Ordre et désordre citation

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Ordre et désordre citation
I Ordre et méthode : « L’ordre est le plaisir de la raison »
1) Ordre et méthode philosophique (sens général)
Règle de l’évidence
« Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse
évidemment être telle ; c'est-à-dire, d'éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et
de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si
distinctement à mon esprit, que je n'eusse aucune occasion de le mettre en doute. »
Règle de l’analyse
« Le second, de diviser chacune des difficultés que j'examinerais, en autant de parcelles qu'il
se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre. »
Règle de la synthèse
« Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus
simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusques à la
connaissance des plus composés, et supposant même de l'ordre entre ceux qui ne se précèdent
point naturellement les uns les autres. »
Règle du dénombrement
L’ordre a posteriori des « longues chaînes de raison » :
« Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je
fusse assuré de ne rien omettre.
a) La Précipitation comme absence de méthode et cause du désordre
« Ceux qui se croyant plus habiles qu’ils ne sont, ne se peuvent empêcher de précipiter leurs
jugements, ni avoir assez de patience pour conduire par ordre toutes leurs pensées ».
Descartes, Discours, Partie II.
Descartes, Règles pour la direction de l’esprit.
-
« juger avant que l’entendement ne soit parvenu à une connaissance complète d’un
ensemble de données » (Règle II)
-
« hâte excessive que l’on apporte à examiner les questions que l’on n’a pas pris soin de
bien poser » (Règle XIII)
« Il me semblait que je pourrai rencontrer beaucoup plus de vérité, dans les
raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont
l’événement le doit punir bientôt après, s’il a mal jugé (…) ».
Descartes, Discours Partie I
« Les impératifs hypothétiques représentent la nécessité d’une action possible
considérée comme moyen d’arriver à quelque autre chose que l’on veut (du moins qu’il
est possible qu’on veuille) »
Kant, Fondements de la métaphysique des Mœurs, section II, p. 125.
Epictète :
Manuel 29, 2, « Tu veux vaincre les jeux olympiques ? Et bien moi aussi par les dieux ! car
c’est un noble triomphe. Mais examine les antécédents et les conséquences (skopei ta
kathègoumena kai ta akoloutha) de ce projet, et alors seulement entreprends-le. Il faut te
discipliner (dei s'eutaktein) régler ta nourriture, t’abstenir de friandise, faire des exercices
forcés et réglés selon l’heure, la chaleur, le froid, ne pas boire de l’eau froide ni du vin à tout
hasard ; bref il faut te livrer à ton entraîneur comme à un médecin ».
« L’impératif catégorique serait celui qui représenterait une action nécessaire pour ellemême, et sans rapport à un autre but, comme nécessaire objectivement »
Kant, Fondements de la métaphysique des Mœurs, section II, p. 125.
Rousseau, livre IV de Émile ou de l'éducation : « Conscience ! conscience ! instinct divin,
immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ;
juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu »
b) La Prévention comme excès d’ordre
Réflexe de Milgram Stanley dans le film « I comme Icare » (H. Verneuil 1979)
« N’est-ce pas quelque avantage de se trouver désengagé de la nécessité qui bride les
autres ? Vaut-il pas mieux demeurer en suspens que de s’infrasquer en tant d’erreurs
que l’humaine fantaisie a produite ? » Apologie de Raymond Sebond, p. 161,
Gallimard. Essais, II, 12.
Cf. Mircéa Eliade : L’épreuve du Labyrinthe (Belfond 1989).
« L’ignorance qui se sçait, qui se juge et qui se condamne, ce n’est pas une entière ignorance :
pour l’estre, il faut qu’elle s’ignore soy-mesme. »
Montaigne, Apologie de Raymond Sebond, p. 158.
Descartes: « Je pense avoir eu beaucoup d’heur de m’être rencontré dès ma
jeunesse en certains chemins, qui m'ont conduit à des considérations et des
maximes, dont j’ai formé une méthode, par laquelle il me semble que j’ai moyen
d’augmenter par degré ma connaissance, et de l’élever peu à peu au plus haut
point, auquel la médiocrité de mon esprit et la courte durée de ma vie lui pourront
lui permettre d’atteindre. »
Discours, Partie I
c) Le Refus philosophique du désordre intérieur
Paul Valéry, Mauvaises Pensées et autres (Gallimard).
