journal tilleuls

Transcription

journal tilleuls
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
page 1
Photo AMIS
Collectif
Femmes
des Quartiers
Populaires
—
Février 2014
Marche 1983
on n’oublie pas !
La
de
:
Photos Mahé Elipe
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
page 2
mémoire
contre l’oubli
La
l
édito
a Marche de 1983 relève pour la plupart d’entre nous d’un grand trou de mémoire. Nous en
avons pris la mesure cette année où les trente
ans de sa « commémoration » ont pris une
ampleur telle que nous avons été dépassées par la profusion de débats, livres, films qui finissaient par écraser et recouvrir ce qu’ils prétendaient mettre au jour.
Nous avons voulu en savoir plus sur cette amnésie
collective. Sur la disparition d’un tel acte d’engagement de la jeunesse issue de l’immigration et des
quartiers populaires qui affirmait haut et fort à la
société française : « On est chez nous ! » Nous réapproprier cette histoire en la discutant ensemble et en
la liant à nos engagements d’aujourd’hui.
De là est né le désir de faire ce journal qui serait à
notre image, des femmes de tous âges et tous parcours, engagées dans des associations, mouvements
politiques, ou des actions collectives comme la réalisation d’un livre, d’une pièce de théâtre, et qui à travers un espace de réflexion commune partagent leur
regard sur le monde.
Nous avons rapidement décidé que nous traiterions
de la Marche de 83 à travers la place que les femmes
y ont occupée. Que ce soit dans le périple des 1200
km parcourus, au-devant des micros ou à l’ombre de
l’organisation, ou dans le tissu de la vie des quartiers
où elles tiennent des places déterminantes et jamais
suffisamment reconnues.
Puis que nous traiterions de la Marche sur le terrain
en commençant par organiser nous-mêmes une journée de rencontres-débats et en nous rendant sur différents lieux où elle était remémorée. Nous sommes
ainsi allées du Blanc-Mesnil à Saint-Denis, Nanterre,
Paris, en passant par Toulouse, Vaulx-en-Velin, ou
Roubaix…
Nous plonger dans cette « Histoire de France », reanimer des mémoires en sommeil, donner la parole
à celles et ceux qui ont lutté et luttent encore pour la
reconnaissance de leurs histoires et de leurs droits,
c’est notre manière à Nous de rappeler au fil de ces
pages l’importance et la nécessité de la transmission
et du partage de ces mémoires de luttes.
Un
l
héritage
point de vue
testament
L
Marche de 83
Affiche Archives Echo des Cités
Collectif Femmes des Quartiers Populaires
Sommaire
edito
Un héritage sans testament
Nous marcherons ensemble
30 ans après,
toujours « Candidats pour du Beur » ?
Le théâtre comme outil d’émancipation
« Nous sommes les enfants de 83 ! »
« Les banlieues de la république »,
30 ans de lutte pour l’égalité
Quels enjeux pour demain ?
Les femmes en première ligne
de la marche
Ceux qui marchent encore
Fatima. Fatima, qui ?
Une rupture avec l’anti-racisme
traditionnel
La marche,
un combat toujours d’actualité
Qu’est-ce que la marche évoque
pour vous : micro-trottoirs
De la marche de 83 à Convergence 84
À Fatiha Damiche
p. 2
p. 2 / 3
p. 4
p. 4
p. 5
p. 5
p. 6
p. 6
p. 7
p. 8 / 9
p. 9
p. 9
p. 10
p. 12 / 13
p. 14 / 15
p. 16
sans
Zohra
Quelle représentation je me fais de la Marche pour l’égalité appelée aussi « marche des beurs » ?
Je me souviens de la montée raciste, elle se traduisait par
plusieurs actes de violence et de meurtres contre « les
Arabes ». On nous a appelés « les sales Arabes », nous,
Français originaires du Maghreb.
On nous a accusés de tous les maux du pays, en nous
disant « c’est encore ces Arabes » ou alors pour régler
leurs problèmes on nous disait ouvertement « retournez
dans votre pays ». Et quand, pour certains, ils nous considéraient comme des citoyens, on nous disait « tu n’es
pas un Arabe comme les autres ». Ces mots résonnent
encore en moi, je me demande qui ne les a pas entendus
au moins une fois dans ces années 80.
Je me souviens de l’inquiétude de mes parents quand on
sortait, ils voulaient que nous restions en groupe. Pour
eux les origines n’avaient aucune importance, contrairement aux parents de mes copains(es) qui étaient racistes
et ne nous disaient pas bonjour ! Mais cela ne changeait
rien entre nous.
Mes parents, comme moi, on se souvient aussi des
grandes manifestations de SOS-racisme, « Touche pas à
mon pote », je portais le badge !
Aujourd’hui, je suis mère de deux enfants, j’ai les mêmes
craintes que mes parents malgré les avancées sociétales.
Au mois de décembre 2013, on va fêter les 30 ans de la
Marche pour l’égalité mais rien n’a changé, on entend
les mêmes faits divers : contrôles au faciès abusifs, discriminations à l’embauche sur le lieu du domicile,
meurtres racistes…
J’ai vraiment un sentiment de régression.
Hinde
Ils m’ont appris à marcher.
… « Cependant, le plus
jeune, comme s’il était né
des amours / d’un lutteur et
d’une nonne, est tout de
muscles et d’ingénuité. /
Oh, vous, qu’une peine
encore petite reçut jadis /
comme jouet, lors d’une de
ses longues convalescences… » …
Extrait de la Cinquième Élégie, tiré de Les élégies de
Duino, Rainer Maria Rilke,
Éditions du Seuil, 2006.
C’était en 83, je n’avais pas
6 ans et pourtant j’ai en
mémoire quelques images
de ces jeunes adultes, filles
et garçons. Ils étaient là, à la
télévision. Époustouflant !
Ils ressemblaient à mes voisins, ils me ressemblaient et
ils marchaient dans la télévision. Une première pour
mes yeux d’enfant. Je
déchiffrais certains mots sur
les banderoles : « Crimes
racistes, Non, Stop, Justice,
Egalité... ». J’étais ébahie. Et
que de noms de villes ! Je
questionnais à mon tour
mes grands frères et mes
grandes sœurs qui m’expliquèrent la mobilisation et
qui étaient ces personnes
dont on portait les photos.
Ils n’eurent pas à développer plus, je comprenais. La
Marche de 83.
Arlette
Que m’évoquent les trente ans de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, dite « marche des beurs » ?
Personnellement, je n’en ai aucun souvenir. Ou peut être
je ne m’y étais même pas intéressée, j’étais alors trop
jeune et insouciante. Cela ne me concernait pas. Dans
l’esprit des jeunes, nous ne nous sentons jamais concernés, cela vient plus tard, quand la maturité nous gagne,
comme le fait d’être maman aujourd’hui. D’où toutes
les interrogations que l’on peut avoir sur l’information
donnée sur cette marche, qui est aujourd’hui presque ou
même autant présente qu’il y a trente ans. Et d’où le
besoin d’en faire connaître l’importance à nos jeunes, à
nos enfants, car elle symbolise aussi nos droits et nos
revendications en tant qu’individus.
Mahé
La Marche ne faisait jusqu’alors aucun écho pour moi.
Ce n’est que récemment que j’ai pris conscience de l’engagement que cela évoquait. Bien qu’aujourd’hui les
médias reviennent sur ces événements, je trouve dommage que le sujet ne soit même pas abordé à l’école. Ce
sont des faits qui font partie intégrante de l’histoire de
France. Surtout lorsqu’on sait les notions que cela
implique, qu’il s’agisse d’égalité, de solidarité, de courage… personnellement j’y vois un magnifique message
de lutte pacifique dans l’espoir d’une France plus unie et
plus juste.
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
Ourida
Je n’ai aucun souvenir de la Marche pour l’égalité de 1983
pourtant j’étais Parisienne…
Je me souviens juste de Coluche qui était venu dans mon
lycée sous l’emblème de « Touche pas à mon pote ».
Aujourd’hui, je cherche à savoir, à comprendre pourquoi
elle a eu lieu. Quelles en sont les retombées ? Où en
sommes-nous ? L’état des lieux n’est pas terrible.
On aurait pu attendre un minimum de reconnaissance
quant à tous les déracinements liés aux colonisations et
leurs conséquences. Certes, elle a permis l’obtention du
titre de séjour de 10 ans aux résidents étrangers ce qui est
en soi une belle victoire (même s’il était temps d’obtenir
cette reconnaissance après l’esclavage, l’indigénat, les déshumanisations…) Mais pour le reste ?
L’élan de solidarité alors déployé durant cette marche, au
niveau national est bien retombé. Nous sommes maintenant arrivés à une société individualiste, le « diviser pour
mieux régner » s’est bien installé. Au-delà de la division
des « origines », c’est la division des porte-monnaie et des
secteurs de résidence qui a pris la relève. La fabrication de
« la peur » par les politiques via les médias, le web, a instauré une nouvelle forme d’isolement, de repli, une forme
de psychose qui pousse les gens à ne pas se mélanger, à ne
pas se prononcer, à surtout ne pas se rebeller de peur de
perdre le peu d’acquis durement obtenus.
Je n’ai pas une vision utopique de l’avenir, il reste beaucoup à faire, à déconstruire.
Colette
La Marche de 1983 contre le racisme ne me parle pas.
Malheureusement je n’en ai aucun souvenir et n’en ai
jamais entendu parler autour de moi. J’ai réalisé cette
année que c’était un vrai manque étant donné l’importance
du sujet.
Mais j’ai participé à d’autres marches aussi importantes,
en particulier en mai 2005 à Marseille pour les droits des
femmes avec des groupes venus de toutes les régions. La
même année, en novembre, il y a eu la marche des habitants de Blanc-Mesnil, partie des Tilleuls. Une marche
modeste qui n’a peut-être pas marqué par son ampleur
mais qui a marqué les esprits car ces moments douloureux des émeutes, qui ont suivi la mort de Ziad et Bouna,
sont toujours présents dans les mémoires avec leurs lots
de violences urbaines qui ont enflammé des quartiers
dans toute la France. Je me souviens encore d’une
marche en août 2006 à Paris contre la guerre israélienne
au Liban, j’étais très impressionnée par ce déploiement
de foule. Toutes ces marches s’inscrivent pour moi dans
la même continuité des luttes.
Zouina
Pour moi la Marche c’est de vagues souvenirs et des faits
d’actualité, sans véritable lien au départ mais qui vont
contribuer à structurer mon engagement sur les questions
d’injustice, de violences policières, de racisme…
9 juillet 83, c’est la fête, les pétards grondent, en rappel à
cette idée révolutionnaire : égalité, fraternité, solidarité.
Toufik Ouannès, 9 ans, un môme de la cité, tué par balles
pour un pétard de trop. Là, juste à côté aux 4000, à la
Courneuve. Eté 83, c’est chaud aux Minguettes, Toumi
Djaidja est blessé par un policier. 14 novembre 1983, à
la télé : Bordeaux-Vintimille, Habib Grimzi, 26 ans,
balancé par la fenêtre du train après avoir été torturé par
des légionnaires.
Décembre 1983, « Rengainez, on arrive, la chasse est fermée », slogan de la marche à l’arrivée à Paris. Je vais voir,
je suis impressionnée, ces visages me ressemblent. Ils sont
même avec le Président, j’y crois, les choses vont changer.
Pshit… tout disparaît, on passe à un autre sujet.
Novembre 1984, l’ALS (Atelier Loisirs Sud) accueille des
marcheurs, ici au Blanc-Mesnil, un meeting à la bourse du
travail de Bobigny, c’est la fête, on est heureux…
Mars 2001, Vénissieux, les Minguettes, avec les membres
du conseil local des jeunes nous organisons la projection
du film Garde à toi, garde à vue, mode d’emploi 1. La
marche pour l’égalité, c’est quoi ? C’est qui ?… Ils rentrent chez eux avec un morceau de l’histoire.
Cette marche et celles qui ont suivi ont marqué une étape
importante dans l’histoire de France, pour les enfants de
l’immigration, les enfants des banlieues ; mais elle sera très
vite étouffée par une machine de guerre détenant les pouvoirs de l’argent, les réseaux, les médias : les partis politiques et les mouvements anti-racistes. La petite main
jaune protectrice recouvrira les marcheurs jusqu’à les faire
disparaître dans la mémoire collective.
page 3
Yoshimi
Lorsque j’avais vingt ans,
je suis venue en France
pour un an d’échange universitaire. A ce moment-là,
je n’avais jamais entendu
parler de la Marche pour
l’égalité et contre le
racisme alors que je
côtoyais le milieu militant
contre les discriminations.
C’est quand je suis retournée au Japon que j’ai
découvert la Marche dans
un cours de sociologie à la
fac. J’y ai appris l’histoire
des luttes de l’immigration
en France : les luttes des
travailleurs immigrés des
années 1960-70, les luttes
pour l’égalité et contre le
racisme des années 1980
et les luttes des sanspapiers depuis les années
1990. Aussi, quand je suis
revenue en France pour
continuer mes études, j’ai
réalisé que les gens ne
connaissent pas forcément
la Marche, ce qui m’a
interpellée. Cela m’a fait
penser à l’effacement des
mémoires des luttes de
l’immigration coréenne au
Japon : la lutte contre les
discriminations à l’emploi
des années 1970, la campagne d’opposition à̀ la
prise d’empreintes digitales dans les années 1980
et la lutte dès la fin des
années 1990 pour la reconnaissance et la réparation
des « femmes de réconfort »
(les esclaves sexuelles de
l’armée japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale).
