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Marie-Claire Bancquart Paris dans la littérature française après 1945 Les Essais Éditions de la Différence Paris après 45 BON.indd 5 18/07/2006, 11:31 EN GUISE DE PROLOGUE On place d’ordinaire à la fin d’un livre les renseignements chronologiques et topographiques. Je préfère les donner ici, comme on aime trouver, au début d’une biographie, la photographie de la personne concernée. Au fait, c’est bien de cela qu’il s’agit. Paris est le personnage des œuvres dont je parle. Il a depuis la fin de la dernière guerre vécu de tels événements, subi de telles transformations, que le bilan n’en est pas facile sans un rappel tout simple de faits qui se sont estompés dans la mémoire même de ceux qui les ont vécus, et ne sont pas toujours bien connus par les générations suivantes. Pour se rendre compte de ce qu’était le Paris d’avant la guerre, pourquoi ne pas lire la série des Maigret de Georges Simenon, qui présente une capitale des années 1930-1950 (l’auteur quitta Paris à la fin de la guerre) ? Assassins et policiers errent dans des quartiers restés bien familiers, presque comme dans des villages où tout le monde se connaît : bistrots, brasseries, petits hôtels, cinémas, du quai des Orfèvres au boulevard Richard-Lenoir, des Halles à Pigalle, Simenon-Maigret marche et remarche, sans oublier de faire sentir les lumières et les bruits de tel matin de juillet, les rigueurs de telle nuit glaciale, d’observer les clochards et le grand monde : une tonalité d’écriture qu’aujourd’hui Paris après 45 BON.indd 7 18/07/2006, 11:31 8 PARIS DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE APRÈS 1945 l’on dirait volontiers bonhomme, bien qu’il s’agisse de romans policiers. On pourrait le dire des Paris de LéonPaul Fargue, de Paul Léautaud. La fin de la guerre n’a pas été, il s’en faut, la fin des difficultés matérielles engendrées par la guerre. En 1945, la France était sinistrée à 50 %. Paris avait été beaucoup moins détruit que certaines villes comme Rouen, mais les usines Renault de Billancourt, et d’autre part les quartiers nord de la capitale, avaient été bombardés (400 morts dans un seul bombardement, en septembre 1943). La crise du logement était accentuée par l’afflux de ceux qui espéraient trouver un travail rendu impossible par les destructions en province ; plus tard vinrent ceux qui étaient chassés des colonies. Quant à la crise alimentaire, elle a duré longtemps. En 1947, on avait juste droit à 200 grammes de pain par jour et par personne, en 1948 à 250 grammes ; or, à l’époque, on avait coutume d’en manger plus qu’aujourd’hui. Légumes, viandes, étoffes étaient contingentés et rares ; le marché noir durait en conséquence. C’est seulement en 1949 que le lait, jusqu’alors vendu avec des tickets de rationnement, a été en vente libre. La France ruinée ne pouvant suffire seule au retour d’une situation normale, l’aide américaine qui lui vint du plan Marshall se chiffra en milliards de dollars : 20 % du total de l’aide donnée à l’Europe. Les difficultés morales et politiques, elles, étaient plus grandes encore. 1945 est l’année du premier usage de la bombe atomique. C’est celle de la découverte, par les troupes alliées du côté américain comme du côté communiste, des camps de concentration en Allemagne. Il est facile d’imaginer les bouleversements suscités par ces événements. En particulier, dans ce Paris qui nous intéresse, on sut alors où l’on avait emmené les résistants et les victimes des rafles Paris après 45 BON.indd 8 18/07/2006, 11:31 EN GUISE DE PROLOGUE 9 du Vélodrome d’Hiver. Dans Le Nouveau Crève-Cœur (1948), Aragon en parle : Il y a dans ce monde nouveau tant de gens Pour qui plus jamais ne sera naturelle la douceur Il y a dans ce monde ancien tant et tant de gens Pour qui toute douceur est désormais étrange Il y a dans ce monde ancien et nouveau tant de gens Que leurs propres enfants ne pourront pas comprendre. L’« épuration » de ceux qui avaient collaboré avec l’Allemagne dura longtemps ; si le rasage public des cheveux des femmes accusées de collusion avec l’occupant, accompagnées de cortèges vociférant dans la rue, et les exécutions sommaires de collaborateurs, cessèrent assez vite, les emprisonnements, mises en jugement, condamnations, les proclamations d’indignité nationale et mises à l’index d’écrivains se prolongèrent jusqu’au début des années 50. Cette épuration, comme il arrive toujours, n’alla pas sans abus ni assouvissements de griefs personnels, ni sans exceptions