« Notre esprit est fait d'un désordre, plus un besoin de mettre en ordre ».
« Ce qui me réussissait, ce me semble assez bien, d’autant que, tâchant de découvrir la
fausseté et l’incertitude des propositions que j’examinais, non par de faibles conjectures,
mais par des raisonnements clairs et assurés, je ne rencontrais point de si douteuses que
je ne tirasse toujours quelques conclusions assez certaine, quand ce n’eût été que cela
même qu’elle ne contenait rien de certain ».
Descartes, Discours, Partie III
Epicure Lettre à Ménécée
« Il vaut mieux échouer, par mauvaise fortune après avoir bien raisonné, que réussir par
heureuse fortune après avoir mal raisonné ».
« Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à
changer mes désirs que l’ordre du monde ; et généralement à m’accoutumer à croire
qu’il n’y rien qui ne soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées ».
Descartes, Discours, Partie II
Trois possibilités d’ordre philosophiques :
Epicure : retrait du monde avec constitution d’un cercle d’amis : le Jardin, une sorte de
secte (coupée de l’extérieur). Ordre intérieur + plus mise en ordre d’une collectivité
fermée liée par l’amitié (la philia), la recherche du plaisir dans l’ataraxie (absence de
troubles). Ataraxia → a privatif + racine : tarassô : agiter, troubler, jeter dans le désordre
(Bailly). Maxime Capitale, XVII : « le juste est le plus exempt de désordre
(ataraktotatos), l’injuste est rempli du plus grand désordre »
Marc-Aurèle (stoïcisme en général) : acceptation du monde comme gouverné par un ordre
cosmique intangible qui échappe au vouloir humain. Ce qui implique un travail sur soi.
« Ou bien chaos, enchevêtrement, dispersion ; ou bien union, ordre, Providence » Pensées VI,
10. M-A. mise sur la deuxième option et ordonne son être intérieur en se soumettant à la
Providence divine.
Descartes : retrait du monde dans la solitude du chercheur. Culture de l’ordre intérieur
pour développer un savoir rationnel ; la science, à long terme, permettra d’éliminer les
grands fléaux qui s’abattent sur l’humanité (Partie VI du Discours).
Les trois stades du développement de l’esprit son représentés par des symboles :
Stade du « chameau » : le philosophe assume les valeurs traditionnelles, sens du devoir, de
la morale, de la culture, de la raison, etc. Phase d’ordre. La méthode cartésienne relève de
cette phase.
Stade du lion : le philosophe renverse les valeurs traditionnelles et les soumet à la critique.
Phase de désordre.
Stade de l’enfant : stade de la création de valeur ; Phase du jeu comme exploitation du
désordre. Le hasard devient nécessité. Ma parole est « laissez venir à moi le hasard, il est
innocent comme un petit enfant » APZ, III "Sur le Mont des Oliviers". Cf. aussi "Avant le
lever du Soleil » et Gilles Deleuze, Nietzsche et la Philosophie p. 30.
Cf. R. Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Paris 1953 p. 36 : « L’ordre, que ce soit celui du
continu poétique ou celui des signes romanesques, celui de la terreur ou celui de la
vraisemblance, l’ordre est un meurtre intentionnel ».
« Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en
repos, dans une chambre ». Pascal, Pensées, § 139 Brunschvicg
2) Deux types de méthode
a) Etymologie
Etymologie grecque du mot méthode meta hodos : « à la suite du chemin ».
-
Sens premier quête de l’adaptation du moyen (poursuite) à la fin (piste) et donc un ordre,
une progression efficace. La méthode ne tardera pas à prendre l’aspect de la progression
scientifique rigoureuse marquée par la primauté de l’ordre.
-
Sens second : méthode le sens de cheminement, de piste indirecte, de voie détournée, car
être sur la piste de quelque chose implique parfois la ruse, le sens de l’adaptation aux
circonstances. De ce fait, methodos prend le sens de voie détournée, capter, tromper
séduire.
b) Une méthode inversée
Edgar Morin :
« Aujourd’hui, dit-il, notre besoin historique est de trouver une méthode qui
détecte et non pas occulte les liaisons, les articulations, solidarités, implications,
imbrications, interdépendances, complexités. Il nous faut partir de l’extinction des
fausses clartés. Non pas du clair et du distinct, mais de l’obscur et de l’incertain ;
non plus de la connaissance assurée, mais de la critique de l’assurance. Nous ne
pouvons partir que dans l’ignorance, l’incertitude, la confusion », La Méthode, I,
Paris, 1977, p. 16.
