la vie ne vous rattrapera pas ?
Vous pensez qu’en faisant le petit singe qui se met la main sur les yeux, la
terrible vis d’Archimède va s’arrêter ? Vous croyez que votre aveuglement vous
dédouane ? Et que parce que vous ne voulez rien savoir du tout, vous ne
causez aucune douleur, aucun mal ? Que vous êtes un ange, sans sexe et sans
désir ?
La lucidité, c’est ce qui aide à mourir.
Vincent:
(à Bernadette) Le silence ! (à Karl) Le silence, c’est l’antichambre de la Mort.
C’est un vaste paysage où tout est doux. Tout est confort. Et il n’y a plus ni
peine ni joie. Plus de désir et plus d’amour. Plus personne qui vous surveille ou
qui exige quoi que ce soit de vous. Regarde-moi ! Moi, je ne veux plus rien
d’autre que de me laisser bouffer par ce tourbillon et que la poussière retourne
au sol. Au sol d’où elle n’aurait jamais dû s’extraire.
Véronique:
De vastes paysages ? Jusqu'à ce que vous retourniez en la terre d'où vous avez
été tiré, car vous êtes poussière et vous retournerez en poussière.4 C’est ca ?
Et puis quoi encore ? Cette Mort-là, elle date du moyen-âge, elle sent le bucher
et la faute originelle. La Mort, ce n’est pas du tout ca. Ce ne sont pas ces
élucubrations de mystique. La Mort, elle se vend, et surtout, elle s’achète, il y a
des armées d’hommes et de femmes qui y travaillent, qui la perfectionnent.
Jour après jour.
Bernadette :
Non ! La Mort est une chose excessivement plus compliquée que cela.
Cela serait trop simple. Beaucoup trop simple. (à Valérie) Maintenant,
mademoiselle, il faut finir. Quand le vin est tiré, il faut le boire. Le boire jusqu’à
la lie. Jusqu’au dégout.
Valérie :
Mais moi, votre lucidité, je n'en veux pas. J’y tiens, moi, à ma niaiserie ! C’est
mon radeau à moi. Votre normalité, elle sent la Mort.
Être consciente, c'est inimaginable pour moi, c'est au-dessus de mes forces.
Je veux juste que la vie passe sur moi, comme une grande vague qui déchire
tout. Je suis juste l’objet inutile, le grain de sable parmi les grains de sables,
tranquille et muet…
Oui, je le sais : J’entretiens le système ! (à Bernadette) Mais qu’est-ce que vous
voulez que je fasse ? (à Karl) Que j’aille dormir sur les bancs ? Emplie de vin ou
de sperme bon marché ? Ou qu’au contraire, j’aille vendre ma jeune chatte à
prix d’or à des fonctionnaires Européens ou à des émirs de passage ? Vous la
voulez, vous ?
4 Genèse (3 : 19) SPRL ::: www.apoptose.org ::: jean-benoît ugeux
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Véronique:
Charles ?
Valérie :
Je ne veux pas comprendre comment ça se passe. Je ne veux pas. Car à
l'instant même où je saisirai réellement ce qu’il en est, il sera trop tard, je ne
pourrai plus faire marche arrière. Et je deviendrai alors le tank le plus
insatiable. Et ni chair ni os ne me rassasieront jamais assez.
C'est pour ça que je n’en veux pas. Je n’en veux pas ! (VERONIQUE SORT)
Karl :
De toute façon, tout le monde est absolument indigne de la position qu’il
occupe dans le système.
Vincent :
J’en entends dire qu’ils associent certaines lettres à des couleurs… C’est
ridicule ! Pour moi, les lettres sont noires. Un point c’est tout. (Valérie s’assoit
dans le fauteuil)
Piano doux
Bernadette :
A une certaine époque, l’entreprise connaissait un grand essor, les commandes
affluaient sans cesse et le bilan de fin d’année se révélait de plus en plus
encourageant. Il n’y avait plus grand-chose à faire pour le capitaine de ce
grand navire qui écrasait tout sur son passage. La navigation devenait quelque
chose de routinier. Plus rien ne risquait de faire enrayer la grande mécanique,
plus de dégraissage nécessaire. (VERONIQUE RENTRE avec des sushis) Plus rien
d'autre que des sourires. De cordiales poignées de mains. De l’ennui libéral.
…A ce moment-là, Karl a pris peur.
