les Tristan en vers de Béroul et de Thomas

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les Tristan en vers de Béroul et de Thomas
22e CONGRÈS DE LA SOCIÉTÉ
INTERNATIONALE ARTHURIENNE,
22nd CONGRESS OF THE
INTERNATIONAL ARTHURIAN SOCIETY
Rennes 2008
Actes
Proceedings
Réunis et publiés en ligne par
Denis Hüe, Anne Delamaire et Christine Ferlampin-Acher
POUR CITER CET ARTICLE, RENVOYER À L’ADRESSE DU SITE :
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SUIVIE DE LA RÉFÉRENCE (JOUR, SESSION)
Tableaux d’époque :
les Tristan en vers de Béroul et de Thomas
Voici qui amène à parler du « réalisme ».
Les Tristan sont des documents de premier
ordre, mais il faut prendre garde, car le
monde qu’ils décrivent est à la fois
chimérique et vrai.
(J.-Ch. Payen)1
I. Introduction
En me proposant de placer le texte arthurien dans son contexte
historique et social, j’ai été amenée à constater qu’il est impossible de
trancher en faveur du réalisme ou de l’imaginaire, de la peinture de la
société du temps ou de la fable (du mythe) qui, certes, porte en soi sa
propre vérité symbolique qui a tendance à se donner pour vérité historique.
Il est vrai, aussi, que l’histoire du Moyen Âge repose en grande partie sur les
textes qui nous ont été transmis (et ne pas l’oublier, les fouilles
archéologiques, car l’histoire, c’est-à-dire, les chroniques comprennent elles
aussi leur part d’imaginaire).
Il faut éviter, par la même occasion, « le piège dans lequel tombe
toute sociologie hâtive qui cherche dans les formes artistiques le reflet d’une
idéologie2 ». Ce type d’analyse peut être pertinent (l’art pouvant être
l’application d’une idéologie même si non consciente), mais l’image que
nous transmet Tristan, par exemple, semble n’être que celle des obsessions
de son auteur nourri de textes, toujours (Geoffroy de Monmouth, Wace,
André le Chapelain, les troubadours). D’autre part, l’histoire pèse peu face
aux mythes.
Dans l’introduction de son édition de Tristan et Yseut, Paris, Garnier, 1974, p. XIII.
WIRTH J., L’image médiévale. Naissance et développement (XIe-XVe siècle), Paris, Méridiens
Klincksieck, 1989, p. 13.
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SUIVIE DE LA RÉFÉRENCE (JOUR, SESSION)
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Tristan a-t-il existé, a-t-il été un personnage historique ? J.-C. Payen
place Tristan et Yseut à l’époque d’Arthur, dans un temps historique réel.
« Il est possible que Tristan ait été un personnage historique du Cornwall,
comme semblerait le démontrer son pilier funéraire, entre Tintagel et
Bodwin, où il est dit ‘fils de Conoworus’, autrement dit Konowor, autre
nom du roi Marc. Quoi qu’il en soit, la légende l’a assimilé au héros
irlandais Diarmaid, amant de Grainné.3 », nous dit Jean Markale, et la
mythologie des anciens Celtes a été reprise, « acclimatée », non seulement
par la hagiographie et les contes folkloriques, mais aussi par la légende
arthurienne4.
Comme le titre l’indique, ces héros, « êtres particuliers » donnent
« la mesure du social dans le roman5 », grâce à la vision du monde
personnelle de l’auteur.
Ce qu’il faut saisir, tout en tenant compte de l’écart entre l’œuvre
littéraire et la réalité quotidienne, c’est que le code de la chevalerie, avec ses
trois grands principes (fidélité à la parole donnée et loyauté vis-à-vis de
tous, générosité, protection et assistance envers ceux qui en ont besoin,
obéissance à l’Église, défense de ses ministres et de ses biens) diffère d’une
œuvre à l’autre, se transforme tout au long du siècle6 (XIIe, en occurrence).
Enchaînement de tableaux, susceptibles de variations ou
d’adjonctions, la légende de Tristan et Yseut nous offre, comme des pièces
d’un puzzle immense, des moments surpris dans la vie au château au XIIe
siècle.
II. Tableau/ Cadre. Espace de l’ordre/ Espace du
désordre
Les auteurs (Béroul et Thomas) placent l’action, du point de vue
géographique, dans des endroits connus à l’époque et que l’on s’efforce
MARKALE J., Petit dictionnaire de mythologie celtique, Paris, éds. Entente, 1995 (1e éd. 1986), p. 200. Voir
aussi p. 201 et 219-220.
4 Cf. WALTER Ph., « La tête coupée du Morrois »,dans De l’aventure épique à l’aventure romanesque
(Mélanges offerts à André de Mandach),Peter Lang, 1997, p. 248.
5 ZÉRAFFA M., Roman et société, Paris, PUF, 1971, p. 35.
6 Cf. M. PASTOUREAU, La Vie quotidienne en France et en Angleterre au temps des chevaliers de la
Table Ronde, Paris, Hachette, 1976, p. 42-45.
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d’identifier, tels Lidan (Lidford), Lancien (Lantyan), Horlande (Old Head),
Galloway, Les Blanches Landes et, surtout Londres sur la Tamise7 :
« Ço est l’entree de Tamise.