c) Méthode platonicienne contre méthode sophistique
Platon :
« Allons, à nous maintenant de ne plus relâcher la bête. La voilà, en effet, assez bien
enveloppée dans les mailles où le raisonnement sait arrêter ce gibier-là. Aussi le nôtre
ne s’esquivera plus… » Sophiste 235b
« Avant cette difficile et pénible chasse qu’exigera, nous le savons, le genre
sophistique, il nous faut faire d’abord, sur quelque sujet plus facile, l’essai de cette
méthode (methodos) applicable à cette recherche ». Sophiste, 218d.
« Jusqu’à ce point donc, sophiste et pêcheur à la ligne se tiennent compagnie, faisant
route commune » (222a)
II Ordre et cosmos
1) Cosmos comme belle ordonnance
a) Etymologie de cosmos
Diogène Laërce, Vies, VII, 48 :
« Favorinus dit que Pythagore a fait usage des définitions dans tout le domaine des
mathématiques. Cet usage et ceux qui le fréquentèrent l’étendirent ; puis ce fut le tour
d’Aristote et des Stoïciens. Qui plus est il fut le premier à appeler le ciel « cosmos » et
à dire que la terre était ronde. »
Kosmô erchesthai signifie dans l’Iliade (12, 225) aller en ordre. Mouvement discipliné d’une
armée. Chez Solon (640-560), le cosmos prend un sens plus politique : dans son Elégie aux
Muses, V, II, Solon emploie l’expression kata kosmon (selon l’ordre) pour que l’ordre social
trouve son inspiration sur l’ordre divin.
Cf. la notion d’ordre chez de Plotin. IV, 4, 35
"Le monde est un animal unique; c'est pourquoi il faut, de toute nécessité qu'il soit en
sympathie avec lui-même; le cours de sa vie, conforme à la raison est toujours en
accord avec lui-même; il n'y a pas de hasard dans sa vie mais une harmonie et un ordre
unique; ses diverses configurations suivent un ordre rationnel; chacune de ses parties
dans sa danse se conforme à des nombres".
b) Deux types d’ordre harmonique
Pourquoi le cosmos serait-il ordonné ?
Deux grandes possibilités de concevoir l’ordre universel (deux expressions de la rationalité) :
-
Une qui insiste sur la causalité efficiente : ordre diachronique
-
L’autre (moins connue) qui révèle l’existence d’une organisation formelle : ordre
synchronique.
Les Stoïciens voyaient le monde comme un vaste théâtre dans lequel chaque individu joue son
rôle, joue sa partition dans le concert universel (Epictète, Manuel, XVII ; Cicéron, De
Finibus, III, 20, 67, Plotin, Enn. III, 2, 15-16). Et tous les rôles s’accordent et font sens les uns
par rapport aux autres : tel est l’ordre synchronique qui met en évidence les correspondances
de sens, les analogies, les similitudes, les coïncidences pour des événements qui appartiennent
à des séries causales différentes :
Schopenhauer s’étonne du fait que :
« Chaque fois le destin de l’un s’accorde avec le destin de l’autre, chacun est le héros
de son propre drame et le figurant dans celui d’autrui ».
"De l’intentionnalité apparente dans le destin de l’individu" (Parerga und
Paralipomena, vol. I, éd. Koeber, Berlin 1891)1.
D’où la métaphore du globe terrestre avec parallèles (ordre synchronique) et méridiens (ordre
diachronique) : deux événements appartenant à deux séries causales différentes (deux
méridiens) peuvent être en analogie (sur le même parallèle).
Exemple la loi des séries de Kammerer. Les parallèles renvoient à un principe implicite de
l’harmonia praestabilita et au principe présocratique de e(/n to\ pa=n (Parménide, DKA7, 23,
49).
Explication schopenhauerienne : présupposé transcendantal (terme kantien qui désigne ce qui
est indépendant de l’expérience mais qui reste impliqué a priori pour ordonner l’expérience) :
1
Cité par C. G. Jung dans Synchronicité et Paracelsica, Albin Michel, Paris 1988 p. 29.
la volonté, force cosmique, organique et fondamentale à l’origine de toute vie accorde chaque
être de telle façon qu’il soit en correspondance harmonique selon les causes temporelles et les
relations simultanées, jouant le rôle de fatum ou de la Providence.
