Kandinsky, la musique des couleurs

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Kandinsky, la musique des couleurs
18 MUDAM AKADEMIE @ LUXEMBURGER WORT
Wassily Kandinsky (Moscou 1866 – Neuilly-
Comprendre l'art d'aujourd'hui
Mudam Akademie, la deuxième! Après
le succès du premier cycle de conférences sur les mouvements et les
tendances de l'histoire de l'art du XXe
siècle, «Mudam Akademie» propose une
nouvelle série qui met au centre les
artistes du XXe siècle. En dix conférences, consacrées chacune à l'oeuvre
d'un artiste majeur, Claude Moyen présentera une palette de choix des figures
incontournables de la modernité. Plus
que de donner des repères historiques,
ce professeur chevronné fournira quelques outils indispensables à la lecture et
à la compréhension de l'art moderne et
contemporain. Pour cette nouvelle année académique ouverte à tous, le
«Luxemburger Wort» s'associe à nouveau au cycle de conférences en fournissant à ses lecteurs une série inédite
de doubles pages consacrée à l'artiste
du mois: repères historiques et biographiques, extraits de correspondance ou
d'écrits, illustrations. A collectionner!
Aujourd'hui surtout, car les contributions que l'on trouvera dans cette double
page, substance du cours qui ce soir
sera donné au Mudam, portent sur
Wassily Kandinsky, l'immense figure de
proue de l'art moderne.
Des places sont encore disponibles.
Cours en luxembourgeois. Réservations
et informations sur www.mudam.lu et
au tél. 45 37 85 522.
Un jalon historique
Une vie d'artiste, une vie d'homme
Kandinsky: une existence rocambolesque mais réfléchie. (PHOTO: MUDAM)
PAR ROMINA CALO
Nul peintre ne connut de parcours
aussi intellectuel que Wassily Kandinsky (1867 - 1944). Nul peintre ne
lutta autant pour pouvoir s'affirmer en tant qu'artiste tout simplement. Nul peintre ne peut être
qualifié de théoricien de l'art plus
que Wassily Kandinsky, ou Vassily, comme sa dernière femme
Nina insistait pour l'orthographier.
Né à Moscou avec une cuillère
en argent dans la bouche, Wassily
Kandinsky a bénéficié de l'éducation de tout jeune russe bourgeois
de cette deuxième moitié du XIXe
siècle. Fils de commerçants amoureux des arts, il a très vite été
sensibilisé aux accomplissements
artistiques de son époque, sans que
cela ne soit encore véritablement
une vocation. La peinture, il la
pratique longtemps dans son
temps libre, en dilettante. Il est né
russe, prend la nationalité allemande après sa fuite de la Russie
bolchevique, la perd lorsque les
nazis le déchoient et devient finalement français en 1939, cinq ans
avant de mourir paisiblement à
Neuilly-sur-Seine, à 77 ans. Certes,
il aura connu dans sa vie plus d'une
révolution.
Il vit dans sa chère Russie une
première vie, accomplissant tout
ce qu'on attend de lui, réussissant
ses examens de droit et fréquentant ses pairs et ses nombreux et
fortunés cousins. Il en épouse une
d'ailleurs, Anya, elle aussi cultivée
et sérieuse. Étrangement, tout se
passe comme si la passion avait du
mal à percer, comme si elle restait
enfouie au plus profond de lui, lui
donnant parfois l'intuition d'être là
sans pour autant prendre le dessus,
jamais.
Plus tard, dans ses écrits théoriques, il raconte lui-même les premières intuitions qui vont justifier
son destin d'artiste. Un rêve d'enfant qui lui fait entr'apercevoir le
divin céleste, puis un voyage
d'étude ethnographique dans la
Russie profonde. Par le biais de la
couleur – des couleurs qui le
touchent plus que tout, il touche
du doigt pour la première fois
l'expression de cette «vie intérieure» qu'il souhaite transmettre
sur toile. Devenu adulte, il réalise
progressivement que sa voie ne
peut être qu'une et qu'elle passera
par l'art et la peinture, malgré ses
études et sa profession, malgré son
âge avancé – trente ans –, malgré
les attentes placées en lui. 1896
marque l'année du déménagement
à Munich, le point de départ d'années de formation, d'abord laborieuse et académique, puis alimentée de nombreux voyages et rencontres.
Il est à la recherche de cette
«solution» qu'il a pressentie un
jour devant une «Meule» de Monet aux couleurs invraisemblables.
