Transcription de l`entretien avec Mme Emilienne GONZALEZ

Transcription

Transcription de l`entretien avec Mme Emilienne GONZALEZ
Émilienne GONZALEZ : G
Enquêteur (Julien ROCIPON – Association Le Son des Choses) : J
J: Alors, nous sommes le neuf mars deux mille douze. Je vais vous demander de vous
présenter.
G: Ah ! Ben voilà, je suis Madame Émilienne GONZALEZ, et je suis en, en maison de
retraite parce que je ne veux pas embarrasser mes enfants.
J: Votre nom de jeune fille ?
G: DUMONT.
J: Et vous êtes née où et quand ?
G: Je suis née le vingt-deux décembre mil neuf cent dix-neuf à SÉZANNE, dans la Marne.
J: Que faisaient vos parents ?
G: Ah, ma mère était femme de ménage chez des personnes qui avaient les moyens de
payer, et mon père lui, tirait de la glaise, pour l'usine, je vais plus me rappeler du nom
aussi, pour une usine de SÉZANNE. Oui, je ne sais plus le nom, il est parti. Mais mon
père a été atteint de bonne heure par une attaque, un vaisseau capillaire des méninges
qui s'est rompu pendant qu'il était en train de dégermer les pommes de terre à la cave, qui
se trouvait sous le jardin et que mon père avait fait lui-même dans la craie, voilà. Et mon
père, eh ben, une fois qu'il a été tout paralysé du côté gauche, eh ben, on n'a plus eu qu'à
le finir comme ça. Il est resté sept ans, alors...Imaginez un peu le travail d'une fille de dixhuit ans qui doit démerder son père, puisque mon pauvre papa disait toujours :
-Nettoie-moi vite avant que ta mère ne revienne. Elle me bouscule.
Et il pleurait, parce que moi j'avais, j'étais jeune et je voyais tout ça. Voilà.
J: Et vous avez connu vos grands-parents ?
G: Ah, pas un, ni l'un ni l'autre. Ni en Belgique, parce que mon père était Belge mais
naturalisé, mais ni l'un ni l'autre.
J: Et vous savez pourquoi votre père est venu à SÉZANNE ?
G: Oui. Parce que c'est une, une usine aussi de glaise qui était en Belgique qui avait
envoyé mon papa pour lui tirer des, des boudins de glaise, je dis des boudins parce que
c'est comme ça que mon père les nommait, des boudins de glaise à plusieurs endroits de
la carrière où il travaillait. On les emballait, on les calait bien dans une boîte et on
l'envoyait.
J: Et elle était où cette mine de glaise ?
G: Eh ben, y en avait une, mais vous connaissez peut-être pas SÉZANNE, en s'en allant
sur LE MEIX-SAINT-ÉPOING, y en avait une sur la gauche, une usine de, pas une usine,
on tirait de la glaise dans ce machin-là.
J: C'était une carrière ?
G: Dans, dans cette carrière, oui. Et cette carrière-là appartenait à Monsieur FORTIN qui
habitait dans la rue Haute, où nous habitions.
J: Et donc vous habitiez dans une maison qu'avait fait votre père, ou... ?
G: Ah non. Non, non. On l'avait achetée, oui. Seulement la maison n'avait qu'un étage,
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n'avait qu'un, un, un sous-sol, qu'un comme ça. Et mon père et ma mère, à force
d'économies, eh ben, ils ont arrivé à faire deux chambres en haut. Voilà.
J: Et vous êtes allée à l'école ?
G: Oui, à l'école communale de SÉZANNE. J'ai eu mon certificat d'études, j'avais pas
onze ans. Et j'avais une sœur qui était dans la même école que moi et toujours dans la
même classe, et pourtant elle était trois ans plus vieille que moi, et elle a eu son certificat
d'études à quinze ans. Malheureusement elle est morte, ma sœur, alors, après avoir eu
onze enfants.
J: Et qu'est-ce que vous aimiez à l'école ?
G: Tout m'intéressait. Tout !
J: Alors c'était comment à l'époque ?
G: Comment ?
J: Comment c'était à l'époque ?
