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La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! page 1 Photo AMIS Collectif Femmes des Quartiers Populaires — Février 2014 Marche 1983 on n’oublie pas ! La de : Photos Mahé Elipe La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! page 2 mémoire contre l’oubli La l édito a Marche de 1983 relève pour la plupart d’entre nous d’un grand trou de mémoire. Nous en avons pris la mesure cette année où les trente ans de sa « commémoration » ont pris une ampleur telle que nous avons été dépassées par la profusion de débats, livres, films qui finissaient par écraser et recouvrir ce qu’ils prétendaient mettre au jour. Nous avons voulu en savoir plus sur cette amnésie collective. Sur la disparition d’un tel acte d’engagement de la jeunesse issue de l’immigration et des quartiers populaires qui affirmait haut et fort à la société française : « On est chez nous ! » Nous réapproprier cette histoire en la discutant ensemble et en la liant à nos engagements d’aujourd’hui. De là est né le désir de faire ce journal qui serait à notre image, des femmes de tous âges et tous parcours, engagées dans des associations, mouvements politiques, ou des actions collectives comme la réalisation d’un livre, d’une pièce de théâtre, et qui à travers un espace de réflexion commune partagent leur regard sur le monde. Nous avons rapidement décidé que nous traiterions de la Marche de 83 à travers la place que les femmes y ont occupée. Que ce soit dans le périple des 1200 km parcourus, au-devant des micros ou à l’ombre de l’organisation, ou dans le tissu de la vie des quartiers où elles tiennent des places déterminantes et jamais suffisamment reconnues. Puis que nous traiterions de la Marche sur le terrain en commençant par organiser nous-mêmes une journée de rencontres-débats et en nous rendant sur différents lieux où elle était remémorée. Nous sommes ainsi allées du Blanc-Mesnil à Saint-Denis, Nanterre, Paris, en passant par Toulouse, Vaulx-en-Velin, ou Roubaix… Nous plonger dans cette « Histoire de France », reanimer des mémoires en sommeil, donner la parole à celles et ceux qui ont lutté et luttent encore pour la reconnaissance de leurs histoires et de leurs droits, c’est notre manière à Nous de rappeler au fil de ces pages l’importance et la nécessité de la transmission et du partage de ces mémoires de luttes. Un l héritage point de vue testament L Marche de 83 Affiche Archives Echo des Cités Collectif Femmes des Quartiers Populaires Sommaire edito Un héritage sans testament Nous marcherons ensemble 30 ans après, toujours « Candidats pour du Beur » ? Le théâtre comme outil d’émancipation « Nous sommes les enfants de 83 ! » « Les banlieues de la république », 30 ans de lutte pour l’égalité Quels enjeux pour demain ? Les femmes en première ligne de la marche Ceux qui marchent encore Fatima. Fatima, qui ? Une rupture avec l’anti-racisme traditionnel La marche, un combat toujours d’actualité Qu’est-ce que la marche évoque pour vous : micro-trottoirs De la marche de 83 à Convergence 84 À Fatiha Damiche p. 2 p. 2 / 3 p. 4 p. 4 p. 5 p. 5 p. 6 p. 6 p. 7 p. 8 / 9 p. 9 p. 9 p. 10 p. 12 / 13 p. 14 / 15 p. 16 sans Zohra Quelle représentation je me fais de la Marche pour l’égalité appelée aussi « marche des beurs » ? Je me souviens de la montée raciste, elle se traduisait par plusieurs actes de violence et de meurtres contre « les Arabes ». On nous a appelés « les sales Arabes », nous, Français originaires du Maghreb. On nous a accusés de tous les maux du pays, en nous disant « c’est encore ces Arabes » ou alors pour régler leurs problèmes on nous disait ouvertement « retournez dans votre pays ». Et quand, pour certains, ils nous considéraient comme des citoyens, on nous disait « tu n’es pas un Arabe comme les autres ». Ces mots résonnent encore en moi, je me demande qui ne les a pas entendus au moins une fois dans ces années 80. Je me souviens de l’inquiétude de mes parents quand on sortait, ils voulaient que nous restions en groupe. Pour eux les origines n’avaient aucune importance, contrairement aux parents de mes copains(es) qui étaient racistes et ne nous disaient pas bonjour ! Mais cela ne changeait rien entre nous. Mes parents, comme moi, on se souvient aussi des grandes manifestations de SOS-racisme, « Touche pas à mon pote », je portais le badge ! Aujourd’hui, je suis mère de deux enfants, j’ai les mêmes craintes que mes parents malgré les avancées sociétales. Au mois de décembre 2013, on va fêter les 30 ans de la Marche pour l’égalité mais rien n’a changé, on entend les mêmes faits divers : contrôles au faciès abusifs, discriminations à l’embauche sur le lieu du domicile, meurtres racistes… J’ai vraiment un sentiment de régression. Hinde Ils m’ont appris à marcher. … « Cependant, le plus jeune, comme s’il était né des amours / d’un lutteur et d’une nonne, est tout de muscles et d’ingénuité. / Oh, vous, qu’une peine encore petite reçut jadis / comme jouet, lors d’une de ses longues convalescences… » … Extrait de la Cinquième Élégie, tiré de Les élégies de Duino, Rainer Maria Rilke, Éditions du Seuil, 2006. C’était en 83, je n’avais pas 6 ans et pourtant j’ai en mémoire quelques images de ces jeunes adultes, filles et garçons. Ils étaient là, à la télévision. Époustouflant ! Ils ressemblaient à mes voisins, ils me ressemblaient et ils marchaient dans la télévision. Une première pour mes yeux d’enfant. Je déchiffrais certains mots sur les banderoles : « Crimes racistes, Non, Stop, Justice, Egalité... ». J’étais ébahie. Et que de noms de villes ! Je questionnais à mon tour mes grands frères et mes grandes sœurs qui m’expliquèrent la mobilisation et qui étaient ces personnes dont on portait les photos. Ils n’eurent pas à développer plus, je comprenais. La Marche de 83. Arlette Que m’évoquent les trente ans de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, dite « marche des beurs » ? Personnellement, je n’en ai aucun souvenir. Ou peut être je ne m’y étais même pas intéressée, j’étais alors trop jeune et insouciante. Cela ne me concernait pas. Dans l’esprit des jeunes, nous ne nous sentons jamais concernés, cela vient plus tard, quand la maturité nous gagne, comme le fait d’être maman aujourd’hui. D’où toutes les interrogations que l’on peut avoir sur l’information donnée sur cette marche, qui est aujourd’hui presque ou même autant présente qu’il y a trente ans. Et d’où le besoin d’en faire connaître l’importance à nos jeunes, à nos enfants, car elle symbolise aussi nos droits et nos revendications en tant qu’individus. Mahé La Marche ne faisait jusqu’alors aucun écho pour moi. Ce n’est que récemment que j’ai pris conscience de l’engagement que cela évoquait. Bien qu’aujourd’hui les médias reviennent sur ces événements, je trouve dommage que le sujet ne soit même pas abordé à l’école. Ce sont des faits qui font partie intégrante de l’histoire de France. Surtout lorsqu’on sait les notions que cela implique, qu’il s’agisse d’égalité, de solidarité, de courage… personnellement j’y vois un magnifique message de lutte pacifique dans l’espoir d’une France plus unie et plus juste. La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! Ourida Je n’ai aucun souvenir de la Marche pour l’égalité de 1983 pourtant j’étais Parisienne… Je me souviens juste de Coluche qui était venu dans mon lycée sous l’emblème de « Touche pas à mon pote ». Aujourd’hui, je cherche à savoir, à comprendre pourquoi elle a eu lieu. Quelles en sont les retombées ? Où en sommes-nous ? L’état des lieux n’est pas terrible. On aurait pu attendre un minimum de reconnaissance quant à tous les déracinements liés aux colonisations et leurs conséquences. Certes, elle a permis l’obtention du titre de séjour de 10 ans aux résidents étrangers ce qui est en soi une belle victoire (même s’il était temps d’obtenir cette reconnaissance après l’esclavage, l’indigénat, les déshumanisations…) Mais pour le reste ? L’élan de solidarité alors déployé durant cette marche, au niveau national est bien retombé. Nous sommes maintenant arrivés à une société individualiste, le « diviser pour mieux régner » s’est bien installé. Au-delà de la division des « origines », c’est la division des porte-monnaie et des secteurs de résidence qui a pris la relève. La fabrication de « la peur » par les politiques via les médias, le web, a instauré une nouvelle forme d’isolement, de repli, une forme de psychose qui pousse les gens à ne pas se mélanger, à ne pas se prononcer, à surtout ne pas se rebeller de peur de perdre le peu d’acquis durement obtenus. Je n’ai pas une vision utopique de l’avenir, il reste beaucoup à faire, à déconstruire. Colette La Marche de 1983 contre le racisme ne me parle pas. Malheureusement je n’en ai aucun souvenir et n’en ai jamais entendu parler autour de moi. J’ai réalisé cette année que c’était un vrai manque étant donné l’importance du sujet. Mais j’ai participé à d’autres marches aussi importantes, en particulier en mai 2005 à Marseille pour les droits des femmes avec des groupes venus de toutes les régions. La même année, en novembre, il y a eu la marche des habitants de Blanc-Mesnil, partie des Tilleuls. Une marche modeste qui n’a peut-être pas marqué par son ampleur mais qui a marqué les esprits car ces moments douloureux des émeutes, qui ont suivi la mort de Ziad et Bouna, sont toujours présents dans les mémoires avec leurs lots de violences urbaines qui ont enflammé des quartiers dans toute la France. Je me souviens encore d’une marche en août 2006 à Paris contre la guerre israélienne au Liban, j’étais très impressionnée par ce déploiement de foule. Toutes ces marches s’inscrivent pour moi dans la même continuité des luttes. Zouina Pour moi la Marche c’est de vagues souvenirs et des faits d’actualité, sans véritable lien au départ mais qui vont contribuer à structurer mon engagement sur les questions d’injustice, de violences policières, de racisme… 9 juillet 83, c’est la fête, les pétards grondent, en rappel à cette idée révolutionnaire : égalité, fraternité, solidarité. Toufik Ouannès, 9 ans, un môme de la cité, tué par balles pour un pétard de trop. Là, juste à côté aux 4000, à la Courneuve. Eté 83, c’est chaud aux Minguettes, Toumi Djaidja est blessé par un policier. 14 novembre 1983, à la télé : Bordeaux-Vintimille, Habib Grimzi, 26 ans, balancé par la fenêtre du train après avoir été torturé par des légionnaires. Décembre 1983, « Rengainez, on arrive, la chasse est fermée », slogan de la marche à l’arrivée à Paris. Je vais voir, je suis impressionnée, ces visages me ressemblent. Ils sont même avec le Président, j’y crois, les choses vont changer. Pshit… tout disparaît, on passe à un autre sujet. Novembre 1984, l’ALS (Atelier Loisirs Sud) accueille des marcheurs, ici au Blanc-Mesnil, un meeting à la bourse du travail de Bobigny, c’est la fête, on est heureux… Mars 2001, Vénissieux, les Minguettes, avec les membres du conseil local des jeunes nous organisons la projection du film Garde à toi, garde à vue, mode d’emploi 1. La marche pour l’égalité, c’est quoi ? C’est qui ?