Juillard - Sociolinguistique et dynamique des langues

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Juillard - Sociolinguistique et dynamique des langues
AUF Réseau Sociolinguistique et dynamique des langues
Dynamiques sociolinguistiques (scolaires et extrascolaires) de l’apprentissage et de l’usage du
français dans un cadre bi- ou plurilingue (langues de migrants, langues locales) sur les axes
ouest-africain et franco-africain (Alger, Timimoun, Dakar, Ouagadougou).
Directeur scientifique : Caroline Juillard
Co-rédacteurs du rapport : Martine Dreyfus, Dalila Morsly, Abou Napon, Ndiasse Thiam.
Rapport définitif (mars 2005)
Sommaire :
1. Historique de la recherche
1.1 Participation au début de la recherche
1.2 Chronologie de la recherche
2. Les objectifs de la recherche.
3. Cadre théorique et méthodologique.
4. Poids symbolique du français en situation de contact de langues dans les différents pays.
4.1. La situation sociolinguistique et le poids symbolique du français en Algérie.
4.2. La situation sociolinguistique et le poids symbolique du français en Afrique subsaharienne.
5. Outils et types de données recueillies.
6. Monographies.
6.1. Algérie
6.2. Sénégal
Recherche sur les pratiques et les représentations linguistiques dans le cadre scolaire.
La coexistence du français et des langues nationales dans les réseaux de jeunes en contexte urbain
sénégalais
6.3. Burkina Faso. Les comportements langagiers dans les groupes de jeunes à Ouagadougou.
Conclusion générale.
Bibliographie.
Annexe : l’entretien de Fatema.
Table des matières
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1. Historique de la recherche.
Répondant à un appel d’offres du Réseau Sociolinguistique et dynamique des langues, l’action
de recherche placée sous la direction scientifique de Caroline Juillard a été engagée en 1997.
La recherche s’est effectuée par étapes, entre 1998 et 2002. La participation, large au début,
s’est réduite sur la fin.
1.1 Participation au début de la recherche :
Des rencontres de chercheurs ont été organisées à Paris en octobre 1997 en vue de préciser les
objectifs de la recherche. Il s’agissait, pour la France, de : Michèle Auzanneau (Université René
Descartes), Abdoulaye Deme (Université René Descartes), Christine Deprez (Université René
Descartes), Martine Dreyfus (IUFM de Nîmes-Montpellier), Caroline Juillard (Université René
Descartes), Dalila Morsly (Université d’Angers). Pour l’Afrique, de : Boureïma Diadié (Ecole normale
supérieure de Niamey), Mohammed Lakhdar Maougal (Université d’Alger), Abou Napon (Université
de Ouagadougou), et Ndiasse Thiam (CLAD, Université Cheikh Anta Diop, Dakar).
Ces chercheurs se sont proposés de lancer une recherche sur l’apprentissage et l’usage du
français en situation de plurilinguisme, qui s’effectuerait dans les deux lieux de contact entre jeunes
utilisateurs et adultes (notamment des instituteurs et formateurs) que sont l’école (et notamment la
classe) et les associations de jeunes et les groupes de pairs.
M. Auzanneau et C. Deprez ont participé à ces réunions initiales, à titre d’experts, pour le
lancement de la recherche et l’élaboration des problématiques. Les autres chercheurs se sont tous
impliqués ultérieurement, à partir de 1998, sur le terrain.
1.2 Chronologie de la recherche :
Les terrains retenus initialement ont été remplacés par d’autres au cours de la recherche, en
raison de la défection de certains chercheurs (Maougal, Diadié). Cependant, on a veillé à garder une
cohérence relative, en vue de la comparaison envisagée entre terrains algériens (Alger, Timimoun,
Constantine) et ouest-africains (Dakar, Ouagadougou).
Les chercheurs se sont en général rendus sur le terrain par équipe de deux, ainsi que le principe
en avait été retenu initialement. On a favorisé un travail d’équipe où fonctionne un double regard,
interne et externe à la situation sociolinguistique observée. D’un point de vue heuristique et
scientifique, tant l’observation que le travail réalisé ont été enrichis.
