L`évolution démocratique dans les pays d`Europe centrale orientale

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L`évolution démocratique dans les pays d`Europe centrale orientale
L’évolution démocratique dans les pays d’Europe centrale
orientale et balte et dans l’espace francophone
(à l’exception de l’Afrique subsaharienne)
DIDIER MAUS
Directeur de l’Institut International
d’Administration Publique (IIAP)
Les années 1990 auront été marquées dans le monde entier par une véritable explosion constitutionnelle et
démocratique. Amorcée dès la fin des années 1980 en Amérique latine par la fin des régimes militaires au Brésil,
en Argentine et au Chili, l’élan démocratique prendra un essor, que l’on estime souvent définitif, après la chute du
mur de Berlin le 9 novembre 1989.
Un regard porté sur les différentes régions du monde permet de constater que le choc le plus significatif a eu
lieu en Europe centrale, orientale et balte et dans les pays issus de l’Union soviétique. Dans cette zone, le changement a été non seulement politique, mais économique et social. Même là où les mécanismes subtils et complexes
de la démocratie occidentale ont du mal à s’acclimater (par exemple dans les pays du Caucase, en Asie centrale
ou en Russie), le modèle collectif de régulation par l’État a vécu. Il n’a pas toujours été remplacé de manière satisfaisante par une régulation efficace par le marché, mais nul s’imagine, même sous l’influence des ex-partis communistes, qu’un retour en arrière soit possible.
À l’inverse, la zone asiatique paraît avoir été le lieu d’une plus grande stabilité y compris dans l’espace francophone. Certes, le Vietnam, le Laos et le Cambodge ont connu au cours des dix dernières années des évolutions
significatives, en particulier en ce qui concerne la réforme administrative, l’ouverture aux investissements étrangers et la réflexion sur le rôle du droit et des juridictions, mais au moins au Laos et au Vietnam, le poids du parti
dominant n’a pas permis une évolution vers des élections libres et ouvertes, conformes aux critères dégagés par
l’Union interparlementaire. Le maintien dans l’intitulé officiel de ces pays de l’expression « République socialiste » caractérise cette situation. Pour sa part, le Cambodge a connu une évolution plus contrastée, plus proche des
pratiques démocratiques habituelles, mais nul ne peut considérer que son régime soit désormais stabilisé.
Pour leur part, les pays francophones du Maghreb et du Proche-Orient ont connu, au moins dans trois cas, une
véritable continuité constitutionnelle (Maroc, Tunisie et Egypte), même si par exemple au Maroc une nouvelle
constitution (1996) a rapproché un peu plus le fonctionnement quotidien du système des habitudes occidentales,
notamment avec la création d’une seconde Chambre. Dans le cas du Liban, le retour à la stabilité constitutionnelle
et, dans certaines limites, à un véritable libéralisme économique, administratif et juridique, doit tenir compte de la
situation d’occupation ou de dépendance militaire qui prévaut dans une très large partie du pays. En définitive, il
est légitime de s’intéresser de façon principale aux pays de l’Europe centrale, orientale et balte sans procéder
d’ailleurs à une distinction nette entre les pays appartenant à l’espace francophone et les autres, l’adhésion à cette
communauté culturelle et linguistique n’étant survenue qu’au cours de la décennie. Elle ne constitue d’ailleurs pas
un critère d’analyse pertinent.
L’évolution des treize pays considérés (Hongrie, Croatie, Lituanie, Bulgarie, Lettonie, Macédoine, Roumanie,
Slovénie, Estonie, Slovaquie, République tchèque, Pologne et Albanie) peut être encadrée par deux constats formulés par le doyen Patrice Gélard : le premier en 1990, le second à l’aube de l’an 2000.
Dans le numéro de la Revue Française de droit constitutionnel, en ouvrant sa chronique sur l’actualité constitutionnelle en Union soviétique et en Europe centrale, l’auteur écrit : « L’ensemble des systèmes politiques en
Europe de l’Est… a été complètement bouleversé au cours du dernier trimestre de l’année 1989 : le modèle poli-
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tique hérité de l’époque stalinienne ou brejnevienne a volé en éclats »(1) . En contrepoint, le même auteur formule,
dix ans après, le constat suivant. Sous le titre « La victoire du parlementarisme », il écrit : « L’Europe de l’Est et
les trois Etats baltes ont délibérément opté pour le parlementarisme. Bien qu’élu au suffrage universel direct, les
présidents charismatiques ont dû faire face à la cohabitation et à l’alternance et ceux qui ont été élus par le Parlement
ont dû se soumettre. Dorénavant, le centre du pouvoir politique appartient au gouvernement qui doit disposer
d’une majorité parlementaire. Partout, les scrutins proportionnels ou les scrutins mixtes se sont imposés, les cours
constitutionnelles imposent le respect de l’État de droit et le décentralisation se met en place »(2).