Pour Kant, l’idée de finalité est un concept a priori, régulateur de la connaissance et non
constitutif (il n’est pas un élément du savoir qui ne peut être augmenté qu’en appliquant le
principe du déterminisme des causes efficientes) :
« Nous avons à notre disposition dans la faculté de juger un principe transcendantal
de la finalité de la nature pour la finalité des formes naturelles qui se rencontrent dans
la nature » (Critique de la Faculté de juger, Introduction, XX, 218).
« Il va de soi que ce principe n’est pas pour le jugement déterminant mais pour le
jugement réfléchissant, qu’il est régulateur et non constitutif ; il nous fournit un fil
conducteur pour considérer les objets de la nature par rapport à un principe de
détermination déjà donné, suivant un nouvel ordre de lois et pour élargir ainsi la
science de la nature d’après un autre principe, celui des causes finales, sans dommage
toutefois pour celui du mécanisme de sa causalité » » (Critique de la Faculté de juger,
Analytique du jugement téléologique, V, 379, p. 344 Folio)
Cf. la théorie des quatre causes d’Aristote, Métaphysique, 983a25-30
« Or les causes se disent en quatre sens.2 En un sens, par cause nous entendons la
substance formelle3 ou quiddité4 (en effet, la raison d’être d’une chose se ramène en
définitive à la notion (logos) de cette chose, et la raison d’être première est cause et
principe) ; en un autre sens encore, la cause est la matière ou le substrat ; en un
troisième sens, c’est le principe d’où part le mouvement5 ; en un quatrième, enfin,
qui est l’opposé du troisième, la cause, c’est la cause finale ou le bien (car le bien est
la fin de toute génération et de tout mouvement) »
Pour simplifier cette théorie des quatre causes, on peut la ramener à deux principales :
-
La causalité efficiente et matérielle. Ordre de la causalité qui associe matière et
mouvement.
2
Cause matérielle, motrice, formelle et finale. Exemple de la statue : cause matérielle (marbre) ; cause motrice
ou efficiente (burin) ; cause formelle (Zeus debout) ; cause finale (gloire). Elles se réduisent à deux grands types
de causes matérielle et formelle.
3
Ce qui fait qu’un être est ce qu’il est (ce qui assure la stabilité formelle d’un être), à différencier de la substance
matérielle.
4
Littéralement : le fait pour un être de continuer à être ce qu’il était : to ti ên eînai. Quid = pourquoi en latin.
5
La cause efficiente.
-
La causalité qu’on peut appeler soit formelle (primauté de la structure sur le substrat
matériel), soit finale (finalité interne = ordre interne + finalité externe = principe
intentionnel d’organisation).
Matière
Primauté de la matière
(matérialisme – existentialisme)
Mouvement
science moderne (physique de la force
mathématisée, pôle matériel dominant)
Primauté de la structure
Forme
(idéalisme – essentialisme)
Fin
Héraclite critique l’harmonie des Pythagoriciens :
« Ils ne comprennent pas, dit-il, comment ce qui s’oppose à soi-même s’accorde avec
soi. Il est une harmonie (harmoniè) par action de sens contraire, comme l’arc et la
lyre » (fragt 51)
Eryximaque, dans le Banquet de Platon (187a), s’en prend à l’harmonie héraclitéenne :
« C’est le comble de l’absurdité de faire consister l’harmonie dans le fait d’une
opposition, ou de la faire dériver d’opposés qui le sont encore ».
CF. Alain Petit, "Harmonie pythagoricienne et harmonie héraclitéenne" in Revue de
Philosophie ancienne, 1995, p. 55-66.
La pensée hégélienne et post-hégélienne (Marx) reprendra la dialectique héraclitéenne des
forces contraires comme logique de la vie, du mouvement de l’Histoire, mais à l’opposition
éternelle des contraires (Eternel Retour), elle substitue une synthèse finale.