Je n’avais pratiquement jamais entendu parler de ces luttes
jusqu’à ce que je suivre un cours à l’université. Alors on
peut se poser la question : Pourquoi ces mémoires ont-elles
« disparu » ?
Elles n’ont pas « disparu » toutes seules. Il s’agit bien,
comme disait Ahmed Boubeker, de la « discrimination
mémorielle » entretenue par des chercheurs, journalistes et
élites politiques dans le rapport de force autour du savoir et
du pouvoir. On ne parlait pas de la Marche, non pas parce
qu’elle n’intéresse personne, mais parce qu’elle n’a pas eu
de statut légitime dans l’histoire et dans l’espace public.
Cette discrimination impose le silence aux « porteu-r-s-es »
de la mémoire, et empêche les « héritier-e-s » de se la
réapproprier.
Christel
La première fois que j’ai entendu parler de la Marche de
83, et des suivantes, c’est quelques mois après ma rencontre avec des militant-e-s du MIB (Mouvement de
l’Immigration et des Banlieues) en 97… dans leur local à
Paris. Une multitude d’affiches retraçait l’histoire politique, sociale, culturelle, des actrices et des acteurs des
luttes de l’immigration et des banlieues de ces quarante
dernières années… Au fil de mon engagement dans ce
mouvement politique, je rencontre des militant-e-s, acteurs
locaux, ayant traversé ces mouvements de luttes.
La Marche de 83 évoque pour moi l’émergence sur la
scène politique française d’une jeune génération de « nouveaux Français »… celles et ceux qui, dans le sillon de
leurs aîné-e-s, se sont mis en marche dans une continuité
de combats pour la dignité, la reconnaissance de leurs histoires et de leurs luttes, pour l’égalité des droits et la justice.
Ce sont des femmes et des hommes, encore militant-e-s
et pour certain-e-s parti-e-s trop tôt, en qui je me suis
reconnue un jour.
Des rencontres qui m’ont amenée à m’engager au sein
d’un mouvement de luttes, et qui aujourd’hui encore continuent de m’accompagner dans le chemin pris avec d’autres sur les routes de l’engagement politique.
Affiche Archives Echo des Cités
Sophie
Je n’avais jamais entendu parler de la Marche pour l’égalité et contre le racisme jusqu’à ce que je sois invitée à participer à l’écriture du journal. J’avais vaguement entendu
parler de la « marche des beurs » et du slogan « Touche pas
à mon pote » mais j’ignorais les enjeux politiques, historiques et sociaux qui en découlaient. Grâce au journal, j’ai
peu à peu découvert les origines de cette marche pacifique
de contestation de la part de citoyens lésés de leurs droits
fondamentaux. En faisant des recherches, j’ai appris que
dans les années 80, il y eut une recrudescence de crimes
racistes et de bavures policières qui ont donné lieu à la
constitution d’associations de familles de victimes de
crimes racistes et sécuritaires dont les revendications ont
été appuyées par la Marche de 83 et Convergence 84.
Trente années se sont écoulées et qu’est-ce qui a changé ?
Force est de constater que les revendications de cette marche
restent malheureusement toujours d’actualité. De nombreuses personnes continuent d’être discriminées, ségréguées
et considérées comme des sous-citoyens puisqu’elles sont
assignées à un statut d’étranger en raison de leurs origines.
La stigmatisation et la discrimination qui se perpétuent de
génération en génération relèvent de la responsabilité de
l’Etat qui se revendique comme défenseur des droits de
l’Homme. L’Etat commémore certains évènements dramatiques du passé mais il est frappé d’amnésie pour d’autres.
1. Documentaire de 26 mn réalisé par Roland Moreau
avec les jeunes de la commission Droits du Blanc-Mesnil.
Production : La Cathode, Mairie du Blanc-Mesnil, 2000.
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
page 4
Nous
l
marcherons ensemble
Blanc-Mesnil
Le 5 octobre 2013, le collectif Femmes des
Quartiers Populaires (FQP 93) et l’association Nous
Femmes d’ici et d’ailleurs ont créé un espace
dédié à l’implication citoyenne des habitants des
quartiers populaires autour du 30ème anniversaire
de la marche pour l’égalité de 83.
insi, conformément à ses statuts, l’éducation
populaire et la création d’espaces de sociabilité
intergénérationnelle, l’association, de concert
avec le collectif FQP 93, pose la question de l’engagement politique.
Que s’est-il passé en 83 ? Contre quoi se sont insurgées au
moins 100 000 personnes fin 83 ? Qu’est-ce qui a impulsé
l’émergence du Mouvement de l’Immigration et des
Banlieues (MIB) ? Pourquoi les intervenants invités se sontils impliqués dans la chose publique ? Peut-on être laïc et
s’élever contre l’islamophobie ? Comment susciter l’engagement individuel sur des causes communes ? C’est entourée de l’exposition du collectif Quelques unes d’entre nous,
que l’assemblée va esquisser des réponses à ces questionnements.
Tarik Kawtari, co-fondateur du MIB est invité à ouvrir les
échanges. Il débutera sa prise de parole en rendant hommage à Fatiha Damiche, décédée en 2007 à cinquante-six
ans (Voir p.16). Fatiha a milité sans relâche contre
« la double peine »1, le déni de justice et pour l’égalité.
L’assemblée s’accorde spontanément un moment de
recueillement en sa mémoire.
Certains des intervenants invités ont été projetés précocement dans un monde d’adultes, sommés de justifier eux
aussi leur présence nouvelle sur le territoire national.
Observateurs du choix migratoire de leurs parents, ils ont
dû s’accorder aux injonctions paradoxales et comprendre le
traitement spécifique que leur réservait la société qui les
accueillait. « Nous n’étions pas prédestinés à la militance
», nous livre Tarik Kawtari. « On crée des associations,
A
30 ans
l
après,
Saint-Denis
pour dénoncer ces conditions de vie scandaleuses et pour
mieux vivre ».
Il s’investira, avec d’autres intervenants présents,
Abdelaziz Chaambi et Rachid Taxi2, dans l’organisation
de la Marche de 83 puis de Convergence 84 qui avaient
pour but la fin des inégalités et du racisme.
Ce n’est que dans les années 90 que circulera dans l’espace public le terme de « hagra », désignant à la fois les
notions de déni de justice et de mépris. Il résumera à lui
seul le sentiment partagé par quantité d’habitants des quartiers populaires.
Aux côtés de Naima Yahi3, Abdelaziz Chaambi insistera
sur ceux et celles qu’ils désignent comme « les oubliés de
la narration », les musulmans et les femmes. Chacun à leur
manière, ils évoqueront les rapports de classe, de sexe et
de race, dans le prolongement de l’histoire coloniale, qui
se rejouent dans le traitement de la question migratoire,
particulièrement en direction des populations de confession musulmane.
« Concerné et engagé », Rachid Taxi démontre l’assignation quasi systématique des jeunes charismatiques des
quartiers populaires dans la filière socioculturelle au détriment d’être formés à l’obtention de postes ou mandats de
l’exécutif politique local. Si certains d’entre eux ont payé
le prix d’une orientation approximative et précaire de la
part du système scolaire, les élites locales ne leur proposeront rien de mieux à ce jour.
Christel Husson4, quant à elle, insistera sur l’aspect décisif
de l’action collective des habitants, entre autres, pour défendre de manière autonome leurs droits. Elle dénonce également la diminution des services publics dans ces quartiers.
Ce moment de transmission et d’analyse s’est clos avec le
récit de la mobilisation des habitants du Petit-Bard à
Montpellier. Hamza Aarab et Elias5 feront le récit des
moyens et des méthodes que leur association a déployés
pour le logement pour tous, pour endiguer l’exploitation
des marchands de sommeil et lutter contre les expulsions
locatives abusives.
L’assemblée poursuivra les échanges durant la soirée
autour d’un repas concocté par l’association aulnaysienne
Les Méditerranéennes, et profitera d’une ambiance sympathique animée par Naima Yahi et les DJ Toukadime
autour d’un karaoké formidable balayant les plus beaux
chants de l’immigration algérienne.
Les organisatrices, Nous Femmes d’Ici et d’Ailleurs et
Femmes des Quartiers Populaires, vous donnent rendezvous en 2014.
Hinde Yebba et Karine
1. Mesure d’exception à l’égard des délinquants étrangers qui
punit deux fois une personne pour le même motif.
2. Acteurs respectifs du CRI (Coordination contre le Racisme et
l’Islamophobie) et du FSQP (Forum Social des Quartiers
Populaires) ainsi que du MIB.
3. Historienne et déléguée générale de Pangée Network.
4. Réalisatrice du film Un racisme à peine voilé. Membre du
réseau FSQP – MIB, et de l’association Écho des Cités.
5. Membres de l’association Justice Pour le Petit-Bard. Elias est un
pseudonyme en raison d’une récente procédure juridique engagée
à son encontre pour s’être opposé à l’expulsion d’une famille.
toujours « Candidats pour du Beur » ?
« Quelle place notre société accorde-t-elle à celles
et ceux vivant en banlieue ou qui en sont issu-e-s,
désigné-e-s tantôt comme beurs ou beurettes,
jeunes issus de l’immigration, français-e-s musulman-e-s, filles voilées, deuxième génération… ? »
a question était lancée, dans une salle comble, lors
d’une projection-débat du film Candidats pour du
Beur ? de Samir Abdallah. C’était le 7 novembre
2013, au Cinéma l’Ecran à Saint-Denis, entre personnes du cru, « militant-e-s des quartiers et de l’immigration » des années 80 à aujourd’hui, étudiant-e-s…
A noter : la présence de quelques médias comme
Médiapart, Bondy-blog, et médias locaux.
A spécifier : les candidat-e-s ou élu-e-s locaux ont brillé
par leur absence.
A quelques mois des municipales, dans un contexte où le
milieu politique et associatif dit « de gauche » s’agitait à
coups de « jerk célébratif » autour de l’anniversaire de la
Marche, on aurait pu s’attendre à voir débarquer quelques
candidats ou élus locaux pour convaincre l’assemblée de
leurs bonnes actions et engagements, discuter et entendre
les échanges entre les gens réunis.
A la question posée par le réalisateur : « Ces “nouveaux
visages” de la République seront-ils sur la photo au
moment de faire les comptes ou simplement “candidats
pour du Beur” ? », le bilan dressé au cours de la soirée,
enrichi par les analyses d’Abdellali Hajjat (sociologue),
Kaissa Titous (militante associative), Almamy Kanoute
(Emergences), des militantes de Nous Femmes d’Ici et
d’Ailleurs (Blanc-Mesnil) ainsi que de Femmes en lutte
93 (Saint-Ouen), est plutôt rageant au regard des décennies de luttes pour l’égalité… Et de ce constat amer, visi-
L
blement, peu « d’encarté-e-s » osent prendre la responsabilité de venir débattre avec ceux appelés « les vrais gens
ou les habitant-e-s » dans un cadre d’organisation qu’ils
n’ont pas choisi.
Ceux1 qui comme d’autres avant eux2 — via un nouveau
rapport pour une Réforme de la politique de la Ville (rapport Mechmache-Bacqué3), symbolisé par un nouveau
concept « l’empowerment », notion soutenue par de nombreux travaux sociologiques sur les quartiers populaires,
dont ceux de J. Donzelot, D. Lapeyronnie, M. Kokoreff ou
encore M.-H. Bacqué — nous pondaient il y a quelques
mois l’idée de création d’un « fond de dotation pour la
démocratie d’interpellation citoyenne4 », nous rappellent
cyniquement où en est « leur » dialogue avec les « vrais gens ».
Et ça fait mal quand on se rappelle qu’au moment de la
remise du rapport, un texte de loi sur cette même réforme
était déjà en cours de validation au Conseil d’Etat. Le gouvernement actuel persiste et signe dans la réponse universelle faite aux luttes menées pour l’égalité et la justice.
Donc s’il fallait encore le dire, et c’est ce qui s’est partagé
au cours de cette soirée : les militant-e-s et celles et ceux
issu-e-s de l’immigration et/ou des banlieues ne sont pas
dupes. Ils ont su et savent s’organiser pour défendre leurs
droits et construire des réponses à leurs maux, et le problème est bien là ! De l’autre côté du périph — côté intérieur — tout ça est bien entendu — et c’est pourquoi on
nous pond régulièrement des rapports, des commissions,
des projets, des « ambassadeurs » et d’autres représentante-s pour nous disperser, voire nous saboter.
Mais la réalité a ses raisons que nos raisons savent expliquer. A l’amnésie on préfère le défi, c’est par nous-mêmes
que nous continuerons à créer des espaces politiques de
confrontation et d’élaboration d’idées et de projets, pour
avancer et fédérer dans cette longue traversée vers l’égalité réelle et la justice.
Christel Husson
organisatrice de la soirée
projection-débat « Candidats pour du Beur »
1. François Lamy, ministre délégué auprès de la ministre de
l’Egalité des territoires et du Logement, chargé de la Ville.
2. Référence aux multiples « Plan Banlieue » des gouvernements
successifs droite/gauche, depuis plus de 30 ans.
3. Marie-Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache, responsable
d’AC Le Feu, missionnés par F. Lamy, lui ont remis le 8 juillet
2013 un Rapport sur la citoyenneté et le pouvoir d’agir dans les
quartiers populaires.
