LE HARCELEMENT MORAL AU TRAVAIL

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LE HARCELEMENT MORAL AU TRAVAIL
LE HARCELEMENT MORAL AU TRAVAIL
Editions Que sais-je ?
Marie-France Hirigoyen
Synthèse par Olivier Leroy - Octobre 2014
En France le concept de harcèlement moral a émergé en 1998.
Toutefois le terme de « harassment » avait déjà été utilisé par le psychiatre américain Caroll
Brodsky dès 1976 dans son livre « The Harassed Worker ».
Le phénomène n’est donc pas nouveau mais la diffusion de ce concept a changé le regard que
portaient les salariés sur certaines situations vécues sur leur lieu de travail et son inscription dans la
loi a peu à peu contraint les entreprises à questionner leurs méthodes de management.
Définitions
En France un texte de loi définit le harcèlement moral comme « un ensemble d’agissements répétés
qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter
atteinte aux droits du salarié et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de
compromettre son avenir professionnel. »
A noter que le législateur appuie beaucoup plus sur les conséquences* du harcèlement que sur ses
causes et sa nature.
Néanmoins on retrouve toujours 3 facteurs dans sa définition :
- Les agissements doivent être répétés.
- Le harceleur instaure ou renforce un rapport de forces inégal (lien hiérarchique ou de
subordination) afin de mieux dominer.
- Il n’est pas nécessaire que ces agissements soient intentionnels.
Ce dernier point est à souligner : le législateur n’a pas retenu l’intention de nuire comme critère
constitutif du harcèlement moral. Au Code pénal général pourtant, le principe reste qu’il n’y a pas
de crime ou de délit sans intention de le commettre. En revanche il peut y avoir faute ou délit en
cas de mise en danger délibérée d’autrui. Par conséquent l’employeur commet une faute lorsqu’il
« aurait dû avoir conscience du danger auquel était exposé un salarié et qu’il n’a pas pris les
mesures nécessaires pour l’en préserver. »
* Cf Aristote : si l’homme ne voit pas toujours le mal qu’il fait, il voit en revanche toujours clairement celui qu’il a fait.
Les agissements hostiles constitutifs d’un harcèlement moral peuvent être regroupés en 4 types :
- L’isolement et le refus de communication : « la conspiration du silence » menant à une
« mort sociale ».
- L’atteinte aux conditions de travail : se servir du prétexte du travail pour disqualifier ou
piéger la personne.
- Les attaques personnelles.
- Les intimidations.
Le harcèlement peut être :
- vertical descendant : le petit chef abusif
- horizontal : jalousies et rivalités entre collègues
- vertical ascendant : quand le supérieur hiérarchique a du mal à se faire respecter de
subordonnés qui lui « pourrissent la vie ».
Harcèlement moral et risques psycho-sociaux
La notion de risques psycho-sociaux (ou RPS) s’est vraiment répandue en France vers 2005 suite à la
médiatisation de suicides sur les lieux de travail. Le harcèlement moral est donc un risque parmi les
RPS qui englobent le stress, les conflits, les violences (externes ou internes) et des notions plus
floues comme le mal-être au travail.
Plusieurs études montrent que ce qui fait souffrir dans le management moderne n’est pas tant la
quantité de travail que le manque de reconnaissance, la difficulté à concilier vie professionnelle et
vie personnelle ainsi que l’insécurité de l’emploi.
Harcèlement moral et RPS se croisent parfois (le harcèlement moral est une violence), se renforcent
souvent (le stress professionnel peut faire le lit du harcèlement moral) mais pas toujours (le stress
n’est pas en soi la résultante d’un harcèlement moral).
En France l’enquête SUMER réalisée en 1994, 2003 et 2010 fait ressortir une augmentation des
tensions au travail, une augmentation de la demande psychologique et une diminution de la latitude
décisionnelle (plus de charge de travail et moins de marge de manœuvre* ). Une proportion
croissante de salariés déclare subir des comportements hostiles ou ressentis comme tels, en
particulier des « comportements méprisants » et/ou un « un déni de reconnaissance du travail ».
Les personnes les plus touchées sont :
- les plus jeunes, les moins de 25 ans, qui citent volontiers un manque de reconnaissance.
- les plus âgés, les plus de 50 ans, qui souffrent plutôt de comportements méprisants.
