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PENSÉE ET ÉDUCATION Kuki Shûzô, l’iki et la phénoménologie allemande Kuki Shûzô, l’iki et la phénoménologie allemande 449 SIMON EBERSOLT CEJ-INALCO, Paris I, Université de Kyôto KUKI SHÛZÔ, L’IKI ET LA PHÉNOMÉNOLOGIE ALLEMANDE INTRODUCTION Kuki Shûzô met pour la première fois en forme ses réflexions sur l’iki avec le texte intitulé « L’essence de l’iki » (« Iki no honshitsu ») qu’il finit de rédiger en décembre 1926, avant de publier sous forme d’article « La structure de l’iki » (« Iki no kôzô ») dans les numéros de janvier et de février 1930 de la revue Pensée (Shisô), puis sous forme de livre en novembre 1930 chez Iwanami (Kuki 1926 ; 1930a ; 1930b). L’iki est le phénomène intersubjectif de « charme » (kyôtai ou bitai) qui existe entre deux personnes, lesquelles cependant ne s’unifient pas comme dans l’amour romantique, mais au contraire conservent entre elles une « fierté » (ikiji) et éprouvent à l’égard des choses de ce monde un sentiment de « renoncement » (akirame). Si cette définition ne change pas dans les trois versions, celles-ci n’expriment pas moins une nette évolution méthodologique et idéologique de l’auteur. Or, ces trois versions son rédigées dans un contexte de réception de la phénoménologie allemande par les philosophes japonais des années 1920. Nous allons montrer en quoi cette réception a influé sur l’évolution méthodologique et idéologique de Kuki dans ses textes sur l’iki. 450 Simon Ebersolt « L’ESSENCE DE L’IKI » (1926) ET LES RÉCEPTIONS DE HUSSERL ET DE HEIDEGGER Dans « L’essence de l’iki », Kuki fait des remarques méthodologiques marquées par l’empreinte de la phénoménologie allemande. Il y privilégie la « “ compréhension de l’être ” concrète et factice [gutaiteki na, jijitsuteki na « sonzai etoku »] » heideggérienne à l’« Idéation » ou « intuition de l’essence » husserlienne (Kuki 1926 : 92). Cette « compréhension de l’être » est présentée comme une « attitude méthodologique » (Ibid.) apte à saisir les colorations concrètes, vivantes et particulières d’un phénomène culturel ; l’« intuition de l’essence », elle, est présentée comme « abstraite », puisqu’elle est considérée comme une faculté de pensée qui vise à saisir un « concept de genre [rui gainen] abstrait » : le mot japonais etoku, que Kuki a choisi pour traduire Verständnis (compréhension), est d’ailleurs un mot d’origine bouddhique insistant sur l’aspect concret et sympathique de la compréhension, et non pas sur son aspect théorique. Cependant, Kuki fait aussi référence à l’intuition de l’essence husserlienne, qu’il vient de critiquer, lorsqu’il affirme que l’essence de l’expérience ne peut être complètement perçue que par intuition : « L’essence de l’expérience, si on la considère comme οὖσια [ousia], ne peut être complètement perçue que par intuition. Cela semble paradoxal, mais nous devons reconnaître qu’il y a des concepts dont on ne peut saisir l’essence que par intuition » (Ibid. :102-103). Kuki cite d’ailleurs juste après ce passage les Idées directrices pour une phénoménologie pure de Husserl, publiées en 1913, et les cours de ce dernier sur la Psychologie phénoménologique de 1925. Ce premier texte sur l’iki, achevé en 1926, présente donc une incohérence, sinon une contradiction du point de vue de l’« attitude méthodologique ». Cette incohérence méthodologique peut être due à ce que Kuki, qui était en Europe depuis 1921, notamment à Heidelberg pour suivre les cours du néokantien Rickert, d’octobre 1922 à juillet 1923, et à Paris à partir d’automne 1924, n’avait pas encore à l’époque une connaissance approfondie de la phénoménologie. Nous avons vu qu’il cite les Idées directrices et la Psychologie phénoménologique de Husserl, et ce dernier a été présenté dans le monde philosophique japonais par Nishida Kitarô en 1911 dans « À propos de la thèse de l’école de logique pure dans l’épistémologie », et en 1916, dans « La philosophie d’aujourd’hui » (Nishida 1911 ; 1916) ; mais Kuki n’a pas encore lu Heidegger qui, à cette date, n’a encore rien publié. Nous sommes en effet en 1926, et Être et temps Kuki Shûzô, l’iki et la phénoménologie allemande 451 ne sera publié que l’année suivante. Si Kuki fait référence à la « compréhension de l’être » heideggérienne, c’est parce qu’il a lu l’article (cité d’ailleurs dans « L’essence de l’iki » (Kuki 1926 : 89)) sur « La nouvelle conversion dans la phénoménologie » écrit par Tanabe Hajime (Tanabe 1924), qui présente les principales thèses des cours de Heidegger sur l’« Ontologie (Herméneutique de la facticité) » auxquels il a participé à Fribourg au semestre d’été 1923. Étant donné par ailleurs que Heidegger n’a pas encore été présenté en France (Janicaud 2005), où Kuki séjourne en 1926, il semble que c’est seulement à travers la lecture de l’article de Tanabe, le premier texte japonais à présenter Heidegger, que Kuki connaît sa pensée, ce qui expliquerait l’incohérence méthodologique de « L’essence de l’iki ». Pour approfondir sa connaissance de la phénoménologie, Kuki part donc pour l’Allemagne. Il suit les cours de Husserl à l’Université de Fribourg entre avril et octobre 1927. Yamauchi Tokuryû, un des premiers disciples de Nishida, et Itô Kichinosuke, y étaient déjà venus étudier auprès de Husserl en 1920 ; Tanabe Hajime y était présent en 1923, Takahashi Satomi et Mutai Risaku en 1926 (Fujita 2011 : 5-8). Kuki rencontre en outre Heidegger chez Husserl, et entre novembre 1927 et l’été 1928, il suit à l’Université de Marbourg les cours de Heidegger, qui vient de publier Être et temps en février 1927 : ces cours portent sur L’interprétation phénoménologique de la « Critique de la raison pure » de Kant et sur Schelling, puis sur la logique de Leibniz et sur l’interprétation phénoménologique de la Physique d’Aristote. À Marbourg, comme le rapporte Heidegger lui-même dans « D’un entretien de la parole », Kuki aurait conversé avec lui sur l’iki, même si le philosophe allemand « ne pouvai[t], dans les entretiens avec Kuki, chaque fois que le pressentir de loin » (Heidegger 1976 : 87). N’oublions pas que la réception japonaise de Heidegger (Fujita 2011 : 8-12) se fait aussi par Tanabe, dont nous venons de dire qu’il était présent à Fribourg en été 1923, et par Miki Kiyoshi, présent à Marbourg en 1923-1924 : l’influence de Heidegger transparaît dans son Étude de l’homme chez Pascal de 1926, et Miki présente en janvier 1927, un mois avant la publication d’Être et temps, « Les concepts fondamentaux de la phénoménologie herméneutique » (Miki 1927). Fort de cet approfondissement des phénoménologies husserlienne et heideggérienne en 1927-1928 à travers la participation à leurs cours et à la lecture d’Être et temps, Kuki apporte des corrections dans ses considérations méthodologiques, ce qui l’amène à publier l’article « La structure de l’iki » en janvier-février 1930 et le livre du même titre en novembre de la même année. 452 Simon Ebersolt L’ÉVOLUTION ENTRE « L’ESSENCE DE L’IKI » (1926) ET LA STRUCTURE DE L’IKI (1930) Dans les deux versions de 1930, Kuki, comme l’a remarqué Fujita Masakatsu (Fujita 2002 ; 2010), rend cohérente son attitude méthodologique en supprimant le passage où il fait référence à l’intuition de l’essence husserlienne, et en mettant davantage en valeur l’attitude méthodologique heideggérienne. Après avoir affirmé, comme en 1926, que la compréhension du phénomène de l’iki ne doit pas être fondée sur l’Idéation ou intuition de l’essence, mais sur une compréhension de l’être concrète et factice, il ajoute dans l’article de janvier-février 1930 que « l’étude sur l’iki ne doit pas être “eidétique” » mais « “herméneutique” » (Kuki 1930a : 56), et dans le livre de novembre qu’« avant d’interroger l’essentia de l’iki, nous devons interroger son existentia » (Kuki 1930b : 14), pour faire ensuite explicitement référence en note (Ibid. : 15) à Être et temps de Heidegger. La « compréhension » de l’iki ne doit pas être, selon Kuki, « eidétique » mais « herméneutique » dans la mesure où elle doit non pas saisir une essence abstraite ou eidos par une opération théorique, mais – l’herméneutique étant l’art de l’interprétation – interpréter l’existence concrète de l’iki. Ainsi, d’un mélange de références à Husserl et à Heidegger dans la version de 1926, Kuki passe à une attitude méthodologique plus cohérente qui, dans les deux versions de 1930, fait seulement référence à Heidegger. C’est pourquoi de « L’essence de l’iki », faisant référence à l’intuition de l’essence husserlienne, le titre est changé en « La structure [kôzô] de l’iki » (Heidegger parlant de « structure ontologicoexistentiale », « existentialontologischen Struktur1 »). Nous pouvons aussi voir, par l’examen des trois versions, que l’attitude idéologique de Kuki sur la culture change entre 1926 et 1930. Remarquons tout d’abord que dans les trois versions Kuki élargit l’objet de la phénoménologie husserlienne et heideggérienne à un objet de la sphère culturelle et ethnique, l’iki. Que ce soit Husserl, qui par exemple décrit le donné pur du temps, ou Heidegger, qui décrit le donné de l’angoisse (Angst), les premiers phénoménologues décrivent des phénomènes qui n’ont aucune coloration culturelle particulière : tout homme, qu’il soit allemand ou non, peut comprendre les phénomènes du temps et de l’angoisse. Mais Kuki décrit délibérément un phénomène qui a une forte coloration culturelle, l’iki, et affirme que ce mot japonais n’a pas d’équivalent dans les langues européennes. Le changement entre 1926 et 1930 consiste en ce que Kuki insiste de plus en plus sur la particularité nationale du phénomène 1. Par exemple, Sein und Zeit, § 50. Kuki Shûzô, l’iki et la phénoménologie allemande 453 de l’iki. Dans l’article de janvier-février 1930, apparaît pour la première fois l’affirmation selon laquelle « l’iki est une des automanifestations notables de la modalité d’être particulière de notre peuple2 », affirmation changée dans le livre de novembre 1930 en : « l’iki est une des automanifestations notables du mode d’être particulier de la culture orientale ou, pour être exact, du peuple du Yamato3 ». Kuki insiste dans les deux cas sur le fait que par l’iki la culture japonaise se manifeste à elle-même (« automanifestation », jiko hyômei) sa propre particularité, les termes de « peuple » (minzoku) et surtout de « Yamato » ayant une forte connotation ethniciste. Cette tendance à la fermeture culturelle s’exprime bien plus encore sur la question de la possibilité d’échange culturel. Dans « L’essence de l’iki » de 1926, bien que le terme d’iki soit considéré comme n’ayant aucun équivalent adéquat dans les langues européennes, Kuki affirme qu’« il va sans dire que l’iki, tout en restant chargé de la coloration ethnique du Japon, peut être importé dans la culture occidentale. La culture occidentale, qui a introduit l’ukiyo-e, le haiku, le byôbu, le kimono, aura peutêtre, un jour ou l’autre, acclimaté l’iki d’une manière ou d’une autre » (Kuki 1926 : 105). Ici, Kuki affirme explicitement la possibilité d’échanges culturels entre le Japon et ce qu’il appelle l’« Occident », et dans l’article de janvier-février 1930, il imagine qu’il est même possible que « l’iki soit réimporté à nouveau au Japon » (Kuki 1930a : 103), mais ces passages sont supprimés dans La structure de l’ iki de novembre 1930. Pour expliquer cette « évolution vers un particularisme culturel fermé ou ce qu’on pourrait appeler un nationalisme culturel » (Sakabe 1990 : 103), Sakabe et Fujita mettent en avant des raisons psychologisantes : lorsque Kuki pensait la possibilité de transplantation de l’iki en « Occident », il se trouvait en France, où il faisait l’expérience d’une « tension duelle entre deux cultures », ce qui l’aurait amené à avoir une « ouverture » (Fujita 2010 : 136) d’esprit sur les questions de culture ; mais en rentrant au Japon en 1929 et n’ayant plus affaire à la culture « occidentale », Kuki aurait perdu ce sentiment de « tension » culturelle et par là-même cette « ouverture » d’esprit, ce qui l’aurait amené à s’orienter vers un « particularisme culturel fermé ». 2. « Iki to wa waga minzoku tokushu no sonzai yôsô no kencho na jiko hyômei no hitotsu de aru » (Kuki 1930a : 55). 3. « Iki to wa tôyô bunka, ina, Yamato minzoku no tokushu no sonzai yôtai no kencho na jiko hyômei no hitotsu de aru » (Kuki 1930b : 21). 454 Simon Ebersolt Cette interprétation psychologisante, si elle est possible, a le démérite de n’être point vérifiable, l’auteur dont on scrute les états d’âme étant décédé. Avançons plutôt des raisons qui ne se fondent que sur les textes – qui eux sont pour ainsi dire toujours vivants – et qui mettent en rapport l’évolution méthodologique de l’auteur. Notre thèse est la suivante : l’évolution de Kuki vers une attitude méthodologique heideggérienne de la compréhension de l’être concret et particulier, éclipsant l’intuition de l’essence husserlienne, correspond à son évolution vers un particularisme culturel fermé. Rappelons que selon Kuki la « compréhension de l’être » heideggérienne n’est pas une faculté théorique qui produit des universaux abstraits, mais la compréhension de l’existence concrète et particulière. Pour Kuki, l’« intuition de l’essence » husserlienne ne peut saisir qu’un universel abstrait. Elle est incapable de saisir le phénomène avec toutes ses colorations culturelles particulières. L’iki ne doit pas être traité comme un concept de genre qui se laisse englober par une universalité abstraite. L’iki doit rester un être concret et particulier, il ne doit pas être l’objet d’une universalisation, ni avoir de points communs avec des phénomènes culturels qui lui sont étrangers. Car, rappelons que c’est l’existence de l’universalité et du genre qui permet la communauté entre les différents êtres particuliers. Refusant la méthode husserlienne qui débouche sur une universalité, c’est-à-dire sur une ouverture, et adoptant la méthode heideggérienne qui se borne, selon Kuki, à comprendre l’être « concret, factice et particulier » (KSZ vol. 1 : 14), Kuki maintient l’iki dans la sphère du pur particulier n’ayant aucune fenêtre ouverte vers l’universel, vers d’autres cultures : ainsi l’iki ne peut être qu’« une des automanifestations notables du mode d’être particulier de la culture orientale ou, pour être exact, du peuple du Yamato ». Fujita, qui pourtant remarque la tendance à la fermeture culturelle de Kuki et l’évolution de son attitude philosophique vers une méthode heideggérienne, ne fait pas le lien entre ces deux évolutions d’attitude. Notre interprétation est justement de remarquer que la tendance à la fermeture culturelle de Kuki correspond à son évolution méthodologique qui, finalement, se borne à comprendre le pur particulier du phénomène de l’iki et rejette une méthode qui débouche sur l’ouverture à un universel abstrait. La fermeture de la perspective culturelle correspond ainsi à la fermeture sur l’être « concret, factice et particulier ». Mais en quoi consiste précisément cette correspondance ? Est-ce l’évolution vers une fermeture de la perspective culturelle qui Kuki Shûzô, l’iki et la phénoménologie allemande 455 est cause de l’évolution vers une méthode heideggérienne, ou l’inverse ? Il est difficile de trancher. Si nous voulons nous passer des explications psychologisantes et des motifs secrets, qui ne sont pas vérifiables, les seuls faits dont nous disposons ici nous incitent à affirmer que l’affinité entre le phénomène culturel de l’iki et la méthode heideggérienne est le point de départ d’une insistance, qui va se révéler de plus en plus idéologique, sur le particularisme culturel qui finalement devient de l’exclusivisme culturel. Heidegger a un rôle actif dans cette évolution idéologique. CONCLUSION L’évolution entre 1926 et 1930 vers une méthode heideggérienne de la compréhension de l’être concret et particulier correspond à une évolution vers un particularisme culturel fermé : la méthode heideggérienne est appelée à justifier l’étude d’un phénomène culturel particulier au « peuple du Yamato ». Alors que la phénoménologie allemande avait pour simple dessein de décrire des phénomènes communs à tout homme, par exemple le temps ou l’angoisse, Kuki bâtit ce qu’on pourrait appeler une « phénoménologie ethnique » qui, en 1937, aura pour objet le fûryû (Kuki 1937b), autre phénomène supposé être particulier à la culture japonaise. Cette phénoménologie ethnique aura aussi un rapport avec son vœu politique de « japonisme » ou « doctrine du Japon » (nihonshugi) – doctrine nationaliste en réaction à l’occidentalisation de la société –, déclaré en 1937 dans un texte intitulé : « Le caractère japonais » (Kuki 1937a). BIBLIOGRAPHIE Amano Teiyû et al. (sous la direction de). Kuki Shûzô zenshû [Œuvres complètes de Kuki Shûzô] (KSZ). Tôkyô, Iwanami shoten, 12 vol., 1981-1982. Fujita Masakatsu. « Iki no kôzô saikô [Reconsidérations de La structure de l’iki]. » In Kuki Shûzô no sekai [Le monde de Kuki Shûzô], Sakabe Megumi. Washida Kiyokazu. Fujita Masakatsu (sous la direction de). 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L’éducation civique face à l’institution du suffrage universel L’éducation civique face à l’institution du suffrage universel (1925) : la socialisation politique des jeunes 457 INENAGA YUSUKE EPHE / GSRL-CNRS L’ÉDUCATION CIVIQUE FACE À L’INSTITUTION DU SUFFRAGE UNIVERSEL (1925) : LA SOCIALISATION POLITIQUE DES JEUNES INTRODUCTION Cette étude se propose d’éclairer les conceptions de l’éducation civique dans son rapport à l’institution du suffrage universel en 1925. Dans le cadre d’un enseignement restreint par l’inégalité scolaire et d’une instruction professionnelle qui s’adresse exclusivement aux jeunes de sexe masculin, l’éducation civique vise à parvenir au « bon usage » du droit de vote sous la monarchie constitutionnelle. Dans la mesure où l’acte électoral est individuel et conciliable avec l’intérêt public, comment l’investissement des sujets impériaux se définit-il sous la monarchie ? La politique éducative des années 20 reflète des transformations socio-politiques héritées, dès l’ère Meiji (18681912), de l’interaction entre la construction de l’État dit moderne et l’industrialisation. Nous insisterons en premier lieu sur la nouvelle configuration sociale qui s’organise autour de la « question de l’Idée (shisômondai) ». Le « bon usage » de l’acte de vote semble croiser la manifestation de la volonté individuelle par le scrutin secret et la persistance d’un imaginaire communautaire inspiré par la « voix des ancêtres » : nous analyserons l’intériorisation de l’idée d’intérêt public et sa représentation sous le régime monarchique. En second lieu, cette recherche se développera autour de la préparation au « bon usage » du suffrage universel selon deux axes. Le premier abordera, par le haut, la conception de l’éducation civique prônée par le Ministère de l’éducation nationale, selon le programme du secrétaire général Masayoshi 458 Inenaga Yusuke Kimura. Sa conception touche à la responsabilisation des membres de la nation envers l’intérêt public. Le second axe analysera, par le bas, le rattachement de la communauté rurale à l’« esprit de la politique constitutionnelle », et considérera l’autonomie associative des jeunes, d’après les discours de Yoshiharu Tazawa, militant de la paysannerie. Nous soulignerons notamment le sentiment d’appartenance communautaire. LA « QUESTION DE L’IDÉE » FACE AUX MOUVEMENTS POLITIQUES À la fin du xixe siècle, l’industrialisation entraîne l’évolution des transports, facilitant le déplacement des hommes et des biens à travers tout le pays. Elle permet aussi la naissance d’un mouvement ouvrier, lors de l’été 1897. Les ouvriers entreprennent d’organiser des syndicats, puis la Ligue pour la fondation du suffrage universel (Futsûsenkyo kisei dômei kai, 1899) afin de revendiquer l’égalité des droits à l’accès au pouvoir. Le suffrage universel peut être défini comme un dispositif individualisant, car il reconnaît le sujet social en tant qu’unité de la configuration politique. Les conditions de possibilité du suffrage universel reflètent le développement des idées politiques populaires, de la couche ouvrière entre autres, conséquence de l’industrialisation. Pour comprendre la réforme de l’éducation civique, nous devons souligner la mutation de la position des acteurs politiques vis-à-vis de l’intérêt public sous l’ère Taishô (1912-1926), que manifeste le suffrage universel. En 1889, le corps électoral, défini par la Loi relative aux élections à la Chambre des députés, est de quarante-cinq mille, soit 1% de la population. L’objectif des mouvements politiques est alors d’adapter le système parlementaire, en collaboration avec la bourgeoisie, afin d’assurer l’indépendance vis-à-vis de l’Occident. Sous le suffrage censitaire, le droit de vote est évidemment conditionné au paiement de l’impôt. Depuis la fin de l’ère Meiji, les militants du Mouvement des droits du peuple et de la liberté (Jiyû minken undô, 1874) exigent de participer au processus gouvernemental pour obtenir une diminution conséquente du tribut féodal, l’impôt foncier. En 1886, un groupe d’intellectuels avancés, d’ex-samouraïs et de bourgeois tente d’obtenir la création d’une Chambre des députés régie par un système électoral propre, des partis politiques, ainsi que par l’élection publique des maires. L’éducation civique face à l’institution du suffrage universel 459 Grâce à ces mouvements politiques, le Parlement est institué en 1890, mais il reste relativement impuissant. Malgré le projet de consolider le régime constitutionnel, l’État meijien supprime les cours de droit et d’économie à l’école publique, par le Décret relatif à l’éducation de 1886, et considère les apprentissages juridico-politiques comme un facteur d’amplification des mouvements politiques qui favorise l’instabilité sociale. Les élites d’État craignent l’engagement des enseignants et des étudiants dans les conflits politiques. La radicalisation des mouvements politiques aboutit ainsi à l’isolement de l’éducation publique vis-àvis du juridico-politique. De fait, selon Masayoshi Kimura, malgré l’institution du régime constitutionnel, les futurs électeurs censitaires n’acquièrent à l’école publique aucune connaissance des institutions politiques ni de la Constitution : « Comment s’adaptent-ils à l’éducation politique ? La population reste passive face aux discours des militants politiques. Elle acquiert des savoirs politiques par les journaux, même s’ils reflètent des malentendus et des préjugés » (Kimura 1925 : 11). En conséquence, les futurs électeurs n’adoptent leurs idées qu’au sein de mouvements politiques organisés par des militants. Cette situation sociale sera paradoxalement favorable à la production d’une « idée dangereuse », influencée notamment par le communisme et l’anarchisme qui s’opposent au Kokutai [Corps de l’État]. La sensibilité des jeunes confrontés aux difficultés des métamorphoses sociales pourrait être stimulée par ces idées dangereuses. En fait, depuis 1918, le mécontentement populaire exprime la contestation politique du régime à travers les émeutes du riz que causent les exportations militaires, conséquence de l’expédition de Sibérie. Certains sujets impériaux sont réticents à collaborer aux activités de l’État au nom d’un pays unanime, et n’ont aucun accès aux processus décisionnels. De plus, les conflits auxquels prennent part fermiers et ouvriers s’étendent graduellement et s’intensifient. Le mouvement ouvrier est clairement influencé par le paupérisme dû à la récession qui suit la première guerre mondiale ; c’est le signe que le peuple s’adapte difficilement au décalage entre coutumes traditionnelles et mode de vie matérialiste. D’autre part, en 1923, le grand séisme de Kantô accroît le malaise populaire. Aux yeux de certains dirigeants, la question du travail entraîne ainsi la « question de l’Idée », selon laquelle le bolchévisme menacerait l’harmonie communautaire. Le communisme soviétique et le syndicalisme français sont perçus comme des idéologies antagoniques à l’organisation sociale et étatique. 460 Inenaga Yusuke En 1923, influencé par la tentative d’assassinat du prince régent par un jeune anarchiste (Tora no mon jiken), le gouvernement envisage de réglementer l’action des militants socialistes, surtout anarchistes et communistes. Les mouvements ouvriers et les grèves sont devenus inorganisables en raison des Lois relatives à la préservation de la paix, promulguées en 1925. Ces lois empêchent non seulement le développement des activités associatives socialistes radicales, mais aussi l’accès au Parlement des non-propriétaires. En cette même année 1925, des milliers d’ouvriers modestes ne peuvent plus exprimer leurs revendications légales ni manifester, et doivent se suffire du suffrage universel masculin. Ce dispositif socio-politique limite cependant les droits des nonpropriétaires de vingt-cinq ans révolus. Le nouveau droit de vote fait passer le corps électoral de trois à douze millions quatre cent mille électeurs, soit 20% de la population métropolitaine. Pour des dirigeants, les mouvements politiques représentent une forme d’action populaire qui n’est plus soumise à une certaine morale, qui a perdu l’« idée de la solidarité sociale », la morale étant fondée sur l’harmonie émotionnelle de la vie communautaire. L’APPRENTISSAGE DE L’IDÉE D’INTÉRÊT PUBLIC 1) PAR LE HAUT : LA MUTATION DES OBJECTIFS DE L’ÉDUCATION POPULAIRE Sous l’ère Meiji, le rôle de l’État est de conserver l’indépendance de la « souveraineté de l’État », identifiée à l’Empereur. Les fondateurs de l’État meijien se consacrent à cette question primordiale : comment et dans quelles conditions la souveraineté monarchique peut-elle se maintenir ? Pour appuyer le monarque, les dirigeants se penchent sur l’éducation populaire et s’attachent à la nécessité d’affronter l’ignorance. Sur le modèle occidental, l’État instaure, dans l’orientation éducative des années 1872-1880, une éducation primaire facultative destinée aux enfants de six à neuf ans (instruction élémentaire) et de dix à treize ans (instruction supérieure). À l’époque de l’interaction entre construction de l’État et industrialisation, le peuple est considéré comme une ressource vouée à la puissance nationale, qui doit sacrifier sa vie à l’État. En revanche, contrairement aux débuts de l’ère Meiji, dans les années 1920, l’intérêt politique pour l’éducation populaire se transforme et tisse un nouveau lien entre l’État et son peuple. L’éducation civique face à l’institution du suffrage universel 461 Les individus doivent être éduqués dans le cadre d’une éducation civique, afin d’intérioriser la « solidarité sociale » (Kimura 1924 : 2-5). D’après le haut fonctionnaire Masayoshi Kimura, le peuple doit prendre conscience de ses nouvelles responsabilités vis-à-vis de l’État. Tous les individus n’appartiennent cependant pas à la catégorie des « citoyens » définie dans le cadre du système des communes (1888). Après 1921, tandis que l’éducation morale figure en première place sur la liste des matières de l’éducation primaire, l’apprentissage juridico-politique n’intervient que dans le cadre de l’école professionnelle où les élèves ont achevé le cursus de l’éducation obligatoire (après quatorze ans). L’objectif de l’éducation civique est de parvenir à une réelle amélioration de la société, d’une manière éclairée – apprentissage des connaissances sociales, politiques et économiques, encouragement à la morale (Kimura 1924 : 28). D’après la politique éducative, le nombre d’enseignants d’éducation civique titulaires à l’école professionnelle augmente de trois mille sept cent (1919) à un million (1925) (Monbu-shô jitsugyô gakumu kyoku 1936). Dans cette école facultative, les jeunes acquièrent une compréhension des « bonnes obligations et responsabilités » et de leur pratique dans la vie des communes étatisées. Nous pouvons ainsi définir la politique éducative par le haut comme un programme qui associe connaissances juridicopolitiques et pratique morale pour intérioriser le nouveau type de conscience nationale dans le cadre d’une interdépendance collective, au nom de l’intérêt public. Selon Kimura, « la société est un corps commun d’interdépendances dont les membres s’entraident. Ils ne doivent pas être égoïstes, mais se soumettre à des intérêts plus élevés et éviter les conflits » (Kimura 1924 : 34). Il s’agit pour lui de fonder la conscience nationale sur ce constat immuable depuis le « fondement de l’État », c’est-à-dire l’autorité transcendante de l’Empereur représentée par une lignée impériale unique (Kimura 1924 : 40-41). En instaurant ce pivot national au centre du régime constitutionnel, l’idée de culte des ancêtres légitime l’intérêt public au nom duquel le Père symbolique de la nation incarne les voies ancestrales. Ses subordonnés se rassemblent au sein de l’Assemblée représentative, au nom de l’Empereur, pour partager des responsabilités limitées. 