Thèse
Antithèse
Maître
Esclave
Appropriation des moyens Dépossession des
de production
moyens de production
Synthèse
Maître sans Esclave
Appropriation des moyens de
production par les producteurs
c) Critique spinoziste de la notion d’ordre et abandon du paradigme harmonique
Critique du finalisme :
D’où la critique spinoziste :
« Après s’être persuadés que tout ce qui arrive est fait à cause d’eux, les hommes ont
dû juger qu’en toutes choses le principal est ce qui pour eux a le plus d’utilité, et tenir
pour les plus excellentes celles qui les affectent le plus agréablement. Par là ils n’ont
pu manquer de former ces notions par lesquelles ils prétendent expliquer la nature des
choses, ainsi le Bien, le Mal, l’Ordre, etc… » Spinoza, Appendice de la partie I de
l’Ethique.
« Comme ceux qui ne connaissent rien de la nature des choses, n’affirment rien qui
s’applique à elles, mais les imaginent seulement et prennent l’imagination pour
l’entendement, ils croient donc fermement qu’il y a en elle de l’Ordre, dans
l’ignorance où il sont de la nature des choses ».
Au langage de la finalité, Spinoza substitue le langage mathématique :
« La mathématique occupée non des fins mais seulement des essences et des propriétés
des figures a fait luire devant les hommes une autre norme de vérité ».
D’où sa critique radicale des conceptions traditionnelles de harmonia mundi :
« Ils montrent comment les mouvements objectifs produisent dans notre esprit les
qualités sensorielles. Les mouvements qui agissent sur le nerf optique provoquent les
visions ; sur les narines, l’odeur qui sera qualifiée de bonne ou de fétide selon qu’elle
nous convient ou pas. »
« Et enfin ceux (les mouvements) qui ébranlent les oreilles, on dit qu’ils produisent un
bruit, un son ou une harmonie, et au sujet de cette dernière qualité, l’extravagance des
hommes a été jusqu’à croire que Dieu aussi se plaît à l’harmonie. Il ne manque pas de
Philosophes qui se sont persuadé que les mouvements célestes composent une
harmonie. Tout cela montre assez que chacun juge des choses selon la disposition de
son cerveau ou plutôt leur a laissé se substituer les manières d’être de son
imagination ».
Exemple de la chambre à coucher que propose Bergson, in Evolution créatrice p. 233-234,
PUF.
« Le désordre est simplement l’ordre que nous ne cherchons pas » Bergson, La Pensée et le
Mouvant, "Le possible et le réel".
« La notion de désordre absolu enveloppe alors une contradiction véritable, puisqu’elle
consiste à ne laisser qu’une seule phase à l’opération qui, par hypothèse, en
comprenait deux ».
Seule phase : perception du désordre ; deux phases :
- attente d’un certain ordre
- déception de ne pas percevoir
cet ordre
D’où la relativité du désordre. Il y a toujours déjà de l’ordre. Le Chaos est une vue de l’esprit.
En conséquence, l’ordre ne peut pas se surajouter à l’absence d’ordre.
Cf. Bergson, le possible et le réel, Ed. Magnard p.132.
2) Déterminisme de la nature
a) La nature comme ordre régi par des lois
Déterminisme : « ordre établi dans l’univers ou système de lois qui président à
l’existence des choses et à la succession des êtres ». Littré.
Règne de la cause efficiente :
Le principe d'inertie définit la causalité mécanique : le mouvement ne provient que de l'action
exercée d'un corps sur un autre et se poursuit d'une manière indépendante sur le corps qui a
été actionné.
On ne conçoit donc pas d'autre mouvement physique que celui produit par un corps sur un
autre (Cf. Descartes Principes de la Philosophie II, art. 37 et suivants).
Cela n'empêchera pas Descartes de concevoir l'existence de causes finales sur un autre plan
que scientifique, mais elles sont de nature divine et donc inaccessibles à notre entendement
fini.
Le principe du déterminisme est exprimé par Kant de cette manière :
"Lorsque nous apprenons qu'une chose arrive, nous présupposons toujours qu'une
chose a précédé, dont la première découle selon une règle". Seconde Analogie de
l'Expérience (Analytique des Principes, Critique de la Raison Pure)
b) le démon de Laplace
D’où une allusion indispensable au système de Laplace qui montre clairement toute
l'extension qu’a pu prendre l'idée de déterminisme dans le cadre de la physique newtonienne.
La notion de démon ne reste qu'une fiction.
