Le Livre de Poche a le plaisir de vous proposer le premier chapitre de

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Le Livre de Poche a le plaisir de vous proposer le premier chapitre de
La fille américaine
Ici commence la musique. C’est si simple. Ça se
passe à la fin des années 1960, à Coney Island, près de
New York. On trouve ici des plages, des aires de
pique-nique, un petit parc d’attractions, quelques
restaurants, des machines à sous amusantes, voilà.
Il y a beaucoup de monde. Elle ne se distingue
pas de la foule. Elle est jeune, quinze, seize ans, robe
légère, cheveux blonds pas très nets, ça fait plusieurs
jours qu’elle ne les a pas lavés. Elle arrive de San
Francisco et, avant, d’un autre endroit. Elle a toutes
ses affaires dans un sac qu’elle porte sur le bras. Un
sac à bandoulière, bleu, dessus il est écrit Pan Am.
Elle se balade mollement, parle à quelques personnes, répond quand on s’adresse à elle, ressemble
un peu à une hippie, ce qu’elle n’est pas. Elle n’est
rien, en fait. Elle voyage. Vit au jour le jour. Rencontre du monde.
Do you need a place to crash ?
Il y a toujours quelqu’un pour poser cette question.
Et c’est possible de vivre ainsi, encore à cette
époque.
Elle a dans la main quelques dollars que quelqu’un vient de lui donner. Elle a demandé cet
argent, elle a faim, elle veut manger. En fait elle a
juste faim, rien d’autre. Sinon elle est heureuse, c’est
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une belle journée, ici, en dehors de la ville. Le ciel
est haut, le monde est vaste.
Quelques gamins s’amusent près de la cabine à
enregistrer des disques. Il y en a encore un peu
partout à cette époque, en particulier dans ce genre
d’endroit : « Enregistre ta propre chanson et offrela à quelqu’un. Ta femme, ton mari, un ami. Ou
garde-la pour toi. »
Comme un petit gadget-souvenir amusant.
Elle entre dans la cabine sans trop réfléchir. Elle
glisse des pièces au hasard dans la fente.
On peut choisir un fond sonore, mais elle n’en veut
pas. Elle appuie sur « Enregistrer », puis elle chante.
Regarde, maman, ils ont cassé ma chanson.
Pas fameux. C’est sûr. Peu importe.
Regarde, maman, ce qu’ils ont fait à ma chanson.
Les paroles ne riment pas très bien avec la réalité.
C’est une si belle journée là-bas dehors.
Une fois la chanson finie, elle attend que le disque
sorte et elle le récupère.
Elle se souvient soudain qu’elle a rendez-vous
avec quelqu’un.
Vite elle se dirige vers l’endroit convenu, c’est un
parc.
Elle doit rencontrer une parente à elle. Éloignée.
Pas la parente en soi, mais le lieu où elle habite. Ce
lieu se trouve de l’autre côté de la Terre.
C’était la fille, Eddie de Wire. La fille américaine,
qui fut retrouvée quelques années plus tard noyée
dans le marais de Bule, dans le Coin, un endroit
situé de l’autre côté de la Terre.
C’est advenu au marais de Bule
1969-2008
Cela advint dans le Coin, au marais de Bule. La
mort d’Eddie. Elle était au fond du marais. Les cheveux en suspension autour de la tête, de longues
mèches épaisses, on aurait dit des tentacules, les yeux
écarquillés comme la bouche. Il la voyait du haut du
rocher de Lore, sa bouche ouverte, son cri inaudible.
Il la regardait au fond des yeux, mais ses orbites
étaient vides. Des poissons s’y faufilaient, comme
dans les autres cavités de son corps. Mais plus tard,
après un certain temps.
Il ne cessa jamais de se représenter ça.
Comme dans le triangle des Bermudes elle avait
été aspirée au fond du marais.
Où elle gisait à présent, inaccessible, distante de
plusieurs dizaines de mètres, visible de lui seul, dans
les eaux troubles et sombres.
Elle, Edwina de Wire, Eddie. La fille américaine.
Ainsi qu’on l’appelait dans le Coin.
Lui, c’était Bengt. Treize ans en août 1969, quand
tout arriva. Elle en avait dix-neuf, Eddie. Edwina de
Wire. C’était étrange. Quand il vit son nom dans les
journaux, ce fut comme si ça n’avait rien à voir avec
elle.
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« Je suis un drôle d’oiseau, Bengt. L’es-tu aussi ? »
« Personne ne connaissait ma rose dans le monde à
part moi. »
Elle parlait ainsi, avec des mots étranges. Elle avait
été une étrangère là-bas, dans le Coin.