2) PAR LE BAS : L’APPRENTISSAGE ASSOCIATIF AU SEIN DE CORPS INTERMÉDIAIRES Sous l’ère Taishô, les élites d’État comprennent que l’insuffisance de la prégnance de l’esprit national fausse les 462 Inenaga Yusuke usages des partis politiques. Selon un homme politique modéré, Shinpei Gotô, les partis de l’époque conçoivent la politique et la force à la lumière des survivances féodales. Comme ils abusent du système majoritaire pour servir leurs intérêts particuliers, ils ne respectent ni les règles constitutionnelles ni les normes éthiques. En soulignant la « moralisation de la politique », Gotô pose que « la politique en tant que force ne peut jamais apporter le bonheur à la nation, mais le malheur » (Gotô 1926 : 55). Yoshiharu Tazawa partage, du côté de la communauté villageoise, le souci moral-politique de la couche dirigeante. Pour lui, les connaissances juridico-politiques du système scolaire sont éloignées de la vie communautaire. De fait, l’éducation civique préparatoire au suffrage universel est le reflet direct de l’Éducation civique en Occident, rapport diligenté au RoyaumeUni, aux États-Unis, en France et en Allemagne par le Ministère de l’éducation nationale (Monbu-shô 1925-1926). Dans la mesure où le programme scolaire, en vue du « bon usage » du suffrage universel, prône un compromis avec la vie communautaire, il est difficile d’introduire le modèle occidental au sein d’un système de pensée qui reste celui de la majorité des jeunes ruraux. De plus, bien que, d’après l’égalité des droits politiques, les nouveaux électeurs puissent avoir accès au pouvoir, les conditions de leur éducation ne leur permettent pas de se familiariser égalitairement avec le parlementarisme représentatif dans le cadre de l’école professionnelle. En s’appuyant sur ses expériences antérieures en tant que haut fonctionnaire du Ministère de l’Intérieur, Tazawa envisage de construire par le bas une éducation civique qui comporterait deux aspects : l’apprentissage juridico-politique et la formation morale. Il met notamment l’accent sur les activités associatives des jeunes, destinées à former l’« esprit national » rattaché à un « sens de la vie ». Pour lui, l’ignorance des individus et leur manque de réflexion sur leur histoire partagée aboutissent à un état rural dangereux (Tazawa 1924 : 8). « Il est nécessaire d’enseigner que l’idée révolutionnaire doit être exclue en tant qu’idée dangereuse et immorale. […] Nous sommes convaincu qu’il faut réagir contre toutes les menées révolutionnaires selon la conviction morale qui provient du sens de la vie » (Tazawa 1924 : 12-13). D’autre part, en mobilisant la conscience collective au moyen d’activités associatives, l’éducation civique doit instiller une attitude morale vouée au service de l’intérêt public. D’après lui, « instaurer une ambiance où les électeurs considèrent L’éducation civique face à l’institution du suffrage universel 463 l’élection comme un sacrement rattaché au service étatique est un objectif urgent. […] Les instituteurs et les enseignants de l’école professionnelle, ainsi que les directeurs d’associations de jeunes doivent enseigner la sacralité électorale au sein de l’éducation morale et civique, ainsi que les pratiques afférentes » (Tazawa 1926 : 176-177). A ses yeux, la mobilisation éducative prévient le mésusage des pratiques électorales sous la monarchie constitutionnelle. Les associations de jeunes ne doivent cependant jamais se consacrer à la politique, mais se familiariser avec des modes de communication interne et s’entraider (Tazawa 1926 : 238). Tazawa veut ainsi éviter des conflits d’opinions. Il explique : « nos ancêtres ne sont pas attachés à la force, mais à la morale. […] Ils ont supprimé le principe de l’État-pouvoir et ont construit les fondements de l’État-moral (soulignés par nous) » (Tazawa 1924 : 46). Tazawa revendique par là-même l’esprit national selon lequel ces ancêtres s’unissent autour d’une transcendance : Amaterasu, dans le mythe shintoïste d’Ama no iwato [la Porte du rocher céleste]. « Susanô avait attaqué Takamagahara [la Haute Plaine céleste] et constituait une menace extrême. Amaterasu a abdiqué pour que la nation n’ait pas à souffrir de son règne. Notre esprit national a été fixé à ce moment-là. […] Malgré la grande puissance militaire de Susanô, nos ancêtres se sont en effet associés à la morale d’Amaterasu » (Tazawa 1924 : 45-46). Dans son interprétation du mythe, il souligne que les dieux se sont réunis pour débattre de la sacralité de la déesse du soleil, enfermée dans la grotte céleste. En ce sens, l’esprit de la politique constitutionnelle s’appuie-t-il sur la crédibilité dans le domaine de l’autorité morale-religieuse ? Nous pouvons alors définir sa conception de l’éducation civique par le bas comme un dispositif d’articulation entre conscience collective et imaginaire communautaire. En conséquence, selon cette conception de l’éducation civique, les jeunes sont conduits par la suite à reporter leurs activités associatives sur la nation au nom de l’esprit du « fondement de l’État » : « même si nous sacrifions notre vie, nous apportons notre contribution à l’État et, en même temps, à l’humanité, selon une saine conviction morale » (Tazawa 1924 : 51). 464 Inenaga Yusuke CONCLUSION Depuis le début de l’industrialisation, les deux orientations de l’éducation civique se situent dans un compromis entre l’État et la communauté, sous la monarchie constitutionnelle. Bien que le Ministère de l’éducation nationale ne cesse d’encourager la subjectivité morale pour renforcer la monarchie constitutionnelle, il relie cette subjectivité aux connaissances juridico-politiques, au nom de la responsabilité solidaire, afin d’exclure les tendances égoïstes et la conscience de classe. D’autre part, les militants en faveur de la paysannerie tentent, au nom d’un plus haut niveau de l’« imaginaire », d’établir un lien intime entre l’attachement populaire au culte des ancêtres et le sentiment de responsabilité commune au sein des activités associatives. Cependant, ces deux axes d’éducation civique incitent les jeunes à penser que leur sensibilité vis-à-vis de l’esprit du « fondement de l’État » se forme sur la base de pratiques conscientes, associées à l’autorité céleste de l’Empereur. L’intérêt public reste donc caractérisé d’abord par un critère organiciste, celui du service du pays natal, puis par l’imaginaire national lié à l’autorité céleste, aux voix ancestrales et à l’acte de vote sous la monarchie constitutionnelle. Au nom de la sacralité céleste, le suffrage universel vise non seulement à prendre des mesures pour faire face à la corruption électorale, mais aussi à renforcer le service volontaire de la prospérité impériale, en inscrivant la sagesse civique dans la théocratie constitutionnelle. Nous pouvons affirmer que plus les dirigeants instituent le culte des ancêtres comme fondement des droits politiques en l’attachant au « progrès de l’État », plus ils introduisent une contradiction dans les obligations politiques envers les assises du pouvoir, c’est-à-dire la soumission volontaire au supérieur. Ce type de socialisation politique ne tend ni à inculquer à l’électeur l’idée d’autonomie individuelle, ni à lui imposer la maîtrise des connaissances juridico-politiques. SOURCES Gotô Shinpei. Seiji no rinri-ka [La moralisation de la politique], Tôkyô, Dai-nihon-yûben-kai, 1926. Kimura Masayoshi. « Kômin kyôiku sôron [L’introduction de l’éducation civique]. » In Monbu-shô Jitsugyô gakumu-kyoku, Kômin kyôiku kôenshû [Conférences sur l’éducation civique], Tôkyô, Monbu-shô, 1924, vol. 1. L’éducation civique face à l’institution du suffrage universel 465 Kimura Masayoshi. « Kômin kyôiku gairon [Traité d’éducation civique]. » In Monbu-shô Jitsugyô gakumu-kyoku, Kômin kyôiku kôenshû [Conférences sur l’éducation civique], Tôkyô, Monbu-shô, 1925, vol. 2. Monbu-shô. Ôbei no Kômin kyôiku [L’éducation civique en Occident], Tokyô, Monbu-shô Jitsugyô gakumu-kyoku, 1925-1926, 3 vols. Monbu-shô jitsugyô gakumu-kyoku (sous la dir. de), Jitsujô kyôiku gojûnen-shi [Cinquante ans d’histoire de l’éducation professionnelle], Tokyô, Jitsujô kyôiku gojû shûnen kinen-kai, 1936. Tazawa Masayoshi. « Kagai-kôen [Supplément à la conférence]. » In Monbu-shô Jitsugyô gakumu-kyoku, Kômin kyôiku kôenshû [Conférences sur l’éducation civique], Tôkyô, Monbu-shô, 1924, vol. 1. Tazawa Masayoshi. Seiji kyôiku kôwa [Conférences sur l’éducation politique], Tôkyô, 1926. BIBLIOGRAPHIE Horio Teruhisa. Tennôsei kokka to kyôiku. Kindai nihon kyôiku shisôshi kenkyû [L’État du système impérial et l’éducation : études sur l’histoire des idées éducatives dans le Japon moderne]. Tôkyô, Aoki-shoten, 1998 (1987). Kokuritsu kyôiku kenkyûjo. Nihon kindai kyôiku hyakunen [Cent ans d’histoire de l’éducation moderne au Japon], « shakai-kyôiku ». Tôkyô, Kokuritsu kyôiku kenkyûjo, 1974, vol. 7. Matsuno Osamu. Kindai-nihon no kômin kyôiku. Kyôkasho no nakano Jiyû, hô, kyôsô [L’éducation civique dans le Japon moderne : liberté, droits et concurrence dans les manuels scolaires]. Nagoya, Nagoya daigaku shuppan-kai, 1997. Matsuo Takayoshi. Futsû senkyo seido seiritsu-shi no kenkyû [Études sur l’histoire de l’institution du suffrage universel]. Tôkyô, Iwanami shoten, 1989. Monbu-shô (sous la dir. de). Gakusei hyakunen-shi [Cent ans d’histoire du système scolaire]. Tôkyô, Teikoku chihô gyôsei gakkai, 1972, vol. 1. SasaokaSasaoka Tadayoshi et la seikatsu-tsuzurikata Tadayoshi et la seikatsu-tsuzurikata : un exemple de rénovation pédagogique à l’ère Taishô 467 KAWARABAYASHI AKIKO CEJ-INALCO SASAOKA TADAYOSHI ET LA SEIKATSUTSUZURIKATA : UN EXEMPLE DE RÉNOVATION PÉDAGOGIQUE À L’ÈRE TAISHÔ La pédagogie appelée seikatsu-tsuzurikata, « écriture (ou rédaction) de la vie quotidienne », s’est développée au Japon à partir de 1912 dans le cadre du mouvement de l’« éducation libérale de Taishô » (Taishô jiyû kyôiku). Durant l’ère Taishô (1912-1926), en effet, de nombreuses écoles privées ont été fondées sur la base des principes de l’éducation nouvelle (shin kyôiku) importés des pays occidentaux. Dans certaines écoles publiques également, quelques jeunes enseignants « progressistes » se sont efforcés de développer une pédagogie permettant notamment aux enfants de s’exprimer plus librement et intimement dans leurs rédactions. L’« expression écrite » (appelée en japonais tsuzurikata à cette époque) était en effet la seule matière pour laquelle l’utilisation de manuels scolaires imposés par l’Etat n’était pas obligatoire, et elle constituait en ce sens un champ d’expérimentation relativement libre. Malgré l’oppression des gouvernements militaristes avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, cette méthode fut cependant alors suffisamment élaborée pour survivre dans des classes japonaises d’aprèsguerre et jusqu’à aujourd’hui. En cela, elle se présente comme un héritage intéressant de l’ère Taishô, en même temps qu’elle éclaire de manière instructive la nature des débats de cette époque. Pour présenter la naissance et les caractéristiques de cette méthode pédagogique, j’ai choisi de me pencher sur le cas de Sasaoka Tadayoshi (1897-1937), considéré au Japon comme le « père » de la seikatsu-tsuzurikata. Pour ce faire, je vais dans un premier temps présenter le contexte dans lequel cette méthode a vu le jour, en m’arrêtant notamment sur deux évènements particuliers, caractéristiques de l’ère Taishô, qui ont préparé l’avènement de cette méthode. J’analyserai ensuite l’originalité de celle-ci au travers d’exemples fournis par Sasaoka lui-même. 468 Kawarabayashi Akiko Enfin, je reviendrai sur l’originalité des idées pédagogiques de ce dernier afin d’évoquer leur mise en pratique à l’époque contemporaine. LE MOUVEMENT DE LA REVUE POUR ENFANTS AKAITORI Juste avant l’ère Taishô, dans les années 1900, un mouvement novateur est apparu dans le monde de la littérature japonaise, le mouvement dit de « l’unification de la langue parlée et de la langue écrite » (genbun itchi undô). A l’école aussi, les enfants ont alors commencé à écrire dans cette « nouvelle » langue écrite, en remplaçant également le pinceau traditionnel par le crayon. Ce fut aussi l’époque où se développa un grand marché de l’édition et de la publication, et beaucoup de revues pour enfants furent alors publiées notamment à partir de la fin de la Première Guerre mondiale (juste au début de l’ère de Taishô). La principale de ces revues fut Akaitori [L’oiseau rouge], publiée par Suzuki Miekichi (1882-1936), un auteur naturaliste qui prit la tête de ce nouveau mouvement. Le projet de ce dernier reposait sur une critique des textes publiés dans les autres revues ainsi que du contenu des livres que les enfants lisaient dans les bibliothèques. Suzuki jugeait également les textes figurant dans les manuels scolaires non « artistiques » et souhaitait élever le « niveau littéraire » des enfants en leur donnant à lire des écrits possédant une « vraie » qualité littéraire. Dans Akaitori, il proposa donc des histoires inventées par des écrivains de l’époque, des adaptations ou des traductions de contes occidentaux faites par lui-même, des contes de Kitahara Hakushû (1885-1942), un poète reconnu et son ami intime, etc. Il publia aussi des textes envoyés par les enfants euxmêmes et choisis d’un point de vue littéraire par Kitahara et luimême qui y ajoutaient de petits commentaires. Avec cette revue, Suzuki voulait encourager les enfants japonais à « écrire ce qu’ils voyaient et entendaient, tel qu’ils le ressentaient ». Les enfants répondirent à ses encouragements en lui adressant de nombreux textes descriptifs qui parlaient du quotidien. De nombreux enseignants favorables à cette idée lurent également ces textes à leurs élèves pendant leurs cours, ou bien les employèrent comme matériel pédagogique dans leur classe. Suzuki demandait aux enfants d’exprimer leurs idées « telles qu’ils les ressentaient », et interdisait aux enseignants de retoucher les œuvres des enfants. Derrière cette demande, se trouvaient le principe du réalisme naturel et les idées romantiques sur la pureté Sasaoka Tadayoshi et la seikatsu-tsuzurikata 469 de l’enfance. Ces idées se répandirent petit à petit, s’accordant tout à fait avec les principes de « l’éducation nouvelle» importés des pays occidentaux qui demandaient un plus grand respect de l’existence des enfants. Mécontents de la vision de l’éducation de l’époque, trop éloignée de la vie quotidienne des enfants, certains enseignants étaient tout à fait d’accord avec l’objectif de Suzuki d’essayer de libérer ceux-ci en facilitant leur libre expression. Des pédagogues affirmèrent même alors qu’Akaitori permettait véritablement aux enfants d’élever leur niveau d’écriture. LA MÉTHODE DE LA COMPOSITION SUR UN THÈME LIBRE ET NATUREL Outre le mouvement lancé par Akaitori, il faut également citer ici le nom d’un enseignant, Ashida Enosuke (1873-1951), qui avait mis au point une méthode créative de tsuzurikata préfigurant la méthode de seikatsu-tsuzurikata. Ashida enseignait à l’école primaire annexe de l’Ecole normale supérieure de Tôkyô. En 1919, il proposa une méthode dite de « la composition sur un thème libre et naturel » (zuii sendai tsuzurikata) qui modifiait en profondeur le style de composition des enfants. Sa proposition consistait en effet à laisser à ceux-ci le droit de choisir eux-mêmes, librement, le thème de leurs rédactions. On dit qu’il eut cette idée grâce à Higuchi Kanjirô (1872-1917), son aîné de l’Ecole normale supérieure de Tôkyô, qui fut le premier à avoir présenté au Japon le courant de l’éducation nouvelle qui s’était développé dans les pays occidentaux. Sous l’influence de ce courant, Higuchi, avançant le concept d’« activisme » (katsudô shugi), essaya de mettre en place une nouvelle pédagogie de la rédaction visant à « laisser les enfants écrire librement sur n’importe quel thème ». Après avoir pris connaissance de cette démarche, Ashida proposa à son tour une pratique de la rédaction qui respecte encore plus la vie quotidienne de chaque enfant. Ashida souhaitait en effet non seulement que la pratique de la rédaction repose sur le libre choix des thèmes par les enfants, mais il voulait en plus que ceux-ci écrivent sur eux-mêmes, qu’ils soient eux-mêmes le thème de leurs rédactions. Il voulait placer « l’expression libre du moi de l’enfant » au cœur de la pratique scolaire de la rédaction : La composition sur un thème libre et naturel (zuii sendai tsuzurikata) est le seul moyen de prendre en compte l’expérience personnelle et ses conséquences dans les textes. Dit autrement, il 470 Kawarabayashi Akiko s’agit d’écrire en recherchant ce que l’on doit écrire dans sa propre vie et avec comme seul critère la satisfaction personnelle (Ashida 1913 : 22). Pour expliquer ce qui l’a amené à exprimer cette idée, il faut s’arrêter sur un évènement personnel qui eut lieu après 1899. Au milieu de sa carrière d’enseignant, Ashida souffrit soudain de névrose. S’étant aperçu que la quasi-totalité de ce que les enfants apprenaient venait des livres ou de choses enseignées par un tiers, il n’eut soudain plus la force d’enseigner dans sa classe. Pendant cette période délicate de sa vie, il fit la connaissance d’un adepte de la méditation (zazen), Okada Torajirô (1872-1920)1. Guidé par celui-ci, il se livra alors à l’« introspection » (naisei) en pratiquant le zazen, une pratique austère du bouddhisme consistant à se débarrasser de ses pensées impures pour se retrouver en face de soi-même. Il arriva à la conclusion qu’il fallait toujours donner de l’importance à « l’introspection », c’est-à-dire au fait de se regarder, de se découvrir en revenant sur ses propres expériences, y compris dans la pratique éducative. Il développa ainsi l’idée que le rôle des enseignants n’était pas de former des enfants de « grand savoir » mais d’éduquer ceux-ci de manière à ce qu’ils s’expriment toujours avec modestie en partant de leurs propres réflexions. Comme ce fut le cas avec la pratique initiée par la revue Akaitori, sa méthode de zuii sendai tsuzurikata fit date et permit à beaucoup de pratiques éducatives qui respectaient la vie quotidienne de chaque enfant de se développer. SASAOKA TADAYOSHI ET LA NAISSANCE DE LA MÉTHODE SEIKATSU-TSUZURIKATA Sasaoka Tadayoshi s’est retrouvé au centre d’une de ces pratiques, celle de la méthode dite seikatsu-tsuzurikata, développée en relation avec le mouvement populaire d’échanges entre les enseignants du terrain qui avait vu le jour dans les différentes régions, entre les années 1910 et 1930. La méthode de seikatsu-tsuzurikata n’a donc pas été initiée par un théoricien à partir d’une idéologie quelconque. Elle n’est pas non plus le résultat d’une pédagogie développée de manière systématique 1. Okada Torajirô a inventé une méthode originale de méditation zazen, basée sur la respiration profonde et sur la position naturelle. A partir de 1910, il a commencé à enseigner cette méthode à Aichi, son pays natal. Sa méthode s’est répandue dans tout le pays et ses élèves se sont comptés en centaines de milliers. Il mourut en 1920, à l’âge de 49 ans. Sasaoka Tadayoshi et la seikatsu-tsuzurikata 471 par un individu isolé. C’est une méthode d’enseignement créée par de jeunes enseignants inconnus travaillant surtout dans les campagnes. Le mouvement pour la pratique de la seikatsutsuzurikata s’est en effet tout d’abord développé dans les régions campagnardes, avant de s’étendre ensuite aux villes telles que Tôkyô, Ôsaka, etc. Son développement a donc suivi un mouvement opposé au mouvement habituel des innovations qui va en général des villes vers les campagnes. C’est là une de ses caractéristiques les plus remarquables. Sasaoka, l’un de ces enseignants de campagne, est lui-même né fils d’un bûcheron pauvre dans un petit village de montagne situé dans le département de Kôchi, dans l’île de Shikoku. Pendant son enfance, il a dû aller de village en village pour suivre son père bûcheron qui travaillait dans les forêts. De ce fait, il était souvent obligé de changer d’école. Pourtant, malgré cette situation un peu particulière, il a toujours obtenu d’excellents résultats scolaires au point qu’un de ses enseignants, conscient de ses grandes capacités, lui recommanda de continuer ses études à l’école normale de Kôchi. Aidé financièrement par sa communauté villageoise, il put effectivement poursuivre ses études et devenir enseignant, mais il a rapidement été considéré comme un « rebelle ». A l’école normale, en effet, son origine populaire et son statut de professeur étaient en contradiction. Il était par ailleurs toujours en désaccord avec les méthodes d’enseignement traditionnelles et strictes diffusées par l’école normale. Pendant ses études, Sasaoka a également découvert par hasard, comme Ashida, la méthode de zazen d’Okada Torajirô pour lequel il eut lui aussi une profonde admiration. Après sa sortie de l’école normale, il publia, avec des camarades de sa région, des brochures privées pour critiquer l’enseignement conservateur, l’esprit borné et le caractère inflexible des professeurs de l’époque. Sasaoka a ensuite travaillé comme instituteur pendant neuf ans, de 1917 à 1925. Durant cette période, il a élaboré les principes de la méthode seikatsu-tsuzurikata dans trois petites écoles de campagne autour de Kôchi. Il détestait la forme normative de l’éducation moderne mise en place durant l’ère Meiji, et c’est en critiquant la méthode habituelle d’enseignement de tsuzurikata et en corrigeant ses défauts qu’il a petit à petit créé le modèle de la méthode seikatsu-tsuzurikata après de nombreux tâtonnements. Sasaoka critiquait cependant également les textes publiés dans la revue Akaitori au motif que les enfants n’étaient en réalité jamais complètement purs, qu’ils vivaient le plus souvent sales et 472 Kawarabayashi Akiko couverts de sueur, faisaient beaucoup de bêtises, connaissaient de nombreuses ruses, et que leur quotidien était celui de la pauvreté économique et culturelle. Il percevait par ailleurs dans les textes des enfants que ceux-ci étaient aussi des personnes ayant leur propre vie. Tout en reconnaissant le mérite des récits descriptifs relevant du réalisme naturel d’Akaitori, il chercha donc une nouvelle façon d’adapter ces récits afin de les faire correspondre aux attentes réelles des enfants, qu’il considérait comme des personnes vivantes en train de se développer. Sasaoka n’était pas non plus complètement d’accord avec les idées pionnières d’Ashida Enosuke et sa méthode de zuii sendai tsuzurikata. Pour lui : « la méthode d’Ashida avait tendance à attacher trop d’importance à l’introspection et poussait les enfants à se replier sur eux-mêmes » (Sasaoka 1938 : 12). Alors que lui accordait beaucoup plus d’importance au fait de changer la vie de l’enfant via son écriture. Aussi, s’inspirant de l’idée du réalisme naturel d’Akaitori – « écrire ce que l’on a vu et entendu tel qu’on l’a perçu » – et également de la méthode de zuii sendai tsuzurikata – « se regarder et se reconnaître au traverse de l’écriture » –, il a créé une nouvelle méthode de tsuzurikata plus proche de la vie réelle de l’enfant, et qui visait à permettre à celui-ci de s’ouvrir à la société et de s’y épanouir. Il pratiquait sa méthode avec des textes, des dessins et des chants donnant aux enfants tous les moyens de s’exprimer librement. Ce faisant, il prit petit à petit conscience que : « la leçon de tsuzurikata était la matière de la vie » (tsuzurikata towa jinseika de aru) (Ibid. : 25). En utilisant les connaissances des autres matières, la rédaction se plaçait ainsi pour lui au centre de toutes les disciplines scolaires, un principe que Sasaoka résumait en disant qu’« il entrait dans la classe, en pensant à ce qu’il allait faire d’abord en tsuzurikata » (mazu tsuzurikata kara to kangaete watashi wa kyôdan ni tatta) (Ibid. : 12). Sasaoka rassemblait toujours les écrits de ses élèves dans des brochures (bunshû), non seulement pour présenter leurs productions, mais également pour utiliser ces textes comme supports pédagogiques. Sur le rôle de ces brochures, il disait : « Ayant achevé notre brochure, nous la lisons et en discutons ensemble avec toute la classe, si possible pendant 2 ou 3 leçons. Autrement dit, lire le texte de ses camarades remplace l’étude synthétique des autres disciplines : géographie, histoire, éducation morale, etc. » (Ibid. : 56) Sa méthode reposait ainsi sur deux temps : tout d’abord encourager tous les enfants à composer des textes personnels pour Sasaoka Tadayoshi et la seikatsu-tsuzurikata 473 développer leurs connaissances et leurs sentiments et, ensuite, faire que toute la classe lise ensemble leurs textes pour encore développer, collectivement cette fois, leurs connaissances et leurs sentiments. C’est-à-dire encourager à la fois l’individualisation et la socialisation chez les enfants par le biais de l’écriture et de la lecture en classe. C’est la première caractéristique de la méthode seikatsu-tsuzurikata. Sa deuxième caractéristique est son objectif final : donner aux enfants la possibilité de « se découvrir eux-mêmes ». Sasaoka écrit à la fin du numéro 13 de la brochure Aozora [Ciel bleu] qu’il écrivait à l’intention des enfants : « Je vous l’ai déjà dit, mais je vous conseille à nouveau de respecter toujours votre propre cœur et votre propre esprit lorsque vous écrivez. Il ne faut pas copier les expressions utilisées par les autres et que vous avez lues quelque part. […] Sinon, votre cœur pourrait se perdre en chemin. Ce qu’autrui a vu, entendu et pensé, essayez de le reconsidérer avec vos propres yeux, vos propres oreilles et votre propre cœur. Alors, vous aurez la sensation satisfaisante d’avoir créé quelque chose d’original par vousmêmes. » (Sasaoka 1925 : 18) Pour lui, le processus d’écriture n’avait ainsi pas pour objectif de se perdre, mais bien de se découvrir. Ce faisant, Sasaoka allait à contre-courant des pratiques habituelles de l’époque et, d’ailleurs, il a fini par être chassé de l’éducation publique à cause de ses positions « trop progressistes ». Il est devenu journaliste dans le domaine de l’éducation et a fondé en 1929 la revue mensuelle Tsuzurikata seikatsu. Pour les spécialistes des sciences de l’éducation au Japon, cette fondation est considérée comme la naissance officielle de la méthode seikatsu-tsuzurikata. Dans cette revue, Sasaoka a continué de critiquer l’école moderne qui formait d’« excellents élèves » qui n’avaient cependant pas la capacité de vivre de manière autonome. En revanche, il louait « les enfants primitifs vigoureux » (genshi kodomo) qui étaient aux antipodes de cette image du bon élève. Il adorait les enfants qui écrivaient comme ceci : Ver de terre Ma grand-mère déteste les vers de terre. Quand elle voit des vers, elle dit : « Oh, que je les déteste, que je les déteste! » et elle s’en va en courant. Alors que j’arrachais les herbes, j’ai trouvé un long ver et je l’ai mis sur une branche, et je suis entré chez elle en criant « Attention un vers ! ». Grand-mère a eu peur et s’est échappée en criant « Va-t’en, idiot! Ne reviens plus à la maison ! […] » (Ibid., : 98) 474 Kawarabayashi Akiko Au sujet de ce texte, Sasaoka écrivit ceci : « Voici l’image d’un enfant véritable. Je voudrais que les enfants qui ont fait peur à leur grand-mère en disant “ Attention un ver ! “, surprennent aussi leurs professeurs à l’école. Mais ce caractère sauvage – bien que cela vienne de la nature véritable de l’homme plutôt que de la sauvagerie – est trop rapidement éliminé. Pourtant, quelle que soit l’époque, ce sont des enfants comme ceux-ci qu’il faut éduquer. » (Ibid., : 99) Sasaoka prétendait toujours que, sans cette « sauvagerie » de l’humanité, personne ne pouvait mener une vie vigoureuse, même s’il était très intelligent. C’est la troisième caractéristique de la seikatsu-tsuzurikata : toujours encourager les enfants à développer leur capacité à vivre dans n’importe quelle société. CONCLUSION Pour conclure, évoquons rapidement le développement de la méthode seikatsu-tsuzurikata après l’ère Taishô. Pendant l’ère Shôwa d’avant-guerre, le mouvement pour la seikatsu-tsuzurikata s’est développé dans tout le pays à partir de différentes revues, dont Tsuzurikata seikatsu publiée par Sasaoka. Les enseignants qui pratiquaient la seikatsu-tsuzurikata y échangeaient leurs idées pour améliorer cette méthode, en envoyant des textes d’enfants et des articles portant sur leurs propres pratiques. Tous ces enseignants avaient par ailleurs le souci d’ éditer des « brochures de la classe » (gakkyû bunshû) dans lesquelles ils rassemblaient les textes écrits par les enfants, en utilisant des machines à ronéotyper. Ces brochures étaient ensuite envoyées aux revues qui avaient organisé des sortes de bourses d’échanges permettant de les utiliser comme support de lecture par d’autres classes. Dans les années 1940, toutefois, à cause de la mainmise de l’Etat militariste sur l’éducation, environ trois cents enseignants qui prônaient la seikatsu-tsuzurikata furent arrêtés par la police politique et le mouvement s’essouffla quelque peu. Juste après la guerre, toutefois, dans le cadre du nouveau système éducatif démocratique, il reprit rapidement de la vigueur, cette fois en dépassant le strict cadre de la matière « langue japonaise » (kokugo). La seikatsu-tsuzurikata fut notamment beaucoup utilisée par les enseignants dans la nouvelle matière « société » (shakaika), de façon à permettre aux enfants d’interroger leur vie quotidienne et de faire face aux conditions difficiles – Sasaoka Tadayoshi et la seikatsu-tsuzurikata 475 notamment la très grande pauvreté – qui caractérisaient celle-ci. Mais, à partir de 1949, l’Etat japonais a de nouveau exclu de la fonction publique un grand nombre d’enseignants, cette fois à cause de leurs idées communistes ou socialistes, et nombreux ont été alors les enseignants qui prônaient cette méthode à être victimes de ces purges. De plus, à cause des critiques dont l’éducation nouvelle commençait alors à faire l’objet (trop pragmatique et pas assez scientifique notamment), toujours à partir de 1955, le mouvement s’est à nouveau essoufflé. Toutefois, à partir des années 1980, c’est-à-dire une fois que la société japonaise a pu, grâce à la croissance économique des années 1960-70, surmonter la situation de pauvreté généralisée qui la caractérisait depuis la défaite, cette méthode est réapparue dans des classes, en particulier dans le cas des enseignants ayant affaire à des enfants présentant des problèmes psychologiques liés à leur refus de la compétition scolaire et de l’école (futôkô), ou encore au fait d’avoir été victimes de violences physiques (kônai bôryoku) ou psychologiques (ijime), etc. Ce qui met d’ailleurs bien en lumière le fait que le système éducatif japonais force toujours les enfants, aujourd’hui comme à l’ère Taishô, à vivre sous la contrainte de règlements stricts et contraignants, contraires non seulement à leur épanouissement mais aussi aux premiers choix de l’immédiat après-guerre en matière d’éducation. BIBLIOGRAPHIE Ashida Enosuke. Tsuzurikata kyôjyuhô [L’enseignement de la rédaction]. 