4. Proposition issue du rapport Mechmache-Bacqué.
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
Le
l
théâtre
comme outil d’émancipation
Toulouse
Durant le week-end des 9 et 10 novembre 2013,
nous avons assisté à l’un des évènements du festival origines contrôlées organisé par Tactikollectif,
une association toulousaine militante. Depuis plus
de dix ans, ce collectif travaille sur les questions de
discriminations, sur l’expression des habitants des
quartiers populaires et l’action culturelle. Nous
avons fait ce déplacement car nous voulions comprendre ce que signifie l’engagement des femmes à
travers le théâtre.
n ce samedi soir, deux pièces étaient programmées
à l’espace JOB de Toulouse et les femmes étaient
à l’honneur. En effet, les deux pièces étaient jouées
par deux troupes de femmes originaires de deux
cités : la cité Bourbaki à Toulouse et la cité des Tilleuls à
Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis). Le premier collectif,
Les femmes de l’horizon, est un groupe théâtral de l’association SiTlibre qui a interprété Un monde amical. La
pièce a été créée à la suite d’une rencontre de femmes
organisée lors de la journée de lutte contre les discriminations et pour l’accès aux droits pour tous, en mai 2012. Les
actrices y abordent à travers une apparente légèreté et avec
humour, les questions de différence, d’indifférence, le sentiment d’enfermement, le désir de liberté, et la politique.
Le second collectif, Quelque unes d’entre nous, a présenté
une lecture extraite d’Et puis nous passions le pantalon
français, une pièce basée sur les travaux du sociologue
algérien Abdelmalek Sayad qui a mis en exergue la question de la double absence vécue par les travailleurs algériens qui émigraient en France : l’absence de la terre maternelle qu’ils avaient quittée ainsi que celle de la terre
d’accueil qui ne voyait en eux qu’une force de travail. Cela
permet aux spectateurs de découvrir, comprendre et ressentir le sentiment de double absence qu’ont subi les tra-
E
« Nous
l
page 5
vailleurs immigrés algériens et aussi leurs descendants, puisque l’on découvre que la double absence
transcende les générations.
Ces deux représentations
ont transporté le public qui
a été traversé par des rires
et des sentiments d’exaltation, empruntant des
expressions spontanées
d’enfants qui criaient leur
fierté de voir leur mère se
produire sur une scène.
Une rencontre entre les
comédiennes et le public a
ensuite eu lieu, ce qui nous
a permis de comprendre
l’importance que revêt le
théâtre pour ces femmes et
les effets positifs qui en
découlent pour leurs enfants et les spectateurs. Une des
actrices du collectif de Toulouse a expliqué que l’objectif
essentiel de ce travail est de « développer des liens sociaux
entre les femmes de la cité Bourbaki afin de les faire sortir de leur rôle de mère ». Elle a précisé par une métaphore
qu’il s’agit « de les faire voyager » et on peut considérer
que l’engagement artistique permet à ces comédiennes de
transcender leur condition de femmes. Cette préoccupation est également partagée par les femmes du collectif
Quelques unes d’entre nous, qui ont apporté une dimension encore plus revendicative à leur démarche. Ainsi,
l’une des actrices a expliqué que « faire du théâtre c’est
politique car c’est fait pour interpeller, pour raconter une
histoire, regarder et interroger le monde. » Néanmoins,
faire de la politique à travers des créations théâtrales n’est
pas chose aisée, car elle soulignait aussi que les thèmes
abordés dans la pièce et le regard porté sur leur collectif
ne rentre pas dans les cases institutionnelles et fait qu’elles
peinent à trouver de nouveaux espaces où jouer.
Ces expériences théâtrales et humaines nous rappellent que
l’essence du théâtre et de la culture en général, est de permettre à des femmes et des hommes de s’exprimer, de
s’émanciper, de créer du lien et revendiquer leur point de
vue. Pour ce faire, il est impératif de lever tous les freins
institutionnels qui méprisent la création culturelle et artistique issue des quartiers populaires.
Sophie et Yoshimi
sommes les enfants de 83 ! »
Roubaix
29 novembre. Nous partons pour trois jours pour
intervenir lors de la Semaine pour l’egalité et
contre le racisme organisée par le Front Uni des
immigrations et des Quartiers Populaires à
roubaix.
u programme : la lecture d’Et puis nous passions
le pantalon français et un débat avec Said
Bouamama autour du livre que nous avons coécrit avec lui, Femmes des quartiers populaires
en résistance contre les discriminations. Nous sommes
heureuses de le retrouver. Et de participer à la Marche des
dominés, dont l’intitulé nous parle et nous plait, qui aura
lieu samedi.
Deux jours auparavant, un rassemblement de solidarité
avec les femmes musulmanes voilées avait eu lieu qui
avait réuni tant de monde qu’il s’était transformé en
marche. Les organisateurs n’ont pas épargné leur fatigue
pour faire de cette semaine de multiples temps forts de
mobilisations dont la Marche des dominés est le point
d’orgue.
Elle sera un véritable souffle. Nous nous retrouvons à 14h
à deux mille place de la République à Lille et nous parcourerons près d’une dizaine de kilomètres pour arriver à
20h30 à Roubaix ! Accueillis à la Condition Publique par
une soupe chaude pour tout le monde.
Et quel parcours ! Les gens sont déterminés et joyeux, sûrs
de l’importance de l’événement, vivifiés par des slogans
qui portent comme celui de cette jeune fille, Sarah, dont la
prise de parole à l’arrivée résume la combativité : « Nous
sommes les enfants de 83 et nous ne lâcherons pas ».
Nous avons avec nous les « doyennes » de notre groupe,
Djorah et Fatma, dont l’état de santé ne leur permet pas
A
d’avaler autant de kilomètres. Mais qui resteront jusqu’au
bout en alternant moments de marche et installation dans le
camion sono. Elles aussi n’ont pas lâché. Comme pour lui
faire écho.
marina
Blanc-Mesnil, Roubaix, Toulouse Photos Mahé Elipe
Saint Denis Photo Alexandra Dols
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
page 6
« Les
banlieues République
30 ans lutte
pour l’égalité
de la
»,
de
l
Vaulx-en-Velin
Samedi 30 novembre, 9h du matin, on quitte
roubaix direction Lyon, prochaine étape Vaux-enVelin 1, trois heures de train, de quoi récupérer un
peu de l’initiative de la veille où nous présentions
notre livre 2 et notre lecture-théâtre 3 à roubaix.
à nous sommes spectatrices, à la rencontre de l’histoire, d’une histoire particulière, celle de la région
lyonnaise. Notre groupe s’est divisé, une partie
d’entre nous est restée sur place à Roubaix tandis
que nous partions à quelques-unes pour Lyon.
Arrivées à Lyon-Perrache, on saute dans le bus direction
Vaulx pour nous rendre sur le lieu des rencontres. Il fait
très froid, le chemin clairsemé laisse place à de vastes étendues de champs, ça nous change du Nord et de la SeineSaint-Denis. Ici il n’y a pas grand chose sur notre route.
On arrive enfin, la salle est comble, le débat bat son plein.
Un public très varié, la parole ne faiblit pas, tout le monde
veut s’exprimer, chacun y va de son histoire, interpelle la
tribune, est en attente de vrais changements.
On sent d’une part de l’exaspération et d’autre part de la
reconnaissance envers celles et ceux qui luttent toujours.
On comprend dans les interventions qu’il y a ici une culture de lutte et de résistance. Occupations d’usines, réseaux
de résistance, grève de la faim contre la double peine en
1981 ou encore les émeutes de 1981 et 1983. Nous retrouvons des visages familiers, nous faisons connaissance avec
L
Quels
l
arlette, ourida, Zohra et Zouina
1. Ceux qui marchent encore, rencontre nationale « Les banlieues
de la République », 30 ans de lutte pour l’égalité, à Vaulx-en-Velin
les 29 et 30 novembre 2013, organisée par l’Echo des cités, Agora
Valeurs des quartiers et l’AMIS.
2. Femmes des quartiers populaires en résistance contre les discriminations, édition Le Temps des Cerises, 2013.
3. Et puis, nous passions le pantalon français, d’après Abdelmalek
Sayad, mise en scène Philip Boulay.
enjeux pour demain ?
Paris
« Il y a bientôt trente ans, une marche improbable
traversait la France comme une traînée de poudre,
malgré l’arrière-cour des petits calculs politiciens,
les tentatives de détournement, et de récupération.
Symboliquement, elle atteste de l’entrée des jeunes
issus de l’immigration dans le paysage politique, de
la France. Elle aura touché le cœur des quartiers et
valorisé des jeunes vécus comme des boulets par
les institutions. » 1
et 8 décembre 2013, à la Bellevilloise. Moments
forts en émotion, week-end riche et intense, beaucoup de monde, des visages connus d’autre moins.
Impossible de rendre compte de manière fidèle de
la richesse des débats. Point de départ : années 70 avec la
7
les gens du coin comme Farouk Sekkai des Minguettes le
plus jeune des marcheurs, il a 19 ans en 1983 et garde un
souvenir intense de cette marche. Aujourd’hui il dénonce
l’absence de réponse sur les questions sociales et économiques. Le racisme ne se manifeste plus ouvertement
comme avant par des crimes mais est toujours présent dans
la société. Nous découvrons d’autres visages de femmes
engagées. Notamment Nacera qui nous racontera le climat
de l’époque, la mort de Thomas Claudio le 6 octobre 1990,
lorsque la moto sur laquelle il est passager se renversera
au niveau d’un barrage de police qui cherche à la stopper.
Sa mort déclenche la colère des jeunes de Vaulx-en-Velin.
Le 8 octobre 1990, Le Progrès de Lyon titre en « Une » :
« Vaulx-en-Velin. L’émeute »… « Neuf ans après Vénissieux,
la maladie des banlieues n’est toujours pas guérie ».
Les mobilisations d’associations comme les JALB (Jeunes
Arabes de Lyon et Banlieue), SOS Avenir Minguettes,
Agora, Divercité… et celles des habitants de l’agglomération lyonnaise, à l’exemple de la Marche pour l’égalité de
1983, des émeutes des Minguettes de 1981 ou 1983 aux
émeutes de Vaulx-en-Velin de 1990, ou encore des grèves
de la faim contre « la double peine », ont connu des répercussions nationales. La politique de la Ville s’est construite
suite à cela. La réponse de l’Etat au malaise des
banlieues sera de s’occuper du bâti quand les revendications portent sur la vie, l’avenir ici.
projection du film La grève
des ouvriers de Margoline 2,
direct dans l’ambiance, le
climat social et raciste
crève l’écran, le ton est
donné sur la société du
moment. Puis on déambule
de table ronde en table
ronde au gré des intervenants et sujets de débats :
violences policières, double
peine, négrophobie, islamophobie, luttes sociales et
raciales, institutions sociales et politique, pouvoir
économique…
Ces deux journées ont permis de brosser un large
éventail des luttes et mobilisations du monde ouvrier aux
quartiers. Films, exposition, livres, lecture-théâtre, artistes,
tous ont rappelé à leur manière que l’engagement prend
des formes différentes selon les groupes et les questions
traitées, qu’ils sont le fait des acteurs eux-mêmes.
Six marcheurs étaient à l’honneur : Kheira, Bouzid,
Farouk, Malika, Abdelssatar dit Amstar et Aarbi, pour
avoir eu ce courage, alors qu’ils étaient jeunes, de suivre
Toumi Djaidja et les autres dans une traversée de la France
pour crier contre les violences policières, les crimes
racistes, le chômage, la difficulté de se loger… Parmi les
« marcheurs historiques », la prise de parole de Bouzid aura
marqué le public, la voix vacille, l’émotion semble le submerger et nous avec, il a rejoint les marcheurs pour dire
stop aux crimes racistes, choqué par l’absence de réactions
durant cette période, notamment suite à l’assassinat du
jeune Taoufik Ouanès, 9 ans, le 9 juillet 1983 à la
Courneuve. Il a tenu un journal pendant ce long périple 3.
La commémoration impulsée par le ministre de la Ville, a
donné lieu à de multiples évènements par différents
groupes et institutions, un film grand public, La Marche,
largement soutenu et programmé partout en France, des
colloques, des documentaires, des livres, des articles de
presse, des reportages télé, une foultitude d’informations…
Que la Marche pour l’égalité ait laissé une trace dans le
paysage politique français, c’est indéniable, elle marque
l’entrée des jeunes Français issus de l’immigration sur la
scène publique française, « le Mai 68 des quartiers » 4.
Qu’elle ait contribué à transformer les conditions de vie
des gens, à commencer par les marcheurs eux-mêmes,
tombés dans l’oubli aussitôt l’évènement passé, c’est autre
chose. Il en sera de même aujourd’hui.
Alors pour ne pas rester silencieux face à ces instrumentalisations de l’histoire, ces journées auront permis de
découvrir ou redécouvrir ces grands moments de lutte qui
ont transformé le paysage des usines aux quartiers, des
immigrés aux enfants de France. Avec pour fil rouge
durant ces deux jours « transmission et rupture » ou :
Comment analyser l’une et l’autre pour mieux répondre
aux enjeux de demain ?
Z. m.
1. Extrait de l’édito du programme de la Bellevilloise « Ceux qui
marchent encore », organisé par l’Echo des cités, Remem’beur et
Tactikollectif.
2. Documentaire de Jean Pierre Thorn, 42 mn, 1973
3. La Marche, les carnets d’un « marcheur », Bouzid, Sindbad Actes
Sud, 2013.
