La pieuvre - Raconter la vie

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La pieuvre - Raconter la vie
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Un printemps précoce, exubérant, qui explosait dans le moindre square, le plus
petit balcon. Je me souviens parfaitement de ce soir de février. Je quittais l’hôpital,
surprise par la douceur de l’air. J’ai jeté un coup d’œil distrait à la pelouse qui
bordait l’allée de ciment et poussé un oh de surprise. Trois arbres aux troncs grêles
déployaient une mousse de fleurs roses. Un printemps qui flirtait avec l’été, qui
dénudait les corps, qui remplissait d’une langueur si délicieusement mélancolique.
Un printemps que j’ai haï. Comme j’ai haï ce jour de cette semaine entre Noël et le
jour de l’An, la même impression, j’étais à côté, séparée des autres par un mur de
verre.
Une grosse femme en blouse blanche, dans la pièce attenante à la salle d’examen,
une phrase vague et précise : il y a quelque chose. Devant son regard fuyant, j’ai
senti la colère me submerger. Affronter sa gêne, sa lâcheté. La harceler de
questions. Elle finit par lâcher le mot : tumeur. Tu es resté silencieux, presque
indifférent.
Le taxi qui nous ramena chez nous, longea les quais de la Seine, notre promenade
d’automne. Du square du Vert Galant, notre observatoire favori, nous ne nous
lassions pas des variations subtiles du ciel sur lequel se découpaient les façades du
Louvre et de l’Institut de France. Nous nous plaisions à imaginer que si Louis XIV
avait choisi le baroque, Le Bernin au lieu de Perrault, Paris aurait eu ici un petit air
romain.
C’est à cet instant précis que le « jamais plus » est entré dans ma vie.
Le ciel de ce matin de juin a retrouvé la grisaille plombée de l’hiver parisien. Nous
sommes trois, les enfants et moi, dans un corbillard qui nous emmène au
crématorium du Père Lachaise. Boulevard de Grenelle, nous longeons le métro
aérien, je vois ma main, doigts écartés, posée sur le coffre renfermant ton cercueil,
je lève les yeux, nous venons de passer devant le cabinet de radiologie où tout a
commencé. La boucle est bouclée, elle a duré six mois.
Tu étais étrangement calme pendant ces jours qui ont précédé ton hospitalisation.
Tes derniers jours chez nous, mais nous ne le savions pas. Ta voix, une belle voix de
ténor, avait perdu de sa force au fil des mois et était maintenant voilée, comme
enrouée. Le cœur serré je t’écoutais essayant de chanter l’Ave Verum que tu avais
donné en concert avec ta chorale. Tu ne faisais aucun commentaire et je me taisais.
A plusieurs reprises tu as évoqué ta mort et tes funérailles. Appel détourné pour me
tester ? Pour parler ? J’ai saisi l’occasion, comme si c’était un simple signe de
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prévoyance, une manière comme une autre de ne pas être pris au dépourvu. Tu
m’as parlé de Montaigne dont tu te sentais proche quand il médite sur la mort, de
Rilke aussi et de son Livre de la pauvreté et de la mort, tu as ajouté : je ne veux pas
que l’on dise des conneries à mon enterrement. Nous avons ri quand tu as conclu
par un définitif : pas de bougies allumées par les petits autour du cercueil, c’est
cucul.
Tu l’avais décidé, tu serais incinéré et tes cendres dispersées dans le Parnasse, audessus de Delphes, un lieu où souffle l’Esprit, disais-tu, comme Borobodur à Java ou
le Djebel Barkal au Soudan où nous étions allés ensemble
Ton corps te lâchait. Tu allais aux toilettes quinze fois par jour, obsédé par l’idée
que tu allais te souiller. Nettoyer la merde, la pisse. J’accomplissais cette tâche
naturellement. Tu dépendais de moi. Je pensais à nos enfants bébés. Tu en avais la
vulnérabilité et pourtant je me sentais liée à ton corps défaillant par une étrange
complicité amoureuse.
Pendant les moments d’insomnie je t’écoutais respirer à côté de moi. J’ai même
songé à prendre mon appareil photo pour enregistrer en vidéo ton souffle. Chaleur
de ton corps qui me cherche, qui se love contre moi, tes doigts maigres s’enlacent
aux miens. Dans ton sommeil tu t’agites. Je t’en veux de m’empêcher de dormir
mais aussitôt je me dis : bientôt tu regretteras ta tranquillité.
Ton humour. La fatigue, l’inquiétude me rendaient souvent impatiente. Je le
regrettais aussitôt ; je te l’ai dit, tu m’as regardé en souriant, a fait un signe de croix
sur mon front et m’a lancé : mon enfant vous direz trois Pater et un Ave.