Les premiers stages de recherche ont été effectués en mars/avril 1998 à Dakar et à
Ouagadougou, par A. Napon et N. Thiam, qui se sont intéressés aux usages et aux représentations au
sein des groupes de pairs dans les deux villes. Chacun a aidé l’autre à collecter les données sur son
propre terrain en même temps que sur le terrain étranger, dans la mesure du possible. Thiam a recueilli
des informations de nature différente (concernant les usages, les formes linguistiques et les
représentations des membres des groupes concernés) au sein de deux ASC (Associations sportives et
culturelles) située l’une dans un quartier favorisé, l’autre dans un quartier pauvre de la capitale
sénégalaise. Napon, la même année, a travaillé à Ouagadougou avec trois groupes de jeunes afin
d’enregistrer et d’analyser les pratiques langagières au sein de ces groupes ; il a en outre procédé à des
entretiens avec les leaders de chacun de ces groupes et trois instituteurs membres de chacun de ces
groupes.
En février 1999, M. Dreyfus et B. Diadié (cf. remarque ci-dessus) ont effectué leur recherche
conjointement sur le terrain dakarois où ils ont principalement travaillé dans une école publique située
à proximité du centre ville. Ils se sont rendus également au Centre polyvalent de Thiaroye, en banlieue,
qui dépend du Ministère de la justice, et qui pratique un enseignement alternatif, alliant le formel et le
professionnel. Les deux chercheurs ont réalisé ensemble une série de deux entretiens avec chacun des 8
enseignants de l’école des Manguiers I, créée dans les années 50 et située non loin du centre de Dakar,
à proximité des quartiers populaires de la Médina, de Fass et de Gueule tapée, des quartiers des classes
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moyennes (HLM et SICAP) et des quartiers résidentiels de la Corniche et de l’Université. Depuis sa
création, l’école a toujours accueilli les enfants des quartiers populaires environnants. Dreyfus et
Diadié ont réalisé deux entretiens collectifs avec l’ensemble des enseignants. Ils ont fait des
observations et des enregistrements de pratiques de classe chez chacun des enseignants. Chaque
observation a été suivie d’un entretien avec le maître qui a expliqué et commenté sa séance et
éventuellement ses méthodes d’enseignement. A cela s’ajoutent des enregistrements de conversations
entre enseignants lors des récréations et des enregistrements d’interactions entre élèves et entre élèves
et maître lors d’un travail autour de la réalisation d’un extrait de dictionnaire. Le travail de transcription
(entretiens enseignants, transcription des pratiques de classe) et l’élaboration des outils d’analyse des
entretiens et des interactions ont été réalisés par M. Dreyfus, B. Diadié n’ayant pas pu poursuivre la
recherche. Le fait qu’elle se soit retrouvée seule à exploiter les documents a limité l’analyse des
données de cette première série d’enquêtes.
En avril 1999, D. Morsly a effectué un premier stage à Alger. Durant ce stage, le travail a pris
trois aspects :
– Réalisation d'entretiens tout d'abord avec 5 enseignantes de français exerçant dans deux écoles
fondamentales. Le système scolaire algérien est constitué de 3 niveaux : le fondamental, obligatoire
pour les enfants de 6 à 16 ans, ce qui correspond à peu près aux écoles primaires et aux collèges
français, le secondaire d'une durée de 3 ans préparant au baccalauréat, le supérieur.
Quatre entretiens ont été réalisés avec des enseignants exerçant dans deux écoles situées dans
un quartier périphérique de l'est de la ville appelé Bab Ezzouar. Ce quartier a été entièrement créé et
construit, après l’indépendance, sur un ancien site de marais qui ont été asséchés. Les deux écoles se
trouvent au milieu d'une cité de hauts bâtiments où la densité de population est très élevée. Ces
bâtiments sont constitués de logements sociaux attribués par l'état à des enseignants, petits
fonctionnaires ou petits employés. Cependant la cité jouxte aussi un habitat précaire dans lequel vivent
des familles plus démunies. Cette école accueille des enfants d'origine sociale dans l'ensemble modeste
et qui pour la plupart baignent surtout dans un milieu arabophone et ou berbérophone. Le quartier a été
très secoué par le terrorisme islamique. Certaines enseignantes et la directrice d'une des deux écoles ont
parlé des menaces qu'elles avaient subies à plusieurs reprises.