G: Eh ben, comment c'était ? Le matin, on commençait par la morale, déjà. Et on regardait
si on avait les mains et les ongles propres, comme il se doit. Et puis on attaquait la, la
morale. C'était la, la directrice qui nous faisait la morale le matin. Et après on commençait,
ou par des fractions, ou par des, comment, des divisions, ou, on avait une, une heure de,
de, de, de, pour compter, pour faire les divisions, les...
J: De mathématiques ?
G: Oui, c'est, on peut appeler ça comme ça maintenant, ouais. Oui.
J: Et vous vous souvenez de certaines choses de morale qui vous ont frappée ?
G: Ah ben, la morale, on nous prêchait des, de suivre droit notre chemin, de ne jamais ni
voler ni prendre dans les magasins ou quelque part, ou même à l'école, de, de voler une
gomme à la copine si on n'en avait pas, des trucs comme ça. Mais autrement...Et puis
aussitôt sortie de l'école, ben, on m'a mise chez les autres. Voilà.
J: Chez les autres ?
G: Ben, chez les gens pour, des fois pour garder les enfants, ou, les petits enfants, ou
alors...Mais moi, j'ai pas voulu en rester là.
J: Mais à onze ans, vous deviez encore aller à l'école, non ?
G: Ah non. Non. Quand on avait le certificat d'études, on pouvait quitter l'école. Alors
quand j'ai été chez les autres, moi je, j'ai voulu mieux que ça. J'ai connu des personnes
très bien, qui venaient en vacances à SÉZANNE, et c'était des Parisiens. Et ils m'ont dit
un jour :
-Émilienne, si vous voulez monter, en gagner plus, qu'ils m'ont dit, vous pourriez venir
chez nous.
-Ben, j'ai dit, ça dépend ce que vous faites, moi. Parce que je vois bien que vos enfants, la
gouvernante, tout ça, c'est là, je dis. Mais moi j'ai pas...
-Mais, il m'a dit, c'est pour travailler, Émilienne. On tient un restaurant à PARIS, rue SaintMaur.
-Ah, ben, j'ai dit, peut-être, mais faut que je demande quand-même à mes parents.
Ma mère ne tenait pas à ce que je parte parce que qui c'est qui s'occuperait de Papa ?
Alors je suis partie quand-même.
J: À quel âge ?
G: Eh ben, j'avais quel âge ? Quinze ans. J'avais quinze ans quand je suis partie. Et je
suis revenue quand il a fallu évacuer. Je suis revenue à SÉZANNE. Voilà.
J: Et vous vous souvenez un petit peu dans les années trente, comment c'était ?
G: Dans les années trente...Ça faisait combien, ça ? Je ne vois plus.
J: En trente-six, le, le Front populaire ?
G: Ah ben, le, ça, j'entendais gueuler ça dans, dans les rues de PARIS, hein.
J: De quoi ?
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G: Le Front populaire.
J: C'était quoi ?
G: Le journal de la classe ouvrière.
J: Et c'était quoi, alors ?
G: Ben, c'était, c'était le, l'Humanité :
-Lisez, prenez l'Humanité ! Journal central du parti communiste !
Je prenais pas de journaux.
J: Et c'était animé à cette période-là ?
G: Comment ?
J: C'était animé, à cette période-là c'était animé ?
G: Ah ben, oui, les rues elles étaient allumées, oui. Ouais. Y avait du monde, ça circulait.
Hé, dans le métro, je vous dis pas, hein ! Là, c'était la bourrade. Ouais.
J: Et ces idées-là, ça vous, ça vous disait quoi ?
G: Ça me disait que j'aurais bien voulu continuer à travailler à PARIS, parce qu'on gagnait
bien la vie et je mettais de l'argent à la Caisse d'épargne. C'était ça que je voyais. Et ma
mère ne se, ne s'occupait pas de nous acheter ni souliers, ni vêtements, ni rien du tout,
hein. Fallait qu'on se débrouille avec l'argent qu'on, ouais, et fallait encore leur en envoyer.
Ah oui.
J: Et avec tout ça, vous arriviez à en mettre de côté ?