On imagine un démon dont le pouvoir est de connaître ce que l'homme ne peut pas connaître,
ou de connaître parfaitement ce que l'homme ne connaît que d'une façon approximative
comme par exemple l'emplacement des atomes (conditions initiales)
Avec la fiction du « démon de Laplace » on entre dans un monde théorique qui ne laisse
aucune place au hasard, donc au désordre. "Dieu ne joue pas aux dès" (Einstein).
c)
Ordre mécanique : une vision du monde désenchantée
"La science semblait
montrer que la nature n'est qu'un automate soumis". Ilya Prigogine et
I. Stengers, La Nouvelle Alliance.
"L'ambition de ramener l'ensemble des processus naturels à un petit nombre de lois a ellemême été abandonnée".
La science est dès lors régionale, non plus totalisante. Elle choisit ses domaines
d'investigation : elle est "élective", régionale.
Bachelard : « L’Univers est l’infini de mon inattention (…) L’Univers est mon repos.
L’Univers est ma paresse. Ce n’est jamais ma pensée » "Univers et réalité", in Engagement
rationaliste, 1972, pp. 104-8.
3) Chaos et entropie
a) Le Chaos et le désordre
La Théogonie d’Hésiode VIIIe siècle av. J.C. :
Donc avant tout fut Chaos, puis Terre aux larges flancs…
Et l’Amour, qui brille entre tous les immortels…
De Chaos naquirent Erèbe et la noire Nuit, à son tour naquirent Ether et Lumière du jour…
Aristote, Métaphysique A, 984b-985a
Fragment 9 de Démocrite « Convention que le doux, convention que l’amer, convention
que le chaud, convention que le froid, convention que la couleur ; et en réalité : les atomes
et le vide ».
Marcel Conche in Epicure, Lettres et Maximes : « Grâce à la déclinaison de l’atome –
propriété de vie qui s’ajoute aux propriétés mortes de l’atome de Démocrite – la nature
devient un champ infini d’initiatives et son éternelle jeunesse peut être pensée ».
« Sans lui [le clinamen], la nature n’eût rien créé » (Lucrèce, De rerum natura, chant II,
vers 224)
Plotin ("De la Providence", Ennéades, III, 2, 4) :
« L’ordre ne naît pas du désordre, ni la loi de l’inégalité, comme le croit un certain
philosophe [Epicure]; selon lui, le supérieur naîtrait de l’inférieur et viendrait au jour grâce
à lui. Mais l’ordre est là parce qu’il a été introduit ; aussi, parce qu’il y a de l’ordre, il y a
du désordre ; parce qu’il y a loi et raison, il y a illégalité et déraison ; non pas que le
meilleur produise le pire ; mais les choses qui aspirent au meilleur sont impuissantes à le
recevoir, soit par leur nature, soit par le concours des circonstances et par les obstacles
venus d’ailleurs. »
b) Entropie : loi du plus grand désordre
La loi de l’entropie (du grec entropè, action de se retourner).
Le 2nd principe de la thermodynamique (principe d’entropie) prévoit la dégradation
inéluctable de l’énergie au sein d’un système isolé.
Toute structure organisée tend à perdre son organisation propre et à se dissoudre dans une
sorte d’indifférenciation chaotique de la matière.
Cl. Lévi-Strauss dans Tristes tropiques.
« Le monde a commencé sans l’homme et s’achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs
et les coutumes, que j’aurais passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une
efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens,
sinon peut-être celui de permettre à l’humanité d’y jouer son rôle. Loin que ce rôle lui
marque une place indépendante et que l’effort de l’homme – même condamné – soit de
s’opposer vraiment à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine,
peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désintégration d’un ordre
originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus
grande et qui sera un jour définitive.
Depuis qu’il a commencé à respirer et à se nourrir, jusqu’à l’invention des engins
atomiques et thermonucléaires en passant par la découverte du feu – et sauf quand il se
reproduit lui-même – , l’homme n’a rien fait d’autre qu’allègrement dissocier des milliards
de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d’intégration. Sans
doute a-t-il construit des villes et cultivé des champs, mais, quand on y songe, ces objets
sont eux-mêmes des machines destinées à produire l’inertie et à un rythme et dans une
proportion infiniment plus élevée que la quantité d’organisation qu’ils impliquent. Quant
aux créations de l’esprit humain, leur sens n’existe que par rapport à lui et elles se
confondront au désordre dès qu’il aura disparu. Si bien que la civilisation, prise dans son
ensemble, peut-être décrite comme un mécanisme prodigieusement complexe où nous
serions tentés de voir la chance qu’a notre univers de survivre, si sa fonction n’était que de
fabriquer ce que les physiciens appellent l’entropie, c’est à dire l’inertie… Plutôt
qu’anthropologie, il faudrait écrire « entropologie » le nom d’une discipline vouée à
étudier, dans ses manifestations les plus hautes, ce processus de désintégration. »
B Ordre et pratique humaine
1) Ordre et action sociale
a) Différence entre ordre de la nature et ordre social
"Si nous avons un prince, c'est pour qu'il nous préserve d'avoir un maître" Pline l'Ancien
(cité par Rousseau dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité, Partie
II).