Plusieurs tentatives s'ensuivent
pour instituer cette nouvelle manière. L'association Phalanx créée
avec d'autres artistes munichois,
puis l'épisode Der Blaue Reiter en
1911. Une de ses élèves, Gabriele
Münter, deviendra sa compagne
jusqu'en 1914. La guerre l'oblige à
retourner en Russie où il se marie
avec Nina qui lui donnera un fils. Il
tente de s'impliquer dans la création de nouvelles structures artistiques, mais fuit finalement la Russie bolchevique et accepte l'invitation de Walter Gropius de devenir
professeur au sein du Bauhaus à
partir de 1921. Les Nazis ferment
l'école et le chassent d'Allemagne
en 1933, il se tourne alors vers Paris
où il passe les dix dernières années
de sa vie.
Rocambolesque et pourtant réfléchie, l'existence de Kandinsky a
marqué son époque autant que
celle-ci a été déterminante dans la
sienne. En histoire, il est le témoin
d'une période charnière. En histoire de l'art, il est le père de
l'abstraction. Et l'une ne va pas
sans l'autre.
Luxemburger Wort
Donnerstag, den 24. November 2011
MUDAM AKADEMIE @ LUXEMBURGER WORT 19
Luxemburger Wort
Donnerstag, den 24. November 2011
sur-Seine 1944)
Künstlerschriften im 20. Jahrhundert
Kandinsky, la musique des couleurs
Pour le peintre russe, la couleur est intimement liée à la musique
qui l'a accompagné toute sa vie
Wassily Kandinsky:
Über das Geistige in der Kunst
„Hungrige Seelen gehen hungrig ab“
PAR CLAUDE MOYEN
VON MARKUS PILGRAM
«Parmi les trois peintres que
j'estime déterminants dans leur
époque, je veux dire, Kandinsky,
Klee, Mondrian, Kandinsky représente à mes yeux, l'alliage subtil entre finesse et géométrie.
Comme nous sommes loin, et
pour jamais, du divertissement!»
(Pierre Boulez)
Wassily Kandinsky, grand maître
de l'art abstrait, est un des pionniers de l'art du XXe siècle. Peintre
et théoricien, il a contribué plus
qu'aucun autre à enrichir la fonction mimétique traditionnelle de
l'art par une nouvelle mission,
celle de mettre en valeur les
formes et les couleurs comme des
éléments d'expression autonomes.
«Les premières couleurs qui me
firent grande impression sont le
vert clair et vif, le blanc, le rouge
carmin, le noir et le jaune ocre. Ces
souvenirs remontent à ma troisième année. Ces couleurs appartenaient à divers objets que je ne
revois pas aussi clairement que les
couleurs elles-mêmes». Sensible
depuis son enfance au pouvoir
évocateur des couleurs qui s'identifient aux réminiscences de sa
mémoire affective, Kandinsky,
l'autodidacte, va faire de son don
un art et de son art une théorie
picturale qui, savamment connectés aux révolutions artistiques et
culturelles en cours, vont faire basculer l'histoire de l'art.
L'événement clef, selon la légende, qui provoque en ce juriste
diplômé, trentenaire, la décision
de se consacrer entièrement à la
peinture, a été une représentation
du Lohengrin de Wagner à l'opéra
de Moscou. La musique appela en
lui des images qu'il a toujours eu
envie de peindre. Commence à
germer en lui l'idée de «nécessité
intérieure»: la raison d'être de l'art
n'est pas d'imiter la nature, mais
elle naît par la volonté de l'artiste
d'exprimer son monde intérieur
sans être influencé par les formes
extérieures. En se référant à la
musique, il envisage le travail du
peintre comme celui du compositeur qui utilise sons, rythmes et
timbres pour toucher l'âme de l'auditeur. De même, le tableau est une
composition dont les matériaux
sont formes et couleurs et leurs
interactions infinies. Sur le plan
pictural, Kandinsky développe des
forces équivalentes à celles que
dégage la musique.
«Improvisations, Impressions
et Compositions»
L'émancipation de la forme et de la
couleur est réfléchie et expérimentée dans son art dès 1910. Kandinsky avance de manière progressive, tâtonnante, sans se sentir
contraint de se débarrasser au plus
vite de toute relation à la figuration. Dans les tableaux de cette
époque intitulés «Improvisations,
Impressions et Compositions», la
quête du peintre consiste à faire
résonner des éléments figuratifs
dans l'abstrait et, inversement, de
charger les éléments abstraits de
sens. Dans ces tableaux, la relation
à la réalité objective est dissoute
Jaune-Rouge-Bleu, 1925. Huile sur toile, 128 x 201, cm, Centre Georges Pompidou,
dans un processus de réduction
(simplification des formes, émancipation du motif, autonomie des
couleurs). En même temps, les éléments picturaux, libérés de leur
fonction mimétique, sont chargés
d'un nouveau pouvoir expressif de
transmission émotionnel. Cette
rupture progressive avec la figuration, sur le mode d'une abstraction
« lyrique », opposant lignes et
masses colorées et affrontant des
formes souples aux contours indéfinis, est accompagnée par une
étude théorique de l'action psycho-physiologique de la couleur,
publiée dans les réflexions écrites
de Kandinsky, et notamment dans
son premier ouvrage, Du spirituel
dans l'art, daté de 1912.