Un jour, durant cette période dorée, on a accusé mon mari -qui était cadre
supérieur- de traiter avec mépris ses proches collaborateurs, doublé du fait de
tenir des propos malveillants à l’égard de l’un d’entre eux. Ce qui était
parfaitement calomnieux, car c’était un bon travailleur (à Karl) Hein, Karl ? (à
tous). Tous vous l’aurait dit, mais malheureusement, celui qui portait plainte
était quelqu’un de très influent. Et même si tout le monde savait que c'était un
mensonge éhonté, sa parole n’a jamais été contestée.
Luc s'est accroché, a convoqué les syndicats. Le jeu a duré pendant très
longtemps : le DRH le rétrogradait systématiquement dans des tâches de plus
en plus subalternes, en lui faisant faire des boulots répétitifs et inutiles. En le
harcelant par tous les moyens dont dispose un team efficace, soudé,
dynamique…
(Un silence) Un matin, en ouvrant la porte principale des bureaux de l’aile
ouest, le gardien a retrouvé Luc pendu à un conduit d’aération.
Evidemment, une enquête interne a été menée, bâclée comme toujours, et l’on
a conclu que les changements répétés de postes de travail pour quelqu’un qui
n’avait malheureusement ni la souplesse ni la flexibilité nécessaire aux dits
changements avaient dû fortement l’affecter.
Certains de ses collègues, qui ne croyaient pas à la thèse du suicide, m'ont
aidée à introduire une contestation d'expertise. Nous avons donc commencé à
prendre contact avec des enquêteurs indépendants. Mais hormis que tous les
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« SPRL »
indices avaient été soigneusement effacés, une circulaire interne a été édictée
signifiant que quiconque se mêlerait de cette contre-enquête serait aussitôt mis
à la porte.
Je me suis retrouvée encore plus seule du jour au lendemain. Horriblement
seule. Les gens m'évitaient dans la rue. Une pestiférée ! Un mur de silence s'est
dressé entre moi et ceux qui hier encore…
La circulaire venait d'en haut. De tout en haut.
Fin Piano
Karl :
Je pourrais mettre tout un flacon de parfum sur mes mains, qu’elles
sentiraient toujours le cadavre.
Bernadette:
(à Karl) Oui. (sur elle-même) Depuis,
Tellement froid. Partout. Tout le temps.
je vis en hiver. Toujours en
hiver.
Karl:
Tout a un prix. Un prix effrayant. Et tous t'amèneront la facture !
Que tu aies fait le bien ou le mal, peu importe… Tes collaborateurs, tes
enfants, la femme avec laquelle tu dors depuis des années, tes maitresses, tes
amis les plus chers… Tous attendent patiemment, en prenant soigneusement
note avec un gros marqueur rouge dans leur grand livre noir, leur immense
livre noir. Et dès que tu faiblis, qu’ils voient l’once d’une brèche, ils s’y
engouffrent. Tous ensemble, tenant droit devant eux, dans leurs mains
jalouses et hargneuses ta putain de facture… Et tu n’y échapperas pas. Cela,
c’est la seule évidence : Tu n’y échapperas pas ! Toutes tes fautes, la moindre
de tes erreurs, chacun de tes balbutiements : tout te sera facturé. Tu paieras
tout.
Car personne ne veut rien payer à ta place. Personne. Car eux aussi, leurs
femmes, leurs amis, leurs parents, tous leur adressent la facture.
Et la mécanique tourne ainsi: Personne ne s’estime coupable. Tout le monde
prend note dans le grand livre noir. Et la vie est merveilleuse ! (KARL SORT)
Bernadette (à Valérie -avec dureté) :
Moi non plus, je ne veux pas laisser de traces. Absolument aucune trace. Que
l’histoire n’ait ni souvenir ni pitié. Aucune trace…
Moi non plus, je ne veux rien cautionner. Rien du tout de ce qui sort de vous.
Valérie:
Il ne faut pas dire cela !
Bernadette (à Valérie - avec violence) :
Parce que vous pensiez vraiment que tout avait du sens ? Que personne ne
haïssait personne ? Que chacun veillait à permettre le développement
personnel de son prochain ? (KARL ENTRE avec un vieux costume de laquais.)
Véronique :
Mais enfin Charles, qu’est-ce qui te prend d’apparaître dans une tenue aussi
ridicule ? Tu veux bien aller enlever ça tout de suite ! Tu ne penses pas que tu
en as assez fait pour aujourd’hui ?
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« SPRL »
Karl :
Ce costume, c’est celui que mon père a porté pendant cinquante-deux ans de
sa vie. Pendant cinquante-deux ans, il a sucé les riches, satisfait tous leurs
désirs, répondu à tous leurs caprices pour un salaire de misère. Jusqu’à ce
qu’il en crève.