"La loi édicte les préceptes de la raison publique", Rousseau, Disc. d’Eco. Polit. p. 248.
"La double généralité de la loi" Rousseau,Manuscrit de Genève II, 4.
Montesquieu : "Avant qu'il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice
possibles". Esprit des Lois Livre I, ch. I.
"Principes juridiques" Ronald Dworkin ("La Chaîne du Droit" in Droit et Société, Paris
1985).
« La loi n'est pas une invention de l'esprit humain, ni un décret des peuples, mais quelque
chose d'éternel et qui gouverne les peuples, qui montre ce qu'il est sage de prescrire et
d'interdire ». Cicéron, des Lois, II, 4.
Aristote : Ethique. à Nicomaque (1137a) : "La Justice dépasse la loi écrite".
Platon : "Il n'y a ni lois ni règlements quelconques qui n'aient une puissance supérieure à
celle de l'intelligence", Lois 875c-d.
Montesquieu : "Tous les êtres ont leurs lois", Esprit des Lois Livre I, ch. I.
Platon : "Que chacun soit à sa place dans l'ordre du tout" (République. IV, 441d).
Platon : Gorgias, 507e6 - 508a8 :
« Les savants (hoi sophoi), Calliclès disent que le ciel, la terre, les dieux et les hommes
sont unis ensemble (koinônia) par l’amitié, la règle, la tempérance et la justice, et c’est
pour cela, camarade, qu’ils donnent à tout cet univers (holon) le nom d’ordre (kosmos), et
non de désordre (akosmian) et de dérèglement. Mais il me semble que toi, tu ne fais pas
attention à cela, malgré toute ta science, et tu oublies que l’égalité géométrique a
beaucoup de pouvoir chez les dieux et chez les hommes. Toi tu penses au contraire qu’il
faut tâcher d’avoir plus que les autres (pleonexian) ; c’est que tu négliges la géométrie. »
(trad. Chambry).
Principe fondamental de la justice chez Platon : l’égalité géométrique.
D’où sa conception de la kallipolis ou « belle cité » de la République.
Méthode d’élaboration en raison (en logôi) de sa cité : méthode psycho-politique.
Analogie proportionnelle entre parties de l’âme et classes de la cité
Principe rationnel
to logistikon
Gardiens
race d’or
Principe irascible
to thumoeides
Auxiliaires
race d’airain
Principe désirant
to epithumetikon
Peuple
race de fer
Platon : « Que l’homme juste n’autorise aucune partie de lui-même à réaliser des tâches
qui lui sont étrangères, qu’il ne laisse pas les classes qui existent dans son âme se
disperser dans les tâches les unes des autres, mais qu’il établisse au contraire un ordre
véritable des tâches propres, qu’il se dirige lui-même et s’ordonne lui-même, qu’il
devienne un ami pour lui-même, qu’il harmonise les trois principes existant en lui
exactement comme on le fait des trois termes d’une harmonie musicale. » République, IV,
443d.
Loi d’entropie de la dégradation des constitutions des cités en République, VIII et IX.
Gouvernement des gardiens (raison) : aristocratie (ordre de la sagesse)
Gouvernement des guerriers (ardeur) : timocratie (ordre inférieur au premier)
Gouvernement des riches (raison de l’intérêt) : oligarchie (ordre encore inférieur)
Gouvernement du peuple (passions) : démocratie (ordre des intérêts équilibrés)
Gouvernement du "sauveur du peuple" (passions d’un seul) : tyrannie (désordre)
Platon : « N’est-il pas inévitable que dans une pareille cité l’esprit de liberté s’étende à
tout ? (…). Qu’il pénètre, mon cher, dans l’intérieur des familles, et qu’à la fin l’anarchie
(anarchia) gagne jusqu’aux animaux ? » (Rép. VIII, 562d9 - e5)
Platon : « L’excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude dans l’individu comme
dans l’Etat. » VIII, 564a.
