Carrière. Un environnement à haut risque
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Carrière. Un environnement à haut risque
entreprise amiante Carrière Dans les véhicules rouges, des relevés d’empoussièrement sont réalisés. Entre 1941 et 1965, la carrière amiantifère de Canari, en Haute-Corse, est exploitée. Elle fournira jusqu’à 25 % des besoins en amiante des industriels français de l’époque. En 1965, lors de sa fermeture, elle est laissée en l’état. Depuis trois ans, des travaux de sécurisation et de stabilisation sont en cours sur ce site (1). Des travaux exceptionnels en milieu amiantifère, classés, pour l’instant, en sous-section 4. U ne carrière de schiste ? » « Une usine en construction ? » Lorsque l’on demande aux touristes arrêtés au bord de la route départementale 80 ce qu’ils voient, ils sont loin de se douter qu’il s’agit d’une ancienne carrière amiantifère, parfois appelée l’« enfer blanc ». Et qui fut, à l’époque, l’une des plus importantes d’Europe… Nous sommes sur le site de Canari, au cap Corse, devant une colline qui a été exploitée pour ses ressources en amiante pendant près de vingt-cinq ans. Le site est fermé depuis le milieu des années 1960, mais le danger est toujours présent, sous forme d’affleurements naturels d’amiante et la mise en sécurité des lieux est devenue indispensable. Un chantier imposant et complexe, au cours duquel il faut tenir compte du risque invisible mais bien réel que représente l’amiante, aussi bien pour les personnes intervenant sur le site que pour les populations environnantes. Débuté en 2009 par les équipes de Vinci Terrassement, ce chantier devrait s’achever à la fin de l’année. © Gaël Kerbaol/INRS Renforcement du niveau d’exigence 44 Travail & Sécurité – Septembre 2012 Alors que l’amiante est interdit en France depuis 1997, il est curieux que les travaux de neutralisation du danger que représente l’usine La carrière s’étend depuis le haut de la colline jusqu’à la RD 80. En-dessous, les stériles d’amiante descendent jusqu’à la mer. n’aient débuté qu’en 2009… « En fait, c’est un dossier assez ancien, explique Patrick Jacquemin, représentant du maître d’ouvrage, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Les premières études datent des années 1990, elles étaient alors menées par l’Ineris et le BRGM (2), puis par la délégation régionale de l’Ademe. J’ai récupéré le dossier en 2007 et nous avons modifié le projet initial pour aboutir à un appel d’offres réalisé en 2008, fortement orienté “terrassement”, avec moins de soutènement. » Lors du lancement du projet de stabilisation du site, la problématique amiante est considérée au même titre que les problématiques de sites pollués. Un plan général de coordination SPS et un fascicule spécifique sur l’amiante ont été rédigés « mais, selon le représentant de l’Ademe, cela n’allait pas assez loin », au regard de l’évolution de la réglementation depuis le rapport de l’Afsset (3) en 2009. Sur la base d’un programme établi par l’Ademe et le maître d’œuvre (Ginger Environnement Infrastruc tures), c’est Vinci Terras sement qui obtient le marché… L’entreprise n’est pas spécialisée dans la problématique amiante, mais le projet de Canari est atypique. Au fur et à mesure de l’avancement des travaux, des questions de sécurité sont soulevées par l’inspection du travail et la Carsat Sud-Est et des manquements sont repérés. Des corrections sont apportées par Vinci à l’organisation initiale, ce qui © Gaël Kerbaol/INRS Un environnement à haut risque engendre des retards et des surcoûts importants. Le chantier s’étend sur une dizaine d’hectares, à flanc de colline, au bord de la route départementale RD 80. Sur ce site existent plusieurs bâtiments – l’ancienne usine, les anciens locaux administratifs, etc. – qui ne font pas partie du contrat actuel. Un chemin communal réaménagé par le chantier mène à son sommet où deux puits ont été créés lors de l’exploitation de la carrière. Au fil des années, ils ont été utilisés par les habitants des communes voisines comme décharge sauvage. Aujourd’hui, c’est là que sont enfouis les divers déchets amiantés générés par le chantier, dont les déblais amiantifères et