G: Ah oui. Hé oui. Je gagnais quoi ? Quatre cent cinquante francs par mois. Ben, je ne
dépensais pas grand-chose. Je n'avais pas de chambre à me payer, puisque je couchais
dans une chambre de bonne. Seulement, au septième étage et sans ascenseur.
J: Et en trente-huit, on entendait parler des conflits avec l'Allemagne, des discordes ?
G: Ça, je ne me rappelle pas de ça.
J: Vous vous souvenez quand y a eu la déclaration de la guerre ?
G: Ouais.
J: Vous étiez où ?
G: Ben, j'étais à PARIS. J'étais à PARIS. Je suis revenue chez mes parents.
J: Comment vous l'avez appris ?
G: Oh ben, hein, ça s'apprenait de, hein, de bouche à bouche. Vous savez, au restaurant,
il venait des Français, il venait des Espagnols, il venait des Italiens, on savait tout. Ah oui.
Mais qu'est-ce que vous voulez ? Autrement on n'a, on n'a pas souffert de...
J: Et de là vous êtes venue à SÉZANNE ?
G: Ben, de, je suis revenue de PARIS parce que, fallait évacuer, hein. Je suis revenue
chez mes parents.
J: Et vous y êtes restée ?
G: Eh ben, oui.
J: Ils ont pas, eux, eux n'ont pas, ne sont pas partis ?
G: Ben non, mon père paralysé.
J: Et dans SÉZANNE, ils étaient partis ou pas ? Il restait du monde ?
G: Ah oui, oh oui. Y en avait beaucoup de partis, hein. Ah oui. Oui.
J: Et vous n'aviez pas peur de rester ?
G: Moi j'étais pas, ma mère avait voulu que je parte avec ma sœur aînée, alors maintenant
elle est morte, ma sœur aînée, et son mari travaillait chez FROT, et il lui avait dit, c'était un
Italien, son mari, Joachim :
-Vous pouvez prendre un camion.
Parce que c'était une grosse entreprise.
-Prenez un camion, il dit, les autres on va les donner à un autre et, c'est pareil.
Alors on a pris ce qu'on avait à prendre, du linge surtout, mais des meubles on les a
laissés. Et puis on a pris ce qu'on avait d'avance : des pâtes, des, des machins comme ça,
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pour qu'on n'ait pas à aller acheter tout de suite et avec ça, on est arrivés dans la Vienne,
à ADRIERS.
J: Vous ?
G: Oui.
J: Ah, donc vous êtes partie quand-même ?
G: Avec ma sœur, ma sœur aînée qui venait d'avoir une petite fille qui était toute menue.
Alors ma mère a dit :
-Pars avec Yolande.
J: Et donc vous êtes arrivée dans la Vienne ?
G: Je suis arrivée à ADRIERS dans la Vienne. Et le fermier qui nous avait recueillies, bien
sûr, il était gentil. On, on achetait deux litres de lait tous les soirs, bien sûr, et puis on se
débrouillait pour faire à manger. On avait mis quatre-cinq briques, puis on faisait un feu làdessous, et puis on chauffait de l'eau, ou on faisait cuire des pâtes. Je nous vois encore
derrière le cul des vaches, à dormir. Et puis un soir, on était déjà dans la grange, et puis je
vois un soldat arriver de loin.
-Mais, je dis à ma sœur, on dirait notre frère.
-Oh, elle dit, penses-tu.
Alors je dis :
-Écoute, regarde, moi je vois pas bien clair, mais regarde.
-Mais, elle dit, oui ! C'est notre frère aîné.
-Eh ben, ben, je dis, il était pourtant pas là. Il était à MONTMORILLON.
Alors elle m'a dit :
-Bon, ben, on va l'accepter.
Mais c'est qu'il a bien resté deux jours avec nous, mais après il dit :
-Faut pas que je reste là et, parce que je me suis sauvé de mon régiment.
Alors on lui, Monsieur EBRAT, chez qui on était atterris à ADRIERS, il lui a donné des
vieux habits, normaux, des, des vieux, mais enfin tant pis. Il n'avait plus les habits
militaires et il lui a donné un vieux, un vieux vélo. Et il est remonté comme ça, retrouver sa
femme et ses enfants qui étaient partis, je sais plus où, dans les Deux-Sèvres, eux,
puisqu'il fallait émigrer. Alors ils étaient, eux, partis dans les Deux-Sèvres. Alors il a été les
retrouver là-bas et puis après, ben, ils se sont plus quittés. Les enfants ont grandi, se sont
mariés, et puis voilà.
