Les conséquences du progrès technique

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Les conséquences du progrès technique
Les conséquences du progrès technique
1/ Progrès technique et emploi :
* Le modèle de Fourastié : on doit à Colin Clark le découpage désormais
familier en trois secteurs :
- Primaire, qui exploite les ressources naturelles (chasse, pêche, sylviculture, agriculture,
élevage) ;
- Secondaire, qui transforme des biens matériels (artisanat, industrie, bâtiments et travaux
publics), et auquel l’INSEE adjoint les mines, pour des raisons pratiques et de
ressemblance technique ;
- Tertiaire, qui sont des activités ne produisant aucun bien matériel, les services.
Jean Fourastié part de ce découpage pour caractériser les trois secteurs du point de
vue de la croissance de la demande et de l’importance du progrès technique. Le primaire
est un secteur à progrès technique moyen et à faible croissance de la demande (Loi
d’Engel), ce qui explique la disparition massive des emplois ; le secondaire est un secteur à
fort progrès technique et forte croissance de la demande ce qui explique la croissance
modérée de l’emploi ; le tertiaire est un secteur à faible progrès technique, car le produit
vendu est un certain temps de travail (coiffeur, avocat, chauffeur de taxi…) où pour
Fourastié, le progrès technique s’intègre difficilement, car l’automatisation y est peu
praticable. Le secteur tertiaire connaît de plus une forte croissance de la demande et est
par conséquent un gros créateur d’emplois.
Si l’analyse exposée semble relever du bon sens, elle est contestable sur le plan des
faits. Le secteur primaire connaît en fait un progrès technique assez rapide (variété des
semences, bio-génétique, culture sous serres ou hors-sol…). Le tertiaire des services directs,
qu’analyse Fourastié, est submergé par celui des banques et des assurances, où le progrès
technique est très rapide (guichet informatique, télécommunication…), à tel point que
certaines banques fonctionnent sans guichet ni agence (banque Cortal), ce qui n’est bien
sûr pas créateur d’emplois. Même le commerce de détail connaît des évolutions rapides
(caisses à lecture de codes à barre, qui permettent de réaliser simultanément la
comptabilité, la gestion des stocks et la préparation des commandes). Les statistiques
suivantes, certes un peu datées, permettent tout de même de se faire une idée.
On constate tout d’abord que les secteurs primaire et secondaire perdent des
emplois sur toute la période considérée, sauf de 1970 à 1974 pour le secondaire, qui perd
d’ailleurs moins d’emplois que le primaire. La thèse de Fourastié n’est d’autre part pas
vérifiée en ce qui concerne le classement des secteurs en fonction de la croissance de la
productivité. En effet, c’est le secteur primaire qui connaît la croissance de la productivité
la plus forte sur l’ensemble de la période. De plus, c’est dans ce seul secteur que la durée
du travail continue à croître, jusqu’en 1984.
De ce point de vue, on peut constater que la réduction de la durée du travail est
suffisante pour compenser les pertes d’emplois provoquées par la hausse de la productivité,
pour les trois secteurs, de 1970 à 1979. Mais ce n’est plus le cas par la suite, en dehors de
la période de reprise de 1984 à 1989.
Enfin, on voit que le secteur tertiaire en général connaît des gains de productivité
non négligeables, le tertiaire marchand ayant le record en la matière de 1970 à 1974, alors
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Pascal Binet
que tertiaire marchand et non marchand sont les seuls secteurs créateurs d’emplois sur
l’ensemble de la période. C’est d’ailleurs le tertiaire non marchand, qui regroupe les
administrations publiques et privées, qui est le plus fort créateur d’emplois sur la période
1970-1989. Diminuer le nombre d’emplois publics ne semblent donc pas être une solution
adaptée pour réduire le chômage en France, alors que la diminution de la durée du travail
pourrait être efficace, si on se réfère à la période 1970-1979.
Production, productivité, durée du travail et emploi par secteur en France.