(à tous) Oui, vous aurez ce que vous voudrez ! (à Valérie) Oui, vous aurez tout
ce que vous êtes venu chercher ! Bande de rapaces, suceurs de macchabées.
J’ai pris des mesures de plus en plus importantes et qui n’étaient pas
soutenues par le conseil d’administration ni par les actionnaires. Ils me
disaient que je courais à ma perte, mais je savais très bien ce que je faisais.
Rien n'était plus enivrant que tous ces hommes qui arrivaient, livides, avec leur
plate-forme de revendications. Parfois même avec leurs femmes ou leurs
enfants, quand ils essayaient de m’apitoyer. Alors que je lisais dans leurs yeux
que s’ils avaient eu les couilles, ils m'auraient pendu, ou pissé dans la bouche
après m’avoir ouvert le ventre pour chier dedans. (Ignoble bande de bovins !)
(à tous) Pourquoi pensez-vous qu’ils soient venus travailler pour moi ?
Ils pouvaient trouver ce qu’ils voulaient ailleurs. Et certainement mieux payé.
Ils venaient ici parce qu’ils pouvaient se taire et oublier. Moi aussi, j’ai fait mes
classes. Mais pas les mêmes que vous ! (à tous) « L’individu moyen préfère être
dirigé, et désire éviter les responsabilités. Il a relativement peu d’ambition et
recherche la sécurité avant tout. » (à Vincent) Ils ne te l’ont pas appris, ça, tes
professeurs particuliers que j’ai payés une fortune? Tes docteurs ès Ressources
Humaines ?
Valérie:
L’employé Lambda éprouve une aversion innée pour le travail. À cause de cette
aversion caractérisée, les individus doivent être contraints, contrôlés, dirigés,
menacés de sanctions, si l’on veut qu’ils fournissent les efforts nécessaires à la
réalisation de nos objectifs organisationnels.
Karl :
Une fois que l’on comprend malheureusement cela, il n'y a plus jamais de
marche arrière possible. Cela devient presque insipide. La mécanique
s’entretient toute seule, il suffit d’effectuer un nettoyage de temps à autre. Ou
cent. Ou mille ! Oui, j’en ai mis à la porte des gens compétents, que d’autres
entreprises se sont réjouies de récupérer. (à Vincent) Et tu veux savoir
pourquoi ? Parce que je ne voulais pas passer pour un lâche ! Parce que j’en
avais marre que partout où j’aille, on me fasse porter les cornes. (à Valérie)
Moi, je n’ai jamais eu besoin de petits coqs comme vous, avec vos Benchmark
job, vos Knowledge Management et de toute cette verroterie linguistique de
merde pour virer des gens ! Moi, je le fais en face à face. C’est ça, mon ivresse !
C’est autre chose que vos rêveries de petite princesse de la middle-class… (à
Vincent) Tu sais pourquoi je t’ai laissé faire ces études qui m’ont coûté les yeux
de la tête ? Parce que tu n’étais rien capable de faire de tes dix doigts, parce
que tu es né avec deux mains gauches et parce que la seule chose que tu aies
été capable de développer de ta vie, c'est ta réaction inflammatoire détruisant
la myéline du système nerveux central5.
C'est pour ca qu'on se sacrifie, et voilà la récompense !
5 Description scientifique de la sclérose en plaques. SPRL ::: www.apoptose.org ::: jean-benoît ugeux
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Vincent:
Pour tous ceux qui vivent il y a de l'espérance.
Et même un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort. Les vivants, en effet,
savent qu'ils mourront mais les morts, eux, ne savent rien.6
Valérie:
Les individus aux dents longues sont souvent solitaires. Quand ils cherchent à
intégrer un groupe, on les identifie très vite et ils sont rejetés.
Bernadette:
Chacun tombe pour des raisons qu’on voudrait de plus en plus ésotériques,
mais qui deviennent de plus en plus facilement pénétrables. On ne meurt plus
de silicose, de coups de grisou... On fait des burn-out, des dépressions qui n’en
finissent plus, on est atteint du mal des caissons, on développe des maladies
psychopathologiques dues aux mouvements répétés du doigt actionnant les
boutons de la souris. On valait beaucoup plus que ça. Mais on s’est saboté.
Sciemment.