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Tôkyô, Monasusha, 1938. « L’esthétique d’un vivre de la terre » selon Ishikawa Sanshirô « L’esthétique d’un vivre de la terre » selon Ishikawa Sanshirô, un utopiste cosmopolite 477 ÔNO-DESCOMBES YASUKO Université d’Orléans « L’ESTHÉTIQUE D’UN VIVRE DE LA TERRE » SELON ISHIKAWA SANSHIRÔ, UN UTOPISTE COSMOPOLITE Dans le Japon traditionnel il y a des exemples bien connus d’une pensée esthétique des rapports entre la vie des hommes et la nature. Parmi ces exemples, on peut citer d’abord la forme de vie érémitique des poètes comme Saigyô, Kamo no Chômei, ou Yoshida Kenkô. La notion esthétique de la cérémonie du thé mise en place par les premiers maîtres de thé en est aussi un exemple. Cela surprendra peut-être si je dis qu’Ishikawa Sanshirô (1876-1956) fait partie de ceux qui ont réfléchi à la manière dont l’homme peut vivre avec la nature. Pour beaucoup de personnes, Ishikawa n’était rien d’autre qu’un de ces anarchistes qui se sont rebellés contre toute forme de pouvoir établi dans la société. Pourtant, le Ishikawa que je présente ici est bel et bien un artiste de la vie, un homme dont le projet de vie était de chercher à défendre l’individualité humaine dans une société où un tel projet était très difficile à réaliser. Ce projet répond à une pensée. Je voudrais montrer que cette pensée est le résultat d’une acculturation, c’est-à-dire d’une transformation d’éléments de la culture autochtone par assimilation d’éléments étrangers1. Ishikawa, qui est né au milieu de l’ère Meiji, a vécu une crise personnelle dans sa jeunesse, tout en cherchant sa voie dans le christianisme et dans le mouvement socialiste. Contraint de s’exiler en raison de la répression des mouvements contestataires par le gouvernement de Meiji, il a séjourné sept ans et demi en Europe. Dès son retour au Japon, au milieu de l’ère de Taishô, il s’est attaché à mettre en œuvre son idée. Une idée qu’il avait forgée durant le temps de son exil. Il nomma son idéal domin seikatsu, ce que l’on peut traduire par « vie du peuple de la 1. J’emprunte ce terme d’acculturation à Louis Dumont, anthropologue et spécialiste de l’Inde (Dumont 1991 : 10, 11, 19, 62). 478 Yasuko Ôno-Descombes terre »2. Il est très facile de qualifier Ishikawa d’utopiste, mais une chose que l’on ne mentionne guère est que depuis qu’il avait trouvé cet idéal de vie, il n’eut de cesse de le mettre en pratique, tant bien que mal, jusqu’à la fin de sa vie. C’est pourquoi l’on peut, comme je le propose, le qualifier d’« artisan » ou même d’« artiste », en ce sens qu’il mena une forme de vie qui était ellemême sa propre création. D’ailleurs, il fallait être artiste pour se permettre de vivre librement, en autonomie, au milieu de la société japonaise de l’époque. On peut même dire qu’être anarchiste était de sa part le choix d’un artiste. Le présent exposé ne vise donc pas à situer ou discuter la pensée d’Ishikawa dans le contexte du mouvement anarchosocialiste du Japon depuis l’ère Meiji. Mon but est plutôt d’examiner la nature de son idéal. En m’appuyant sur une généalogie de sa pensée, surtout en ce qui concerne la formation de cet idéal, je voudrais mettre en lumière ce qui caractérise ce cas assez singulier qu’est Ishikawa. J’essaierai de montrer comment son discours, qui cherche à libérer l’individu, représente une forme spécifique d’acculturation. SON ITINÉRAIRE Ishikawa Sanshirô est un anarchiste aujourd’hui un peu oublié. Mais le rôle qu’il joua à l’aube de l’histoire de l’anarchisme japonais n’est pas négligeable, et cela à côté de noms célèbres comme ceux de Kôtoku Shusui ou Ôsugi Sakae. De plus, durant les trois périodes du Japon contemporain (des ères Meiji-TaishôShôwa), sa position dans le mouvement anarcho-socialiste ne fut jamais ébranlée. Son nom est aujourd’hui encore associé à celui d’un des rares militants de gauche à avoir su le rester depuis la guerre russo-japonaise jusqu’à la fin de sa vie. Né en 1876, Ishikawa entra, dès l’âge de 15 ans, dans le milieu politisé des militants du mouvement pour les droits du peuple. Il fit ses études à l’Institut de droit de Tôkyô (Tôkyô hôgaku-in) — aujourd’hui Université de Chûô —avant de devenir journaliste à la suite de son échec au concours du barreau. Puis, dans le tourment spirituel de sa jeunesse, il se convertit au christianisme. Pareille conversion était une chose assez fréquente chez les jeunes intellectuels de l’époque. On ne peut pas manquer ici de citer le nom de Kitamura Tôkoku (1868-1894) comme précurseur. 2. Traduction de Cyrian Pitteloud, qui fut le premier à introduire ce sujet en français (Pitteloud 2011). « L’esthétique d’un vivre de la terre » selon Ishikawa Sanshirô 479 Dans son « Naibu seimei ron [Essai sur la vie intérieure] »3 (1893), Tôkoku inaugure la voie de « la vie intérieure » de l’homme moderne. Dans certains écrits d’Ishikawa, on trouve l’expression de ses tourments individualistes, lesquels montrent incontestablement le même souci que celui exprimé auparavant par Tôkoku. Ishikawa a soutenu l’idée du socialisme alors que celui-ci était encore embryonnaire. Comme d’autres parmi les premiers socialistes, il était venu au socialisme après s’être converti au christianisme (Matsuda 1963 : 39). Ishikawa a ainsi travaillé pour l’hebdomadaire Heimin shinbun [Le Journal du Peuple] avec Kôtoku Shûsui et Sakai Toshihiko qui, tous deux avaient été influencés par le mouvement de la liberté et du droit du peuple. Au cours de sa période de militant, Ishikawa a failli perdre par deux fois la vie dans le climat social extrêmement violent de l’époque. La première fois, ce fut lors de l’Affaire du crime de lèse-majesté de 1910. Le hasard fit qu’il était déjà en prison pour une motion de censure peu de temps avant l’Affaire. S’il n’avait pas été en prison à ce moment là, il aurait sans doute connu le même destin que Kôtoku Shusui et les autres.4 A la suite de cet incident, ne pouvant plus rester en sécurité au Japon, il enfuit du pays. De 1913 à 1920, il vécut en Belgique, en Angleterre, puis en France (et même au Maroc). Son séjour en Europe se révèla très bénéfique pour lui. Ce séjour lui permit de faire l’expérience de cultiver la terre et, en même temps, de renforcer ses convictions dans sa façon de concevoir la vie et la société modernes. Il put approfondir sa compréhension de certaines idées, comme celles de E. Carpenter (1844-1929), penseur libertaire et poète anglais5 dont les idées sur le socialisme et la vie des hommes lui étaient déjà familières depuis sa lecture effectuée durant son incarcération au Japon. En 1913, il put rencontrer Carpenter en personne en Angleterre et put ainsi apprécier davantage ses idées. L’essai de Carpenter intitulé Towards Democracy permit à Ishikawa de développer sa propre idée de domin seikatsu [vie du peuple de la terre]. 3. Traduit en français par D. Palmé (Kitamura 1996 : 101). 4. Sur Kôtoku Shûsui et l’Affaire du crime de lèse-majesté, voir l’article de C. Lévy (Lévy 2002). 5. E. Carpenter a été un personnage influent au moment embryonnaire du socialisme en Angleterre. S’intéressant à la spiritualité orientale, il était allé à Ceylan et en Inde pendant quelques mois entre 1890 et 1891. C’était aussi un défenseur des droits des homosexuels et des femmes. D’ailleurs, Ishikawa a compris lors de sa visite le penchant de Carpenter, mais comme ce fut le cas de beaucoup de gens qui l’ont connu, cet aspect n’a pas affecté le respect d’Ishikawa pour Carpenter. 480 Yasuko Ôno-Descombes Par la suite, Ishikawa découvrit les travaux d’Elisée Reclus (1830-1905), géographe et anarchiste de xixe siècle. Elisée Reclus était l’oncle de Paul Reclus (1858-1941) qui était cartographe et lui aussi anarchiste. De fait, sans l’aide de ce dernier, le séjour d’Ishikawa n’aurait pas été aussi riche dans l’approfondissement des idées anarchistes, sans parler de l’amitié qui se noua entre eux. Ces deux noms – E. Carpenter et Elisée Reclus - devinrent désormais des sources majeures d’inspiration : Carpenter pour sa vision utopiste et surtout esthétique du monde ; Reclus pour son œuvre L’Homme et la terre. Depuis cette période, Ishikawa est convaincu qu’il faut réconcilier la vie des hommes avec celle de la terre. C’est ainsi qu’en revenant au Japon après sept ans et demi d’exil, il commence à prêcher cet idéal qu’il a nommé domin seikatsu. Ishikawa s’active de plus en plus par la plume pour expliquer cette idée. C’est d’ailleurs pour cette raison que certains militants anarchistes japonais, qui attendaient de lui qu’il soit leur portedrapeau, le jugent décevant comme militant, voire même bon à rien. Mais Ishikawa s’obstine à poursuivre le chemin pour réaliser son idéal d’une « vie de la terre ». En 1927, il loue un terrain dans une campagne de Tôkyô – dans l’actuel arrondissement de Setagaya. C’était un endroit peu éloigné de celui où habita jadis Tokutomi Roka (1868-1927) qui s’était déjà installé pour mener une vie rurale, et chez qui Ishikawa s’était déjà rendu en visite. A son tour, Ishikawa commence à mener une forme de vie rurale, ou plutôt, en ce qui le concerne, une forme de vie partagée entre le travail de la terre et la lecture. C’est ainsi qu’il vécut jusqu’à sa mort, survenue en 1956, à l’âge de 80 ans. Ce lieu était pour lui celui de sa vie et de sa lutte. SA FORME DE PENSÉE LIBERTAIRE Rétrospectivement, hormis quelques actes de jeunesse, il apparaît qu’Ishikawa n’était pas au fond une « tête politique ». Il était certes un libertaire, mais surtout un moraliste libertaire au sens large. Il écrit en 1906 un texte intitulé « Sakai kei ni aete seiji o ronzu [Lettre à Monsieur Sakai, j’ose dire ma pensée sur le parti politique] » (Ishikawa vol. 1 : 125-136). Dans ce texte, Ishikawa explique la différence entre son idée et celle de Sakai qui était un militant socialiste.6 La différence se trouve bien dans son penchant libertaire. Ishikawa a pensé que le Japon de l’époque en 6. Par ailleurs, Sakai était co-traducteur avec Kôtoku Shusui du Manifeste du parti communiste de Marx et d’Engels (traduit de l’anglais, en 1904). « L’esthétique d’un vivre de la terre » selon Ishikawa Sanshirô 481 était encore au temps de la diffusion des idées socialistes. Et il le dit : « la diffusion nécessite la liberté, tandis que le parti politique nécessite la soumission. » Pour cette raison, il écrit que lui, le propagateur, choisira de rester libre à l’extérieur du parti politique (Ishikawa vol. 1 : 127). Qu’il faille se mettre du côté du libertaire plutôt que de celui du membre du parti, cela a été sa conviction durant toute sa vie. Par ailleurs, ce texte est souvent considéré comme le premier discours anarchiste au Japon (Matsuda 1963 : 36-37). En outre, pour comprendre son idéal d’un « vivre de la terre », il ne faut pas négliger le climat intellectuel de l’époque. On peut citer par exemple les mouvements de retour au monde rural (kinô shisô) qui voient le jour parmi certains intellectuels de l’époque, à commencer par Tokutomi Roka que je viens de mentionner, mais aussi Arishima Takeo, Mushakôji Saneatsu, et bien d’autres encore. Quant à la pensée de Tolstoï dont l’impact était loin d’être négligeable, il faut noter que le premier numéro du Heimin shinbun pour lequel Ishikawa a commencé à travailler comme journaliste en 1903, publia en 1904 la traduction de son article contre la guerre russo-japonaise intitulé « Ravisez-vous ! ».7 Ishikawa partage avec plusieurs écrivains ou intellectuels de l’époque, jusqu’à un certain degré, un idéal progressiste. Comme on le voit chez les membres du cercle Shirakaba, Ishikawa a cherché le moyen de réaliser son idéal de vie qui était de libérer l’individu.8 On peut dire également que sa pensée était proche de ce courant d’idées qui préconisa la recherche d’un spiritualisme pour la vie. C’est ce qu’un critique littéraire, Suzuki Sadami, qualifie de Taishô seimei-shugi [vitalisme de l’ère Taishô] (Suzuki Sadami 1996 : 101-104). Ce « vitalisme de l’ère Taishô » résulte d’une sorte d’acculturation, grâce à l’idée de « vie », de la tradition japonaise à l’individualisme occidental. SA CONCEPTION DE « LA VIE DE LA TERRE » Revenons à l’idéal d’Ishikawa. Son idéal, qui était assez singulier, a besoin d’être expliqué. Pourquoi était-il si singulier ? 7.Le Heimin shinbun [Le Journal du Peuple] qui a vu le jour pour protester contre la guerre russo-japonais a publié en 1904 ce long essai de Tolstoï, « Bethink yourselves ! », traduit de la version anglaise parue dans le London Times (en date du 27 juin 1904). 8. On peut trouver une étude sur Yanagi Muneyoshi dans laquelle l’auteur, Nakami Mari, souligne le fait que sur beaucoup de points l’idéal de ce dernier était proche d’Ishikawa. (Nakami 2003 : 75-82, 137 et 152-155). 482 Yasuko Ôno-Descombes Tout d’abord, il faudrait comprendre le pourquoi du terme domin [le peuple de la terre]. Domin est certes un néologisme propre à Ishikawa.9 L’explication qu’il donne lui-même se trouve au début d’un article intitulé « Domin seikatsu [Vie du peuple de la terre] » publié en 1920 dans la revue Shakaishugi [Socialisme]. Il dit avoir trouvé que ces mots composés — domin et seikatsu – étaient la traduction la plus appropriée du mot démocratie. En effet, au cours d’une conversation avec E. Carpenter, lors de sa visite chez ce dernier (1913), il apprend que « démocratie » est un mot composé des deux mots grecs demos et kratos, et que le sens de demos est « peuple de la terre ». C’est pour cela qu’il décide de traduire ces deux mots respectivement par « peuple » et « vie ». Dans son autobiographie publiée en 1956, il commente cette traduction proposée trente-six ans plus tôt. Il explique que ce mot « démocratie » signifie « retour à la terre ». Ce serait selon lui une idée apparue au début du xixe siècle, chez Godwin en Angleterre et chez Charles Fourier en France. Il ajoute qu’elle se rencontre également chez W. Morris et J. Ruskin. (Ishikawa vol. 8 : 427428). Le terme domin employé par Ishikawa ne désigne donc pas uniquement les paysans, mais tous ceux qui rendent la vie de la terre possible. Ishikawa a voulu, de plus, y inclure la dimension de la vie intérieure de chacun. C’est donc toute une conception de la vie qui se donne à lire. On retrouve ici la tendance spiritualiste d’Ishikawa qui existait déjà bien avant sa rencontre avec Carpenter. Mais la rencontre de Carpenter fut pour lui la révélation d’une lumière qu’il cherchait depuis longtemps. Ishikawa a découvert la nature en même temps qu’il découvrait des ouvrages de Carpenter. Dans les années 1920, il décrit rétrospectivement sa situation et son état d’esprit à l’époque où il se trouvait en prison.10 Il dit que c’est pendant son premier séjour en prison qu’il a commencé à rêver de la nature. Il explique aussi son tourment de l’époque comme le fait d’« être tombé dans un grand abîme entrouvert entre sa pensée religieuse bouddhico-chrétienne et la conception de la vie à la manière socialiste » (Ishikawa vol. 6 : 201). Il cherche à trouver une cohésion dans ces deux tendances, et se fraie 9. De plus, quand il a rédigé la conférence intitulée Domin seikatsu, il a mis un rubi [lecture en katakana] de demokurashii à côté de ce terme écrit en kanji, c’est-à-dire qu’il a indiqué la lecture de ce terme comme demokurashii [démocratie] par de petits katakana placés à côté. (Inada 2000 : 143) 10. Les textes sont intitulés respectivement «Hanmin seikatsusha no mure ni hairu made [jusqu’à me joindre à la foule des gens qui mènent une vie à demi agricole] » (1927) (Ishikawa vol. 3 : 19) et « Kâpentâ o omou [Je pense à Carpenter] » (1929). Ce dernier est une sorte d’article nécrologique publié dans le journal Yomiuri les 2 et 3 juillet 1929. (Ishikawa vol. 6 : 200-203) « L’esthétique d’un vivre de la terre » selon Ishikawa Sanshirô 483 finalement son propre chemin en s’appuyant sur les ouvrages de Carpenter. Ensuite, même si son idée s’est incontestablement enrichie grâce à son séjour en Europe, il n’en reste pas moins vrai que l’essence de sa vision du monde était déjà présente dans un texte, écrit bien avant son départ du Japon, et intitulé «Kyomu no reikô [La lumière du détachement] ».11 Ishikawa emploie le mot kyomu dans le sens du vocabulaire classique, celui de la tradition de l’Extrême-Orient, du bouddhisme et de la pensée de Laozi (Lao-Tseu). Dans un essai intitulé « Kyomuteki nihonjin [Les Japonais qui ont le sens du détachement]» daté de 1921 (Ishikawa vol. 2 : 253),12 il l’utilise à propos de ce qui est à ses yeux une caractéristique du peuple japonais. Trente-trois ans après, quand il rédige un petit texte intitulé « kyomu » (1954), il essaie de donner une explication de ce mot de manière plus complète. Tout en précisant que ce terme provient du vocabulaire de Laozi, il explique que «si nous parvenons à mettre notre cœur en état de kyomu [état spirituel de plein détachement], tout ce que nous entendons ou ce que nous voyons dans le monde extérieur va se dévoiler devant nous dans ses aspects véritables » (Ishikawa vol. 4 : 456). De là, il tire l’idée que kyomu signifie un état idéal, voire un état « où il n’y a pas d’ombre ». Et il conclut que « lorsque notre cœur n’a plus d’ombre, c’est de là qu’émane «la lumière spirituelle (reikô)». » (ibid.) Tel est le fondement de sa pensée, et c’est avec elle qu’il mena son combat pour la promotion de la « vie du peuple de la terre ». Aujourd’hui, certains chercheurs se demandent s’il existe une réelle différence entre le domin seikatsu d’Ishikawa et l’agrarianisme (nôhonshugi) de Gondô Seikyô. Ce dernier est une idéologie apparue dans les années vingt et trente, qui exaltait le travail agricole. Il n’est pas aisé de trancher cette question.13 On peut dire, à tout le moins, que ces deux programmes ne proviennent pas du même « lit culturel », bien qu’ils possèdent certains points communs, comme le principe d’une primauté 11. Le texte a été publié dans Sanyôdô shôhô [Bulletin de l’entreprise Sanyôdô], n° 37, 1904). (Ishikawa 1970 : 5-42). 12. Il a été initialement publié dans Kaihô [Emancipation], vol. 3, n°4, 1921). 13. La question est soulevée par exemple par Imada Tsuyoshi dans son article intitulé « Kyôdô no rinri to nashonarizumu – anâkizumu to nôhonshugi [Ethique de l’association et nationalisme – l’Anarchisme et l’Agrarianisme] » In Hihyô Kûkan [Espace Critique] vol.3-4, 2002 : 29-41), ainsi que par Arnaud Nanta dans la note 38 de sa traduction du texte de Komatsu Ryûji, intitulé « Un retour sur le parcours du mouvement anarchiste au Japon ». Ebisu, n°28, 2002 : 58). 484 Yasuko Ôno-Descombes de l’agriculture sur l’industrie. Mais, vu que chez Ishikawa la dimension d’un individu autonome est privilégiée, cela suffit à distinguer radicalement son programme de celui conçu par Gondô. Dans la pensée d’Ishikawa, des éléments empruntés à l’Occident – à savoir, les idées d’individu et de démocratie – se trouvent intégrés dans la vision typiquement japonaise d’un homme qui fait partie de la Nature. Ce qui permet cette intégration chez Ishikawa, c’est le sentiment mystique d’une unité du moi humain et de la Nature. BIBLIOGRAPHIE Carpenter, Edward. Towards Democracy. Londres, John Heywood, 1883. Dumont, Louis. L’idéologie allemande. Paris, Gallimard, 1991. Imada Tsuyoshi. « Kyôdô no rinri to nashonarisumu ». Hihyô kûkan – III-4 [Espace critique – la 3e période n° 4]. Tôkyô, Critical Space, juin 2002 : 29-41. Inada Atsuko. Kyôsei shisô no senkuteki keifu – Ishikawa Sanshirô to Edowâdo Kâpentâ [Première étude généalogique sur l’idée de vivre en communauté – Sanshirô Ishikawa et Edward Carpenter]. Tokyô, Kodama-sha, 2000. Ishikawa Sanshirô. Ishikawa Sanshirô chosaku-shû [Recueil des écrits de Sanshiro Ishikawa], sous la direction d'Ôsawa Masamichi. Tôkyô, Ôdo-sha, 1977-1978, vol. 1, 2, 4, 6, 8. Ishikawa Sanshirô. Kyomu no reikô [la lumière mystique émanant de l’état naturel et détaché]. Tôkyô, San.ichi-shobô, 1970. 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Homma pointe un certain nombre d’éléments marquants dans la pratique de Hiromix : l’utilisation exclusive d’un appareil compact ordinaire – le Big Mini de Konica – ; des thèmes tirés du quotidien ; le fait qu’elle délègue le développement de ses tirages à des laboratoires lambdas, à l’origine de leurs couleurs criardes. Les caractéristiques de sa première série « Seventeen Girl Days » (parfois intitulée « School Days »), réalisée alors qu’elle était encore lycéenne, perdurent par la suite dans les clichés que lui commandent les magazines et dans les ouvrages qu’elle publie 2. Si ces aspects n’étonnent pas chez une photographe débutante, leur persistance chez Hiromix alors qu’elle bascule vers le statut professionnel pose question. Plutôt qu’un manque de maturité et de technique, ce qu’on lui a beaucoup reproché, ces « faiblesses » en tant qu’artiste seraient plutôt à envisager comme la conséquence de choix esthétiques évoquant l’image amateur. 1. Le véritable nom de Hiromix est Toshikawa Hiromi. 2. Profitant de sa renommée nouvelle, Hiromix publie jusqu’en 2000 de nombreux ouvrages, à raison d’un par an. Le fait que son livre Hiromix (1998) soit publié par Steidl, l’une des plus importantes maisons d’édition spécialisées dans le livre de photographies, à seulement 22 ans, confirme bien l’ampleur de sa soudaine renommée. 488 Lilian Froger Hiromix n’est pas la seule dans ce cas. Nagashima Yurie, Ninagawa Mika ainsi que les autres jeunes femmes artistes – regroupées sous le terme d’onna no ko shashinka ou girly photographers –, partagent le même attrait pour la photographie familiale et ses motifs. Ceci transparaît dans les manières d’appréhender les sujets photographiés, puisque ces photographes ont volontairement recours aux décadrages, aux effets de flou, et ont fait le choix de la couleur plutôt que du noir et blanc. Au tournant des années 1990-2000, des artistes privilégiant une approche plus poétique, parmi lesquels Kawauchi Rinko ou Sanai Masafumi, s’engagent sur une voie comparable. Ce qui est avant tout remarquable ici, c’est l’ampleur que le phénomène prend très rapidement, sans véritablement s’essouffler de nos jours, ainsi que la reconnaissance institutionnelle dont ces artistes ont fait l’objet. Largement reconnus, ces photographes ont reçus de nombreux prix 3. A commencer par le prestigieux prix Kimura Ihei pour la photographie [Kimura Ihei shashin shô] décerné à Hiromix, Ninagawa et Nagashima conjointement en 2000, à Kawauchi en 2001, à Sanai en 2002. On voit que ces photographes, bien que n’appartenant pas à une école ou à un groupe clairement défini et circonscrit, dominent la scène artistique de la photographie au début des années 2000. Il conviendra alors d’analyser en quoi la reprise de certains codes identifiables comme ceux de la photographie amateur (les sujets issus de la vie quotidienne, les compositions coupées, les accidents photographiques ou l’usage de la couleur) a permis de nourrir la pratique de ces artistes japonais tout en complexifiant la distinction entre production artistique et production amateur, au delà d’un simple rapport de supériorité de la première sur la seconde. ESTHÉTIQUE DU BANAL Lors de l’entrée de Hiromix et de Nagashima sur la scène artistique, les commentateurs ont pointé trois caractéristiques : leur jeune âge – celles-ci étant âgées d’une vingtaine d’années – ; leur prétendu manque de technique ; les sujets photographiés : principalement leur famille et leurs amis. Les clichés ne sont que rarement posés, ni même pensés à l’avance. Ils ne sont 3. Sanai et Ninagawa se sont vus décerner un prix d’excellence au prix Shashin shinseiki organisé par le fabriquant Canon, respectivement en 1995 et 1996, tandis que Hiromix a reçu le Grand prix Canon en 1995. Par ailleurs Ninagawa a reçu le Grand prix Shashin hitotsubo-ten en 1996 et Kawauchi celui de 1997. La tentation de l’amateur dans la photographie japonaise 489 pas réalisés en studio, mais dans la rue ou dans l’intimité d’un appartement. Sous l’influence croisée d’Araki Nobuyoshi et de l’Américaine Nan Goldin 4, Hiromix et Nagashima privilégient une perspective fortement autobiographique, prenant pour thèmes leurs proches, leurs sorties, et multipliant les autoportraits (Iizawa 1996 : 157-165 ; Iizawa 2010 : 51-71). Malgré un accent porté sur la figure humaine et sur l’entourage proche, on remarque une grande diversité des motifs photographiés : des amis terminant leur repas, un bouquet de fleurs sur la table, une nouvelle robe ou un chien dans la rue. Ces clichés matérialisent l’affirmation selon laquelle tout est photographiable et surtout tout est digne d’être photographié. La photographe Ume Kayo le résume ainsi : Ce n’est pas bon de trop réfléchir. Lors de rencontres avec le public, j’entends souvent « Je ne sais pas vraiment quoi photographier, qu’est-ce qui ferait un bon sujet ? ». J’ai du mal à le concevoir, puisqu’on peut photographier absolument tout. (Takazawa 2010 : 96). Le refus du grandiose et du spectaculaire, commun à tous ces photographes, est manifeste, et ceux-ci préfèrent au contraire s’attarder sur l’ordinaire, sur les objets du quotidien, sur des détails, afin de « se porter au ras du réel, au ras des choses » (Baqué 2009 : 25). C’est notamment le cas de Kawauchi, qui a fait des situations et objets de tous les jours la base de son répertoire iconographique : on retrouve dans ses séries, pêlemêle, des clichés de pastèques, un pigeon mort sur un trottoir, une sauterelle, le tambour d’une machine à laver, des enfants jouant dans le sable, l’étal d’un boucher, etc. La même variété des motifs caractérise la pratique de Sanai, qui photographie lui aussi son environnement direct : des camions, des nuages au-dessus des immeubles, des plantes sur le rebord d’une fenêtre, des branches d’arbres, une paire de baskets, etc. Cet intérêt pour le banal peut parfois être plus spécifique : par exemple Takano Ryûdai et les rues quelconques dans son livre Kasubaba [Lieux négligeables] ou encore les paysages de zones pavillonnaires chez Homma Takashi, qualifiées par Wada Kôji de « commonscapes », contraction de common (ordinaire) et landscape (paysage) (Wada, Washida 2004 : 16). Les œuvres de tous ces photographes sont le témoin d’une prise en compte du réel dans ce qu’il a de plus insignifiant 4. Le travail de Nan Goldin est introduit au Japon en 1992 par la publication d’un entretien et d’images dans la revue Déjà-vu (n° 9 : numéro spécial « Shiseikatsu » [Vie privée], juillet 1992). En juillet de l’année suivante, Nan Goldin présente son célèbre diaporama The Ballad of Sexual Dependency à la galerie Parco, puis réalise avec Araki une exposition au Ginza Art Space ainsi qu’une publication, Tokyo Love, éditée par Scalo en 1994. 