Notre première sortie ensemble, ce fut pour aller voir « La Source de Bergman »,
ton cinéaste préféré dont tu parlais pendant des heures. Tu avais un faible pour Le
septième sceau, je t’écoutais et je voyais se dérouler la partie d’échecs entre la mort
et le chevalier. La mort au visage de clown blanc, avec laquelle on pouvait
s’entretenir, jouer, qui n’était somme toute, porteuse d’aucun mystère. La mort
apprivoisée.
L’autre soir pendant que tu dormais, j’ai pensé à Bergman, à Cris et
Chuchotements. Une image a surgi. Celle de la servante qui dans le nid de ses bras
ronds, ayant dénudé son sein, berce et apaise la mourante.
La première fois où je t’ai vu trembler. Nous faisions une randonnée en montagne,
au-dessus de Bonneval-sur-Arc. Un groupe de vieux amis. Tu avançais en tête, d’un
pas régulier, aisé, tu retrouvais le rythme familier des marches de tous tes camps
scouts aux quatre coins de France. Près du refuge des Evettes nous avons fait halte,
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nous commentions joyeusement nos performances respectives et c’est alors que je
vis ta jambe droite saisie d’un tremblement. La fatigue probablement, d’ailleurs
personne ne le remarqua.
Insidieusement la lenteur a pris possession de toi. « Miss P… » comme l’appelait
avec un humour grinçant François Nourissier, je l’ai baptisée « la Salope ». Une
femme fatale sûre de son pouvoir, qui une fois sa proie ferrée, attend son heure,
décidant selon son caprice de se faire discrète, presque invisible, ou subitement de
resserrer l’étau, juste pour rappeler que c’est elle qui décide. Tu as vécu avec elle
pendant douze ans jusqu’à ce que miss Parkinson soit évincée par Miss
Glioblastome qui elle, ne t’accorderait que six mois de sursis.
Miss Parkinson s’est rappelée à toi, de plus en plus souvent. Tu lui as répondu en
marchant, plus lentement, mais tu marchais. Nous rêvions des caravanes
nabatéennes transportant la myrrhe et l’encens depuis le lointain Yémen, de Pétra,
la cité cachée, la cité rose et ocre. Tu as voulu la découvrir au rythme des anciens.
Trois jours de randonnées. Nous nous en sommes approchés, doucement,
franchissant des canyons, déboulant sur des plateaux où les bédouins conduisaient
le soir leurs chèvres blanches et noires vers les tentes brunes. Tes pas étaient plus
petits, tu étais le dernier, mais jamais seul. Sollicitude de nos compagnons ai-je
d’abord pensé, mais j’ai compris qu’ils aimaient ta compagnie, ton goût de la
discussion. Je te surveillais, revenant parfois sur mes pas, j’avais l’œil, je mesurais
ton degré de fatigue à l’inclinaison de ton dos.
Miss parkinson m’a fait cadeau de la peur, une peur insidieuse, fidèle, qui a
empoisonné mon présent. J’étais devenue experte en scénarios d’un futur sur lequel
je n’avais aucune prise. Je vivais sur le qui-vive, cherchant le moindre signe
confirmant ma peur. Tu oubliais, confondais, tu en plaisantais, ce n’est pas grave,
disais-tu. Cela m’agaçait. Depuis, je me suis demandée si ce n’était pas ta manière à
toi de résister.
Miss Glioblastome a donné un nouveau visage à ma peur. Je n’étais plus face à
« Peut-être » mais face à « Maintenant ». Finie l’attente anxieuse d’un ennemi
imprévisible dont je guettais l’attaque, ignorant d’où il viendrait. J’ai été presque
soulagée. A l’angoisse de l’incertitude je préférais la catastrophe : ta mort annoncée
qu’il me fallait affronter.
Tu allais être pris en mains par une équipe spécialisée, l’une des meilleures, nous a
dit notre médecin. Nous attendions. Nous avons découvert qu’être admis à
l’hôpital, dans un service de pointe, ne se fait pas du jour au lendemain. Ton dossier
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avait été transmis, on nous téléphonerait. Le mot cancer ne semblait pas t’effrayer,
tu savais que c’était sérieux mais tu disais que tu étais entre de bonnes mains.
Paradoxe de l’attente. J’espérais chaque jour le coup de fil te fixant un rendez-vous
mais je voulais aussi prolonger ces journées de solitude à deux, closes sur une vie au
ralenti dans l’appartement.
Mystère de ce que tu as deviné sans le formuler. Tu étais assis dans ton fauteuil
familier et soudain tu m’as dit : « tu vas me manquer ». Ravalant mes larmes, « toi
aussi ».