Et chacun porte sa carcasse dans la grande machine, la grande machine à
essorer les vies. Et tout le monde s’étonne, tout le monde joue l'ignorant, en se
demandant pourquoi des hommes de quarante-cinq ans en pleine santé qui
font couramment du sport, des hommes puissants qui courent avec souplesse
d’un avion à l’autre, s’assoient sur le lit de leur chambre d’hôtel parce qu’ils se
sentent un peu fatigués… Et puis meurent. Comme dans la chanson.
Qu’ils meurent, comme ça. Comme des chiens. (Vincent va vers VALERIE QUI SORT
à son approche)
Karl :
Passé ma vie à courir de ville en ville, de réunion en réunion, d’avion en avion.
Ce qui avait comme seule conséquence d’exciter la jalousie la plus farouche de
mes chers collègues et amis. Je n’avais jamais le droit de me plaindre de quoi
que ce soit vu que le lundi j’étais à New York, le mardi à Genève, le mercredi à
Hong-Kong. Que je mangeais dans les meilleurs restaurants, buvais les
meilleurs vins, baisais les meilleures putes… (Karl se dirige vers le canapé)
Maintenant, je n’ai même plus de chez moi. Quand je rentre parfois, il arrive
que je doive demander où sont les toilettes. Tout me dévisage comme si j’étais
un étranger.
Véronique:
Mais tu es un étranger ! Plus rien ne t’appartient ici… Tu as tout détruit,
patiemment et savamment de tes propres mains.
Et qu’est-ce que tu crois que nous attendons encore effectivement de toi ? Tu le
sais très bien toi-même combien tu nous coûtes. Et surtout combien tu vas
nous coûter, davantage et davantage. Et pourquoi donc ? Pour avoir à
supporter chaque jour tes larmoiements ? Jusqu’à ce que tu deviennes
absolument impotent ? Qu'un cancer quelconque te ronge entièrement, faisant
puer tous les lieux par lesquels tu passes ? Que nous ayons tous à vivre dans
l'odeur infecte de tes boyaux malades ?
Karl :
6
Ecclésiaste (9 : 4-­5)
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« SPRL »
Moi, je n’en veux pas de cette médecine ! Bouts de ficelles thérapeutiques. La
maladie est une invention contemporaine. (LE PIANISTE ENTRE)
Véronique :
Tu dis vraiment n’importe quoi, tu n’es plus capable d’aligner deux phrases qui
aient du sens. Ha, il est bien loin l’homme que j’ai aimé. Le capitaine
triomphant. Qui a laissé la place à… ça !
Karl :
Que je te serve au moins à une chose… (Karl passe derrière Vincent et le noie.
VALERIE ENTRE)
Karl :
Et alors, qui a arrêté mon bras ? Oui, évidemment, le travail en Team,
l'évaluation 360°, etc. Oui ! Mais qui ?
Il vous plait autant qu'à moi, ce goût de la Mort. Mais vous savez juste vous
réfugier derrière vos chiffres, vos méthodes, votre aspartame verbale. Plus un
pour faire le sale boulot. Des gants, des pantoufles, des prêchiprêchas qui ne
changeront jamais rien à rien. (Karl s’assoit par terre dos contre le canapé)
Vous ne l'entendez pas ce rire, ce rire immense, ce rire qui jaillit par-delà vous
et qui brise tout sur sa route ?
Valérie :
Le système de sanctions doit contribuer à faire régner dans l'entreprise de
demain un ordre rationnel en assurant que le sort de l'homme efficace soit
différent de celui de l’inefficace. Cette différence de traitement joue un rôle
capital pour susciter et entretenir l'effort vers la pleine réalisation de nos
objectifs organisationnels.
Piano doux
Bernadette :
On essaye de tromper la Mort par tous les moyens : Et plus ça va, plus on
cherche de quoi se vider entièrement de sa substance. On se vit par ses objets.
On est orienté objet. On est orienté vide. On vogue. Doucement…
La Mort, c’est simplement un endroit où tout est connu. Tout est terriblement
connu. Il n’y a plus ni surprise ni miracle. Tout est repos et vide. Vide complet.
La vacuité de tout cotés.
Moi, je voulais juste vivre avec l’homme que j’aimais. Et être heureuse dans
une petite vie, une petite histoire quelconque, sans rien inventer, sans faire de
meilleurs résultats que quiconque. Sans manger la part du gâteau de
quiconque. Et chaque matin, s’émerveiller de la terre, du vent, des champs de
tournesols jalousant le ciel, des éclipses de soleil, des cent milliards de galaxies
que nous ne connaitrons jamais. Et de tout ce qui fait la vie.