Les recherches synesthésiques
de Kandinsky font se croiser son
parcours artistique avec celui du
compositeur Arnold Schönberg. À
Munich, en janvier 1911, après un
concert de Schönberg, Kandinsky,
ému par une musique inouïe où la
tonalité chavire, peint son célèbre
tableau à dominante jaune Impression III (Konzert). Schönberg est
en train de remettre en cause en
profondeur les habitudes de composition traditionnelles et la théorie de la musique occidentale. Son
nouveau langage musical a un impact comparable à celui de l'abs-
traction et est à la base d'une
nouvelle musique avant-gardiste
intitulée «musique contemporaine» par son émancipation des
dissonances et son rejet de l'hiérarchie tonale. Une correspondance est engagée avec celui en qui
Wassily Kandinsky, Impression III
(Konzert), 1911. Huile sur toile, 77,5 x
100 cm, Städtische Galerie im Lenbachhaus, München.
Paris.
Kandinsky devine un pair, des
convergences sont constatées, des
rencontres organisées, une amitié
naît sur un accord parfait.
Adieu à la tonalité, adieu à la
figuration! Non seulement Schönberg et Kandinsky sont faits pour
s'entendre, mais quand l'atonalisme rencontre l'abstraction, nul
ne peut plus douter que l'histoire
de l'art est en marche.
Les principes de couleur
et de dessin analytique
Plus tard, au Bauhaus, enseignement et pédagogie obligent, Kandinsky soumet le feu d'artifice originel des formes et des couleurs à
la règle, en lui imposant un code.
Au moment où il peint Jaune-Rouge-Bleu (1925), le peintre applique
dans son tableau les principes de
couleur et de dessin analytique
qu'il enseigne à ses étudiants et
dont il fait la théorie dans «Point,
ligne, plan», publié en 1926. Une
obligation spirituelle plus stricte
pousse Kandinsky à élaborer une
théorie de l'abstraction méthodique où les éléments géométriques élémentaires, le point, la
ligne, le plan, sont mis en relation.
L'ouvrage est sous-titré «Pour une
grammaire des formes» et étudie
l'assemblage des éléments picturaux à la manière de la syntaxe.
L'artiste commence sa grammaire
par le point: «Le point s'incruste
dans le plan originel et s'affirme à
tout jamais. Ainsi est-il intérieurement l'affirmation la plus concise
et permanente, qui se produit brièvement, fermement et vite. C'est
pour cela que le point est au sens
extérieur et intérieur l'élément
premier de la peinture et spécifiquement des arts ,graphiques‘».
La question, très discutée, à savoir qui a produit le premier tableau abstrait, n'est plus vraiment
d'actualité aujourd'hui. L'abstraction précède en effet 1910, année à
laquelle Kandinsky date sa première aquarelle abstraite. Il est
clair aussi que l'évolution historique de l'art est arrivée en 1910 à
un point où renoncer à la représentation devient une possibilité formelle pour un certain nombre de
peintres: Robert Delaunay, Piet
Mondrian, Frantisek Kupka ou Kasimir Malevitch.
Que ces peintres se soient par la
suite servis des idées de Kandinsky
pour éclairer leurs propres avancées picturales est une autre histoire. L'essentiel dans cette aventure est que Kandinsky n'a pas
introduit le passage vers l'abstraction de manière brusque et directe,
mais en étapes, sans jamais en faire
un dogme.
44-jährig verfasste Wassily Kandinsky im Jahre 1910 seinen wichtigsten Text, „Über das Geistige in der
Kunst.“ Dieses für die Entwicklung
der abstrakten Malerei richtungweisende Buch entstand ganz im
Kontext seiner damaligen Epoche
und gibt dem heutigen Leser auch
einhundert Jahre später weise Einsichten und Wahrheiten an die
Hand. Das Buch, Ende 1911 publiziert, doch auf 1912 datiert, erschien
in einer für seinen Autor aufregenden Zeit. Kandinsky hatte gerade
mit dem gegen die Satzungen der
Neuen Künstler Vereinigung München verstoßenden Gemälde Komposition V seinen Ausschluss aus
der von ihm selbst geleiteten
Gruppe provoziert, die von ihm
„möglichst verständliche Werke“
verlangt hatte. Zusammen mit
Franz Marc hatte er gleich anschließend den Blauen Reiter gegründet,
dessen Almanach nur wenig später,
im Mai 1912, erscheinen sollte.