les EPI utilisés lors des travaux. De fortes contraintes « L’objectif général du chantier est de stabiliser et de sécuriser toute la zone, explique Fabien Boudy, chef de chantier de Vinci Terrassement. Notre travail consiste à arrêter les glissements de terrain, par la réalisation d’une piste découpant la pente en sous-bassins versants et la diminution des pentes. Nous allons procéder à des essais de végétalisation pour définir un protocole permettant de replanter une végétation de type maquis et ainsi favoriser la stabilisation des verses. » L’amiante étant présent à l’état naturel, il a fallu s’organiser pour travailler en toute sécurité. Des zones rouges et vertes ont été créées ainsi que des sas de décontamination. « Une trentaine de personnes – du personnel de Vinci mais également des soustraitants – interviennent sur le La Carsat et les terres amiantifères À la fin des années 1990, la Carsat Sud-Est a lancé une démarche globale de sensibilisation des entreprises du BTP à la problématique des terres amiantifères. Ainsi, en 2003 et 2007, un « protocole d’intervention lors des travaux sur les terres amiantifères » a été cosigné par la Carsat Sud-Est et l’inspection du travail et adressé à l’ensemble des entreprises de BTP de Haute-Corse. Il précisait les dispositions à prendre en amont des travaux et lors de leur réalisation. Depuis 2009, un PAR (plan d’actions régional) spécifique aux terres amiantifères a été validé par les partenaires sociaux de la Carsat Sud-Est. Il confirme l’engagement de la Carsat sur cette thématique avec, entre autres : - des interventions sur chantier (phases préparation et réalisation) dont celui de Canari ; - l’élaboration d’une brochure à destination des salariés et diffusée par les médecins du travail ; - la mise en place d’une AFS (aide financière simplifiée) spécifique aux terres amiantifères : financement de mise en surpression de cabines d’engins, de bases vie et unités de décontamination ventilées, de masques à ventilation assistée et de dispositifs d’arrosage (rampe, portique…) ; - l’organisation de réunions d’information pour la profession (une cinquantaine de participants en juin 2010 à Borgo). site, explique Lucile Pontello, responsable hygiène, sécurité, et environnement chez Vinci Terrassement. Dès le début du chantier, le cahier des charges prévoyait d’installer la zone d’embauche et les bureaux à Albu, à quelques kilomètres du site. On avait cependant prévu de mettre la zone sanitaire de décontamination, le réfectoire et la salle de pause en bas du chantier, le long de la RD 80. À la suite de quelques dépassements de concentrations en fibres dans le vestiaire et à la demande de l’inspection du travail et de la Carsat Sud-Est, il a été décidé de limiter au maximum le temps de séjour dans le vestiaire et de déplacer les pauses et déjeuners vers la commune d’Albu. » Depuis ces modifications, à chaque pause, un véhicule “vert” fait des allers-retours d’Albu jusqu’au pied du site. Là, les personnes s’équipent d’une double combinaison et de chaussures de sécurité, et sont munies de protections respiratoires ventilées. Elles ressortent en zone rouge. En fonction de la météo (en particulier de la température qui ne doit pas excéder 25 °C), les opérateurs effectuent trois vacations maximum, de 2 h 30 chacune, temps d’habillage et de déshabillage compris : une très tôt le matin, une deuxième dans la matinée et éventuellement une troisième l’aprèsmidi. La première pause durant une demi-heure environ, la deuxième est plus longue, au moins une heure. Tous ont suivi un cursus approprié : formation initiale au risque amiante de deux jours, Travail & Sécurité – Septembre 2012 45 entreprise amiante visite médicale spécifique, suivi des expositions professionnelles et emploi en CDI. Lucile Pontello accueille chacun avec un livret d’accueil et un mémo amiante qu’elle explique longuement. Un chef de sas a été nommé et assure une présence permanente. « Il n’était pas là au départ, mais nous avons dû créer cette fonction : il vérifie tout ce qui est aéraulique, habillage, déshabillage, état des masques et cartouches. Il est maître chez lui », poursuit le chef de chantier. À