… Ils rentrent chez eux avec un morceau de l’histoire. Cette marche et celles qui ont suivi ont marqué une étape importante dans l’histoire de France, pour les enfants de l’immigration, les enfants des banlieues ; mais elle sera très vite étouffée par une machine de guerre détenant les pouvoirs de l’argent, les réseaux, les médias : les partis politiques et les mouvements anti-racistes. La petite main jaune protectrice recouvrira les marcheurs jusqu’à les faire disparaître dans la mémoire collective. page 3 Yoshimi Lorsque j’avais vingt ans, je suis venue en France pour un an d’échange universitaire. A ce moment-là, je n’avais jamais entendu parler de la Marche pour l’égalité et contre le racisme alors que je côtoyais le milieu militant contre les discriminations. C’est quand je suis retournée au Japon que j’ai découvert la Marche dans un cours de sociologie à la fac. J’y ai appris l’histoire des luttes de l’immigration en France : les luttes des travailleurs immigrés des années 1960-70, les luttes pour l’égalité et contre le racisme des années 1980 et les luttes des sanspapiers depuis les années 1990. Aussi, quand je suis revenue en France pour continuer mes études, j’ai réalisé que les gens ne connaissent pas forcément la Marche, ce qui m’a interpellée. Cela m’a fait penser à l’effacement des mémoires des luttes de l’immigration coréenne au Japon : la lutte contre les discriminations à l’emploi des années 1970, la campagne d’opposition à̀ la prise d’empreintes digitales dans les années 1980 et la lutte dès la fin des années 1990 pour la reconnaissance et la réparation des « femmes de réconfort » (les esclaves sexuelles de l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale). Je n’avais pratiquement jamais entendu parler de ces luttes jusqu’à ce que je suivre un cours à l’université. Alors on peut se poser la question : Pourquoi ces mémoires ont-elles « disparu » ? Elles n’ont pas « disparu » toutes seules. Il s’agit bien, comme disait Ahmed Boubeker, de la « discrimination mémorielle » entretenue par des chercheurs, journalistes et élites politiques dans le rapport de force autour du savoir et du pouvoir. On ne parlait pas de la Marche, non pas parce qu’elle n’intéresse personne, mais parce qu’elle n’a pas eu de statut légitime dans l’histoire et dans l’espace public. Cette discrimination impose le silence aux « porteu-r-s-es » de la mémoire, et empêche les « héritier-e-s » de se la réapproprier. Christel La première fois que j’ai entendu parler de la Marche de 83, et des suivantes, c’est quelques mois après ma rencontre avec des militant-e-s du MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues) en 97… dans leur local à Paris. Une multitude d’affiches retraçait l’histoire politique, sociale, culturelle, des actrices et des acteurs des luttes de l’immigration et des banlieues de ces quarante dernières années… Au fil de mon engagement dans ce mouvement politique, je rencontre des militant-e-s, acteurs locaux, ayant traversé ces mouvements de luttes. La Marche de 83 évoque pour moi l’émergence sur la scène politique française d’une jeune génération de « nouveaux Français »… celles et ceux qui, dans le sillon de leurs aîné-e-s, se sont mis en marche dans une continuité de combats pour la dignité, la reconnaissance de leurs histoires et de leurs luttes, pour l’égalité des droits et la justice. Ce sont des femmes et des hommes, encore militant-e-s et pour certain-e-s parti-e-s trop tôt, en qui je me suis reconnue un jour. Des rencontres qui m’ont amenée à m’engager au sein d’un mouvement de luttes, et qui aujourd’hui encore continuent de m’accompagner dans le chemin pris avec d’autres sur les routes de l’engagement politique. Affiche Archives Echo des Cités Sophie Je n’avais jamais entendu parler de la Marche pour l’égalité et contre le racisme jusqu’à ce que je sois invitée à participer à l’écriture du journal. J’avais vaguement entendu parler de la « marche des beurs » et du slogan « Touche pas à mon pote » mais j’ignorais les enjeux politiques, historiques et sociaux qui en découlaient. Grâce au journal, j’ai peu à peu découvert les origines de cette marche pacifique de contestation de la part de citoyens lésés de leurs droits fondamentaux. En faisant des recherches, j’ai appris que dans les années 80, il y eut une recrudescence de crimes racistes et de bavures policières qui ont donné lieu à la constitution d’associations de familles de victimes de crimes racistes et sécuritaires dont les revendications ont été appuyées par la Marche de 83 et Convergence 84. Trente années se sont écoulées et qu’est-ce qui a changé ? Force est de constater que les revendications de cette marche restent malheureusement toujours d’actualité. De nombreuses personnes continuent d’être discriminées, ségréguées et considérées comme des sous-citoyens puisqu’elles sont assignées à un statut d’étranger en raison de leurs origines. La stigmatisation et la discrimination qui se perpétuent de génération en génération relèvent de la responsabilité de l’Etat qui se revendique comme défenseur des droits de l’Homme. L’Etat commémore certains évènements dramatiques du passé mais il est frappé d’amnésie pour d’autres. 1. Documentaire de 26 mn réalisé par Roland Moreau avec les jeunes de la commission Droits du Blanc-Mesnil. Production : La Cathode, Mairie du Blanc-Mesnil, 2000. La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! page 4 Nous l marcherons ensemble Blanc-Mesnil Le 5 octobre 2013, le collectif Femmes des Quartiers Populaires (FQP 93) et l’association Nous Femmes d’ici et d’ailleurs ont créé un espace dédié à l’implication citoyenne des habitants des quartiers populaires autour du 30ème anniversaire de la marche pour l’égalité de 83. insi, conformément à ses statuts, l’éducation populaire et la création d’espaces de sociabilité intergénérationnelle, l’association, de concert avec le collectif FQP 93, pose la question de l’engagement politique. Que s’est-il passé en 83 ? Contre quoi se sont insurgées au moins 100 000 personnes fin 83 ? Qu’est-ce qui a impulsé l’émergence du Mouvement de l’Immigration et des Banlieues (MIB) ? Pourquoi les intervenants invités se sontils impliqués dans la chose publique ? Peut-on être laïc et s’élever contre l’islamophobie ? Comment susciter l’engagement individuel sur des causes communes ? C’est entourée de l’exposition du collectif Quelques unes d’entre nous, que l’assemblée va esquisser des réponses à ces questionnements. Tarik Kawtari, co-fondateur du MIB est invité à ouvrir les échanges. Il débutera sa prise de parole en rendant hommage à Fatiha Damiche, décédée en 2007 à cinquante-six ans (Voir p.16). Fatiha a milité sans relâche contre « la double peine »1, le déni de justice et pour l’égalité. L’assemblée s’accorde spontanément un moment de recueillement en sa mémoire. Certains des intervenants invités ont été projetés précocement dans un monde d’adultes, sommés de justifier eux aussi leur présence nouvelle sur le territoire national. Observateurs du choix migratoire de leurs parents, ils ont dû s’accorder aux injonctions paradoxales et comprendre le traitement spécifique que leur réservait la société qui les accueillait. « Nous n’étions pas prédestinés à la militance », nous livre Tarik Kawtari. « On crée des associations, A 30 ans l après, Saint-Denis pour dénoncer ces conditions de vie scandaleuses et pour mieux vivre ». Il s’investira, avec d’autres intervenants présents, Abdelaziz Chaambi et Rachid Taxi2, dans l’organisation de la Marche de 83 puis de Convergence 84 qui avaient pour but la fin des inégalités et du racisme. Ce n’est que dans les années 90 que circulera dans l’espace public le terme de « hagra », désignant à la fois les notions de déni de justice et de mépris. Il résumera à lui seul le sentiment partagé par quantité d’habitants des quartiers populaires. Aux côtés de Naima Yahi3, Abdelaziz Chaambi insistera sur ceux et celles qu’ils désignent comme « les oubliés de la narration », les musulmans et les femmes. Chacun à leur manière, ils évoqueront les rapports de classe, de sexe et de race, dans le prolongement de l’histoire coloniale, qui se rejouent dans le traitement de la question migratoire, particulièrement en direction des populations de confession musulmane. « Concerné et engagé », Rachid Taxi démontre l’assignation quasi systématique des jeunes charismatiques des quartiers populaires dans la filière socioculturelle au détriment d’être formés à l’obtention de postes ou mandats de l’exécutif politique local. Si certains d’entre eux ont payé le prix d’une orientation approximative et précaire de la part du système scolaire, les élites locales ne leur proposeront rien de mieux à ce jour. Christel Husson4, quant à elle, insistera sur l’aspect décisif de l’action collective des habitants, entre autres, pour défendre de manière autonome leurs droits. Elle dénonce également la diminution des services publics dans ces quartiers. Ce moment de transmission et d’analyse s’est clos avec le récit de la mobilisation des habitants du Petit-Bard à Montpellier. Hamza Aarab et Elias5 feront le récit des moyens et des méthodes que leur association a déployés pour le logement pour tous, pour endiguer l’exploitation des marchands de sommeil et lutter contre les expulsions locatives abusives. L’assemblée poursuivra les échanges durant la soirée autour d’un repas concocté par l’association aulnaysienne Les Méditerranéennes, et profitera d’une ambiance sympathique animée par Naima Yahi et les DJ Toukadime autour d’un karaoké formidable balayant les plus beaux chants de l’immigration algérienne. Les organisatrices, Nous Femmes d’Ici et d’Ailleurs et Femmes des Quartiers Populaires, vous donnent rendezvous en 2014. Hinde Yebba et Karine 1. Mesure d’exception à l’égard des délinquants étrangers qui punit deux fois une personne pour le même motif. 2. Acteurs respectifs du CRI (Coordination contre le Racisme et l’Islamophobie) et du FSQP (Forum Social des Quartiers Populaires) ainsi que du MIB. 3. Historienne et déléguée générale de Pangée Network. 4. Réalisatrice du film Un racisme à peine voilé. Membre du réseau FSQP – MIB, et de l’association Écho des Cités. 5. Membres de l’association Justice Pour le Petit-Bard. Elias est un pseudonyme en raison d’une récente procédure juridique engagée à son encontre pour s’être opposé à l’expulsion d’une famille. toujours « Candidats pour du Beur » ? « Quelle place notre société accorde-t-elle à celles et ceux vivant en banlieue ou qui en sont issu-e-s, désigné-e-s tantôt comme beurs ou beurettes, jeunes issus de l’immigration, français-e-s musulman-e-s, filles voilées, deuxième génération… ? » a question était lancée, dans une salle comble, lors d’une projection-débat du film Candidats pour du Beur ? de Samir Abdallah. C’était le 7 novembre 2013, au Cinéma l’Ecran à Saint-Denis, entre personnes du cru, « militant-e-s des quartiers et de l’immigration » des années 80 à aujourd’hui, étudiant-e-s… A noter : la présence de quelques médias comme Médiapart, Bondy-blog, et médias locaux. A spécifier : les candidat-e-s ou élu-e-s locaux ont brillé par leur absence. A quelques mois des municipales, dans un contexte où le milieu politique et associatif dit « de gauche » s’agitait à coups de « jerk célébratif » autour de l’anniversaire de la Marche, on aurait pu s’attendre à voir débarquer quelques candidats ou élus locaux pour convaincre l’assemblée de leurs bonnes actions et engagements, discuter et entendre les échanges entre les gens réunis. A la question posée par le réalisateur : « Ces “nouveaux visages” de la République seront-ils sur la photo au moment de faire les comptes ou simplement “candidats pour du Beur” ? », le bilan dressé au cours de la soirée, enrichi par les analyses d’Abdellali Hajjat (sociologue), Kaissa Titous (militante associative), Almamy Kanoute (Emergences), des militantes de Nous Femmes d’Ici et d’Ailleurs (Blanc-Mesnil) ainsi que de Femmes en lutte 93 (Saint-Ouen), est plutôt rageant au regard des décennies de luttes pour l’égalité… Et de ce constat amer, visi- L blement, peu « d’encarté-e-s » osent prendre la responsabilité de venir débattre avec ceux appelés « les vrais gens ou les habitant-e-s » dans un cadre d’organisation qu’ils n’ont pas choisi. Ceux1 qui comme d’autres avant eux2 — via un nouveau rapport pour une Réforme de la politique de la Ville (rapport Mechmache-Bacqué3), symbolisé par un nouveau concept « l’empowerment », notion soutenue par de nombreux travaux sociologiques sur les quartiers populaires, dont ceux de J. Donzelot, D. Lapeyronnie, M. Kokoreff ou encore M.-H. Bacqué — nous pondaient il y a quelques mois l’idée de création d’un « fond de dotation pour la démocratie d’interpellation citoyenne4 », nous rappellent cyniquement où en est « leur » dialogue avec les « vrais gens ». Et ça fait mal quand on se rappelle qu’au moment de la remise du rapport, un texte de loi sur cette même réforme était déjà en cours de validation au Conseil d’Etat. Le gouvernement actuel persiste et signe dans la réponse universelle faite aux luttes menées pour l’égalité et la justice. Donc s’il fallait encore le dire, et c’est ce qui s’est partagé au cours de cette soirée : les militant-e-s et celles et ceux issu-e-s de l’immigration et/ou des banlieues ne sont pas dupes. Ils ont su et savent s’organiser pour défendre leurs droits et construire des réponses à leurs maux, et le problème est bien là ! De l’autre côté du périph — côté intérieur — tout ça est bien entendu — et c’est pourquoi on nous pond régulièrement des rapports, des commissions, des projets, des « ambassadeurs » et d’autres représentante-s pour nous disperser, voire nous saboter. Mais la réalité a ses raisons que nos raisons savent expliquer. A l’amnésie on préfère le défi, c’est par nous-mêmes que nous continuerons à créer des espaces politiques de confrontation et d’élaboration d’idées et de projets, pour avancer et fédérer dans cette longue traversée vers l’égalité réelle et la justice. Christel Husson organisatrice de la soirée projection-débat « Candidats pour du Beur » 1. François Lamy, ministre délégué auprès de la ministre de l’Egalité des territoires et du Logement, chargé de la Ville. 2. Référence aux multiples « Plan Banlieue » des gouvernements successifs droite/gauche, depuis plus de 30 ans. 3. Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache, responsable d’AC Le Feu, missionnés par F. Lamy, lui ont remis le 8 juillet 2013 un Rapport sur la citoyenneté et le pouvoir d’agir dans les quartiers populaires. 