Certes, chacun des pays a évolué selon son propre contexte, mais la vision d’ensemble demeure simple. Les
pays considérés, quasiment tous candidats à l’adhésion à l’Union européenne, ont en définitive choisi un système
constitutionnel très largement inspiré du système parlementaire des pays de l’Union européenne, qu’il s’agisse, en
fin de compte, du système britannique transposé en droit écrit, du système allemand, du système italien ou du système espagnol. Par rapport au système français de la Vème République, le doute demeure dans la mesure où en
France même les cohabitations répétées ont sérieusement amoindri la primauté présidentielle. Dans les pays considérés l’évolution s’est toujours faite, comme au Portugal, précédemment, au détriment des présidents élus au suffrage universel direct.
Le point de départ de l’évolution constatée en Europe centrale, orientale et balte a été l’effondrement des
régimes communistes juste avant ou juste après 1989. De manière significative, l’acte politico-juridique le plus
net pour marquer le tournant démocratique, c’est-à-dire la suppression du rôle dirigeant du Parti communiste, est
intervenu en une période très courte. Le 23 octobre 1989, la Hongrie abandonne la référence à la République populaire et devient la République hongroise et le 26 novembre, le rôle dirigeant du Parti communiste est abrogé. En
Pologne, ce rôle dirigeant est supprimé le 29 décembre 1989 ; il en a été de même en RDA le 1er décembre 1989
et le 29 novembre en Tchécoslovaquie. En Roumanie les événements de fin décembre conduisent, le 28 décembre,
à la reconnaissance du multipartisme, tandis qu’en Bulgarie, le 15 janvier 1990, le rôle dirigeant du Parti communiste est supprimé. Chacun des pays considérés entrera dans une phase de transition au cours de laquelle il devra
en même temps faire disparaître les marques les plus évidentes du régime précédent, instituer très rapidement les
bases d’une économie de marché et préparer les fondations d’un nouvel ordre constitutionnel et politique. Dans la
plupart des cas, ces transitions, aussi bien dans leur phase initiale que dans la seconde période, seront effectuées
par la voie pacifique, largement grâce à de nouvelle élections tant parlementaires que, dans certains cas, présidentielles. Seule, la Roumanie a connu des événements sanglants tandis que l’évolution de l’ex-Yougoslavie s’explique par une analyse fondée sur des données historiques beaucoup plus anciennes.
Dans l’ensemble, les pays considérés ont procédé très rapidement à l’adoption de nouvelles constitutions.
Celles-ci présentent en général des caractéristiques très semblables.
En Hongrie, une très importante révision du 23 octobre 1989 n’abroge pas formellement la Constitution du 20
août 1949, mais la modifie de telle manière qu’il ne reste aucun vestige de la Constitution de la démocratie populaire. Une constitution définitive est depuis lors en préparation ; chacun s’accorde à considérer qu’il n’y a pas
urgence.
En Croatie, une nouvelle constitution du 22 décembre 1990 établit les bases d’une République démocratique
et sociale. Il en est de même en Lituanie le 21 février 1991, puis en Bulgarie le 12 juillet 1991.
La Lettonie présente un cas particulier dans la mesure où la loi constitutionnelle du 21 août 1991 remet en
vigueur la Constitution du 15 février 1922. Celle-ci avait été rédigée sur le modèle des constitutions postérieures
à la première guerre mondiale autour d’un système parlementaire classique. Comme la Constitution du 1922 ne
comportait pas de déclaration des droits, une loi constitutionnelle du 10 décembre 1991 porte charte des droits et
devoirs de l’homme et du citoyen et contient l’indispensable catalogue des droits fondamentaux.
En Macédoine, la Constitution du 17 novembre 1991, en Roumanie la Constitution du 8 décembre 1991 et en
Slovénie la Constitution du 23 décembre 1991 complètent les textes constitutionnels de l’année 1991.
