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Nous vous proposons le devoir d’un élève qui a composé en temps limité.
Jacques : Je suis furieux ! Quand on pense qu’il y a des gens pour apprécier et encenser ce genre d’écrits, ça me met hors de moi !
Sylvie : Mais qu’est-ce qui te met si fort en colère ?
Jacques : Le poème « Le hareng saur » de Charles Cros. Si on peut appeler
ça un poème, parce qu’à mon humble avis, il ne vaut pas un clou !
Sylvie : Vraiment ? Je le trouve plutôt divertissant, moi. Je ne vois pas en
quoi cela te met dans un état pareil. Il s’agit bien de ce poème où l’auteur
veut « mettre en fureur les gens graves et amuser les enfants » à la fin, c’est
ça ? Eh bien il doit valoir quelque chose, puisque te voilà en colère ! N’estce pas une marque de succès ? Pour ma part, il m’amuse beaucoup.
Jacques : Oh, certes, c’est amusant… Mais il n’en reste pas moins que de
valeur littéraire, point ! Et ça se permet de s’appeler de la « littérature »… Il
suffit de regarder la forme, ce retour continuel du rythme ternaire, c’est un
procédé rhétorique des plus faciles. Au moins, Hugo savait utiliser l’anaphore et les parallélismes de façon élégante (développer un exemple
précis)… Mais ici, c’en devient grotesque !
Sylvie : Je trouve que cela donne du rythme au poème. Et la poésie, c’est
un peu comme de la musique (si l’on en croit Verlaine : « De la musique
avant toute chose… » !) : le rythme y est primordial. Après tout, il est fait
pour amuser les enfants, c’est dit à la fin : cela lui donne une allure de
comptine, que l’on peut fredonner en rythme, facile à retenir. Et il y a même
un refrain : « le hareng saur – sec, sec, sec »… Cela rend le texte entraînant
et vivant à la lecture. Et puis il y a un véritable travail sur les sonorités dans
ce genre de poème, pour souligner le rythme des vers : remarque les mots
avec des dentales, comme « pointu », répétés trois fois, par exemple ! Je
trouve que c’est très efficace. Un texte de ce genre est fait essentiellement
pour être lu, peut-être même chanté. Après tout, la poésie est aussi affaire
de sonorités. Elle fait entendre une certaine musique, et je trouve que Cros,
avec son « hareng saur », y arrive de façon tout à fait probante.
Jacques : Tu entends de la musique, toi, quand on te lit ce poème ? Pour
ma part, les dentales dont tu me parles m’écorcheraient plutôt les oreilles !
Où est passée la musique du vers racinien quand Phèdre se désole :
« Ariane, ma sœur, de quel amour blessée / Vous mourûtes aux bords où
vous fûtes laissée ! » ?
Sylvie : On ne peut pas écrire du Racine sans l’être, et on ne peut pas
donner indéfiniment dans l’alexandrin classique. Pour en revenir à notre
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hareng, je persiste à dire que le travail des sonorités est efficace, et c’est
visiblement sur ce point que Cros s’est concentré pour écrire son poème.
Jacques : C’est aussi ce que je lui reproche ! Nulle place pour la réflexion
poétique, ce texte n’est que rhétorique creuse. La recherche dans le style
n’est que prétexte à cette rhétorique toute sèche. Où est la richesse de
pensée de Baudelaire et de Mallarmé ? On en est loin. Il n’y a même pas de
métaphore poétique, pas d’image, juste une description toute sèche d’une
situation grotesque. Et puis, le sujet… n’est pas très poétique : quelle
poésie trouver dans un hareng saur ? Même l’odeur que cela suggère ne fait
vraiment pas rêver… La poésie est faite pour permettre au lecteur de
s’évader dans un autre univers, pas pour nous replonger dans notre monde
quotidien dans ce qu’il a de plus trivial… Rappelle-toi « Parfum exotique »
ou « Harmonie du soir »… ou « L’invitation au voyage » : « Là, tout n’est
qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté »…
Sylvie : Permets-moi de préférer mon « hareng saur » et son odeur à celle
de la « Charogne » en décomposition que décrit Baudelaire à sa maîtresse !