l’entrée et à la sortie de tous les baraquements, un système d’arrosage a été installé pour rabattre les poussières. Toutes les personnes se rendant sur le site, piétons ou conducteurs d’engins, doivent se protéger des fibres d’amiante de la même façon. Les conducteurs accèdent ensuite au site avec leurs engins, les piétons sont amenés par des véhicules rouges. « Les véhicules sont tous pressurisés et le masque est obligatoire dans les cabines, explique Chirine Slimani, préventrice de l’entreprise André Jacq Ingénierie, intervenant depuis quelques mois à la demande L’« enfer blanc » E xploitée en continu de 1941 à 1965, la carrière d’amiante de Canari a employé jusqu’à 300 personnes. Au pic de sa production, elle produisait 30 000 tonnes d’amiante de type chrysotile par an. Les installations s’étalent entre 60 et 500 m d’altitude, sur un versant très incliné, entre 30 et 40°. Au sommet, deux cratères d’une centaine de mètres à ciel ouvert, formant un amphithéâtre, ont été créés. Le site a fermé en 1965, à la fois pour des raisons de pollution environnementale et de rentabilité. 46 Travail & Sécurité – Septembre 2012 du maître d’ouvrage. Certains voudraient que l’on assouplisse les procédures pour ceux qui travaillent dans des cabines, mais il est préférable que tous soient logés à la même enseigne… d’autant que des prélèvements réalisés dans les cabines indiquent que des pollutions sont possibles (via les chaussures lors des montées et descentes dans les engins). » 95 % des valeurs inférieures à 400 f/l Sur le site, la majorité des prélèvements effectués font apparaître des niveaux d’empoussièrement inférieurs à 400 fibres/litre (f/l). Les niveaux supérieurs à 400 f/l font l’objet de l’ouverture d’une fiche d’alerte. Au fil de l’avancée des travaux, l’arrosage de l’ensemble du site a été réalisé. « On a eu de gros problèmes avec les adductions d’eau, les canalisations. Le fait que l’arrosage soit réalisé avec de l’eau de mer n’a pas simplifié les choses : il a fallu tout revoir et cela a beaucoup retardé le chantier, souligne Fabien Boudy. Mais c’est réglé : deux citernes ont été installées, l’une de 1 100 m3 en bas du chantier ; l’autre au point intermédiaire, de 700 m3. Elles alimentent deux réseaux. » « Tant que le système d’arrosage définitif n’était pas construit, l’arrosage se faisait à la main, explique Julien Bonnans, ingénieur-conseil à la Carsat SudEst. Nous nous sommes aperçus que le taux d’empoussièrement des personnes qui le réalisaient était particulièrement élevé. » Résultat : un maillage du terrain a été mis en place à l’aide de buses permettant l’arrosage automatique. Des prélèvements sont régulièrement effectués sur les opérateurs. À cette fin, une à trois fois par semaine, chacun est muni d’un « camel bag » contenant une pompe et permettant de fixer, sans gêner l’opérateur, la cassette de prélèvement qui servira à l’analyse. « Des prélèvements sont réalisés lors de phases tests afin de valider le mode opératoire d’intervention et la bonne maîtrise de l’empoussièrement. Ensuite, ils permettent lors des travaux de procéder à des ajustements si les résultats sont en décalage par rapport aux chantiers tests, poursuit l’ingénieur-conseil. Ils sont analysés suivant la méthode par META depuis le début du chantier. Des niveaux d’alerte et d’incidents ont été définis. Par exemple, pour le personnel à pied, le niveau d’alerte est de 400 f/l. En cas de dépassement, une analyse des causes et la recherche d’actions correctives sont menées. Le niveau d’incident a été fixé à 5 f/l pour les locaux et 4 000 f/l en zone rouge (4). Dans l’ensemble, les résultats sont bons (16 incidents sur 2 000 mesures ; 68 valeurs > 400 f/l), mais il faut maintenir une vigilance permanente sur l’utilisation de l’arrosage. Il y a eu un pic à 15 000 f/l lors d’opérations de bétonnage réalisées par hélicoptère sur une seule journée, moyen abandonné depuis ! En décembre 2011, il y a également eu des résultats autour de 4 000 f/l dans un véhicule rouge. » Ce qui a immédiatement déclenché un changement de procédure : désormais, une plate-forme en matériau inerte et un grattebottes à eau ont été installés au