Trois entretiens ont été recueillis auprès d'enseignantes du premier palier du fondamental
(primaire), un entretien auprès d'une enseignante du second palier (collège) Trois entretiens ont été
réalisés dans les écoles, la directrice et le directeur de ces écoles ayant accepté que l'enquêtrice visite
leur établissement et qu’elle réalise des entretiens sur place. Le quatrième entretien a été réalisé au
domicile d'une des enseignantes. Celle-ci habite la cité. C'est le cas aussi de deux autres enseignantes,
sur les quatre. La dernière vit sur les hauteurs d'Alger et doit donc chaque jour effectuer un long trajet
pour venir enseigner.
Le cinquième entretien a été recueilli auprès d'une enseignante du premier palier du
fondamental. Celle-ci enseigne dans un quartier central de la ville : Belcourt. Ce quartier est très connu
dans la ville parce qu'il a toujours connu une histoire tumultueuse. Pendant la colonisation le quartiers
était divisé en deux parties : le bas quartier essentiellement habité par des Européens de condition
modeste et les hauteurs habitées par ceux que l'on appelait les Indigènes. Les conflits communautaires
ont fait rage à plusieurs reprises en particulier pendant la période de l'OAS. La violence a réapparu
avec la mouvance islamique, Belcourt étant un des quartiers de la ville où cette mouvance a élu
domicile. L'enseignante interrogée témoigne de cette violence et de la peur qui régnait dans le quartier,
au point raconte-t-elle que, pour ne pas se faire repérer comme enseignante, –les enseignantes étant
particulièrement ciblées par le terrorisme– elle ne prenait plus de cartable pour aller à l'école, mais un
sachet en plastique. Pour toutes ces raisons, l'entretien a été réalisé au domicile de l'enseignante.
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– Participation à une journée pédagogique. Cette journée s'est tenue dans une des écoles de BabEzzouar. La journée s'organise en deux temps. Une enseignante désignée au préalable par l’inspectrice
de français propose une leçon modèle à ses collègues autour d'un problème pédagogique. Le sujet
retenu, ici, était l'enseignement de l'écrit. La séance se déroule ainsi :
• introduction présentée par l’inspectrice,
• leçon modèle,
• discussion et débat : l’inspectrice et les enseignants interviennent.
La séance dure environ deux heures et permet de recueillir de nombreuses données sur ce que
représentent l'écrit et l'oral pour ces enseignants, la place qu'ils lui accordent dans l'acquisition du
français.
Dans un second temps, la maîtresse qui a préparé la leçon modèle effectue une application devant des
élèves. Elle tente donc de mettre en œuvre les principes retenus. Les élèves étaient des élèves de 9ème
année fondamentale (dernière année du fondamental). Le cours dure une heure, à la suite de quoi
inspectrice et enseignants reprennent le débat pour parler du déroulement du cours autour du problème
pédagogique retenu.
– Observation de classe réalisée en 4ème année de primaire, c’est-à-dire, en première année de français
(au moment où l'observation a été faite, le français était introduit en 4ème année fondamentale –
primaire– ; depuis la rentrée scolaire 2004, il est introduit dès la seconde année). Cette classe était
animée par une des enseignantes avec qui un entretien a été réalisé.
Une nouvelle réunion de travail entre les chercheurs vivant en France (Dreyfus, Morsly,
Juillard) a permis, fin novembre 1999 à Paris, de faire le point sur les premiers résultats des enquêtes
effectuées dans les écoles et de mettre au point les grilles d’analyse des entretiens recueillis. On a
également décidé d’approfondir la recherche et la comparaison sur les terrains sénégalais et algérien, en
diversifiant les paramètres situationnels. D. Morsly est donc retournée sur le terrain algérien en février
2001, pour une recherche en milieu scolaire effectuée à Timimoun.