490 Lilian Froger et de trivial. Elles participent également d’un effet de connivence avec le spectateur, lui aussi familier des situations photographiées. CADRAGES, DÉCADRAGES ET ERREURS PHOTOGRAPHIQUES L’imaginaire du spectateur est d’autant plus sollicité que le cadrage coupe régulièrement la composition des images, celles-ci évoquant davantage qu’elles ne montrent. Ces décadrages sont particulièrement sensibles dans les photographies de Kawauchi, où le sujet de l’image est rarement centré. Bien au contraire, il est presque systématiquement rejeté dans l’un des coins de la composition, voire coupé, laissant vide le cœur de l’image. Ces décadrages brutaux viennent suggérer une certaine rapidité de la prise de vue – que cette spontanéité soit réelle ou non – et s’accompagnent parfois d’effets de flou ou de bougé. Pourtant, loin d’écarter ces clichés qu’on pourrait de prime abord juger comme défectueux, Kawauchi, Hiromix ou Ume intègrent ces photographies à leurs livres ou dans leurs expositions, validant ainsi leur valeur artistique. Les photographes dont il est ici question multiplient les erreurs photographiques, considérées habituellement comme des marques d’amateurisme et de faiblesse technique : la sur- ou sous-exposition, le contre-jour, le flash trop puissant, les modèles aux yeux rouges, le doigt laissé devant l’objectif, etc. On peut ajouter à cette liste la date de la prise de vue affichée en bas du tirage, imposée sur certains appareils compacts, qui n’étant pas un défaut à proprement parler est cependant une empreinte technique habituellement absente de la pratique professionnelle. Cette date en bas du tirage est déjà présente dans les clichés qu’Araki destine à ses journaux, comme par exemple Araki Nobuyoshi no nise nikki [Pseudo journal d’Araki Nobuyoshi] (1980) ou Heisei gannen [La première année de l’ère Heisei] (1990). Mais alors que dans le cas d’Araki, la date est avant tout un outil pour tromper le lecteur – puisqu’elle est parfois modifiée manuellement afin d’indiquer des dates qui ne correspondent pas au moment réel de la prise de vue –, chez une photographe comme Ume, elle n’a pas d’autre rôle que celui de concourir à mimer la photographie familiale et à renforcer l’effet d’intimité entre l’artiste et le spectateur autour d’une image qui semble plus authentique. La tentation de l’amateur dans la photographie japonaise 491 EMANCIPATION DE LA COULEUR L’autre conséquence de cette recherche d’authenticité a été le passage du noir et blanc à la couleur, lequel s’est largement opéré dans les pratiques artistiques à partir des années 1980. Comme le note Nathalie Boulouch, à propos de la situation en Occident : Dans les années 1980, la couleur est un choix concerté voire stratégique pour marquer une rupture avec l’esthétisme du noir et blanc et manifester un nouveau lien au réel, pour s’inscrire nettement dans le champ de l’art contemporain et ne plus rester cantonné à celui de la photographie. (Boulouch 2011 : 188). De fait, l’histoire de la photographie japonaise telle qu’elle a été écrite est majoritairement une histoire de la photographie monochrome. Elle ignore quasiment la photographie couleur, bien que certains photographes – même de la période phare des années 1960-1970, tels que Tômatsu Shômei ou Narahara Ikkô – aient eu une pratique de la couleur dès les années 1960 5. S’opposant à la hiérarchie qui institue une partition entre une photographie artistique en noir et blanc et une pratique couleur essentiellement amateur (et par conséquent jugée comme secondaire), certains artistes ont adopté l’utilisation exclusive de la couleur. La critique, au Japon comme ailleurs, a longtemps considéré la couleur en photographie comme vulgaire. Pourtant, Hiromix ou Nagashima ont volontairement misé sur l’aspect trivial de leurs images, n’hésitant pas à allier sujets du quotidien et usage de couleurs criardes. C’est particulièrement frappant dans les images de repas que Hiromix photographie en gros plan et au flash, ce qui les rend peu appétissants et rappelle ceux d’Araki dans Shokuji [Le Banquet] (1993) ou de Martin Parr dans British Food (1995). Chez Sanai et Kawauchi en revanche, l’emploi de la couleur n’est pas aussi violent. L’usage du flash est moins agressif, les contrastes moins marqués et le traitement de la couleur y est globalement plus doux. S’ils prennent effectivement le quotidien comme point de départ, au même titre que Nagashima ou que Hiromix, leur message se veut poétique et sensible, donnant lieu à des couleurs affadies, dans une atmosphère presque vaporeuse. 5. L’exposition « Nihon. Karâ 1964 » [Japon. Couleur 1964], organisée au grand magasin Matsuya de Ginza, en parallèle des Jeux Olympiques de Tôkyô de 1964, présentait des clichés en couleur de photographes actifs dans les années 1960. En plus de Tômatsu et Narahara, on y retrouvait, entre autres, les œuvres d’Ishimoto Yasuhiro, Hosoe Eikô, Ueda Shôji et Domon Ken (Kanamaru 1964). 492 Lilian Froger DE GRANDS ENSEMBLES D’IMAGES Contrairement à la photographie artistique classique, composée avec soin et qui se suffit à elle-même, les photographies de Nagashima, de Sanai ou d’Ume peinent à exister seules. Elles s’intègrent au contraire à un ensemble plus vaste, généralement de plusieurs centaines de photographies, qui prend son sens dans l’accumulation. Significativement, aucun cliché des photographes qui nous intéressent ici n’a de titre. Ils n’ont pas d’existence autonome. L’un des enjeux principaux de la présentation de ces photographies réside justement dans la restitution de cette accumulation d’images. Rompant avec les conventions d’accrochage de la photographie, ces artistes ont majoritairement plébiscité des modes d’exposition autorisant la présentation d’images multiples, se déployant dans l’espace (avec des installations) ou dans le temps (avec la projection de diapositives). Outre ces mises en espace particulières, le livre de photographies a été le principal support de monstration et de diffusion de leurs clichés. Cet attrait pour le livre est manifeste chez Kawauchi et Sanai, qui construisent une œuvre se poursuivant et s’enrichissant à chaque nouvelle publication 6. Au même titre que l’installation ou que la projection, le livre permet de compiler des dizaines voire des centaines de clichés, sans vraiment de limites, et permet donc de prendre en charge la profusion d’images. D’autre part, il implique une appréhension solitaire – on lit rarement à plusieurs –, ce qui est cohérent avec le contenu intime de ces photographies, aux sujets autobiographiques ou tirés du quotidien. Faisant référence à la production amateur, Ume a publié dans Jîchan sama [Grand-père] les images de son grand-père, dans un livre aux dimensions proches de celles d’un tirage photographique standard. Nagashima est allée encore plus loin avec Kazoku [Famille] qui reprend le format des albums de famille, y compris leur reliure en spirales et leur mise en page. UNE PRATIQUE AU QUOTIDIEN En s’efforçant de réemployer les sujets et les codes formels de la photographie familiale et privée, tous ces artistes estompent les frontières entre pratiques artistique et amateur. Evoquant 6. Il en va de même pour Araki, qui a actuellement publié plus de 450 ouvrages. Une exposition les rassemblant tous s’est tenue au Izu Photo Museum : « Araki Nobuyoshi shashinshû-ten » [Les livres de photographies d’Araki Nobuyoshi], du 11 mars au 29 juillet 2012. La tentation de l’amateur dans la photographie japonaise 493 les œuvres de Terry Richardson, Juergen Teller et Wolfgang Tillmans – dont l’influence sur les photographes japonais n’est pas négligeable, notamment car elles miment elles aussi les « erreurs » de la photographie amateur – Clément Chéroux fait le même constat : Ce dont cette mouvance est plus largement le signe, c’est sans doute de l’aboutissement d’une manœuvre initiée par les avantgardes historiques, il y a plusieurs décennies : le décloisonnement d’une corporation photographique tripartite. C’est sans conteste ce nivellement des différences entre les amateurs, les artistes et les professionnels, cette confusion des genres, très largement entretenues par le plaisir malicieux que prennent les uns et les autres à échanger leurs rôles, à adopter les bonnes ou les mauvaises habitudes de chacun, qui rend le ratage (en dépit des normes strictes qui le définissent) éminemment versatile. (Chéroux 2003 : 53-54). C’est aussi dans le rapport au quotidien que s’opère le rapprochement entre ces artistes et les amateurs : plutôt que de séparer distinctement vie privée et vie professionnelle, ils lient les deux, l’une devenant indissociable de l’autre. Ceci est perceptible dans les sujets de prises de vue (Hiromix qui photographie ses amis, Nagashima sa famille, Kawauchi ses grands-parents, etc.) et se traduit formellement par la reprise de codes représentatifs de la photographie amateur. Mais ces choix impliquent aussi une conception particulière de la pratique photographique. Travaillant tous sans sujets définis à l’avance, sans suivre de protocoles complexes, ces artistes peuvent photographier potentiellement tout le temps, surtout que comme le dit Ume, tout est photographiable. Homma parle ainsi d’un insatiable « désir de photographier » [shayoku] (Takazawa 2011 : 40-41), quand Kawauchi décrit sa pratique photographique « comme aussi naturelle que faire les magasins, cuisiner ou boire du thé » (Luna 2007 : 468). Les emprunts à la production amateur ne sont pas ici superficiels. Ils soulignent l’affirmation d’une photographie qui se veut moins formelle et par conséquent plus spontanée, autant qu’ils correspondent à un déplacement de la pratique photographique artistique dans les temps et les espaces de la vie familiale et privée. 494 Lilian Froger BIBLIOGRAPHIE Baqué, Dominique. « Le trope du banal », La Photographie plasticienne, l’extrême contemporain. Paris, éditions du Regard, 2009 : 22-37. Boulouch, Nathalie. Le Ciel est bleu. 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Hiromix. Göttingen, Steidl, 1998. Homma Takashi. Tokyo. New York, Aperture, 2008. Homma Takashi. Tôkyô kôgai [Banlieues de Tôkyô]. Kyôto, Kôrinsha, 1998. Kawauchi Rinko. Cui cui. Tôkyô, Foil, 2005. La tentation de l’amateur dans la photographie japonaise 495 Kawauchi Rinko. Illuminance. Tôkyô, Foil, 2011. Kawauchi Rinko. Utatane [La sieste]. Tôkyô, Little More, 2001. Nagashima Yurie. Empty White Room. Tôkyô, Little More, 1993. Nagashima Yurie. Kazoku [Famille]. Kyôto, Kôrinsha, 1998. Nagashima Yurie. Not Six. Tôkyô, Switch Publishing, 2004. Ninagawa Mika. 17 9 ’97. Tôkyô, Metarôgu, 1998. Sanai Masafumi. Ikiteiru [Vivant]. Kyôto, Seigensha, 1997. Sanai Masafumi. Message. Tôkyô, Heibonsha, 2001. Sanai Masafumi. Wakaranai [Je ne comprends pas], Kyôto, Kôrinsha, 1998. Takano Ryûdai. Kasubaba [Lieux négligeables]. Tôkyô, Daiwa Press, 2011. Ume Kayo. Jîchan.sama [Grand-père]. Tôkyô, Little More, 2008. Ume Kayo. Umeme. Tôkyô, Little More, 2006. Ume Kayo. Umeppu. Tôkyô, Little More, 2010. De l’expérimentation artistique dans la photographie publicitaire De l’expérimentation artistique dans la photographie publicitaire : Nakayama Iwata 497 CECILE LALY Université Paris-Sorbonne DE L’EXPÉRIMENTATION ARTISTIQUE DANS LA PHOTOGRAPHIE PUBLICITAIRE : NAKAYAMA IWATA Apparue au xixe siècle, la photographie a d’abord été utilisée comme un outil scientifique et professionnel. Ce n’est qu’après quelques décennies d’existence que les amateurs se sont emparés du médium et ont dévoilé ses capacités expressives. Ces deux pratiques, professionnelle et amateur, ont d’abord évolué de façon parallèle pour ensuite se rencontrer dans le domaine publicitaire, à l’ère de la photographie moderne et expérimentale. Une des figures centrales de cette rencontre entre expérimentation photographique et publicité est Nakayama Iwata (1895-1949), un photographe professionnel, plus connu pour son activité d’amateur, qu’il qualifiait lui-même d’artistique. ANNÉES 1910-20 : NAKAYAMA IWATA, PHOTOGRAPHE PROFESSIONNEL Le « photographe professionnel » peut être défini comme un expert, un spécialiste, formé en école ou en studio afin de développer des compétences précises. Sa formation est parfois sanctionnée par un diplôme. Il travaille principalement sur commande et tire un profit pécuniaire de son labeur1. Cette définition s’applique à Nakayama. Il suit une formation professionnelle au département de photographie de l’Ecole des beaux-arts de Tôkyô (1915-18), puis il poursuit sa formation 1. Dans l’introduction de son étude sur les amateurs et les professionnels utilisant les outils numériques à l’ère d’Internet, Patrice Flichy donne une définition des statuts d’amateurs et de professionnels qui sont transposables au domaine photographique. (Flichy 2010.) 498 Cécile Laly technique à l’université de Californie, San Francisco (1918-19). Une fois diplômé, il est employé au Kikuchi Studio, New York (1919-21), puis il ouvre sa propre agence, le Laquan Studio, New York (1921-26). Il y réalise principalement des portraits et des natures mortes sur commande. Il séjourne ensuite à Paris de 1926 à 1927, où il travaille dans un autre domaine de la photographie professionnelle : la photographie publicitaire. Il réalise alors pour le magazine Femina des photographies de mode avec modèles2 et des photographies publicitaires de textiles3. Après son retour au Japon, il travaille brièvement pour le studio photo Kazoku Kaikan, Tôkyô (1927-28), avant de s’installer définitivement à Ashiya (1928-49). De la fin des années 1910 à la fin des années 1920, les photographies que Nakayama réalise pour répondre à des commandes, témoignent d’une maîtrise de la chimie et de la mécanique photographique. Elles respectent les standards de ce langage, photographiant l’objet plus ou moins frontalement, avec un éclairage le mettant en valeur et le montrant dans le détail. Les portraits réalisés en studio représentent des personnages en buste, positionnés de trois quarts, sur un fond neutre ou se référant à leur personnalité, à leur statut. Les photographies publicitaires, telles que celles de textiles publiées dans le magazine Femina, montrent que le travail de composition de l’image se fait avant de pousser l’obturateur. (Fig.1) Les tissus sont volontairement drapés ou tendus et juxtaposés de manière à jouer avec le contraste de leurs motifs ou de leurs couleurs. Ils reçoivent une lumière uniforme pour les présenter avec homogénéité. Ces photographies de Nakayama sont très proches de celles des autres photographes publiées dans ce même magazine. Elles répondent aux mêmes codes de composition. Ainsi, contrairement à ce qu’il sous-entend plus tard4, Nakayama ne fait pas – encore – transparaître sa personnalité dans l’image. 2. Femina, numéro d’octobre 1927 : 21; 34 ; 43. 3. Femina, numéro de septembre 1927 : cinq photographies illustrent l’article « Choisissez les tissus de vos robes d’automne » : 21-26. 4. « Je travaillais avec un magazine féminin à Paris. Même si ce magazine avait son propre département photo, ils m’ont demandé de réaliser des photographies dans mon style personnel ». (Nakayama 1935 : 515-516) De l’expérimentation artistique dans la photographie publicitaire 499 Fig. 1 : Nakayama Iwata, Femina, numéro de septembre 1927, p. 21 ANNÉES 1910-20 : NAKAYAMA IWATA, PHOTOGRAPHE AMATEUR Le « photographe amateur » peut être défini comme un photographe ayant acquis ses compétences au moyen de publications conçues pour son initiation, de sa recherche personnelle et d’une dynamique environnementale souvent collective. Il travaille au gré de son inspiration et tire un profit expressif et identitaire de son œuvre. Outre la formation photographique professionnelle que Nakayama reçoit, le reste de cette définition s’applique à ses activités, à son environnement créatif et au profit expressif et identitaire qu’il souhaite tirer de sa production. Dans ses écrits, Nakayama témoigne à plusieurs reprises de son intérêt pour la peinture. Il admire tout particulièrement Raphaël, Rembrandt, Constable, Millet, Goya, Renoir, Le Greco ou encore Vélasquez (Nakayama 1928 : 42 ; 1937 : 731-739). Dans sa jeunesse, il envisage de devenir peintre et malgré son orientation photographique, il pratique également la peinture et la sculpture sa vie durant (Nakayama 1987). Grâce à cet attrait pour les arts, Nakayama montre très tôt un intérêt pour une pratique amateur de la photographie. De 1922 à 1926, alors qu’il est photographe de Studio à New York, il envoie des photographies pictorialistes aux Salons : en 1922, à l’Annual Competition of American Photography ; en 1923, au London 500 Cécile Laly Salon of Photography ; en 1924, au National Salon of Pictorial Photography et à l’Annual Pittsburg Salon of Photographic Art ; en 1925, à l’American Photographer. Dans des écrits postérieurs, il témoigne de la bonne réception de ses œuvres par les jurés de ces salons, tout en précisant que, lorsqu’il s’ouvre à l’expérimentation une fois arrivé à Paris, ces mêmes salons n’acceptent plus ses photographies (Nakayama 1932 : 34-35). Ce soudain refus correspond à un glissement dans l’expression et la technique photographiques de Nakayama, depuis la pratique amateur vers une recherche artistique qu’il nomme la « pure photographie d’art » (jun geijutsu shashin). ANNÉES 1930 : DE L’EXPÉRIMENTATION DANS LA PHOTOGRAPHIE PUBLICITAIRE ET L’EXPOSITION INTERNATIONALE DE PHOTOGRAPHIE PUBLICITAIRE Lors de la première partie de sa carrière, à l’étranger, Nakayama acquiert une technique solide, une bonne connaissance des arts et une envie de créer un environnement de travail dans lequel il puisse s’exprimer. Son expérience internationale lui permet d’atteindre la maturité dans sa création. Une fois installé à Ashiya, en tant que photographe confirmé, professionnellement reconnu, il peut légitimement briser les codes de la photographie pour, dans ses images, faire se rencontrer le monde professionnel et le monde amateur. Cette rencontre a lieu dans le domaine publicitaire dès lors qu’il y applique l’expérimentation photographique (artistique). En 1929, peu de temps après s’être installé dans le Kansai, Nakayama fonde la Société de recherches de Kobe sur l’art publicitaire (Kôbe shôgyô bijutsu kenkyû-kai). Dans cet environnement, il réfléchit au moyen d’appliquer l’expérimentation photographique ainsi que l’utilisation du photomontage et du photogramme à la publicité. L’année suivante, il est chargé des photographies de Daimaru, la brochure promotionnelle du grand magasin éponyme situé à Kobe. A l’instar du graphiste Eric de Coulon (1888-1956), qui déclare, en 19265, que travailler pour les grands magasins est riche d’expérience, du fait de la diversité des sujets à traiter (Cheronnet 1926 : 598), Nakayama n’hésite pas à laisser libre cours à son imagination et à l’expérimentation dans les images qu’il réalise pour Daimaru. En témoignent les photographies 5. En 1926, Nakayama réside à Paris. De l’expérimentation artistique dans la photographie publicitaire 501 publiées dans la brochure des grands magasins, qu’il réalise pour la promotion des couverts de table occidentaux, symboles de luxe et de modernité. L’une d’entre elles (fig. 2), figure un fond fermé et surréel, composé d’un assemblage de coffrets de petites cuillères, sur lequel trois cuillères photographiées frontalement, en cadrage rapproché, flottent parallèlement. Il applique ainsi à une photographie publicitaire, la composition de Pipes et allumettes (fig. 3), une photographie réalisée à Paris dans le cadre d’expérimentations personnelles. Fig. 2 : Nakayama Iwata, « Couverts occidentaux », Daimaru, 1930 Fig. 3 : Nakayama Iwata, Pipes et allumettes, 1927 A la même période, Nakayama produit Fukusuke Tabi (fig. 4), un montage présentant en gros plan décentré une paire de chaussettes blanches sur fond blanc. Seule une variation de matérialité différencie légèrement les deux blancs. Afin de délimiter les chaussettes, il les détoure d’un cerne noir épais ; le registre inférieur de l’image est occupé par une masse noire qui suggère le bas d’un kimono. Sur cette composition de formes géométriques simples, il appose le motif du personnage de Fukusuke. En 1930, cette œuvre remporte le premier prix de l’Exposition internationale de photographie publicitaire (kokusai kôkoku shashin ten), tout juste créée par la société de l’Asahi shinbun6. Près de vingt ans plus tard, Kimura Ihee vante encore 6. En France, la première exposition de photographie publicitaire est organisée en 1931, soit un an après l’exposition japonaise. Elle regroupe les surréalistes Boiffard et Man Ray ainsi que des « Kertész, Tabard, Sougez, Landau, Vigneau, Zuber ». Eux aussi ne distinguent pas la photographie pure de 502 Cécile Laly son inoubliable et « extraordinaire charme sensoriel » (subarashii kankakutekina miryoku) (Kimura 1949). Le succès de cette photographie vaut à Nakayama d’établir sa réputation au Japon dans le domaine de la photographie publicitaire et pour conforter cet élan, à la même période, il participe à la première exposition d’art publicitaire de Kôbe (Kôbe shôgyô bijutsu ten) organisée à la galerie Koikawasuji. Fig. 4 : Nakayama Iwata, Fukusuke Tabi, 1930 Le rôle de Nakayama dans le développement et l’application de l’expérimentation photographique en matière publicitaire ne se limite pas à la création d’images. Il participe comme juré à la sélection des œuvres pour l’Exposition internationale de photographie publicitaire en 1932, 1933 et 1935. A cette occasion, il rédige des pensées sur la photographie publicitaire, qu’il publie principalement dans la revue Kôga et dans le magazine Asahi Camera. Dans le numéro de mai 1933 de la revue Kôga, au lieu de présenter les œuvres exposées, il dénonce les critiques, déplorant que les compagnies n’aient pas le courage de les utiliser dans leurs publicités. Cette réticence s’explique par le fait qu’il s’agit des premières années de l’expérimentation photographique tant du point de vue de la production amateur que publicitaire7. Pourtant la photographie commerciale, l’une étant « sans complexe au service de l’autre ». (Bouqueret 2009 : 73-74) 7. Dans son introduction au catalogue La photographie publicitaire en France, de Man Ray à Jean-Paul Goude, Rencontres internationales de De l’expérimentation artistique dans la photographie publicitaire 503 d’après Nakayama, pour que la photographie publicitaire évolue, les entreprises devraient faire appel à des photographes extérieurs ayant leur style propre, plutôt qu’à leurs employés qui, d’après lui, ne sont pas en mesure de développer une expression personnelle. Dans le magazine Asahi Camera, lorsqu’il fait partie du jury de l’exposition, il rédige aux côtés des autres jurés des critiques des œuvres récompensées, se permettant parfois d’énoncer qu’il n’est pas d’accord avec l’œuvre choisie. En 1936, il publie également un article défendant l’expérimentation artistique dans la publicité, intitulé « Photographie d’avant-garde dans la photographie publicitaire ». Dans ce texte, il déclare que pour lui « Nouvelle Photographie » et « Photographie d’AvantGarde » sont deux appellations se référant aux mêmes types de photographies dans le sens où elles recherchent toutes deux de « nouvelles sensations » (atarashii kankaku) et une « puissante nouveauté » (hakuryoku shinsensa). Il insiste sur le fait que cette recherche est essentielle. Puis, il énonce qu’avant de faire une image, le photographe devrait d’abord faire le point avec ses sentiments, avec ce qu’il souhaite exprimer, et enfin essayer d’être inventif pour y arriver. Pour lui, une simple photographie de l’objet à promouvoir, où seul l’appareil photo est acteur, ne dépasse pas le documentaire et n’a donc pas la moindre vigueur. Or, dans la mesure où la photographie publicitaire doit être vue et comprise par le public le plus large possible et surtout créer chez lui une stimulation l’incitant à la consommation, elle a besoin de « force ». Certes la Photographie d’Avant-Garde n’a pas pour but d’être une photographie publicitaire. Toutefois, dans la mesure où la photographie publicitaire a, elle, pour seul but incontestable de laisser une forte impression sur le public, il prône qu’elle doit chercher cette force dans l’exploitation des caractéristiques de la Photographie d’Avant-Garde. LA QUESTION DE L’ARTISTE Cette application de l’expérimentation artistique dans la photographie publicitaire peut s’expliquer par la volonté de photographie d’Arles, 4 juillet-17 septembre 2006, Amélie Gastaut date de 192830 la naissance en France de la photographie publicitaire en tant que discipline et remarque que dans l’entre-deux-guerres, période où Nakayama séjourne en France, les photographes travaillent souvent dans un style Nouvelle Vision et explorent les recherches avant-gardistes. Nakayama semble transférer ces pratiques au Japon. Dans l’article « Photographie et publicité, les promesses d’un art nouveau (1919-1939) » de ce même catalogue, Françoise Denoyelle précise que lorsqu’en 1930 que la photographie apparaît de façon notoire dans les publicités, celles-ci sont consacrées majoritairement aux objets de luxe. (e.g. les photographies de petites cuillères de Nakayama évoquées ci-dessus.) 