4. Abdellali Ajjat, La Marche pour l’égalité et contre le racisme,
Editions Amsterdam, 2013.
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
Les
page 7
femmes
en
de la
l
Marche
première ligne
entretien
Samia Chala, Les marcheurs, chronique des années beurs,
réalisé avec Naïma Yahi et Thierry Leclère, qui interwiew
beaucoup de femmes. Il faut dire que les principales
figures des luttes de l’immigration des années 80 sont des
femmes : Djida Tazdaït, Farida Belghoul, Salika Amara,
etc. Parmi ceux qui ont été mis sur le devant de la scène
au masculin, il y en a très peu qui sont restés visibles dans
la durée. Même Toumi Djaidja était très en retrait de la
scène publique. Les femmes, elles, militaient avant et ont
continué à militer après.
D’autres chercheuses travaillent sur les femmes de l’immigration par exemple Rachida Brahim qui se concentre
sur l’histoire des crimes racistes dans le sud de la France.
Karima El Kettani, une étudiante, travaille avec l’association L’Echo des cités, et plus particulièrement sur la double
peine. L’association a été créée, en décembre 2012, pour
gérer la mémoire de l’immigration, monter des projets qui
visent à transmettre et à vulgariser l’histoire des luttes de
l’immigration.
Chercheur en sciences politiques, abdellali Hajjat
est l’auteur de La Marche pour l’égalité et contre
le racisme 1 qu’il considère comme un « Mai 68 des
enfants d’immigrés ». il a souligné l’importance du
rôle des femmes dans la marche tout comme dans
les mobilisations de l’époque (crimes racistes,
logement, éducation, etc.) Un travail qui reste à
documenter. D’où l’entorse que nous faisons à ce
numéro de ne faire entendre que des voix de
femmes.
Des images de la Marche de 1983 on a surtout retenu des
marcheurs. Quelle y était la place des femmes ?
Cela dépend à quelle échelle on se situe. Ce qui apparaît
le plus dans la Marche c’est plutôt un non-dit sur leur présence. Dans le groupe des vingt-cinq marcheurs « permanents », il n’y avait pas la parité mais elles étaient néanmoins sept femmes. Mais la plupart d’entre elles ne
proviennent pas du groupe historique SOS Avenir
Minguettes à l’initiative de la Marche. Et il y a une tendance du côté médiatique et politique à se focaliser sur la
figure du jeune garçon arabe du quartier des Minguettes et
à invisibiliser toutes les femmes qui ont par exemple rendu
possible la grève de la faim de mars-avril 83. Dans la grève
de la faim, il n’y avait pas de femmes grévistes mais elles
étaient impliquées dans l’organisation, comme une figure
historique des Minguettes, Dalila Mahamdi, que j’ai rencontrée et que je cite dans mon livre où je donne également
la liste des soutiens aux grévistes de la faim.
Il y avait une association de locataires aux Minguettes où
de nombreuses mères de famille s’étaient mobilisées sur
la question du logement et plus particulièrement sur le
scandale des logements vides aux Minguettes où des tours
avaient été dépeuplées, clairement pour des motifs racistes.
Ce n’était pas dit publiquement mais il y avait la volonté
d’établir « un seuil de tolérance » de 10 à 15 % d’étrangers.
Les bailleurs sociaux ou la mairie refusaient des demandes
de familles maghrébines alors qu’il y avait de la place.
Cela a contribué aux mobilisations qui étaient portées par
les femmes du quartier. Je ne les ai pas citées dans le livre
car ce ne sont pas des personnages publiques mais on a
leur nom dans les archives. Elles étaient aussi impliquées
dans la rébellion du 21 mars 2. Il n’y avait pas que des
jeunes dans la rue mais aussi des femmes. Et dans le cortège parti du quartier Monmousseau jusqu’au commissariat il y avait des mères de famille. A plusieurs étapes de
ce qui s’est passé localement aux Minguettes les femmes
ont joué un rôle déterminant. Dans les revendications, dans
l’organisation de la grève de la faim qui a eu lieu au pied
de la tour no 10 dans un local. Notamment Dalila Mahamdi
et d’autres ont joué un rôle important. Dalila est alors assez
jeune, mais elles sont de tous les âges, mères de famille et
jeunes filles.
Est-ce qu’il y avait des femmes issues de l’immigration
organisées à l’époque ?
Parmi les femmes immigrées organisées à cette époque, il
y a Zaâma d’Banlieue. Elles se sont créées à la fin des
années 70. Elles apparaissent dans la foulée de mai 68 où
il y avait un climat de mobilisations très fortes jusque dans
les années 70, et se situent dans ce prolongement.
Socialement, ce sont des filles d’Algériens, elles ont majoritairement la nationalité algérienne et une de leurs premières mobilisations c’est sur un décret en 1979 qui attaquait les étudiants étrangers. Elles sont parmi les premiers
enfants d’Algériens à aller à l’université, souvent dans les
filières sciences sociales, et elles se distinguent des jeunes
des Minguettes plutôt déscolarisés à 16 ans. On est alors
dans le début de la crise du système scolaire, à la fois généraliste et professionnel. On considère qu’il n’y a pas de
reproduction d’une génération à l’autre du statut d’ouvrier
alors que les Zaâma d’Banlieue sont en ascension sociale
et plus politisées. A l’époque les femmes étaient plus carrées idéologiquement, et lorsqu’il y a eu les affaires de
crimes racistes en 82 (Wahid Hachichi, etc), ce sont elles et
les familles qui se sont mobilisées. De manière générale et
dans toute la France ce sont les associations de femmes qui
sont pionnières dans la création d’associations.
On met souvent en opposition les luttes des féministes et
des femmes de l’immigration : Y a-t-il eu des
alliances notamment sur les mobilisations contre les
crimes racistes ?
Très peu. Il y a eu des alliances sur les situations concernant spécifiquement les femmes (travail, santé, violences
conjugales…). Mais sur les mobilisations contre les crimes
racistes, elles étaient très peu engagées.
Y a-t-il des chercheuses qui ont travaillé spécifiquement
sur la Marche comme tu as pu le faire et qui enquêtent
sur le rôle tenu par les femmes ?
A ma connaissance, il n’y en a pas, il y a surtout des journalistes comme Nadia Athroubi Safsaf du Courrier de
l’Atlas qui vient notamment de publier un livre3 mais qui
est déjà épuisé. Par ailleurs, il y a le documentaire de
Que sont devenues toutes ces associations ? Alors que
les femmes immigrées sont aujourd’hui dans les situations sociales les plus catastrophiques, notamment parce
qu’elles sont majoritairement en situation monoparentale
dans les quartiers.
Zaâma d’Banlieue n’existe plus, elles se sont transformées
en JALB (Jeunes Arabes de Lyon et sa Banlieue). Mais
l’association s’est par la suite dissoute donnant notamment
Agora et Divercité. Djida Tazdaït a viré à droite, Farida
Belgoul s’est ralliée à Soral. C’est dramatique car elles
avaient été des figures nationales qui avaient mobilisé les
foules notamment pour Convergence 84. Le fait qu’elles
soient passées du côté des ennemis renvoie à la difficulté
d’assurer un lien entre représentant et représenté.
Qu’ont-elles apporté de spécifique dans ces luttes ?
Des gens comme Farid Taalba, militant associatif, disent
qu’ils ont été formés par des femmes, notamment dans
l’expérience du journal Sans Frontières. C’est une hypothèse qu’il faudrait vérifier mais je pense que c’est lié au
fait que dans les familles ouvrières et immigrées les filles
aînées ont quasiment toujours suppléé au travail d’éducation des enfants et ont eu un rôle qui a été reconverti dans
le monde militant et associatif. Elles ont été les premières
à rentrer à l’école et à l’université et à avoir un meilleur
capital culturel. Or on sait qu’il y a un lien entre le fait
d’avoir un capital culturel plus fort et l’action associative.
C’est ce qui fait que les femmes ont été pionnières.
Propos recueillis par ourida,
Kenza et marina
1. Editions Amsterdam, 2013
2. Le 21 mars 1983 une perquisition dans un local de jeunes et un
contrôle d’identité au quartier Monmousseau, menés en force avec
des renforts policiers disproportionnés tournent à l’émeute
3. Nadia Hathroubi-Safsaf, 1983-2013 : La longue marche pour l’égalité, Editions Les points sur les i, septembre 2013
Vaulx-en-Velin, Cabaret Sauvage, La Bellevilloise
Photos AMIS
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
page 8
Ceux qui
l
marchent
exposition
Des Années immigrées… aux Années banlieues
30 ans de luttes pour l’égalité…
Une exposition qui retrace trente ans de luttes des
quartiers et de l’immigration. Depuis les luttes des
travailleurs immigrés dans les années 70 jusqu’aux
combats contre la double peine, en passant par les
mobilisations contre les lois Pasqua dans les années
90, les révoltes de 2005, les différentes marches pour
l’égalité et les luttes des chibani-a-s…
encore
Vingt panneaux composés de documents et photos exceptionnels, qui constituent le patrimoine
des luttes, nous donnent à voir un récit qui contredit l’idée reçue sur le désert politique des quartiers
et de l’immigration.
Nous avons choisi cinq de ces panneaux pour en
donner un aperçu. Nous avons mis en valeur la
photo, dans chacun d’eux est inséré du texte et
des petites photos.
L’exposition est en location auprès de l’echo des
Cités
Conception : Tarik Kawtari
Contact : [email protected]
u début des années 70, Barbès, et plus précisément la
Goutte d’Or est devenue la capitale des immigrés. Le lieu
de solidarité entre les anciens et les nouveaux. L’ANPE
des primo arrivants. Le centre d’affaire de l’immigration.
L’industrie de l’oubli et de la nostalgie tourne à plein régime ; l’alcool, la musique et les femmes aident à tenir ; tenir et se battre…
Se battre pour les papiers, se battre contre les crimes racistes, se
battre pour des logements et des salaires décents. Les immigrés
n’ont pas chômé tout au long de cette décennie. Pourtant c’est le
soutien à la cause palestinienne qui va booster l’auto organisation
des immigrés pour une vie digne ici et maintenant.
(extrait)
A
Fond Salika Amara
e début des années 80 sera marqué par 1982-1985 des luttes
intermédiaires entre celles des années 70 (les luttes zoufris)
et les familiales des années 80. Du collectif Mohamed à
Vitry sur Seine (créé suite à l’assassinat de Kader Larèche
en février 80 par le gardien de sa cité) à l’association Week end à
Nanterre, de Radio Beur à Zaâma de Banlieue à Lyon en passant
par Rock against the Police, ils exprimeront la volonté d’une génération (la deuxième) à se faire entendre publiquement.
(extrait)
L
Agence IM’Média
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
page 9
DES RODÉOS
À LA MARCHE
LES CHIBANIS:
DEMI-PENSION À LA CAF
Journal Le Progrès
3 DÉCEMBRE 1983 :
UNE ARRIVÉE EN GRANDE POMPE
Joss Dray
artie de Marseille le 15 octobre 1983 dans l’indifférence
quasi-générale, la Marche pour l’Egalité et Contre le
Racisme est accueillie à Paris par 100 000 personnes dans
une ambiance de fête nationale. Malgré les difficultés des
premiers jours, la marche suscite l’adhésion même critique des
mouvements et des jeunes immigrés rebaptisés « beurs ». La
confrérie des Marcheurs s’agrandit au fil des étapes de nouveaux
marcheurs et marcheuses permanents tel Bouzid Kara inséparable
de son keffieh palestinien.
P
À Paris le collectif Jeunes qui centralise l’accueil, se sépare du collectif d’organisation de soutien et se transforme en « parlement
beur ».
Les militants antiracistes davantage habitués à la figure traditionnelle du travailleur immigré sont médusés par le débarquement de
ces enfants d’immigrés à la verve bien française.
Contraints et forcés, ils passent le relais tout en s’interrogeant sur
leur place dans un tel mouvement. Cet air de jouvence du sérail
antiraciste va permettre à la Marche de se libérer des logiques d’appareils et des rhétoriques politiciennes.
Après la fête c’est la gueule de bois, les marcheurs sont traités
comme des intérimaires qui ont servis la cause de la fraternité. Mais
la République est sans pitié. Pas de remerciements, pas de reconnaissance pour les « parias », c’est le retour à l’anonymat et la
galère… Et même la taule pour Toumi Djaidja qui a osé défier la
police et la justice lyonnaise. Il sera gracié par Mitterrand en
décembre 1984.
Joss Dray
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
page 10
1
Fatima .
Fatima
, qui
2
?
Une
anti-racisme tra
Elle était vous, mais vous, étiez-vous elle ?
l’
l
l
portrait
C’est cette femme que vous avez entraperçue lorsqu’elle passait discrètement à
vos initiatives, à vos vernissages, à vos
manifestations… Silencieusement, elle
vous a soutenu, écouté, parfois même
accompagné ou orienté. D’une infinie discrétion, qui s’explique par ailleurs, elle
participait aux tentatives de son propre
effacement. elle était vous, mais vous,
étiez-vous elle ?
l y a trente ans, alors qu’elle avait vingt ans à peine,
elle a été portée, avec son consentement plus
qu’éclairé, par l’émulation créatrice et dénonciatrice
de la Marche de 83, puis de celle de Convergence
84. Aujourd’hui, elle accepte de se raconter, un petit peu,
pas trop quand même… Ben oui, zâama qu’on dirait
que… pas grave, je vais vous la raconter parce que ça
vaut une pause.