surprenantes. Pour toutes ces raisons, la fin de la guerre ne fut pas marquée par cette expression d’insouciance retrouvée que furent après la guerre de 1914-1918 les « années folles ». L’existentialisme, qui certes engendra une faune et des conduites très diverses (évoquées par Jacques Yonnet en 1954 dans Les Enchantements de Paris) et ne fut pas sans rappeler parfois, avec ses cabarets, les années de la première après-guerre, était un mouvement fondé sur une prise de conscience plutôt noire et sur la nécessité d’un « engagement » dans la vie politique et sociale. Nécessité qui était le grand mot d’ordre d’alors, quelle que fût l’option intellectuelle choisie. Ce qui, en France, augmenta un sentiment de Paris après 45 BON.indd 9 18/07/2006, 11:31 10 PARIS DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE APRÈS 1945 difficulté généralement répandu en Europe, c’est que la Résistance se fissurait entre les communistes, « le grand parti des fusillés », et ceux qui ne l’étaient pas. Un quart des votes des Français allait au parti communiste. Les nationalisations d’entreprises commencèrent en 1945 par Renault et Air France, mais les énormes difficultés économiques et les inégalités notables n’étaient pas résolues pour autant. Des grèves à répétition bloquaient tous les transports urbains, sans compter la métallurgie et les mines, notamment en 1947 et 1948. Des manifestations parcouraient les rues. L’hypothèse de voir la France devenir un « pays frère » de l’URSS fut d’autant moins exclue que la « guerre froide » s’installa entre les deux blocs des nations victorieuses. L’antiaméricanisme n’était pas le seul fait des communistes en France ; pour tenter d’éviter que le pays ne devienne tributaire des États-Unis, et faire naître une « troisième force », le général de Gaulle le dotait d’une puissance nucléaire et de technologies de pointe. Mais de la part de la gauche, cet antiaméricanisme, exacerbé par des motifs idéologiques, donna lieu à de violentes manifestations dans la capitale et à des inscriptions nombreuses sur les murs de la ville, en particulier contre la venue à Paris d’Eisenhower, ou contre « Ridgway la peste » en 1952. Longtemps d’ailleurs, le caractère totalitaire de l’URSS, un des libérateurs de la guerre, fut ignoré ou nié. Par exemple, la controverse qui eut lieu en 1950 autour des camps soviétiques fit long feu. Le régime soviétique passait pour un modèle d’égalité et de fraternité aux yeux de beaucoup, qui étaient de bonne foi. Je me rappelle avoir vu des hommes et des femmes pleurer dans la rue et dans le métro, quand fut annoncée la mort de Staline, en 1953. La déception fut vive et tardive. Le rapport Khrouchtchev ne fut connu par le grand public que vers 1957-58 ; l’entrée des chars russes à Budapest, en Paris après 45 BON.indd 10 18/07/2006, 11:31 EN GUISE DE PROLOGUE 11 1956, n’avait pas été sans répandre déjà de forts doutes. Toute cette tension se traduisait par de nombreuses dissensions publiques, guerres de journaux, manifestations, pour lesquelles Paris était un lieu privilégié. Autre sujet de dissensions internes à la ville. Quand je lis Zazie dans le métro de Raymond Queneau, paru en 1959, je suis évidemment frappée, après tous les commentateurs de Queneau, par le rôle qu’y tiennent et le jeu sur le langage, et l’absurdité de la vie dans la ville, due, comme l’a écrit Pierre Lepape, à ce que « Paris n’existe pas », étant simple métaphore et prétexte à littérature. Je crois cependant que cette absurdité s’exprime, non pas hors de la ville, dans la parole seule d’un virtuose de la langue, mais au cœur d’un Paris qui vit dans le doute et qu’on ne reconnaît plus. Il est peu identifiable, dans une vie de tous les jours où se mêlent les souvenirs bien persistants de l’Occupation (les bars sont en bois, parce que leur « zinc » a été réquisitionné ; Zazie se fait appeler « jitroua » par Pedro, en souvenir du classement passé des jeunes, pour le ravitaillement, en J1, J2, J3) et l’influence des modes d’après-guerre : l’existentialisme est déjà du passé, mais le blue-jean et le whisky sont venus durablement avec les troupes américaines. Peu identifiable encore, Paris, parce que son existence générale est constamment perturbée. Ce n’est pas commode de vivre une grève du métro : Zazie désire ardemment y voyager, et ne le pourra qu’à la toute fin de son aventure, quand elle est à demi sortie d’un évanouissement et qu’elle se moque de la reprise du trafic. D’autre part, les gens se réfèrent couramment au métro pour indiquer