J: Et vous, vous êtes revenue ?
G: Ben, je suis revenue après, avec mes parents, quand ma sœur est revenue. Quand
ma, ma grande sœur est revenue avec ses enfants, et mon beau-frère avec le camion, eh
ben, il m'a ramené. Il m'a ramené à SÉZANNE.
J: Pourquoi vous êtes revenue ?
G: Ben, parce que fallait que je voie à mes parents, quand-même. C'était moi la dernière
de la maisonnée. Je pouvais pas laisser mes parents comme ça.
J: Et quand vous êtes revenue à SÉZANNE, alors, les choses avaient changées, ou pas ?
G: Comment ?
J: Quand vous êtes revenue à SÉZANNE
G: Oui ?
J: Est-ce que les choses avaient changé ?
G: Les, les gens étaient, comment, plus revêches. Ils n'avaient plus confiance en leurs
voisins, ou...Mais nous y avait rien de changé. Non. Moi je, j'étais comme avant, toujours
prête à rendre service quand il le fallait. Et, non, j'avais rien changé, moi, de mes
habitudes.
J: Vous avez vu des Allemands ?
G: Comment ?
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J: Vous avez vu des Allemands ?
G: Ah oui, j'en ai vu. Oui, j'en ai vu.
J: De ?
G: De, ben, des Allemands qui allaient dans la piscine de SÉZANNE et nous on n'avait
plus le droit d'y aller. Les Allemands allaient se baigner tous les matins, tous les aprèsmidis. Et nous on n'avait plus le droit d'y aller. Alors ça chantait :
-Alli, allo, alla.
Oui. Oui. Oh, j'en ai vu, oui, des Allemands. Puis, les bottes, hein. Oui, j'ai pas vu des
belles choses, va.
J: Comment ça ?
G: Ben, parce que, ça faisait mal au cœur quand-même. Alors nous, la grange était pas à
côté de la maison, mais fallait laisser la porte ouverte parce que s’ils avaient voulu y aller,
dans la maison, ils y allaient. Ils y ont été, parce que moi j'ai trouvé des pas, des traces de
bottes. C'était de la saloperie, hein.
J: Et est-ce qu'ils étaient corrects, ou... ?
G: Hein ?
J: Ils étaient corrects ou pas corrects ?
G: Ah, ça dépend. Ça dépend ! Ils essayaient toujours, mais c'est pas dit que tout le
monde leur cédait. Alors à SÉZANNE, celles qui ont cédé aux Allemands, elles ont été
tondues, hein, j'aime autant vous le dire. Elles se mettaient un fichu sur la tête, mais on
voyait bien à leur bouille que, qu'elles avaient été tondues.
J: Parce que vous avez, les Allemands essayaient ?
G: Ah oui !
J: Comment ?
G: Ah ! La ruse, la ruse, la ruse. Hé oui.
J: Ben, dites-moi.
G: Ben, oui, mais moi ça ne m'a jamais arrivé. Ça ne m'a jamais arrivé.
J: Mais qu'est-ce qu'ils faisaient ?
G: Ah ben, ils attiraient les, les filles. Ils leur montraient des billets, des, des sous. Ils leur
en donnaient. Oui, oui, oui. Ah mais, c'est comme ça. Oui, c'est pas beau.
J: Et elles, elles ont mérité d'être tondues ?
G: Ah oui ! Ah oui. Ah oui, moi j'étais pour, hein. Ah oui. Ah oui. Pourquoi traîner avec des
Boches, bras dessus, bras dessous, que...Ah non. Non, y avait...Non. C'était pas
pensable, non. Non. Mais elles, elles doivent être, être mortes, mes copines, enfin, c'était
pas des copines parce que je ne traînais pas avec elles. Et y en a une qui s'appelait
Madeleine MÉTRO, principalement, et elle, elle continuait avec les Schleus. Elle était
tondue, mais elle allait quand-même avec les Schleus.