Mais je n’ai pas pu… Quelque chose en a décidé autrement. Quelque chose
d’impérieux et contre lequel je n’ai rien pu faire. Et qui a fait dérailler mon
train à moi. (BERNADETTE SORT)
Véronique :
Le Leader expérimenté ne cherche pas à démontrer sa valeur et ne se disperse
pas sur tous les fronts, mais s’il s’engage c’est pour peser sur le cours des
choses, au moment décisif, au moment où la situation peut chavirer, échapper
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« SPRL »
ou se cristalliser de manière dissonante avec le futur voulu. Il porte notamment
une grande attention aux sentiments de ses opposants et veille à vaincre
loyalement, sans vexation inutile, car il connaît les méfaits du ressentiment.
Il ne sait que trop bien qu’une bataille gagnée à la Pyrrhus ne serait que
victoire éphémère, alors que c’est à un équilibre durable et à la prospérité pour
son entreprise qu’il aspire. (Vincent se relève dans l’aquarium)
Fin piano
Vincent :
Pendant la journée, entre deux meetings, dès que j’ai quelques minutes à moi,
je sors de l’immeuble, je tourne le coin de la rue et aussitôt que je me suis
soustrait aux regards de mes collègues, je marche le plus doucement possible.
Le plus doucement possible…
Je ne regarde pas les putes, je ne regarde pas les enfants, je ne regarde pas les
chiens. Pas les femmes, pas les vitrines. Je ne regarde rien. Je marche juste
droit devant moi… Et je suis tellement heureux d’être devenu cet étranger
parfait. Partout. L’étranger intégral. Même chez moi, je n’ai plus ma place. Plus
de repas régulier, plus de tendresse, plus d’amour.
Tout me le rappelle, alors je cours en avant, en avant, et tout ce que j’ai
construit, c’est de la rapidité. Toujours plus de rapidité. Rien d’autre… (Un
silence. Le pianiste sort) (à Karl) Tu ne comprends rien, Papa. Tu n’as jamais
rien voulu comprendre. Mais il est juste trop tard… Tu ne comprends rien ! Je
n’en voulais pas de ces études, je n’en ai jamais voulu. Elles m’ont écœuré au
plus haut point, elles n’ont fait de moi qu’un animal. Sans couleur. Sans avis.
Sans goût.
Valérie :
Savoir quitter l’organisation en la laissant encore plus forte que quand on y est
arrivé est une des qualités essentielles du Leader, et les anciens Leaders
doivent faire preuve de grandeur d’âme et céder la place aux esprits neufs et
clairs qui ne faibliront pas.
Vincent :
Je voudrais simplement rester couché dans l'herbe, pendant des heures et des
heures, en écoutant de la musique si douce. Calmement. Sans bouger le
moindre muscle, pas même les yeux.
Rien ! C’est l’unique chose que je voudrais. Mais je n’arrive pas à m’arrêter. Je
ne sais pas pourquoi… Quelque chose en moi me tire sans cesse vers l’avant.
Quelque chose d’absolu, de splendide…
Karl (le coupant) :
Oui ! Par désœuvrement. Et alors ? Il faut bien faire quelque chose…
Valérie:
Vous voici, Charles, à un âge de la vie trépidant et plein de charme.
Et cette phase, cette étape de croissance encore vigoureuse et féconde vous
invite et vous encourage à rester engagé, à ne pas abandonner la quête, le
désir, la recherche. Tout en allant au plus simple, à l’essentiel.
Il vous faut trouver de nouvelles voies pour faire partager aux autres vos
connaissances, votre savoir-faire, vos expériences riches et variées. Il vous faut,
Charles, faire preuve d’authenticité, de générosité. Quitter la table n'est pas
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« SPRL »
une démonstration de faiblesse, au contraire ! Une génération s'en va, une
autre vient, et la terre subsiste toujours.7 (Karl sort)
Dans un monde qui réclame souplesse et flexibilité, nous sommes tous invités,
un jour ou l'autre, à l’instar du majestueux pélican, à laisser la place à ceux
que nous avons formés, nourris, hébergés sous notre aile. A ceux qui sans
nous ne possèderaient pas les outils du monde d'aujourd'hui. Et à s'émerveiller
du grand mouvement de la vie, de ce fleuve impétueux et vigoureux. Et à
s’émerveiller, comme des enfants. Des enfants qui réclament des histoires. Des
enfants qui à leur tour nous ouvriront cent et mille mondes inouïs ou tout sera
à bâtir dans un renouveau perpétuel. Et alors, nous trouverons enfin la force
par la joie.
Tout simplement. Tout simplement…
7
Ecclésiaste (1:4)
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