I
A cette période, fin des années 70, début 80, elle travaillait dans une association socio-culturelle, à Bagatelle, en
plein cœur du Grand Mirail à Toulouse. Dans de
modestes locaux, dans ce quartier populaire, elle accompagnait avec d’autres les habitants dans leurs différents
besoins. « On accueillait tout le monde, des jeunes, des
vieux, sans aucune distinction. »
C’est dans ce même local qu’elle assistait donc, bénévolement, à toutes les réunions qui visaient à organiser le
départ des Toulousains vers Paris. Elle a pris toutes les
notes, classé tous les tracts et s’actionnait avec les autres
à la réalisation des banderoles pour le rassemblement.
Participait-elle au débat ? Non. Lui a-t-on facilité la prise
de parole en public ? Non. Militants, responsables associatifs, enseignants, syndicalistes, étudiants, beaucoup
d’hommes, d’horizons très différents, « discutaillaient
grave »… entre eux… « Pour un tract, ils mettaient une
heure, j’avais bien capté que le choix des mots était
important mais quand même, pas plus que le sujet. » Les
notes allaient être prises de toute façon. Fatima se
réjouissait :
« On n’arrêtait pas de bosser, parfois jusqu’à minuit. On
était infatigable ! » Et je peux vous dire qu’elle en connaît
beaucoup en matière d’endurance.
Une fois à Paris, tout lui paraissait « géantissime », le
métro, les bâtiments haussmanniens, les avenues…
« Mais on se reconnaissait déjà dans le métro, banderoles sous le bras ». Fatima n’avait qu’une seule hâte,
dire : « Non, entendez-nous, non, ça suffit de ce que vous
savez, stop à ce qu’on nous fait, ça suffit ».
L’insupportable était depuis longtemps insoutenable, le
dire avec beaucoup
d’autres, serait libéra« On accueillait tout
teur. Bien sûr que
le monde, des jeunes,
Fatima savait qu’elle
des vieux, sans aucune
n’était pas venue à
distinction. »
Paris, qu’elle n’avait pas
fait tout ça, pour se gratter la guitare avec d’autres. Elle savait qu’elle était
constitutive de ce « Non » non négociable contre les assassinats racistes, contre les ratonnades, « l’originage ».
A son avis, ça avait surpris : « Il n’y avait ni Twitter, ni
’’fesses des boucs’’, pas même de téléphones portables.
L’ampleur était mesurable à s’en brûler la rétine. » Des
personnes étaient en rapport avec d’autres, elles vivaient
la même chose, de Mazamet à Lyon, en passant par
Marseille, la Corse, Paris, Dijon, Strasbourg, Nantes,
Toulouse, Nice, Lille… Alors peu importe la statistique
d’ambiance, ils étaient au moins 100 000. « C’est ma plus
belle manif, c’est celle qui m’a le plus émue. On avait le
même objectif, on dégageait tous la même aura, celle de
la liberté. On avait l’air confiant parce qu’on était nombreux. On pouvait dénoncer, sans avoir peur, les actes
racistes, les crimes horribles, le traitement d’exception
qu’on subissait. Cette paix, ce cessez-le feu, on le voulait et on montrait le visage de l’altérité la plus complète.
Vivre sans violence. Personnellement, je pense qu’on
était beaucoup plus que 100 000 malgré les tra la la la
des dominants. » Cette énergie cathartique, fédératrice,
fraternelle, elle ne la revivra plus en trente ans.
Bien sûr, elle s’est réjouie de la carte de séjour de 10 ans.
« Une belle récompense ». Concession qui avait toutefois
un goût et un prix très amers : beaucoup de travail, de
solitude, des corps épuiet des vies surtout, «
sés
« Non, entendez-nous, non,
inconsolidables ».
ça suffit de ce que vous
Fatima a spontanément
savez, stop à ce qu’on nous pensé à ses parents, norfait, ça suffit ».
mal ! Valeureuse et
émue, elle se mit à
revoir tout aussi instantanément les autres immigrés. Elle,
fille aînée d’une fratrie de dix frères et sœurs, aujourd’hui
orpheline d’une mère consciente et courageuse, avait une
pensée pour tous ces chibanis 3 pour lesquels elle a écrit
plus d’une lettre dès l’âge où elle a appris à écrire. Fatima
parlait et écrivait le français, comme beaucoup d’enfants,
dès 6 ans. Très jeune, elle a aidé ceux qui l’entouraient. «
Pour moi, c’était devenu une habitude, une fois par
semaine, on allait avec mon père rendre visite à ces amis
travailleurs “zoufris’’ 4. Ils vivaient à côté de chez nous
dans des petits baraquements. C’était sombre. Et toujours ce cintre sur lequel était suspendu le costume du
dimanche. Sur chacune des petites tables des petites
baraques, un verre de menthe à l’eau
m’attendait. J’écrivais : “Je vous écris de mon cœur par
ce stylo… Dis à ma femme… Je vous quitte du stylo mais
pas du cœur… Je vous embrasse chacun par votre prénom…’’».
Plus qu’une pensée pour toutes ces familles immigrées
alors qu’elle était là, à vingt piges à peine, pour la première fois, à Paris. Comme elle me dit alors : « “Carte
de séjour’’, c’est pas du tourisme, c’est une vie de travail, de sacrifices. C’est une reconnaissance de papiers
en tous cas. »
Franchement, ahhhh, ça fait mal ! On est loin de Paris
The Romantic… Mais ça, ça motive quand même.
Tranquillement. En plus les étrangers ont eu le droit de
se constituer en association, au fait, perso, trop merci !!!
Après la Marche, Fatima vécut super brièvement son Mai
68 sauf que c’était en 83 et quelque : les radios libres, le
groupe Carte de séjour, les écrivains, les artistes et beaucoup d’autres. « Beur is beautiful… » Waw ! Les banlieues, même si certaines étaient en pleine ville, apparaissaient, créaient, écrivaient, jouaient, avaient du flow.
Les banlieues étaient jeunes et belles ! On était loin de
« Attention, les manifestations, c’est dangereux ! ».
Réminiscence d’Octobre 1961 qui avait été de fait transgressé par cette génération qui, contre le silence et l’impunité, ne voulait que se faire l’écho des Cités.
Hinde Yebba
1. Fatima ne souhaite pas que son nom soit écrit parce qu’elle
pense que d’autres femmes se reconnaîtront dans son portrait.
2. Du fait de sa discrétion, de son action silencieuse dans l’espace public, son implication a mis beaucoup de temps à être
reconnue en tant que telle.
3. Anciens, « cheveux blancs » en arabe.
4. Les hommes dont les femmes étaient restées au pays.
rupture
témoignage
rachida azzoug était membre du Collectif jeunes,
qui a organisé la marche puis, avec 5 copines du
même collectif, un rassemblement au canal Saintmartin, le 17 octobre 1983 en commémoration de
la répression du 17 octobre 1961 qui s’inscrivait
aussi dans la lignée symbolique des luttes de l’immigration.
Nous l’avons rencontrée lors du colloque « Histoire
et mémoire de la marche pour l’égalité et contre le
racisme », le 4 décembre 2013 à Nanterre.
a Marche de 1983 évoque pour moi une rupture
avec l’antiracisme traditionnel porté par les associations de solidarité et l’apparition dans l’espace
public de la jeunesse issue de l’immigration,
immigration qu’on ne percevait qu’à l’aune des travailleurs immigrés. C’était — puisque j’ai été l’inventrice
du slogan « Rengainez on arrive » —, l’urgence politique, la réponse aux crimes racistes, même si nous les
jeunes filles de l’époque n’étions pas concernées par
cela. Mais ça créait une dynamique politique où il fallait
répondre dans l’urgence et c’est la constellation d’initiatives qui vont mettre en débat la question de la jeunesse
des quartiers notamment les jeunes issus de l’immigration à travers un prétexte qui est la Marche pour l’égalité de 1983. Avec une participation très active des filles
et des femmes qui se sont beaucoup mobilisées autour
des collectifs d’avocats, des mères de famille, aux côtés
des garçons, parce qu’à l’époque il n’y avait pas de discrimination de genre. Nous étions très présentes, notamment pour les Parisiennes et c’est aussi pour moi, l’apparition, la visibilité, les premiers espaces de
socialisation politique des jeunes issus de l’immigration
sur tout le territoire national.
L
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
avec
page 11
La
Marche, un combat
ditionnel
toujours d’
l
entretien
Kaïssa Titous est une des figures engagée de la
marche de 83 et toujours très impliquée dans les
luttes. elle milite aujourd’hui plus particulièrement au sein de la Coordination anti-démolition
des quartiers populaires.
Rencontre du 7 décembre à la Bellevilloise, Paris
Photo AMIS
Trente ans après, je dirais que tout avait été posé pour nous,
à l’époque, dans le mépris le plus total, une forme de
mépris du pouvoir politique même si effectivement, lors
du colloque où nous sommes, on parle d’une gauche un
peu plus sociale, au sein du gouvernement incarné par
Georgina Dufoix. Tout avait déjà été posé : les problématiques des quartiers, la toxicomanie, le chômage, l’égalité
des chances, les rapports entre les jeunes et la police, le
droit de vote des étran… c’est la constellation
gers… Je crois que trente
d’initiatives qui vont mettre ans après, même si sociologiquement, il y a des
en débat la question de
facteurs de changement, il
la jeunesse des quartiers… y a des enseignants issus
de l’immigration et issus
de la « diversité », pour moi le bilan est assez accablant,
dans un contexte politique d’émiettement où les réseaux
militants ont disparu et où le processus politique mis en
place nous fait apparaître comme des musulmans plutôt
que comme des Français à part entière.
Pour moi l’élément le plus représentatif est effectivement
la non visibilité des cadres du mouvement qui n’auraient
pas fait pire que ceux qui étaient nos pairs, et qui maintenant sont députés, sénateurs, alors que nous, nous sommes
réduits à être des travailleurs sociaux.
Propos recueillis par ourida Belhadi
actualité
Comment vous avez vécu en tant que femme la
Marche de 83 ?
Les premières émeutes ont commencé dès l’été 1983
dans la région lyonnaise. Je venais d’être élue présidente
de Radio Beur. Les femmes ne rencontraient pas d’opposition dans le mouvement associatif, d’ailleurs elles
étaient nombreuses dans les quartiers à animer des collectifs, des radios libres, des associations à vocation
sociale ou politique. Ce tissu associatif et politique permettra d’accueillir la Marche lui donnant ce caractère
populaire visible le 3 décembre 1983.
Radio Beur jouissait d’une grande audience surtout dans
le public féminin en raison du programme musical et des
émissions qui relataient la vie quotidienne des immigrés
et de leurs enfants. Nous étions régulièrement sollicités
pour rendre compte des évènements : violences policières,
crimes racistes, luttes quotidiennes sur les questions de
logement ou de discriminations, et pour mettre en lumière
des initiatives militantes ou festives. C’est dans ce cadrelà que nous avons rendu compte sur nos ondes de la grève
de la faim des jeunes des Minguettes et du Forum justice
pour Wahid Hachichi1 organisé à Vaulx-en-Velin. Nous y
avons rencontré une partie des jeunes de SOS Avenir
Minguettes et le père Christian Delorme. Dès qu’il y avait
un affrontement ou un jeune tué dans les quartiers de la
région parisienne, les gens venaient nous voir à Radio
Beur et nous allions sur place pour enquêter. Les jeunes
nous interpellaient sur l’inégalité des décisions de justice :
sévérité pour les vols d’autoradio et indulgence pour les
meurtriers d’Arabes, « tontons flingueurs » qui s’en
tiraient souvent avec du sursis.
Le mouvement associatif s’organisait dans les quartiers
contre les cités de transit et les bidonvilles, une volonté
politique s’affirmait pour dénoncer le racisme et les discriminations et la nécessité d’obtenir des droits politiques.
Comment et pourquoi avez-vous décidé de rejoindre
le mouvement des marcheurs ?
A Radio Beur, nous avons été quelques-uns à soutenir
tout de suite et à nous investir en créant avec d’autres le
collectif parisien composé de jeunes issus de l’immigration et indépendant des organisations politiques et antiracistes pour bien montrer que nous voulions prendre nos
affaires en main.
Ce collectif était dirigé par des filles, il était plus politisé
que la troupe des marcheurs, les relations étaient fraternelles. Cette grande confiance nous a permis de relayer
leurs demandes pour l’arrivée de la Marche et nous dans
le collectif, nous avions une dimension politique en définissant ce que nous entendions par égalité des droits. Au
début, nous étions isolés et puis nous avons vu arriver
les collectifs de banlieue au relais Ménilmontant, des
jeunes de Bondy, de Mantes-la-Jolie, des Mureaux, de
Nanterre, de La Courneuve, Trappes, Aulnay… Le collectif a très vite été confronté aux crimes racistes avec la
mort d’Habib Grimzy 2 ou celle de Moussa Mezzogh par
un vigile au Radar de Livry-Gargan. Des familles de victimes venaient à nos réunions et ont défilé le 3 décembre.
Les femmes ont toujours été présentes dans les luttes,
confrontées via leurs enfants aux violences, à l’injustice
et aux discriminations. En ce moment à Marseille ce sont
elles aussi qui se sont regroupées en collectif, que ce soit
sur les crimes racistes, les bavures, la délinquance, la prison, la toxicomanie. A cette époque c’étaient les mères,
les sœurs et les épouses qui se trouvaient sur le front,
elles prenaient en charge les manifs et les marches silencieuses, les parloirs en prison, les soins en cas de toxicomanie et la lutte contre les dealers, l’échec scolaire…
L’association des mères victimes de crimes racistes et
sécuritaires organisait régulièrement des marches Place
Vendôme 3 pour demander justice pour leurs enfants.