Vait amunt od sa marchandise :
En la buche, dehors l’entree,
En un port ad sa nef ancree ;
A son batel en va amunt
Dreit a Londres, desuz le punt ; - » (Thomas, v. 2643-2648)8
Ces points servent uniquement de repère. Ce qui intéresse surtout
c’est ce dualisme fondamental culture – nature qui, selon Jacques Le Goff9,
s’exprime « à travers l’opposition entre ce qui est bâti, cultivé et habité (ville
– château – village ensemble) et ce qui est proprement sauvage (mer, forêt,
équivalent occidentaux du désert oriental), univers des hommes en groupe
et univers de la solitude. » J’irais plus loin en affirmant que cela pourrait être
une autre expression du manichéisme au moyen âge.
Le château, on le sait, désigne à l’époque médiévale, une ville
fortifiée. Pour se rendre subrepticement sous la fenêtre de la chambre
royale, Tristan va s’introduire dans la ville, annoncé par le cor des gardes,
jusqu’au donjon adossé à la muraille par une porte qui donne sur les douves
qu’il connaît bien :
« Il decent jus, entre en la vile.
Les gardes cornent a merville.
Par le fossé dedenz avale
Et vint errant très qu’en la sale.
Mot par est mis Tristran en fort.
A la fenestre ou li rois dort
En es venuz… » (Béroul, v. 2428-2434)
Le château proprement dit, le palais de Marc, est loin de l’idée
qu’on pourrait s’en faire aujourd’hui ; assez archaïque, avec la palissade qui
le ceint (et non des remparts), la salle commune où le roi tient conseil, rend
justice, reçoit hôtes, en bas, et la chambre royale et les chambres privées, en
haut. Le plancher en est jonché de lattes de roseaux, sous lequel court un
Pour les détails, voir les notes que donne J.-C. Payen dans son édition.
p. 229. Toutes les citations sont prises à l’édition de J.-C. Payen.
9 L’imaginaire médiéval. Essais, Paris, Gallimard, 1985, p. 74.
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ruisseau : « commode tout-à-l’égout », mais aussi voie de communication
des amants (par des bouts de bois taillés)10.
La salle, jonchée d’herbes odorantes (chassant les odeurs fortes
des mets), et non de tapis, a les murs tendus de drap, de tapisserie ou de
fourrures. Chez Béroul, les murs sont ornés de fresques : « A la chambre
painte s’en vont » (v. 523).
La chambre, endroit privé, est isolée de la salle par une cloison ou
une simple tenture (Vendôme, Troyes) ; cela annule toute idée de secret, ou,
comme le disent si bien Philippe Ariès et Georges Duby, « … si vie privée
signifie secret, ce secret, nécessairement partagé par tous les membres de la
maisonnée, était fragile, vite éventé ; si vie privée signifie indépendance,
cette indépendance était elle aussi collective11 » :
« Brengain s’en ist les sauz par l’us.
Tristan estoit a la paroi :
Bien les oiet parler au roi. » (Béroul, v. 503-505)
Cette répartition de l’espace est également responsable d’une
promiscuité inconcevable de nos jours (c’est pourquoi le terme semble bien
fort). Le devoir d’hospitalité impose l’entassement des lits par chambre et
parfois on y dort à deux (du même sexe) dans un même lit ; les femmes
sont exhibées devant les hôtes, amis ou étrangers pour ajouter la gloire
familiale à la gloire guerrière.
La fonction de Tristan à la cour et surtout la parenté lui assurent
un privilège important : celui de coucher dans la chambre royale : « Rois,
Tristran gist devant ton lit » (Béroul, v. 629) ; « Entre son lit et cel au roi /
Avoit bien le lonc d’une lance » (Béroul, v. 668-669) Ce privilège peut lui
être retiré ou accordé de nouveau :
« Li rois li a doné congié
D’estre a la chambre : es le vos lié. » (Béroul, v. 543-544)
Dans le lit somptueux de Marc on dort nus12 :
« Virent l’autrier Yseut la gente
Ovoc Tristran en tel endroit
Que nus hom consentir ne doit,
Et plusors fois les ont veüs
Cf. PAYEN J.-C., op. cit., p. XIV-XV.
Histoire de la vie privée. 2. De l’Europe féodale à la Renaissance, Paris, Seuil, 1999 (1985), t. 2, p. 506.
12 Sur la nudité voir plus de détails dans ARIÈS Ph. et DUBY G., op. cit., p. 520-521.
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El lit roi Marc gezir toz nus ; » (Béroul, v. 564-568)
Ce qui nous amène à l’épisode de la forêt du Morrois où le roi
Marc surprend les amants endormis, vêtus, l’épée placée entre eux. La
chemise d’Yseut et les braies de Tristan disculpent aux yeux du roi les deux
amants ; mais ce n’est que « le paraître » et c’est aussi un tableau que le roi
interprète selon son désir. Il désire cette vérité comme moins
compromettante pour lui et répondant à la sincère affection qu’il éprouve
pour Tristan et pour Yseult. Béroul le souligne :
« Sa chemise out Yseut vestue :
Së ele fust icel jor nue,
Mervelles lor fust meschoiet. » (v. 1780-1783)
Au château, bien sûr, abrité, protégé, défendu, s’oppose la forêt où
guette à chaque pas le péril des animaux sauvages ou des brigands (en
l’absence des prisons), mais aussi endroit protecteur, refuge des amants et
des ermites. Cette ambivalence de l’espace est clairement mise en relief par
Béroul surtout.
La forêt de Morois (Morrois en original), au sud de Tintagel, existe
toujours et jouit d’un microclimat d’une douceur extrême, même en hiver13.
Elle permet aux amants d’y mener une vie tout ce qu’il y a de domestique,
touchante dans sa simplicité : Yseut, restée au foyer, avait attendu avec
impatience et inquiétude le retour de Tristan, toute absence prolongée, avec
ses implications de danger mortel, la troublant profondément. Tristan,
rompu par la fatigue de la chasse au cerf (tot m’en duel), ne désire pas décrire
sa journée, mais dormir (dormir me vel) (v. 1770-1773).