Aristote : l’égalité géométrique correspond à la justice distributive pour les peines et les
délits et l’égalité arithmétique correspond à la justice commutative (ou corrective) pour les
contrats d’égal à égal. Cf. Ethique à Nicomaque. livre V, chap. III et IV.
La justice commutative ou corrective consiste à rétablir l’égalité dans les contrats.
Quand, lors d’un partage, un individu s’est arrogé plus que son dû, la fonction du juge est
de rétablir la moyenne arithmétique.
Pascal : « La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique ».
Pensées § 298 Brunschwig.
Déclaration des droits de l’homme : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux
en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune »
(art. 1er).
« La loi doit être la même pour tous soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse (art. 6) »,
«Tous les citoyens étant égaux aux yeux de la loi sont également admissibles à toutes les
dignités, places et emplois publics, selon leur capacités, et sans autre distinction que celle
de leurs vertus et de leurs talents » (art. 6).
Le député Jean Joseph Mounier de la Déclaration des droits de l’homme, du 26 Août
1789 : « Pour qu’une constitution soit bonne, il faut qu’elle soit fondée sur les droits de
l’Homme et qu’elle les protège ; il faut connaître les droits que la justice naturelle accorde
à tous les individus, il faut rappeler tous les principes qui doivent former la base de toute
espèce de société, et que chaque article de la Constitution puisse être la conséquence d’un
principe ».
Kant, dans la Métaphysique des Mœurs parle d’un passage de l’homo phaenomenon
(foncièrement inégalitaire, tel qu’il se présente empiriquement dans la nature) à l’homo
noumenon : l’homme comme personne, fin en soi, valeur absolue, ce qui implique
l’égalité de toutes les personnes.
l’empirisme politique qui est conservateur de l’ordre établi et qui ne cherche qu’à
préserver les normes traditionnelles de la vie bonne, même si elles ont injustes et
partiellement irrationnelles (le pouvoir traditionnel, le royalisme, le gouvernement
paternaliste). On notera à la décharge du pouvoir traditionnel que les mœurs aplanissent
souvent les injustices institutionnelles : « l’usage les a sans doute fort adoucies », dit
Descartes concernant les institutions (les grands corps) de l’Ancien régime (Discours, II).
le rationalisme politique qui fixe dans l’Idée les normes du droit (Republica noumenon de
Kant) en cherchant à faire respecter les valeurs formelles, les valeurs de la laïcité. Notons
à cet égard que le républicanisme actuel repose sur un idéalisme plus ou moins conscient,
mais on parlera plus précisément d’idéalisme des valeurs formelles de la laïcité.
l’idéalisme révolutionnaire qui propose un projet messianique de transformation de
l’homme et cherche à imposer de nouvelles valeurs de la vie bonne. A ce titre, l’idéalisme
révolutionnaire engendre le totalitarisme qu’il soit de droite ou de gauche (Staline, Mao,
Pétain, Pol Pot, etc.).
Pascal : "Plaisante justice qu'une rivière borne, vérité en deçà des Pyrénées, erreur audelà !"
b) La double législation morale et sociale
Platon : « Le juste tel que je l’ai représenté sera fouetté, mis à la torture chargé de chaînes,
on lui brûlera les yeux, enfin, ayant souffert tous les maux, il sera empalé et reconnaîtra
qu’il ne faut point vouloir être juste mais seulement le paraître », République, II, 361d362a.
Kant : "Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux vouloir qu'elle devienne
en même temps une loi universelle". Fondements de la Métaph. des M. 2ème section.
« Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi
universelle de la nature ».
« Le ciel étoilé au-dessus de ma tête et la loi morale au fond de mon cœur. » Critique de la
raison pratique.
« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien en ta personne que dans la
personne d’autrui, toujours en même temps comme une fin, jamais simplement comme un
moyen. »
« Il juge donc qu'il peut faire une chose parce qu'il a conscience qu'il doit la faire et il
reconnaît ainsi en lui la liberté qui, sans la morale, lui serait restée inconnue. »
E. Kant, Critique de la Raison pratique, Première partie, 1788, Éd. PUF, trad. F. Picavet,
1943.