Timimoun est une ville située à 1000kms au sud d’Alger aux abords du désert. C’est une daïra
(sous-préfecture) qui relève de la wilaya (préfecture) d’Adrar. D. Morsly a exploité, pour son enquête,
les contacts qu'elle avait depuis longtemps dans cette ville où elle a assuré des formations pour les
enseignants de français et travaillé à une réflexion sur les manuels d’enseignement de français avec des
inspecteurs de la ville. Timimoun est un exemple intéressant, dans la mesure où la situation des langues
est différente de ce qu’elle peut être dans la capitale ; dans la mesure aussi où la formation des maîtres
n’a pas toujours suivi les mêmes itinéraires qu’à Alger.
Timimoun est une ville bilingue. Une partie de la population est berbérophone et parle une
variété locale de berbère appelée znaytiya ; l’autre partie est arabophone. Les berbérophones sont aussi
arabophones dans leur majorité. Les exceptions sont constituées par des personnes âgées et ou des
femmes analphabètes vivant dans les ksours (on désigne ainsi la ville ancienne ainsi que les villages)
situés aux alentours immédiats de la ville. Les arabophones, par contre, et cela est conforme à ce qui se
passe ailleurs dans le pays sont moins souvent bilingues. La langue française est, contrairement à
Alger, très peu présente dans la conversation quotidienne des Timimouniens, entre Timimouniens, mais
est largement utilisée dans les relations avec les touristes, qu’il s’agisse de touristes nationaux venus du
nord ou de touristes étrangers. Elle apparaît aussi, facilement, dans les conversations entre enseignants
de français, en dehors même de conversations purement professionnelles. Il faut signaler aussi que
contrairement à de nombreuses autres régions du pays qui reçoivent dans de bonnes conditions les
chaînes de télévision française —ce qui permet aux téléspectateurs algérois par exemple d’être
davantage au contact du français— la wilaya d’Adrar et donc la ville de Timimoun ne reçoivent que les
chaînes arabes. Ces quelques éléments d’information permettent de montrer que Timimoun est
beaucoup moins au contact de la langue française qu’une ville comme Alger.
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A cela s’ajoute une situation dans l’ensemble plus mauvaise de l’enseignement en général qui
n’épargne évidemment pas l’enseignement du français. Un rapport sur la «Situation de l’enseignement
du français dans la wilaya d’Adrar de 1974 à 1996» rédigé par Abderrahmane Touati, inspecteur à
Timimoun, propose un état des lieux alarmants. Ce rapport présente les facteurs administratifs
(restructuration administrative qui a entraîné le départ de nombreux enseignants expérimentés et
nécessité le recrutement intempestif de jeunes enseignants ayant une maîtrise très approximative du
français et en tout cas peu ou mal préparés à l’enseigner) ainsi que les facteurs méthodologiques et
pédagogiques qui conduisent à une dégradation de l’enseignement du français.
Il a donc semblé intéressant, dans un tel contexte, d’examiner les représentations que ces
enseignants avaient de la langue française. Six entretiens ont été réalisés avec des instituteurs ou des
institutrices qui enseignent dans le premier palier du fondamental (5) et dans le second palier (pour
l'une d'entre eux). Certains débutent dans la carrière d’enseignants alors que d’autres ont déjà une
certaine expérience. Les premiers semblent avoir, malgré une grande aisance dans l’expression orale,
une maîtrise moins assurée et une familiarité moins étendue avec cette langue que les seconds. On
devine ici que les parcours de formation joue un rôle important.
M. Dreyfus et C. Juillard sont allées ensemble à Dakar, en mars 2001, où accompagnées de
Mamadou Ndiaye (Université de Dakar), elles se sont principalement intéressées aux écoles
alternatives en grande banlieue de Dakar. Dreyfus et Juillard ont réalisé ensemble une série d’entretiens
et d’observations dans des écoles alternatives soutenues par l’ONG ENDA Jeunesse action et localisées
dans le quartier périphérique de Ginaw rails, ainsi qu’au Centre polyvalent de Thiaroye (enseignement
alternatif, alliant le formel et le professionnel), qui reçoit aussi bien des jeunes délinquants envoyés par
le ministère de la justice que des exclus du système scolaire et des jeunes élèves qui suivent le cursus
complet de l’enseignement formel. Un complément d’enquête a été effectué par C. Juillard en avril
2002, au Centre de Thiaroye.