J: Parce que c'est arrivé quand d'être tondue ?
G: Ah ! C'est arrivé...Je, je sais même plus l'année. Je sais plus l'année mais je, je les ai,
je les ai vues tondre, c'est le cas de le dire.
J: C'était, c'était à la Libération ? Et vous vous souvenez de ce jour-là, comment c'est, ce
qui s'est passé quand elles ont été tondues en fait ?
G: Ah ben, elles ont entendu siffler tout le monde et puis des « ordures » et « putains » et,
tout ce qu'il fallait, quoi.
J: Et c'était des gens de SÉZANNE qui les avaient réunies ?
G: Ah ben, c'était, oui, c'était, comment, les, les maquisards.
J: Alors dites-moi un peu comment ça s'est passé, parce que j'ai du mal à imaginer
comment... ? C'était où, c'était... ?
G: Sur la place de SÉZANNE, devant l'église ! Sur la place de la République. Voilà.
J: Et y avait qui alors ?
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G: Ah ben, y a, SÉZANNE allait voir ça, hein. Moi aussi j'ai été le voir. Enfin, c'est du
passé tout ça.
J: Et y a eu des règlements de comptes aussi ?
G: Ah oui. Entre, entre personnes âgées, alors là, des vieux et, et des jeunes, hein. Mais
ça, je, je ne m'en suis pas occupée, hein. Je voulais pas m'occuper de tout ça. J'avais
assez à, à soigner les, les malades et à faire des piqûres à droite, à gauche. Ou quand y a
quelqu'un qui mourait, c'est encore moi qui allais l'habiller. Oui.
J: Et pendant l'Occupation, est-ce que vous avez souffert des manques ?
G: Non. Non. Non, non. J'ai toujours eu du beurre, des pommes de terre et, et sans
coucher avec les bonhommes, hein. Ouais.
J: Vous étiez rusée ?
G: Non. Non, non. Mais j'allais laver le linge chez des cultivateurs, je voulais pas d'argent.
On me payait avec des œufs, avec du beurre, avec des pommes de terre. Voilà.
J: C'était plus utile que l'argent ?
G: Ah oui. Ah oui. Parce que de l'argent, mes parents n'étaient pas pauvres. Non. Oui, oui,
c'est comme ça.
J: Et, et dans le, dans ce village, c'est déjà une ville, SÉZANNE ?
G: Oui. Six mille habitants.
J: Y avait des opinions un peu contradictoires, non ?
G: Ah ben, y avait des curés, des pas curés, hein. Oui.
J: Et ça vous, vous vous en souvenez quand vous étiez enfant ?
G: Oui, je suis allée au catéchisme. Mais un jour, j'ai répondu au curé qui nous faisait le
catéchisme, puis j'ai dit :
-J'en sais plus que vous, moi.
Et il m'a dit :
-Ce sera plus la peine de revenir.
-Ben, j'ai dit, c'est ce que je compte bien faire.
Y a que moi qui n'ai pas fait ma première communion.
J: Vous aviez des idées bien arrêtées ?
G: Ah oui.
J: C'était quelles idées ?
G: Eh ben, je ne voulais pas être menée par le bout du nez. Voilà. Moi, le, le patronage et
le catéchisme, tout ça, moi je, j'aimais bien aller jouer aussi et, comme toutes les, les filles,
les, les enfants. Ah oui.
J: Et y avait des fois un peu des, de l'animosité entre ceux qui étaient pour l'église et
contre ?
G: Ah ben, bien sûr. Bien sûr, mais moi je, je ne m'attardais pas là-dedans, hein.
J: Mais ça se manifestait comment à SÉZANNE ?
G: Ça se, bah, je sais pas, hein, une espèce de jalousie entre eux. Oui. Mais nous, dans
notre coin de rue Haute, là-haut, ça allait.
J: Et ça a disparu avec la guerre ?
G: Oui. Ça, ça s'est...Oui.
J: Et vous pouviez faire un peu confiance à tout le monde pendant l'Occupation, à
ceux... ?