La fille américaine. Et lui, il l’avait aimée.
C’était un matin après une nuit où il n’avait pas
dormi du tout. À l’aube il était parti en courant, il
avait traversé la forêt, puis le champ et le pré, il
avait dépassé la maison des cousins, les deux granges
délabrées et la petite maison rouge où vivaient ses
sœurs, Rita et Solveig. Il avait franchi trois profonds
fossés et, courant toujours, il était parvenu à la
remise située à la limite des terres de Lindström.
Il était entré dans la remise. D’abord il n’avait vu
que les pieds. Ils pendaient à hauteur de regard. Des
pieds nus, gris, sales. Inertes. Les pieds de Björn, le
corps de Björn. Du cousin Björn. Il avait dix-neuf
ans lui aussi, l’année où il mit fin à ses jours.
Ils avaient été trois : Eddie, Bencku, Björn. Maintenant il ne restait plus que lui, Bencku, il était seul.
Et alors : il cria, debout, face à la nature échevelée,
luxuriante de cette fin d’été, la nature si silencieuse,
si verte. Il cria vers le soleil qui venait de disparaître
derrière une couverture de nuages bleus. Une averse
d’été commençait avec hésitation, en sourdine. Plocploc-ploc, dans un calme plat absolu et fantomatique. Mais Bencku criait. Criait, criait, alors même
qu’il n’avait plus de voix.
Il devint muet, et pour longtemps. Vraiment muet :
non qu’il eût jamais été très causant, mais là, c’était
bien autre chose. Un mutisme médical provoqué,
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d’après le diagnostic, par un état de choc. À la suite de
tous les événements de cette nuit-là.
À cette même époque, un autre enfant se déplaçait
dans le Coin. Elle – c’était une fille – se baladait à
toutes les heures possibles et impossibles du jour et
de la nuit, à tous les endroits, partout. C’était Doris,
la gosse des marais. Doris Flinkenberg, qui n’avait à
cette époque pas de foyer digne de ce nom, bien
qu’elle n’eût que huit ou neuf ans.
Ce fut Doris qui déclara avoir entendu le cri près
de la remise à la limite des terres de Lindström.
« Comme le cri d’un agneau qu’on égorge, ou du
genre de quelqu’un à la Bencku », confia-t-elle à la
mère des cousins dans la cuisine des cousins où elle
aurait bientôt, après la mort de Björn, sa place à part
entière en tant que fille de la maison.
« On dit cochon », la corrigea la mère des cousins.
« Comme un cochon qu’on égorge. »
« Non, non, je voulais bien dire agneau, parce que
c’est comme ça qu’il crie, Bencku. Comme un malheureux agneau, tu sais bien. Un agneau du sacrifice. »
Doris Flinkenberg, avec sa façon unique de s’exprimer. On ne savait pas toujours si c’était sérieux
ou non. Et si c’était un jeu, dans ce cas, quel jeu ?
« Le malheur des uns fait le bonheur des autres »,
soupirerait Doris Flinkenberg dans la cuisine des
cousins – avec extase parce qu’elle aurait enfin
obtenu un foyer, un vrai. « Le malheur des uns fait
le bonheur des autres » ; seule Doris Flinkenberg
pouvait parler ainsi sans que cela paraisse cynique,
mais au contraire, comment dire, presque normal.
« Bon bon bon », tempérait la mère des cousins.
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« Que vas-tu donc chercher là ? » Mais il y avait
de la douceur dans sa voix, un calme, un apaisement. Car c’était bien l’arrivée de Doris dans la
maison après la mort de Björn, le fils adoré, qui
avait redonné à la mère des cousins vie et espoir.
Quoique. Qui aurait pu deviner alors que, peu
d’années plus tard, Doris aussi serait morte ?
Cela advint dans le Coin, au marais de Bule : sorcellerie de la mort à l’âge tendre. C’était un samedi
au mois de novembre, le crépuscule virait lentement
à la nuit et Doris Flinkenberg, seize ans, longeait
un sentier de la forêt en direction du marais de
Bule. D’un pas rapide et décidé ; l’obscurité grandissante ne la troublait pas, ses yeux avaient eu le
temps de s’accoutumer et le sentier lui était familier,
presque trop.
Était-ce Doris Nuit, ou était-ce Doris Jour, ou la
Reine des Marais, ou une autre encore parmi les
nombreuses identités des nombreux jeux auxquels
elle avait eu le temps de s’adonner dans sa vie ? On
ne savait pas. Mais peut-être cela n’avait-il plus d’importance.
