45 « Ghetto », « apartheid territorial », « social »… Les - Haut-Rhin

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45 « Ghetto », « apartheid territorial », « social »… Les - Haut-Rhin
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Q MARDI3FÉVRIER2015
COLMAR « Ghetto » ou « village », le regard des habitants sur le quartier ouest
De l’autre côté des rails
« Ghetto », « apartheid territorial », « social »… Les propos du Premier ministre Manuel Valls peuvent-ils s’appliquer à l’ouest de
Colmar? Alors que deux quartiers, Europe-Schweitzer et Florimont-Bel-Air, ont été classés prioritaires pour la politique de la
Ville (voir encadré), les avis des habitants sont partagés.
U
n matin gris de janvier. Pas
grand monde dans les rues.
Un homme qui promène son
chien. Deux voisines qui
discutent au bas d’un immeuble. Plus
loin, le va-et-vient des ouvriers qui
s’affairent dans le hall d’entrée d’une
tour, rue d’Amsterdam. Les terrains
de jeux et de foot sont déserts. Et
puis, d’un coup, tout s’anime. C’est la
sortie des écoles.
Les parents se saluent, échangent
quelques mots. Ghetto ? Mehmet Eckinsi, venu récupérer sa fille de sept
ans à Saint-Exupéry, n’aurait jamais
l’idée d’utiliser ce mot : « On est bien
ici, on connaît tout le monde », souligne-t-il. « Il y a tout à proximité, les
écoles, la piscine. Plein d’associations, comme le collectif ado, qui font
beaucoup de choses, du soutien scolaire… »
Un témoignage à contre-courant des
idées reçues sur le quartier. En général, l’ouest inquiète plus qu’il n’attire. Une jeune mère qui souhaitait
s’installer à Colmar s’est vue adresser
ce conseil : « Pas au-delà de la voie
ferrée. » Abribus dégradés, poubelles
qui brûlent, police caillaissée… C’est
vrai que le quartier a connu son lot
d’épisodes tendus – on se souvient du
premier adjoint au maire menacé à
l’été 2013 par un fusil mitrailleur, rue
Sint-Niklaas. Mais chez les habitants,
c’est plutôt un sentiment de sécurité
qui domine. « Tant qu’on ne m’embête pas, je n’embête pas le monde. On
est très bien ici », juge Nadia. « Je suis
passé à Strasbourg la semaine
d’avant. Je me suis dit que j’avais de
la chance d’habiter Colmar », dit Ahmet, père de trois filles.
Avec la démolition des tours, le quartier Europe a changé de visage. PHOTOS DNA - LAURENT HABERSETZER
«Je trouve que
mes voisins
sont plus sympas»
sonnettes. Les habitants bénéficient
d’un certain nombre de services sur
place, comme Pôle Habitat. Et même
d’une offre culturelle renforcée avec
la salle de spectacle Europe, inaugurée il y a un an.
Beaucoup louent même l’esprit « village » qui règne dans la ZUP. Ancien
postier devenu « papy trafic », Joseph
Petitdemange a acheté il y a trois ans
un appartement rue d’Amsterdam :
« Là où aujourd’hui, ils tournent le
film, Asphalte (*) », précise-t-il. Après
une séparation, il a dû prendre un
logement dans un quartier plus abordable. Son constat est sans appel :
« Je me plais ici. Je n’habitais pas
loin, alors je savais que ce n’était pas
la zone. Je trouve que mes voisins
sont plus sympas. Quand on déménage par exemple, tout le monde vient
aider. Les gens à problème, c’est une
minorité. » Comme pour illustrer son
propos, il désigne la porte vitrée étoilée d’un immeuble tout juste refait :
« Il suffit d’une personne qui donne
un coup-de-poing, et voilà… »
Le quartier
a changé.