Une ruche où dès la porte franchie chacun se glisse dans son rôle. Il y a ceux qui
attendent et ceux que l’ont attend, les hommes et femmes en blouses blanches.
L’impatience est inutile, d’ailleurs l’angoisse qui s’empare des malades et de ceux
qui les accompagnent les métamorphose en agneaux dociles.
Attendre à l’accueil la constitution du dossier, attendre la consultation, attendre le
prochain rendez-vous, prendre un numéro pour l’hospitalisation, attendre que la
chambre qui vous a été affectée soit prête, attendre l’infirmière pour les premiers
examens. La lourde machine fonctionne, il faut suivre son mouvement. L’hôpital
impose soumission, obéissance, passivité.
Lors de la première consultation nous avons été accueillis par deux jeunes
neurologues, un homme et une femme, qui te prendraient en charge. Ils se sont
adressés à toi avec douceur et patience. Trop doux, trop patients pour être
honnêtes, me suis-je dit. J’ai détesté leur sourire. Ils te savaient condamné à brève
échéance, te parlaient de protocole, de confort, d’un traitement non agressif,
maniant avec une habileté consommée l’art de la litote. Tu es resté apathique, me
laissant répondre à ta place. Tu ne voulais pas pisser dans ta couche, tu es sorti
précipitamment. Seule avec eux j’ai voulu briser ce sourire et cette douceur : je
connais la nature de sa tumeur, je sais qu’il est condamné. Ils m’ont simplement dit
que le diagnostic devait être confirmé et que tu allais entrer en neurochirurgie pour
une biopsie de contrôle.
Deux jours plus tard, quand j’ai pénétré dans ta chambre d’hôpital, tu portais un
cercle métallique fixé sur ton crâne. L’extrême précision de l’intervention
nécessitait cet appareillage qui te métamorphosait en roi barbare et que tu as
baptisé ta couronne lombarde.
Tes pieds collaient au sol. Ton pas hésitant piétinait, surtout quand tu franchissais
une porte ; tu as décrété que tu passais le Styx. Allusion détournée ou simple
plaisanterie ? Je t’ai répondu : je préfèrerais le Rubicon.
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Nos amis grecs, tous médecins, étaient inquiets. Ils ont très vite compris la gravité
de ton état. Ils ont été les seuls à ne pas l’édulcorer, à répondre avec une franchise
brutale à mes questions. Très vite ils ont mis en avant la nécessité pour toi d’être
pris en charge dans un centre spécialisé, tu étais au-delà du curatif, tu relevais
désormais de soins visant à rendre les derniers mois qui te restaient à vivre les plus
doux possibles.
Par eux, grâce à eux, j’ai su l’affaiblissement, l’amaigrissement, les pertes
d’équilibre, la voix atone, l’incapacité à déglutir, la somnolence qui deviendrait
coma, l’absence de souffrance physique aussi.
L’hôpital est une école d’humanité. Les masques tombent, la comédie sociale n’a
plus cours, on va à l’essentiel.
Le voisin de lit inconnu cinq minutes plus tôt devient un frère qui aide le plus
handicapé. Discussions complices, sans détours, dans le silence de la chambre.
Pour toi, ce fut un Algérien dont tu as partagé les nuits d’insomnie. Vous vous êtes
promis d’aller manger un couscous pantagruélique « chez Bébert » quand vous
seriez sortis. Il vint te dire au revoir dans le nouveau service de neuro oncologie où
tu fus transféré et renouvela sa promesse, affirmant avec conviction que ce n’était
que partie remise.
L’hôpital est aussi une loterie.
Dans ta nouvelle chambre, ton compagnon, paralysé du côté gauche, s’exprimait
difficilement par monosyllabes. Il n’était que colère et angoisse et laissait
constamment la télévision allumée, même quand il somnolait. A tes remarques
répétées il opposait grognements et regard sombre. Tu l’as aussitôt baptisé
Ronchon. Près de son lit, des photos d’une jeune femme tenant dans ses bras un
garçon, presque un bébé, aux grands yeux étonnés. Il est mort deux mois avant toi.
La sollicitude m’était pesante. Certains soirs plus de dix messages m’attendaient sur
le répondeur. J’ai décidé de ne plus répondre. Je n’aspirais qu’au silence, aucune
envie d’expliquer, de répéter, d’entendre les paroles de consolation, tu sais, untel a
eu lui aussi une tumeur au cerveau, il a bien réagi au traitement et mène depuis une
vie normale… tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Envie de mordre. Je n’ai pas
voulu de cet « espoir ». Ma ligne de conduite : T’accompagner, être avec toi, mais
déjà séparée.
Douleur d’un accompagnement dont nous fûmes privés il y a presque quarante ans.