Cette forêt va devenir mythique en fixant des « réalités d’ordre
légendaire plus que des caractéristiques géographiques ou toponymiques
précises14 », car des traces de son existence mythique se retrouvent en
divers endroits du monde celtique. Ce que Béroul introduit, pour souligner
le mythe, c’est le symbole de la scène des amants endormis. Mais il serait
pousser trop loin en affirmant, comme le fait D. Poirion, que « les
vêtements sont à eux seuls l’expression de cette absence de désir charnel15 ».
Note 46, dans PAYEN J.-C., op. cit.
WALTER Ph., Le Gant de Verre. Le mythe de Tristan et Yseut, Poiré-sur-Vie, éd. Artus, 1990, p. 211.
15 POIRION D., Résurgences, Paris, PUF, 1986, p. 90-91.
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La forêt, « espace du désordre, de l’angoisse et du désir » (G. Duby)
est synonyme ou symbole de sauvagerie où manque jusqu’au moindre
confort quotidien (pain, sel, habits) ; mais elle permet un retour à l’ordre,
sur un plan supérieur, des héros. Contre-valeur de la cour, la forêt est aussi
un pendant valorisant.
Le verger, par contre, en est un du privé (permettant aux amants
de se retrouver) et de la séduction, mais, malgré certaines affirmations16,
peu protecteur des regards indiscrets et hostiles – voir, chez Béroul,
l’épisode du pin et de la fontaine (le rendez-vous épié). La nature y semble
exubérante (aloès, muscade, myrrhe, encens, poivre, camphre, santal,
plantes aromatiques ou médicinales), ajoutant au sentiment les sensations.
Sis hors du mur d’enceinte, près du donjon, c’est aussi un lieu de
promenade et de loisir (ou un lieu fournisseur de fruits, légumes, vin, eau
fraîche, herbes aromatiques, plantes hostiles et médicinales)17.
« Le verger bien clos, hortus conclusus, avec son mur parfois
bataillé (crénelé), sa fontaine décorée, ses treilles, ses loges, ses
coignarts de bois, sa nature domestiquée, apprivoisée, découpée
en petits carreaux, ses bancs et ses galeries : au témoignage de
la littérature et de l’iconographie, lieu par excellence du repos,
de la liesse, des chansons et des caroles, des amours ouvertes
ou discrètes, des débats et des ébats, mais aussi symbole de la
Vierge et de la virginité, figure du paradis perdu, à l’abri des
tumultes et des périls qui viennent sans cesse perturber le
monde extérieur. (Élisabeth Zadoura-Rio)18 »
Autre composante de l’espace médiéval, le gué revêt des
significations précises. Lieu de passage, certes, mais aussi frontière (entre
deux rivages ou deux mondes) et cadre obligé de rencontres guerrières ou
de procédures judiciaires. Il est très important dans le Tristan de Béroul,
dans l’épisode (tableau) d’Yseut au Mal Pas (nous y reviendrons).
L’espace s’élargit, car s’y ajoute le voyage, chez Thomas, et la
navigation. Le départ d’Yseut accompagnant Kaherdin (v. 2791-2809) et la
tempête et le calme plat avant d’aborder (2859-2944) permettent à l’auteur
d’étaler ses connaissances (rhétorique, art de la navigation) et, qui sait, peut16 « le verger des amants est surtout un lieu protecteur », Danielle Régnier-Bohler, dans ARIÈS Ph. et
DUBY G.,, op. cit., p. 313.
17 Cf. PASTOUREAU M., op. cit., p. 54-55.
18 Dans ARIÈS Ph. et DUBY G., op. cit., p. 433-434.
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être même une expérience vécue, mais une connaissance précise (même si
livresque) de la géographie :
« Curent la lungur de la mer,
La cote estrange en costeiant
Par devant le port de Wizant,
Par Buluingnë et par Treisporz. (…)
Passent par devant Normendie. » (Thomas, v. 2804-2807 ;
2810)
Dans ces conditions naturelles s’ordonne la vie sociale : suzerain,
vassaux, marchands humbles, femmes, ermites.
Suzerain-vassaux
On connaît bien les rapports entre suzerain et vassal et toute la
symbolique liée aux pratiques répondant à un système idéologique précis
(osculum19, immixtio manuum, festuca) et se développant nécessairement en
présence d’une assistance assurant, comme le remarque Jacques Le Goff20,
un espace symbolique correspondant à l’espace matériel symbolique. Cette
assistance est indispensable lors des tournois :
« The knights planned an imitation battle and competed
together on horseback, while their women-folk watched from
the top of the city walls and aroused them to passionate
excitement by their flirtations behaviour.21 »
Le bachelier, dont Tristan, n’a pas de fief, donc, il dépend
absolument de son seigneur pour subsister ; pour s’en aller, il faut qu’il
mette en gage son équipement (son seul bien) :
« Bien sai, n’i osez mais remaindre.
Fors a vos ne sai a qui plaindre.
Bien sai que mot me het li rois.
Engagiez est tot mon harnois. » (Béroul, v. 180-183)
La générosité du suzerain est légendaire et récompense la vaillance
et la loyauté des chevaliers (« each rewarded with a personal grant of cities,
archbishoprics, bishoprics and other land possessions22 »).
Voir DURAND G., Speculum juris (1271, remanié en 1287).
Pour un autre moyen âge, Paris, Gallimard, 1977.