G: Non. On, on ne racontait pas. Ah, ah non. Moi j'allais avec une vieille voiture à gamin,
quand j’allais laver le linge chez les culs-terreux, si on peut dire, eh ben, je foutais mon
beurre, mon, mes œufs, tout ça, et puis je mettais les pommes de terre dessus. Et puis je
revenais, ma voiture à gamin. Et puis après, une fois que, on s'est mariés en quarantequatre, et on s'est mariés civilement, parce que j'étais enceinte. Et ma mère n'arrêtait pas
de gueuler après moi. Alors j'ai dit :
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-On va se marier !
Parce que :
-Encore un étranger dans la maison !
-Ah, j'ai dit, non. Tu vas pas dire un étranger dans la maison. Il est, comment, il est devenu
Français.
Comment qu'on, on, on dit ? Il a été...
J: Naturalisé ?
G: Voilà, naturalisé. J'ai dit :
-On se marie.
On s'est mariés civilement. J'ai dit :
-Ça ne te fera pas de frais.
Et puis vingt ans après, vous entendez bien, vingt ans après, on s'est mariés à l'église, à
cinq heures du soir, avec mon beau-frère comme témoin, et une amie à moi. Je sais
même pas si elle est encore existante, la pauvre Bernadette, je sais pas. Eh ben, on s'est
mariés à l'église sans tambour ni trompette. On ne pouvait pas avoir les papiers
d'Espagne, c'est un curé qui me les a faits avoir. Voilà ? Ça a été notre vie.
J: Parce que votre mari, il est arrivé quand en France ?
G: Il est arrivé, il avait cinq ans. Mais son père était déjà en France depuis un moment, et
lui il est arrivé après, avec sa mère. C'est pour ça qu'entre lui et la sœur, les sœurs qu'il
avait, mais la première tout au moins, y a eu cinq ans d'écart. Parce que, oui, faute de
four, on n'enfourne pas de pain.
J: Et vous savez pourquoi ils sont venus en France ?
G: Eh ben, parce que mon, mon beau-père avait trouvé du travail dans la glaise. Et il a
dit :
-Venez. Je vais aller vous chercher.
Et il est allé les chercher. Mais alors après, y avait des, des marmousets tous les ans. Et
puis y avait, on s'est mariés au mois de mars quarante-quatre, trois mois après, mon papa
est décédé. Et, c'était au mois de juin que mon papa est mort, et au mois de juillet suivant,
c'est ma belle-mère qui est morte, en laissant onze enfants. Y avait que nous de mariés.
J'ai pris les deux dernières à ma charge. Y en a qu'une que j'ai pu continuer à surveiller
parce que l'autre elle a pas voulu rester à, avec moi parce que, voilà. Et je la faisais
débarbouiller et elle avait, ça ne lui plaisait pas. Alors j'ai gardé Denise avec moi et j'ai
arrivé à lui faire faire son certificat d'études, à lui faire faire sa communion, et puis après,
ben, elle a été se placer chez les autres, hein, c'est pas moi qui l'ai placée. C'est ses
sœurs qui l'ont placée. Alors elle a été travailler chez les autres. Ah non, c'est pas moi. Et,
bon...Ben ?
J: C'est rien. C'est quelqu'un qui a appelé. C'est pas vous. C'est quelqu'un d'autre.
G: Oui, peut-être, parce que quand-même pour moi, on aurait quand-même tapé. Non,
non, laissez. Ah, faut peut-être pas que je sois, ben, mais ça va peut-être se terminer ça,
quand-même.
J: Et donc c'était, vous avez eu des, un peu des reproches d'être, de vous être mis avec
un Espagnol ?
G: Ah, mes parents ont mal digéré ça. Pas Papa ! Pas Papa.
J: Parce qu'y avait une communauté espagnole à SÉZANNE ?
G: Ben, y en a eu des Espagnols.
J: Et c'est, ils étaient pas très bien vus, ou... ?
G: Non, mais moi on n'a jamais été dans la communauté espagnole, hein. Non, jamais.
Non, non, non. Non.
J: Et vous vous souvenez, donc vous vous êtes mariée en quarante-quatre, c'est ça ?
G: Oui. Oui.
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J: D'accord. Et vous pouviez pas y, vous pouviez pas retourner en Espagne, à ce momentlà ?