Dix jours pendant lesquels les médecins furent les seuls maîtres à bord. Une
information réduite au minimum, à l’hôpital nous étions de simples visiteurs que
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l’on se garda bien de préparer à la mort de leur enfant. Un seul entretien avec le
professeur qui enfin laissa entendre l’étendue des dégâts neurologiques, et qui nous
fit la leçon quand nous avons émis le souhait que l’on ne prolonge pas les soins,
qu’on la laisse mourir en paix. Notre parole était subversive, son discours nous
condamna.
A l’hôpital, le personnel affiche patience et douceur, mais avec distance. Les
malades arrivent, restent quelque temps puis sont transférés ailleurs. Pas le temps
de tisser des liens. Les équipes se relayent, en alternance, une semaine sur deux. Ne
pas trop s’attacher, se protéger quand on travaille dans un service où la mort, mot
que l’on ne prononce pas, n’est plus une entité abstraite, où la vie se compte en
semaines voire en jours.
Tes muscles raidis ont figé ton regard. Tu es devenu un inconnu au visage sévère.
Ton sourire, un effort puis un rictus. Dans notre chambre, j’ai rendez-vous avec toi.
Alignées sur les étagères de la bibliothèque, les photos d’ « avant » que je
contemple.
Les médecins ont leur jargon lisse et neutre, « troubles cognitifs », pour désigner
les manifestations de la pieuvre qui a pris possession de ton cerveau.
Cela a commencé par le métro où tu t’orientais à contresens, puis tu as confondu
les jours, rendez-vous manqués, annulés, reportés. Ton ordinateur est devenu une
machine incontrôlable, ces défaillances t’empoisonnaient la vie mais tu l’as
longtemps nié.
Un de tes plaisirs : acheter Le Monde et le lire dans un bistrot, dans le jardin du
Luxembourg, des Tuileries ou du Palais royal. Une lecture à laquelle tu étais fidèle
depuis tes années d’étudiant. Je te l’ai apporté, maintenir le rituel quotidien, même
à l’hôpital. En t’écoutant commenter les nouvelles, en te répondant, j’ai eu plus
d’une fois l’illusion fugace de « l’avant », que je repoussais aussitôt, me privant de
ce que me donnait l’instant.
Etrange coïncidence. La Pitié Salpétrière fut aux XVIIème et XVIIIème siècles un
lieu d’enfermement où les autorités entassèrent par milliers les marginaux. Toi qui
as toujours détesté les contraintes, tu as haï l’hôpital, ta prison dont les soignants
étaient les gardiens, avec lesquels tu rusais pour franchir la porte du service quand
nous te quittions.
Tu as trouvé assez de forces pour t’enfuir, aller jusqu’au boulevard voisin. Tu étais
fier de la frayeur que ta fuite avait provoquée, une manière de dire merde à ceux qui
te retenaient. Tu racontais avec amusement le branlebas de combat dans le service.
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Affirmant ainsi ton refus de te soumettre, tu étais encore maître de ta vie.
Sous l’effet des médicaments tu es devenu agressif, j’ai essayé de te raisonner mais
tu m’as imaginée complice de tes gardiens. Un jour tu m’as annoncé que des
caméras installées dans la chambre te surveillaient, prêtes à tourner un film, tu
voulais en informer le chef de service, mais en privé, car tu craignais des
représailles.
Ton obsession : rentrer à la maison. Chaque jour, quand je pénétrais dans ta
chambre, tu m’attendais, les chaussures aux pieds, à moitié lacées, ta veste en cuir
sur ton pyjama. Les bagages sont prêts, m’annonçais-tu avec satisfaction. Tu avais
entassé pêle-mêle vêtements, CD, livres, affaires de toilette. Chaque jour je rangeais
tout et te redisais doucement que tu ne partais pas, pas encore. J’ai pensé à
Sysiphe.
Dans l’intimité de la salle de bains de l’étage, nous avons fait de ta toilette un
moment de complicité tendre et joyeuse. Tu t’abandonnais. L’eau qui glissait sur ta
peau au gré de ma fantaisie se faisait caresse, mes mains reprenaient possession de
ton torse, de tes jambes, de ton sexe. Nous riions, minutes volées à miss
Glioblastome.
Tes amis t’ont couvert de cadeaux. Les livres se sont empilés sur ta table de nuit
mais leur lecture est devenue difficile, puis impossible car tu ne pouvais plus
concentrer ton attention. Tu as réclamé des magazines. Tu avais une préférence
pour les reportages photographiques, voyages immobiles, échos rêvés des nôtres
dont tu passais en boucle les DVD et promesses de projets auxquelles tu semblais
croire. Ces photos parfaites sur papier glacé ressemblaient à de belles mortes. J’ai
appelé à l’aide les odeurs et les saveurs de nos ailleurs heureux.