504 Cécile Laly Nakayama de faire partie du royaume des arts. Il est commun de dire que lorsque nous entendons le mot « art », nous pensons tous à la même chose, mais nous ne sommes pas d’accord sur la définition8. Nakayama se place dans la lignée de cette insaisissable définition de l’art. Il commence l’article « Pure photographie d’art » de la manière suivante : « Il n’y a rien de plus inutile que l’avis d’un auteur sur l’art. [...] L’art est une pratique. Il est zen. Les œuvres le révèlent. On ne peut pas l’expliquer […] ». Nakayama ne précise pas le sens qu’il donne aux mots « art », « artiste » et « amateur ». Dans l’article « Photographie actuelle », il affirme toutefois que l’art de la photographie (vers lequel il tend) se situe au-delà de l’enregistrement mécanique, qui est le cheval de bataille du photographe professionnel, et au-delà du simple plaisir, qui est celui du photographe amateur. Il ne se considère donc pas comme un photographe professionnel et/ou amateur, mais bien comme un artiste. Dans ses activités de photographe professionnel tout comme dans ses activités de photographe amateur, Nakayama met toujours l’art en avant. Lorsqu’en 1924, à New York, il réalise en studio un portrait photographique de la danseuse hindoue Nyota Inyoka, cette dernière dédicace un des tirages avec la phrase suivante : « Au plus artiste des photographes, avec ma sympathie amicale ». De même, lorsqu’il parle de ses influences et de ses inspirations, les artistes auxquels il fait référence, outre les deux photographes Man Ray et Moholy-Nagy, sont tous des peintres connus de l’histoire de l’art. Enfin, dans l’article « Pure photographie d’art », Nakayama compare la photographie à la peinture et à la sculpture, l’utilisation de l’appareil photo à la préparation des pigments et il précise qu’à Paris ce sont bien des « critiques d’art » qui ont encensé ses photographies. Dans ce même article, lorsqu’il parle de sa découverte des travaux de Man Ray et de Moholy-Nagy, il dit s’être rendu compte qu’ils réalisent tous trois des photographies totalement éloignées du pictorialisme : « Nous étions tous dans la création pure. » Néanmoins, même si Nakayama n’est pas le seul à utiliser le mot « pur » (jun), il ne lui donne pas le même sens que d’autres. A Paris, le terme de « photographies pures » met en avant des épreuves dépouillées et la qualité de document littéral de la photographie héritée de la straight photography (Bajac 2012). Ce que Nakayama sous-entend est légèrement différent. Il parle de la pureté artistique de la photographie qui a vu le jour en abandonnant le pictorialisme pour l’exploitation 8. Pascal cité par Château Dominique (Château 2008 :11). De l’expérimentation artistique dans la photographie publicitaire 505 des caractéristiques propres à la photographie. Cela inclut certes la précision de l’objectif, mais pour lui, cela signifie surtout les nouvelles expériences réalisées sur la lumière et les matériaux photosensibles. Enfin, pour Nakayama, la photographie doit mettre en avant l’auteur, son caractère, son style singulier. C’est en transposant leur personnalité dans leurs œuvres que les photographes peuvent devenir des artistes. Lorsqu’il regarde une photographie, Nakayama veut pouvoir reconnaître intuitivement qui est son auteur. Même dans le domaine publicitaire, il place le style et l’ego de l’auteur avant les principes et volontés des clients et n’hésite pas à dire à propos des compagnies et des publicistes, que leurs critiques des œuvres de l’Exposition internationale de photographie publicitaire ne sont pas légitimes. Ce ne sont pas des artistes : « C’est comme si un vendeur en magasin, simple et ignorant, jacasse dans une revue de théâtre en se prenant pour un critique professionnel. » (Nakayama 1935 : 516) En conclusion, il semble que ce soit l’association d’une pratique amateur de la photographie et la volonté d’être un artiste qui mène Nakayama à s’ouvrir à l’expérimentation photographique ; et que ce soit son expérience professionnelle qui lui offre la légitimité d’imposer cette démarche au domaine publicitaire. Fort de son succès à l’Exposition internationale de photographie publicitaire, en produisant des images fortes ainsi que des textes et des critiques, Nakayama devient une figure centrale de l’expérimentation artistique dans la photographie publicitaire des années 1930. BIBLIOGRAPHIE Bajac, Quentin. « Paris à la découverte de la photographie moderne, 19291939 ». In Voici Paris, Modernités photographiques, 1920-1950. Paris, éditions du Centre Pompidou, 2012 : 17-29. Bouqueret, Christian. « Une autre réalité ». In Paris capitale photographique, 1920/1940 : Collection Christian Bouqueret, Jeu de Paume, Paris, 10 février–24 mai 2009. Château, Dominique. Qu’est-ce qu’un artiste. Rennes, Ed. PU de Rennes, 2008. Cheronnet, Louis. « La publicité moderne, Coulon ». L’Art vivant, no 39, 1926 : 598. Flichy, Patrice. « introduction », Le sacre de l’amateur. Paris, Ed. Seuil, 2010. 506 Cécile Laly Galard, Jean. « L’évolution du concept d’œuvre d’art ». Questions internationales, no 42, mars-avril 2010 : 8-14. Kimura Ihee. « Nakayama Iwata san no ayunda michi [Le chemin de Nakayama Iwata] ». Camera, juin 1949. Nakayama Iwata. « Jun geijutsu shashin [Pure Photographie d’art] ». Asahi Camera, janvier 1928 : 40-42. Nakayama Iwata. « Zakki [Cahiers] ». Kôga, 1-2, 1932 : 34-35. Nakayama Iwata. « Atarashii shashin [Photographie actuelle] ». Asahi Camera, 16-1, 1933 : 80-81. Nakayama Iwata. « Kôgi sakka no tachiba kara [Protestation – Du point de vue de l’auteur] ». Asahi Camera, 19-4, 1935 : 515-516. Nakayama Iwata. « Kôkoku shashin ni arawareta zen.ei shashin [Photographie d’Avant-Garde dans la photographie publicitaire] ». Asahi Camera, 22-6, 1936 : 1019-1021. Nakayama Iwata. « Supein yo ! Doko he iku ! [Espagne ! Où vas-tu ?] ». Asahi Camera, 24-5, 1937 : 731-739. Nakayama Masako. Shashinka nakayama iwata to ikite. Hai kara ni, kyû jû ni sai [Vivre avec le photographe Nakayama Iwata – Dandysme de 92 ans], Kawade shobô shinsha, Tôkyô, 1987. REGARD DES JAPONAIS SUR LEURS VOISINS Le regard des Japonais sur la Corée coloniale Le regard des Japonais sur la Corée coloniale 509 SAMUEL GUEX Université de Genève LE REGARD DES JAPONAIS SUR LA CORÉE COLONIALE Plus encore que dans le cas de Taiwan, les discours assimilationnistes qui dominèrent la presse japonaise au lendemain de l’annexion de la Corée mettaient en avant la « proximité » ethnique, géographique, culturelle, et historique - du Japon et de sa nouvelle colonie (Oguma 1998 : 23). C’est d’ailleurs une des spécificités du Japon que d’avoir cherché à assimiler un peuple qui lui était ethniquement similaire. Ces discours se développèrent dans un contexte où les historiens, archéologues, ou linguistes partageaient l’idée d’une origine continentale des Japonais, contribuant de ce fait, sans en avoir forcément conscience, à légitimer l’entreprise coloniale (Nanta 2012 : 23). L’aspiration indépendantiste coréenne révélée par le mouvement du 1er mars 19191 tempéra plus ou moins fortement l’optimisme initial, avec une prise de conscience que la seule proximité des deux peuples ne constituait pas une garantie à l’assimilation naturelle des Coréens, mais il ne remit pas fondamentalement en cause la volonté assimilatrice du Japon : la tâche devait consister désormais à mettre en œuvre des réformes pour éliminer les murs - législatifs, psychologiques - qui séparaient Japonais et Coréens (Caprio 2009 : 112). Parmi ces obstacles figuraient les images négatives réciproques entretenues par Japonais et Coréens, un phénomène qui existait déjà pendant la période d’Edo mais qui s’était 1. Il s’agit du mouvement du 1er mars 1919 (Samil undong). Il a pour prétexte le décès de Kojong, l’ex-empereur contraint d’abdiquer par les Japonais en 1907, ainsi qu’une proclamation d’indépendance à Séoul, qui provoquent des manifestations antijaponaises dans l’ensemble du pays. Sévèrement réprimé par le Japon, ce soulèvement marque une étape importante dans le mouvement indépendantiste coréen, et débouchera sur un assouplissement de la politique coloniale du Japon. 510 Samuel Guex considérablement intensifié depuis Meiji, à mesure que s’affirmaient les ambitions expansionnistes japonaises sur la péninsule coréenne (Moriyama 2001 : 300-305). A cet égard, Chôsen-jin no shisô to seikaku [La pensée et le caractère des Coréens], édité par Murayama Chijun (1891-1968)2 et publié en 1927 par le gouvernement général de Corée, fournit de nombreux exemples des images des Coréens communément véhiculées par les Japonais durant les deux premières décennies de la colonisation. Vingtième numéro d’une série de quarantedeux études publiées entre 1923 et 1935 qui abordent de multiples aspects de la Corée, allant de la démographie aux croyances religieuses, de la criminalité à l’économie de marché, ce volume n’est pas une étude originale mais une compilation d’articles, de rapports ou d’ouvrages spécialisés - qui incluent également quelques textes d’auteurs coréens - censés déterminer le caractère des Coréens, afin de permettre aux Japonais de mieux comprendre la Corée. Si le volume propose un tableau général de la « pensée des Coréens » - pensée politique, religieuse, culturelle et artistique – ce sont les trois premiers chapitres intitulés « Aperçu général des Coréens » [Chôsenjin no gaikan], « La nature des Coréens » [Chôsenjin no seijô], et « Tendances de la société coréenne » [Chôsen no shakai keikô] qui recèlent l’essentiel des stéréotypes associés aux Coréens3. On y remarque une occurrence importante de termes tels que « Coréens » ou « peuple » [jinmin/minzoku] coréen, associés à des caractéristiques censées s’appliquer à l’ensemble des Coréens. Ce sont ces propos généralisateurs que nous avons choisi d’examiner ici. L’idée selon laquelle diverses sociétés ou nations possèdent des caractères spécifiques est très ancienne et répandue. Jusqu’au début du xxe siècle, les auteurs décrivaient ces caractéristiques dans une perspective essentialiste. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que les approches constructivistes ont permis de montrer que si certains stéréotypes peuvent être le produit de morceaux épars de vérité puisés dans le passé rassemblés en une image supposée exprimer toute la vérité d’un peuple, d’autres stéréotypes peuvent se propager en dehors de toute base objective. 2. Diplômé de l’Université impériale de Tôkyô, Murayama vécut une vingtaine d’années en Corée entre 1919 et 1941, effectuant de nombreuses recherches sur divers aspects de la culture coréenne pour le compte du gouvernement général. Il publia une dizaine d’ouvrages, dont la plupart font partie de la série de quarante-deux volumes susmentionnés. 3. Ces trois chapitres correspondent à plus de la moitié du volume (155 pages sur 216). Le regard des Japonais sur la Corée coloniale 511 Cette évolution est illustrée par le changement de terminologie qui a vu l’abandon de l’expression « caractères nationaux » pour celle de « stéréotypes nationaux » (Leerssen 2007). Si les psychologues sociaux ont longtemps insisté sur l’aspect réducteur et nocif des stéréotypes, on sait aujourd’hui que le processus de schématisation et de catégorisation qui caractérise la formation des stéréotypes est indispensable à la cognition. La question n’est donc pas tant de savoir si les stéréotypes sont corrects ou incorrects, que de déterminer leurs effets sur les interactions entre groupes. Parmi ces effets, il en est un qui apparaît dans les situations de subordination d’un groupe ethnique ou national à un autre, comme la colonisation. Dans ce cas, les stéréotypes dévalorisants diffusés par le groupe dominant ont pour fonction de légitimer leur position. En définissant les colonisés en termes d’infériorité, les colonisateurs pouvaient ainsi entériner les rapports de forces existants et garantir le bien-fondé de la colonisation (Amossy 2011 : 43). L’examen des stéréotypes attribués aux Coréens dans cet ouvrage n’a donc pas pour objectif de déterminer dans quelle mesure ils reposaient sur une base factuelle, mais vise plutôt à les replacer dans la vision orientaliste développée par les Japonais à la fin du xixe siècle, notamment au travers de l’historiographie coloniale. Par cette image dépréciative, ces derniers cherchaient à se démarquer d’une Corée devenue le reflet d’un Japon prémoderne « inférieur et refoulé », pour reprendre les termes de Saïd (Said 1980 : 16). Nous essaierons de montrer en outre que ces stéréotypes reflétaient l’ambivalence du discours assimilationniste japonais, qui visait à intégrer suffisamment les Coréens pour qu’ils renoncent à leur velléités indépendantistes, tout en conservant des critères discriminatoires empêchant toute véritable assimilation. LES CORÉENS VUS PAR LES JAPONAIS Parmi les traits de caractère (seijô) attribués aux Coréens, l’ouvrage mentionne le suivisme (fuwa raidô), notamment par le biais d’un article du Chôsen mainichi shinbun de 1923, un quotidien de langue japonaise paraissant en Corée, qui prétend que les Coréens sont dépourvus de principes et d’opinions personnelles car ils auraient pour défaut de se laisser emporter par leurs émotions. Ce suivisme serait responsable de l’échec que constituent les cinq cents ans de la dynastie des Yi, marqués par la corruption, le désordre et l’oppression. 512 Samuel Guex Un article paru en 1925 dans la revue Shokumin n’hésite pas à affirmer que l’indépendance est tout simplement incompatible avec le caractère national des Coréens. Il suffirait d’observer les trois mille ans d’histoire de la Corée pour constater qu’à chaque époque, elle a toujours été soumise à une grande puissance, à tel point que l’esprit de soumission serait devenu désormais un trait constitutif de la nature des Coréens (Chôsen sôtokufu 1927 : 46-51). Pour Takahashi Tôru (1878-1967), auteur notamment de Nai-Sen kankei seiji bunka shisô-shi [Histoire des relations intellectuelles, politiques et culturelles du Japon et de la Corée, 1943], cette soumission à la Chine n’est pas seulement politique mais également, et surtout, intellectuelle. Cet aspect serait illustré par le rôle revêtu par les sinogrammes dans la langue coréenne, bien plus important que dans le cas du japonais. A cela s’ajoute l’absence de lectures purement coréennes des caractères chinois qui sont lus uniquement à la sino-coréennes, contrairement au japonais où l’existence des lectures kun témoignerait de l’esprit d’indépendance des Japonais vis-à-vis de la Chine (Chôsen sôtokufu 1927 : 71). L’ouvrage propose également quelques témoignages occidentaux, qui rejoignent les opinions des Japonais cités dans l’ouvrage. Ainsi l’extrait d’un rapport russe datant de 1910 - mais de toute évidence avant l’annexion - au sujet des caractéristiques des Asiatiques, selon lequel les Coréens seraient habitués à se soumettre et à imiter plus puissants qu’eux (jidai shugi). C’est la raison pour laquelle les immigrés coréens en Russie seraient faciles à assimiler ; le revers de la médaille étant que les Coréens risquent de se soumettre à tout nouveau protecteur. Les Japonais connaissant parfaitement ce point faible, ils guetteraient la moindre occasion de placer les Coréens sous leur domination, ce qui devrait inciter la Russie à se méfier du Japon. Vus par un groupe de voyageurs américains qui visitent la Corée en 1924, les Coréens sont des paresseux : ils traînent dans la rue désœuvrés, allant même parfois jusqu’à se coucher par terre comme des animaux. Rien d’étonnant dès lors à ce que ce peuple disparaisse (Chôsen sôtokufu 1927 : 6-11). La formation des stéréotypes négatifs utilisés par les Japonais pour décrire les Coréens n’était, à l’époque de la colonisation, pas si ancienne. C’est avec la modernisation du Japon et le déplacement du référent culturel vers l’Occident que les Coréens furent perçus comme des êtres primitifs ou au mieux semicivilisés, une tendance qui s’accentua après la première guerre sino-japonaise et le renforcement des ambitions japonaises sur la péninsule. Le regard des Japonais sur la Corée coloniale 513 C’est à cette époque que le mot « Coréen » devint synonyme de paresseux, vils, ou lâches (Cho 2008 : 37). En partageant avec les Occidentaux des images négatives des Coréens, les Japonais se retrouvaient dans le même camp que les Occidentaux, du côté de la civilisation. Après l’annexion, les stéréotypes contribuèrent au maintien des séparations entre colonisés et colonisateurs. Ainsi pour les Japonais, en particulier ceux qui vivaient en Corée et qui étaient favorables au maintien des différences, et donc de leurs privilèges, le mépris et les discriminations envers les Coréens, exprimés entre autres par les stéréotypes négatifs, permettaient d’accentuer les clivages. Derrière cette attitude, on perçoit clairement le rôle de légitimation des situations de domination joués par les stéréotypes dévalorisants. Dans le cas de la Corée, son soi-disant immobilisme fut un des éléments utilisés par le Japon pour justifier l’annexion. Moderniser la Corée put ainsi être présenté comme la mission du gouvernement général. Même si l’historiographie coloniale évolua à partir des années 1920-30 pour proposer des études moins marquées idéologiquement, l’idée d’une histoire de la Corée stagnante depuis le xxe siècle, perdura au-delà des années 1920. LES CORÉENS VUS PAR EUX-MÊMES Cet immobilisme est également dénoncé par certains Coréens, comme le montre la traduction d’un éditorial du quotidien Tonga Ilbo de 1924, pour qui la cause de cette stagnation se trouverait dans le manque de courage des Coréens, incapables de dire ce qu’ils pensent et d’agir selon leurs convictions. Cette lâcheté proviendrait de l’art de se protéger développé durant les derniers siècles marqués par les luttes de factions, où la moindre parole déplacée pouvait mener un individu et sa famille à sa perte. En conséquence, les Coréens auraient pris l’habitude de s’abstenir de toute prise de position ou initiative, attendant que quelqu’un d’autre s’exprime sur le sujet pour lui emboîter le pas (Chôsen sôtokufu 1927 : 47). Le fait de trouver dans cet ouvrage du gouvernement général des traductions de textes coréens dont certains relèvent également des qualités du peuple coréen (dépourvu de cruauté, pacifique, vertueux…) est en grande partie le résultat du changement de politique coloniale adoptée par le Japon au début des années 1920. Après le mouvement du 1er mars, qui sonna comme un échec de l’administration par la force, le gouvernement général adopta une « politique culturelle » et autorisa une certaine liberté 514 Samuel Guex d’expression. Cela se traduisit notamment par la création de journaux et de revues en coréen, qui favorisa le développement d’un nationalisme culturel qui fut toléré tant qu’il ne se transformait pas en nationalisme politique. Le Japon parvint ainsi à affaiblir le mouvement nationaliste en répondant à une partie de ses revendications. C’est dans ce contexte que les Coréens utilisèrent cette liberté d’expression pour étudier et diffuser la culture coréenne, mais également pour s’autocritiquer. On retrouve un phénomène qui était déjà apparu durant les années précédant l’annexion, avec certains représentants du mouvement des « Lumières patriotiques » (aeguk kyemong) comme Chang Chiyŏn (18641921) 4 qui, dans une logique d’auto-renforcement 5, avait mentionné ce qu’il considérait lui aussi comme des maladies chroniques des Coréens telles que la propension aux luttes de factions ou la paresse (Cho 2008 : 43). Contrairement à beaucoup de Japonais, ces Coréens ne semblaient pas considérer la paresse ou la lâcheté comme des attributs inhérents à la nation coréenne. Ils n’en recouraient pas moins aux mêmes arguments déployés par l’historiographie coloniale pour expliquer l’apparition de tels caractères, notamment l’incurie du gouvernement de la dynastie des Yi marqué par d’incessantes luttes de factions. Ce faisant, ils contribuaient eux aussi, même si ce n’était pas forcément leur intention, au discours japonais visant à légitimer la colonisation de la Corée. CONCLUSION Notre examen a mis en évidence l’ambiguïté de la perception japonaise des Coréens pendant la colonisation. En apparence, il s’agissait d’une opposition entre le discours officiel qui soutenait 4. Publiciste et indépendantiste coréen. Rédacteur en chef puis directeur du journal Hwangsŏng sinmun (1902), il fut très actif dans le mouvement indépendantiste avant d’être arrêté et emprisonné suite à la publication d’un éditorial dans lequel il critiquait le Traité de protectorat (1905). Après sa libération en 1906, il s’engagea dans le mouvement des « Lumières patriotiques » qui prônait notamment l’auto-renforcement. 5. A la résistance armée jugée sans espoir, les tenants de l’autorenforcement considéraient que seule des réformes dans tous les domaines, politiques, économiques, et sociaux, permettraient à la Corée de se renforcer et d’être en mesure de résister à la pression japonaise. Après l’annexion de 1910, cette idée d’auto-renforcement, qui supposait de s’accommoder pendant une période plus ou moins longue de la domination japonaise avant que la Corée soit suffisamment forte pour recouvrir son indépendance, incita de nombreux intellectuels à collaborer avec les Japonais. Le regard des Japonais sur la Corée coloniale 515 l’idée de racines communes entre Japonais et Coréens, et le point de vue selon lequel les Coréens de l’époque étaient trop « arriérés » pour imaginer qu’ils puissent partager les mêmes ancêtres que les Japonais (Uchida 2011 : 197). Dans le premier cas, il s’agissait de justifier l’annexion comme une sorte de « réunification » de deux peuples qui n’en formaient qu’un par le passé. Dans le second, on retrouvait non seulement les voyageurs japonais dégoûtés par l’insalubrité des villes coréennes et qui voyaient dans la paresse inhérente aux Coréens un des « caractères nationaux » responsables de la déchéance de ce pays (Duus 1995 : 405), mais également les colons japonais qui désiraient maintenir leurs privilèges en se démarquant des colonisés (Moriyama 2005 : 245). En réalité, l’attitude du gouvernement général n’était pas non plus dénuée d’ambiguïté, même durant la dernière décennie de la colonisation, alors que les appels à l’unification de la métropole et de la colonie (naisen ittai) visant à transformer les Coréens en loyaux sujets de l’empereur (kômin-ka) se faisaient toujours plus pressants. A cet égard la célèbre mesure visant à contraindre les Coréens à « japoniser » leur nom constitue sans doute le meilleur exemple de cette ambivalence : si les Coréens furent effectivement contraints d’adopter des patronymes « japonais », leur nom de lignage coréen fut maintenu sur leur registre d’état civil (koseki) permettant ainsi aux autorités japonaises de maintenir la distinction - et donc les discriminations - entre les sujets japonais et les sujets coréens (Mizuno 2008 : 144). Autrement dit, si les Japonais s’efforcèrent d’éradiquer les éléments identitaires des Coréens, ils refusèrent jusqu’au bout de les considérer comme de véritables compatriotes. Un problème soulevé par les témoignages d’auteurs coréens mais qui dépasse le cadre de cet article est celui de la dimension transnationale des stéréotypes. En étant parmi les tout premiers à produire un discours historiographique sur la Corée dès la fin du xixe siècle - rappelons par exemple que la première histoire de la Corée a été rédigée par un Japonais (Hayashi 1892) -, puis en produisant une abondante littérature sur la Corée, les journalistes, écrivains, et savants japonais ont fortement contribué à diffuser des stéréotypes sur les Coréens au-delà de la métropole. C’est du moins ce que suggère les images familières de Coréens paresseux ou d’une Corée en déliquescence du fait d’incessantes luttes de factions, que l’on retrouve chez les Coréens sensibles à l’idée d’auto-renforcement et chez certains intellectuels chinois qui eurent l’occasion de voyager dans la Corée coloniale6. 6. C’est le cas par exemple de Huang Yanpei (1878-1965), éducateur et 516 Samuel Guex BIBLIOGRAPHIE Amossy, Ruth. Herschberg, Pierrot Anne. Stéréotypes et clichés : langue, discours, société. Paris, Armand Colin (3e édition), 2011 (1997). Caprio, Mark E. 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Cambridge and London, Harvard University Press, 2011. homme d’Etat qui participa à la création de la Ligue démocratique de Chine, et qui dans un ouvrage publié en 1929, Chaoxian [La Corée], proposa le fruit de ses réflexions sur ce pays qu’il avait visité à deux reprises en 1918 et 1928. Dans son analyse des raisons expliquant la perte d’indépendance de la Corée, Huang invoqua lui aussi les innombrables luttes de factions durant les trois derniers siècles ainsi que la paresse des Coréens, citant à ce propos un article d’un hebdomadaire chinois (Huang 1929 : 47). Les représentations des Chinois (1914-1945) Les représentations des Chinois (1914-1945) 517 OBATAYA YÛJI Université de Genève LES REPRÉSENTATIONS DES CHINOIS (1914-1945) INTRODUCTION Afin d’observer l’image que le Japon d’entre-deux guerres a des Chinois, nous avons préalablement réuni des documents japonais dans le cadre d’un projet commun 1 financé par le Fonds National Suisse pour la recherche. Il s’agit d’environ 2500 pages au total, tirées de 111 livres ou documents publiés en japonais, autour de la question du « caractère national » des Chinois. On peut y observer que la publication de ces documents est concentrée sur une période précise, c’est-à-dire entre 1931 et 19452. Compte tenu de la situation du Japon durant cette période (après l’incident de Mandchourie en 1931, le Japon décida de se retirer de la Société des Nations en 1933) on peut aisément supposer qu’il ait voulu prétendre que la Mandchourie était un pays distinct de la Chine, et qu’elle avait donc un caractère ethnique différent, propre à son peuple. Pour avancer sa « théorie » devant la communauté internationale, le Japon a dû étudier non seulement la Mandchourie, mais aussi la Chine d’une manière approfondie, et ceci dans un bref laps de temps. Le présent article consiste à analyser l’évolution des représentations des Chinois pendant cette période où les Japonais se sont intéressés plus que jamais à leurs voisins. 1. « La perception des caractères nationaux en Asie orientale durant les années de guerre (1930-1945) ». 2. (1914-30) 14, (31-35) 21, (36-40) 45, (41-45) 24, (46-55) 2 livres, (56-) 5 livres (les 7 derniers dépassent le cadre d’analyse du présent article). 518 Yûji Obataya 1. CHOIX DE LA MÉTHODOLOGIE DE L’ANALYSE 1.1. QUELLE MÉTHODE ADOPTER ? Le corpus réuni contient un certain nombre d’idées particulières au sujet des Chinois. Idées qui ont plutôt tendance à satisfaire la curiosité des lecteurs que de présenter des remarques à caractère scientifique. Par exemple, un rapport indique que « la caractéristique du goût chinois » est « un goût grotesque », et que ce goût est « un moyen de tromper la monotonie désolée du continent » (Kawashima, 1940 : 83-84). Face à des caractérisations aussi variées, quelle méthode peut être adéquate et suffisamment objective pour les classifier ? Dans ce sens, la manière dont Rin Go dô (Lin Yutang, 18951976) explique le caractère national des Chinois dans son livre, dont la traduction japonaise a été publiée en 1940, me semble particulièrement pertinente : « Positif » 1) continuité historique ; 2) homogénéité culturelle ; 3) développement des arts à un niveau élevé ; 4) vitalité extrême ; 5) patience ; 6) humour ; 7) intelligence ; 8) respect pour les savants ; 9) simplicité ; 10) fort amour de la nature ; 11) amour familial ; 12) conception correcte du véritable sens de la vie « Neutre » 1) caractère conservateur en général ; 2) amour de la paix ; 3) tolérance ; 4) réalisme extrême « Négatif » 1) corruption politique ; 2) manque de discipline sociale ; 3) retard des sciences et des technologies ; 4) puérilité excessive d’un aspect de la pensée et de la vie ; 5) abondance des désirs terrestres ; 6) tendance à trouver trop facilement un compromis (Rin 1940, 8-9). Certes une telle énumération risque, sinon, de ne rien vouloir dire, du moins, de laisser échapper une véritable caractérisation des Chinois à cette époque. Mais en appliquant une telle classification « positif-neutre-négatif » à certaines idées qui apparaissent dans le corpus, après les avoir dénombrées et avoir analysé la fréquence de leurs apparitions au cours de plusieurs périodes déterminées, ne serait-il pas possible d’obtenir une certaine objectivité dans la démonstration ? Les représentations des Chinois (1914-1945) 519 1.2. LA LISTE DE FRÉQUENCE ÉTABLIE PAR AMANO TOSHITAKE Notre recherche a mis en évidence un livre qui avait déjà recensé d’une manière quantitative la fréquence de certaines caractéristiques des Chinois, mentionnées dans les publications de 1918-19363. Ce livre publié en 1937 s’intitule Étude du caractère ethnique des peuples habitant en Mandchourie – premier rapport. Dans ce livre, un chercheur japonais de l’Université impériale de Keijô a établi une liste assez longue de la fréquence des mots relatifs au caractère national des Chinois, observés dans les documents auxquels s’est référé l’auteur. C’est l’Association d’étude de la culture de Mandchourie à l’Université de Keijô qui a dirigé ce livre, mais Amano Toshitake4, maître de conférences à cette université, en est l’auteur principal. L’objectif de ce livre réside dans la recherche des caractéristiques ethniques des peuples habitant en Mandchourie. Ce livre ne parvient pas complètement à les identifier, mais la première partie est consacrée à la description de certaines méthodes qui permettent d’identifier des caractéristiques ethniques. La deuxième partie concerne celles du peuple Han, lequel représentait 90% des habitants de Mandchourie5. Elle consiste en une liste indiquant [a] la (les) caractéristique(s) mentionnée(s), [b] sa fréquence et [c] des remarques critiques de l’auteur sur cette caractéristique. Afin d’en faire ressortir l’essentiel, j’ai sélectionné dans cette liste les mentions les plus fréquentes pour les traduire en français [Tableau 1]. 3. Voir la liste dans Association : 155-160. Il est vrai que l'on y trouve 5 livres occidentaux, publiés entre 1849-1909. Cependant, puisque ce ne sont pas des livres japonais, et que leur nombre est minoritaire, nous avons simplifié la périodicité en 1918-1936 pour éviter une certaine confusion du lecteur. 4. Son prénom n’est pas mentionné dans ce livre. Mais on le trouve dans Yoshikawa : 56. 5. D’après le manuel de l’Institut Confucius, à l’heure actuelle le pourcentage du peuple Han sur l’ensemble de la Chine s’élève à 93 % (Wu : 43). 