4. Proposition issue du rapport Mechmache-Bacqué. La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! Le l théâtre comme outil d’émancipation Toulouse Durant le week-end des 9 et 10 novembre 2013, nous avons assisté à l’un des évènements du festival origines contrôlées organisé par Tactikollectif, une association toulousaine militante. Depuis plus de dix ans, ce collectif travaille sur les questions de discriminations, sur l’expression des habitants des quartiers populaires et l’action culturelle. Nous avons fait ce déplacement car nous voulions comprendre ce que signifie l’engagement des femmes à travers le théâtre. n ce samedi soir, deux pièces étaient programmées à l’espace JOB de Toulouse et les femmes étaient à l’honneur. En effet, les deux pièces étaient jouées par deux troupes de femmes originaires de deux cités : la cité Bourbaki à Toulouse et la cité des Tilleuls à Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis). Le premier collectif, Les femmes de l’horizon, est un groupe théâtral de l’association SiTlibre qui a interprété Un monde amical. La pièce a été créée à la suite d’une rencontre de femmes organisée lors de la journée de lutte contre les discriminations et pour l’accès aux droits pour tous, en mai 2012. Les actrices y abordent à travers une apparente légèreté et avec humour, les questions de différence, d’indifférence, le sentiment d’enfermement, le désir de liberté, et la politique. Le second collectif, Quelque unes d’entre nous, a présenté une lecture extraite d’Et puis nous passions le pantalon français, une pièce basée sur les travaux du sociologue algérien Abdelmalek Sayad qui a mis en exergue la question de la double absence vécue par les travailleurs algériens qui émigraient en France : l’absence de la terre maternelle qu’ils avaient quittée ainsi que celle de la terre d’accueil qui ne voyait en eux qu’une force de travail. Cela permet aux spectateurs de découvrir, comprendre et ressentir le sentiment de double absence qu’ont subi les tra- E « Nous l page 5 vailleurs immigrés algériens et aussi leurs descendants, puisque l’on découvre que la double absence transcende les générations. Ces deux représentations ont transporté le public qui a été traversé par des rires et des sentiments d’exaltation, empruntant des expressions spontanées d’enfants qui criaient leur fierté de voir leur mère se produire sur une scène. Une rencontre entre les comédiennes et le public a ensuite eu lieu, ce qui nous a permis de comprendre l’importance que revêt le théâtre pour ces femmes et les effets positifs qui en découlent pour leurs enfants et les spectateurs. Une des actrices du collectif de Toulouse a expliqué que l’objectif essentiel de ce travail est de « développer des liens sociaux entre les femmes de la cité Bourbaki afin de les faire sortir de leur rôle de mère ». Elle a précisé par une métaphore qu’il s’agit « de les faire voyager » et on peut considérer que l’engagement artistique permet à ces comédiennes de transcender leur condition de femmes. Cette préoccupation est également partagée par les femmes du collectif Quelques unes d’entre nous, qui ont apporté une dimension encore plus revendicative à leur démarche. Ainsi, l’une des actrices a expliqué que « faire du théâtre c’est politique car c’est fait pour interpeller, pour raconter une histoire, regarder et interroger le monde. » Néanmoins, faire de la politique à travers des créations théâtrales n’est pas chose aisée, car elle soulignait aussi que les thèmes abordés dans la pièce et le regard porté sur leur collectif ne rentre pas dans les cases institutionnelles et fait qu’elles peinent à trouver de nouveaux espaces où jouer. Ces expériences théâtrales et humaines nous rappellent que l’essence du théâtre et de la culture en général, est de permettre à des femmes et des hommes de s’exprimer, de s’émanciper, de créer du lien et revendiquer leur point de vue. Pour ce faire, il est impératif de lever tous les freins institutionnels qui méprisent la création culturelle et artistique issue des quartiers populaires. Sophie et Yoshimi sommes les enfants de 83 ! » Roubaix 29 novembre. Nous partons pour trois jours pour intervenir lors de la Semaine pour l’egalité et contre le racisme organisée par le Front Uni des immigrations et des Quartiers Populaires à roubaix. u programme : la lecture d’Et puis nous passions le pantalon français et un débat avec Said Bouamama autour du livre que nous avons coécrit avec lui, Femmes des quartiers populaires en résistance contre les discriminations. Nous sommes heureuses de le retrouver. Et de participer à la Marche des dominés, dont l’intitulé nous parle et nous plait, qui aura lieu samedi. Deux jours auparavant, un rassemblement de solidarité avec les femmes musulmanes voilées avait eu lieu qui avait réuni tant de monde qu’il s’était transformé en marche. Les organisateurs n’ont pas épargné leur fatigue pour faire de cette semaine de multiples temps forts de mobilisations dont la Marche des dominés est le point d’orgue. Elle sera un véritable souffle. Nous nous retrouvons à 14h à deux mille place de la République à Lille et nous parcourerons près d’une dizaine de kilomètres pour arriver à 20h30 à Roubaix ! Accueillis à la Condition Publique par une soupe chaude pour tout le monde. Et quel parcours ! Les gens sont déterminés et joyeux, sûrs de l’importance de l’événement, vivifiés par des slogans qui portent comme celui de cette jeune fille, Sarah, dont la prise de parole à l’arrivée résume la combativité : « Nous sommes les enfants de 83 et nous ne lâcherons pas ». Nous avons avec nous les « doyennes » de notre groupe, Djorah et Fatma, dont l’état de santé ne leur permet pas A d’avaler autant de kilomètres. Mais qui resteront jusqu’au bout en alternant moments de marche et installation dans le camion sono. Elles aussi n’ont pas lâché. Comme pour lui faire écho. marina Blanc-Mesnil, Roubaix, Toulouse Photos Mahé Elipe Saint Denis Photo Alexandra Dols La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! page 6 « Les banlieues République 30 ans lutte pour l’égalité de la », de l Vaulx-en-Velin Samedi 30 novembre, 9h du matin, on quitte roubaix direction Lyon, prochaine étape Vaux-enVelin 1, trois heures de train, de quoi récupérer un peu de l’initiative de la veille où nous présentions notre livre 2 et notre lecture-théâtre 3 à roubaix. à nous sommes spectatrices, à la rencontre de l’histoire, d’une histoire particulière, celle de la région lyonnaise. Notre groupe s’est divisé, une partie d’entre nous est restée sur place à Roubaix tandis que nous partions à quelques-unes pour Lyon. Arrivées à Lyon-Perrache, on saute dans le bus direction Vaulx pour nous rendre sur le lieu des rencontres. Il fait très froid, le chemin clairsemé laisse place à de vastes étendues de champs, ça nous change du Nord et de la SeineSaint-Denis. Ici il n’y a pas grand chose sur notre route. On arrive enfin, la salle est comble, le débat bat son plein. Un public très varié, la parole ne faiblit pas, tout le monde veut s’exprimer, chacun y va de son histoire, interpelle la tribune, est en attente de vrais changements. On sent d’une part de l’exaspération et d’autre part de la reconnaissance envers celles et ceux qui luttent toujours. On comprend dans les interventions qu’il y a ici une culture de lutte et de résistance. Occupations d’usines, réseaux de résistance, grève de la faim contre la double peine en 1981 ou encore les émeutes de 1981 et 1983. Nous retrouvons des visages familiers, nous faisons connaissance avec L Quels l arlette, ourida, Zohra et Zouina 1. Ceux qui marchent encore, rencontre nationale « Les banlieues de la République », 30 ans de lutte pour l’égalité, à Vaulx-en-Velin les 29 et 30 novembre 2013, organisée par l’Echo des cités, Agora Valeurs des quartiers et l’AMIS. 2. Femmes des quartiers populaires en résistance contre les discriminations, édition Le Temps des Cerises, 2013. 3. Et puis, nous passions le pantalon français, d’après Abdelmalek Sayad, mise en scène Philip Boulay. enjeux pour demain ? Paris « Il y a bientôt trente ans, une marche improbable traversait la France comme une traînée de poudre, malgré l’arrière-cour des petits calculs politiciens, les tentatives de détournement, et de récupération. Symboliquement, elle atteste de l’entrée des jeunes issus de l’immigration dans le paysage politique, de la France. Elle aura touché le cœur des quartiers et valorisé des jeunes vécus comme des boulets par les institutions. » 1 et 8 décembre 2013, à la Bellevilloise. Moments forts en émotion, week-end riche et intense, beaucoup de monde, des visages connus d’autre moins. Impossible de rendre compte de manière fidèle de la richesse des débats. Point de départ : années 70 avec la 7 les gens du coin comme Farouk Sekkai des Minguettes le plus jeune des marcheurs, il a 19 ans en 1983 et garde un souvenir intense de cette marche. Aujourd’hui il dénonce l’absence de réponse sur les questions sociales et économiques. Le racisme ne se manifeste plus ouvertement comme avant par des crimes mais est toujours présent dans la société. Nous découvrons d’autres visages de femmes engagées. Notamment Nacera qui nous racontera le climat de l’époque, la mort de Thomas Claudio le 6 octobre 1990, lorsque la moto sur laquelle il est passager se renversera au niveau d’un barrage de police qui cherche à la stopper. Sa mort déclenche la colère des jeunes de Vaulx-en-Velin. Le 8 octobre 1990, Le Progrès de Lyon titre en « Une » : « Vaulx-en-Velin. L’émeute »… « Neuf ans après Vénissieux, la maladie des banlieues n’est toujours pas guérie ». Les mobilisations d’associations comme les JALB (Jeunes Arabes de Lyon et Banlieue), SOS Avenir Minguettes, Agora, Divercité… et celles des habitants de l’agglomération lyonnaise, à l’exemple de la Marche pour l’égalité de 1983, des émeutes des Minguettes de 1981 ou 1983 aux émeutes de Vaulx-en-Velin de 1990, ou encore des grèves de la faim contre « la double peine », ont connu des répercussions nationales. La politique de la Ville s’est construite suite à cela. La réponse de l’Etat au malaise des banlieues sera de s’occuper du bâti quand les revendications portent sur la vie, l’avenir ici. projection du film La grève des ouvriers de Margoline 2, direct dans l’ambiance, le climat social et raciste crève l’écran, le ton est donné sur la société du moment. Puis on déambule de table ronde en table ronde au gré des intervenants et sujets de débats : violences policières, double peine, négrophobie, islamophobie, luttes sociales et raciales, institutions sociales et politique, pouvoir économique… Ces deux journées ont permis de brosser un large éventail des luttes et mobilisations du monde ouvrier aux quartiers. Films, exposition, livres, lecture-théâtre, artistes, tous ont rappelé à leur manière que l’engagement prend des formes différentes selon les groupes et les questions traitées, qu’ils sont le fait des acteurs eux-mêmes. Six marcheurs étaient à l’honneur : Kheira, Bouzid, Farouk, Malika, Abdelssatar dit Amstar et Aarbi, pour avoir eu ce courage, alors qu’ils étaient jeunes, de suivre Toumi Djaidja et les autres dans une traversée de la France pour crier contre les violences policières, les crimes racistes, le chômage, la difficulté de se loger… Parmi les « marcheurs historiques », la prise de parole de Bouzid aura marqué le public, la voix vacille, l’émotion semble le submerger et nous avec, il a rejoint les marcheurs pour dire stop aux crimes racistes, choqué par l’absence de réactions durant cette période, notamment suite à l’assassinat du jeune Taoufik Ouanès, 9 ans, le 9 juillet 1983 à la Courneuve. Il a tenu un journal pendant ce long périple 3. La commémoration impulsée par le ministre de la Ville, a donné lieu à de multiples évènements par différents groupes et institutions, un film grand public, La Marche, largement soutenu et programmé partout en France, des colloques, des documentaires, des livres, des articles de presse, des reportages télé, une foultitude d’informations… Que la Marche pour l’égalité ait laissé une trace dans le paysage politique français, c’est indéniable, elle marque l’entrée des jeunes Français issus de l’immigration sur la scène publique française, « le Mai 68 des quartiers » 4. Qu’elle ait contribué à transformer les conditions de vie des gens, à commencer par les marcheurs eux-mêmes, tombés dans l’oubli aussitôt l’évènement passé, c’est autre chose. Il en sera de même aujourd’hui. Alors pour ne pas rester silencieux face à ces instrumentalisations de l’histoire, ces journées auront permis de découvrir ou redécouvrir ces grands moments de lutte qui ont transformé le paysage des usines aux quartiers, des immigrés aux enfants de France. Avec pour fil rouge durant ces deux jours « transmission et rupture » ou : Comment analyser l’une et l’autre pour mieux répondre aux enjeux de demain ? Z. m. 1. Extrait de l’édito du programme de la Bellevilloise « Ceux qui marchent encore », organisé par l’Echo des cités, Remem’beur et Tactikollectif. 