Ton premier contact avec le service de radiothérapie, ce fut le sourire attentif et
bienveillant d’un jeune radiologue. Il te montra le casque que tu porterais à chaque
séance. Tu échangeais la couronne lombarde pour le heaume du chevalier, ce fut
ton commentaire amusé.
Il t’interrogea sur tes symptômes, lentement, tranquillement, attentif à tes
silences, t’accompagnant dans le cheminement de ta pensée. Mis en confiance, tu
lui parlas de ta voix perdue, des concerts que tu avais donnés avec ta chorale, tu ne
pus retenir tes larmes, alors silencieusement, il te prit la main et la tint dans la
sienne.
Temps immobile, temps circulaire où l’imprévu n’a pas sa place,
Temps rythmé par les entrées et sorties de ceux qui viennent du « dehors »,
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Temps des corps souffrants entre attente, angoisse et espérance.
Je me suis coulée dans une routine grise. Appartement, démarches administratives,
rendez-vous médicaux, après-midi avec toi, seuls ou en compagnie des amis,
appartement.
Babinsky, Mazarin, Antonin Gosset, d’un pavillon à l’autre, j’ai apprivoisé le
labyrinthe de la Pitié-Salpêtrière, jeu de piste dont j’ai choisi les repères. J’aimais la
géométrie des parterres de la cour Saint Louis, la symétrie austère et grandiose de la
division Mazarin et de la division Lassay encadrant l’entrée de la chapelle
couronnée de son dôme.
Une dernière montée le long du bâtiment abritant la crèche des enfants du
personnel et j’étais sur le boulevard Saint Marcel.
Dans le métro je fermais les yeux, j’étais encore avec toi, puis au fil des stations tu
t’éloignais. A République je rejoignais la ligne qui me laisserait à la Gare du Nord,
courant presque vers ma tanière silencieuse.
Le silence de l’appartement, nid bienfaisant où je me suis lovée, protégée par les
objets, compagnons de notre vie.
Le silence de l’appartement, sans ton chant répétant le Requiem ou l’Ave Verum, si
oppressant que je me suis saoulée de Mozart, le seul qui m’apaisait. Les sonates pour
piano jouées par Maria Joao Pirès, ma sonate de Vinteuil.
Quand je prenais un livre je testais les dix premières pages, et souvent
j’abandonnais. Mais j’ai lu et relu Lumières d’automne, le tome 6 du journal de
Charles Juliet. Ses mots m’ont accompagnée comme ceux d’un ami inconnu et j’ai
pensé à toi, quand évoquant sa mère adoptive, il écrit : une vie pleinement
accomplie, lorsqu’elle s’achève, si elle laisse une inévitable impression de tristesse,
elle nous comble aussi d’un tonique sentiment de plénitude.
Notre fille était enceinte de son troisième enfant. La naissance se fit attendre. Tu
en parlais avec une impatience fébrile, inquiète : c’était le premier de tes petits
enfants dont tu ne pourrais faire la connaissance à la maternité. Ce fut un gros
garçon, très beau pour un nouveau-né. Un bébé en bonne santé, la vie gagnait un
point sur la mort qui te menaçait.
Tu as eu des idées fixes. Je te raisonnais, tu m’écoutais, mais tu ne m’entendais pas
et tu reprenais le fil de ton discours là où tu l’avais laissé.
Tu as voulu tes partitions, tu fredonnais d’une voix éraillée, tu semblais ne pas t’en
apercevoir, tu préparais ton audition pour entrer dans ta nouvelle chorale. Surtout,
tu as bâti un scénario dont tu as mis en place les détails : tu viendrais chaque jour
de ta maison de Bourgogne à Paris pour ta séance de radiothérapie, toute la famille
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s’installerait autour de toi, tu irais te promener avec les enfants, tu comptais sur
eux pour te soutenir dans les chemins pentus, entre les vignes. Mystère de ce qui se
passait dans ta tête, rester humble devant ce mystère.
Ce que j’appelais tes incohérences, tes délires, parlaient de ta solitude, de ton
angoisse, de tes doutes quant à l’issue du combat que tu menais. Chaque jour pour
aller recevoir les rayons censés contenir la pieuvre, tu passais, disais-tu, par une
rampe d’accès bordée de chaque côté par des casques. Tu étais dans une pyramide
et tu descendais vers la chambre funéraire, tu m’as même fait un croquis. Mais il y
avait ce que tu appelais l’hallucination et qui t’effrayait. Tout au bout de la rampe,
un trou noir d’où s’échappaient des hirondelles noires, tes petits enfants à sauver
de la mort.