Une grande partie des données recueillies lors de la mission conjointe de M. Dreyfus et C.
Juillard (2001) ont été transcrites par M. Dreyfus et C. Juillard mais toutes les données n’ont pu être
analysées à ce jour, en raison de l’importance du corpus recueilli lors de cette seconde mission, corpus
qui venait s’ajouter au premier corpus. Cependant, des conclusions générales peuvent être avancées à
partir des corpus analysés. Un ouvrage reprend dans un de ses chapitres une partie des analyses
effectuées (Dreyfus, Juillard, 2005). Des communications ont été réalisées (Dreyfus, Juillard (2004),
Dreyfus (2005). D’autres sont prévues dans des colloques à venir, des articles ont été soumis à des
revues. D. Morsly a également publié plusieurs articles dans le cadre de la recherche menée en Algérie.
L’étalement de la recherche dans le temps a permis que soient reconsidérés les terrains, les objectifs et
les méthodes. Ainsi, pour le Sénégal, différents espaces d’enseignement du français ont été visités, au
centre ville et à la périphérie de Dakar : une école traditionnelle (enseignement formel) et des écoles
alternatives (enseignement non formel), en vue de considérer les différences et les points communs
relativement aux parcours, répertoires, pratiques et représentations linguistiques des enseignants et
formateurs, d’une part, aux pratiques pédagogiques et aux modèles linguistiques transmis, d’autre part.
Mmes Morsly et Juillard ont continué à fréquenter leur terrain de recherche respectif, au Sénégal et en
Algérie, après la clôture officielle de l’étude (avril 2002).
Des séances de travail bisannuelles ont réuni depuis lors les trois chercheuses signataires du
rapport définitif, M. Dreyfus, C. Juillard et D. Morsly, pour déterminer les axes d’analyse des données
recueillies, confronter les résultats et les présenter.
Ce rapport définitif est construit à partir du premier rapport d’avril 2002, ainsi que des rapports
intermédiaires et des monographies effectuées par M. Thiam et Napon, Mmes Dreyfus, Juillard et
Morsly, concernant leurs terrains respectifs.
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2. Les objectifs de la recherche.
L’école primaire fonctionne dans la société comme lieu d’inclusion et également d’exclusion,
pour des jeunes dont les pratiques et les stratégies d’appropriation des langues et des variétés sont
influencées par les modèles transmis dans le cadre scolaire aussi bien qu’extra-scolaire. D’autre part,
les pratiques et les représentations linguistiques des futurs adultes se renforcent et se focalisent au sein
des groupes dont ils sont des membres privilégiés et les adultes qu’ils y côtoient éventuellement leur
présentent également des modèles langagiers.
L’optique de la recherche est comparative : la comparaison porte sur la manière dont les
usagers, natifs africains, s’approprient le français dans leur cadre sociolinguistique spécifique et met en
relation les dynamiques propres à chaque lieu, compte tenu du fait que le poids symbolique des
diverses langues en contact, et notamment du français, n’est pas identique dans les divers pays
concernés.
Les thèmes retenus ont été les suivants :
Thème 1 : L’école, comme lieu du contact des personnes et des langues, et notamment la classe,
comme espace d’interactions sociales particulières.
A) On s’est tout d’abord intéressé au parcours des instituteurs (trices), et formateurs (trices) du
primaire : qui sont-ils ? Quelle est l’incidence de leurs parcours (stratégies d’acquisition, lieux et
circonstances de l’emploi des langues en contact, représentations, etc.) sur la norme qu’ils veulent
transmettre ainsi que sur leur(s) usage(s) dans le cours de leur pratique professionnelle ?
B) On a tenté de dégager les stratégies des maîtres et formateurs d’après l’observation de leurs
pratiques pédagogiques en classe et d’après l’analyse des déclarations qu’ils nous ont faites lors
d’entretiens.
C) On a observé également le recours aux langues locales (ou aux langues d’origine) dans la
classe et hors de la classe. On pourra ainsi spécifier la nature des contacts de langues, leur fonction et la
représentation qu’en ont les usagers. La fonction de l’alternance des langues en classe est ainsi
appréciée, tant pour les maîtres qui l’utilisent que pour leurs élèves. L’exploitation pédagogique du
bilinguisme se révèle variable, compte tenu de la diversité des situations et des parcours des maîtres ou
encore des types d’enseignement.