Seuls les médias en sont surpris, les gens qui connaissent
les quartiers savent que les femmes sont souvent des
mères courage qui prennent à bras le corps les problèmes. Il suffit d’aller voir les cortèges du DAL (Droit
au logement) ou de se souvenir des émeutes de 2005
pour mesurer le poids et le rôle des femmes. Ce sont elles
aussi qui se sont le plus engagées en politique via les
conseils municipaux, certes à des postes souvent
modestes mais qui préservent la cohésion dans les quartiers et animent toute la vie sociale.
Trente ans après, cette marche qui a fait la « Une » des
médias ne reste-telle pas un semi-échec ?
Pourquoi semi-échec ? Qui depuis trente ans peut dire
qu’il a réussi à transformer la condition sociale des habitants des quartiers ? La marche est la rencontre fructueuse
entre des jeunes issus de la classe ouvrière qui se sont
affirmés, ont ancré et inscrit leur avenir en France et ont
manifesté leur volonté de peser sur les enjeux de la
société française, des milliers d’habitants de quartiers qui
se sont identifiés à ces jeunes et toute une frange du peuple de France dont une majorité de jeunes qui est fondamentalement non raciste. C’est le premier mouvement
après mai 68 dirigé par des jeunes Arabes et qui a su ral-
Rencontre du 5 octobre au Blanc-Mesnil
Photo Mahé Elipe
lier une grande partie de la société française à un moment
difficile : essoufflement du mouvement ouvrier, désindustrialisation et début du chômage de masse, disparition progressive des organismes et des partis de gauche.
Ce mouvement parti des quartiers hérite et renouvelle la
lutte des parents à l’usine, ou pour certains la lutte pour
l’indépendance.
Il n’a pas réussi à éradiquer les crimes racistes, ni les
bavures policières, ni le délabrement et la relégation des
quartiers, mais quelle organisation, quel gouvernement a
réussi ? Ils sont parvenus à mettre le pied à l’étrier de milliers de jeunes au militantisme, à donner confiance et courage à des gens qui étaient isolés, discriminés et oubliés.
Ils ont émergé comme une force politique potentielle et
depuis ce mouvement avec ses revers et ses reflux n’a pas
été éliminé. Il travaille la société française et l’interroge
dans son identité et son projet politique.
Trente ans après, le débat n’est pas qui a instrumentalisé
les marcheurs ni qui a capitalisé la lutte. On ne peut nier
les avancées depuis 83 avec l’irruption en politique
d’hommes et de femmes qui viennent de l’immigration,
mais le compte n’y est pas. Nous sommes toujours dans
l’attente du droit de vote, de décisions politiques pour
endiguer les bavures et crimes racistes, les discriminations à l’embauche, l’échec scolaire, le chômage massif
des jeunes, les dégâts de la rénovation urbaine qui sous
prétexte de mixité sociale et raciale ne fait qu’éloigner
les immigrés et les plus pauvres vers des ghettos.
Propos recueillis par Zohra Bechikh
1. Assassiné par un beauf à 17 ans, le 22 octobre 1982.
2. Algérien de 26 ans, lynché, puis jeté par une fenêtre du
Bordeaux-Vintimille par trois légionnaires.
3. Egalement connues sous le nom des « Folles de la Place
Vendôme », sur le modèle des Mères de la place de Mai en
Argentine.
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
page 12
Qu’est-ce que
l
la
Marche
de
83
Micro-trottoirs
Selon un sondage de l’institut opinion Way d’octobre 2013, 19 % de Français – et seulement un
quart des plus de 40 ans (23 %) – se souvenaient
ou avaient entendu parler de la marche de 83.
Nous avons voulu tenter de vérifier sous forme de
micro-trottoirs – en sachant que la plupart des
gens interrogés l’ont été lors de leur présence à un
événement organisé autour de la marche – ces
chiffres qui témoignent d’une forte méconnaissance de cet épisode historique.
rencontres autour de la question : avez-vous déjà
entendu parler de la marche pour l’égalité et
contre le racisme de 1983 ? Qu’est-ce que cela
évoque pour vous ?
Affiche Fahem A.
Blanc-Mesnil
Propos recueillis par Ourida et Zohra
Safia, 43 ans
J’avais 13 ans en 1983. Je m’en souviens par les médias,
qui l’appelaient « la marche des beurs », et du fait que mon
frère aîné voulait y aller.
J’avais une très petite conscience politique à cet âge-là
mais on savait que c’était lié à un grand nombre de crimes
racistes, notamment à l’égard des jeunes issues de l’immigration maghrébine (ce n’est pas les mêmes termes que
j’aurais employés quand j’avais 13 ans). L’histoire de la
carte de résidence de 10 ans était aussi à l’ordre du jour.
La seule chose qui manque c’est, je pense, de connaître la
place des femmes dans cette marche, c’est un problème qui
a été soulevé dans la rencontre du 5 octobre, (Voir p. 4)
parce qu’on voit beaucoup d’hommes dans les images d’archives mais on ne sait pas quelle était la place des femmes.
Samir Hadj-Belgacem,
30 ans
Je suis né en 1983, j’ai 30
ans comme la Marche.
Les premiers souvenirs
que j’en ai, j’avais 15-16
ans, c’est lorsque j’ai
retrouvé un pin’s avec
une petite main et un
doigt cassé, le fameux
« Touche pas à mon pote ».
A ce moment-là, j’en
avais discuté avec mon
père qui l’avait acheté
mais sans m’expliquer et
lui n’avait pas participé à ce mouvement. J’ai grandi dans
le sud de la France entre Bordeaux et Toulouse dans une
petite ville de 10 000 habitants où la Marche à part ce qu’il
y avait à la télévision… J’en ai entendu parler quand j’ai
commencé mes études universitaires. Il n’y avait pas beaucoup de choses disponibles à l’époque et cela m’a davantage parlé au fur et à mesure de mes études notamment
quand je suis arrivé en master où, là, j’ai commencé à
consulter les premiers ouvrages, dont celui de Saïd
Bouamama 1. Les choses sont devenues de plus en plus
claires et récurrentes après 2005 avec des éléments qui
appelaient un retour de mémoire. Il y a eu aussi la question des colonisations qui a émergé.
Sur les rencontres autour de la Marche, je pense que c’est
toujours délicat de brasser des dizaines d’années en
quelque vingt ou trente minutes mais j’en tire des enseignements intéressants notamment parce qu’ils appellent à
relire ce qui est en train d’arriver actuellement à l’aube de
ce qui s’est déjà produit.
Isabelle Nait Amara,
50 ans
La première chose
qu’évoque pour moi la
Marche pour l’égalité,
c’est ma jeunesse étudiante, mes premiers pas
dans le syndicalisme de
gauche, mon entrée dans
la vie active et ma
modeste participation à
SOS Racisme, mouvement que j’ai soutenu
mais qui m’a énormément déçue. C’était un
espoir : celui de pouvoir changer la société, le regard des
gens sur l’immigration dans un contexte politique dur avec
les élections de Dreux… Bref, une vision d’un monde
idéal… Je vivais à l’époque dans l’est de la France, dans
un département où les usines sidérurgiques tournaient uniquement grâce aux étrangers et je venais de rencontrer mon
futur mari kabyle dont le père a ruiné sa santé dans ces
fameuses usines.
Le bilan est mitigé pour moi : le côté négatif étant les récupérations politiques qui ont faussé le caractère initial de cette
marche, les inégalités sont toujours là, les discriminations
également, le Front National est plus présent que jamais.
Le côté positif : c’est réconfortant de savoir qu’il y a encore
des gens qui ne baissent pas les bras et qui inlassablement
continuent leur combat.
J’ai perdu la naïveté de ma jeunesse mais à travers mes
enfants et l’éducation que je leur donne, j’espère qu’ils
seront encore et toujours des combattants pour cette noble
cause. Ils ne doivent jamais oublier d’où leur père vient et
ne jamais avoir honte de leurs origines. Tel est mon but.
Aïcha Derdar, 40 ans
La Marche pour l’égalité
pour tous évoque une
revendication de la génération des années 80
où je n’avais que 13 ans
et pas de souvenirs
concrets. En revanche, je
trouve que cela ressemble un peu à la manif
d’une réforme quand
j’étais au lycée, où un
jeune homme s’est fait
assassiner par un groupe
raciste. Depuis, le nom
de ce jeune homme
m’est resté en mémoire : Malik Oussekine 2.
Cette année-là on entendait beaucoup parler du mouvement « Touche pas à mon pote ». Le slogan était écrit sur
un pin’s en forme de main, couleur bleu, jaune.
Je pense que c’était un ras le bol de cette génération de
porter cette étiquette, les « beurs black ». De les juger et de
les considérer comme des « intégristes », pas à leur place !
Le bilan aujourd’hui, après avoir entendu les intervenants
et les personnes engagées au cours du débat, c’est que la
question identitaire est toujours d’actualité. Donc pas très
positif !
Le fait d’organiser ce genre de rencontre m’a permis de
m’interroger sur la place des enfants d’immigrés. Sont-ils
réellement reconnus citoyens français ? L’autre interrogation concerne les nouvelles générations : devront-elles
encore s’interroger sur leur identité ?
Roubaix
Propos recueillis par Valérie et Marina
Rachid, 45 ans
Je suis né en même temps
que ce mouvement. Je
crois qu’il y a un problème de transmission.
Essayer de relancer cette
marche c’est peut être
essayer de réactiver une
conscience issue des banlieues et j’espère que ça
va donner quelque chose.
Mais ce n’est pas la
grande transe.
Je n’avais pas participé à
la Marche de 83, je fais
partie de ceux qui s’étaient faits un peu berner par SOS
Racisme. En 83 on entendait parler des crimes racistes et
ça nous faisait bizarre mais c’est plutôt à l’époque des
grands concerts de 85 de « Touche pas à mon pote », que
j’ai été plus actif, c’étaient mes premiers émois amoureux,
mes premières fêtes et finalement on avait l’impression
qu’on apparaissait. Mais c’était juste une impression. On
entendait Carte de séjour, du rock en arabe, ça nous changeait de Johnny Hallyday, c’est comme si on apparaissait
dans la société française et je crois qu’aujourd’hui la
société française a vraiment un effort à faire. Si les troisième et quatrième générations reprennent actuellement
les mêmes slogans que dans les années 80, c’est que rien
n’a avancé.
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
évoque
page 13
pour vous ?
Annah et Fatiha
Nous n’avions jamais
entendu parler de la
Marche de 1983. On en a
entendu parler à travers le
film de Djamel Debbouze,
La Marche, que nous
avons vu récemment.
Cela nous a appris des
choses et nous cherchons
aussi à en savoir plus.
C’est aussi pour cela que
nous sommes là.
Annah : Je ne porte pas le
foulard comme mon amie
Fatiah mais cela ne m’empêche pas de subir régulièrement des discriminations
parce que je suis musulmane et cela depuis
l’école, puis ensuite à
l’université et en particulier dans le discours véhiculé par les médias.
Fatiha : Porter le foulard en
France c’est de plus en
plus difficile et j’ai effectivement peur pour la suite
pour ma situation professionnelle. Participer à des
manifestations contre tous
les racismes et toutes les
exclusions comme celle-ci,
c’est vraiment important.
Moussa, 20 ans
J’ai arrêté l’école en 3ème
mais j’ai toujours été très
impliqué politiquement.
Je suis adhérent à la CGT
mais je me considère surtout comme anarchiste.
Je participe à la marche à
Roubaix (Voir p. 5) car je
pense que marcher contre
le racisme, c’est très
important. Le racisme
peut détruire l’humanité
et je suis là ce soir pour
protester contre toutes les
formes de racisme et
contre le fascisme. Il ne faut rien relâcher dans les mobilisations et il faut continuer le combat. Il faudrait d’autres
actions comme celle-ci.
Vaulx-en-Velin
Propos recueillis par Ourida et Zohra
Mona, militante
des années 80
Je suis une vieille militante mais je n’ai pas
participé à la Marche de
83. Ce qu’elle évoque
pour moi ? C’est un
grand mouvement d’espoir. L’affirmation de soi.
On est français. On est là,
on sera toujours là. Tenez
compte de notre avis !
Tenez compte de notre
situation ! Tenez compte
de notre mouvement !
La marche n’est pas née
de rien ! Elle est la continuité des évènements et des luttes
des années 70. Elle est un moment fort de notre histoire,
une histoire de trente ans de militantisme. Dans les années
80, cette affirmation de soi n’allait pas de soi, on était des
étrangers pas des Français. A la fin de ces années, on est
devenu des « Français issus de l’immigration ». Après, on est
devenu des musulmans. Mais les choses ont évolué et la
Marche a changé notre manière de voir.
Oui, c’était possible de rassembler du monde, des énergies,
des Blancs, des Noirs, des Basanés. Nous étions issus des
quartiers populaires et on était là ! Cette période évoque
essentiellement cet espoir d’être présent dans la société française, qui s’est avéré réel et même s’il reste encore beaucoup à faire, il ne faut pas oublier ce qu’il y a de positif.