Brusquement, un soir, tu as laissé échapper d’une voix lasse : j’ai l’impression d’être
à des centaines de kilomètres de vous, je résiste pour les voir grandir, je suis au
bout du rouleau.
Ma culpabilité. Coupable de me sentir lasse et prisonnière. Prisonnière du temps de
ta maladie, c’est elle seule qui déciderait, je devais me soumettre. Coupable de faire
comme si. Comme si tu allais guérir, comme si tu allais revenir à la maison en
convalescence. Coupable de vouloir savoir, c’est-à-dire savoir quand tu allais
mourir. Doublement coupable car derrière cette demande se cachait le souhait
implicite que la mort vienne vite. Coupable et seule, malgré les coups de fil, les
messages et les mails.
Les séances de rayons, une formalité quotidienne. Le planning horaire était
fantaisiste, tu partais dans ton fauteuil roulant, revenais au bout d’une demi-heure,
tu ne semblais pas fatigué, tu avais encore tous tes cheveux, aucune trace du
traitement. Je n’en ai rien attendu, pas même une amélioration. Au mieux, cela
n’aurait été qu’un sursis. Certains de nos amis louaient ma force, mais espérer,
c’était guetter, être déçue, souffrir encore plus. Repousser tout espoir a été ma
protection.
Tu as quitté l’hôpital. Officiellement en convalescence, dans un centre dit « de post
soins neurologiques ». Tu as accueilli la nouvelle avec calme et passivité. Je n’ai pu
m’empêcher de penser que c’est là que tu mourrais.
Centre de soins palliatifs. Peur, fin de vie, agonie, mort.
Pourtant « Notre Dame du Lac » n’a rien de morbide.
Il y a la lumière, lumière des immenses baies vitrées des salons ou lumière qui joue
entre les marronniers et inonde les chambres.
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Il y a les bonjours par lesquels le personnel soignant m’accueille, et qui me disent :
que la journée vous soit bonne, nous sommes là, avec vous.
Il y a les sourires, une coulée de sourires, pas des grimaces hypocrites pour faire
croire que… non, des sourires lucides, des sourires de compassion, de tendresse
pudique.
Il y a le temps. Le temps des malades et le temps des autres. Accepter d’être côte à
côte, sur deux chemins différents.
Il y a le temps. Le temps de l’écoute, donnée sans compter, le temps des larmes,
larmes libératrices que l’on s’autorise sans craindre les regards.
Temps réduit à l’instant que l’on est en train de vivre. Retenir les paroles de l’autre
pour se les dire, plus tard. Etrange cohabitation entre ces instants de vie si intenses
parce que menacés et la mort à l’œuvre, visible dans son corps.
Aller à l’essentiel, vivre.
Tu as perdu tes cheveux. Sur ton visage émacié tes pommettes saillantes semblaient
vouloir percer la peau fine et sèche. Je te regardais somnoler, les mains croisées sur
le ventre, bouche ouverte, je pensais au mort que tu serais. Alors je caressais la
toison de ton torse et je te retrouvais. Je me laissais traverser par l’instant. J’étais
en train d’apprivoiser ma peur.
Toi aussi tu vivais dans ton présent. Ta chambre baignait dans la lumière de ce
printemps précoce. Nous avons pris nos habitudes, je descendais ton fauteuil sur la
terrasse, nous buvions un thé à la menthe puis nous parcourions les allées du parc,
jusqu’à l’étang où s’ébattaient trois cygnes et trois oies bernaches. Dès ton arrivée
tu as aimé le lieu, tu as pensé que je l’avais acheté, tu étais à la fois admiratif et
inquiet, comment payer une telle propriété ? J’ai joué le jeu, tu t’étonnais que je
n’ai pas acquis aussi les cygnes - parce que ce sont de sales bêtes qui peuvent
mordre les petits, t’ai-je répondu. Les amis qui venaient te voir te donnaient la
réplique. Echanges bancals, surréalistes et tendres. Tu voulais vendre
l’appartement, je m’y opposais, l’un d’eux t’a proposé de te trouver une tente, une
autre en a rajouté en te promettant une tente caïdale. Tu n’étais pas dupe, tu as
souri au milieu de nos rires.
Une première fois sans toi. L’après midi à tes côtés avait été douce. Dans la soirée,
je me suis rendue dans un cinéma près de la place Clichy, pour voir Pina de Wim
Wenders. Instants de danse tour à tour joyeux, violents, tendres ou désespérés qui
s’entremêlaient, se heurtaient, se répondaient mais c’est un autre film que je
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voyais. Assis dans cette même salle, nous avions assisté à une naissance. Sur l’écran
des adolescents naissaient à eux-mêmes. Portés par la bienveillance attentive et
exigeante de deux danseuses, ils doutaient, tâtonnaient, timides et mal à l’aise, puis
s’apprivoisaient, osaient s’abandonner pour s’exprimer avec leurs corps, ils
mettaient au monde Kontakthoff. Nous étions sortis, émus par les dernières images
du sourire de Pina Bausch qui venait de mourir.