Var. annuelles moyennes 1970-89 1970-74 1974-79 1979-84 1984-89
Primaire
Valeur ajoutée
1,5
1,2
1,1
2,5
1,1
Productivité
4,7
5,9
2,8
5,2
5,3
Durée du travail
0,5
0,6
1,6
0,7
-0,8
Emploi
-3,6
-5,0
-3,1
-3,2
-3,2
Valeur ajoutée
1,8
4,2
2,0
0,0
1,5
Productivité
3,9
4,4
4,7
3,5
3,0
Durée du travail
-0,8
-1,1
-1,1
-1,1
0,1
Emploi
-1,2
0,9
-1,5
-2,3
-1,5
Valeur ajoutée
3,9
6,4
2,7
2,6
4,4
Secondaire
Ter. marchand
Productivité
2,9
5,3
1,5
2,8
2,6
Durée du travail
-0,8
-1,3
-0,7
-1,1
-0,2
Emploi
1,7
2,3
1,9
0,8
1,9
Valeur ajoutée
2,6
3,4
3,4
2,2
1,6
Productivité
1,5
1,8
2,0
1,8
0,7
Durée du travail
-0,8
-0,4
-0,9
-1,3
-0,5
Emploi
1,9
2,0
2,3
1,8
1,4
Ter. non marchand
Problèmes Économiques n° 2227, mai 1991, cité par Bordas Terminale ES.
Tout le raisonnement développé à partir du tableau ci-dessus suppose que l’on peut
mesurer la vitesse de l’introduction du progrès technique à l’aide de l’évolution de la
productivité. C’est une vision réductrice du progrès technique, puisqu’elle ne concerne que
les innovations de processus ou les biens de productions nouveaux. Elle néglige par
exemple le rôle du progrès technique sur la demande, par la création de biens ou de
débouchés nouveaux.
D’autre part, l’observation d’un passé plus ancien révèle un paradoxe : les phases
de croissance rapide de la productivité ont été le plus souvent des périodes de prospérité et
de plein-emploi. Ainsi, en France, de 1960 à 1974, la productivité a augmenté de 4,75%
par an, alors que le taux de chômage moyen a été voisin de 2%. Alfred Sauvy apporte une
analyse intéressante pour expliquer ceci.
* Alfred Sauvy et la notion de déversement : Sauvy montre que dans
l’histoire, la machine a créé beaucoup plus d’emplois qu’elle n’en a détruit. Le progrès
technique de processus a pour but de supprimer des emplois puisqu’aucun employeur
n’investirait dans une nouvelle machine s’il n’avait l’espoir de réduire la quantité de travail
nécessaire par unité produite. Mais cela enclenche un phénomène de diffusion du gain de
productivité ainsi réalisé, et doit créer des emplois en compensation :
- directement, pour la fabrication, l’entretien et le développement du nouvel équipement
d’une part , et par baisse de la durée du travail d’autre part (encore faut-il qu’elle ait lieu et
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Pascal Binet
qu’elle soit suffisante…) ;
- indirectement, par déversement du pouvoir d’achat gagné (par baisse du prix de vente,
par hausse des salaires et des profits), soit dans la même branche si la demande du bien
fabriqué peut encore croître (produit progressif), soit dans une autre branche si la demande
du bien concerné est saturée (produit récessif).
Aparté : dans la pratique, toutes ces utilisations des gains de productivité se combinent différemment selon les
époques. Ainsi, les entrepreneurs ont été biens servis au court des premiers temps de la révolution industrielle,
puis les gains de productivité des trente glorieuses ont permis d’accroître l’emploi et les salaires, et depuis
1982, les entrepreneurs ont vu leurs profits croître de façon considérable, au détriment de l’emploi, alors que
le pouvoir d’achat des salariés s’est seulement maintenu.
Au final, à court terme, dans toute branche stagnante, la machine tue des emplois directs
et en crée en moins grand nombre dans le secteur du bien de production concerné ; alors
qu’à long terme, la compensation se produit, en créant des emplois dans d’autres secteurs,
mais en pouvant laisser subsister des poches de chômage. Pour Sauvy, il faut habituer
l’opinion à considérer le travail comme le côté négatif de la production, et le progrès
technique comme un bien en luiEmploi et Productivité dans le G 5.
même car il permet d’améliorer la
Var. annuelles moyennes 1975-80 1980-85 1986-89 1989-92
satisfaction des besoins à moindre
France
Emploi
0,4
-0,6
0,8
0,3
Productivité
coût, en dépensant moins de travail.