Aujourd’hui, il y a des militants capables de faire une
exposition sur l’histoire de notre mouvement depuis les
années 70, c’est super ! On ne pouvait pas imaginer ça en
1983, on en était juste en train de récolter le nom des morts
sur des listes. Aujourd’hui, il y a une réflexion beaucoup
plus forte, beaucoup plus intense.
Nawel, la fille de Mona,
qui n’était pas née en
1983…
Ça m’évoque un combat
d’identité, l’histoire de
mes parents, donc mon
histoire. Aujourd’hui la
commémoration de la
Marche à Vaulx-en-Velin
a réveillé en moi une
volonté de poursuivre ce
combat, les évènements
et l’exposition de ce jour
c’est un héritage que je
suis fière de porter et de
voir des gens, des jeunes
et des moins jeunes, et d’origines diverses qui continuent.
Je suis fière de naître « identitairement ».
Nacera, 40 ans, habite
au Mas du taureau
Je l’ai suivie de loin, j’en
ai eu connaissance bien
après les années 90, lors
de mon implication sur la
création de l’association
Agora 3. Là j’ai eu des
échos de cette marche, ça
a permis de montrer le
volontariat et l’implication de chacun et dire :
« écoutez, nous sommes
des personnes avant
tout… »
Le constat que j’en fais aujourd’hui ? J’ai l impression qu’il
faudrait en refaire une autre. Surtout en vous écoutant,
trente ans après, lors de ces deux journées de mobilisation
des 29 et 30 novembre 2013 (Voir p. 6). En écoutant chacun parler de son vécu et de son expérience, je me dis qu’il
faudrait vraiment en refaire encore une autre… Il me semble, quand on s’écoute mutuellement, qu’il y a encore des
choses qui ne sont pas accomplies et qu’il manque encore
une vraie reconnaissance.
Koulia, Givors
C’est une initiative exemplaire prise par les jeunes
des Minguettes pour tous
ceux qui subissaient la
répression policière et
réclamaient le droit à
l’égalité. Elle était portée
au départ par 5 ou
6 jeunes pour arriver à
100 000 personnes, c’est
fantastique ! Ils ont eu
envie de montrer à la
population française pacifiquement leur ras-le-bol,
surtout des brutalités policières. D’autres sont venus s’y greffer, des associations et
tous les gens qui se sont reconnus dans cette Marche.
Malheureusement elle a été récupérée par les politiques,
mais ce qu’il faut en retenir c’est qu’elle a pris naissance
à partir d’une démarche spontanée et sincère.
Après trente ans, on peut constater que quelques policiers
ont été punis par la loi mais pas assez. Aujourd’hui, je ne
trouve pas d’évolution flagrante et ceci s’explique en partie par la non médiatisation du mouvement. On ne nous l’a
pas appris à l’école, il a fallu attendre trente ans pour en
parler.
C’est encore de la faute du politique et de l’inspection académique qui en ont fait un tabou comme celui de notre histoire et celle de nos parents.
Toutefois, nous sommes aujourd’hui une population mieux
informée et avec une meilleure connaissance de nos droits,
ce qui nous permet d’agir même s’il reste beaucoup à faire.
1. Dix ans de marche des beurs, chronique d’un mouvement
avorté, Paris, Desclée de Brouwer, 1994.
2. Victime d’une « bavure » policière le 6 décembre 1986 à Paris,
après une manifestation contre la réforme Devaquet.
3. Association issue du Comité Thomas Claudio (Voir p. 6).
Photos Mahé Elipe, Ourida et Arlette
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
page 14
De la
Marche de 83
à Convergence
84
Au Blanc-Mesnil
Les diverses tentatives de récupération de la
marche de 83 ont été nombreuses notamment par
le gouvernement PS de l’époque qui voulait n’y voir
qu’une marche anti-raciste et aurait bien voulu en
gommer les revendications d’égalité et d’exigence
de justice. L’année suivante, à travers
Convergence 84, les marcheurs qui sont devenus
des rouleurs en décidant d’une traversée de la
France à mobylette, veulent remettre l’accent sur
l’égalité.
au Blanc-mesnil, si l’on ne trouve pas trace d’une
mobilisation significative en 83, elle laissera des
traces en 84. rencontre avec deux témoins de
cette histoire.
Ginette, Blanc-Mesniloise depuis toujours…
l
portrait
Photo Z. B.
n 1983, Ginette a tout juste 32 ans et prend ses
fonctions d’animatrice au service jeunesse, d’abord
vacataire puis titulaire, elle a exercé plusieurs
postes. C’est une experte du terrain : plus de dixsept ans de présence dans les différents quartiers et principalement dans le quartier Sud de la ville.
Elle rencontre l’association Atelier Loisirs Sud, qui tient ses
quartiers au Mille Club, cette structure est appelée
aujourd’hui Maison pour tous Jean Jaurès. Cette association
était connue par un grand nombre d’habitants et particulièrement par les jeunes, très investis et volontaires. C’est à ce
moment que les jeunes de Vénissieux ont décidé de faire
une Marche pour monter jusqu’à Paris en 1983 mais dont
on ne trouve pas particulièrement de trace au Blanc-Mesnil.
La deuxième marche, en revanche, mobilisera les membres de l’ALS. Ils vont organiser l’accueil des rouleurs
de Convergence 84 au Blanc-Mesnil.
Ginette dit en riant : « Je ne sais même pas si on avait eu
des autorisations institutionnelles. Malheureusement à
mon âge, certains souvenirs restent flous comme les noms
des personnes présentes dans le mouvement. » Elle citera
néanmoins le nom de quelques habitants du Blanc-Mesnil
et m’invitera à les rencontrer. Cette initiative a dénoncé la
souffrance causée pars les actes cruels et racistes, et les
nombreuses ratonnades.
Ginette fait une petite parenthèse pour évoquer une violence raciste inoubliable qu’ont vécu des jeunes de BlancMesnil, des années plus tard, lors d’un séjour en Bretagne
pas très loin de la demeure de Marine Le Pen à la Trinitésur-Mer où ils ont été insultés, et où les propos tenus étaient
inacceptables. Les jeunes sont cependant restés indifférents.
L’accueil de Convergence 84 a été vécu avec force et joie.
« De là à dire s’il y a eu impact… Selon moi, cela n’a pas
eu un grand effet. Quand on remet sur la place publique
le débat sur l’intégration, moi ça me fait bondir. Je me
demande si nos hommes politiques — quel que soit le bord
politique — savent ce que veut dire le mot intégration ! Ce
mot ne veut rien dire, c’est de la flûte, car une famille qui
vit en France, qu’elle y soit née ou pas, qui paye des
impôts, on dit qu’elle est intégrée mais lorsqu’on parle de
droits, comme celui de donner un emploi aux enfants, là il
ne s’agit plus d’intégration ».
Lorsqu’on lui demande ce qu’évoque encore pour elle
Convergence 84, elle répond que ça représente un rassemblement de différents collectifs et associations avec à leur
tête des beurs. Et si l’on veut savoir si, selon elle, depuis
cet évènement, il y a eu des orientations, voire des décisions pour défendre le droits à l’égalité et lutter contre le
E
racisme pour les habitants du Blanc-Mesnil, elle répond :
« Peut-être une volonté mais rien de pragmatique. Si le fait
de proposer certains postes par ci par là est une évolution
alors là non ! Le travail est un droit pour tous pas une
récompense. Par contre on peut parler d’évolution grâce
à la Marche, une force est née par le soutien d’une masse
de gens, 100 000 personnes, qui dénoncent tous les actes
racistes. On ne peut pas nous raconter des bobards,
aujourd’hui il y a trois générations qui portent de cette
histoire ».
Elle poursuit : « Je ne peux pas mesurer ce que vivent les
personnes victimes d’actes racistes, je les soutiens depuis
des années mais ces propos m’indiffèrent, pour moi c’est
de “la bave de crapaud qui n’atteint pas la blanche
colombe”. Cette Marine qui s’égosille à la télé ou encore
ce Copé qui parle de pains au chocolat en période de
ramadan, ces gens sont des
politiciens, ce ne sont plus
des hommes de terrain. S’ils
pouvaient tirer la couverture vers eux en embauchant dix Arabes, ils le
feraient si ça pouvait leur
apporter cinquante voix
électorales, si ça ne leur
apporte rien du tout, ils les
jettent au panier. »
Elle prend un autre exemple
sur l’interdiction de porter le
voile pour les mamans lors
des sorties pédagogiques
dans les écoles. « Le
Rectorat permet à chaque
école de décider de faire
appliquer ou non cette circulaire. Avant cette décision
la plupart des écoles du
Blanc-Mesnil l’avaient appli
quée. Lorsque je voyais des
mamans accompagner nos
enfants en sortie scolaire, je
trouvais qu’il y avait un
métissage coloré, on avait
envie d’aller leur dire bonjour au bord de la rue. Une
fois que cette interdiction a
été appliquée, c’était triste.
Je ne dis pas qu’avec les
autres c’est triste, je dis que
c’était un mélange, un kaléidoscope, c’était la France,
la France métissée. »
En ce qui concerne la commémoration des trente ans
de la Marche, Ginette pense
que c’est important d’en
parler : « Il y a toujours eu
des reportages sur des
chaînes comme Arte, une
chaîne pas assez regardée à
mon avis, mais sur les
chaînes publiques je n’ai
rien vu, peut être sur la présentation du film La
Marche. On a dit beaucoup
de choses, c’est vrai, sur le rôle de Djamel Debbouze, peut
être que ce n’est pas très bon mais il a une notoriété et si
elle permet d’attirer du monde et de faire découvrir ou
redécouvrir la Marche de 83, je dis merci à Djamel ».
Par contre, elle souligne que sur le Blanc-Mesnil rien n’a
été fait, ni même au niveau national, et que c’est dommage :
« On n’a pas fêté les dix ans ni les vingt ans, on fête à peine
les trente ans, faut croire qu’on n’avait pas envie d’évoquer cette marche, ça dérange certains qu’on en parle surtout pendant une période électorale ! »
Zohra Bechikh
Exposition Ceux qui marchent encore (Voir p. 8 / 9) DR
DE CONVERGENCE 84
AUX DIVERGENCES 85
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
page 15
Rachid : interpeller
l
les
politiques
entretien
Qu’est-ce que la Marche pour l’Egalité a représenté
pour toi ?
Ça été pour moi un déclic ! La Marche de 83 n’a pas été
étrangère à ce que je comprenne que la politique est importante même si je ne l’apprécie pas, tout se décide là.
Cependant, la politique n’attire pas les jeunes, on n’a pas
envie d’en faire, on a plutôt envie de faire de la moto, sortir avec les copains et les copines. Ceux qui en font se gardent bien de nous dire que c’est important, pour nous
maintenir dans l’ignorance.
A cette période, j’étais membre de l’Association Atelier
Loisirs Sud. Nous avons été sollicités par une association
d’Aulnay et ensemble nous avons décidé d’accueillir les
rouleurs au dortoir de l’école Jacques Decour. Le mouvement Convergence 84, à dimension nationale, portait les
mêmes revendications : la lutte contre les discriminations,
l’égalité de traitement pour tous… Pour traverser le pays,
les manifestants n’ont pas marché mais roulé, en mobylette.
Quel impact a eu cette initiative au Blanc-Mesnil ?
L’impact ne pouvait pas se mesurer, voire se quantifier,
dans l’immédiat. Cependant, ceux qui ont été sensibles à
ces deux grandes manifestations de 83 et 84, ont pris
conscience qu’il fallait interpeller les politiques autrement
qu’en leur demandant du loisir.
Me concernant, j’ai voulu savoir quels étaient leurs sentiments, leurs idées sur les questions soulevées à travers la
Marche 83 et Convergence 84. Leur attitude était plus ou
moins inattentive, ils n’ont jamais pris ces jeunes, ces gens,
au sérieux que ce soient les marcheurs ou les rouleurs. Ils
nous en donnent un exemple très révélateur durant la commémoration des 30 ans de la Marche.
Quand je rencontre et discute avec certains responsables,
le plus souvent pour la première fois, ils me considèrent et
me parlent comme au jeune que j’étais, il y a 30 ans, sauf
que 30 ans après, je suis âgé de 48 ans.
Je me demande si le politique pense que nous sommes
frappés par le jeunisme, pour persister à nous dire « vous
les jeunes ». On ne nous a jamais pris au sérieux quand on
réclamait plus d’égalité et pourtant cela aurait été possible !
Aujourd’hui encore, les gens, même s’ils ne sont pas sociologues, sont aussi en capacité de nommer les discriminations subies.
Comment faire entendre la parole de ceux qui sont
principalement concernés ?
Très peu de revendications ont été entendues. Ça ne veut
pas dire que les marcheurs ou les rouleurs n’ont pas essayé
de se faire entendre. Il y a eu de nombreuses actions durant
ces trente années, les gens se sont organisés pour prendre
la parole, pour exprimer et améliorer leurs mauvaises
conditions de vie, comme leurs rapports avec certaines
institutions, la police, la préfecture, les sociétés d’HLM,
les écoles… Mais on ne les entend pas, ils ne sont pas
relayés dans les medias, on fait juste semblant d’être sensible à leurs doléances pendant les périodes électorales si
c’est une population qui vote. On va leur dire, à travers
leurs parents, qu’on va améliorer leurs conditions de vie.
Encore des promesses ! Pour moi ça révèle le manque d’intérêt flagrant des gens qui ont le pouvoir, ce ne sont pas
des questions qu’ils mettent en priorité dans leurs actions
politiques.