520 Yûji Obataya ÉTUDE DU CARACTÈRE ETHNIQUE DES PEUPLES HABITANT EN MANDCHOURIE CARACTÈRE DES CHINOIS Neutre ∓ ∓ Négatif - - NOMBRE DE MENTIONS conservatisme 31 tenir à sauver la face 21 égoïsme / avidité 30 chétif / peureux 24 chétif tout en s’adonnant aux lettres ou aux arts mentir / menteur invétéré / malhonnêteté - - 23 21 calculateur / utilitarisme - 20 Tableau 1 Cependant, le corpus de sources utilisé demande une précaution particulière. En effet, les recherches d’Amano se basent également sur des livres ou des documents occidentaux6, ce qui signifie que cette liste ne reflète pas uniquement la réception japonaise du caractère national des Chinois. Voici un récapitulatif de commentaires d’Amano sur la différence flagrante existant entre les remarques des Occidentaux et des Japonais sur les Chinois. REMARQUES NOMBRE OCCIDENTAUX JAPONAIS égoïsme / avidité 30 apathie / indélicatesse 18 ◎ lenteur / inactivité 16 ◎ attachement excessif à gagner de l’argent 12 ◎ insouciance 12 ◎ douceur 9 ◎ ◎ 6. Livres ou documents japonais (30) ; livres ou documents chinois (3) [cités de seconde main dans un livre rédigé par Ôtani Kôtarô] ; livres ou documents occidentaux (36) [dont 21 sont cités de seconde main dans un livre rédigé par Ôtani Kôtarô] ; total (69). 521 Les représentations des Chinois (1914-1945) gaieté / bonne humeur / amabilité avoir du tact en relations humaines respect de l’homme et mépris de la femme 8 ◎ 8 8 ◎ ◎ Tableau 2 Cette différence procure matière à réflexion, mais elle dépasse le thème du présent article. 2. ANALYSE DE NOTRE CORPUS 2.1. TROIS PÉRIODES Nous avons appliqué à notre corpus le modèle d’analyse établi par Amano, et ce sur trois périodes différentes : 1914-1936, 19371941 et 1942-19457. Il est vrai que la détermination de ces trois périodes est arbitraire. Mais le but global qui consiste à comparer les différentes périodes permet de justifier ces périodicités larges. « CORPUS I (1914-36) » CARACTÈRE DES CHINOIS Positif+ + Neutre ∓ ∓ ∓ NOMBRE forte patience / stoïcisme 25 réalisme / rationalisme 9 tenir à sauver la face 24 résignation facile / aptitude à faire des compromis complexité / caractère à plusieurs facettes / caméléonisme 22 19 égoïsme / instinct de conservation 24 - mensonge / mentir 19 - scepticisme / peu de confiance réciproque 12 - calculateur / utilitarisme 10 Négatif - Tableau 3 7. Pour notre analyse d’extraction, nous n’avons pas choisi Étude du caractère ethnique des peuples habitant en Mandchourie dans notre liste. En outre, il faut préciser ici que notre corpus se compose majoritairement de livres japonais, mais contient également une traduction japonaise de l’anglais, et sept traductions japonaises du chinois. 522 Yûji Obataya II (1937-41) Positif+ patience, stoïcisme persévérant / NOMBRE endurant / 17 + pacifique, conciliant / riche adaptabilité 16 + caractère doux / optimisme / tolérance / ne pas se presser 16 + esprit humaniste 10 Neutre ∓ tenir à sauver la face 18 ∓ familisme / clanisme 9 ∓ individualisme / non-ingérence vis-à-vis des autres 8 rusé / malin / futé 15 - entêtement / obstination 10 - formalisme 10 Négatif - Tableau 4 III (1942-45) NOMBRE satisfait de sa situation actuelle / sérieux / non avare 9 + amour de la nature 6 + patience, stoïcisme / endurant 5 tenir à sauver la face 10 ∓ pensée rétrograde / respect pour les coutumes traditionnelles 8 ∓ familisme / clanisme 8 ∓ réalisme 7 arrogance / prendre de grands airs 12 passif / décadent 4 Positif+ Neutre ∓ Négatif - - Tableau 5 Les représentations des Chinois (1914-1945) 523 Tout d’abord, il apparaît clairement que, parmi les différentes remarques, l’apparition de la remarque « patience » ou « stoïcisme » est très fréquente relativement aux autres dans toutes les périodes. Ensuite, il est nécessaire de revenir plus en détail sur deux éléments dont l’évolution est marquante pendant les trois périodes : (1) l’apparition du terme « mentsu (japonais), mianzi (chinois) » (tenir à sauver la face), et (2) une différence notable dans le nombre d’éléments positifs par rapport aux négatifs qui apparaît durant la période II. 2.2. APPARITION DU MOT « MENTSU » AU JAPON Nous traiterons premièrement de l’apparition du mot « mentsu »8 qui est certainement significatif, non seulement parce que ce mot est mentionné dans toutes les périodes, mais aussi parce qu’on peut observer un léger et étrange quiproquo au moment où ce terme chinois est employé au Japon. Dans notre corpus, l’apparition de ce mot au Japon est décrite ainsi : En plus, ces derniers temps le mot « mentsu », qui était propre aux Chinois, devient peu à peu un mot japonais à l’insu de tous, et on parle de la question de « mentsu ». Cette situation est vraiment inacceptable (Takigawa : 221) Et ce même auteur remarque qu’au moment de la transmission de ce mot au Japon, il y a eu un léger glissement de sens. Ce sont les connaisseurs de la Chine qui ont répandu l’idée que les Chinois sont un peuple qui tient à sauver la face. Cette idée s’enracine déjà assez profondément dans la tête des Japonais. (…) Il semble que les Japonais interprètent le mot « mentsu » comme le mot « menboku », mot existant au Japon depuis longtemps, cependant ces deux mots sont différents. Le mot japonais « menboku » revêt une nature sérieuse dans le sens où on devrait mettre un point d’honneur à sauver la face. Par contre, le mot chinois « mentsu » désigne une attitude qui se contente de sauver superficiellement la face, et de pouvoir pallier seulement de manière temporaire à une situation, c’est-à-dire, sans véritable fondement. (Ibid. : 22) Si le sens d’origine du terme « mentsu » ne concerne qu’une situation temporaire, il est alors possible de mentir pour sauver la 8. Il semblerait qu’au Japon, le mot mentsu a été transmis à la fin du xixe siècle. 524 Yûji Obataya face sur le moment. Or, le mot japonais « menboku » s’applique non seulement à l’honneur d’une situation particulière mais encore au principe de vie d’une personne. Il ne serait pas inintéressant de penser que cette dénaturation de l’acception du mot « mentsu » chez les Japonais aurait pu, et puisse encore, causer certains conflits entre les Chinois et les Japonais. Mais revenons ici à notre corpus. 2.3. PÉRIODE DES REMARQUES POSITIVES II, POURQUOI ? Deuxièmement, ce qui est le plus frappant lorsqu’on observe ces données, c’est la différence visible pendant la période II, où l’on trouve plus de remarques positives en comparaison des deux autres périodes. Pourquoi la période 1937-1941 connaît-elle un nombre relativement élevé de mentions positives sur les Chinois ? Afin de vérifier cette tendance, nous avons calculé le pourcentage de degré positif-neutre-négatif sur toutes les remarques de chaque période. Tableau 6 2.4. SHINA-TSÛ Pour expliquer ce phénomène, il est nécessaire de considérer le rôle qu’ont pu jouer les Shina-tsû (« connaisseurs de la Chine ») à l’époque. Il semble que lorsqu’on les compare au nombre d’observations portées par les Japonais sur les pays occidentaux, les considérations sur la Chine étaient moins importantes quantitativement. Cependant, il y a eu un petit nombre de Les représentations des Chinois (1914-1945) 525 connaisseurs de la Chine qui y vécurent assez longtemps, et qui essayèrent de l’analyser et de la présenter auprès du peuple japonais par le biais de publications. Parmi les personnes qui sont désignées par ce terme de « Shina-tsû », on peut citer par exemple Gotô Asatarô et Nagano Akira. Nous n’allons prendre ici comme exemple que Nagano Akira (1888-1975). Il a commencé sa carrière dans l’armée. Issu de la même promotion que le fameux Ishiwara Kanji (1889-1949), Nagano est devenu capitaine de l’armée de terre en 1920. A partir de 1921, il commence ses recherches sur la Chine dans le cadre de l’armée. Quand il quitte le service actif en 1926, il fonde l’Institut d’études de la Chine. Cette même année, il commence à enseigner en tant que chargé de cours à l’Université de Takushoku à Tôkyô, et devient professeur vers 1927. De son vivant, il a publié plus de 70 livres, dont la plupart concerne la Chine. En outre, il est le premier traducteur du San Min Zhuyi de Sun Zhong shan en 1926. Nous avons choisi ici une de ses publications, La vérité de la Chine (Nagano 1930)9 pour examiner l’opinion de cet universitaire. Il est à noter qu’avant la publication de ce livre, Nagano a habité au total environ cinq ans en Chine et a déjà publié 31 livres. Voici quelques citations extraites du livre : (1) le point central mondial est passé de l’Atlantique au Pacifique, et le point névralgique de la question du Pacifique réside en Chine (préface, p.1) (2) le caméléonisme : « les Chinois ont une forte capacité d’assimilation » (p.5, 9-11) (3) l’utilitarisme : « C’est-à-dire que les Chinois ne se soucient point du principe. On peut dire que parmi eux, qui sont par nature menteurs et peu sérieux, il n’existe presque personne qui soit dévoué à un principe. » (p.18-19) (4) la fluidité des classes : « Quand un marchand important essuie une fois un échec et perd tout, s’il est japonais il peut se suicider ou se retirer du monde. Cependant, s’il est chinois il fait bonne contenance, et possède le courage de recommencer comme simple ouvrier sans le sou. Cela, c’est ce que les Japonais ne peuvent absolument pas imiter. » (p.39-40) (5) le développement rigoureux « Les Chinois montent pas à pas du bas vers le haut tandis que comme les Japonais se lancent à l’assaut du sommet tout en rêvant de trouver un bon filon, ils finissent par dégringoler. » (p.88) 9. Notons que la traduction entière du San Min Zhuyi de Sun Zhong shan (Sun Yat-sen) se trouve à la fin de ce livre. 526 Yûji Obataya A travers les citations (4) et (5), Nagano analyse les Chinois et les critique, mais il commente également leurs qualités. On y observe même une certaine admiration, ou du moins l’affection de l’auteur pour la Chine. D’ailleurs, cette admiration de la Chine subit un peu plus tard la critique suivante : La plupart des livres rédigés ces dernières années par ceux qui s’appellent « Shina-tsû » montrent inutilement une certaine admiration pour le régime social de la Chine ou le caractère des Chinois. Je crois qu’à présent, il n’est plus temps de se réjouir inutilement en tant que connaisseur d’un certain exotisme. (…) (Takigawa 1941, préface : 4) Nous reviendrons maintenant sur la tension entre les analyses faites par les Shina-tsû et les autorités. 2.5. RÉACTION VIRULENTE VIS-À-VIS DES SHINA-TSÛ On peut supposer que malgré la montée de l’intérêt pour la Chine contemporaine et la nécessité de connaître celle-ci, les connaisseurs de la Chine comme Nagano n’étaient pas nombreux par rapport à ceux qui ont étudié en Occident à l’époque. De sorte que la demande de tels ouvrages s’est concentrée sur ce petit nombre d’experts qui en ont rédigés beaucoup. En réalité Gotô Asatarô, mentionné un peu plus haut, a publié plus de 110 livres au cours de sa vie. Quant à Nagano, il en a publié 79, dont 15 ont paru pendant la période II. De plus, les Shina-tsû peuvent être plus ou moins nationalistes, tout en étant des admirateurs de la Chine. Raison pour laquelle ils s’intéressent à son étude et y séjournent relativement longtemps. Leurs analyses plutôt positives des Chinois ont influencé les auteurs qui ne vivaient pas nécessairement en Chine. En même temps, leurs remarques positives sur la Chine se sont heurtées aux considérations rigides des nationalistes qui n’étaient pas forcément des connaisseurs de ce pays. De ce point de vue, on peut comprendre pourquoi Takigawa, auteur mentionné un peu plus haut, critique les Shina-tsû à la fin de la période II. Pour l’étude de cette question [= question du caractère national des Chinois], il y a deux méthodes : l’une est l’analyse qui se base sur des documents, l’autre sur l’observation réelle de la vie des Chinois. Je crois qu’il est absolument nécessaire d’utiliser à la fois ces deux méthodes. (…) D’autre part, la bande de ceux qu’on appelle « Shina-tsû » se limite à des observations de la vie réelle, et néglige les études philologiques. (…) Comment pouvoir toucher au fond d’un problème, sans parcourir le passé et le présent à l’aide d’études philologiques qui complètent le manque des connaissances Les représentations des Chinois (1914-1945) 527 acquises par l’expérience ? Or, cette fameuse bande, ceux qu’on appelle « Shina-tsû », puisqu’ils séjournent longtemps en Chine, ont perdu un certain sens de l’observation, et sont mentalement devenus chinois. Il serait donc pertinent de dire qu’ils ne font pas d’études de la Chine, mais se passionnent pour celle-ci. Il va sans dire qu’ils n’ont guère le droit de disserter sur cette question. (Takigawa 1941 : 2-3) L’expression « la bande » [ichi-gun no hito] prouve qu’il y a eu un certain nombre d’auteurs qui ont décrit et analysé la Chine de façon positive. Ces lignes sont également un exemple flagrant de combien la réaction aux Shina-tsû à l’époque a pu être virulente. 3. CONCLUSION Nous avons essayé de récapituler les représentations japonaises des Chinois pour la période 1914-1945 en adoptant une méthode similaire à celle de l’Université de Keijô. Nous avons également tenté de mettre en évidence le rôle des Shina-tsû, et de souligner leur importance. Après avoir lu certains textes écrits par ces connaisseurs de la Chine, il est possible de conclure que, bien que leurs analyses étaient relativement plus pertinentes que celles de ceux restés en métropole, leurs remarques positives visà-vis des Chinois ont parfois provoqué un certain contrecoup critique du nationalisme naïf, qui ne souhaitait pas connaître le véritable caractère des Chinois et qui n’était pas prêt à accepter une approche plus véridique des Chinois. En perspective, il serait possible d’effectuer le même type d’analyse des représentations japonaises des Chinois pour les périodes d’après-guerre, et comparer les résultats obtenus dans ces différentes périodes les uns aux autres. En outre, il serait certainement fructueux d’étendre cette méthode à d’autres médias dans de futures recherches. BIBLIOGRAPHIE Association de l’étude de la culture de la Mandchourie à l’Université impériale de Keijô (sous la dir.). Man-Mô sho minzoku no minzoku sê no kenkyû daiichi hôkoku [Étude du caractère ethnique des peuples habitant dans la Mandchourie – premier rapport]. Association de l’étude de la culture de la Mandchourie à l’Université impériale de Keijô (édition), Keijô, 1937. Kawashima Riichirô. Le visage de la Chine du Nord et du Sud. Tôkyô, Ryûsêkaku, 1940. 528 Yûji Obataya Nagano Akira. Shina no shinsô [La vérité de la Chine]. Tôkyô, Chikura Shobô, 1930. Rin Go dô. Shina no chisei [L’intelligence de la Chine ; la première partie de The Little Critic. Essays, Satires and Sketches on China, First Series], 19301932, traduit par Kiire Toratarô. Tôkyô, Sôgensha, 1940. Takigawa Masajirô. Hôritsu kara mita Shina kokuminsê [Caractère national de la Chine à travers le droit]. 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L’ethnicité, c’est-à-dire l’ethnie comme catégorie constitutive de l’Etat-nation, ainsi que la langue constituent ses deux traits principaux : cette catégorie (littéraire) repose de fait sur des mouvements différenciateurs entre extérieur et intérieur. Par exemple, pour Kawamura Minato la littérature zainichi repose sur une écriture qui s’origine dans son ethnicité coréenne, et ne peut se réduire à une littérature écrite par des Japonais d’origine coréenne (Kawamura 1999 : 22). Ici, la différenciation extérieure entre « Nous » (les Japonais) et « les Autres » (les Coréens) s’effectue au moyen de critères arbitraires tels que l’« ethnie » dans le cadre de l’Etat-nation. Et de l’intérieur, le mouvement de différenciation prend la forme d’une revendication par les écrivains eux-mêmes de leur coréanité ou « zainichicité ». Cette symétrie des différenciations entre extérieur et intérieur nous suggère la « cofiguration » élaborée par Sakai Naoki (Sakai 1997). Cette revendication de « zainichicité » place la langue au centre de la problématique. A la fin de la colonisation, les écrivains se trouvent suspendus entre une langue – le coréen –, supposée indispensable pour la formation complète de leur subjectivité propre, et une autre langue – le japonais –, celle de leur ancien colon et jusqu’ici obstinément imposée (Seo 2008). 532 Hosoi Ayame Certains écrivains de la première génération utilisent alors la langue japonaise – non maternelle – malgré eux, tandis que des écrivains à partir de la deuxième génération souffrent d’ignorer le coréen, qui n’est pas (plus) leur langue maternelle. Kim Seokbeom nomme « ensorcellement des langues » (kotoba no jubaku) cette situation linguistique douloureuse vécue par les écrivains zainichi (Kim 1972). Notre travail se focalise sur cette problématique, et sur la langue maternelle en particulier (absence ou dépossession pour certains), cette langue dont les écrivains zainichi se vivent comme les « damnés ». Quelle est l’importance de la conception de la « langue maternelle » chez les écrivains zainichi et dans quelle mesure pouvons-nous l’observer ? En premier lieu, nous examinerons sous quels aspects se manifeste cet « ensorcellement » chez certains auteurs, tout en les mettant en perspective avec les mouvements associés aux nouvelles quêtes identitaires des jeunes écrivains. Ensuite, nous remettrons en question la conception elle-même de la langue maternelle et tenterons de conceptualiser sa création. 1. « ENSORCELLEMENT DES LANGUES » ET RECHERCHE DE LA LANGUE DÉPOSSÉDÉE Nozaki Rokusuke qualifie d’« acte autodestructeur » le recours – même contraint – au filtre du japonais par les écrivains zainichi. Certains, tels Kim Seok-beom et Kim Si-jong, font de cette menace d’autodestruction un combat intérieur. La langue japonaise constitue en effet un « ensorcellement » pour Kim Seok-beom en ce qu’il lui est impossible d’échapper à une opération de « traduction » en japonais pour transcrire son univers artistique (Nozaki 2008 : 89). Ce désaccord entre le monde intérieur de l’individu et son expression ou extériorisation constitue un dilemme mortifère pour l’écrivain. En revanche, malgré ses tentatives pour réactiver son ethnicité coréenne par l’apprentissage de la langue coréenne lors de la libération de son pays, Kim Si-jong, qui est né et a grandi en Corée sous l’occupation japonaise, ne peut à aucun moment nier la prégnance de la langue japonaise qui, acquise dans son enfance, construit sa conscience intérieure vis-à-vis du monde extérieur. « À moins de me détacher de cette langue, je ne pourrai jamais véritablement me libérer [de la colonisation] », avoue-t-il (Kim 2004 : 28). Quant aux jeunes générations zainichi, elles expriment leur souffrance par le biais de la réappropriation linguistique. La langue maternelle des écrivains zainichi 533 Kozakai Toshiaki insiste sur le caractère fictif de la conception de l’« ethnie » sur laquelle repose la subjectivité de certains zainichi (kozakai 2004). Les jeunes zainichi ne laissent pas de se lancer néanmoins dans une recherche à corps perdu de la langue de leurs ancêtres, liée selon eux à une terre natale imaginaire, à une histoire collective, à leur ethnicité coréenne. C’est le coréen qui joue ici un rôle crucial, en fournissant un socle à leur quête identitaire, socle fondé sur le partage de l’ethnicité avec la majorité de la péninsule coréenne, ce pays perçu comme leur pays natal. La réappropriation de cette langue dont ils ont été dépossédés dès leur naissance dans le contexte post-colonial devient donc pour eux une obsession 1. La jeune zainichi du roman Koku [Temps tracé] de Lee Yang-ji a pour première préoccupation le fait de se libérer du coréen, car il lui est imposé comme une condition indispensable pour exister au sens le plus fort du terme dans la communauté ethno-politique coréenne. Tant qu’elle ne pourra pas se détacher de ce discours sur l’essentialisme ethnique coréen, elle ne pourra pas s’affranchir non plus du japonais, symbole de l’héritage de la colonisation (Lee 1985 : 178). Une telle position marque un contraste significatif avec le propos de Kim Si-jong. Néanmoins leur vision respective de ces deux langues suggère une sorte d’essentialisme qui prend la forme d’un nationalisme linguistique dans le contexte de la modernité présidant à la naissance de l’Etat-nation. 2. LA LANGUE MATERNELLE, FANTASME DE LA MODERNITÉ Bien que le problème de la langue maternelle des écrivains zainichi ait souvent été examiné, il semble que peu aient interrogé leur conception de la « langue maternelle ». Selon Marina Yaguello, on possède une langue interne, irremplaçable par tout autre acquise ultérieurement, et l’on ne peut exprimer sa propre totalité que dans cette langue dite maternelle (Yaguello 1988 : 81). Relativement consensuelle, cette conception n’est cependant pas tout à fait satisfaisante. De nombreuses études démontrent en effet que le japonais moderne a été constitué comme langue nationale au moment de l’émergence del’Etat-Nation et pendant la période d’expansion coloniale (Matsumoto 2003 ; Karatani 2010). Sakai Naoki fait remarquer qu’avant cette période (c’est-à-dire jusqu’au 1. Par exemple, Lee Hoe-seong, Lee Yang-ji, Sagisawa Megumu décrivent leur combat intérieur pour l’apprentissage de leur langue « ethnique ». 534 Hosoi Ayame xviiie siècle), la langue maternelle d’un individu ne signifiait pas sa « langue nationale naturelle ». Ce n’est qu’au cours du xixe siècle que l’éloignement vis-à-vis des langues écrites « universelles » (ici, celle de l’empire chinois) – indépendantes de la phonétique et transcendantes – a permis une harmonisation entre oral et écrit qui a donné naissance à la « langue nationale » (Anderson 2002 : 36). Selon Sakai, c’est à cette époque que la conception de la langue maternelle japonaise en tant que « langue nationale naturelle » a été créée par le schéma de la cofiguration (Sakai 1997 : 21). Examinons le roman Yu-hui 2 de Lee Yang-ji. Après avoir passé un certain temps en Corée, la protagoniste zainichi se rend compte de la congruence de sa sensibilité et de sa pensée avec la seule langue japonaise. La prégnance de cette langue qu’elle perçoit comme sa langue maternelle suscite en elle une forme de culpabilité. Mais une telle interprétation n’est-elle pas déjà contaminée par le mythe de la langue maternelle ? Ne glisse-t-elle pas facilement, par la suite, vers le discours d’une identité basée sur l’unité linguistique ? La réaction de Yu-hui, qui se voit comme damnée par sa langue maternelle japonaise, nous dévoile le piège identitaire créé par la constitution de l’Etat-nation. Or, au cours du récit, l’héroïne souffre d’aphasie : ni le coréen, ni le japonais ne lui sont plus d’aucun secours (lee 1989 : 122123) : – Comment dire… Je ne saurais dire si je rêvais jusqu’au moment du réveil, je ne me souviens pas à quoi je pensais. Une voix sort de ma bouche. Mais est-ce une voix ? On dirait une simple respiration plutôt qu’une voix. (…) Se taisant, Yu-hui baissa les yeux vers la rivière. Quelque chose jaillissait dans sa bouche, mais cela ne prenait pas la forme des mots. – Un bout de langue. – … – On me teste pour savoir si je peux tenir ce bout de langue, dès mon réveil. – … – La première lettre de l’alphabet apparaît-elle en japonais ou en hangeul ? Si elle est en hangeul, je tiens le bout qui m’oriente vers le hangeul. Et si cette lettre m’apparaît en japonais, je tiens le bout qui 2. Le titre Yu-hui est le prénom de la protagoniste de ce roman, une jeune femme zainichi. La langue maternelle des écrivains zainichi 535 me conduit vers le japonais. Mais je n’ai jamais su s’il s’agissait du japonais ou du hangeul. Depuis toujours, je ne le sais pas. Je ne peux pas tenir ce bout de langue. Cet état d’aphasie correspond à la détermination ontologique de « la langue maternelle » que Sakai définit ainsi : « l’existence elle-même de la langue maternelle ne peut pas être linguistiquement thématisée, car cette langue précède toutes les autres déterminations prédicatives, elle est le néant » (Sakai 1997 : 21).. De ce point de vue, Sakai affirme que la relation avec cette langue maternelle avec laquelle nous pensons exprimer immédiatement notre monde intérieur ne serait qu’un imaginaire, un fantasme de la communion (Sakai 2005 : 19), ce que montre également l’état aphasique de Yu-hui. Nous pouvons pousser plus loin le questionnement de ce qu’on appelle « notre monde intérieur » : suivant Michel Foucault, qui décrit comme « bête d’aveu » (Foucault 1994 : chap. 3) les hommes dans l’institution chrétienne occidentale, l’univers intérieur de chaque individu décrit au moyen d’une langue créée dans le contexte de la modernisation ne peut être lui-même qu’une invention (Karatani 1998 : 53-54). La protagoniste de Koku semble en effet consciente de l’invention de sa propre intériorité par le biais du langage (lee 1985 : 192-193) : Sans aucun doute, je parle à quelqu’un. « La discrimination envers nous, vos compatriotes zainichi, est inquiétante. Nous les Coréens, nous ne pouvons pas vivre dans la société japonaise, sans nous faire passer pour des Japonais 3. » Ma bouche s’ouvre et se referme. Et c’est moi qui l’ouvre et la referme. « Ridicule », j’entends la voix méprisante au fond de moi. C’est une répétition. Mes mots ne sont que la répétition des mots utilisés par les autres. CONCLUSION Malgré les entreprises de déconstruction de la discursivité des conceptions métaphysiques telles que l’« ethnie » ou les « nationaux purs de tel pays », la « langue maternelle » demeure et continue à « ensorceler » certains écrivains zainichi. La description du combat de ces écrivains contre le japonais – qui ne devrait pas être leur langue maternelle – nous amène dans notre 3. Ici la protagoniste zainichi adresse la parole au peuple coréen métropolitain. 536 Hosoi Ayame travail à remettre en question ce concept lui-même et le mythe qu’il représente. En guise d’ouverture, nous souhaiterions pointer un autre problème, intrinsèque à la littérature, en l’espère celui de la transmission des messages entre les écrivains et leurs lecteurs, donc celui de la réception. Ainsi, Jang Hyeok-ju a choisi d’écrire dans la langue de l’ancienne puissance coloniale pour une raison pragmatique : il voulait que ses écrits soient lus et compris par le plus grand nombre de lecteurs possible. Mais, quand bien même un écrivain serait assuré d’une réception « correcte » de ses textes, une telle garantie conditionnerait-elle son travail ? N’y a-t-il pas toujours au lieu de la communication une forme d’incommensurabilité ? Et à tout « adresse », le risque assumé de l’incertitude quant à la trajectoire d’une parole lancée ? « Le facteur de la Vérité » de Jacques Derrida remet en cause cette téléologie du canal de communication (Derrida 2004). Enfin, nous aimerions également développer à l’avenir une autre facette de ce problème de la langue, en nous situant sur un plan plus large, celui du « nationalisme sans nation » (demelas : 1980). La diffusion de la langue anglaise dans le processus de mondialisation l’a quasiment dissociée de son lien originel à des Etats-nations particuliers. Et paradoxalement, dans cette ère qualifiée de « post post-coloniale », la disparition du concept d’Etat-nation est en train de provoquer un mouvement de contrecourant qui se traduit par la création ou la quête d’identités nationales (et parfois ethniques) – phénomènes dans lesquels la « langue nationale » constitue l’un des éléments fondamentaux. Ce processus jette une nouvelle lumière sur la relation non seulement entre la population zainichi et ses langues, mais aussi entre d’autres populations diasporiques et les langues au sens global. BIBLIOGRAPHIE Anderson, Benedict. 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Par exemple, dans plusieurs de ses œuvres1, Yi Hoe-seong met en scène un père qui bat sa femme. Celui de Koppen [Morceaux d’os] de Kim Tae-saeng (Kim 1977) est un délinquant ayant fait de la prison à plusieurs reprises et qui abandonne son fils lorsqu’il se retrouve incapable de subvenir à ses besoins. Parmi ces textes, nous avons sélectionné Nomi [Le Burin] de Kim Ha-kyeong, Chi to hone [Sang et os] de Yang Seok-il et Furu hausu [Jeux de famille] de Yû Miri dans lequel la famille et notamment les rapports entre un père et ses enfants occupent une place centrale. Le Burin et Sang et os sont dus à des écrivains nés tous deux dans les années 1930 et appartenant à la deuxième génération de l’immigration. La comparaison entre ces deux ouvrages est particulièrement intéressante du fait de leur similitude dans la représentation de la figure paternelle : un père extrêmement violent envers son épouse et ses enfants. Dans notre corpus, la nouvelle de Yû Miri se démarque des deux autres œuvres par le profil de son auteur ; en effet, elle a été écrite par une femme née en 1968, appartenant donc à la troisième génération de l’immigration. Le fait que Jeux de famille ne place pas la figure du père sous le signe de la brutalité n’est donc pas fortuit même s’il n’en demeure pas moins que l’ambiguïté de la figure paternelle 1. C’est notamment le cas de Kinuta o utsu onna [La Femme qui bat le linge] (Yi 1971) et Mata futatabi no michi [Le chemin de nouveau] (Yi 1969). 