2,9
1,6
2,8
1,5
Allemagne
Emploi
0,4
-0,6
1,0
1,7
Pour la première période, la relation
Productivité
3,2
1,8
1,7
1,5
est vérifiée, ce sont les pays qui ont la
Royaume-Uni Emploi
0,2
-0,8
2,8
-1,7
croissance de la productivité la plus
Productivité
1,8
2,5
1,0
0,8
forte qui créent le plus d’emplois. Les
États-Unis
Emploi
2,7
1,6
2,3
0,1
États-Unis font cependant exception,
Productivité
1,0
1,0
0,9
0,4
en créant beaucoup d’emplois avec
Japon
Emploi
1,2
1,0
1,5
1,7
Productivité
une croissance de la productivité
3,9
3,0
3,5
2,0
INSEE et OCDE, cité “Économie Contemporaine” J.P.Delas, Éditions
assez faible, ce qui s’explique par une
ELLIPSES, dont je me suis très largement inspiré pour réaliser ce 1/.
faible ouverture extérieure, une place
plus importante des services directs
aux particuliers, et un droit du travail très peu contraignant pour l’employeur. Dés la
période 80-85, la croissance de l’emploi devient négative en Europe, et les gains de
productivité, ralentis mais positifs, se retournent contre l’emploi, car ils sont réalisés pour
substituer le capital au travail, et donc diminuer les coûts salariaux. Les déversements de
pouvoirs d’achats ne se font pas, car priorité est donnée aux profits, qui s’utlisent surtout
dans des investissements de productivité, ou se placent sur les marchés financiers. La
relation emploi productivité, dans un cadre évident (puisque productivité =
production/emploi), doit donc être maniée avec prudence, en fonction des choix effectués
dans la répartition des gains de productivité.
* Progrès technique et structure de la population active : le progrès
technique, non content d’avoir une influence considérable sur le volume d’emplois, a
également des conséquences sur la structure des emplois disponibles et donc sur la
structure de la population active. C’est une évidence que vous connaissez depuis la
seconde, en ce qui concerne du moins la révolution industrielle puis les trente glorieuses.
Une analyse plus fine s’impose cependant pour la période plus récente des années 70 à 90,
qui a vu des progrès fondamentaux rendre, par exemple, la distinction secondaire tertiaire
un peu moins opérante. Pascal Combemale et Arnaud Parienty * constatent qu’il existe
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Pascal Binet
des méthodes caractéristiques de l’industrie permettant des gains de productivité qui
trouvent des applications dans le secteur tertiaire. Ils distinguent alors les services
industrialisables, qui peuvent appliquer ces méthodes, et les services de relations, qui
conservent une productivité assez stable. Les services industrialisables sont des activités
susceptibles de connaître la rationalisation et la mécanisation, et qui pourront être
organisées en unités de grandes dimensions. On y trouve la grande distribution, La Poste,
les télécommunications, les banques et les assurances. Les services de relations sont au
contraire centrés sur le face à face entre le client et l’agent. Les machines n’y ont qu’une
fonction d’assistance, destinée à permettre à l’agent d’être plus disponible pour le client.
On y trouve les secteurs de la santé, du travail social, de l’enseignement ou de la Police.
De plus, l’activité des entreprises qui permet leur classement dans un secteur cache souvent
une réalité plus diversifiée. Ainsi, IBM vend-il des ordinateurs, ou du conseil en architecture
de réseaux ? Pourtant, considérer que l’extension des services va de soi est sans doute
abusif. On peut constater, en analysant la consommation par famille de besoins et non par
produit, qu’un consommateur arbitre pour chaque fonction entre bien et service. Ainsi,
acheter une machine à laver semble moins coûteux qu’embaucher quelqu’un pour laver le
linge. La demande de biens d’équipement ménager doit donc croître au détriment des
emplois de personnels domestiques. G Roustang constate que la substitution d’activités
marchandes à l’activité domestique est productive pour les services industrialisables, mais
contre productive pour les services de relations. Les statistiques de la population active
confirment d’ailleurs la baisse constante du nombre d’emplois traditionnels de domestiques,
et la hausse des employés, professions intermédiaires et professions intellectuelles du
tertiaire non marchand.