Car Doris Flinkenberg, elle avait le pistolet dans
sa poche. Un Colt authentique, antique certes, mais
en parfait état de fonctionnement. Le seul objet de
valeur que Rita et Solveig eussent jamais hérité de
quelqu’un ; un ancêtre diffus qui, d’après la rumeur,
se l’était procuré au Grand Magasin de la ville-aubord-de-la-mer en 1902.
Après la mort de Doris, Rita jurerait qu’elle ne
savait pas comment le pistolet, conservé dans une
cachette bien précise de la petite maison qu’elle partageait avec Solveig, avait pu se retrouver entre les
mains de Doris Flinkenberg.
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Ce ne serait pas un mensonge à proprement parler, mais pas non plus l’entière vérité.
Doris arriva au marais de Bule, elle grimpa au
sommet du rocher de Lore, elle compta jusqu’à dix.
Elle compta jusqu’à onze, douze et quatorze, elle
compta jusqu’à seize avant d’avoir rassemblé le courage suffisant pour lever le pistolet jusqu’à sa tempe
et tirer.
Penser, elle avait déjà cessé de le faire à cet
instant, mais les émotions lui submergeaient la tête
et le corps, de partout.
Doris Flinkenberg revêtue du tricot La Solitude & La Peur. À présent bien vieux et usé. Une
vraie loque : voilà ce qu’il était devenu.
Mais dans l’intervalle entre deux nombres, la
détermination s’était donc à nouveau emparée de
Doris Flinkenberg. Et ce fut ainsi qu’elle leva simplement le pistolet jusqu’à sa tempe et que, pan, le
coup partit. Mais d’abord elle ferma fort les yeux et
cria ; cria pour couvrir sa propre voix, sa peur, et
pour couvrir aussi le bruit de la détonation qu’elle
n’entendrait pas de toute façon, alors c’était bien
absurde.
On tire à balles, je crois que j’ai entendu tirer.
Ça résonnait dans la forêt, de partout.
Ce fut Rita qui la première entendit le coup de
feu. Elle se trouvait dans la petite maison rouge à
cinq cents mètres environ du marais de Bule avec sa
sœur Solveig et, chose étrange, à l’instant même où
elle l’entendit elle comprit ce qui venait de se passer.
Attrapant sa veste, elle s’élança à travers la forêt,
Solveig sur ses talons. Mais il était trop tard.
Doris était déjà aussi morte qu’une pierre quand
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Rita parvint au rocher de Lore. Elle gisait sur le
ventre, sa tête et ses cheveux pendaient au-dessus des
eaux sombres. Du sang partout. Et Rita perdit la raison. Elle se mit à griffer le corps encore chaud. Puis
elle voulut soulever Doris et, absurdement, la porter.
Porter Doris par-dessus les eaux sombres.
Solveig dut mobiliser toutes ses forces pour tenter
de calmer Rita. Puis soudain la forêt fut pleine de
monde. Médecin, policiers, ambulance.
Mais. Doris Nuit et Sandra Jour.
Dans un de leurs jeux.
Elles avaient été deux. Sandra et Doris, deux.
Doris Jour & Sandra Nuit. C’était la deuxième fille,
elle aussi avait eu beaucoup de noms, tous inventés
au fil de leurs jeux ; des jeux qui s’étaient donc joués
avec la meilleure amie, la seule amie, l’unique unique
unique Doris Flinkenberg, au fond d’une piscine
sans eau, pendant longtemps. Après la mort de
Doris, Sandra garda le lit plusieurs semaines. Couchée sous son ciel de lit, chez elle, dans la maison de
la partie boueuse de la forêt, le visage tourné vers le
mur, les genoux repliés contre le ventre, en proie à
la fièvre.
Un vieux tricot taché, usé. La Solitude & La
Peur : le deuxième des deux exemplaires uniques
de toute l’histoire du monde, sous son gros oreiller.
Serrait le tricot dans ses poings à s’en faire blanchir
les jointures.
Dès qu’elle fermait les yeux il y avait du sang partout. Dans la Forêt de Sang, voilà où elle était, elle
y errait dans le noir, comme une aveugle.
Sandra et Doris : ç’avait été elles deux, elles
avaient été meilleures amies.
Et voici ce que Sandra Wärn était seule à savoir :
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Sœur Nuit & Sœur Jour. C’était un jeu qu’elles
avaient joué. Et dans ce jeu-là précisément, elle,
Sandra, avait été la fille noyée dans le marais de Bule
bien des années auparavant. Celle qui s’appelait
Eddie de Wire. Elle, la fille américaine.