un trajet, pour conseiller un déplacement, et c’est à chaque fois un retour à l’inanité de ce point de vue, quand il y a grève. Paris est équivoque encore dans son passé historique : au chapitre III, Paris après 45 BON.indd 11 18/07/2006, 11:31 12 PARIS DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE APRÈS 1945 Gabriel et Turandot évoquent de manière contradictoire la période de l’occupation : pour Gabriel, « au fond on avait pas la mauvaise vie », pour Turandot « la guerre j’ai pas eu à m’en féliciter ». Leurs arguments sont mesquins, certes, mais il s’en faut que tous les Parisiens aient vécu la période sur un mode héroïque. « On ne s’y reconnaît plus », au sens familier du terme, et bien entendu au sens que les écrivains de naguère, amoureux de Paris, purent donner à leur rêve sur la ville. Ainsi, quand Gabriel se trompe sans arrêt sur l’identité des monuments, confondant lors du trajet en taxi avec Zazie (chapitre I) la gare de Lyon avec le Panthéon, la caserne de Reuilly avec les Invalides, et lors de la visite qu’il fait faire aux touristes (chapitre XI) le Tribunal de commerce avec la Sainte-Chapelle, c’est par pure balourdise et ignorance. Comment ne pas penser, à l’opposé, au très subtil baron d’Ormesan de L’Amphion faux-messie d’Apollinaire, qui fait de son « amphionie », visite guidée express et fausse de la ville pour les touristes, un art véritable, portant ainsi, dit-il, « à dix le nombre des Muses » ? Quand Zazie se laisse entraîner aux Puces par l’obsession de se faire acheter des « bloudjinnzes » aux surplus américains, n’est-ce pas une dérision du rôle éminent joué par le marché aux Puces chez les surréalistes, qui y trouvaient des objets riches en hasards objectifs ? Et les Halles où dans Zazie l’on mange « de la merde » ont joué aussi un grand rôle positif pour Aragon, Breton, Desnos. Dans le cas d’Apollinaire comme dans celui des surréalistes, Paris est un incitateur de l’imaginaire, un lieu de merveilles. Il a perdu chez Queneau ce pouvoir incomparable. On dira qu’il reste la tour Eiffel ; mais justement, Gabriel à son sujet en vient à se demander « pourquoi on représente la ville de Paris comme une femme. Avec un truc comme ça. » Et de réfléchir (lui dont l’identité sexuelle est d’ailleurs sujette à caution, Paris après 45 BON.indd 12 18/07/2006, 11:31 EN GUISE DE PROLOGUE 13 puisqu’il danse dans une boîte de travestis) que, dit-on, il existe des femmes qui deviennent des hommes « à force de faire du sport ». Jadis femme placée au pinacle de l’amour, ou quelquefois hermaphrodite au sens platonicien du terme, dans la perfection, Paris hésite ici, a perdu toute sa magie, n’est plus que burlesque. On sourit et rit aux paroles de Queneau, mais elles cachent une ruine de la ferveur – même si celle-ci, comme il arrive chez Apollinaire, est mêlée à son obsession de l’imposture. La capitale fut également très agitée par le processus de décolonisation qui commença en Indochine, de 1947 à la défaite de Dien-Bien-Phu en 1954, et bien plus encore quand la guerre d’Algérie, alors baptisée « pacification », suscita de nombreuses oppositions entre adversaires et partisans, de 1954 aux accords d’Évian de 1962. Elles se traduisirent à Paris par des manifestations monstres accueillies sans ménagement par la police (huit morts au métro Charonne en février 1951, lors d’une manifestation anti-OAS), par des attentats de l’OAS, et en 1961 par une manifestation des musulmans de Paris, terriblement réprimée. En somme, il a fallu de longues années pour que la guerre et ses séquelles s’éloignent du paysage français, du paysage parisien. Encore a-t-elle laissé une trace non effacée jusqu’à nos jours. C’est que Paris, jadis « capitale du monde », doute désormais de sa place, qui n’est plus la première. Sans doute la Résistance intérieure et celle menée au dehors par le général de Gaulle ontelles réussi à placer le pays dans le clan des victorieux de la guerre, mais le souvenir (passé sous silence autant que possible, mais inévitablement présent) des collaborateurs et du gouvernement de Vichy a pesé lourd. La France n’a pas participé au partage du monde entre Paris après 45 BON.indd 13 18/07/2006, 11:31 14 PARIS DANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE APRÈS 1945 vainqueurs qui s’est effectué à Yalta. Les Français, les Parisiens surtout, habitués au rôle prédominant de la capitale, qui avaient vécu la guerre, ont douloureusement senti cette mise en cause d’une ancienne position dominante. On en trouve un témoignage