Les professions les plus touchées sont celles qui exigent un investissement personnel important et
où la tâche n’est pas strictement définie. Le harcèlement moral explose dans les métiers d’aide,
de soin et d’enseignement. En particulier quand la tâche réelle est difficilement mesurable : on
peut chronométrer le temps d’une injection, pas celui nécessaire à apaiser un malade.
L’impact du harcèlement moral
Un large consensus existe pour affirmer que les conséquences du harcèlement moral sont
désastreuses tant pour la personne ciblée que pour la bonne marche de l’organisation.
C’est d’abord du stress auquel le corps répond selon le schéma : alarme > adaptation > épuisement.
Ce qui se traduit par des tensions musculaires, troubles digestifs, maux de tête, lombalgies,
sensation d’oppression, sueurs etc. Sur le plan psychologique, ce sont des réactions de nervosité,
d’irritabilité, d’anxiété, troubles de sommeil, crises de larmes… Puis de la fatigue, des troubles
cognitifs, des difficultés à prendre des initiatives. Enfin des répercussions sur le comportement :
prise de médicaments, addictions…
* Cf la matrice du stress de Karasek (NDLR)
Face à cette agression, la stratégie la plus couramment adoptée par les personnes ciblées est
l’évitement et le déni ; le meilleur moyen de laisser le harcèlement moral se perpétuer…
La répétition des injonctions humiliantes pendant une longue période génère chez les victimes un
état de sidération accompagné d’un rétrécissement de la conscience. Impossible de réagir ! Ce qui
induit la dévalorisation, le doute et la culpabilisation.
Contrairement à d’autres souffrances au travail, en cas de harcèlement moral, l’éloignement du
contexte professionnel ne suffit pas à faire disparaître les troubles qui perdurent souvent en un état
de stress post-traumatique : sentiment d’intrusion, évitement ou hyperstimulation.
Ce qui fait la singularité d’un tableau de harcèlement moral dans la durée par rapport à d’autres
formes de souffrance au travail, c’est la prédominance du doute, de la honte et de l’humiliation.
Les agressions vécues sur le lieu de travail viennent souvent faire écho à d’autres aléas de l’histoire
privée. Le trauma induit fonctionne comme une pompe aspirante de toutes les agressions
antérieures génératrices de honte.
Le silence des collègues et leur absence de soutien constituent une agression supplémentaire pour
la personne ciblée car elle accentue la solitude dans laquelle elle est enfermée.
L’impact du harcèlement moral pour l’entreprise est évident mais difficilement quantifiable : baisse
d’efficacité de la personne visée, absentéisme, détérioration du climat de travail, turn-over… Les
données factuelles manquent encore malheureusement.
Les causes du harcèlement moral
Le harcèlement moral est un processus complexe dont l’origine est liée à différents facteurs
psychologiques, sociologiques et managériaux qui interagissent et se renforcent.
1. Les déterminants organisationnels
Ce qui fait souffrir dans le management moderne, ce n’est pas tant le stress quantitatif (trop de
travail, délais impossibles…) que le stress qualitatif (revirement de stratégie, sentiment de
devoir bâcler son travail, souffrance éthique…) qui fragilise les personnes.
Or les salariés travaillent de moins en moins en équipes soudées. On ne prend plus le temps
d’échanger. La communication passe par des notes de service, des e-mails et des tableaux de
reporting.
Un sentiment de perte de sens se propage, reflétant des processus de décision de plus en plus
centralisés et subis. Les injonctions paradoxales se multiplient…
Par ailleurs le management moderne vient souvent escamoter la jouissance du travail bien fait,
récompense narcissique qui vient (en tout cas venait) compenser l’effort fourni.
La culture d’entreprise elle-même favorise souvent le harcèlement moral. Car a contrario, là où
il existe une volonté forte de la direction de le sanctionner, le harcèlement moral ne prend pas.
Les styles de management dominants sont également déterminants : le style autoritaire dans les
organisations rigides propices au harcèlement vertical descendant mais aussi le style « laisserfaire » dans les entreprises mal managées, désorganisées où le harcèlement horizontal trouve un
terrain favorable.
2. Les mutations du monde moderne
La logique de performance envahit la société tout entière d’autant que la frontière entre vie
privée et vie professionnelle est de plus en plus ténue : il faut être en forme, heureux, épanoui,
performant… La montée en puissance des valeurs de la concurrence et de la performance dans la
société propulse l’homme moderne à la conquête de son identité personnelle et de sa réussite
sociale. Chacun doit construire ses propres repères car la norme n’est plus fondée sur des règles
imposées mais sur la responsabilité et l’initiative.*
* Cf Alain Ehrenberg « La Fatigue d’être soi »
Parallèlement, les nouvelles technologies de l’information peuvent être facteurs d’isolement,
aux dépens d’échanges plus intimes. La rapidité des évolutions technologiques nous oblige à une
adaptation sans fin et favorise un sentiment d’incertitude…
Bref, notre société génère beaucoup de peurs. Et ces peurs peuvent amener à se protéger, ce qui
provoque un durcissement dans la relation à l’autre et parfois de la violence.
