De l`importance de traduire ou de l`urgence de retraduire Donald
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De l`importance de traduire ou de l`urgence de retraduire Donald
De l’importance de traduire ou de l’urgence de retraduire Donald Barthelme En tant que traductrice littéraire du turc et de l’anglais et en tant qu’enseignantchercheur en langues, littératures et cultures étrangères, il m’arrive de me pencher à la fois sur les textes dans la langue d’origine (Texte Départ) et les textes dans leur version traduite (Texte Arrivée). Tout en sachant que la traduction est un travail difficile, solitaire, ingrat, souvent mal payé et mal reconnu, je suis parfois effarée par le manque de rigueur dont font preuve traducteurs et éditeurs, à tel point que je déconseille à mes étudiants anglicistes de se référer aux livres traduits, à tel point que je reste perplexe quant à l’idée certainement admise que les lecteurs du TA de toutes façons ne s’apercevront de rien. Certes, le plaisir du texte traduit existe. Sinon, comment expliquer l’attribution des prix littéraires à tel ou tel auteur étranger et comment comprendre l’engouement du public pour telle ou telle œuvre étrangère ? Certes, les traducteurs/traductrices compétents/compétentes existent. Sans eux/elles, point de plaisir du texte. Et aux universitaires versés dans l’art de la traduction, de la traductologie, de la sémiotique, de la linguistique, de la stylistique et d’autres domaines érudits, on rétorquera aisément que le lecteur moyen, lui, n’est pas disposé à pinailler sur des détails. Néanmoins, en matière de traduction, il est préférable d’éviter les contresens, les fauxsens, les omissions, les ajouts, les transformations à visée idéologique, les explicitations à but didactique, les approximations faute de mieux. Même si l’intraduisible est un facteur avec lequel il faut occasionnellement composer, ce qui implique des ajustements plus ou moins heureux, il faut tout de même rester attentif à chaque instant à la teneur du texte original par respect pour l’auteur, sa langue, sa culture, et par respect pour le lecteur. En comparant, par exemple, quelques nouvelles de l’écrivain américain Donald Barthelme avec leur traduction française, on s’aperçoit que certaines idiosyncrasies de l’auteur ont été gommées. Gommées à tort car la tonalité et l’inventivité de l’auteur se trouvent fatalement trahies. La figure de la répétition, par exemple, constitue une caractéristique majeure chez cet auteur américain qu’on qualifie souvent de minimaliste. Or, le minimalisme semble plus se rattacher au domaine de l’ellipse, de l’allusion, de l’implicite. En seraient donc exclues les formes de la redondance, de l’insistance visible, trop explicite en somme. Pourtant, à l’intérieur d’un style parfois éminemment hermétique, Barthelme se complaît dans la répétition. Tantôt des mots tantôt des séquences de phrases sont réemployés dans un espace restreint : le même mot dans la même phrase, la même séquence dans le même paragraphe. Quelquefois, un mot va subir des variations dans le corps du texte. Même si l’inconscient joue un rôle indubitable dans le processus créatif, on est porté à croire que les répétitions chez Donald Barthelme ne sont guère des accidents irréfléchis mais plutôt des actes délibérés. Lors de la traduction, pour qui ne perçoit pas la pertinence de la démarche, le réflexe serait d’alléger la syntaxe de Barthelme en se livrant à des opérations d’effacement ici et là. Et ce, afin de ne pas alourdir la syntaxe française qui, dit-on, ne tolère pas la répétition. Comme si la langue française devait paraître dans une texture désencombrée, diaphane. Comme si en français, la double occurrence était linguistiquement impropre, intellectuellement inacceptable, voire idéologiquement incorrecte. Au traducteur/à la traductrice incomberait la tâche d’éliminer les répétitions de la langue de départ. Au détriment de l’esprit du texte américain, il faut bien l’admettre. Car si Donald Barthelme use et abuse des procédés de répétition, ce n’est certainement pas par indigence ou par négligence. L’auteur est bien trop érudit pour qu’on lui prête une quelconque défaillance lexicale qui l’obligerait à des retours incessants. L’auteur est bien trop habile pour qu’on l’accuse d’avoir mal agencé ou mal relu son texte. Les mots et les phrases sont répétés à dessein, c’est-à-dire pour produire un certain effet dans le texte et sur le destinataire du texte. La répétition chez Barthelme n’est ni gratuite ni maladroite. Le présent article soulignera quelques procédés de répétition qui n’apparaissent pas dans la traduction française publiée aux Editions Denoël, qui donc portent préjudice au texte américain et qui nécessitent une retraduction des nouvelles