Le meilleur exemple, c’est le droit de vote pour les étrangers auquel les habitants des quartiers populaires sont très
sensibles. Cette promesse a permis, entre autres, au président actuel d’être élu, il suffit d’analyser le score élevé qu’il
a obtenu dans les quartiers populaires. Comme ils ne tiennent pas leurs promesses, ils veulent nous faire croire que le
droit de vote des étrangers n’était pas inscrit au programme
politique alors qu’il aurait dû être appliqué depuis 1981.
Quels moyens utiliser pour se faire entendre ?
Beaucoup disent par la prise de pouvoir : il faut le prendre
et occuper toutes les instances de pouvoir. Je ne vois pas
d’autres moyens. Pour accéder au pouvoir, seules les élections restent le moyen légal. Le politique peut et doit améliorer les situations de dégradation grandissantes et inquiétantes. On connaît leurs discours, ils sont tous pour
l’égalité de traitement pour tous, contre la précarité et les
discriminations. Or, certaines de leurs décisions sont en
décalage avec les préoccupations gravissimes des gens. Ils
ignorent leur détresse, comme si les gens vivaient leurs
souffrances en cachette. Ceux qui dorment dehors sont
visibles de tous !
Penses-tu que les associations peuvent être un outil
pour lutter contre les injustices sociales ?
Oui, absolument, elles contribuent à améliorer la qualité
de vie. Dans des associations comme le FSQP (Forum
Social des Quartiers Populaires), le Comité national pour la
double peine ou le MIB (Mouvement de l’Immigration et
des Banlieues), j’ai rencontré des gens qui font de la politique et qui arrivent à déconstruire des doctrines et des dis-
cours politiques tous faits. Ils ont informé les gens, édité
des journaux, des supports vidéo, organisé des forums et
des manifestations. Dans les réunions publiques, ils se sont
imposés par des prises de paroles. J’ai été séduit par ces
associations, même si elles n’ont pas tout transformé mais
elles ont aidé beaucoup de personnes à réfléchir, à s’organiser, à prendre conscience que la politique est accessible,
à s’occuper de son quartier, alerter les élus… Elles contribuent à ce que les gens s’investissent là où ils sont. En
même temps c’est difficile car elles sont dénigrées, pas
bien vues partout à cause de leur positionnement affirmatif quand ils disent : « si ça va mal, c’est de la faute de ceux
qui nous dirigent ».
Si la fraternité, l‘égalité, la liberté ne sont pas respectées
c’est de la faute des garants. Ce n’est pas parce qu’ils ne
savent pas faire c’est parce qu’ils ne veulent pas le faire
bien. On sait pourquoi ! C’est pour leur intérêt, avoir du
pouvoir, de l’argent. Il faut donc prendre le pouvoir politique pour l’intérêt général ou se donner les moyens de
convaincre le politique des bonnes décisions à faire voter.
On a tous une part de responsabilité, on accepte un peu ce
système mais il faudrait que chacun utilise ses réseaux
pour interpeller de temps en temps le politique pour leur
dire « ça suffit ! ». Ce sont des actes à faire au quotidien.
Est-ce que tu marches toujours, que fais-tu aujourd’hui ?
Certains diront oui ! C’est peut-être plus complexe, je ne
me bagarre peut-être pas assez, pour certains pas du tout,
mais j’essaye, avec humilité, d’être conscient là où je suis,
d’aider les associations, de réfléchir avec des militants.
Mais en période électorale, là où je peux dire les choses,
lorsqu’il y a des espaces de discussion, j’aime bien, là
j’ai l’impression de marcher. Aujourd’hui, je ne suis plus
dans l’associatif proprement dit, là où on a voulu me
plonger dans l’activisme, qui ne solutionne pas les problèmes des gens.
J’accompagne, je suis un compagnon de route de l’Echo
des cités, du FSQP, je m’intéresse au MIB 34 1 et à ce
qu’ils font, je prends du plaisir à voir des gens qui bougent,
je leur apporte mon soutien.
Propos recueillis par Zohra et rachida
1. Plus particulièrement mobilisé sur des questions de logement
et d’expulsion comme dans la lutte du Petit Bard à Montpellier.
Rencontre du 5 octobre au Blanc-Mesnil
Photo Mahé Elipe
Equipe
du
journal
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
Publication et rédaction Zouina meddour
et marina Da Silva
Avec la participation de Zohra Bechikh, ourida Belhadi,
mahé elipe, Christel Husson, arlette rouede, Hinde
Yebba, Colette, Karine, Kenza, Sophie, rachida, Valérie,
Yoshimi
Crédits photos Zohra Bechikh, ourida Belhadi, alexandra
Dols, mahé elipe, arlette rouede, amiS, agence
im’média, echo des Cités et Fahem a.
recherche iconographique : Yamina, Fatma et Yoshimi
Réalisation Frédéric Schaffar
Impression Stipa-montreuil
La Marche de 1983 : on n’oublie pas !
page 16
À Fatiha Damiche
l
tribune
Le lien entre la marche de 83 et nos engagements
aujourd’hui ne pouvait se faire pour nous sans
l’évocation de notre sœur de combat Fatiha
Damiche à jamais dans nos cœurs. Nous avons
choisi de publier son intervention, en tant que responsable juridique au mouvement de l’immigration
et des Banlieues (miB) et au Comité national
contre la double peine, au colloque organisé le
3 juin 2000 par le Comité de suivi des lois sur l’immigration à l’assemblée nationale sur le thème
« Femmes étrangères et immigrées en France »
Colère et révolte
«
Femmes étrangères et immigrées »… J’ai le
sentiment d’être un peu en décalage car je suis
française. On pourrait penser qu’une femme
citoyenne française a des droits comme tous les
citoyens. Je m’aperçois, dans la lutte de vous toutes, et
dont je suis solidaire, que lorsque qu’on a « des origines
étrangères », ce n’est plus la même chose. Je suis responsable juridique à la Maison de l’immigration et au Comité
national contre la double peine, la double peine étant « prison plus expulsion » : des étrangers en situation régulière
qui commettent un délit sont expulsés après avoir « payé
leur dette à la société ». Étrangers et délinquants, la boucle
est bouclée…
Lorsque moi-même, avant d’être responsable juridique à
la Maison de l’immigration, j’ai été femme de détenue,
Française oui, mais amoureuse d’un étranger, lorsque j’ai
été confrontée à la justice, j’ai compris que j’étais moi
aussi différente. Il y a dans ce pays des lois qui sont
racistes, xénophobes, criminogènes, personne ne s’en
inquiète, on fait tout pour éclater nos familles, pour séparer les femmes de leur conjoint, pour enlever des enfants
à leurs parents et c’est dur…
Je suis d’origine algérienne, mes parents m’ont emmenée
dans un couffin, j’avais six mois, j’ai cinquante ans
aujourd’hui, on m’a appris plein de choses en France, j’ai
été à l’école laïque, républicaine : « Allons enfants de la
patrie… ». Il m’a fallu 40 ans pour que ma vie soit bouleversée et que je comprenne qu’il y avait des choses qui ne
tournaient pas rond.
Quand on est d’origine étrangère, on est des sous-citoyens,
confrontés à des épreuves, des épreuves amoureuses, la
lutte d’une mère pour empêcher que son enfant soit
expulsé, la lutte d’une
femme pour son mari.
Il y a dans ce pays des
J’étais mariée à 14 ans,
lois qui sont racistes,
j’ai eu mon premier bébé
xénophobes, criminogènes, à 15 ans, je suis mère de
personne ne s’en inquiète… trois enfants et grandmère… Tout ce qu’on a
eu dans nos vies de femme, si on pouvait chacune raconter
et partager nos expériences ! J’ai été dix ans une femme
battue, je peux dire ce que c’est d’être torturée, d’être sous
le joug de quelqu’un qui vous neutralise, et cela s’est passé
en France, pas en Algérie. C’est inquiétant d’entendre des
témoignages comme ceux d’aujourd’hui, ces femmes qui
revendiquent le droit de vivre comme des femmes libres,
c’est inquiétant même pour moi citoyenne française, je suis
inquiète, je dis que de toute façon, on ne peut gagner que si
ces femmes, ces mères, montent au créneau.
On parlait tout à l’heure du droit de vote. Mais est-ce
qu’elle a abrogé les lois Pasqua-Debré, la gauche ? La
gauche pour laquelle nous avons voté, j’ai voté, en pensant
naïvement que toutes ces exclusions allaient cesser, qu’at-elle fait ? Finalement on n’a fait qu’enfoncer les gens.
Concernant les sans-papiers, il y a eu cette circulaire honteuse qui a permis de fliquer des gens qui font partie de
l’économie souterraine, parce que — les politiques n’en
parlent pas — cela rapporte de travailler, d’être l’esclave
d’un patron qui sait que vous n’avez pas de papiers. Et
lorsque vous allez à la préfecture, il faut faire les preuves
de dix ans ou quinze ans de séjour tout en étant en situation irrégulière, présenter des bulletins de salaire, des déclarations d’impôt. Mais pourquoi ne vont-ils pas demander
au patron qui pendant quinze ans s’en est mis plein les
poches ? Et il faudrait encore se taire et faire profil bas !
Dans la permanence de la Maison de l’immigration, nous
avons créé une cellule pour recevoir les femmes parce que
chacune est un cas particulier. On parlait tout à l’heure des
services sociaux… Écoutez : une jeune femme est arrivée
en octobre 1999 avec son mari et deux enfants, 9 ans et
demi et 5 ans ; elle est arrivée avec un visa touristique ; son
mari a décidé de venir, on vient en France chez des amis…
Ils sont restés chez ces amis d’octobre à mars 2000 ; il est
parti chercher des cigarettes et il n’est pas revenu, il a laissé
sa femme et ses deux enfants à la rue. Les personnes qui
Fatiha, côté pile,
côté face
ous connaissons la femme engagée, ses combats
contre le racisme, son accompagnement auprès
des oubliés, ses luttes pour les droits des
familles, ses interventions dans les tribunes,
notamment « Justice en banlieue », son implication
humaine en tout.
Mais il y a aussi l’autre face de Fatiha, dont je veux vous
parler, Fatiha qui savait rire, plaisanter, jouer de sa personne pour nous amuser, car elle n’était pas triste cette
petite femme de 1 m 50, aussi grande que ma mère et que
tout naturellement j’embrassais sur le front. La première
fois, d’un geste, elle m’a dit : « Tu m’embrasses sur le front
toi ? » Une simple explication a suffi et mon bisou sur son
front était donné tous les jours.
Je me souviens d’une sortie pour voir une pièce de théâtre à
Nanterre, où à la fin nous nous sommes retrouvées dans le
hall et où l’attente trop longue du car a déclenché une joyeuse
folie prenant forme dans une foule de danses initiées par
Fatiha et encouragées par nos applaudissement et nos rires.
Est-ce là que le déclic et le goût du théâtre a mûri ? Peutêtre. Par la suite, installée dans son fauteuil, elle nous jouait
la star, elle était faite pour les feux de la rampe, et tous ceux
N
Fatiha Damiche en tête de manifestation à Paris,
26 septembre 1996.
Photo agence IM’média
l’hébergeaient, le mari étant parti, ne pouvaient prendre la
responsabilité de les garder. Donc, dehors ! Il a fallu que
le 115 — les services d’urgence — trouve un foyer.
Aujourd’hui ces mêmes services sociaux ont alerté le procureur pour que les enfants soient placés à la DDASS.
Dans ce pays, il est intolérable de voir qu’on n’aime pas
les étrangers, mais qu’on aime garder les enfants de ces
étrangers. A la DDASS il n’y a qu’eux, on expulse les
parents et on garde les enfants ; c’est une honte et c’est
contre cela aussi qu’il faut être révolté. On a fait de la résistance, cette femme est cachée, elle et ses deux enfants. Il
faut se lever, les Françaises « de souche » et toutes les
femmes qui ont ces problèmes, on doit être solidaires, et si
on est solidaires il n’y a rien qui peut nous arrêter !
qui ont assisté au Bruit du monde 1 sur diverses scènes ne
me contrediront pas.
Son goût pour le théâtre, elle nous le faisait partager et je
me souviens encore que nous étions allées voir une autre
pièce jouée par un seul acteur, Carlo Brand, tenant le rôle
d’Alexandre le grand dans une mise en scène magnifique
signée par Mohamed Rouabhi.
J’ai mille souvenirs de Fatiha avec sa gaieté et son attention
aux autres, son sens de la débrouille comme lors du moment
où nous avons réalisé les encadrements pour l’exposition
Quelques unes d’entre nous. Il fallait s’appuyer sur la règle
pour bien découper et Fatiha, qui n’avait pas la hauteur,
monte sur la table et à quatre pattes, cuter à la main, s’attaque à la coupe… Rien ne l’arrêtait, rien n’était impossible pour elle et à tout problème il y avait sa solution.
Je suis bien nostalgique de tous ces moments et c’est aussi
parce qu’elle me manque avec force que j’ai envie de
raconter, dans le respect de la personne et le plaisir du souvenir, ces images personnelles. Et je suis sûre que nous
avons chacun et chacune, nos souvenirs intimes et personnels de Fatiha.
Le souvenir est là, qui doit perdurer. En parler, pour ne pas
oublier.
Colette
1. Le bruit du monde m’est rentré dans l’oreille, créé en mars
2007, mise en scène Philip Boulay. Elsa Solal - Quelques unes
d’entre nous, avril 2008, L’Harmattan.