2/ Progrès technique et développement : les pays en développement sont bien sûr
les parents pauvres dans l’intégration des innovations. On pense alors à la nécessité de
procéder à des transferts de technologie, pour aider au développement. Par transfert de
technologie, on entend l’exportation de moyens, de mise en œuvre de techniques, ou
encore la communication, l’adoption et l’utilisation d’un pays à l’autre de techniques. Les
formes du transfert technologique sont variées : de l’installation d’un réseau de
télécommunications, ayant un impact sur toute la société, en passant par des procédés
affectant une industrie jusqu’à la simple innovation concernant une production particulière.
L’adoption d’une technique doit avoir des effets liés, et induire d’autres innovations,
entraînant une accélération du développement. Voilà pour le principe et les espoirs.
Dans les faits, la compétition technologique est telle que les grands contrats passés
avec des pays en développement s’accompagnent toujours de transferts de technologie,
voire de production complète, en direction du pays client. Pourtant, la liste des fiascos est
longue. La vente d’usine “clés en main” est vouée à l’échec en l’absence d’une véritable
culture industrielle et d’une formation rigoureuse et sur le long terme des techniciens et
ouvriers chargés de faire fonctionner, d’entretenir et développer l’équipement acquis.
Thomas Dakati-Kamga, ministre de l’équipement du Cameroun, constate : “une
technologie développée pour un environnement physique ou socio-économique donné ne
saurait être transplantée dans un autre sans que des phénomènes de rejet plus ou moins
graves ou des effets secondaires néfastes se manifestent.” Finalement, désespérant de
connaître une amélioration durable (matérielle, culturelle et politique), les élites du secteur
moderne des pays du tiers-monde émigre vers les pays industrialisés, dont elle vient
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Pascal Binet
renforcer la domination technologique. On estime qu’entre 1985 et 1990, l’Afrique a
perdu quelque 60 000 cadres moyens et supérieurs. Certains pays perdent plus de 20% de
leur diplômés de l’enseignement supérieur. On voit mal comment ils pourraient alors
profiter de transferts de technologie. À l’inverse, la situation de l’Asie, qui se développe en
profitant des transferts de technologie, peut inciter à l’optimisme. Par rapport à l’Afrique,
l’avantage asiatique s’explique, en simplifiant, par trois séries de raisons essentielles :
premièrement la tradition d’écriture et d’imprimerie y est ancrée depuis fort longtemps,
alors que l’Afrique est plus souvent de tradition orale ; deuxièmement, l’Asie a un passé
scientifique intégrant héritage scientifique local (c’est en Chine qu’on inventa la poudre à
canon et l’utilisation du pétrole comme combustible) et intégration des apports européens ;
et troisièmement, l’histoire industrielle des pays asiatiques a souvent plus d’un siècle. Ces
caractéristiques communes révèlent l’importance du temps et de la continuité pour que
soient mises en place des institutions universitaires et industrielles capables d’ouvrir la voie
à une certaine autonomie technologique.
Finalement, on peut dire que la capacité à accepter et utiliser le progrès technique
est une aptitude sociale globale. Toute société n’est pas apte de la même façon à intégrer
le progrès technique, car il faut une accoutumance à une société de type productiviste pour
que se dégage des comportements efficaces en la matière. Ainsi, un système
d’intéressement efficace, une culture d’entreprise bien intégrée, une forte implications des
travailleurs due à des circonstances exceptionnelles peuvent entraîner des gains de
productivité spectaculaires. Ainsi, durant la grande grève des mineurs anglais de 1974, la
durée du travail dans l’industrie a été réduite de 40% pendant un mois et demi, et la
production n’a chuté que de 10%, contribuant largement à l’échec final du mouvement.
À l’inverse, la concurrence peut parfois conduire à bloquer les innovations. Certains
groupes dépensent une énergie considérable pour empêcher la commercialisation
d’innovations gênant leur stratégie. Des laboratoires découvrent des produits nouveaux,
dont les brevets sont acquis et rangés au fond d’un tiroir, afin d’éviter la mort trop rapide
d’un produit, ou pour maintenir des sources de profits menacées. Ainsi, les combustibles
alternatifs au pétrole mettent bien du temps à connaître une utilisation industrielle…
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Pascal Binet