de Donald Barthelme. Considérons cet exemple : The picture shows a rising young movie idol in bed, pajama-ed and bleary-eyed, while an equally blowzy young woman looks startled beside him. (30) La photo montre une jeune et nouvelle idole de cinéma au lit, en pyjama et les yeux vitreux, tandis qu’une jeune femme, toute aussi défaite, a l’air surprise à côté de lui. (205) En raison même du fonctionnement de l’anglais et du français, il semble difficile de trouver ici une équivalence directe aux deux adjectifs en apposition. On doit opérer une double modification morphosyntaxique qui conduit à une recatégorisation et à un développement. On peut effectivement rendre le substantif adjectivé pajama-ed [Nom + -ed] par un sytagme prépositionnel [en + Nom]. Mais cela appelle deux remarques. Tout d’abord, la forme anglaise, bien que fréquemment utilisée pour décrire les tenues vestimentaires, appartient essentiellement au registre littéraire. On a ainsi des occurrences avec hat (hatted), trousers (trousered), etc. Ce genre de construction relève de la préciosité voire de l’archaïsme. Il est certain que Barthelme a voulu créer un effet de style. Sinon, il se serait contenté d’une expression plus banale du type in his pajamas ou du type wearing pajamas. Pourtant, c’est cette solution que retient la traduction française qui effectivement banalise la phrase et donc gomme la nuance ironique. Le texte de Barthelme présente le jeune acteur comme un bel objet dans son papier emballage. La passivité, la paralysie du sujet démentent son parcours d’étoile naissante du cinéma signifié par rising. L’ironie est encore accentuée par le détachement du suffixe –ed qui déshumanise la personne, la réduisant à un simple corps destiné à paraître, à être exhibé. Il faut ensuite noter que le TA sacrifie les allitérations et le rythme du TD. Le syntagme pajama-ed a probablement été choisi, d’une part, pour ses correspondances sonores avec bed et bleary-eyed, et d’autre part, pour l’équilibre binaire obtenu grâce à la proximité de bleary-eyed. Or, la traduction française ne maintient pas les parallélismes structurels de l’anglais. Pour ce qui est de l’adjectif composé bleary-eyed [Adjectif + Nom + -ed], qui a été traduit par les yeux vitreux, on peut en interroger la légitimité. La forme anglaise composée est une forme conventionnelle du langage littéraire comme du langage courant pour qualifier l’apparence physique, la qualification des parties du visage ou des parties du corps passant par des syntagmes du type rosy-cheeked ou long-legged. Mais on dirait que Barthelme, pour décrire l’acteur de cinéma surpris dans son intimité, joue sur les deux implications de l’adjectif composé qui peut effectivement signifier tant un état transitoire qu’un état permanent. Ici, la structure fermée de l’idiome grammatical semble renforcer le côté éternellement figé du personnage. Et l’on devine que le choix de bleary-eyed indique un jugement plus ironique, une réification plus terrible, qu’une expression du type with bleary eyes. Et malheureusement, la traduction opte à nouveau pour une formule standard. Et pire, elle propose un contresens sur bleary qui ne signifie pas vitreux mais brouillé ou brumeux. Alors comment créer une équivalence à la fois syntaxique et lexicale ? Si l’on veut réunir les deux conditions, ne va-t-on pas vers une approximation ? Il faudrait que la satire des médias (Hollywood et la presse à sensations) à laquelle se livre l’auteur soit palpable et dans la forme et au niveau sémantique. Ne va-t-on pas obligatoirement avoir recours à une recatégorisation grammaticale ainsi qu’à un développement phrastique ? Mais à supposer que l’on obtienne une équivalence sémantique, ne va-t-on pas aboutir à un décalage syntaxique ? Et si l’on œuvre vers une quelconque équivalence formelle (réseau de sonorités, parallélisme des structures), ne va-t-on pas glisser vers un décalage sémantique ? Par ailleurs, la fidélité au style de Barthelme requiert une figure de répétition, en tout cas un effet de symétrie soit au niveau lexical, soit au niveau syntaxique, soit au niveau sonore, soit au niveau rythmique. Alors on peut risquer des traductions du genre en tenue de nuit et le regard hagard, en habit de pyjamas et le regard dans le brouillard, le pyjama fameux et le regard brumeux, cette dernière trouvaille étant la plus économique et la plus comique, donc la plus fidèle à l’original, même si l’ajout de l’adjectif fameux peut choquer les puristes. De toutes façons, les quatre paramètres de fidélité ( sonorité, rythme, syntaxe, sens) ne peuvent être réunis en français. Alors, autant admettre une réécriture qui certes dévie ponctuellement de l’original mais qui souscrit à la tonalité satirique de l’ensemble. Proposition