1. RFDC, n° 1, p.256.
2. BFDC, n° 4, p.880.
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En 1992, on relève, le 28 juin, la Constitution de l’Estonie, puis le 1er septembre celle de la Slovaquie et enfin,
le 16 décembre, celle de la République tchèque. Dans ces deux derniers cas, il s’agit, on le sait, de la dissolution
volontaire de la Tchécoslovaquie antérieure.
La Pologne et l’Albanie présentent des cas particuliers. En Pologne, la Constitution du 22 juillet 1952 est amendée dès le 27 septembre 1990 pour prévoir l’élection du Président de la République au suffrage universel direct.
En 1992, une loi constitutionnelle du 23 avril fixe le mode d’élaboration et d’adoption de la nouvelle constitution,
tandis qu’une loi constitutionnelle du 17 octobre 1992, appelée en Pologne « petite Constitution », règle le fonctionnement des organes de l’État dans l’attente d’une constitution définitive. Le texte de 1992 répond à la plupart
des caractéristiques des démocraties parlementaires. En outre, les nombreuses transformations du 17 octobre 1992
ont permis d’inscrire dans l’ancienne Constitution du 22 juillet 1952, les dispositions nécessaires en matière de
droit des libertés. En fin de compte, il faudra attendre le 21 avril 1997 pour que la République de Pologne soit
dotée d’une constitution définitive. Celle-ci s’inscrit dans le cadre désormais classique.
En Albanie, pays malheureusement le plus pauvre d’Europe, l’adoption, le 21 mai 1991, d’une constitution
intérimaire n’a pas été suivi rapidement de l’adoption d’une constitution définitive. Le 6 novembre 1994, un projet de constitution est rejeté par le référendum. Il faudra attendre le référendum du 22 novembre 1998 pour que
l’Albanie soit dotée d’une constitution définitive elle aussi très proche du modèle habituel.
Ces différentes constitutions sont caractérisées par des éléments très simples.
– Le pouvoir appartient au peuple. Il l’exprime par l’intermédiaire de ses représentants. De constitution en
constitution, on retrouve partout des formules très proches de celles de la Constitution hongroise : « Tout le pouvoir appartient au peuple qui exerce la souveraineté populaire par ses représentants élus ainsi que directement »
(art. 2, § 2). Dans tous les cas, une référence explicite ou implicite interdit la confiscation du pouvoir par un seul
parti politique (« Les partis et mouvements politiques... sont séparés de l’État », Slovaquie, art. 29, § 4).
– Tous les pays ont institué un système républicain. Le Président de la République est soit élu au suffrage universel direct (par exemple Pologne, Bulgarie, Croatie, Estonie, Roumanie, Slovénie, Lituanie et Macédoine), soit
par le Parlement dans des conditions destinées à lui assurer une véritable stabilité. Si l’élection au suffrage universel direct est justifiée par le caractère souvent charismatique du premier Président, on constate par la suite une
évolution beaucoup plus parlementaire, par exemple en Pologne ou en Roumanie. Dans le cas de la République
tchèque, l’incontestable pratique du Président Havel n’a pas empêché la vie politique de connaître de véritables
crises, très semblables à celles de la France de la IVème République ou de l’Italie.
– Les fonctions du chef de l’État sont en général moins importantes que celles figurant par exemple dans la
Constitution française. Il est doté de compétences d’arbitrage et de responsabilités symboliques plus que d’un pouvoir de véritable directeur de l’activité politique. La Constitution polonaise de 1997 est très caractéristique. L’article
126, §1 dispose que « le Président de la République de Pologne est le représentant suprême de la République de
Pologne et le garant de la continuité du pouvoir d’Etat ». Dans une formule, très proche de l’article 5 français, le
§ 2 précise : « Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il est le garant de la souveraineté
et de la sécurité de l’État, de l’inviolabilité et de l’intégrité de son territoire ». Par contre, le Président ne préside
pas le Conseil des ministres, sauf s’il le convoque en Conseil de cabinet pour délibérer d’affaires d’une importance
particulières » (art. 141, § 1). Dans ce cas « le Conseil de cabinet n’a pas les attributions qui appartiennent au
Conseil des ministres ».