21 MONMOUTH Geoffroy of, The History of the Kings of Britain, London, Penguin Books, 1966, p. 230.
22 Ibidem.
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Leur départ au combat, au tournoi, ou tout simplement en quête
d’aventure demande qu’ils revêtent leur armure : monter à cheval devient
une entreprise difficile, mais facilitée par l’existence, à la place du perron,
d’une haute pierre : détail, insignifiant peut-être, mais éclairant (« Sor le
perron de marbre bis / Tristran s’apuie, ce m’est vis. » (Béroul, v. 214-215)),
même si, dans ce cas précis, Tristan en use comme appui.
La supériorité ressentie par cette classe sociale, inspirée par la
spécialisation militaire, par les consignes morales, tout un code, n’empêche
l’ignorance des choses qui de nos jours sont si simples : ni Tristan ni Marc
ne savent écrire ; Tristan va demander au roi de dicter une lettre de
réponse :
« Un autre brief reface faire,
Si face escrire tot son plaire. » (Béroul, v. 2390-2391)
En recevant la lettre écrite par Ogrin, le roi Marc, qui ne sait pas
lire, se la fait lire par le chapelain, en présence de ses vassaux qu’il
convoque :
« Li rois esvelle son barnage.
Primes manda le chapelain.
Le brief li tent qu’a en la main.
Cil fraint la cire et lut le brief. » (Béroul, v. 2483-2486)
Femme
La hantise de la féminité est un fait, entretenue comme elle l’était
e
au XII siècle, par les chansons des troubadours.
La beauté est considérée comme le reflet de la beauté intérieure et
c’est elle qui déclenche l’amour. Celle d’Yseut est établie en quelques mots
et n’a pas besoin d’être rappelée tout le long du texte de Béroul ; elle réside
surtout dans ses cheveux d’or :
« Si chevel hurtent a ses piez,
D’un filet d’or les a trechiez.
Qui voit son cors et sa fachon,
Trop par avroit le cuer felon
Que nen avroit de lié pitié. » (Béroul, v. 1123-1128)
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Objet de tentation, ils seront enfermés dans une guimpe23.
La beauté d’Yseut aux Blanches Mains et surtout son nom font que
Tristan accepte de l’épouser :
« Car Ysolt as Blanches Mains volt
Pur belté e pur nun d’Isolt.
Ja pur belté quë en li fust,
Se le nun d’Isolt në oüst,
Ne pur le nun senz la belté
N’en oüst Tristans volenté. » (Thomas, v. 249-254)
La femme, idole, magicienne, sorcière, fée est redoutable et
dangereuse. « Le philtre que boivent soi-disant par mégarde Tristan et
Yseult est l’image édulcorée d’un geis primitif lancé par Yseult pour obliger
Tristan à l’aimer.24 » Jean Markale considère que le geis est remplacé par le
philtre, dans les textes français, « par mégarde » ; nous croyons que c’est
plus qu’une inattention de Béroul ou de Thomas : ils veulent nous
convaincre, car à l’époque où l’amour-passion triomphe de tout, et se
convertit en fatalité, le femme s’attire l’amour de l’homme grâce à la beauté
et à ses vertus. Et c’est peut-être aussi la raison pour laquelle elle est
enserrée dans la « chambres des dames » : parce qu’elle constitue un autre
danger, à savoir une tentation, une provocation.
Vrai est aussi qu’Yseut n’est pas uniquement le parangon de toutes
les vertus ; elle est très lucide, a l’esprit pratique et consolide le préjugé de la
ruse féminine.
Voici comment elle répond à la révolte de Brangien qui s’adresse à
sa reine comme à la dernière des femmes (v. 1504-1512 ; 1545-1551 ; 15531570) en lui reprochant son adultère et en en suggérant sa punition25 :
L’en ne poet estre plus traïz
Que par privez e par nuirriz.
Quant li privez le conseil set,
Traïr le peut, sëil le het.
Brengvein, qui mun estre savez,
23 Pour les mêmes raisons, la religion (ou tout simplement la coutume) plus tard et jusqu’à nos jours,
demandera que les cheveux soient cachés sous des fichus (dans les églises), sous des voiles (partout,
dans le monde musulman).
24 MARKALE J., op. cit., p. 99.
25 Le nez tranché paraît en effet être la punition de l’adultère (voir le Lai de Bisclavret de Marie de
France), visible dans la descendance de filles qui naissent esnasées.
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Se vus plaist, hunir me poez ;
Mais ço vus ert grant reprover,
Quant vus m’avez a conseiller,
Se nun conseil e mun segrei
Par ire descovrez al rei.
D’altre part jo l’ai fait par vus :
Mal ne deit aveir entre nus.
Nostre curuz a ren n’amunte :
Unques nel fiz pur vostre hunte,
Mais pur grant ben e pur honur.
Pardunez moi vostre haür.
De quei serez vus avancee
Quant vers lu rei ere empeiree ?
Certes el men empirement
Nen ert le vostre amendement ;
Mais si par vus sui avilee,
Mains serez preisee e amee,
Car itel vus purra loer
Qui nel fet fors pur vus blasmer ;
Vous en serez milz mesprisee
De tute la gent enseignee
E perdu en avrez m’amur
E l’amisté de mon seingnur… »
(Thomas, v. 1449-1476)
La ruse féminine est illustrée brillamment (par Béroul) qui permet
de mentir et dire la vérité en même temps : voir le serment de la reine au
gué du Mal Pas (v. 4168-4185).
Les humbles ne sont pas vils26. Chez Thomas, il y a énumération
de ceux qui s’occupent des besognes en assurant la bonne marche de la vie
au château et qui accompagnent le cortège pour en assurer le confort :
serviteurs, valets, maîtres de meutes et courriers, cuisiniers et rabatteurs,
maréchaux et fourriers, palefrois, lavandières, chambrières ordinaires (v.