de traduction : La photo montre un jeune acteur très en vue au lit, le pyjama fameux et le regard brumeux, tandis qu’une jeune femme tout aussi décomposée semble surprise à ses côtés. Voyons un autre exemple : I am happy to know that the picture is not really what it seems ; it seems to be nothing less than divorce evidence. (30) Je suis rassuré d’apprendre que la photo ne montre pas la réalité parce que ce qu’elle montre semble bien suffisant pour servir de cause légale de divorce. (205) Chez Barthelme, l’anadiplose, la répétition d’éléments identiques à la fin de la première phrase et au début de la seconde phrase, sert de récusation intellectuelle. A l’autosatisfaction des médias qui prétendent ne pas se complaire dans le sensationnalisme, le narrateur oppose un démenti. L’allégeance à une déontologie qui prévoit le respect de la vérité et le respect des personnes n’est qu’un discours creux. Car dans la pratique, la presse à sensations, ici le magazine au titre emblématique « Movie-TV Secrets », exhibe justement des stars dans l’intimité même de leur chambre à coucher. Pour dénoncer la pseudo-allégeance au journalisme objectif, l’auteur déconstruit la logique des intentions en jouant sur les termes mêmes qui la sous-tendent « it seems; it seems». Le deuxième emploi de « it seems » est naturellement ironique puisqu’il réfute le faux professionnalisme des journalistes. et atteste de la malveillance des tenants du reportage factuel. Il est certain que la photo du couple pris en flagrant délit d’adultère va nuire à leur statut officiel mais qu’il va profiter au magazine dans un monde où la rentabilité économique est liée au voyeurisme du lectorat. La traduction française, elle, escamote le schéma de la répétition. L’anadiplose, construction en miroir pour opposer l’apparence et la réalité, n’est pas reconduite. Elle est remplacée par une répétition moins intellectuelle, une simple anaphore sur « montre ». La ponctuation a été, elle aussi, modifiée. Le point virgule, métonymie de la contre-logique chez Barthelme, est remplacé par la conjonction de cause « parce que », c’est-à-dire par une explication. Le signe elliptique de l’articulation thèse/anti-thèse est devenu un signe emphatique. Le style minimaliste de Barthelme subit une transformation inutile. On dirait que la traduction s’emploie à alourdir la syntaxe originale. D’une part, en refondant les signes minimalistes dans une phrase plus prosaïque, plus accessible, comme si le lecteur français n’était pas intellectuellement apte à comprendre l’énoncé nu. D’autre part, en inventant des unités sémantiques plus élaborées que dans le TD. Par exemple, le syntagme composé « divorce evidence » est rendu par la périphrase « cause légale de divorce » comme si l’auteur avait mal défini une réalité juridique. Or « divorce evidence » est amplement précis et peut se traduire par « motif de divorce ». L’adjectif « légale » est superflu. On a aussi étoffé les occurrences « is » et « to be » par le verbe « montre ». En opposant « to be » et « to seem », l’auteur, une nouvelle fois, dénonce la fausse opposition entre l’être et le paraître qui seraient finalement deux aspects d’un même phénomène. Selon Barthelme, la dualité est une construction artificielle car « to be » et « to seem » se superposent aisément pour désigner une seule et unique réalité. Ce point de vue réducteur transparaît dans la symétrie structurelle et sonore. La traduction délaisse l’économie et la naïveté du TD. Elle préfère les procédés plus intellectuels du raisonnement et de l’explication. Proposition de traduction : Je suis heureux d’apprendre que la photo n’est pas réellement ce qu’elle prétend ; elle prétend n’être rien d’autre qu’un motif de divorce. L’étude de ces deux traductions qu’on pourrait qualifier de mauvaises ou d’approximatives, parmi une myriade d’autres exemples dans la traduction française des textes de Donald Barthelme, atteste de la difficulté de traduire en français même une langue comme l’anglais (américain, britannique ou autre). En France, on a tendance à croire que l’anglais est une langue facile, à la portée de tous. Il en découle cette idée que les traducteurs de l’anglais courent les rues. Est-ce donc cette idée qui motive les maisons d’édition à souspayer les traducteurs de l’anglais par rapport aux traducteurs de langues dites rares déjà mal payés? On le sait, on ne cesse de le répéter : en matière de traduction (littéraire ou autre), la qualité doit rester une priorité. S’il s’agit simplement de mettre un produit sur le marché en visant la rentabilité, on peut évidemment continuer, d’une part, à prendre les lecteurs pour des imbéciles, et d’autre part, à saboter la réputation d’excellents écrivains comme Donald Barthelme. Esther Heboyan