2. Documentaire de Jean Pierre Thorn, 42 mn, 1973 3. La Marche, les carnets d’un « marcheur », Bouzid, Sindbad Actes Sud, 2013. 4. Abdellali Ajjat, La Marche pour l’égalité et contre le racisme, Editions Amsterdam, 2013. La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! Les page 7 femmes en de la l Marche première ligne entretien Samia Chala, Les marcheurs, chronique des années beurs, réalisé avec Naïma Yahi et Thierry Leclère, qui interwiew beaucoup de femmes. Il faut dire que les principales figures des luttes de l’immigration des années 80 sont des femmes : Djida Tazdaït, Farida Belghoul, Salika Amara, etc. Parmi ceux qui ont été mis sur le devant de la scène au masculin, il y en a très peu qui sont restés visibles dans la durée. Même Toumi Djaidja était très en retrait de la scène publique. Les femmes, elles, militaient avant et ont continué à militer après. D’autres chercheuses travaillent sur les femmes de l’immigration par exemple Rachida Brahim qui se concentre sur l’histoire des crimes racistes dans le sud de la France. Karima El Kettani, une étudiante, travaille avec l’association L’Echo des cités, et plus particulièrement sur la double peine. L’association a été créée, en décembre 2012, pour gérer la mémoire de l’immigration, monter des projets qui visent à transmettre et à vulgariser l’histoire des luttes de l’immigration. Chercheur en sciences politiques, abdellali Hajjat est l’auteur de La Marche pour l’égalité et contre le racisme 1 qu’il considère comme un « Mai 68 des enfants d’immigrés ». il a souligné l’importance du rôle des femmes dans la marche tout comme dans les mobilisations de l’époque (crimes racistes, logement, éducation, etc.) Un travail qui reste à documenter. D’où l’entorse que nous faisons à ce numéro de ne faire entendre que des voix de femmes. Des images de la Marche de 1983 on a surtout retenu des marcheurs. Quelle y était la place des femmes ? Cela dépend à quelle échelle on se situe. Ce qui apparaît le plus dans la Marche c’est plutôt un non-dit sur leur présence. Dans le groupe des vingt-cinq marcheurs « permanents », il n’y avait pas la parité mais elles étaient néanmoins sept femmes. Mais la plupart d’entre elles ne proviennent pas du groupe historique SOS Avenir Minguettes à l’initiative de la Marche. Et il y a une tendance du côté médiatique et politique à se focaliser sur la figure du jeune garçon arabe du quartier des Minguettes et à invisibiliser toutes les femmes qui ont par exemple rendu possible la grève de la faim de mars-avril 83. Dans la grève de la faim, il n’y avait pas de femmes grévistes mais elles étaient impliquées dans l’organisation, comme une figure historique des Minguettes, Dalila Mahamdi, que j’ai rencontrée et que je cite dans mon livre où je donne également la liste des soutiens aux grévistes de la faim. Il y avait une association de locataires aux Minguettes où de nombreuses mères de famille s’étaient mobilisées sur la question du logement et plus particulièrement sur le scandale des logements vides aux Minguettes où des tours avaient été dépeuplées, clairement pour des motifs racistes. Ce n’était pas dit publiquement mais il y avait la volonté d’établir « un seuil de tolérance » de 10 à 15 % d’étrangers. Les bailleurs sociaux ou la mairie refusaient des demandes de familles maghrébines alors qu’il y avait de la place. Cela a contribué aux mobilisations qui étaient portées par les femmes du quartier. Je ne les ai pas citées dans le livre car ce ne sont pas des personnages publiques mais on a leur nom dans les archives. Elles étaient aussi impliquées dans la rébellion du 21 mars 2. Il n’y avait pas que des jeunes dans la rue mais aussi des femmes. Et dans le cortège parti du quartier Monmousseau jusqu’au commissariat il y avait des mères de famille. A plusieurs étapes de ce qui s’est passé localement aux Minguettes les femmes ont joué un rôle déterminant. Dans les revendications, dans l’organisation de la grève de la faim qui a eu lieu au pied de la tour no 10 dans un local. Notamment Dalila Mahamdi et d’autres ont joué un rôle important. Dalila est alors assez jeune, mais elles sont de tous les âges, mères de famille et jeunes filles. Est-ce qu’il y avait des femmes issues de l’immigration organisées à l’époque ? Parmi les femmes immigrées organisées à cette époque, il y a Zaâma d’Banlieue. Elles se sont créées à la fin des années 70. Elles apparaissent dans la foulée de mai 68 où il y avait un climat de mobilisations très fortes jusque dans les années 70, et se situent dans ce prolongement. Socialement, ce sont des filles d’Algériens, elles ont majoritairement la nationalité algérienne et une de leurs premières mobilisations c’est sur un décret en 1979 qui attaquait les étudiants étrangers. Elles sont parmi les premiers enfants d’Algériens à aller à l’université, souvent dans les filières sciences sociales, et elles se distinguent des jeunes des Minguettes plutôt déscolarisés à 16 ans. On est alors dans le début de la crise du système scolaire, à la fois généraliste et professionnel. On considère qu’il n’y a pas de reproduction d’une génération à l’autre du statut d’ouvrier alors que les Zaâma d’Banlieue sont en ascension sociale et plus politisées. A l’époque les femmes étaient plus carrées idéologiquement, et lorsqu’il y a eu les affaires de crimes racistes en 82 (Wahid Hachichi, etc), ce sont elles et les familles qui se sont mobilisées. De manière générale et dans toute la France ce sont les associations de femmes qui sont pionnières dans la création d’associations. On met souvent en opposition les luttes des féministes et des femmes de l’immigration : Y a-t-il eu des alliances notamment sur les mobilisations contre les crimes racistes ? Très peu. Il y a eu des alliances sur les situations concernant spécifiquement les femmes (travail, santé, violences conjugales…). Mais sur les mobilisations contre les crimes racistes, elles étaient très peu engagées. Y a-t-il des chercheuses qui ont travaillé spécifiquement sur la Marche comme tu as pu le faire et qui enquêtent sur le rôle tenu par les femmes ? A ma connaissance, il n’y en a pas, il y a surtout des journalistes comme Nadia Athroubi Safsaf du Courrier de l’Atlas qui vient notamment de publier un livre3 mais qui est déjà épuisé. Par ailleurs, il y a le documentaire de Que sont devenues toutes ces associations ? Alors que les femmes immigrées sont aujourd’hui dans les situations sociales les plus catastrophiques, notamment parce qu’elles sont majoritairement en situation monoparentale dans les quartiers. Zaâma d’Banlieue n’existe plus, elles se sont transformées en JALB (Jeunes Arabes de Lyon et sa Banlieue). Mais l’association s’est par la suite dissoute donnant notamment Agora et Divercité. Djida Tazdaït a viré à droite, Farida Belgoul s’est ralliée à Soral. C’est dramatique car elles avaient été des figures nationales qui avaient mobilisé les foules notamment pour Convergence 84. Le fait qu’elles soient passées du côté des ennemis renvoie à la difficulté d’assurer un lien entre représentant et représenté. Qu’ont-elles apporté de spécifique dans ces luttes ? Des gens comme Farid Taalba, militant associatif, disent qu’ils ont été formés par des femmes, notamment dans l’expérience du journal Sans Frontières. C’est une hypothèse qu’il faudrait vérifier mais je pense que c’est lié au fait que dans les familles ouvrières et immigrées les filles aînées ont quasiment toujours suppléé au travail d’éducation des enfants et ont eu un rôle qui a été reconverti dans le monde militant et associatif. Elles ont été les premières à rentrer à l’école et à l’université et à avoir un meilleur capital culturel. Or on sait qu’il y a un lien entre le fait d’avoir un capital culturel plus fort et l’action associative. C’est ce qui fait que les femmes ont été pionnières. Propos recueillis par ourida, Kenza et marina 1. Editions Amsterdam, 2013 2. Le 21 mars 1983 une perquisition dans un local de jeunes et un contrôle d’identité au quartier Monmousseau, menés en force avec des renforts policiers disproportionnés tournent à l’émeute 3. Nadia Hathroubi-Safsaf, 1983-2013 : La longue marche pour l’égalité, Editions Les points sur les i, septembre 2013 Vaulx-en-Velin, Cabaret Sauvage, La Bellevilloise Photos AMIS La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! page 8 Ceux qui l marchent exposition Des Années immigrées… aux Années banlieues 30 ans de luttes pour l’égalité… Une exposition qui retrace trente ans de luttes des quartiers et de l’immigration. Depuis les luttes des travailleurs immigrés dans les années 70 jusqu’aux combats contre la double peine, en passant par les mobilisations contre les lois Pasqua dans les années 90, les révoltes de 2005, les différentes marches pour l’égalité et les luttes des chibani-a-s… encore Vingt panneaux composés de documents et photos exceptionnels, qui constituent le patrimoine des luttes, nous donnent à voir un récit qui contredit l’idée reçue sur le désert politique des quartiers et de l’immigration. Nous avons choisi cinq de ces panneaux pour en donner un aperçu. Nous avons mis en valeur la photo, dans chacun d’eux est inséré du texte et des petites photos. L’exposition est en location auprès de l’echo des Cités Conception : Tarik Kawtari Contact : [email protected] u début des années 70, Barbès, et plus précisément la Goutte d’Or est devenue la capitale des immigrés. Le lieu de solidarité entre les anciens et les nouveaux. L’ANPE des primo arrivants. Le centre d’affaire de l’immigration. L’industrie de l’oubli et de la nostalgie tourne à plein régime ; l’alcool, la musique et les femmes aident à tenir ; tenir et se battre… Se battre pour les papiers, se battre contre les crimes racistes, se battre pour des logements et des salaires décents. Les immigrés n’ont pas chômé tout au long de cette décennie. Pourtant c’est le soutien à la cause palestinienne qui va booster l’auto organisation des immigrés pour une vie digne ici et maintenant. (extrait) A Fond Salika Amara e début des années 80 sera marqué par 1982-1985 des luttes intermédiaires entre celles des années 70 (les luttes zoufris) et les familiales des années 80. Du collectif Mohamed à Vitry sur Seine (créé suite à l’assassinat de Kader Larèche en février 80 par le gardien de sa cité) à l’association Week end à Nanterre, de Radio Beur à Zaâma de Banlieue à Lyon en passant par Rock against the Police, ils exprimeront la volonté d’une génération (la deuxième) à se faire entendre publiquement. (extrait) L Agence IM’Média La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! page 9 DES RODÉOS À LA MARCHE LES CHIBANIS: DEMI-PENSION À LA CAF Journal Le Progrès 3 DÉCEMBRE 1983 : UNE ARRIVÉE EN GRANDE POMPE Joss Dray artie de Marseille le 15 octobre 1983 dans l’indifférence quasi-générale, la Marche pour l’Egalité et Contre le Racisme est accueillie à Paris par 100 000 personnes dans une ambiance de fête nationale. Malgré les difficultés des premiers jours, la marche suscite l’adhésion même critique des mouvements et des jeunes immigrés rebaptisés « beurs ». La confrérie des Marcheurs s’agrandit au fil des étapes de nouveaux marcheurs et marcheuses permanents tel Bouzid Kara inséparable de son keffieh palestinien. P À Paris le collectif Jeunes qui centralise l’accueil, se sépare du collectif d’organisation de soutien et se transforme en « parlement beur ». Les militants antiracistes davantage habitués à la figure traditionnelle du travailleur immigré sont médusés par le débarquement de ces enfants d’immigrés à la verve bien française. Contraints et forcés, ils passent le relais tout en s’interrogeant sur leur place dans un tel mouvement. Cet air de jouvence du sérail antiraciste va permettre à la Marche de se libérer des logiques d’appareils et des rhétoriques politiciennes. Après la fête c’est la gueule de bois, les marcheurs sont traités comme des intérimaires qui ont servis la cause de la fraternité. Mais la République est sans pitié. Pas de remerciements, pas de reconnaissance pour les « parias », c’est le retour à l’anonymat et la galère… Et même la taule pour Toumi Djaidja qui a osé défier la police et la justice lyonnaise. Il sera gracié par Mitterrand en décembre 1984. Joss Dray La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! page 10 1 Fatima . Fatima , qui 2 ? Une anti-racisme tra Elle était vous, mais vous, étiez-vous elle ? l’ l l portrait C’est cette femme que vous avez entraperçue lorsqu’elle passait discrètement à vos initiatives, à vos vernissages, à vos manifestations… Silencieusement, elle vous a soutenu, écouté, parfois même accompagné ou orienté. D’une infinie discrétion, qui s’explique par ailleurs, elle participait aux tentatives de son propre effacement. elle était vous, mais vous, étiez-vous elle ? l y a trente ans, alors qu’elle avait vingt ans à peine, elle a été portée, avec son consentement plus qu’éclairé, par l’émulation créatrice et dénonciatrice de la Marche de 83, puis de celle