Derrière lui, on aperçoit un grand
terrain herbeux qui s’ouvre sur les
Vosges. En quelques années, le visage
du quartier a changé. Des tours réhabilitées, des grands ensembles détruits pour laisser la place à des mai-
«On nous met tout
à proximité
pour que les gens
ne sortent pas»
Certains, pourtant, voient dans ces
aménagements davantage un piège
qu’une volonté d’améliorer leur cadre de vie : « On nous met tout à
proximité pour que les gens ne sortent pas du quartier. Oui, c’est un
ghetto », lance, amer, un homme en
train de griller une cigarette devant le
supermarché Match. Quitter le quartier ? Impossible, selon lui. En tout
cas pour qui veut bénéficier d’un logement social. « J’ai cherché à déménager. À l’époque, j’habitais rue de
Munster. On m’a proposé Bel Air. Puis
en face de l’hôpital et puis rue de
Belgrade. À la fin, j’ai laissé tomber »,
soupire son voisin, un jeune père de
famille.
Plusieurs personnes se joignent à la
conversation et approuvent. Nés en
France de parents algériens, maro-
cains ou tunisiens, ils ont l’impression d’être « mis de côté. » Ils racontent les injustices liées au racisme,
que ce soit pour le travail, l’accession
à un logement, ou simplement l’entrée en boîte. « J’en ai bavé. Mon petit
frère aussi et ce sera pareil pour mon
fils », poursuit le jeune père de famille.
«Comme si Maghrébin
rimait avec rappeur»
Pour Fatima, dynamique trentenaire,
partir n’est pas une solution. Pour
elle, c’est sur place, qu’il est nécessaire de changer les choses : « Ce qu’il
faudrait, c’est ouvrir de nouveaux horizons à nos enfants. Quand on veut
de la culture, on nous propose toujours du hip-hop, du rap. Comme si
Maghrébin rimait forcément avec
rappeur. Et que nos enfants ne pouvaient pas faire autre chose que du
foot », se désole-t-elle.
La jeune femme a l’impression de ne
pas être écoutée, même si elle salue
les efforts déjà mis en place par la
Ville. Comme les cours de tennis dont
bénéficie son fils, loisir qui lui serait
resté inaccessible si elle avait dû
l’inscrire en club - et sans doute serat-elle heureuse d’apprendre qu’à
l’initiative de l’association Pat’à’sel
aura lieu, à partir du 4 février, la
première édition du festival d’Hiver
Cité, dont l’objectif est justement
d’amener la culture dans la cité (voir
DEUX QUARTIERS PRIORITAIRES
Par un décret du 31 décembre, Europe-Schweitzer et Florimont Bel-Air, font partie des
quartiers prioritaires de la politique de la Ville, tout comme 29 autres quartiers dans toute
l’Alsace. Il s’agit de quartiers situés en territoire urbain, caractérisés par un nombre minimal d’habitants et un écart de développement économique et social, apprécié par un
critère de revenu des habitants.
Dans les faits, il s’agit des zones où on trouve les situations les plus précaires. À noter que
le Cesec, le conseil économique, social et environnemental de Colmar, avait dressé entre
2009-2011 un état des lieux des quartiers ouest. Ce rapport, accessible en ligne (sur le site
de la Ville, www.colmar.fr), s’appuie sur des données chiffrées (fournies par l’observatoire
national des zones urbaines sensibles, l’Onzus) et l’analyse de différents intervenants du
quartier : élus, association ou acteurs sociaux. Il relevait par exemple un taux de chômage
bien supérieur à celui du centre-ville (22,6 % pour Europe, contre 11,2 % en moyenne), en
particulier chez les jeunes. Quelle a été l’évolution depuis ? Difficile à dire, puisque les
chiffres fournis par l’Onzus datent, au minimum, de 2009.
F09- 01
Chez les habitants, le sentiment de sécurité domine.
les DNA du 31 janvier).
Attachée à son quartier, Fatima
l’avait quitté quelques années pour
Logelbach. Elle dit qu’elle est revenue
parce qu’elle s’y sent mieux. La jeune
femme ne cache pas un certain complexe, celui de faire « trop quartier »,
notamment en matière de langage.
Alors elle fait des efforts. Elle fait
venir quelqu’un pour donner des
cours de conversation à sa fille : « Je
vois une amélioration. » Mais elle
plaide pour davantage de mixité :
« La précarité, l’alcool, la drogue.
Tout ça, ça tire nos enfants par le bas.
Alors que nous, on aimerait les tirer
vers le haut. »
M.B.
R
Q (*) Réalisé par Samuel Benchétrit,
d’après ses Chroniques de l’Asphalte.

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