Le jeu avait eu un nom. Il s’intitulait Le Mystère
de la fille américaine.
Et il avait eu sa propre chanson. La chanson
d’Eddie.
Regarde, maman, ils ont cassé ma chanson.
Et tous les mots et les phrases bizarres qui appartenaient également à ce jeu.
« Je suis un drôle d’oiseau, l’es-tu aussi ? »
« Le cœur est un chasseur au cœur dur. »
« Personne ne connaissait ma rose dans le monde à
part moi. »
Mais, l’ombre rencontre l’ombre. Là dans le noir,
au cours de ces semaines où Sandra ne quitta pas
sa chambre, il lui arriva tout de même de se lever
du lit et de se poster à la fenêtre pour voir. Le paysage noyé de boue, le marais familier, la touffe de
roseaux... mais tout particulièrement le petit bois
sur le côté. Qui aimantait son regard. C’était là qu’il
avait eu l’habitude de se tenir, avant.
Et il y était maintenant, et il la regardait. Elle
derrière le rideau de la chambre, toutes lumières
éteintes. Lui dehors. Ils étaient là, de part et d’autre,
et ils se dévisageaient sans ciller.
L’un était le garçon, et il était Bengt. Avec pas mal
d’années de plus maintenant. L’autre était la fille,
Sandra Wärn. Qui avait le même âge que Doris à sa
mort, seize ans.
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Jardin d’hiver, 2008. Johanna marche dans le Jardin d’hiver. Et tout est encore là, après tant
d’années.
Dans le Jardin d’hiver de Rita, un parc, un monde
en soi, un périmètre délimité pour l’amusement, le
divertissement, le ravissement.
Un monde à part, voué aux jeux, y compris à des
jeux adultes.
Mais aussi un système complexe de sous-espaces,
inofficiels et officiels, certains licites et ordinaires,
d’autres secrets, interdits.
Car dans le Jardin d’hiver il y a ce dont on ne
parle pas, qu’on devine seulement. Sous la terre et
dessus. Des espaces secrets, un labyrinthe.
On peut y descendre et y rencontrer pratiquement
n’importe quoi.
Dans le Jardin d’hiver il y a aussi le passé, tout le
Coin et son histoire, restitué de façon singulière.
Sous forme d’images aux murs, de noms et de mots,
de musique.
Porter Doris par-dessus les eaux sombres.
Sorcellerie de la mort à l’âge tendre.
Personne ne connaissait ma rose dans le monde à
part moi.
Je m’en allais un soir dans une sylve ombreuse.
On tire à balles, je crois que j’ai entendu tirer.
Regarde maman, ils ont cassé ma chanson.
Au milieu du Jardin d’hiver se trouvent Kapu Kai,
les mers interdites.
La Solitude & La Peur.
Doris Nuit. Et Sandra Jour.
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2008, Jardin d’hiver. Johanna marche dans le Jardin d’hiver. Elle vient y travailler en semaine après
l’école et le week-end.
Après la fermeture des autres sous-espaces on a
accès à celui-ci. Ici elle est tranquille, elle aime être
ici.
Elle adore les heures passées à vagabonder seule
dans le Jardin d’hiver, avec la musique qui déferle
dans ses oreilles. La musique de la Reine des Marais.
Elle a dix-sept ans, ça la fascine.
Mais elle cherche aussi quelque chose en particulier. Cette fameuse chambre, la chambre rouge. La
chambre-Cela-advint-au-marais-de-Bule. Qui appartient aux Kapu Kai, les mers interdites.
Ce qui s’est passé autrefois au marais de Bule
existe dans cette chambre-là.
Elle s’y est égarée un jour par erreur, depuis elle
l’a cherchée mais ne la retrouve pas. Et elle doit
absolument la retrouver. Car voici ce qu’il en était,
il y a longtemps, la nuit du nouvel an de l’an 2000,
quand le Jardin d’hiver fut inauguré. Cette nuit-là, il
y a huit ans.
C’étaient elle et son frère, ils ne devaient pas être
là, leur maman, Solveig, leur avait interdit d’y aller.
Mais ils étaient partis quand même à travers la
forêt, rien qu’eux deux, en pleine nuit, et ils étaient
arrivés au Jardin d’hiver.
Les enfants parvinrent au Jardin d’hiver qui s’ouvrait dans la forêt là où commençait la Deuxième
Pointe. Les lettres chantournées au-dessus du portail
faisaient penser à un jardin ancien d’un autre pays ;
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