3. Les facteurs individuels
Notre société narcissique produit des individus narcissiques, des fonctionnements narcissiques et
des pathologies narcissiques ! Les individus sont plus fragiles, soit qu’ils agressent les autres
parce qu’ils se sentent en danger, soit qu’ils sont trop sensibles à la moindre critique considérée
comme une remise en cause personnelle. Je harcèle ou je me sens harcelé !
En général les personnes ayant une faible estime de soi sont plus sensibles aux critiques et par
là-même des cibles de choix pour le harceleur.
C’est parfois aussi une mécanique de bouc émissaire qui se met en place ; la fonction de cette
personne étant de réunir contre elle toute l’agressivité du groupe. Ainsi déchargé, celui-ci peut
mieux fonctionner. On parle en systémique « d’intégrateur négatif ».
Une autre victime-type est une personne scrupuleuse, très investie dans son travail et refusant
les irrégularités et autres « petits arrangements ».
Du côté des harceleurs, notons que la dérive est rarement consciente et volontaire. Ils ne
perçoivent pas que leur comportement pose problème et l’estime justifié au vu de la situation.
Ils harcèlent souvent par peur, ou parce qu’ils sont eux-mêmes fragilisés (manque de soutien de
leur propre manager), par manque d’intelligence émotionnelle, par besoin de s’affirmer, par
envie ou jalousie ou encore pour complaire à un leader admiré prônant lui-même ce type de
comportement.
Le management moderne valorise pour l’encadrement les fortes personnalités, ceux qui sont
agressifs, pragmatiques, centrés sur l’action, obsédés par le résultat, prêts à tout pour réussir *
Des « abrasive leaders » qui perçoivent l’incompétence de leurs collègues comme une atteinte à
leur propre compétence. Leur agressivité serait avant tout défensive.
Mettons à part les harceleurs pervers, les « evil personnalities » qui détruisent les autres pour
préserver l’intégrité de leur Moi pathologique. Ils sont peu nombreux en réalité, difficiles à
démasquer car ils savent se maintenir habilement à la limite de ce qui est sanctionnable mais
font beaucoup de dégâts.
4. Les fausses victimes
Attention toutefois : une difficulté pour définir le harcèlement moral tient à la subjectivité des
faits. Tous les salariés qui se disent harcelés ne le sont pas forcément !
Parmi ceux qui crient abusivement au harcèlement moral, se trouvent des personnes
incompétentes, de mauvaise volonté, qui s’estiment harcelées dès qu’on les recadre ou qu’on
tente de les stimuler.
D’autres encore qui trouvent avec ce concept une opportunité commode de régler des comptes
avec leur hiérarchie insatisfaite de leur travail. Ce sont souvent les mêmes qui tentent ainsi
d’obtenir un avantage matériel en se posant en victime.
Dans ce cas, la personne accusée abusivement d’être un harceleur présentera un tableau
clinique proche de celui d’un harcelé, avec en particulier une forte atteinte à l’estime de soi.
* Les « D » ou « Dominants » du DISC de Thomas. (NDLR)
Le cadre juridique
La loi française dite de « modernisation sociale » du 17/01/2002 énonce dans l’article L.122-49
du Code du Travail qu’ « aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement
moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de
porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de
compromettre son avenir professionnel. »
Elle inclut donc désormais la santé mentale dans le Code du Travail français.
Le harceleur est passible de peines d’emprisonnement (jusqu’à deux ans), d’une amende
(jusqu’à 30 000 €) et d’une sanction disciplinaire (jusqu’au licenciement pour faute grave).
La loi prévoit également une obligation de prévention pour l’employeur qui est tenu de prendre
toutes dispositions nécessaires pour prévenir les agissements de harcèlement moral.
La Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne du 12/12/2007 renforce le point en
affirmant que « tout travailleur a droit à des conditions de travail qui respectent sa santé, sa
sécurité et sa dignité. »
A noter que le système de répartition de la charge de la preuve est plutôt favorable au salarié :
en effet si le salarié doit d’abord établir des éléments laissant supposer le harcèlement, c’est à
l’employeur ensuite de « prouver que ces agissements n’étaient pas constitutifs du harcèlement
moral et que ses décisions étaient justifiées par des éléments objectifs étrangers à tout
harcèlement moral. »
Un salarié harcelé par un collègue peut poursuivre son employeur aux Prud’hommes, ainsi que
son collègue. L’employeur a obligation de sanctionner un salarié qui a commis du harcèlement
moral sur un collègue. Il peut être déclaré complice si, ayant été informé, il n’a pas réagi.
A contrario, un travailleur qui accuse à tort un collègue de harcèlement moral peut être
sanctionné pour dénonciation calomnieuse.
L’employeur est même tenu à « une obligation de résultat en matière de protection de la santé
et de la sécurité des travailleurs dans l’entreprise, notamment en matière de harcèlement
moral ». En raison de cette obligation de résultat, les employeurs sont tenus d’offrir à leurs
salariés un milieu non seulement exempt de tensions mais aussi de risques de tension.
Réagir face au harcèlement moral
En France, la loi sur le harcèlement moral fait donc peser de fortes obligations sur l’employeur.
Quelle est alors la marche à suivre ? Quelle méthode utiliser pour appréhender un phénomène
qui fait appel à la subjectivité ?
Depuis le décret du 5/11/2001, l’employeur est tenu d’établir un « document unique de
prévention des risques ». Celui-ci peut s’articuler sur trois niveaux :
1. Primaire = prévenir le risque
S’attaquer aux causes de souffrance au travail pour les réduire ou les éliminer. Pour cela
on peut utiliser les outils d’analyse des RPS développés par l’INRS.
2. Secondaire = prévenir le dommage
On s’attaque uniquement aux conséquences du problème pour en limiter l’impact négatif.
Informer, sensibiliser, accompagner, coacher… On aide les salariés à s’adapter mais, si un
travail de fond sur les organisations et les modes de management n’est pas entrepris en
parallèle, les résultats resteront partiels et court-termistes.
3. Tertiaire = limiter le dommage
On est là dans l’urgence : il s’agit de prendre en charge d’un point de vue médical,
psychologique et social les salariés en souffrance.
La prévention des RPS est certes collective mais le ressenti de harcèlement moral étant
individuel, une prévention au niveau de l’individu est souhaitable :
- Pour la personne ciblée bien sûr, en l’incitant à réagir tôt, à ne pas laisser les agissements
harceleurs s’installer. On a vu que la nature même du harcèlement moral rend ceci délicat…
- Pour les harceleurs, en provoquant chez eux une réflexion, en les amenant à s’interroger
sur ce qui, dans leur comportement, peut poser problème. Même s’ils ont agi de cette façon
parce qu’eux-mêmes se sentent en difficulté, il est important qu’il leur soit dit que ce n’est
pas acceptable.
- Pour les témoins enfin : qu’ils comprennent qu’en gardant le silence, ils endossent leur part
de responsabilité.
Enfin une prévention est possible au niveau du management :
- En soutenant les managers de proximité : en étant au plus près des situations concrètes, ce
sont eux qui peuvent permettre de donner du sens au travail de leurs collaborateurs. Ne pas
les cantonner à un rôle de simple « courroie de transmission » mais leur donner des marges
de manœuvre, d’adaptation et de décision pour optimiser la cohésion et l’efficacité de leur
équipe.
- En mettant en place des espaces de discussion. Ils permettent de décharger les problèmes
au travail d’une partie de leur dimension émotionnelle. Le salarié n’est plus seul face à son
problème.
- En ne niant pas les problématiques personnelles et en permettant au salarié de s’en ouvrir à
son N+1, N+2 ou à un responsable RH.
- En redonnant du sens au travail… Vaste programme…
En guise de conclusion
L’importance croissante des problématiques de harcèlement moral est une réalité. Elle est
révélatrice d’une transformation profonde du travail mais aussi de la société.
Légiférer sur ces questions, c’est marquer des limites, signifier que notre société ne peut
accepter ces agissements abusifs. C’est en outre rappeler fermement aux employeurs leur
obligation de mettre en place un système de prévention.
La prise en compte par les organisations des RPS en général et du harcèlement moral en
particulier est aussi une opportunité pour elles. Favoriser le dialogue social autour des questions
du travail est positif sur le plan de la santé des personnes comme sur celui de l’efficacité des
organisations.

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