1221-1240). Il se donne la peine d’expliquer les besognes de ces dernières :
« Ki servent del furain mester,
Del liz aturner, des halcer,
Des dras custre, des chiés laver,
Des altres choses aprester. » (Thomas, v. 1236-1240)
26
Cf. BÉROUL, introduction citée, p. X-XI.
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Vils sont seulement les ennemis de l’amour : le forestier qui
dénonce les amants, le nain qui épie, trahit et sait trop de choses (les secrets
du ciel, l’astrologie) et les lépreux lubriques.
Poussé par le désir de toucher la récompense offerte par Marc :
« Li forestiers grant erre acort,
Qar bien oï avoit le ban
Que l’en avoit fait de Tristran :
Cil qui au roi en diroit voir
Asez aroit de son avoir. » (Béroul, v. 1830-1834)
Fort de son ascendant sur le roi, en tant que détenteur du secret, il
ose rabrouer le roi :
« Vien tost : ja seron d’eus vengiez.
Rois, s’or n’en pren aspre venjance,
N’as droit en terre, sanz doutance. » (Béroul, v. 1876-1878)
Thomas introduit dans son roman les marchands norvégiens
richement vêtus qui ne détonnent pas dans la ville de Londres pour assurer
un déguisement adéquat à Tristan et à Kaherdin, et de ce point de vue le
souci du réalisme est frappant ; quant à l’éloge de Londres et de ses gens, il
me semble normal, venant de cet auteur.
« Lundres est mult riche cité,
Meliure n’ad en cristienté,
Melz guarnie de gent aisie.
Mult aiment lergesce e honur ;
Cunteinent sei par grant baldur. » (Thomas, v. 2651-2656)
Les ermites ayant choisi « le désert » (erenum), la forêt (qui n’était
en fait point déserte, mais échappait aux codes stricts des espaces
organisés), sont des personnages omniprésents dans la littérature courtoise
et assurent le lien entre le monde de l’ordre et celui du désordre. Jacques Le
Goff27 en énumère les caractéristiques : la parenté de l’ermite avec un
homme sauvage (le port d’une peau de mouton), la popularité (on vient se
confesser, chercher bénédiction ou guérison), il est fréquenté par de hauts
personnages qui cherchent conseil (roi, chevaliers, reine) et il côtoie des
hors-la-loi. Cette migration d’hommes cherchant la solitude loin du
« siècle » est attestée dans le second quart du XIIe siècle28. Indifféremment
27
28
L’imaginaire médiéval, op. cit., p. 72.
Dans le cartulaire de Sainte-Foy de Conques pour l’année 1065 ; cf. LE GOFF J., op. cit., p. 68.
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de leurs raisons (on y voit le désir d’une libération des contraintes, des
rituels, de la promiscuité domestique et un désir d’envisager les fautes avec
indulgence, de vivre dans l’intimité)29, l’ermite Ogrin, en l’occurrence, fait
figure à part, singulière. La première rencontre de l’ermite en est une
conforme aux préceptes de l’Église (il fait allusion à la dâù*jukrésurrection
de Lazare, au péché et au refus de repentir – Jean XI, 1-45, texte lu le
vendredi après le quatrième dimanche de Carême30). Ce qui étonne, c’est le
conseil qu’il donne au couple de mentir :
« Tristran, roïne, or escoutez
Un petitet, si m’entendez.
Por honte oster et mal covrir,
Doit on un poi par bel mentir. »
(Béroul, v. 2324-2327)
C’est Ogrin qui se charge d’écrire la lettre au roi, dictée par Tristan
(v. 2401-2406) et, plus encore, c’est lui qui va acheter les habits de la reine
pour la rendre (plus que) présentable à la cour.
Au Mont-Saint-Michel, il achète des habits somptueux (sans que
l’auteur nous donne la moindre indication de quel argent) (v. 2705-2716),
pour assurer la réintégration de la reine dans le social.
L’attitude de l’ermite ne semble pas influer sur l’opinion des gens
quant à son rôle : la réintégration du monde de l’ordre est une nécessité, la
place de la reine est auprès de son roi, celle de Tristan au rang des
chevaliers (même si dans un autre pays, comme le lui suggère Ogrin), le
sacrifice de la passion en étant le prix à payer.
L’absence de ce personnage, chez Thomas, s’explique par la
prééminence du milieu aristocratique. Tristan n’a plus besoin d’un conseiller
ou d’un confesseur, leur place est prise par l’ami, Kaherdin.
La lèpre est une réalité au moyen âge ; quant à savoir ce qu’elle est,
c’est une question difficile puisqu’on regroupe sous ce nom d’autres
maladies de la peau31 et permet d’en assimiler le feu à celui de la luxure32.
Cf. ARIÈS Ph. et DUBY G., op. cit., p. 312-313 ; 513-514.
Cf. WALTER Ph., Le Gant de Verre, op. cit., p. 78-79.
31 La lèpre – thiriasis, la lèpre léonine, la lèpre – alopécie, la lèpre éléphantiasis, dans le texte médical Flos
medicinae vel regimen sanitatis Salernitatum (XIe siècle). Cf. WALTER Ph., op. cit., p. 221.
29
30
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Hildegarde de Bingen (XIIe siècle)33 attribue cette maladie à plusieurs causes
(la nourriture riche en viandes, lait, vin fort, la chair épaisse des coléreux
dont le sang se rassemble autour du foie et, naturellement, le goût du plaisir
qui met le sang en ébullition) et y suggère des remèdes.