G: Non, mais on y est retournés avant que mon mari ne décède. On y est retournés trois
années de suite.
J: Parce qu'y avait FRANCO ?
G: Ah non, je crois pas que ce soit FRANCO. Non, je crois pas. Non, mais non, c'est ma
fille qui a la carte. Je ne sais plus. Je sais pas, je sais pas vous dire, là. Ouais.
J: Et lui, il a pas été pris, réquisitionné pour... ?
G: Non, j'allais vous le dire. Il n'a pas été réquisitionné.
J: Comment ça se fait ?
G: Ah ben, je sais pas. Alors j'avais des, des voisins qui, des voisines plutôt qui pleuraient
parce qu'on leur avait pris leur mari, et moi j'avais toujours le mien.
J: Ben, c'était pas encore votre mari ?
G: Si, il était pas, il vivait pas chez mes parents, bien sûr. Ouais. Ah oui, oui. Mais il était
bien vu, mon, mon...
J: Et ils étaient installés où à SÉZANNE, les Allemands ?
G: Alors y en avait en deux parties : y en avait du côté de la gare et y en avait du côté, du
côté de la piscine dans les, dans les logements insalubres qu'y avait par là.
J: Et y avait une Kommandantur, ou... ?
G: Ah, y en avait une, oui. C'était dans la rue de Paris à SÉZANNE.
J: Alors ça s'appelait comment ?
G: C'était dans la, la plus belle maison qu'y avait à SÉZANNE. Je la vois encore, dans la
rue de Paris. Oui, mais moi j'y suis jamais allée, hein, dedans.
J: Vous n'avez jamais eu affaire à, aux Allemands ?
G: Non. Non. Non, non. Ils ne m'ont jamais pris en revenant de la campagne avec les, du
beurre, des, des œufs, des pommes de terre. Ils me les auraient pris, alors.
J: Et ils sont jamais venus à la ferme quand vous y étiez, à la maison ?
G: Comment ?
J: Ils sont jamais venus à la maison quand vous y étiez ?
G: Non. Une fois ils ont tapé dans ma porte, dans la porte de mes parents :
-Lumière !
Ah oui, je venais d'allumer pour faire pisser mon père. Je leur ai dit :
-Messieurs, voilà ce que j'étais en train de faire : faire pisser mon père qui est paralysé.
Alors y en a, y avait un Français, mais qui tenait un, un bar à SÉZANNE mais du côté de
la gare, et c'est lui qui les accompagnait, les Allemands. Alors il, il a dit, j'ai dit :
-Il faudra que j'aille m'expliquer à la Kommandantur ?
Il me dit :
-Non, Madame GONZALEZ. Restez là.
J: Vous n'étiez pas encore Madame GONZALEZ?
G: Hein ? Ah non, j'étais encore pas Madame GONZALEZ.
J: Parce qu'y avait des Français qui étaient avec les Allemands ?
G: Y en avait un, mais c'était un Allemand qui était, qui avait acheté un café à SÉZANNE.
Voilà.
J: Mais avant ? Il l'avait acheté avant ?
G: Ah oui, avant qu'on ne connaisse les Allemands.
J: Mais sinon y avait pas de, de, de personnes de SÉZANNE qui étaient du côté des
Allemands ?
G: Non, y a que celles qui se sont fait tondre. Ah non. Non, on n'était pas du côté des
Allemands. Non.
J: Et vous étiez informée de ce qui se passait ?
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G: Comment ?
J: Vous étiez informée de ce qui se passait ?
G: Oh ben, les racontars des fois au lavoir ou des trucs comme ça, mais moi je ne parlais
pas. Non.
J: La, y avait pas de radio ?
G: Si. Et quand mon, quand on l'écoutait, la radio, y en a un qui faisait le guet dehors.
Ouais.
J: Pourquoi ?
G: Eh ben, parce que, des fois qu'on écoute...Oui, on écoutait les, ce qu'on nous racontait
à la télé, mais, comment que je vous dirais ça ? Comment que je vous dirais bien ça ?
Oui, on, on écoutait ce qui, ce qui se passait, mais...Oui, oui, on écoutait les, des choses
qu'il fallait pas qu'on écoute, quoi.