– Les relations entre le Gouvernement et le Parlement sont fondées sur des mécanismes classiques. Le
Gouvernement ne peut exister sans le consentement du Parlement ; il est l’émanation d’une majorité parlementaire. Cela implique évidemment des dispositions spécifiques concernant la mise en jeu de sa responsabilité et
des règles relatives à la procédure législative. Celles-ci diffèrent suivant que le Parlement est bicaméral (Croatie,
Pologne, Roumanie, Slovénie, République tchèque) ou monocaméral, mais dans l’ensemble, il s’agit d’une transposition des mécanismes du parlementarisme rationalisé classique. (Voir, à titre d’exemple, l’article 46 de la
Constitution tchèque sur les relations entre les deux assemblées par le vote de la loi). Parmi les dispositifs rencontrés partout, il convient de mentionner le droit de dissolution de la chambre unique ou de la chambre basse.
Ce droit est fréquemment encadré de manière stricte (art. 35, Constitution tchèque ; art. 89, Constitution roumaine).
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– Dans tous les cas, le modernisme constitutionnel s’exprime par des institutions destinées à garantir l’État de
droit. C’est ainsi que les cours constitutionnelles ont trouvé définitivement un droit de cité avec des structures et
des compétences plus proches des cours allemandes ou italiennes que du Conseil constitutionnel français (sauf en
Roumanie), que l’indépendance des tribunaux est partout affirmée, que l’existence d’une juridiction financière
repose fréquemment sur des bases constitutionnelles (Bulgarie, art. 91 ; Slovaquie, art. 60 etc.) et qu’en fonction
des contextes nationaux, les institutions telles que le médiateur ou les autorités administratives indépendantes peuvent être dotées ou non d’une légitimité constitutionnelle. Par rapport aux mouvements constitutionnels antérieurs,
on constate une nette volonté de développer les contre-pouvoirs juridictionnels et indépendants.
C’est dans ce domaine du contrôle, au sens large, de la constitutionnalité et de la légalité que l’on trouve les
plus grandes évolutions par comparaison avec les constitutions des années 1918 à 1922.
Le système de répartition horizontal des pouvoirs accorde une très large place à la décentralisation. Si, compte
tenu de la taille des pays en cause et de leur volonté de ne pas favoriser le développement des minorités linguistiques et culturelles, le système fédéral est rejeté, l’affirmation d’une véritable responsabilité des collectivités
locales est présente. La formule bulgare (« la République de Bulgarie est un Etat unitaire à auto-administration
locale, les fonctions territoriales autonomes n’y sont pas admises », art. 2, § 1) illustre bien cette situation. Les
articles 163 et suiv. de la Constitution polonaise précisent que « les collectivités territoriales accomplissent les
missions publiques qui ne sont pas réservées par la Constitution ou par les Lois aux autorités des autres pouvoirs
publics » et que « l’autonomie de la collectivité territoriale bénéficie de la protection judiciaire ».
En fin de compte, l’ensemble de ce dispositif repose sur l’affirmation des droits fondamentaux des citoyens.
Au sortir d’un régime politique caractérisé avant tout par la disparition des droits individuels et collectifs au profit de la puissance du parti et de l’absence de garantie juridictionnelle, la comparaison des catalogues des droits
fondamentaux mériterait une analyse très approfondie. On y trouve la réaffirmation de tous les droits de la première génération. Les droits économiques et sociaux y sont également affirmés avec une insistance particulière sur
le droit de propriété, la liberté d’entreprise, la liberté contractuelle ou les libertés syndicales.
De manière générale, ces catalogues s’inscrivent dans le prolongement de la Convention européenne des droits
de l’homme, convention à laquelle tous les pays ont adhéré afin d’être admis au Conseil de l’Europe. Le Conseil
de l’Europe a été particulièrement attentif à la question des droits et libertés en n’acceptant l’entrée des nouvelles
démocraties qu’à la condition qu’elles adhèrent à la Convention européenne des droits de l’homme dans toutes ses
dispositions, en particulier la compétence obligatoire de la Cour européenne. On trouve ici un contrôle international d’un niveau minimal théorique requis en matière de droits de l’Homme et de droits fondamentaux. L’effectivité
de ce dispositif peut laisser dubitatif.
Dix ans après, le bilan concret est obligatoirement mitigé. Dans certains pays, la détérioration de la situation
économique ou la difficulté de constituer des majorités parlementaires homogènes ont incontestablement freiné
l’évolution démocratique.
À l’inverse, il importe de constater que dans aucun de ces pays, un coup d’État ou le retour du Parti communiste dominant n’ont mis un terme à ces transitions. De ce fait, les pays en cause sont désormais considérés comme
n’étant plus en phase de transition, mais en phase de consolidation.