Le personnage du lépreux est nécessaire dans l’économie de Tristan
en Yseut (de Béroul plus que de Thomas), il permet à l’auteur de suggérer
une punition, plus grave que le bûcher même, du péché de la reine.
Répugnants et lubriques, les lépreux éveillent le dégoût (« Ainz ne vëistes
tant si lait, / Ne si boçu ne si desfait », Béroul, v. 1135-1136) et la frayeur :
« Veez : j’ai ci compaignon cent.
Yseut nos done, s’ert comune.
Poior fin dame n’ot mais une.
Sire, en nos a si grant ardor
Soz ciel n’a dame qui un jor
Peüst soufrir nostre convers. » (Béroul, v. 1166-1171)
Ils tiennent les autres à l’écart en annonçant leur présence à l’aide
d’une crécelle (« Chascun tenoit sa tartarie », (Béroul, v. 1137)). Le
déguisement de Tristan est possible et plausible (habits pauvres, v. 35383550, béquille) et lui permet de se défendre (avec agressivité, v. 3619-3632) ;
chez Thomas, il porte, près de l’entrée à la cour, un hanap de bois madré
que la reine lui avait donné dans lequel il place une grosse bille de buis, en
se façonnant une cliquette (v. 1784-1788), ce qui assure sa reconnaissance
par Yseut.
III. La vie au château. Us et coutumes
Ce que les auteurs veulent surtout mettre en relief, c’est le luxe à la
cour, manifesté dans les vêtements, les fêtes, les déplacements en cortège.
On n’insiste pas sur la nourriture ou le vin que l’on sous-entend aussi
riches, peut-être parce que ceux-ci appartiennent au privé ; celui qu’il s’agit
d’éblouir pour affirmer sa supériorité, c’est le public.
32 La lèpre est une maladie vénérienne dans la médecine médiévale, confondue avec la syphilis. Cf.
ibidem, p. 222. Les lépreux sont les enfants d’époux qui ont eu des relations sexuelles pendant la
menstruation de la femme. Cf. LE GOFF J., op. cit., p. 124.
33 Les Causes et les remèdes (traduit du latin par P. Monat), Grenoble, J. Million, 1997, p. 185-186.
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Le vêtement, signe et symbole « marque les étapes de la vie, [il]
contribue à la construction de la personnalité, il affine l’écart entre les
sexes34 » et entre les conditions sociales.
Quelle différence entre les vêtements de Tristan déguisé en lépreux
(« Une chape de burel », sans chemise, sa cotte en bureau grossier, bottes
rapiécées, Béroul, v. 3540-3544) et son attirail de chevalier (« Cote, sele,
destrier et targe / Out couvert d’une noire sarge » et il porte au bout de sa
lance l’enseigne que sa dame lui a donnée, Béroul, v. 3969-3974).
Certaines pièces de vêtement sont communes aux hommes et aux
femmes, comme la chemise ; celle des femmes est plissée, blanche, brodée,
longue. Béroul, en représentant les amants endormis précise :
« Sa chemise out Yseut vestue :
Së ele fust icel jor nue,
Mervelles lor fust meschoit. » (Béroul, v. 1780-1782)
« Les braies sont la seule pièce du costume uniquement réservée
aux hommes. C’est un caleçon de toile fine, dont les jambes droites,
bouffantes ou plissées, descendent jusqu’aux chevilles », « retenues à la taille
par une ceinture35 » (« Et Tristran ses braies ravoit », Béroul, v. 1783).
Le peuple peut admirer, lors des fêtes (l’entrée de la reine à SaintSamson, son retour de la forêt du Morrois) la splendeur du cortège (v.
2946-2953).
Béroul insiste aussi sur les riches vêtements qu’Ogrin achète pour
la reine, pour qu’ils symbolisent aussi son rang et que soit marquée la
distance entre la vie pleine de privations et l’anonymat dans la forêt et l’éclat
et le rôle essentiel que la reine doit jouer à la cour :
« Li hermites en vet au Mont
Por les richeces qui la sont.
Après achete ver et gris
Dras de soië et porpre bis,
Escarlates et blanc chaisil,
Assez plus blanc que flor de lil
Et palefroi souef anblant,
Bien atorné d’or flamboiant ;
Ogrins l’ermite tanta achate
34
35
Cf. ARIÈS Ph. et DUBY G., op. cit., p. 563-567.
PASTOUREAU M., op. cit., p. 95.
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Et tant acroit et tant barate,
Pailes, vairs et gris et hermine
Que richement vers la roïne. »
(Béroul, v. 2705-2716)36
En décrivant le cortège de la reine que Tristan et Kaherdin épient
du haut d’un « chasne », Thomas n’entre pas dans les détails mais nous
assure que ce dernier, Kaherdin, en est ébloui par le faste et la richesse
(Thomas, v. 1230-1240).
La fête, « repère et point fixe dans le temps et l’espace37 », chez
Béroul et Thomas, est surtout illustrée par la noce ou par les retrouvailles ;
Tristan épouse Yseut aux Blanches Mains : après la messe, dite par le
chapelain, et le service conforme à « l’ordre de Sainte Eglise », c’est la fête :
« Puis vont cum a feste mangier
E enaprès esbanier
A quintaines e as cembeles,
As gavelocs e as rosels,
A palastres, as eschermiers,
A gieus de plusurs aatiens. » (Thomas, v. 429-434)
Signes de contentement, sinon de joie pour avoir récupéré Yseut,
les « bons faits » du roi sont de mise (largesse attendue, anticipée) :
« Le jor franchi li rois cent sers
Et donna armes et haubers
A vint danze aus qu’il adouba. » (Béroul, v. 2979-2981)
À côté des joutes, lors des tournois, des compétitions sportives, la
chasse occupe une place importante parmi les occupations des chevaliers ;
Tristan est un excellent archer (« l’arc qui ne faut », Béroul, v. 1726-1728 et
1729-1774, n’est plus un objet magique, mais une ingénieuse invention
technologique qui rehausse la crédibilité38) et un bon chasseur (Béroul, v.