J: Vous écoutiez Radio PARIS ou Radio LONDRES?
G: Les deux, des fois.
J: Et ça disait pareil ?
G: Hein ?
J: Ça...
G: Non ! Pas tout à fait, non. Non.
J: Et quand, vous vous souvenez quand les Allemands ont commencé à... ?
G: À reculer ? Ouais. Ils, ils carapataient vite, hein. Ah, ils faisaient vite. Ah, quand on a
dit :
-SÉZANNE est libéré.
Ben, ça a tout changé, oui.
J: Vous vous souvenez de ça ?
G: Oh, pff, je me suis pas promenée dans SÉZANNE.
J: Et comment SÉZANNE a été libéré ?
G: Ça, je ne sais plus. Oui. Si. On a eu deux, deux petits jeunes maquisards qui ont été
égorgés par les Allemands. Ah là là. Ah oui. Et quand je vais sur la tombe à mon mari, au
MEIX-SAINT-ÉPOING, y a la tombe des petits jeunes, là, qui ont été égorgés par les
Allemands. Ils étaient affreux, les pauvres petits jeunes. Oui.
J: Parce que vous étiez là ce jour-là ?
G: Ah non, je les ai pas, je les ai vus après, quand ils ont été à la, à l'hôpital. Ils les ont
ramenés à l'hôpital de SÉZANNE. Ils étaient à la morgue. Et là, je suis allée les voir. Alors
c'était affreux.
J: Pourquoi vous êtes allée les voir ?
G: Parce que, c'était des petits jeunes que je connaissais, et qui étaient où mon mari
demeurait, dans le village où mon mari demeurait. On les connaissait bien, ces petits
jeunes là. Mais qui était encore pas mon mari à ce moment-là.
J: Et votre premier enfant est né quand ?
G: Micheline, elle est née le treize septembre quarante-quatre, six mois après notre
mariage. Et notre deuxième fille est née en quarante-cinq, au mois d'octobre.
Heureusement que ça s'est arrêté là. Et puis après on est restés cinq ans sans en avoir. Et
puis je dis à mon mari :
-Quand-même, on aurait un garçon ce serait peut-être mieux, quand-même.
Il dit :
-Et si c'est encore une fille ?
-Eh ben, écoute, on arrêtera.
Alors on a refait, et on a encore eu une fille, qui aujourd'hui s'occupe beaucoup de moi.
Elle était là hier à, à cette heure-ci. Ouais.
J: Et les Américains, vous vous souvenez, ou pas ?
Collectage de la Mémoire orale de Champagne-Ardenne
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G: Pff.
J: Y en a pas eu à SÉZANNE ?
G: Je me rappelle pas du tout. Que les Allemands, ça m'a marquée. Les Américains ? Je
cherche...
J: Et votre plus fort souvenir, c'était quoi ?
G: C'était les Allemands.
J: Mais quoi ? Qu'est-ce que vous avez comme image ?
G: Ben, les, les voir arriver dans SÉZANNE avec leurs, c'est pas, c'est pas des fusils, c'est
des, comment, mais si, c'était des fusils ? Oh, je ne sais plus. Ça m'a choquée quand ils
ont dit :
-SÉZANNE est encerclé.
Ça, ça, ça m'a, ça m'a tourmentée, ça. Mais autrement, les Américains, j'en ai jamais vu.
Non. Non, non. Non, hein. Non.
J: Et après vous avez, vous avez travaillé, après vos enfants ? Ou vous avez gardé les
enfants... ?
G: Ah, j'ai toujours travaillé, même quand j'avais les enfants. J'ai toujours travaillé. C'est
quoi, avec quoi qu'on aurait acheté la maison ? Parce que mes frères et sœurs me l'ont
pas donnée, la maison de mes parents, hein. Faut pas croire ça. On l'a achetée. Et je l'ai
fait expertiser par un notaire, parce qu'ils voulaient me la vendre à un prix exorbitant. Un
tout au moins, un de mes frères. Ça lui a pas porté chance. Oui. Oui, eh ben voilà, ce qu'a
été ma vie.
Collectage de la Mémoire orale de Champagne-Ardenne
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