„Über das Geistige in der Kunst“
begleitete ihre erste Ausstellung in
der Galerie Thannhäuser in München. Noch im Jahre 1912 mussten
zwei weitere Auflagen gedruckt
werden, dann jedoch verschwand
das Buch aus dem Blickfeld und
wurde schnell zum Mythos, dessen
Titel oft programmatisch zitiert
wurde. Erst nach dem zweiten
Weltkrieg fand der Text durch
Neuauflagen und Übersetzungen
(z. B. 1949 in Frankreich) ein neues
Interesse.
Kandinsky beschrieb später den
Zweck seines Buches mit der Absicht, die „unbedingt in der Zukunft
nötige Fähigkeit des Erlebens des
Geistigen in den materiellen und in
den abstrakten Dingen zu wecken.
Der Wunsch, diese beglückende Fähigkeit in den Menschen, die sie
Wassily Kandinsky, Über das Geistige in
der Kunst, 1912, Dritte Auflage.
noch nicht hatten, hervorzurufen,
war das Hauptziel der beiden Publikationen.“ Doch gleichzeitig gestand er sich ein, in seinem pädagogischen Elan zu optimistisch geglaubt zu haben, „dass der Beschauer sich mit offener Seele dem
Bild gegenüberstellt und eine ihm
verwandte Sprache herauslauschen
will. Solche Beschauer existieren
auch, nur sind sie ebenso selten wie
Goldkörner im Sand.“
Der Künstler als
gesellschaftlicher Prophet
„Über das Geistige in der Kunst“
befasst sich im ersten, allgemeinen
Teil mit der prophetischen Rolle
des Künstlers als einem, der inmitten einer vom Materialismus geprägten Zeit „sieht und zeigt.“ Die
Kunst solcher Zeiten, die sich vornehmlich der Virtuosität und der
Frage nach dem „Wie?“ hingibt, ist
für Kandinsky eine „kastrierte
Kunst,“ L'art pour l'art, die den
Betrachter kalt lässt: „Hungrige
Seelen gehen hungrig ab.“ Nur die
Kunst, die Potenzen für die Zukunft
in sich birgt, könne das geistige
Leben anführen. Der Künstler befände sich dabei an der Spitze einer
sich langsam vor- und aufwärts bewegenden Gesellschaft. Er schaffe
„Kunstwerke, die geistige Nahrung
bieten, bei denen der Zuschauer
einen Mitklang der Seele findet.“
Die dabei entstehende Schönheit
sei eine innere Schönheit, die „mit
Verzicht auf das gewohnte Schöne
aus befehlender innerer Notwendigkeit angewendet wird. Dem
nicht daran Gewöhnten erscheint
natürlich dieses innere Schöne
hässlich, da der Mensch im allgemeinen zum Äußeren neigt und
nicht gerne die innere Notwendigkeit erkennt.“
Der zentrale Begriff der „Inneren
Notwendigkeit“ führte Kandinsky
geradewegs in das Aufgeben gegenständlicher Motive. In Parallele zur
Musik, der er sich nicht nur durch
seine intensive Freundschaft mit
Arnold Schönberg verbunden fühlte, entwickelte er eine abstrakte
Formensprache, der er sich im
zweiten Teil des Buches annäherte.
(Klarer und ausführlicher sollte er
dies erst nach seinen Erfahrungen
als Lehrer am Bauhaus in seiner
theoretischen Schrift „Punkt und
Linie zu Fläche,“ 1925, formulieren.)
Wie Schönbergs Musik in „ein
neues Reich einführt, wo die musikalischen Erlebnisse keine akustischen sind, sondern rein seelische,“ so sucht auch Kandinsky in
dieser Zeit, in der er den für einen
Maler so fundamentalen Schritt in
die Abstraktion vollzieht, den
Klang seiner Bilder direkt in das
Gefühl der Betrachter zu lenken.
Seine so unter anderem Impression, Improvisation und Komposition
genannten Werke zeugen von systematischem Erkunden neuer malerischer Welten.
Die als erstes abstraktes Aquarell bezeichnete Studie Ohne Titel (1910) ist, wie heute allgemein anerkannt, wohl eine von
Kandinsky vordatierte Studie für Komposition VII von 1913. Paris, Musée National d'Art Moderne