540 Shimosakai Mayumi constitue une particularité dans certains des romans de cette dernière. L’intrigue du Burin est centrée sur la famille du narrateurprotagoniste, un lycéen nommé Keijun. Les rapports entre son père et sa mère, initialement mauvais, vont de mal en pis, et la moindre maladresse de cette dernière peut faire entrer son mari dans une colère noire, colère prenant pour cible l’adolescent lorsque ce dernier essaie d’intervenir. L’extrême violence du père suscite de façon irréversible un sentiment de peur mêlé de fureur chez le protagoniste. Ce qui l’amène à préparer un burin en prévision de la prochaine crise. Au moment attendu, lorsqu’il demande à son père de cesser de battre sa mère, ce dernier, loin de diriger sa colère contre l’adolescent, se met à pleurer. Cette détresse est celle d’un homme analphabète, vivant dans un pays étranger et qui s’y sent objet de mépris. Roman autobiographique de Yang Seok-il, Sang et os débute par la jeunesse de Kim Junpyeong et se termine par sa mort. Kim Junpyeong est un homme de très haute taille et extrêmement brutal. Face à la violence de cet homme, qui n’apparaît que de temps à autre après de longues absences, son épouse n’a d’autre solution que la fuite. Non seulement violent, il est également incapable de jouer son rôle de père ; Kim Junpyeong laisse ainsi mourir de faim son troisième enfant en l’abandonnant à son sort alors que sa femme se trouve en prison. Au lieu de faire bénéficier sa famille de la fortune qu’il a amassée grâce à sa réussite dans les affaires, il dépense son argent avec les femmes ou au jeu. Il refuse en outre de participer aux frais d’hospitalisation de sa femme gravement malade. L’un de ses enfants, Seong-han, le hait au point de désirer le tuer. Dans ces deux ouvrages, la violence excessive du père constitue un thème central. Dans Le Burin, Keijun essaie de prendre la défense de sa mère et devient à son tour victime de cette brutalité, dont le degré effrayant tend à esquisser un comportement d’ordre pathologique (Kim 1978 : 370) : Le père et le fils se battirent pendant quelque temps à égalité. Mais cela ne dura pas longtemps. La force de Keijun, lycéen de terminale, ne pouvait égaler celle de son père, endurci par un travail physique de longue date. Le père lui écrasa le cou contre le mur avec son puissant coude gauche. Puis il lui asséna lentement des coups de poing comme s’il épiait l’effet de ces coups. Les coups touchèrent l’un après l’autre les yeux du fils ; Keijun fut pris de vertige. Il sentait le sang qui coulait de son nez mouiller au fur et à mesure sa bouche. Le père continua à donner des coups de poing comme un possédé. La défaillance du père : Le Burin, Sang et os et Jeux de famille 541 Cette violence inhumaine n’épargne pas non plus les enfants de Kim Junpyeong (Yan 1998 : 487-498) : « De quoi ? Sur quel ton tu me parles ? Sale mioche ! » La grande main de Kim Junpyeong renversa Hawja à pleine volée. Puis il la frappa encore à terre, malgré le sang qui coulait de son nez et de sa bouche. Il la saisit par les cheveux et la jeta sur le sol de terre battue de l’entrée, en contrebas du plancher. Le corps de Hawja fit un bruit bizarre. Seong-han crut que sa sœur était écrasée. Hawja perdit conscience contre le mur. Kim Junpyeong montra les dents, les fit grincer, puis se retourna et fixa ses yeux sur Seong-han, tellement pétrifié de peur qu’il ne pouvait même plus avaler sa salive. Face à cette démesure, que peuvent les enfants ? Les fils se mettent à rêver de tuer leur père. Le Burin décrit minutieusement l’émergence de l’idée de meurtre dans le cerveau de Keijun (Kim 1978 : 370) : Le vieux poteau noirci était creusé en forme de petit rond au niveau de ses hanches et le bois nu y apparaissait d’une vive couleur chair. Il y planta lentement le burin. Comme s’il voulait effacer de sa tête le regard impitoyable de son père qui ne ressemblait pas à celui d’un père lorsque ce dernier faisait pleuvoir des coups de poing sur son visage, comme s’il voulait balayer la peur qui habitait cette maison, tel un air toxique provenant de la montagne, et le frisson qui, ancré au plus profond de lui, ne le quittait jamais, concentré, il planta de toutes ses forces le burin une fois, deux fois. Sur la partie creusée du poteau, de nouvelles égratignures apparaissaient ; de temps à autre, des copeaux s’en échappaient comme des morceaux de chair. Le parallèle entre le bois et la chair ne laisse aucun doute sur le contenu du fantasme de Keijun. Le fils est en train de tailler dans la chair de son père. Ce même désir de tuer est également ressenti à plusieurs reprises par Seong-han qui, après un ultime affrontement, prend sa décision (Yan 1998 : 487-488) : Pas très assuré sur ses jambes, Seong-han fendit la foule et rentra chez lui. Il se lava le visage, changea de vêtements, puis partit immédiatement vers Nihonbashi, le quartier des quincailliers. Kim Junpyeong n’était pas homme à en rester là. Il viendrait se venger, c’était sûr et certain. En prévision, Seong-han acheta un couteau d’alpiniste. La prochaine fois, je te mets en pièces ! se répétait-il. Seong-han est maintenant sûr de pouvoir battre son père vieilli et affaibli. Le fils se met à rêver au prochain affrontement où il réglera définitivement son compte à son géniteur, même si l’occasion attendue ne se présentera jamais dans le roman. 542 Shimosakai Mayumi Cette obsession de parricide dans ces deux ouvrages est riche d’interprétations. Certes, le désir est motivé par la révolte des enfants contre la violence injustifiée de leur père, mais la nature quasiment stéréotypée de cette figure du père brutal dans la littérature zainichi appelle une explication plus approfondie. A propos du fantasme de Seong-han dans Sang et os, Hosoi Ayame remarque judicieusement, dans sa thèse consacrée aux ouvrages de Yang Seok-il, que « le père de la littérature zainichi possède et cède en héritage la mémoire coloniale, autrement dit, il porte l’ombre de l’impérialisme japonais sur le fils, pour qui l’abandon du père signifie l’adieu au passé douloureux collectif des zainichi » (Hosoi 2011 : 195). En effet, le meurtre du père signifie, par-delà le schéma classique œdipien, une échappée hors de la situation de colonisé symbolisée par un père ayant lui-même subi cette domination. La souffrance du vaincu ayant intériorisé son infériorité est effectivement soulignée dans ces deux romans à travers l’analphabétisme du père. Son assassinat s’avère donc nécessaire pour un fils désirant dépasser définitivement l’héritage colonial. En outre, le père incarne non seulement le passé colonial, mais aussi les valeurs traditionnelles du pays d’origine. Sa violence matérialise également cet héritage culturel. Car ces valeurs traditionnelles, dont le fils hérite hors de leur contexte, c’est-àdire hors du sol coréen, ne représentent qu’une forme de violence pour ce dernier. Elles lui imposent un modèle dans lequel il ne peut se reconnaître. Si la littérature zainichi aborde aussi souvent les rapports conflictuels entre père et fils, c’est parce que le fils ne peut plus suivre la trajectoire du père pour se construire. Il lui faut inventer une identité nouvelle, à cheval entre la Corée, dont ses parents sont issus, et le Japon, son pays natal. Le modèle paternel est donc à détruire et à reconstruire. Les liens complexes père / fils sont ainsi exprimés par Seong-han (Yan 1998 : 438) : Pour lui, Kim Junpyong n’était pas tant son père qu’une sorte de Nue, le monstre traditionnel niché dans la mentalité coréenne. On dit que le Nue a une tête de singe, un thorax de blaireau, des pattes de tigre, une queue de serpent et la voix de la grive dorée. Mais en même temps, son père était aussi lui-même et cela l’empêchait de le dépasser. Comme si le soi qui était autre engendrait à son tour un autre qui était soi, dans un cycle de reproduction infernale. Qui était-il lui-même ? Qui était cet homme ? A la fois père et époux, et mâle, symbole de la puissance, la violence était pour lui la seule façon d’exhiber son existence à la face du monde. Mais quel autre moyen avait-il ? La défaillance du père : Le Burin, Sang et os et Jeux de famille 543 La dimension coréenne de Junpyong le rend incompréhensible pour son fils. Cependant, ce dernier est parfaitement conscient que ce père fait partie de lui-même. Il se construit ainsi sur son lien inaliénable à son géniteur, mais uniquement après l’avoir surmonté. Le père ne peut plus constituer un « repère » absolu. Cette démarche correspond également à l’évasion des « structures du pouvoir institutionnel2 », sorte de prison dans laquelle on s’enferme au nom de l’identité. Le fils doit se libérer de ces structures, souvent représentées par une nation, une culture ou une langue et que l’on a toujours considérées comme absolues. Cependant, cette quête peut-elle être accomplie en dépit d’un paradoxe, semble-t-il, fatal ? En effet, la tentative de construction d’une nouvelle identité est basée sur le refus du père. En outre, le parricide n’est réellement réalisé ni dans Le Burin ni dans Sang et os. A partir de ce moment, le fils n’est donc pas totalement libéré de l’emprise de la figure paternelle. Nier cette figure sans en accepter l’existence revient à devoir la traîner telle une ombre : comme le pressent Seong-han, il est impossible d’éliminer complètement ce père qui le hante. Dans cette perspective, le cas de Jeux de famille nous paraît particulièrement intéressant. L’intrigue de cette nouvelle est centrée sur une famille dont l’origine n’est pas clairement indiquée ; cette famille pourrait aussi bien être japonaise que zainichi. Pour cette famille détruite de l’intérieur, la grande maison neuve apparaissant au début de la nouvelle et équipée selon les dernières technologies, constitue un motif plein d’ironie. Le père donnant peu d’argent à son épouse malgré un salaire conséquent, celle-ci commence à travailler comme entraîneuse et quitte la demeure familiale avec un autre homme. Le père fait alors construire une nouvelle maison comme s’il voulait enrayer la décomposition de la famille. Le personnage de Jeux de famille est aux antipodes de celui du Burin et de Sang et os, car il n’est pas physiquement violent. Cependant il n’est pas non plus réellement capable de remplir pleinement son rôle. La propriété de la nouvelle maison reste par ailleurs douteuse. Pour faire entrer ses filles dans la maison, le père passe par la porte de la cuisine, non par la porte d’entrée. Il explique, « comme s’il parlait de quelqu’un d’autre » (Yû 1999 : 39), que n’ayant pas encore fini de payer, il ne dispose pas de la clé de la porte principale. Comme si la famille n’était qu’un jeu – ainsi que l’indique d’ailleurs le titre original Full House, qui 2. J’emprunte cette expression à Edward Said (Said 2000 : 356). 544 Shimosakai Mayumi fait référence au poker –, il ne semble pas prendre au sérieux cette situation critique. En outre, son droit de propriété est à nouveau remis en cause lorsqu’il héberge une famille de sans-abri. En effet, incapable d’accéder à la pleine possession de la maison, ce dernier délègue allègrement le rôle du patriarche au père d’une autre famille. Celui-ci se met à prendre des initiatives concernant cette maison et fait part de son désir de créer un étang dans le jardin. Face à ce coup de force, la réponse du père n’a aucun poids : « Ça porte pas malheur d’avoir un bassin dans son jardin ? chuchota-t-il comme une supplique » (Yû 1999 : 66-67). Le père de la famille sansabri crée lui-même l’étang que le propriétaire n’a pas approuvé. Impuissant, le père le laisse faire et perd le contrôle de la situation au fur et à mesure que la nouvelle avance. La reconstruction de la famille à travers l’acquisition d’une nouvelle maison se révèle donc un échec. Le personnage de Jeux de famille ne représente plus un père tout puissant, tutélaire, qu’il faut vaincre, car constituant un obstacle pour la construction d’une identité nouvelle. Cette impuissance de la figure paternelle peut certainement être reliée au fait que cette nouvelle est écrite par une femme. Néanmoins, le père violent est bien présent dans les œuvres de Yû Miri dont l’exemple typique est Gôrudo rasshu [Gold Rush]. Le protagoniste de ce roman, un adolescent, tue un père violent qui les bat, lui et sa sœur. Si ce dernier figure un obstacle pour son fils, cet obstacle est surmontable. Ce fils réalise en effet son vœu de le remplacer en le tuant, comme si le meurtre irréalisable pour les personnages du Burin et de Sang et os était possible pour lui. Cependant, ce meurtre ne lui permet pas d’accéder à la place du patriarche comme il l’imaginait. Il n’est plus désormais qu’un enfant perdu. Chez Yû Miri, le père n’a plus de poids, car il est faible ou atteignable. L’écrivain sait qu’une nouvelle identité ne peut se construire uniquement sur la négation du père. Une identité nouvelle doit se fonder sur une base totalement libérée du cadre existant. Dans ce processus, non seulement la famille classique n’est d’aucune aide, mais elle ne constitue qu’un fardeau de plus. Les ouvrages de Yû Miri, dont les protagonistes entretiennent d’ailleurs des rapports extraconjugaux, traitent la plupart du temps de familles brisées. La romancière contourne ainsi plus aisément que ses aînés les structures qu’impose le pouvoir institutionnel. La défaillance de la figure paternelle ne constitue pas l’apanage de la littérature zainichi. La littérature française issue de l’immigration maghrébine nous offre un profitable point de La défaillance du père : Le Burin, Sang et os et Jeux de famille 545 comparaison. Plus jeune que la littérature zainichi qui a obtenu sa reconnaissance grâce à ses publications quantitativement importantes dès les années 1960, la littérature dite « beur » s’est fait connaître avec la publication du Thé au harem d’Archi Ahmed de Mehdi Charef en 1983. L’apparition de cette nouvelle littérature est confirmée avec Le Gone du Chaâba d’Azouz Begag en 1986. Ces deux romans abordent le sujet de la famille tout comme de nombreuses œuvres de la littérature zainichi. Dans le roman de Mehdi Charef, le père est couvreur, et a perdu la raison à la suite d’une chute sur son lieu de travail (Charef 1986 : 41) : « Il n’a plus sa tête, comme dit sa femme. Elle s’en occupe comme d’un enfant, un de plus ». Non seulement le père de Madjid ne peut jouer le rôle du patriarche, mais il est en sus comparé à un enfant. Sans être fou, le père d’Azouz du Gone du Chaâba peut parfois se comporter comme tel. Il manifeste son attachement au Chaâba, le bidonville, qu’il vient de quitter et part y séjourner en abandonnant sa famille sans ressources (Begag 1986 : 229). Entre la tradition représentée par le Chaâba et sa famille, le père choisit le Chaâba. La figure paternelle s’isole ainsi de la famille d’Azouz, laquelle est heureuse de commencer une vie décente et « moderne » dans un appartement HLM. Ce père n’a plus de rôle à jouer parmi les siens à partir du moment où cette famille vit comme n’importe quelle famille en France. Le point commun de ces deux pères algériens est leur impuissance à retrouver leur place de patriarche, digne et puissant, au sein de leur propre famille. Ces deux personnages, décrits comme analphabètes, ne peuvent plus constituer un modèle pour les fils appartenant à la deuxième génération de l’immigration, et qui doivent se construire tout comme Keijun ou Seong-han. Ainsi, par son caractère défaillant et disqualifié, cette figure dans la littérature « beur » rejoint celle de la littérature zainichi : le père dans ces genres issus de l’immigration a définitivement perdu sa suprématie. Or, la déchéance du personnage tutélaire est comparable à celle de l’institution littéraire elle-même vis-à-vis de ces littératures. La littérature zainichi ne peut être incluse dans la « littérature japonaise » malgré son recours à la langue standard ; la « littérature beur » se démarque clairement de la « littérature française », ce qui explique les difficultés de dénomination de ces littératures ainsi que les débats qu’elles génèrent. La quête d’une nouvelle identité entreprise par les personnages de ces œuvres romanesques recouvre la recherche d’une nouvelle forme d’expression libérée de l’institution préexistante. Ces œuvres remettent ainsi en cause une catégorisation des littératures figée sur la correspondance étroite entre « Nation », langue et littérature. 546 Shimosakai Mayumi Dans l’ère postcoloniale et dans le processus de mondialisation, ces œuvres conduisent à interroger la définition même de la littérature. BIBLIOGRAPHIE Begag, Azouz. Le Gone du Chaâba. Paris, Le Seuil, 1986. Charef, Mehdi. Le Thé au harem d’Archi Ahmed. Paris, Gallimard, 1990. Hosoi Ayame. Le « Corps asiatique » de Yang Seok-il, Le fils du Japon, La question sur la subjectivité et le parricide dans la littérature zainichi contemporaine et intertexte avec la littérature maghrébine de langue française. Thèse de doctorat, Université Lyon II, 2011. Kim Hak-kyeong. Nomi [Le Burin]. In Zainichi bungaku zenchû, vol. 6 : Kim Hak-kyeong. Tôkyô, Bensei shuppan, 2006 : 359-389. Kim Tae-seng. Koppen [Morceaux d’os]. In Zainichi bungaku zenchû, vol. 9 : Kim Tae-seng, Jeong Seung-pak. Tôkyô, Bensei shuppan, 2006 : 45-90. 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La littérature des Coréens résidant au Japon et Yû Miri 547 La littérature des Coréens résidant au Japon et Yû Miri : le cas de Himawari no hitsugi [Le cercueil des tournesols] TAKEMOTO TOSHIO Université Lille 3 LA LITTÉRATURE DES CORÉENS RÉSIDANT AU JAPON ET YÛ MIRI : LE CAS DE HIMAWARI NO HITSUGI [LE CERCUEIL DES TOURNESOLS] Comment peut-on situer Yû Miri (1968-) par rapport à la littérature dite zainichi, i. e. les écrivains d’origine coréenne écrivant en japonais ? Mon propos ici sera de souligner leur distance. Certes, son œuvre est émaillée d’éléments autobiographiques ou autofictionnels, et l’on peut aisément retrouver dans sa production la trace de cette fille aînée de parents coréens, installés à grand-peine au Japon à l’aube de l’éclatement de la guerre de Corée. Mais resituer cette œuvre dans le champ littéraire constitué par les auteurs coréens résidant au Japon ne va pas de soi. Relevant les thèmes de prédilection de la littérature zainichi des années 1930 à nos jours, certains travaux notent que, jusqu’à la fin des années 1950, ces écrivains situent leurs protagonistes dans un contexte historico-politique précis, comme la colonisation japonaise de la Corée (1910-1945) et la guerre de Corée (1950-1953) (Kim 2004 ; Lee 2000). Au fur et à mesure que le retour au pays natal devient plus difficile, ils s’interrogent sur l’identité sociale des Coréens au Japon (Kim 2004 : 11-14 ; Yoshida 2012 : 231-246 ; Lee 2000). Quelles que soient les époques dans lesquelles ces textes s’inscrivent, leurs auteurs demeurent fortement engagés. Dans le travail de Yû en revanche, sa souffrance personnelle et existentielle l’emporte sur la question sociale et politique, et ce, surtout dans ses premiers écrits. Malgré ce trait distinctif, on ne peut ignorer les problèmes nippo-coréens dans Himawari no hitsugi [Le cercueil des tournesols]. Cette pièce de théâtre raconte « la tragédie d’un frère et d’une sœur dans une famille coréenne résidant au Japon » (Yû 1997 : 31). Nous avons décidé d’étudier 548 Takemoto Toshio cette pièce 1, car le théâtre nous paraît le genre qui révèle le mieux l’écriture spectaculaire de cet écrivain. En effet, Yû y donne à voir la tragédie vécue par la famille Lee, brisée depuis le départ de la mère. Tandis que la sœur (Yongi) attend en vain le retour de leur mère, le frère (Yonmin) sombre dans la folie et finit par étrangler sa sœur ainsi qu’une autre Coréenne. Dès lors, il conviendrait de se demander jusqu’où les problèmes nippo-coréens sont intégrés dans le dispositif théâtral de Himawari no hitsugi : la scénographie, les objets mobilisés au cours de la pièce, le jeu des paroles, les mises en contraste où s’origine le conflit qui mène à la tragédie, et enfin l’illusion théâtrale. SCÉNOGRAPHIE ET OBJET SCÉNIQUE Un tiers de l’action se déroule au dépôt de ferraille devant la maison des protagonistes, ce qui incite les spectateurs à associer l’image du fer à leur origine ethnique, car le ramassage de la ferraille constitue l’un des métiers des Coréens résidant au Japon (Harajiri 1998 : 57). Dans ces conditions, l’espace théâtral stimule la mémoire collective des spectateurs, d’autant plus qu’un compatriote de Lee Yonmin laisse entendre que le père de famille travaille précisément dans ce secteur (Yû 1998 : 164-165) : l’énonciation théâtrale relie le métier du père au passé collectif des Coréens résidant au Japon, clairement marqué par la scénographie. Mais cette connotation sociale et économique devient petit à petit secondaire, pour devenir le lieu d’une métaphore. Elément moteur et dynamique de l’action principale, Yonmin, le héros fou, évolue de façon tragique au cours de la pièce et ce bouleversement modifie le sens véhiculé par l’ensemble des images du fer, notamment par le motif de la laisse pour chien, maintes fois évoquée par les protagonistes. C’est cet objet qui révèle aux spectateurs la façon dont Yonmin sombre dans la folie. D’une part, il demande avec insistance à Yongi, sa petite sœur, de promener leur chien alors que ce dernier a été euthanasié juste après le départ de leur mère. Par cette métaphore théâtrale, Yû fait de cet objet le joug qui emprisonne irrémédiablement désormais le protagoniste dans le souvenir du bonheur familial dont la mère disparue est le symbole. D’autre part, Yonmin étrangle Yon.oku, une hôtesse de bar en qui il a cru 1. La pièce est publiée à Tôkyô en 1993 chez Jiritsu shobô, maison d’édition spécialisée dans le théâtre contemporain, et a fait l’objet plus tard d’une édition en format de poche. Notre édition de référence est la suivante : Green Bench (Yû 1998). La littérature des Coréens résidant au Japon et Yû Miri 549 trouver une figure maternelle de substitution, et une présence rassurante. Mais l’illusion se dissipe vite. Avant leurs retrouvailles au dépôt de ferraille, il l’a en effet vue entrer dans son bar avec un homme, et l’ambiance tendre ne dure guère, car ce souvenir lui en évoque un autre : les insupportables querelles entre ses parents en coréen. Par mimétisme ou contamination linguistique, Yonmin se met à l’insulter dans cette langue, provoquant les hurlements de Yon.oku. Loin du duo d’amour, Yû fait donc entendre la cacophonie du couple. « Comme des coups de marteau, éclate, dans la tête de Yonmin, implacablement, la voix furieuse de la femme » (Yû 1998 : 240). Tant qu’il parait Yon.oku des attributs de la mère idéale, il pouvait se réfugier dans l’image d’un foyer serein. A présent, elle n’incarne plus que sa propre mère, cette dévergondée qui a ruiné la famille Lee. Furieux, Yonmin étrangle alors l’hôtesse de bar, se privant de tout amour possible. La laisse en fer pour chien métaphorise alors la nostalgie morbide qui emprisonne Yonmin dans la folie. Cette catastrophe fixe la dernière image de cette tragédie existentielle. Chez Yû, la langue coréenne n’indique ni le passé colonial d’un peuple dominé par le Japon, ni la nostalgie des exilés. L’écrivain opère une réduction significative dans le rôle qu’elle lui fait jouer, et Kristina Weickgenannt observe de fait qu’elle associe maintes fois cette langue aux altercations des parents (Weickgenannt 2001 : 6). Dans la pièce, Yû s’en sert pour mettre fin à l’illusion du bonheur familial. Désidéologisée, la langue coréenne ne constitue ici que le symptôme des désaccords familiaux. Par ailleurs, outre le contexte économique et la violence auxquels renvoient les images du fer, il faut examiner comment elles entrent en relation avec les paroles dans le dispositif scénique. L’IRONIE Fondée sur l’écart, l’ironie constitue un ressort structural qui permet de faire évoluer les rapports entre Yonmin et Yon. oku. Dès leur première rencontre dans un bar coréen, Yû signale le décalage qui travaille leur relation. Yonmin lui demande son prénom : elle le lui donne immédiatement et il le répète, mais avec une prononciation défectueuse. La didascalie explicite la dissonance au sein du couple naissant : « tout comme une machine rouillée, jamais huilée pendant vingt-trois ans, grinçante… » (Yû 1998 : 171-172). L’image du fer permet à Yû de placer, cette fois, le héros et son amoureuse sous le signe de la ruine. Lors du 550 Takemoto Toshio dénouement, après avoir étranglé Yon.oku, Yonmin s’adresse en coréen au cadavre : « M’aimez-vous ? » (Yû 1998 : 242). Geste vain. Question laissée en suspens au moment où le protagoniste acquiert une prononciation parfaite de sa langue natale. Il en ressort une ironie qui suggère la stérilité de son amour, et souligne par un point d’orgue la fin catastrophique de la tragédie : faut-il tuer l’être aimé pour pouvoir prononcer ces mots dans sa langue maternelle ? Cette quête se solde donc par la solitude finale du héros qui ne regagne ni son pays natal, ni ne gagne l’objet de son amour. Si « les pièces relevant de l’ironie […] se terminent généralement en queue de poisson, sur un point d’interrogation » (Baillet. Bouziat 2010 : 104-106), il n’y a qu’un pas à faire entre ce vain recours à la langue coréenne et la recherche acharnée, mais stérile de la figure maternelle. La fin de la pièce suggère en effet que l’instance garante du foyer chaleureux ne se trouve nulle part. Tout porte à croire que Yû ne fait usage des problèmes nippocoréens, au demeurant très discrets, que pour faire apparaître sur scène le spectre de la nostalgie du bonheur familial, qui compromet la destinée du héros tragique. LES JEUX DE CONTRASTE : LE MODÈLE ET LE CONTRE-MODÈLE DE L’INTÉGRATION Yû met en scène d’autres jeunes Coréens, descendants d’immigrés, et par conséquent, esquisse le problème de l’intégration. En témoigne Kanemiya, alias Kim, qui s’est fait naturaliser Japonais, et qui devient du même coup la bête noire de la communauté coréenne. Il révèle à Yonmin combien ses compatriotes le méprisent : « Depuis que mon nom de Kim s’est transformé en Kanemiya, ces gars font semblant de m’ignorer quand on se croise dans la rue ! Ils ne me parlent même pas ! » (Yû 1998 : 146). Yû souligne des discordances au sein de la communauté des Coréens résidant au Japon, et ce faisant, soulève un problème délicat. Kristina Weickgenannt avance une hypothèse à ce propos : si Yû dévalorise certains de ses personnages coréens, c’est qu’elle n’idéalise pas la Corée contrairement à certains des écrivains zainichi (Weickgenannt 2001 : 7-8). Dans le prolongement de son travail, je serais tenté de dire que Yû neutralise l’opposition axiologique stéréotypée entre les figures respectivement négative du Japonais et positive du Coréen, pour déplacer l’accent : il s’agit plus pour elle d’évoquer la tension entre gagnants et perdants au sein du milieu des immigrés. Une intégration réussie dans la société d’adoption entraîne l’exclusion de la communauté d’origine. Le choix du nom japonisé signifie La littérature des Coréens résidant au Japon et Yû Miri 551 la mort sociale de l’immigré aux yeux de ses compatriotes, qui conservent leurs noms de famille et cette marque distinctive de leur identité première. En outre, le choix du nom Kanemiya n’est sans doute pas anodin : signifiant « argent » (kane) et « palais » (miya), il connote le personnage qui, de fait, travaille dans un club d’hôtes et se prostitue auprès de la clientèle féminine pour se garantir une situation stable sur le sol nippon. Sa stratégie s’avère payante, car il s’en sort économiquement mieux que ses compatriotes. Néanmoins, il ne parvient pas à se faire aimer de Yongi, petite sœur de Yonmin. Voyons le portrait de cette jeune fille