Sur mon chemin de retour j’ai détesté les couples que je croisais, souhaitant qu’à
leur tour il leur arrive malheur.
Tu t’es désintéressé de tes partitions, traces inutiles d’une vie dont tu t’éloignais.
Mais la musique est restée ta compagne fidèle, plus fidèle que moi, présente aussi
pendant les heures solitaires de la nuit.
Tu ne te lassais pas des concerto pour harpe ou clarinette de Mozart, du deuxième
mouvement du triple concerto de Beethoven, tu m’avais dit que tu le voulais à tes
funérailles, en souvenir de l’enfant morte.
Pâques est arrivé. Nous avons toujours aimé la fête de Pâques. Pour nous, la fête
chrétienne la moins exclusivement chrétienne. Le Christ mort et ressuscité, un
avatar d’Osiris, de la végétation qui meurt pour renaître au printemps, dans le cycle
éternel du passage de la mort à la vie, du désespoir à l’espérance. De la cérémonie de
la nuit pascale, nous étions surtout sensibles aux symboles : le feu, l’eau, la lumière.
Tu as souhaité assister à la messe de Pâques organisée pour les malades et leurs
proches. J’y suis allée, pour être avec toi. Moment intense où souffrance, mort,
espérance, renaissance, vie, n’étaient plus des mots mais s’incarnaient dans le
groupe hétéroclite que nous formions. A la fin de la cérémonie, de ta voix affaiblie
tu m’as dit : Christ est ressuscité. Par ces mots, toi l’agnostique, tu m’invitais à faire
confiance à la vie.
Sous les marronniers fleuris du parc, tout à côté de la glycine enlaçant la pergola de
bois, j’ai dressé pour nous deux la table de Pâques. Une nappe aux couleurs du
printemps, un verre de cristal rempli de Saint-Véran, dans une coupe de porcelaine
une mangue mixée et les premières framboises.
L’infime tend vers l’infini.
Je n’ai plus reconnu l’odeur de ta peau. Ta signature, une harmonie d’odeurs. Que je
humais les yeux fermés pour mieux m’en imprégner. Odeurs dont les variations
insensibles traçaient la géographie de ton corps, odeurs supplantées dans le pli de
ton cou et derrière tes oreilles, par ton parfum.
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Ton corps a pris une odeur de malade. Odeur hygiénique des draps bouillis,
désinfectés, odeur fade de la crème dont les soignants massaient tes membres
amaigris.
Entre leurs mains expertes et neutres ton corps m’échappait, corps asexué, corps
infantilisé. Je sortais de la chambre pendant les soins, rien ne m’était imposé,
j’obéissais à une demande tacite.
Nous avons abordé de nouveaux rivages, connus de nous seuls, dont nous avons
inventé les signes de reconnaissance. Ton doigt fragile m’effleure, parcourant son
chemin familier. De l’épaule dénudée il glisse vers le cou, s’arrête sur le collier de
poissons d’or que tu m’as offert à Sifnos, descend vers les seins, remonte jusqu’à la
bouche dont il caresse les lèvres closes.
Je me penche alors sur toi et tu respires l’odeur de l’essence de jasmin que tu as
choisie pour moi.
Ton espace s’est encore rétréci « du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du
lit au lit ». Ma main posée sur la tienne, ton alliance trop large retenue par un
anneau en argent enserrant une turquoise. Tu économisais tes mots, j’ai commencé
à lire sur tes lèvres, c’est à cette période, je m’en souviens, que tu as voulu
réentendre Atys, l’opéra de Lully.
Quand tu es tombé malade nous attendions la nouvelle production d’Atys. Nous
nous l’étions promis, nous avions nos places depuis plusieurs mois, et nous allions
retrouver en juin la belle salle de l’opéra de Bordeaux, découverte l’année
précédente. Nous avions encore dans les yeux et les oreilles l’éblouissement de la
soirée à l’opéra du château de Versailles en 1987. Coup de foudre pour la musique
baroque inconnue de nous, unis par le sentiment que nous vivions un moment de
perfection. Atys, notre opéra sésame qui nous guida ensuite vers Sant’Alessio,
Jéphté, Philippe Jaroussky et les jeunes chanteurs de l’académie du Jardin des voix.