Belle déclaration d’amour…
« Oui ! telle vous serez […] / Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons
grasses, /Moisir parmi les ossements. »
Jacques : Sauf que Baudelaire réussissait à rendre le sujet de telle façon
qu’on savait que l’on avait affaire à de la vraie poésie. Il y avait une certaine
recherche dans les termes, dans l’expression ; il a, comme il le dit lui-même,
« fait de l’or » avec de la « boue »…, tandis qu’ici, Cros se contente de nous
présenter à la suite, sans composition stylistique, son hareng. Il suffit, pour
s’en persuader, de regarder comment est construit ce que tu appelles un
« poème » : une accumulation de conjonctions de coordination ! Je ne
compte plus les « et » que contient le texte tant il y en a ! Tout est juxtaposé, sans lien ! Personnellement, j’appelle ça la poésie du moindre effort.
Sylvie : Cela fait partie du genre de la comptine, cette juxtaposition.
Jacques : Genre qui n’a aucune ambition et qui prétend s’appeler poésie.
Ici, Cros ne cherche qu’à s’amuser, il l’avoue lui-même.
Sylvie : Je crois précisément que tu tends à confondre les choses : il ne
cherche pas à faire de la grande poésie, lui, comme Baudelaire et les
autres. Ce n’est pas le même degré littéraire, c’est celui de Queneau et de
l’Oulipo, tout simplement. Il considère que la poésie est avant tout un art du
mot ou des mots… Ils cherchent moins à faire de la poésie qu’à critiquer les
gens qui se prennent trop au sérieux.
Jacques : Dans ce cas, on n’en écrit pas.
Sylvie : Quant à dire qu’il n’y a aucune profondeur dans ce qu’écrit Cros, je
ne suis pas tout à fait d’accord. Je trouve que cela rappelle un peu les
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Fables de La Fontaine, et celles-là, tu n’irais pas leur dénier leur caractère
littéraire. Observe : un animal comme personnage principal, des vers…
Jacques : Qui ne sont même pas réguliers…
Sylvie : Oui, eh bien tu ne fais pas pour autant un « procès pour facilité » à
Apollinaire quand il écrit « Zone » ou à Prévert quand il écrit ses poèmesinventaires (tu sais : « Il y a… Il y a … »). Je reprends donc : un animal
comme personnage principal, des vers, une histoire brève, une certaine
mise en scène de l’action, et une morale à la fin. Tout comme « Le Corbeau
et le Renard » m’amuse, « Le hareng saur » m’amuse. Pense au « Pouvoir
des fables », qui plaisaient tant à La Fontaine ! Ce genre de texte garde une
certaine fraîcheur qui a son charme, après tout : cela change de l’esthétique
fin de siècle hypertrophiée d’un Laforgue… Oui, je crois que c’est le mot, ce
poème est rafraîchissant.
Jacques : Permets-moi tout de même de douter du caractère rafraîchissant
du « hareng saur »…
Sylvie : C’est bien justement le tour de force de Cros, tu ne trouves pas :
rendre un « hareng saur » frais ! Belle gageure !
Jacques : Mais la vie n’est pas « fraîche », elle est souvent sombre ; or le
poète doit rendre compte de ce monde qui nous entoure et nous effraie
parfois ; il doit prendre parti : comme il est le maître des mots, il peut – et
doit – parler pour ceux qui n’ont pas la parole, mettre son inspiration, son
art au service des grandes causes… S’engager, en somme !
Sylvie : Grave erreur que de dissocier humour, jeu sur les mots et pensée
profonde ! Rabelais déjà disait : « Mieux est de ris que de larmes écrire… »
et il te prouve que l’humour et le jeu sont souvent d’excellents vecteurs
d’idées, propres à persuader… Anouilh, avec sa fable « Napoléon et la
puce » fait sourire le lecteur et en même temps remet en cause le pouvoir
absolu… Prévert, dans Paroles, s’amuse avec les mots, avec une belle dose
d’humour, et pourtant cette poésie-jeu est au service d’une violente protestation qui remet en cause l’ordre établi : la religion, la politique, l’armée, la
famille traditionnelle…
« La mère fait du tricot
Le fils fait la guerre
Elle trouve ça tout naturel la mère
Et le père qu’est-ce qu’il fait le père ?
Il fait des affaires »
Jacques : De toutes façons, pas la peine de discuter. Il faut le faire, ce
commentaire littéraire… Si tu veux continuer ce débat, rendez-vous dans
notre « Tribune libre » du journal du lycée.
Sylvie : D’accord, ça fera un débat « grave, grave, grave »…
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