1253-1276).
Le philtre, symbole de la fatalité et de l’impulsion irrésistible de la
passion, est également lié aux pratiques magiques des Irlandaises (reconnues
comme magiciennes), mais peut également continuer une tradition, celle des
36 Voir encore, pour les vêtements de la reine, BÉROUL, v. 3875-3883 ; ceux des gens de la cour, v.
4045-4070 ; ceux du roi, v. 1955-1957 etc.
37 GUYONVARC’H Ch.-J., LE ROUX F., Les fêtes celtiques, Rennes, Édilarge S.A., éds. Ouest-France,
1995, p. 9.
38 WALTER Ph., Le Gant de Verre, op. cit., p. 286-287, renvoie à Nemrod, L’Exode, 10, 8-10.
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incantations des herboristes (les herbes de la Saint-Jean) ou du pharmakon
des Grecs de l’antiquité ou encore les philtres d’amour des Idylles de
Théocrite (IIIe s. av. J.-Ch.), de l’Odyssée (Circé), de l’Énéide de Virgile (IV, v.
515) etc.39
Béroul se fait un devoir de rappeler le philtre au moment de la
séparation des amants, pour l’expliquer et justifier leur conduite :
« Seignors, du vin de qoi il burent
Avez oï porqoi il furent
En si grant paine lonc tens mis,
Mais ne savez, ce m’est avis
A combien fu determinez
Li lovendrincs, li vins herbez.
La mere Yseut, qui le bolli,
Por Marc le fit et por sa fille.
Autre en prova, qui s’en essille.
Tant com durerent li troi an,
Out li vins si soupris Tristran
Et la roïne ensemble o lui
Que chascun disoit : ‘Las n’en sui.’ » (Béroul, v. 2107-2120)
Béroul mentionne jusqu’à la fête de Saint-Jean :
« L’endemain de la saint Jehan,
Acompli furent li troi an
Que cil vin fu determinez. » (Béroul, v. 2121-2123)
Vérité/mensonge
Un des principes de la courtoisie, qui n’est pas exprimé
explicitement mais en sous-tend quelques autres (loyauté, fidélité), c’est la
vérité. Mais le mensonge acquiert un statut d’honorabilité chez Béroul
quand il devient le moyen de sauver la reine. Yseut, esprit pratique et rusé,
d’ailleurs comme nous l’avons montré, n’hésite pas à user du mensonge
pour tromper Marc et tous les autres et se sauver : elle transmet à Tristan,
par Périnis, toutes les indications de la mise en place du piège tendu à la
naïveté des autres (Marc en premier) :
« Di li quë il il set bien marchés,
Au chief des planches, au Mal Pas :
Ge sollé ja un poi mes dras.
39
Ibid., p. 125-151.
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MARI A SASU
Sor la mote, el chief de la planche,
Un poi deça la Lande Blanche,
Soit revestuz de draz de ladre.
Un henap port o soi de madre,
Un botele ait dedesoz
O coroie atachié par noz ;
A l’autre main tienge un puiot.
Si aprenge de tel tripot :
Au terme ert sor la mote assis,
Ja set assez bociez son vis ;
Port le henap devant son front.
A ceus qui iluec passeront,
Demant l’aumosne simplement.
Il li dorront or et argent.
Gart moi l’argent, tant que le voie
Priveement, en chambre coie. »
(Béroul, v. 3266-3284)
L’« escondit » de la reine, pour dangereux qu’il soit, parce que le
ciel est censé punir le parjure, est absolument nécessaire ; la mise en scène
organisée est là pour éviter le parjure : le mensonge prendra le visage de la
vérité (« … entre mes cuises n’entra home / Fort le ladre qui fist soi some,
/ Qui me porta outre le guez, / Et li rois Marc mes esposez », Béroul, v.
4174-4177). Une fois encore le paraître va se substituer à l’être. Disons
aussi que c’est un mensonge bénéfique qui place la passion par-delà le bien
et le mal40. Le mensonge de l’autre Yseut, en échange, est, lui, maléfique
puisqu’il entraîne la mort de Tristan. On peut comprendre cette femme
bafouée, poussée par la jalousie, sans l’excuser pour autant. Occasion aussi,
pour Thomas de s’introduire, comme tant de fois, dans le texte, et de
cautionner tout un chacun contre la femme en général :
« Ire de femme est a duter,
Mult s’en deit chaschuns hum garder,
Car le u plus amé avra
Iluc plus tost se vengera.
Cum de leger vent lur amur,
De leger revent lur haür ; »
(Thomas, v. 2595-2599)
« Elle ne ment pas à Dieu, qui n’est pas dupe : elle ne ment qu’aux hommes qui ont la sottise de
prendre le discours à la lettre », PAYEN J.-C., op. cit., p. X-XI.
40
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On peut y voir, comme le fait Jean Markale41, un état d’esprit
calqué sur la légende grecque de Thésée rentrant à Athènes, mais je pense
que c’est surtout la constatation d’une attitude psychologiquement
conforme à la réalité.