J’ai revu Atys à Bordeaux, je te portais en moi, tu étais mort depuis dix jours.
Je vais mourir, tu l’as dit à nos enfants, aux soignants. Avec moi tu as choisi le
silence. Mystère de ton silence. Question qui restera sans réponse. Accepter,
m’accrocher à cette phrase : tu es mon évidence. La réponse est peut-être là.
Ensemble dans le silence, nous avons su que l’autre savait.
Un nouveau lieu, plus près de chez nous, des visites plus fréquentes, je t’énumérais
les avantages mais je n’ai pas osé prononcer le mot « Jeanne Garnier ». La
proposition des soignants signifiait que tu t’acheminais vers ta dernière étape. Que
ta mort était une question de jours, tout au plus de semaines.
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Tu as accepté ton transfert avec une indifférence apparente mais au médecin qui
t’a accueilli tu as parlé de la mort qui ne fait pas partie de la vie - c’était le jour
anniversaire de la mort de l’enfant perdue - de celle qui en fait partie, du saut
difficile dans l’inconnu.
Plus tard, entourés de nous tous, tu t’es comparé au vieillard mourant du tableau de
Greuze : « Le retour du fils prodigue », provoquant nos rires.
Il m’a fallu abandonner mes habitudes, la complicité tissée au fil des semaines avec
les soignants, simple sourire, discussions impromptues où l’urgence guide vers
l’essentiel. J’ai quitté dans le chagrin « Notre Dame du Lac », non parce que ta mort
approchait mais parce que j’y fus presque heureuse. Force de ton regard, doigts
enlacés, silence plein de la musique écoutée, saveur douce et violente de l’instant.
Ton nouveau lieu, un havre de silence encerclé par le bourdonnement continu de la
ville. Je quittais l’odeur de sueur, de fausse lavande et de pisse des couloirs du
métro, je traversais rapidement le jardin, deux étages, la porte de l’ascenseur
s’ouvrait et j’étais happée par l’odeur douçâtre de propre qui semblait s’être
répandue à partir des chariots attendant l’heure des soins.
Le hublot percé dans la porte des chambres, équipé d’un abattant, invitant, quand
il était fermé, à rester à l’extérieur. Image de ce hublot clos imprimée en moi : assis
sur une banquette face à ta chambre, les enfants et moi, nous attendons que les
soignants aient terminé ta toilette funèbre.
Ton corps a refait en sens inverse le chemin du bébé vers l’adulte que tu avais été.
Tu dormais la plupart du temps, portais des couches, étais lavé, nourri, un jour tu es
passé – car tu ne pouvais plus déglutir - à une alimentation mixée puis le solide a
disparu, remplacé par le liquide destiné à t’hydrater.
J’observais les étapes qui signaient ton éloignement, comme des portes qui les unes
à la suite des autres se refermaient.
Notre dernier concert ensemble s’est déroulé dans le coin salon mis à la disposition
des familles. Devant un public étrange mêlant malades dans leurs lits ou dans des
fauteuils roulants, quelques soignants et des bénévoles, une luthiste joua de la
musique de la Renaissance. Elle était une élève de Hopkinson Smith, que nous
avions entendu dans la petite salle de la cité de la musique.
Ton visage était inexpressif, mais tu applaudissais après chaque morceau et à la fin
du concert j’ai deviné sur tes lèvres, merci.
Même mort tu es encore beau, cette phrase prononcée par notre fils me confirmait
que j’avais réussi. Tu devais rester beau, surtout pas un costume dans lequel tu
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serais un gisant engoncé. Une tunique indienne et un gilet réversible uni ou fleuri
que nous avions porté l’un et l’autre. Etre contre toi, encore.
Seule désormais, j’ai remis mes pas dans nos pas.
Athènes était lourde de grèves, de manifestations, d’une pauvreté qui poussait vers
les terrasses des cafés, vendeurs de babioles, musiciens jouant les enfants du Pirée
sur un accordéon grinçant, femmes tziganes esquissant quelques pas de danse. J’ai
cherché des lieux protecteurs où construire de nouveaux souvenirs. Sous les pins
de la colline des Muses, j’ai écouté Mozart. Près d’un grenadier au cimetière du
Céramique, j’ai rencontré une tortue. Dans le quartier de Mets, sous les mûriers
d’une place à l’allure provinciale j’ai dégusté des brochettes d’agneau parfumés à
l’origan, à côté de vieux messieurs qui jouaient avec gravité au Tavli, le jacquet
grec.
Je reviens de Delphes. Tes cendres ont été dispersées hier. Entre le temple d’Athéna
et la source sacrée d’Apollon, en une vague claire tu t’es envolé vers un olivier et
un petit chêne qui désormais veilleront sur toi.
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