sommet du site, pour que les opérateurs puissent se nettoyer avant de monter dans le véhicule rouge pour redescendre. Une fois leurs chaussures « décrottées », ils doivent enfiler des sur-bottes ainsi que, si nécessaire, une troisième combinaison propre pour éviter de contaminer le véhicule. À l’arrivée à la base sanitaire, demi-heure, à quelques kilomètres en contrebas, au niveau de la base vie où ils peuvent également se restaurer. en zone rouge, les opérateurs suivent les étapes de la décontamination : lavage à l’eau des chaussures et première douche extérieure, puis aspersion de surfactant avant d’entrer dans l’unité de décontamination du chantier où les procédures « classiques » sont respectées. De l’air filtré est utilisé pour la pressurisation de l’unité, évitant ainsi l’introduction d’air pollué dans ces locaux. Une fois habillés et en zone verte, les opérateurs ne peuvent pas rester là : ils doivent repartir, même pour une pause d’une la chaleur et des nombreux touristes. Juste avant la fermeture de juin 2012, la piste dite C avait été entièrement réalisée. « La piste a dû être tracée à la fois pour stabiliser le site et pour donner un nouvel accès au chantier, explique JeanDenis Clary, ingénieur-conseil à la Carsat Sud-Est. Des Moaks (Mono ancrage carré) et des merlons permettent de créer la piste dans les zones de glissements de terrain. Depuis notre dernière venue, en février dernier, les terrassements ont bien progressé. » « Il ne nous restera Un budget et des délais dépassés L’arrosage du site a lieu en fonction de la météo et des situations de travail, car il ne faut ni trop d’eau, ni pas assez. Les pentes sont arrosées, ainsi que les engins de travail, la piste, les cratères. Chaque été, le chantier s’arrête à cause de Au pied du site, première douche de décontamination de lavage des bottes avant d’entrer dans la zone de décontamination. Prélèvements perpétuels • Des prélèvements sont réalisés régulièrement sur les personnes opérant sur le site, qu’elles soient à pied ou dans des engins. Ils font apparaître des niveaux d’exposition plus élevés pour les personnels piétons. •D ans les communes avoisinantes, neuf points de prélèvements de poussières d’air ont été mis en place. Ils sont relevés tous les 15 jours et envoyés au LHCF (1) afin d’être analysés pour connaître les types de fibres rencontrés et l’impact des travaux sur les communes. 1. Laboratoire accrédité pour le contrôle de l’empoussièrement en fibres d’amiante par META. © Gaël Kerbaol/INRS © Gaël Kerbaol/INRS L’ensemble du site est arrosé à l’aide de buses automatiques et mobiles. Ces dernières sont déplacées suivant les travaux effectués. après l’été que le terrassement au bord la route départementale, l’aménagement des cratères, les essais de végétalisation et la clôture du site à réaliser », estime Patrick Jacquemin. Et que deviennent les bâtiments abandonnés de l’usine ? « Pour l’instant, on conserve le dispositif d’arrosage pendant au moins trois ans, ce qui nous laisse le temps de voir venir… », décrit le représentant de l’Ademe. Au final, le planning initial est largement dépassé ainsi que le budget, qui a été multiplié par deux selon le représentant de l’Ademe. Carsat, OPPBTP, médecin du travail, tous sont intervenus pour la prévention… le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre ont tenu compte des remarques de chacun. « Vinci Terrassement a fait beaucoup d’efforts tout au long du déroulement du chantier pour répondre aux exigences présentées », remarque Pierre Lecullier, contrôleur de sécurité de la Carsat Sud-Est, pour le département de la Haute-Corse. Espérons que le site, dans quelques années, redeviendra un beau maquis corse. Car c’est l’objectif fixé. 1. Arrêté préfectoral de travaux d’office du 29 septembre 2008. Financement par le Feder (Fonds européen de développement régional). 2. Ineris : Institut national de l’environnement industriel et des risques ; BRGM : Bureau de recherches géologiques et minières. 3. L’Anses aujourd’hui. 4. Il correspond à 100 f/l : (valeur limite d’exposition actuelle) x 40 (facteur de protection des masques). Delphine Vaudoux Travail & Sécurité – Septembre 2012 47