extrême dans le roman Les Mandarins que Simone de Beauvoir fit paraître en 1954 : – Je me rappelle, dit Tournelle d’un ton amer. On voulait sauver l’honneur pour que la France puisse parler aux Alliés la tête haute ; il y a des types qui se sont fait bousiller pour ça : c’est bien du sang perdu ! – Tu ne vas pas me dire qu’il ne fallait pas résister, dit Henri. – Je ne sais pas. Tout ce que je sais c’est que ça ne nous a pas avancés à grand-chose ! Tournelle mit la main sur l’épaule d’Henri : – Ne va pas répéter ce que je te dis là ! – Bien sûr que non ! dit Henri. Tournelle ramena sur ses lèvres un sourire mondain : – Je suis content d’avoir eu cette occasion de te revoir ! – Moi aussi, dit Henri. Il enfila d’un pas rapide les corridors et traversa la cour. Il avait le cœur serré. « Pauvre das Viernas. Pauvres vieux bonshommes ! » Il revoyait leurs cols durs, leurs melons, cette colère raisonnable dans leurs yeux ; ils disaient : « La France est notre seul espoir » ; il n’y avait pas d’espoir nulle part, pas plus en France qu’ailleurs. Il traversa la chaussée et s’accouda au parapet du quai. Du Portugal, la France gardait encore l’éclat têtu des étoiles mortes, et Henri s’y était laissé prendre. Soudain, il découvrait qu’il habitait la capitale moribonde d’un tout petit pays. La Seine coulait dans son lit, la Madeleine, la Chambre Paris après 45 BON.indd 14 18/07/2006, 11:31 EN GUISE DE PROLOGUE 15 des députés étaient à leur place, l’obélisque aussi : on aurait pu croire que la guerre avait miraculeusement épargné Paris. « Nous voulions le croire », pensa Henri en engageant sa voiture sur le boulevard SaintGermain où fleurissaient fidèlement les marronniers ; ils s’étaient tous laissé complaisamment duper par ces maisons, ces arbres, ces bancs qui imitaient si exactement le passé ; mais en vérité, elle avait été anéantie, l’orgueilleuse Cité dressée sur le cœur du monde. Henri n’était plus que le citoyen négligeable d’une puissance de cinquième ordre ; et L’Espoir, une gazette locale, dans le genre du Petit Limousin. Il monta d’un pas morne l’escalier du journal. « La France ne peut rien. » Renseigner, indigner, passionner des gens qui ne peuvent rien, à quoi ça mène-t-il ? Sans aller jusqu’à l’amertume d’Henri, et même pour l’éviter, il est incontestable que dans leur souci de sauver une certaine unanimité dans le pays, les médias et les officiels ont entretenu une vision en noir et blanc de ce que fut la guerre en France. Les blancs, c’étaient les résistants, dont on exagérait volontiers le nombre et la précocité de l’engagement (telle était la version qu’on me présenta, comme au reste de ma génération, de ma classe de cinquième à l’Université, de 1944 à 1955). Sur les autres, les tout noirs, et même sur ceux qui sans collaborer aucunement avaient été passifs – c’est-à-dire la grande majorité des Français –, on préférait se taire. C’est seulement quand est apparue une génération d’Hitler connais pas (titre d’un film de 1963) oublieuse des causes et des circonstances de la guerre, qu’on s’est avisé du danger d’une telle position : elle laissait croire dans une démocratie revenue que, bien sûr, presque tout le monde se défend spontanément contre une idéologie totalitaire, alors que le problème n’est pas si simple… Paris après 45 BON.indd 15 18/07/2006, 11:31 TRAVAUX CRITIQUES DU MÊME AUTEUR (CHOIX) ESSAIS Maupassant conteur fantastique, Minard, 1976, rééd. 1993. Anatole France, un sceptique passionné, Calmann-Lévy, 1984. Poésie française 1945-1970 (dir.), PUF, 1995. Paris « Belle Époque » par ses écrivains, Adam Biro, 1997. Fin de siècle gourmande, PUF, 2001. Paris « fin-de-siècle », La Différence, 2002. Paris des surréalistes, La Différence, 2004. André Frénaud, « la négation exigeante » (dir.), Le Temps qu'il fait, Cognac, 2004. ÉDITIONS COMMENTÉES Guy de Maupassant, Boule de Suif et autres contes normands, Le Horla et autres contes cruels et fantastiques, La Parure et autres contes parisiens, « Pochothèque », Hachette, 2004, 3 volumes. Anatole France, Œuvres, édition préfacée, établie et commentée, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard (quatre tomes parus de 1984 à 1994 ; le tome I a été réédité en 1994). Édition de nombreuses œuvres d’Anatole France et de Guy de Maupassant dans la collection « Folio », Gallimard. Les photographies (p. 129 à 144) sont de l’auteur, sauf celles des p. 142 (haut) et 143 (haut). © SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2006. Paris après 45 BON.indd 4 18/07/2006, 11:31