de Convergence 84. Aujourd’hui, elle accepte de se raconter, un petit peu, pas trop quand même… Ben oui, zâama qu’on dirait que… pas grave, je vais vous la raconter parce que ça vaut une pause. I A cette période, fin des années 70, début 80, elle travaillait dans une association socio-culturelle, à Bagatelle, en plein cœur du Grand Mirail à Toulouse. Dans de modestes locaux, dans ce quartier populaire, elle accompagnait avec d’autres les habitants dans leurs différents besoins. « On accueillait tout le monde, des jeunes, des vieux, sans aucune distinction. » C’est dans ce même local qu’elle assistait donc, bénévolement, à toutes les réunions qui visaient à organiser le départ des Toulousains vers Paris. Elle a pris toutes les notes, classé tous les tracts et s’actionnait avec les autres à la réalisation des banderoles pour le rassemblement. Participait-elle au débat ? Non. Lui a-t-on facilité la prise de parole en public ? Non. Militants, responsables associatifs, enseignants, syndicalistes, étudiants, beaucoup d’hommes, d’horizons très différents, « discutaillaient grave »… entre eux… « Pour un tract, ils mettaient une heure, j’avais bien capté que le choix des mots était important mais quand même, pas plus que le sujet. » Les notes allaient être prises de toute façon. Fatima se réjouissait : « On n’arrêtait pas de bosser, parfois jusqu’à minuit. On était infatigable ! » Et je peux vous dire qu’elle en connaît beaucoup en matière d’endurance. Une fois à Paris, tout lui paraissait « géantissime », le métro, les bâtiments haussmanniens, les avenues… « Mais on se reconnaissait déjà dans le métro, banderoles sous le bras ». Fatima n’avait qu’une seule hâte, dire : « Non, entendez-nous, non, ça suffit de ce que vous savez, stop à ce qu’on nous fait, ça suffit ». L’insupportable était depuis longtemps insoutenable, le dire avec beaucoup d’autres, serait libéra« On accueillait tout teur. Bien sûr que le monde, des jeunes, Fatima savait qu’elle des vieux, sans aucune n’était pas venue à distinction. » Paris, qu’elle n’avait pas fait tout ça, pour se gratter la guitare avec d’autres. Elle savait qu’elle était constitutive de ce « Non » non négociable contre les assassinats racistes, contre les ratonnades, « l’originage ». A son avis, ça avait surpris : « Il n’y avait ni Twitter, ni ’’fesses des boucs’’, pas même de téléphones portables. L’ampleur était mesurable à s’en brûler la rétine. » Des personnes étaient en rapport avec d’autres, elles vivaient la même chose, de Mazamet à Lyon, en passant par Marseille, la Corse, Paris, Dijon, Strasbourg, Nantes, Toulouse, Nice, Lille… Alors peu importe la statistique d’ambiance, ils étaient au moins 100 000. « C’est ma plus belle manif, c’est celle qui m’a le plus émue. On avait le même objectif, on dégageait tous la même aura, celle de la liberté. On avait l’air confiant parce qu’on était nombreux. On pouvait dénoncer, sans avoir peur, les actes racistes, les crimes horribles, le traitement d’exception qu’on subissait. Cette paix, ce cessez-le feu, on le voulait et on montrait le visage de l’altérité la plus complète. Vivre sans violence. Personnellement, je pense qu’on était beaucoup plus que 100 000 malgré les tra la la la des dominants. » Cette énergie cathartique, fédératrice, fraternelle, elle ne la revivra plus en trente ans. Bien sûr, elle s’est réjouie de la carte de séjour de 10 ans. « Une belle récompense ». Concession qui avait toutefois un goût et un prix très amers : beaucoup de travail, de solitude, des corps épuiet des vies surtout, « sés « Non, entendez-nous, non, inconsolidables ». ça suffit de ce que vous Fatima a spontanément savez, stop à ce qu’on nous pensé à ses parents, norfait, ça suffit ». mal ! Valeureuse et émue, elle se mit à revoir tout aussi instantanément les autres immigrés. Elle, fille aînée d’une fratrie de dix frères et sœurs, aujourd’hui orpheline d’une mère consciente et courageuse, avait une pensée pour tous ces chibanis 3 pour lesquels elle a écrit plus d’une lettre dès l’âge où elle a appris à écrire. Fatima parlait et écrivait le français, comme beaucoup d’enfants, dès 6 ans. Très jeune, elle a aidé ceux qui l’entouraient. « Pour moi, c’était devenu une habitude, une fois par semaine, on allait avec mon père rendre visite à ces amis travailleurs “zoufris’’ 4. Ils vivaient à côté de chez nous dans des petits baraquements. C’était sombre. Et toujours ce cintre sur lequel était suspendu le costume du dimanche. Sur chacune des petites tables des petites baraques, un verre de menthe à l’eau m’attendait. J’écrivais : “Je vous écris de mon cœur par ce stylo… Dis à ma femme… Je vous quitte du stylo mais pas du cœur… Je vous embrasse chacun par votre prénom…’’». Plus qu’une pensée pour toutes ces familles immigrées alors qu’elle était là, à vingt piges à peine, pour la première fois, à Paris. Comme elle me dit alors : « “Carte de séjour’’, c’est pas du tourisme, c’est une vie de travail, de sacrifices. C’est une reconnaissance de papiers en tous cas. » Franchement, ahhhh, ça fait mal ! On est loin de Paris The Romantic… Mais ça, ça motive quand même. Tranquillement. En plus les étrangers ont eu le droit de se constituer en association, au fait, perso, trop merci !!! Après la Marche, Fatima vécut super brièvement son Mai 68 sauf que c’était en 83 et quelque : les radios libres, le groupe Carte de séjour, les écrivains, les artistes et beaucoup d’autres. « Beur is beautiful… » Waw ! Les banlieues, même si certaines étaient en pleine ville, apparaissaient, créaient, écrivaient, jouaient, avaient du flow. Les banlieues étaient jeunes et belles ! On était loin de « Attention, les manifestations, c’est dangereux ! ». Réminiscence d’Octobre 1961 qui avait été de fait transgressé par cette génération qui, contre le silence et l’impunité, ne voulait que se faire l’écho des Cités. Hinde Yebba 1. Fatima ne souhaite pas que son nom soit écrit parce qu’elle pense que d’autres femmes se reconnaîtront dans son portrait. 2. Du fait de sa discrétion, de son action silencieuse dans l’espace public, son implication a mis beaucoup de temps à être reconnue en tant que telle. 3. Anciens, « cheveux blancs » en arabe. 4. Les hommes dont les femmes étaient restées au pays. rupture témoignage rachida azzoug était membre du Collectif jeunes, qui a organisé la marche puis, avec 5 copines du même collectif, un rassemblement au canal Saintmartin, le 17 octobre 1983 en commémoration de la répression du 17 octobre 1961 qui s’inscrivait aussi dans la lignée symbolique des luttes de l’immigration. Nous l’avons rencontrée lors du colloque « Histoire et mémoire de la marche pour l’égalité et contre le racisme », le 4 décembre 2013 à Nanterre. a Marche de 1983 évoque pour moi une rupture avec l’antiracisme traditionnel porté par les associations de solidarité et l’apparition dans l’espace public de la jeunesse issue de l’immigration, immigration qu’on ne percevait qu’à l’aune des travailleurs immigrés. C’était — puisque j’ai été l’inventrice du slogan « Rengainez on arrive » —, l’urgence politique, la réponse aux crimes racistes, même si nous les jeunes filles de l’époque n’étions pas concernées par cela. Mais ça créait une dynamique politique où il fallait répondre dans l’urgence et c’est la constellation d’initiatives qui vont mettre en débat la question de la jeunesse des quartiers notamment les jeunes issus de l’immigration à travers un prétexte qui est la Marche pour l’égalité de 1983. Avec une participation très active des filles et des femmes qui se sont beaucoup mobilisées autour des collectifs d’avocats, des mères de famille, aux côtés des garçons, parce qu’à l’époque il n’y avait pas de discrimination de genre. Nous étions très présentes, notamment pour les Parisiennes et c’est aussi pour moi, l’apparition, la visibilité, les premiers espaces de socialisation politique des jeunes issus de l’immigration sur tout le territoire national. L La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! avec page 11 La Marche, un combat ditionnel toujours d’ l entretien Kaïssa Titous est une des figures engagée de la marche de 83 et toujours très impliquée dans les luttes. elle milite aujourd’hui plus particulièrement au sein de la Coordination anti-démolition des quartiers populaires. Rencontre du 7 décembre à la Bellevilloise, Paris Photo AMIS Trente ans après, je dirais que tout avait été posé pour nous, à l’époque, dans le mépris le plus total, une forme de mépris du pouvoir politique même si effectivement, lors du colloque où nous sommes, on parle d’une gauche un peu plus sociale, au sein du gouvernement incarné par Georgina Dufoix. Tout avait déjà été posé : les problématiques des quartiers, la toxicomanie, le chômage, l’égalité des chances, les rapports entre les jeunes et la police, le droit de vote des étran… c’est la constellation gers… Je crois que trente d’initiatives qui vont mettre ans après, même si sociologiquement, il y a des en débat la question de facteurs de changement, il la jeunesse des quartiers… y a des enseignants issus de l’immigration et issus de la « diversité », pour moi le bilan est assez accablant, dans un contexte politique d’émiettement où les réseaux militants ont disparu et où le processus politique mis en place nous fait apparaître comme des musulmans plutôt que comme des Français à part entière. Pour moi l’élément le plus représentatif est effectivement la non visibilité des cadres du mouvement qui n’auraient pas fait pire que ceux qui étaient nos pairs, et qui maintenant sont députés, sénateurs, alors que nous, nous sommes réduits à être des travailleurs sociaux. Propos recueillis par ourida Belhadi actualité Comment vous avez vécu en tant que femme la Marche de 83 ? Les premières émeutes ont commencé dès l’été 1983 dans la région lyonnaise. Je venais d’être élue présidente de Radio Beur. Les femmes ne rencontraient pas d’opposition dans le mouvement associatif, d’ailleurs elles étaient nombreuses dans les quartiers à animer des collectifs, des radios libres, des associations à vocation sociale ou politique. Ce tissu associatif et politique permettra d’accueillir la Marche lui donnant ce caractère populaire visible le 3 décembre 1983. Radio Beur jouissait d’une grande audience surtout dans le public féminin en raison du programme musical et des émissions qui relataient la vie quotidienne des immigrés et de leurs enfants. Nous étions régulièrement sollicités pour rendre compte des évènements : violences policières, crimes racistes, luttes quotidiennes sur les questions de logement ou de discriminations, et pour mettre en lumière des initiatives militantes ou festives. C’est dans ce cadrelà que nous avons rendu compte sur nos ondes de la grève de la faim des jeunes des Minguettes et du Forum justice pour Wahid Hachichi1 organisé à Vaulx-en-Velin. Nous y avons rencontré une partie des jeunes de SOS Avenir Minguettes et le père Christian Delorme. Dès qu’il y avait un affrontement ou un jeune tué dans les quartiers de la région parisienne, les gens venaient nous voir à Radio Beur et nous allions sur place pour enquêter. Les jeunes nous interpellaient sur l’inégalité des décisions de justice : sévérité pour les vols d’autoradio et indulgence pour les meurtriers d’Arabes, « tontons flingueurs » qui s’en tiraient souvent avec du sursis. Le mouvement associatif s’organisait dans les quartiers contre les cités de transit et les bidonvilles, une volonté politique s’affirmait pour dénoncer le racisme et les discriminations et la nécessité d’obtenir des droits politiques. Comment et pourquoi avez-vous décidé de rejoindre le mouvement des marcheurs ? A Radio Beur, nous avons été quelques-uns à soutenir tout de suite et à nous investir en créant avec d’autres le collectif parisien composé de jeunes issus de l’immigration et indépendant des organisations politiques et antiracistes pour bien montrer que nous voulions prendre nos affaires en main. Ce collectif était dirigé par des filles, il était plus politisé que la troupe des marcheurs, les relations étaient fraternelles. Cette grande confiance nous a permis de relayer leurs demandes pour l’arrivée de la Marche et nous dans le collectif, nous avions une dimension politique en définissant ce que nous entendions par égalité des droits. Au début, nous étions isolés et puis nous avons vu arriver les collectifs de banlieue au relais Ménilmontant, des jeunes de Bondy, de Mantes-la-Jolie, des Mureaux, de Nanterre, de La Courneuve, Trappes, Aulnay… Le collectif a très vite été confronté aux crimes racistes avec la mort d’Habib Grimzy 2 ou celle de Moussa Mezzogh par un vigile au Radar de Livry-Gargan. Des familles de victimes venaient à nos réunions et ont défilé le 3 décembre. Les femmes ont toujours été présentes dans les luttes, confrontées via leurs enfants aux violences, à l’injustice et aux discriminations. En ce moment à Marseille ce sont elles aussi qui se