Sur la toile de fond du tableau que nous envisageons se profilent
quelques personnages maléfiques qui sont là pour assurer l’équilibre car,
conformément à la conception manichéenne bien ancrée dans les esprits, le
bien ne saurait exister sans le mal, que ce soit pour le mettre davantage en
relief, ou pour assurer l’intérêt rebondissant du récit.
Un de ces personnages est le nain, dont le prototype peut être un
roi nain celtique42.
Le nain Frocin, bossu, fourbe, est un érudit au savoir maléfique :
« Oiez du nain boçu Frocin.
Fors estoit, si gardoit en ler,
Vit Orient et Lucifer.
Des estoiles le cors savoit.
Les sept planestres devisoit.
Il savait bien quë ert a estre.
Qant il oiet un enfant nestre,
Li poinz contoit tot de sa vie.
Li nains Frocins, plains de voisdie,
Mot se penout de cel deçoivre
Qui de s’ame le feroit soivre. »
(Béroul, v. 296-306)
Au nain s’ajoutent les lauzengiers, les trois félons, flatteurs et
calomniateurs, ne poursuivant que leur propre bien en faisant le mal. Marc
en est conscient et compte sur le retour de Tristan qui le débarrasserait
d’eux :
« … Amie,
J’ai trois felons d’ancesorie
Qui heent mon amendement.
Mais së encor nes en desment,
Que nes enchaz fors de ma terre,
Li fel ne criement mais ma gerre.
L’épopée celtique en Bretagne, Paris, Payot, 1985 (1971), p. 219.
HARWARD V.J. Jr., The dwarfs of Arthurian Romance and Celtic tradition, Leiden, E. J. Brill, 1958, p. 5.
Voir aussi p. 67-119.
41
42
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………………………………….
N’ai mais cure de lor marchié.
Prochainement s’en revendra :
Des trois felons me vengera.
Par lui seront encor pendu. »
(Béroul, v. 3158-3162 ; 3168-3171)
Le jugement du roi est expéditif ; quand les amants sont
découverts, il se voit obligé de les punir. Il ne s’agit pourtant pas de l’ordalie
irrationnelle (eau bouillante, fer rouge, duel des champions), mais de
l’escondit (serment43), du bannissement (Tristan) ou, ce qui étonne, le bûcher,
qui effraie ; Yseut, à Tristan (dans l’épisode du pin et de la fontaine) :
« S’un mot en puet li rois oïr
Que nos fusons ça asemblé,
Il me feroit ardoir en ré. » (Béroul, v. 169-171)
C’est Marc lui-même qui perd la tête de fureur (« Li rois fu mot fel
et engrès », Béroul, v. 836) et ordonne qu’on dresse le bûcher, en s’y
impliquant effectivement :
« Li rois commande espine querre
Et une fosse faire en terre.
Li rois, tranchanz, demaintenant
Par tot fait querre les sarmenz
Et assembler o les espines
Aubes et noires o racines. » (Béroul, v. 841-846)
Conclusions
Il n’est pas étonnant que les historiens prennent grand nombre
d’informations aux œuvres médiévales : au-delà du merveilleux, de
l’hyperbole, du pathétique, le réel s’institue comme nécessité de l’art de
narrer, non seulement pour en assurer la crédibilité (ce qui deviendra
dominant au XVIe siècle), mais parce que la fable ne saurait fonctionner en
son absence, elle en a besoin comme d’un point d’ancrage.
Pour instituer le jeu de l’être et du paraître, les auteurs usent
volontiers de la parole (les mots couverts des amants épiés par Marc, le
mensonge d’Ogrin pour assurer la réconciliation, l’ambiguïté du discours
43
Voir encore WALTER Ph., Le Gant de Verre, op. cit., p. 179-185.
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d’Yseut au Mal Pas et des noms : Yseut la Blonde / Yseut aux Blanches
Mains ; Tristan / Tristan le Nain44).
Mais le réel agit le plus efficacement dans l’analyse psychologique
donnée surtout par Thomas ; Béroul en a fait une tentative en présentant
Yseut et Brengain se confronter.
Thomas fait de Tristan son porte-parole quand il explique
cruellement à Yseut aux Blanches Mains pourquoi il l’a choisie pour
substitut de l’autre (v. 83-109), qu’il lui découvre ses doutes sur l’amour de
son Yseut (v. 117-143) ; Thomas développe toute une casuistique (v. 189239) et il s’insinue dans son récit par sa voix propre qui explique la décision
de Tristan (v. 235-271), définit la nature des hommes (Thomas, « De nature
sunt si changable / Lor mal us ne poent laissier / Mais le buen us püent
changer », v. 288-290) et donne le masochisme pour raison de Tristan
d’épouser cette autre Yseut, raison qu’il généralise (v. 375-396) ; il décrit la
chasteté masochiste de Tristan qui s’oppose au désir de toucher à Yseut aux
Blanches Mains (Thomas, v. 625-640 et 657-674).
Thomas analyse longuement (dans le manuscrit de Turin) les bases
psychologiques et les causes de quatre destins gâchés, pour faciliter,
probablement la compréhension de tout un chacun et instituer son rôle
d’auteur omniscient (Thomas, v. 1009-1090).
Ce que le lecteur moderne trouve dans les œuvres littéraires
médiévales, les Tristan en l’occurrence, c’est une correction de l’histoire par
l’intégration de cette part de rêve, de chimérique qui enrichit, plus que nos
connaissances, notre perception et notre sensibilité.
VOICHIłA-MARIA SASU
UNIVERSITÉ BABEŞ-BOLYAI DE CLUJ-NAPOCA
ROUMANIE
44
Cf. WALTER Ph., Le Gant de Verre, op. cit., p. 108 ; PAYEN J.-C., op. cit., p. XVIII.
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