Il s’agit donc d’une enquête exploratoire qui permet de mettre en relation quatre types
d’informations :
- le répertoire et la biographie linguistiques des maîtres et des maîtresses
- les motivations du choix du métier d’enseignant
- les représentations de la langue à enseigner et de la langue des élèves
- les pratiques observables en classe et à l’école.
Thème 2 : Les dynamiques de groupes : groupes de pairs et associations d’éducateurs et de formateurs
bénévoles.
Il s’agit de groupes de quartiers, regroupant des jeunes adultes d’âge variable :
- “grains” à Ouagadougou (groupes de buveurs de thé),
- ASC (Associations sportives et culturelles) à Dakar,
- Collectif des associations de quartier pour l’éducation alternative à Dakar. Ce collectif
regroupe des formateurs bénévoles dont la formation et l’action dans les écoles de base au sein de
quartiers défavorisés sont soutenues par une ONG : ENDA Jeunesse action.
La dynamique des usages au sein des groupes de jeunes adolescents et de jeunes adultes est
mise en regard de la dynamique sociolinguistique, telle qu’elle se révèle dans l’environnement scolaire.
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On a ainsi fait l’hypothèse que l’appropriation et l’usage du français en contact sont fonction du
regroupement social, qu’il s’agisse de locuteurs scolarisés, faiblement ou non scolarisés. Des variétés
discursives émergentes (argots, mélanges, variétés de français, entre autres) ont été mises en évidence.
L’observation des pratiques spontanées et informelles s’est assortie d’une étude sur les attitudes et
représentations, là où cela a été possible.
On a considéré que les thèmes 1 et 2 du projet correspondaient à deux aspects de la même
problématique relative à l’appropriation et à la circulation du français. Il s’est donc agi de mettre en
évidence les évolutions en cours dans l’inter - relation entre école et société et d’envisager une
comparaison selon le poids symbolique du français différent sur les deux types de terrains considérés
(Afrique sub-saharienne, Maghreb).
3. Cadre théorique et méthodologique.
Types de données. Le corpus est très diversifié : entretiens, observations et notations,
enregistrements d’interactions de classe, écrits.
Axes d’analyse des données. Les données recueillies seront présentées et analysées de quatre
points de vue correspondant aux problématiques retenues :
1 - tout d'abord à partir de la notion de "passeurs de langues", proposée par Christine Deprez
lors de la réunion préparatoire d'octobre 1997 et développée au sein des rencontres ultérieures entre
chercheurs.
Dans les situations d'apprentissage du français langue seconde où situations formelles et informelles
sont souvent imbriquées, le rôle de "passeur de langue" peut être dévolu par le sujet lui-même à une
personne de son entourage, un maître, un chanteur, parfois aussi à un livre, etc. Les passeurs sont des
gens qui introduisent une langue dans un environnement, et la font circuler. La production linguistique
du passeur est donc située socialement et géographiquement. Il peut s'agir de personnes fonctionnant au
sein de regroupements plus ou moins institutionnels (école, médias, groupes divers, dont les ASC et les
groupes de pairs) comme de personnes entretenant avec le sujet un rapport plus affectif. En situations
multilingues complexes, les maîtres ont le rôle de passeurs institutionnels de la langue française.
Il peut s’agir également d’objets concrets (des livres ou des films), de rencontres (avec des gens, ), de
chansons.
Cette notion renvoie à la façon dont “du” français est transmis et circule, dans le contact avec les autres
langues du répertoire.
Elle évoque tant le modèle (quel français est passé ?) que le mode de transmission de ce modèle (par
quelles pratiques pédagogiques ou autres, et dans quelles situations de communication ?). Elle met en
jeu des représentations et des images qui englobent la personne autant que sa pédagogie. Elle permet de
faire le lien entre les expériences partagées par tous et le vécu de chacun.