sont regroupées en collectif, que ce soit sur les crimes racistes, les bavures, la délinquance, la prison, la toxicomanie. A cette époque c’étaient les mères, les sœurs et les épouses qui se trouvaient sur le front, elles prenaient en charge les manifs et les marches silencieuses, les parloirs en prison, les soins en cas de toxicomanie et la lutte contre les dealers, l’échec scolaire… L’association des mères victimes de crimes racistes et sécuritaires organisait régulièrement des marches Place Vendôme 3 pour demander justice pour leurs enfants. Seuls les médias en sont surpris, les gens qui connaissent les quartiers savent que les femmes sont souvent des mères courage qui prennent à bras le corps les problèmes. Il suffit d’aller voir les cortèges du DAL (Droit au logement) ou de se souvenir des émeutes de 2005 pour mesurer le poids et le rôle des femmes. Ce sont elles aussi qui se sont le plus engagées en politique via les conseils municipaux, certes à des postes souvent modestes mais qui préservent la cohésion dans les quartiers et animent toute la vie sociale. Trente ans après, cette marche qui a fait la « Une » des médias ne reste-telle pas un semi-échec ? Pourquoi semi-échec ? Qui depuis trente ans peut dire qu’il a réussi à transformer la condition sociale des habitants des quartiers ? La marche est la rencontre fructueuse entre des jeunes issus de la classe ouvrière qui se sont affirmés, ont ancré et inscrit leur avenir en France et ont manifesté leur volonté de peser sur les enjeux de la société française, des milliers d’habitants de quartiers qui se sont identifiés à ces jeunes et toute une frange du peuple de France dont une majorité de jeunes qui est fondamentalement non raciste. C’est le premier mouvement après mai 68 dirigé par des jeunes Arabes et qui a su ral- Rencontre du 5 octobre au Blanc-Mesnil Photo Mahé Elipe lier une grande partie de la société française à un moment difficile : essoufflement du mouvement ouvrier, désindustrialisation et début du chômage de masse, disparition progressive des organismes et des partis de gauche. Ce mouvement parti des quartiers hérite et renouvelle la lutte des parents à l’usine, ou pour certains la lutte pour l’indépendance. Il n’a pas réussi à éradiquer les crimes racistes, ni les bavures policières, ni le délabrement et la relégation des quartiers, mais quelle organisation, quel gouvernement a réussi ? Ils sont parvenus à mettre le pied à l’étrier de milliers de jeunes au militantisme, à donner confiance et courage à des gens qui étaient isolés, discriminés et oubliés. Ils ont émergé comme une force politique potentielle et depuis ce mouvement avec ses revers et ses reflux n’a pas été éliminé. Il travaille la société française et l’interroge dans son identité et son projet politique. Trente ans après, le débat n’est pas qui a instrumentalisé les marcheurs ni qui a capitalisé la lutte. On ne peut nier les avancées depuis 83 avec l’irruption en politique d’hommes et de femmes qui viennent de l’immigration, mais le compte n’y est pas. Nous sommes toujours dans l’attente du droit de vote, de décisions politiques pour endiguer les bavures et crimes racistes, les discriminations à l’embauche, l’échec scolaire, le chômage massif des jeunes, les dégâts de la rénovation urbaine qui sous prétexte de mixité sociale et raciale ne fait qu’éloigner les immigrés et les plus pauvres vers des ghettos. Propos recueillis par Zohra Bechikh 1. Assassiné par un beauf à 17 ans, le 22 octobre 1982. 2. Algérien de 26 ans, lynché, puis jeté par une fenêtre du Bordeaux-Vintimille par trois légionnaires. 3. Egalement connues sous le nom des « Folles de la Place Vendôme », sur le modèle des Mères de la place de Mai en Argentine. La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! page 12 Qu’est-ce que l la Marche de 83 Micro-trottoirs Selon un sondage de l’institut opinion Way d’octobre 2013, 19 % de Français – et seulement un quart des plus de 40 ans (23 %) – se souvenaient ou avaient entendu parler de la marche de 83. Nous avons voulu tenter de vérifier sous forme de micro-trottoirs – en sachant que la plupart des gens interrogés l’ont été lors de leur présence à un événement organisé autour de la marche – ces chiffres qui témoignent d’une forte méconnaissance de cet épisode historique. rencontres autour de la question : avez-vous déjà entendu parler de la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 ? Qu’est-ce que cela évoque pour vous ? Affiche Fahem A. Blanc-Mesnil Propos recueillis par Ourida et Zohra Safia, 43 ans J’avais 13 ans en 1983. Je m’en souviens par les médias, qui l’appelaient « la marche des beurs », et du fait que mon frère aîné voulait y aller. J’avais une très petite conscience politique à cet âge-là mais on savait que c’était lié à un grand nombre de crimes racistes, notamment à l’égard des jeunes issues de l’immigration maghrébine (ce n’est pas les mêmes termes que j’aurais employés quand j’avais 13 ans). L’histoire de la carte de résidence de 10 ans était aussi à l’ordre du jour. La seule chose qui manque c’est, je pense, de connaître la place des femmes dans cette marche, c’est un problème qui a été soulevé dans la rencontre du 5 octobre, (Voir p. 4) parce qu’on voit beaucoup d’hommes dans les images d’archives mais on ne sait pas quelle était la place des femmes. Samir Hadj-Belgacem, 30 ans Je suis né en 1983, j’ai 30 ans comme la Marche. Les premiers souvenirs que j’en ai, j’avais 15-16 ans, c’est lorsque j’ai retrouvé un pin’s avec une petite main et un doigt cassé, le fameux « Touche pas à mon pote ». A ce moment-là, j’en avais discuté avec mon père qui l’avait acheté mais sans m’expliquer et lui n’avait pas participé à ce mouvement. J’ai grandi dans le sud de la France entre Bordeaux et Toulouse dans une petite ville de 10 000 habitants où la Marche à part ce qu’il y avait à la télévision… J’en ai entendu parler quand j’ai commencé mes études universitaires. Il n’y avait pas beaucoup de choses disponibles à l’époque et cela m’a davantage parlé au fur et à mesure de mes études notamment quand je suis arrivé en master où, là, j’ai commencé à consulter les premiers ouvrages, dont celui de Saïd Bouamama 1. Les choses sont devenues de plus en plus claires et récurrentes après 2005 avec des éléments qui appelaient un retour de mémoire. Il y a eu aussi la question des colonisations qui a émergé. Sur les rencontres autour de la Marche, je pense que c’est toujours délicat de brasser des dizaines d’années en quelque vingt ou trente minutes mais j’en tire des enseignements intéressants notamment parce qu’ils appellent à relire ce qui est en train d’arriver actuellement à l’aube de ce qui s’est déjà produit. Isabelle Nait Amara, 50 ans La première chose qu’évoque pour moi la Marche pour l’égalité, c’est ma jeunesse étudiante, mes premiers pas dans le syndicalisme de gauche, mon entrée dans la vie active et ma modeste participation à SOS Racisme, mouvement que j’ai soutenu mais qui m’a énormément déçue. C’était un espoir : celui de pouvoir changer la société, le regard des gens sur l’immigration dans un contexte politique dur avec les élections de Dreux… Bref, une vision d’un monde idéal… Je vivais à l’époque dans l’est de la France, dans un département où les usines sidérurgiques tournaient uniquement grâce aux étrangers et je venais de rencontrer mon futur mari kabyle dont le père a ruiné sa santé dans ces fameuses usines. Le bilan est mitigé pour moi : le côté négatif étant les récupérations politiques qui ont faussé le caractère initial de cette marche, les inégalités sont toujours là, les discriminations également, le Front National est plus présent que jamais. Le côté positif : c’est réconfortant de savoir qu’il y a encore des gens qui ne baissent pas les bras et qui inlassablement continuent leur combat. J’ai perdu la naïveté de ma jeunesse mais à travers mes enfants et l’éducation que je leur donne, j’espère qu’ils seront encore et toujours des combattants pour cette noble cause. Ils ne doivent jamais oublier d’où leur père vient et ne jamais avoir honte de leurs origines. Tel est mon but. Aïcha Derdar, 40 ans La Marche pour l’égalité pour tous évoque une revendication de la génération des années 80 où je n’avais que 13 ans et pas de souvenirs concrets. En revanche, je trouve que cela ressemble un peu à la manif d’une réforme quand j’étais au lycée, où un jeune homme s’est fait assassiner par un groupe raciste. Depuis, le nom de ce jeune homme m’est resté en mémoire : Malik Oussekine 2. Cette année-là on entendait beaucoup parler du mouvement « Touche pas à mon pote ». Le slogan était écrit sur un pin’s en forme de main, couleur bleu, jaune. Je pense que c’était un ras le bol de cette génération de porter cette étiquette, les « beurs black ». De les juger et de les considérer comme des « intégristes », pas à leur place ! Le bilan aujourd’hui, après avoir entendu les intervenants et les personnes engagées au cours du débat, c’est que la question identitaire est toujours d’actualité. Donc pas très positif ! Le fait d’organiser ce genre de rencontre m’a permis de m’interroger sur la place des enfants d’immigrés. Sont-ils réellement reconnus citoyens français ? L’autre interrogation concerne les nouvelles générations : devront-elles encore s’interroger sur leur identité ? Roubaix Propos recueillis par Valérie et Marina Rachid, 45 ans Je suis né en même temps que ce mouvement. Je crois qu’il y a un problème de transmission. Essayer de relancer cette marche c’est peut être essayer de réactiver une conscience issue des banlieues et j’espère que ça va donner quelque chose. Mais ce n’est pas la grande transe. Je n’avais pas participé à la Marche de 83, je fais partie de ceux qui s’étaient faits un peu berner par SOS Racisme. En 83 on entendait parler des crimes racistes et ça nous faisait bizarre mais c’est plutôt à l’époque des grands concerts de 85 de « Touche pas à mon pote », que j’ai été plus actif, c’étaient mes premiers émois amoureux, mes premières fêtes et finalement on avait l’impression qu’on apparaissait. Mais c’était juste une impression. On entendait Carte de séjour, du rock en arabe, ça nous changeait de Johnny Hallyday, c’est comme si on apparaissait dans la société française et je crois qu’aujourd’hui la société française a vraiment un effort à faire. Si les troisième et quatrième générations reprennent actuellement les mêmes slogans que dans les années 80, c’est que rien n’a avancé. La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! évoque page 13 pour vous ? Annah et Fatiha Nous n’avions jamais entendu parler de la Marche de 1983. On en a entendu parler à travers le film de Djamel Debbouze, La Marche, que nous avons vu récemment. Cela nous a appris des choses et nous cherchons aussi à en savoir plus. C’est aussi pour cela que nous sommes là. Annah : Je ne porte pas le foulard comme mon amie Fatiah mais cela ne m’empêche pas de subir régulièrement des discriminations parce que je suis musulmane et cela depuis l’école, puis ensuite à l’université et en particulier dans le discours véhiculé par les médias. Fatiha : Porter le foulard en France c’est de plus en plus difficile et j’ai effectivement peur pour la suite pour ma situation professionnelle. Participer à des manifestations contre tous les racismes et toutes les exclusions comme celle-ci, c’est vraiment important. Moussa, 20 ans J’ai arrêté l’école en 3ème mais j’ai toujours été très impliqué politiquement. Je suis adhérent à la CGT mais je me considère surtout comme anarchiste. Je participe à la marche à Roubaix (Voir p. 5) car je pense que marcher contre le racisme, c’est très important. Le racisme peut détruire l’humanité et je suis là ce soir pour protester contre toutes les formes de racisme et contre le fascisme. Il ne faut rien relâcher dans les mobilisations et il faut continuer le combat. Il faudrait d’autres actions comme celle-ci. Vaulx-en-Velin Propos recueillis par Ourida et Zohra Mona, militante des années 80 Je suis une vieille militante mais je n’ai pas participé à la Marche de 83. Ce qu’elle évoque pour moi ? C’est un grand mouvement d’espoir. L’affirmation de soi. On est français. On est là, on sera toujours là. Tenez compte de notre avis ! Tenez compte de notre situation ! Tenez compte de notre mouvement ! La marche n’est pas née de rien ! Elle est la continuité des évènements et des luttes des années 70. Elle est un moment fort de notre histoire, une histoire de trente ans de militantisme. Dans les années 80, cette affirmation de soi n’allait pas de soi, on était des étrangers pas des Français. A la fin de ces années, on est devenu des « Français issus de l’immigration ». Après, on est devenu des musulmans. Mais les choses ont évolué et la Marche a changé notre manière de voir. Oui, c’était possible de rassembler du monde, des énergies, des Blancs, des Noirs, des Basanés. Nous étions issus des quartiers populaires