convoitée par Kanemiya. Elle rentre du lycée coréen avec ses camarades, et son uniforme révèle son appartenance ethnique différente. En chemin, elle croise Tanaka, un ami d’enfance, qui l’interpelle (Yû 1998 : 203204) : (Avec incertitude) – Êtes-vous … Mlle Iwamoto Takako… N’est-ce pas ? (Yongi hoche la tête – on ne sait pourquoi – de façon incertaine.) Les didascalies (indiquées entre parenthèses) suggèrent leur état psychologique et le malaise qu’ils partagent tous deux. L’uniforme du lycée coréen dément l’identité japonaise de Yongi, Iwamoto Takako, timidement rappelée par son ami d’enfance. A la voix hésitante de ce dernier répond le costume qui signifie clairement sa coréanité. Le public perçoit, par conséquent, l’altérité irréductible de la jeune fille au sein de la société d’adoption, ce qui permet à Yû de poser encore une fois la question de l’intégration. Yongi s’oppose ainsi point par point à Kanemiya. Si ce dernier est exclu de la communauté coréenne suite à sa naturalisation, elle perd son nom japonais, et s’éloigne de la société d’adoption. Les deux personnages sont dans un rapport de chiasme, d’où un effet de contraste. Mais à vrai dire, l’échec de l’intégration met en relief le malheur qui frappe Yongi. Kanemiya viole en effet Yongi immédiatement après ses retrouvailles avec Tanaka. A la nostalgie douce qui éclaire le premier couple s’oppose l’implacable violence sous-tendant les rapports entre Coréens eux-mêmes, entre pragmatisme de la naturalisation et refus d’intégration. Le réalisme de Kanemiya incarne la nécessité de se débarrasser du passé pour vivre sur le sol étranger alors que sa compatriote souhaite, vainement et en toute innocence, voir les membres de sa famille se retrouver les uns les autres. A nouveau, le motif du dépôt de ferraille est mobilisé et rend cette fois la scène lugubre, 552 Takemoto Toshio éclairée qu’elle est de plus par « la lune comme le sang pâle qui jaillit » (Yû 1998 : 220). La lumière symbolise le personnage de Yongi, jeune fille trop rêveuse et déchiquetée par une réalité implacable. Yû précise dans la suite de la pièce que l’espace symbolise « la cicatrice blanche d’une blessure » (Yû 1998 : 220). L’éclairage – qui tranche l’étendue en deux – et l’indication scénique commandent, de concert, une scénographie qui illustre la déchirure chez l’héroïne. L'ILLUSION THÉÂTRALE Il s'agit donc moins, pour Yû, de traiter des problèmes nippocoréens que de représenter le mal de vivre d'une famille, piégée par la nostalgie du bonheur. N'est-ce pas le thème véritable de cette tragédie ? Yû ne fait en effet aucune allusion aux difficultés spécifiques des immigrés coréens. Pour terminer cette brève étude, j'aimerais examiner le récit analeptique de Yongi : elle évoque un souvenir d'enfance devant son frère avant de lui demander de l'étrangler. Sans cesse démentie par l'action dramatique, la joie n'est évoquée qu'avec des mots, et cette nostalgie fait mieux ressortir le désastre présent (Yû 1998 : 236) : – Yongi : Mon frère, te rappelles-tu cette nuit d’été ? Nous sommes sortis de la maison en cachette. Papa et maman dormaient… Etait-ce un rêve ? […] L’air nocturne que je respirais alors était comme l’eau de la fontaine. Je me suis sentie tranquille comme si je n’étais ni triste ni haineuse. – Yonmin : Les tournesols fleurissaient vers le clair de lune… Le calme de cette nuit d’autrefois offre seul un refuge à cette adolescente qui vient d’être violée sous le soleil. Or, les tournesols suggèrent la mort si l’on associe leurs graines noires au deuil, et inversent de façon ironique le doux souvenir. De fait, le titre de la pièce relie cette fleur au motif du cercueil, et annonce ainsi la mort qui clôt Himawari no hitsugi. Le dispositif cyclique s’inscrit dans la logique du désastre, plaçant dans une impasse la jeune Yongi qui, prise dans une nostalgie chimérique, ne cesse de rêver aux vestiges du bonheur familial, malgré l’absence de sa mère, la folie de son frère et le viol qu’elle a subi. L’illusion théâtrale permet à Yû de présenter le bonheur familial comme un mirage. Tel est sans aucun doute le trait distinctif de cette tragédie. Yû mobilise l’histoire des immigrés coréens dans la scénographie. Mais si la langue coréenne fait entendre aux spectateurs la dissonance au sein du couple, si les difficultés La littérature des Coréens résidant au Japon et Yû Miri 553 d’intégration de la communauté coréenne mettent en relief le mal de vivre de l’héroïne, ces problèmes nippo-coréens restent entièrement subordonnés à l’éclatement de la famille qui est au cœur du propos de Yû du début à la fin de la pièce. En d’autres termes, langue et difficulté d’intégration ne constituent que des motifs permettant de soutenir l’action principale. Ils ne sont pas traités en tant que tels, et se voient relégués au second plan. Pour finir, je souhaiterais insérer mon approche dans l’ensemble des études portant sur Yû. A ma connaissance, aucun critique japonais ne la situe explicitement par rapport aux écrivains coréens résidant au Japon (Kawamura 2007 ; Hara 2011). En revanche, Lisa Yoneyama oppose la représentation fictionnelle des Coréens dans l’œuvre de Yû au modèle familial japonais qu’institue, sinon généralise, la volonté politique de l’après-guerre, i.e. le foyer à deux ou trois enfants. Dans son étude sur Furu hausu [Jeux de famille], elle relie les personnages marginaux au stéréotype des Coréens résidant au Japon, et émet l’hypothèse suivante : si Yû place ces mêmes Coréens en dehors du système d’intégration sociale, c’est que ce roman offre une critique virulente de la famille, production de la société bourgeoise japonaise de l’après-guerre. En effet, il ne reste dans l’œuvre de Yû que l’image mensongère du foyer chaleureux (Yoneyama 2000). En outre, Kristina Weickgenannt souligne que Yû invalide l’opposition conflictuelle entre Japon et Corée, ce lieu commun littéraire des écrivains coréens résidant au Japon. S’appuyant essentiellement sur le roman Ishi ni oyogu sakana [Poissons nageant contre les pierres], cette chercheuse démontre que Yû y décrit l’hostilité de ses compatriotes envers l’héroïne qui appartient à la troisième génération des résidents coréens au Japon. Mais c’est précisément ce thème provocateur qui rattache Yû au champ littéraire des auteurs de zainichi (Weickgenannt 2001). Enfin, signalons le travail de John D. Swain qui, dans son analyse d’Uo no matsuri [Festival des poissons], une autre pièce de théâtre de Yû, et d’autres auteurs zainichi contemporains, conclut que leur théâtre permet de révéler au mieux la situation actuelle des Coréens du Japon, oscillant entre assimilation et exclusion (Swain 2004). Je rejoins les deux premières critiques dans la mesure où les problèmes nippo-coréens, soulevés traditionnellement par la plupart des auteurs zainichi, ne constituent guère le cœur du travail de Yû. Ils lui permettent de mettre en relief la nature tragique de personnages qui, aveuglés par leur croyance en un foyer refuge, se voient écartelés encore et toujours entre leur idéal euphorique de la famille et la réalité dysphorique de la solitude de ses membres. 554 Takemoto Toshio BIBLIOGRAPHIE Baillet, Florence. Bouzitat, Clémence. « Ironie. » In Lexique du drame moderne et contemporain, sous la direction de Jean-Pierre Sarrazac. Belval, Circé, 2010 : 101-106. Hara Hitoshi et al.. Yū Miri 1991-2010. Tôkyô, Kanrin shobô, 2011. Harajiri Hideki. « Zainichi » toshite no korian [Les Coréens en tant que « zainichi »]. Tôkyô, Kôdansha, 1998. Kawamura Minato et al.. Gendai joseisakka dokuhon 8 Yû Miri [Guide des écrivaines contemporaines 8 Yû Miri]. Tôkyô, Kanae shobô, 2007. Kim Huna. Zainichi chôsenjin josei bungakuron [Théorie de la littérature des Coréennes résidant au Japon]. Tôkyô, Sakuhinsha, 2004. 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Kim Changsaeng, née en 1951 à Ôsaka, publie quant à elle depuis les années 80 des romans et des textes variés. Appartenant toutes deux à la deuxième génération de coréens zainichi, elles écrivent en langue japonaise et publient dans des revues comme Mintô, ou Horumon Bunka, spécialisées dans les questions liées aux zainichi, ou dans des revues politiquement classées à gauche comme Shin nihon bungaku ou Shisô no kagaku. Leur nom est cité de manière brève dans des ouvrages traitant la littérature des résidents coréens au Japon (zainichi chôsenjin bungaku), et leurs œuvres ne font pas en général l’objet d’études approfondies. Nous avons néanmoins mobilisé le travail de Melissa L. Wender qui a consacré un chapitre de son ouvrage à ces deux auteures 1. 1. Wender situe leurs textes dans le contexte des années 80 au Japon, où l’on observe la montée de mouvements civiques (kusa no ne undô) et de dimension locale (chiiki undô), notamment le mouvement anti-empreinte (shimon ônatsu kyohi undô), afin de démontrer la dynamique existant entre ces textes, ces mouvements locaux et les discours produits par ces mouvements. En partant de la notion d’intertextualité que Wender applique aux textes de Jeong et Kim, le but de notre travail est d’en approfondir la lecture. 556 Yoshida Aki Deux éléments spécifiques sont à retenir dans leurs textes : l’Ikaino2 et sa culture « périphérique » qui vient en contrepoint de la culture dominante, d’une part, et la question du statut de la femme, d’autre part. Dans notre présente étude, nous nous focalisons sur les figures de la mère et de la maternité par lesquelles les deux auteures abordent ces problématiques. Chez Jeong comme chez Kim, femme et mère sont indissociables, le destin de la première étant lié de manière inhérente au statut de la seconde. Loin de constituer un parti-pris idéologique, cette thématique s’organise autour de la mise en question d’une réalité, et dans un sens tout différent dans les deux œuvres. Si les textes de Jeong ont pour but de valoriser la force de ces femmes, le travail de Kim (notamment dans Akai mi [Fruit rouge]) montre une volonté d’interrompre la transmission intergénérationnelle de ce rôle. Nous porterons également une attention particulière à la volonté de ces deux auteures de donner une voix aux femmes, et notamment à celles de la génération précédente, qui n’ont pas eu les moyens de prendre la plume pour s’exprimer elles-mêmes 3. DÉSIRE DE DIRE Avant de commencer notre étude, il convient d’expliciter les motivations qui amènent ces deux auteures à l’écriture. Comme nous l’avons évoqué, Jeong comme Kim n’apparaissent pas au premier plan de la scène littéraire au Japon, et ne sont pas des écrivaines de profession. Toutes les deux ont pratiqué divers métiers, y compris celui d’ouvrière au sein d’usines familiales, nombreuses à Ikaino. Wender souligne leur refus conscient de tout élitisme, ce qui les distingue des auteurs masculins de leur génération comme Ri Kaisei ou Kin Kakuei, ou des écrivains féminins de la génération suivante telles que Yi Yang-ji ou Yû Miri qui, elles, ont connu un grand succès (Wender 2005 : 92). En termes de production littéraire, ces deux auteures n’écrivent pas autant que les écrivains zainichi précités. Jeong a 2. Il s’agit de l’appellation d’un ancien quartier d’Ôsaka qui correspond à une partie de l’actuel quartier d’Ikuno et à celui de Higashinari, et qui abrite la plus grande communauté coréenne au Japon. Bien que le nom d’Ikaino ait officiellement disparu depuis 1973, cette appellation reste en usage parmi ses habitants. 3. Le taux d’illettrisme dans ces quartiers est très élevé. Jeong comme Kim parlent dans leurs articles des cours du soir où les femmes de la première et parfois de la deuxième génération viennent notamment apprendre à lire et à écrire le japonais. Les voix issues des marges : Représentation de la mère 557 publié deux recueils de poèmes et deux recueils de textes divers qui ne sont plus disponibles aujourd’hui. Kim a publié trois livres dont un seulement est actuellement disponible en librairie 4. Cependant, ces écrits suggèrent leur besoin impérieux de dire 5, désir qui peut prendre des formes d’expressions extrêmement diverses comme nous allons le voir : poésie, récit fictionnel, récit autobiographique, témoignage, recueil sociologique. Mais dire quoi et pour qui ? Dans ces textes, nous rencontrons régulièrement des figures de femmes, de mères de famille, désirant s’émanciper, s’affranchir de ce rôle. Le personnage principal de la nouvelle intitulée Hanabi [Feux d’artifice] de Jeong, Keiko (Min-ja selon la prononciation coréenne) fuit un foyer où elle subit la violence de son mari, et s’en éloigne à toute vitesse à vélo en répétant : « liberté, liberté, liberté » (Jeong 1990). La protagoniste d’Akai mi lutte pour trouver à sa vie un sens autre, qui ne se limite pas à son devoir d’assumer les rôles de femme et de mère (Kim 1988). Dans le poème de Jeong intitulé Hariko aishi [Triste histoire d’une colleuse de talon], le sujet atashi (« je ») se voit répété à l’initiale de chaque vers (Jeong 1984). Cette exaltation du « je » accuse le manque de reconnaissance sociale de ces femmes. Nous pouvons observer dans ces textes la convergence de deux démarches : l’une, personnelle, qui est la quête du libre arbitre, et l’autre, universaliste, qui a pour but de faire entendre les voix de toutes les femmes. LA FIGURE DE LA MÈRE CHEZ JEONG CHU-WEOL : ÉCRIRE POUR VALORISER Wender écrit à propos des œuvres de Jeong que le trait le plus marquant est « sa persistance à montrer combien sa propre existence est entrelacée avec celles des autres personnes qu’elle a connues et combien leurs vies se mêlent dans des histoires plus vastes. Si la fiction moderne japonaise a tendance à se rapprocher de l’autobiographie, son travail devient, lui, plus proche de l’ethnographie » (Wender 2005 : 98). Les écrits de Jeong présentent cependant une certaine ambiguïté en ce qu’ils peuvent 4. Certaines de leurs œuvres sont reprises dans la collection « Zainichi » bungaku zenshû en 18 volumes publiée en 2006. 5. Les termes « dire » ou « s’exprimer » semblent plus appropriés qu’« écrire », car elles accordent dans leur travail une importance particulière à l’oralité. Même dans leurs textes publiés, ce besoin d’expression est primordial. Jeong pratiquait d’ailleurs beaucoup la lecture en public. 558 Yoshida Aki être lus tantôt comme autobiographiques, tantôt comme un travail ethnographique. Ces textes s’organisent autour d’une extrême proximité entre sujet raconté et narrateur, la distinction entre ce dernier et l’auteur étant en outre très floue le plus souvent. De ce fait, en écrivant sur le témoignage d’autres femmes, le narrateur (qui souvent n’apparaît pas) s’approprie ces expériences comme s’il s’agissait de son propre vécu. Dans un article de 2003, Jeong écrit (Jeong 2003 : 8) : Lorsqu’est venu à moi cet amour différent de l’amour propre – l’amour maternel (bosei) –, j’ai appris au travers de mes actes de tous les jours que mon amour maternel était combiné à celui de ma mère, issue de la première génération de l’immigration coréenne, et plus encore de la maternité en général qui n’est pas obligatoirement zainichi. Pour elle, la maternité signifie apprendre à accepter l’existence au regard de la condition maternelle, y compris la soumission à la violence du conjoint. Cet amour maternel est décrit de manière presque valorisante et incarne un lien avec la culture coréenne (Jeong 2003 : 9) : C’est parce que je suis ici au Japon qu’en tant que coréenne, je ressens tout particulièrement ma coréanité et le sentiment maternel dont j’ai pu hériter. Il nous semble que Jeong travaille au milieu de ce dilemme : le besoin d’être soi et la satisfaction d’être mère dont la fonction symbolique au sein de la communauté est aussi la transmission de la culture. La réhabilitation du rôle maternel peut-elle contribuer à la valorisation de soi ? La figure positive de la mère ne reste pas figée chez Jeong, ni sa fonction exclusive de représentante ou de protectrice de la culture d’origine. Dans la nouvelle Hanabi, Keiko s’exprime ainsi au sujet de ses compatriotes : « Depuis l’origine du monde, les femmes coréennes étaient le soleil. Elles l’étaient en donnant naissance et en nourrissant ce qui naissait de leur rayonnement et de leur énergie ». Cependant, poursuit Keiko, « cet amour maternel a accueilli en lui des ténèbres avec lesquelles il s’est confondu et assimilé, quand à l’origine l’existence même des femmes est source de lumière ». Les ténèbres constituent ici la métaphore de la discrimination que subissent les hommes zainichi au Japon en dehors de leur famille. Et « les femmes ont accepté cette tension transférée par les hommes à leur retour dans l’intérieur du foyer » (Jeong 1990 : 72). L’auteure attribue le mal-être des femmes au sein de la communauté coréenne aux conséquences de la discrimination sociale subie par les hommes Les voix issues des marges : Représentation de la mère 559 dans le monde social. Si l’espoir de Keiko est de retrouver la voie de l’épanouissement, cet espoir est néanmoins fragilisé par l’épuisement qui est le sien après avoir assumé ce rôle de mère durant 17 ans. La force symbolique des femmes est présentée ici comme une valeur inhérente à la condition féminine, et comme une valeur à reconquérir. Cependant, l’auteure n’est pas sans pointer la faille entre cette figure idéale et la réalité. Les feux d’artifice du titre de la nouvelle s’incarnent en effet à la fin du texte dans les pétales de fleurs fanées que Keiko jette dans le canal qui passe derrière son refuge. Ces fleurs suggèrent au début du récit un épanouissement qui amène Keiko à s’interroger sur le sens de sa propre vie. À la fin de la nouvelle, Keiko se demande si la petite part de liberté obtenue en fuyant son foyer rejoindra un jour l’énergie du soleil. Sous cette métaphore des feux d’artifice explosant sur la surface d’un canal aux eaux usées, ternes et puantes, l’épuisement du quotidien se comprend comme invalidant tout possibilité d’obtention du bonheur. Dans l’avant-dernière phrase du récit, Keiko s’interroge sur la réalité de sa propre existence. La question est posée, sans qu’aucune réponse soit fournie au lecteur. L’image finale fige Keiko regardant le canal noir qui, dans ses ténèbres, reflète la vision des feux d’artifice. Wender souligne que Jeong donne de la maternité une vision exagérément romantique en affirmant qu’elle permet de tout accepter, même la violence. Cependant, il faut rattacher ce type de textes à d’autres œuvres qui, comme Hanabi, proposent une description sans aucune idéalisation de la réalité vécue par les femmes. Dans ce récit en effet, Keiko n’arrive en effet plus à s’identifier à ce rôle maternel de manière positive. L’auteure y démontre que la situation des femmes est infiniment plus complexe, et qu’il ne suffira pas de revaloriser leur rôle pour qu’elles puissent s’épanouir individuellement et trouver des réponses à leurs questions existentielles. ÉCRIRE POUR ROMPRE LE SCHÉMA CYCLIQUE DE LA MATERNITÉ DANS AKAI MI Akai mi de Kim Chang-saeng paraît pour la première fois dans la revue Mintô en 1988. Le roman décrit le quotidien d’Ok-nyeo, une femme divorcée vivant avec sa fille et travaillant dans un café. Son histoire (enfance, mariage, conflit conjugal, divorce) est évoquée rétrospectivement au cours de flash-backs. 560 Yoshida Aki Le refus de la maternité constitue le thème principal de ce récit à la fois au niveau symbolique et sur le plan de l’intrigue. Après avoir eu son premier enfant très jeune (elle s’est mariée à l’âge de 20 ans avec un mari qui a 8 ans de plus qu’elle), elle décide de prendre la pilule en cachette. Comme nous pouvons le voir très explicitement exprimé dans le passage suivant, Kim dépeint la figure d’une femme qui refuse de façon très consciente de tenir le rôle maternel tel qu'il est attendu des femmes d’Ikaino (Kim 2006 : 352) : Pour une Coréenne mariée, il était normal de donner naissance à une descendance. Mais Ok-nyeo croyait qu’elle devait faire quelque chose avant cela. Oui, mais quoi ? Elle n’en savait rien. Cependant elle savait que, pour pouvoir trouver ce qu’elle avait à faire, elle devait y consacrer un peu plus de son temps. Cette situation diffère de celle de la Keiko de Hanabi. Celle-ci s’est échappée de son foyer, une fois constatée la fin de son rôle de mère. Ok-nyeo essaie de rompre avec ce destin que tous (les femmes elles-mêmes, leurs maris et leurs belles-mères) pensent réservé aux femmes. Cependant, le refus de ce cycle brise la relation intergénérationnelle, et donc le lien entretenu avec les femmes de la première génération qui la relient à la culture d’origine. Dans l’intrigue, lorsque le mari apprend que l’héroïne refuse de tomber à nouveau enceinte, il devient brutal. Cependant, cette rupture avec les femmes de la première génération incarnées par sa belle-mère est présentée comme plus douloureuse pour Ok-nyeo que la violence physique infligée par son époux. Elle ressent presque de la culpabilité de ne pouvoir supporter davantage un tel rôle, comme l’avaient fait sa belle-mère et sa propre mère avant elle. Dans ce dilemme, il est très significatif et ambigu à la fois que l’auteure fasse prononcer à Ok-nyeo en coréen sa dernière phrase adressée à sa belle-mère. Celle-ci vient la voir pour chercher un moyen de réconcilier le couple. Or, Ok-nyeo lui répond : « Mère, cherchez une femme meilleure qui puisse prendre ma place », afin de lui signifier le caractère irrémédiable de la séparation (Kim 2006 : 361). C’est la seule phrase prononcée par Ok-nyeo entièrement en coréen dans ce récit. Ce faisant, l’auteure semble suggérer que ces deux femmes se trouvent désormais dans un rapport d’égalité, et représenter ainsi la volonté de dialogue entre les deux générations. Les voix issues des marges : Représentation de la mère 561 LA QUESTION DE LA LANGUE : POUR TRANSMETTRE LES VOIX QUI SONT EN MARGE DE LA SOCIÉTÉ Comme nous l’avons vu, dans la démarche de ces deux auteures, on retrouve la même volonté de préserver le dialogue intergénérationnel et de transmettre les voix multiples des femmes. Il ne s’agit pas ici seulement de retranscrire sous une forme dialoguée des paroles telles qu’elles ont éventuellement été prononcées. Jeong comme Kim paraissent conscientes de ce que leur propre voix est habitée par celles des femmes avec lesquelles elles ont vécu. Après avoir publié un recueil de poèmes en 1971, Jeong se tait jusqu’en 1984. Dans le texte intitulé Mun Keum-bun omoni no ringo [La pomme de Mère Mun Kon-bum], elle explique qu’elle « ne pouvait plus trouver de sens dans la composition de poèmes, c’est-à-dire dans des mots écrits » (Jeong 2003 (1986) : 214). À cette auteure plongée dans la réalité des femmes du quartier d’Ikaino, les mots semblent impuissants. Par ce terme de kotoba (« mots »), elle entend les beaux mots, ceux des intellectuels, qui portent en eux une idéologie. C’est dans la vie quotidienne qu’après avoir abandonné ces « mots », elle trouve le « langage de la vie » (seikatsu-go), celui qu’elle a connu à Saga avant sa fuite, le langage des zainichi coréens, fait d’un mélange du dialecte de Saga et d’accent coréen. A Ikaino, son enfant commence à parler en dialecte d’Ôsaka, en mêlant le japonais et le coréen. Et la conscience de devoir transmettre à la génération de ses enfants cette langue qu’elle a connue par ses parents la fait revenir à l’écriture : cette langue représente son histoire comme elle représente celle de certains zainichi coréens 6. Ce faisant, elle prend conscience de son devoir d’affirmer ainsi à la fois son être et son histoire. Elle qualifie les poèmes publiés dans son deuxième recueil (Jeong 1984) comme la seule arme dont elle dispose et qu’elle puisse lancer depuis les confins les plus éloignés du monde (henkyô saishin bu), depuis le foyer (ie) (Jeong 2003 : 218). Mais que vise cette arme ? Est-elle dirigée vers l’Etat-nation et sa représentation de l’histoire ? De fait, la publication du livre coïncide avec la visite historique de Jeon Duhwan, le président 6. Isogai utilise le terme de « parole » (parôru), ou de « langage du corps » (nikutai kotoba) pour désigner le langage poétique de Jeong. Il remarque que dans ses poèmes transparaissent le rythme et les paroles des chants populaires coréens, et que le langage dans lequel l’auteure les compose a le pouvoir de déconstruire le japonais comme institution et de refuser l’assimilation culturelle (Isogai 2004 : 42-43). 562 Yoshida Aki de la Corée du Sud de l’époque, et la reconnaissance de l’acte colonial par l’empereur Shôwa – événement auquel elle désire contribuer. Cependant, lorsqu’elle parle d’armes, il ne s’agit pas de celles qui déclenchent la violence. A travers ces poèmes, elle tente en effet de confronter les lecteurs japonais au passé colonial de leur, afin de participer à la lutte contre l’oubli. REVALORISATION DE LA LANGUE MINEURE ET RELATIVISATION DE LA CULTURE STANDARD Le même type de démarche autour de la langue peut être souligné chez Kim, quoique dans un contexte différent. Dans un article intitulé « Buta no namae » [Le nom du cochon] (Kim 1982), elle raconte que le monde a changé d’aspect pour elle à partir du moment où elle a commencé à apprendre le coréen dans un lycée coréen. Tout ce qu’elle refusait de voir et qui lui semblait relever de stéréotypes négatifs a commencé à prendre un aspect doux, familier et charmant. Dans Akai mi, outre la présence de la langue créole ou langue parlée 7 que nous voyons apparaître dans les dialogues, nous pouvons noter la différenciation typologique entre la langue parlée et le japonais standard. Par exemple, le japonais standard est représenté comme appartenant au monde de l’imaginaire, idéalisé, alors que le langage oral relève du monde réel. Ainsi la description des rêveries d’enfance d’Ok-nyeo. Elle se rappelle que, dans son imagination, sa mère « rajeunissait de 20 ans et parlait un beau japonais comme on en trouve dans les livres. Elle ne disait jamais “Écoute ce que te disent tes parents. Finis vite tes affaires” » (Kim 2006 : 349) 8. Dans la transcription de ce discours, le lecteur se rend compte que le locuteur (la véritable mère d’Ok-nyeo) a l’accent typique des Coréens de la première génération. Bien entendu, ce marquage linguistique n’a pas pour objectif de valoriser le japonais standard par rapport à la langue parlée d’Ikaino. Elle sert bien au contraire à relativiser le premier. L’univers de ce roman présente ainsi au lecteur une diversité de langues dont le japonais standard – dans lequel est rédigé le récit – ne représente que la langue apprise à l’école. 7. Langue issue du mélange du dialecte d’Ôsaka et du lexique coréen auquel s’ajoute l’accent des coréens parlant japonais, pratiqué par les immigrants de la première génération. 8. En japonais : « Oya no yukoto, tamatte kike. Kussu kusu sento, hayo yojise. » Les voix issues des marges : Représentation de la mère 563 CONCLUSION Nous pouvons qualifier le travail de Jeong Chu-weol et Kim Chang-saeng comme la tentative de revalorisation d’une culture périphérique (Ikaino, la diaspora coréenne). Cependant, il ne s’agit pas pour elles de mettre en valeur la réalité telle qu’elle existe de façon aveugle. Cette affirmation de l’être dans sa globalité, tout en considérant son passé et en prenant en compte la communauté dans lequel on s’inscrit, s’accompagne d’une véritable dimension critique. Leurs textes donnent au lecteur des aspects de la vie quotidienne des femmes d’Ikaino. Observés de manière réaliste, ces aspects ne servent pas une idéologie nationaliste (minzoku shugi), précisément parce qu’il s’agit du quotidien que vivent leurs auteures. La focalisation subjective sur ces femmes dont ces textes décrivent les expériences de vie donne à la réception un sentiment de proximité avec ces personnages. Ce regard « de l’intérieur » qui permet au lecteur de partager des scènes de la vie quotidienne constitue une stratégie à l’opposé de certains travaux documentaires qui construisent parfois ces femmes comme représentantes de l’altérité, c’est-à-dire comme des objets exotiques. En terme littéraire, il nous semble particulièrement intéressant de voir à quel point, dans ces textes, la volonté d’incarner la voix des autres femmes a influencé leur forme d’expression et leur projet artistique personnel. Cela a donné naissance à la configuration d’un espace littéraire spécifique où la limite entre le « soi » et l’« autre » tend à s’estomper. BIBLIOGRAPHIE Geong Chu-weol. Ikaino, onna, ai, uta [Ikaino, femme, amour, poème]. Ôsaka, Burên sentâ, 1984. 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