et on était là ! Cette période évoque essentiellement cet espoir d’être présent dans la société française, qui s’est avéré réel et même s’il reste encore beaucoup à faire, il ne faut pas oublier ce qu’il y a de positif. Aujourd’hui, il y a des militants capables de faire une exposition sur l’histoire de notre mouvement depuis les années 70, c’est super ! On ne pouvait pas imaginer ça en 1983, on en était juste en train de récolter le nom des morts sur des listes. Aujourd’hui, il y a une réflexion beaucoup plus forte, beaucoup plus intense. Nawel, la fille de Mona, qui n’était pas née en 1983… Ça m’évoque un combat d’identité, l’histoire de mes parents, donc mon histoire. Aujourd’hui la commémoration de la Marche à Vaulx-en-Velin a réveillé en moi une volonté de poursuivre ce combat, les évènements et l’exposition de ce jour c’est un héritage que je suis fière de porter et de voir des gens, des jeunes et des moins jeunes, et d’origines diverses qui continuent. Je suis fière de naître « identitairement ». Nacera, 40 ans, habite au Mas du taureau Je l’ai suivie de loin, j’en ai eu connaissance bien après les années 90, lors de mon implication sur la création de l’association Agora 3. Là j’ai eu des échos de cette marche, ça a permis de montrer le volontariat et l’implication de chacun et dire : « écoutez, nous sommes des personnes avant tout… » Le constat que j’en fais aujourd’hui ? J’ai l impression qu’il faudrait en refaire une autre. Surtout en vous écoutant, trente ans après, lors de ces deux journées de mobilisation des 29 et 30 novembre 2013 (Voir p. 6). En écoutant chacun parler de son vécu et de son expérience, je me dis qu’il faudrait vraiment en refaire encore une autre… Il me semble, quand on s’écoute mutuellement, qu’il y a encore des choses qui ne sont pas accomplies et qu’il manque encore une vraie reconnaissance. Koulia, Givors C’est une initiative exemplaire prise par les jeunes des Minguettes pour tous ceux qui subissaient la répression policière et réclamaient le droit à l’égalité. Elle était portée au départ par 5 ou 6 jeunes pour arriver à 100 000 personnes, c’est fantastique ! Ils ont eu envie de montrer à la population française pacifiquement leur ras-le-bol, surtout des brutalités policières. D’autres sont venus s’y greffer, des associations et tous les gens qui se sont reconnus dans cette Marche. Malheureusement elle a été récupérée par les politiques, mais ce qu’il faut en retenir c’est qu’elle a pris naissance à partir d’une démarche spontanée et sincère. Après trente ans, on peut constater que quelques policiers ont été punis par la loi mais pas assez. Aujourd’hui, je ne trouve pas d’évolution flagrante et ceci s’explique en partie par la non médiatisation du mouvement. On ne nous l’a pas appris à l’école, il a fallu attendre trente ans pour en parler. C’est encore de la faute du politique et de l’inspection académique qui en ont fait un tabou comme celui de notre histoire et celle de nos parents. Toutefois, nous sommes aujourd’hui une population mieux informée et avec une meilleure connaissance de nos droits, ce qui nous permet d’agir même s’il reste beaucoup à faire. 1. Dix ans de marche des beurs, chronique d’un mouvement avorté, Paris, Desclée de Brouwer, 1994. 2. Victime d’une « bavure » policière le 6 décembre 1986 à Paris, après une manifestation contre la réforme Devaquet. 3. Association issue du Comité Thomas Claudio (Voir p. 6). Photos Mahé Elipe, Ourida et Arlette La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! page 14 De la Marche de 83 à Convergence 84 Au Blanc-Mesnil Les diverses tentatives de récupération de la marche de 83 ont été nombreuses notamment par le gouvernement PS de l’époque qui voulait n’y voir qu’une marche anti-raciste et aurait bien voulu en gommer les revendications d’égalité et d’exigence de justice. L’année suivante, à travers Convergence 84, les marcheurs qui sont devenus des rouleurs en décidant d’une traversée de la France à mobylette, veulent remettre l’accent sur l’égalité. au Blanc-mesnil, si l’on ne trouve pas trace d’une mobilisation significative en 83, elle laissera des traces en 84. rencontre avec deux témoins de cette histoire. Ginette, Blanc-Mesniloise depuis toujours… l portrait Photo Z. B. n 1983, Ginette a tout juste 32 ans et prend ses fonctions d’animatrice au service jeunesse, d’abord vacataire puis titulaire, elle a exercé plusieurs postes. C’est une experte du terrain : plus de dixsept ans de présence dans les différents quartiers et principalement dans le quartier Sud de la ville. Elle rencontre l’association Atelier Loisirs Sud, qui tient ses quartiers au Mille Club, cette structure est appelée aujourd’hui Maison pour tous Jean Jaurès. Cette association était connue par un grand nombre d’habitants et particulièrement par les jeunes, très investis et volontaires. C’est à ce moment que les jeunes de Vénissieux ont décidé de faire une Marche pour monter jusqu’à Paris en 1983 mais dont on ne trouve pas particulièrement de trace au Blanc-Mesnil. La deuxième marche, en revanche, mobilisera les membres de l’ALS. Ils vont organiser l’accueil des rouleurs de Convergence 84 au Blanc-Mesnil. Ginette dit en riant : « Je ne sais même pas si on avait eu des autorisations institutionnelles. Malheureusement à mon âge, certains souvenirs restent flous comme les noms des personnes présentes dans le mouvement. » Elle citera néanmoins le nom de quelques habitants du Blanc-Mesnil et m’invitera à les rencontrer. Cette initiative a dénoncé la souffrance causée pars les actes cruels et racistes, et les nombreuses ratonnades. Ginette fait une petite parenthèse pour évoquer une violence raciste inoubliable qu’ont vécu des jeunes de BlancMesnil, des années plus tard, lors d’un séjour en Bretagne pas très loin de la demeure de Marine Le Pen à la Trinitésur-Mer où ils ont été insultés, et où les propos tenus étaient inacceptables. Les jeunes sont cependant restés indifférents. L’accueil de Convergence 84 a été vécu avec force et joie. « De là à dire s’il y a eu impact… Selon moi, cela n’a pas eu un grand effet. Quand on remet sur la place publique le débat sur l’intégration, moi ça me fait bondir. Je me demande si nos hommes politiques — quel que soit le bord politique — savent ce que veut dire le mot intégration ! Ce mot ne veut rien dire, c’est de la flûte, car une famille qui vit en France, qu’elle y soit née ou pas, qui paye des impôts, on dit qu’elle est intégrée mais lorsqu’on parle de droits, comme celui de donner un emploi aux enfants, là il ne s’agit plus d’intégration ». Lorsqu’on lui demande ce qu’évoque encore pour elle Convergence 84, elle répond que ça représente un rassemblement de différents collectifs et associations avec à leur tête des beurs. Et si l’on veut savoir si, selon elle, depuis cet évènement, il y a eu des orientations, voire des décisions pour défendre le droits à l’égalité et lutter contre le E racisme pour les habitants du Blanc-Mesnil, elle répond : « Peut-être une volonté mais rien de pragmatique. Si le fait de proposer certains postes par ci par là est une évolution alors là non ! Le travail est un droit pour tous pas une récompense. Par contre on peut parler d’évolution grâce à la Marche, une force est née par le soutien d’une masse de gens, 100 000 personnes, qui dénoncent tous les actes racistes. On ne peut pas nous raconter des bobards, aujourd’hui il y a trois générations qui portent de cette histoire ». Elle poursuit : « Je ne peux pas mesurer ce que vivent les personnes victimes d’actes racistes, je les soutiens depuis des années mais ces propos m’indiffèrent, pour moi c’est de “la bave de crapaud qui n’atteint pas la blanche colombe”. Cette Marine qui s’égosille à la télé ou encore ce Copé qui parle de pains au chocolat en période de ramadan, ces gens sont des politiciens, ce ne sont plus des hommes de terrain. S’ils pouvaient tirer la couverture vers eux en embauchant dix Arabes, ils le feraient si ça pouvait leur apporter cinquante voix électorales, si ça ne leur apporte rien du tout, ils les jettent au panier. » Elle prend un autre exemple sur l’interdiction de porter le voile pour les mamans lors des sorties pédagogiques dans les écoles. « Le Rectorat permet à chaque école de décider de faire appliquer ou non cette circulaire. Avant cette décision la plupart des écoles du Blanc-Mesnil l’avaient appli quée. Lorsque je voyais des mamans accompagner nos enfants en sortie scolaire, je trouvais qu’il y avait un métissage coloré, on avait envie d’aller leur dire bonjour au bord de la rue. Une fois que cette interdiction a été appliquée, c’était triste. Je ne dis pas qu’avec les autres c’est triste, je dis que c’était un mélange, un kaléidoscope, c’était la France, la France métissée. » En ce qui concerne la commémoration des trente ans de la Marche, Ginette pense que c’est important d’en parler : « Il y a toujours eu des reportages sur des chaînes comme Arte, une chaîne pas assez regardée à mon avis, mais sur les chaînes publiques je n’ai rien vu, peut être sur la présentation du film La Marche. On a dit beaucoup de choses, c’est vrai, sur le rôle de Djamel Debbouze, peut être que ce n’est pas très bon mais il a une notoriété et si elle permet d’attirer du monde et de faire découvrir ou redécouvrir la Marche de 83, je dis merci à Djamel ». Par contre, elle souligne que sur le Blanc-Mesnil rien n’a été fait, ni même au niveau national, et que c’est dommage : « On n’a pas fêté les dix ans ni les vingt ans, on fête à peine les trente ans, faut croire qu’on n’avait pas envie d’évoquer cette marche, ça dérange certains qu’on en parle surtout pendant une période électorale ! » Zohra Bechikh Exposition Ceux qui marchent encore (Voir p. 8 / 9) DR DE CONVERGENCE 84 AUX DIVERGENCES 85 La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! page 15 Rachid : interpeller l les politiques entretien Qu’est-ce que la Marche pour l’Egalité a représenté pour toi ? Ça été pour moi un déclic ! La Marche de 83 n’a pas été étrangère à ce que je comprenne que la politique est importante même si je ne l’apprécie pas, tout se décide là. Cependant, la politique n’attire pas les jeunes, on n’a pas envie d’en faire, on a plutôt envie de faire de la moto, sortir avec les copains et les copines. Ceux qui en font se gardent bien de nous dire que c’est important, pour nous maintenir dans l’ignorance. A cette période, j’étais membre de l’Association Atelier Loisirs Sud. Nous avons été sollicités par une association d’Aulnay et ensemble nous avons décidé d’accueillir les rouleurs au dortoir de l’école Jacques Decour. Le mouvement Convergence 84, à dimension nationale, portait les mêmes revendications : la lutte contre les discriminations, l’égalité de traitement pour tous… Pour traverser le pays, les manifestants n’ont pas marché mais roulé, en mobylette. Quel impact a eu cette initiative au Blanc-Mesnil ? L’impact ne pouvait pas se mesurer, voire se quantifier, dans l’immédiat. Cependant, ceux qui ont été sensibles à ces deux grandes manifestations de 83 et 84, ont pris conscience qu’il fallait interpeller les politiques autrement qu’en leur demandant du loisir. Me concernant, j’ai voulu savoir quels étaient leurs sentiments, leurs idées sur les questions soulevées à travers la Marche 83 et Convergence 84. Leur attitude était plus ou moins inattentive, ils n’ont jamais pris ces jeunes, ces gens, au sérieux que ce soient les marcheurs ou les rouleurs. Ils nous en donnent un exemple très révélateur durant la commémoration des 30 ans de la Marche. Quand je rencontre et discute avec certains responsables, le plus souvent pour la première fois, ils me considèrent et me parlent comme au jeune que j’étais, il y a 30 ans, sauf que 30 ans après, je suis âgé de 48 ans. Je me demande si le politique pense que nous sommes frappés par le jeunisme, pour persister à nous dire « vous les jeunes ». On ne nous a jamais pris au sérieux quand on réclamait plus d’égalité et pourtant cela aurait été possible ! Aujourd’hui encore, les gens, même s’ils ne sont pas sociologues, sont aussi en capacité de nommer les discriminations subies. Comment faire entendre la parole de ceux qui sont principalement concernés ? Très peu de revendications ont été entendues. Ça ne veut pas dire que les marcheurs ou les rouleurs n’ont pas essayé de se faire entendre. Il y a eu de nombreuses actions durant ces trente années, les gens se sont organisés pour prendre la parole, pour exprimer et améliorer leurs mauvaises conditions de vie, comme leurs rapports avec certaines institutions, la police, la préfecture, les sociétés d’HLM, les écoles… Mais on ne les entend pas, ils ne sont pas relayés dans les medias, on fait juste semblant d’être sensible à leurs doléances pendant les périodes électorales si c’est une population qui vote. On va leur dire, à travers leurs parents, qu’on va améliorer leurs conditions de vie. Encore des promesses ! Pour moi ça révèle le manque d’intérêt flagrant des gens qui ont le pouvoir, ce ne sont pas des questions qu’ils mettent en priorité dans leurs actions politiques. Le meilleur exemple, c’est le droit de vote pour les étrangers auquel les habitants des quartiers populaires sont très sensibles. Cette promesse a permis, entre autres, au président actuel d’être élu, il suffit d’analyser le score élevé qu’il a obtenu dans les quartiers populaires. Comme ils ne tiennent pas leurs promesses, ils veulent nous faire croire que le droit de vote des étrangers n’était pas inscrit au programme politique alors qu’il aurait dû être appliqué depuis 1981. Quels moyens utiliser pour se faire entendre ? Beaucoup disent par la prise de pouvoir : il faut le prendre et occuper toutes les instances de pouvoir. Je ne vois pas d’autres moyens. Pour accéder au pouvoir, seules les élections restent le moyen légal. Le politique peut et doit améliorer les situations de dégradation grandissantes et inquiétantes. On connaît leurs discours, ils sont tous pour l’égalité de traitement pour tous, contre la précarité et les discriminations. Or, certaines de leurs décisions sont en décalage avec les préoccupations gravissimes des gens. Ils ignorent leur détresse, comme si les gens vivaient leurs souffrances en cachette. Ceux qui dorment dehors sont visibles de tous ! Penses-tu que les associations peuvent être un outil pour lutter contre les injustices sociales ? Oui, absolument, elles contribuent à améliorer la qualité de vie. Dans des associations comme le FSQP (Forum Social des Quartiers Populaires), le Comité national pour la double peine ou le MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues), j’ai rencontré des gens qui font de la politique et qui arrivent à déconstruire des doctrines et des dis- cours politiques tous faits. Ils ont informé les gens, édité des journaux, des supports vidéo, organisé des forums et des manifestations. Dans les réunions publiques, ils se sont imposés par des prises de paroles. J’ai été séduit par ces associations, même si elles n’ont pas tout transformé mais elles ont aidé beaucoup de personnes à réfléchir, à s’organiser, à prendre conscience que la politique est accessible, à s’occuper de son quartier, alerter les élus… Elles contribuent à ce que les gens s’investissent là où ils sont. En même temps c’est difficile car elles sont dénigrées, pas bien vues partout à cause de leur positionnement affirmatif quand ils disent : « si ça va mal, c’est de la faute de ceux qui nous dirigent ». Si la fraternité, l‘égalité, la liberté ne sont pas respectées c’est de la faute des garants. Ce n’est pas parce qu’ils ne savent pas faire c’est parce qu’ils ne veulent pas le faire bien. On sait pourquoi ! C’est pour leur intérêt, avoir du pouvoir, de l’argent. Il faut donc prendre le pouvoir politique pour l’intérêt général ou se donner les moyens de convaincre le politique des bonnes décisions à faire voter. On a tous une part de responsabilité, on accepte un peu ce système mais il faudrait que chacun utilise ses réseaux pour interpeller de temps en temps le politique pour leur dire « ça suffit ! ». Ce sont des actes à faire au quotidien. Est-ce que tu marches toujours, que fais-tu aujourd’hui ? Certains diront oui ! C’est peut-être plus complexe, je ne me bagarre peut-être pas assez, pour certains pas du tout, mais j’essaye, avec humilité, d’être conscient là où je suis, d’aider les associations, de réfléchir avec des militants. Mais en période électorale, là où je peux dire les choses, lorsqu’il y a des espaces de discussion, j’aime bien, là j’ai l’impression de marcher. Aujourd’hui, je ne suis plus dans l’associatif proprement dit, là où on a voulu me plonger dans l’activisme, qui ne solutionne pas les problèmes des gens. J’accompagne, je suis un compagnon de route de l’Echo des cités, du FSQP, je m’intéresse au MIB 34 1 et à ce qu’ils font, je prends du plaisir à voir des gens qui bougent, je leur apporte mon soutien. Propos recueillis par Zohra et rachida 1. Plus particulièrement mobilisé sur des questions de logement et d’expulsion comme dans la lutte du Petit Bard à Montpellier. Rencontre du 5 octobre au Blanc-Mesnil Photo Mahé Elipe Equipe du journal La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! Publication et rédaction Zouina meddour et marina Da Silva Avec la participation de Zohra Bechikh, ourida Belhadi, mahé elipe, Christel Husson, arlette rouede, Hinde Yebba, Colette, Karine, Kenza, Sophie, rachida, Valérie, Yoshimi Crédits photos Zohra Bechikh, ourida Belhadi, alexandra Dols, mahé elipe, arlette rouede, amiS, agence im’média, echo des Cités et Fahem a. recherche iconographique : Yamina, Fatma et Yoshimi Réalisation Frédéric Schaffar Impression Stipa-montreuil La Marche de 1983 : on n’oublie pas ! page 16 À Fatiha Damiche l tribune Le lien entre la marche de 83 et nos engagements aujourd’hui ne pouvait se faire pour nous sans l’évocation de notre sœur de combat Fatiha Damiche à jamais dans nos cœurs. Nous avons choisi de publier son intervention, en tant que responsable juridique au mouvement de l’immigration et des Banlieues (miB) et au Comité national contre la double peine, au colloque organisé le 3 juin 2000 par le Comité de suivi des lois sur l’immigration à l’assemblée nationale sur le thème « Femmes étrangères et immigrées en France » Colère et révolte « Femmes étrangères et immigrées »… J’ai le sentiment d’être un peu en décalage car je suis française. On pourrait penser qu’une femme citoyenne française a des droits comme tous les citoyens. Je m’aperçois, dans la lutte de vous toutes, et dont je suis solidaire, que lorsque qu’on a « des origines étrangères », ce n’est plus la même chose. Je suis responsable juridique à la Maison de l’immigration et au Comité national contre la double peine, la double peine étant « prison plus expulsion » : des étrangers en situation régulière qui commettent un délit sont expulsés après avoir « payé leur dette à la société ». Étrangers et délinquants, la boucle est bouclée… Lorsque moi-même, avant d’être responsable juridique à la Maison de l’immigration, j’ai été femme de détenue, Française oui, mais amoureuse d’un étranger, lorsque j’ai été confrontée à la justice, j’ai compris que j’étais moi aussi différente. Il y a dans ce pays des lois qui sont racistes, xénophobes, criminogènes, personne ne s’en inquiète, on fait tout pour éclater nos familles, pour séparer les femmes de leur conjoint, pour enlever des enfants à leurs parents et c’est dur… Je suis d’origine algérienne, mes parents m’ont emmenée dans un couffin, j’avais six mois, j’ai cinquante ans aujourd’hui, on m’a appris plein de choses en France, j’ai été à l’école laïque, républicaine : « Allons enfants de la patrie… ». Il m’a fallu 40 ans pour que ma vie soit bouleversée et que je comprenne qu’il y avait des choses qui ne tournaient pas rond. Quand on est d’origine étrangère, on est des sous-citoyens, confrontés à des épreuves, des épreuves amoureuses, la lutte d’une mère pour empêcher que son enfant soit expulsé, la lutte d’une femme pour son mari. Il y a dans ce pays des J’étais mariée à 14 ans, lois qui sont racistes, j’ai eu mon premier bébé xénophobes, criminogènes, à 15 ans, je suis mère de personne ne s’en inquiète… trois enfants et grandmère… Tout ce qu’on a eu dans nos vies de femme, si on pouvait chacune raconter et partager nos expériences ! J’ai été dix ans une femme battue, je peux dire ce que c’est d’être torturée, d’être sous le joug de quelqu’un qui vous neutralise, et cela s’est passé en France, pas en Algérie. C’est inquiétant d’entendre des témoignages comme ceux d’aujourd’hui, ces femmes qui revendiquent le droit de vivre comme des femmes libres, c’est inquiétant même pour moi citoyenne française, je suis inquiète, je dis que de toute façon, on ne peut gagner que si ces femmes, ces mères, montent au créneau. On parlait tout à l’heure du droit de vote. Mais est-ce qu’elle a abrogé les lois Pasqua-Debré, la gauche ? La gauche pour laquelle nous avons voté, j’ai voté, en pensant naïvement que toutes ces exclusions allaient cesser, qu’at-elle fait ? Finalement on n’a fait qu’enfoncer les gens. Concernant les sans-papiers, il y a eu cette circulaire honteuse qui a permis de fliquer des gens qui font partie de l’économie souterraine, parce que — les politiques n’en parlent pas — cela rapporte de travailler, d’être l’esclave d’un patron qui sait que vous n’avez pas de papiers. Et lorsque vous allez à la préfecture, il faut faire les preuves de dix ans ou quinze ans de séjour tout en étant en situation irrégulière, présenter des bulletins de salaire, des déclarations d’impôt. Mais pourquoi ne vont-ils pas demander au patron qui pendant quinze ans s’en est mis plein les poches ? Et il faudrait encore se taire et faire profil bas ! Dans la permanence de la Maison de l’immigration, nous avons créé une cellule pour recevoir les femmes parce que chacune est un cas particulier. On parlait tout à l’heure des services sociaux… Écoutez : une jeune femme est arrivée en octobre 1999 avec son mari et deux enfants, 9 ans et demi et 5 ans ; elle est arrivée avec un visa touristique ; son mari a décidé de venir, on vient en France chez des amis… Ils sont restés chez ces amis d’octobre à mars 2000 ; il est parti chercher des cigarettes et il n’est pas revenu, il a laissé sa femme et ses deux enfants à la rue. Les personnes qui Fatiha, côté pile, côté face ous connaissons la femme engagée, ses combats contre le racisme, son accompagnement auprès des oubliés, ses luttes pour les droits des familles, ses interventions dans les tribunes, notamment « Justice en banlieue », son implication humaine en tout. Mais il y a aussi l’autre face de Fatiha, dont je veux vous parler, Fatiha qui savait rire, plaisanter, jouer de sa personne pour nous amuser, car elle n’était pas triste cette petite femme de 1 m 50, aussi grande que ma mère et que tout naturellement j’embrassais sur le front. La première fois, d’un geste, elle m’a dit : « Tu m’embrasses sur le front toi ? » Une simple explication a suffi et mon bisou sur son front était donné tous les jours. Je me souviens d’une sortie pour voir une pièce de théâtre à Nanterre, où à la fin nous nous sommes retrouvées dans le hall et où l’attente trop longue du car a déclenché une joyeuse folie prenant forme dans une foule de danses initiées par Fatiha et encouragées par nos applaudissement et nos rires. Est-ce là que le déclic et le goût du théâtre a mûri ? Peutêtre. Par la suite, installée dans son fauteuil, elle nous jouait la star, elle était faite pour les feux de la rampe, et tous ceux N Fatiha Damiche en tête de manifestation à Paris, 26 septembre 1996. Photo agence IM’média l’hébergeaient, le mari étant parti, ne pouvaient prendre la responsabilité de les garder. Donc, dehors ! Il a fallu que le 115 — les services d’urgence — trouve un foyer. Aujourd’hui ces mêmes services sociaux ont alerté le procureur pour que les enfants soient placés à la DDASS. Dans ce pays, il est intolérable de voir qu’on n’aime pas les étrangers, mais qu’on aime garder les enfants de ces étrangers. A la DDASS il n’y a qu’eux, on expulse les parents et on garde les enfants ; c’est une honte et c’est contre cela aussi qu’il faut être révolté. On a fait de la résistance, cette femme est cachée, elle et ses deux enfants. Il faut se lever, les Françaises « de souche » et toutes les femmes qui ont ces problèmes, on doit être solidaires, et si on est solidaires il n’y a rien qui peut nous arrêter ! qui ont assisté au Bruit du monde 1 sur diverses scènes ne me contrediront pas. Son goût pour le théâtre, elle nous le faisait partager et je me souviens encore que nous étions allées voir une autre pièce jouée par un seul acteur, Carlo Brand, tenant le rôle d’Alexandre le grand dans une mise en scène magnifique signée par Mohamed Rouabhi. J’ai mille souvenirs de Fatiha avec sa gaieté et son attention aux autres, son sens de la débrouille comme lors du moment où nous avons réalisé les encadrements pour l’exposition Quelques unes d’entre nous. Il fallait s’appuyer sur la règle pour bien découper et Fatiha, qui n’avait pas la hauteur, monte sur la table et à quatre pattes, cuter à la main, s’attaque à la coupe… Rien ne l’arrêtait, rien n’était impossible pour elle et à tout problème il y avait sa solution. Je suis bien nostalgique de tous ces moments et c’est aussi parce qu’elle me manque avec force que j’ai envie de raconter, dans le respect de la personne et le plaisir du souvenir, ces images personnelles. Et je suis sûre que nous avons chacun et chacune, nos souvenirs intimes et personnels de Fatiha. Le souvenir est là, qui doit perdurer. En parler, pour ne pas oublier. Colette 1. Le bruit du monde m’est rentré dans l’oreille, créé en mars 2007, mise en scène Philip Boulay. Elsa Solal - Quelques unes d’entre nous, avril 2008, L’Harmattan.