2 - Les données recueillies illustrent également la perspective dynamique "gardiens
/novateurs", s’agissant de ceux qui diffusent les modèles linguistiques et sociolinguistiques. Qu’il
s’agisse de postures exprimées en entretien ou de productions, on peut distinguer ceux qui admettent le
bilinguisme en classe, souvent les enseignants les plus jeunes et/ou les moins formés de ceux qui ne
l’admettent pas et se réfèrent plus explicitement à la norme exogène du français tout en condamnant
dans les classes le recours aux langues d’origine
3 - En ce qui concerne la variation du français utilisé par ceux qui en sont les locuteurs
légitimes : les normes de son usage apparaissent en évolution sur chacun des terrains et d'un terrain à
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l'autre Lorsqu'il existe au sein des communications de la communauté étudiée un passage plus
important du français à l’autre langue du répertoire, les systèmes se restructurent. Le rapport à la norme
diffère aussi selon l’âge des maîtres et leur formation : les conceptions que les maîtres ont de la langue
qu’ils doivent enseigner se dégagent, entre autres, de leurs commentaires sur le niveau, les attitudes, les
difficultés de leurs élèves (ceux qui sont les meilleurs/les moins bons, les garçons/les filles, leurs
langues premières, leur milieu social, leur lieu d’habitation, etc.)
4 - les données ont été analysées selon l’axe commun constitutif de la recherche : la perspective
du “milieu”, sous l’angle du type de rapport à la langue française qui s’y manifeste (présence du
français, fréquentation et diffusion de la langue). La problématique du “milieu” peut s’exprimer de
différentes manières : qu’il s’agisse d’une distinction de quartiers, selon une hiérarchie socioéconomique intra-urbaine (à Dakar : des quartiers de la moyenne bourgeoisie vs quartiers populaires),
ou qu’il s’agisse d’un rapport entre centre et périphérie à l’échelle d’un pays (capitale et villes
secondaires en Algérie) ou d’une ville (centre ville et périphérie urbaine à Dakar).
4. Poids symbolique du français en situation de contact de langues dans les différents pays.
4.1. La situation sociolinguistique et le poids symbolique du français en Algérie
Le français arrivé en Algérie avec la colonisation en 1830 est progressivement institué langue
officielle de la colonie. Dans l'enseignement, le français est enseigné comme une langue maternelle
tandis que l'arabe est renvoyé au statut de langue étrangère au même titre que l'anglais ou l'espagnol,
par exemple.
Au lendemain de l'Indépendance, l'arabe est "restauré", ainsi que le proclame le discours
officiel, au rang de langue nationale. Le français, défini comme langue étrangère à "statut privilégié",
conserve une place importante dans les médias, la production écrite (scientifique et littéraire), dans le
monde de l'économie et de la technologie (où son usage domine largement celui de la langue arabe),
dans la conversation quotidienne où il est une composante incontournable du plurilinguisme des
locuteurs (urbains surtout) ; dans l'enseignement, il est enseigné dès le primaire comme langue
obligatoire tout au long du parcours scolaire.
Rappelons, ainsi que nous l'avons vu plus haut, que le système éducatif algérien est organisé en
trois paliers :
- L'enseignement dit fondamental dure 9 ans : il est obligatoire ;
- L'enseignement secondaire dure trois ans
- L'enseignement supérieur qui adopte actuellement le système LMD.
Mais l'importance qu'il a ou doit avoir dans la formation scolaire et universitaire n'a cessé de
varier au gré des variations que subit la politique linguistique du pays. Depuis 1974 et jusque dans le
début des années 90, période pendant laquelle se pense et se met en place l'arabisation du pays, il est
introduit d'abord en deuxième, puis en troisième et enfin en quatrième années du primaire. Aujourd'hui,
depuis la rentrée scolaire 2004 et dans le cadre du projet de réforme du système éducatif en discussion
depuis la fin des années 90, il est réintroduit dès la seconde année du primaire.
Le français intervient, par ailleurs, tout au long du cursus scolaire et universitaire, comme
langue enseignée ou comme langue de travail d'appoint (pour la documentation scientifique est-il
précisé). Certaines disciplines universitaires (médecine et différentes autres formations technologiques,
par exemple) ont conservé le français comme seule langue de travail et d'acquisition des savoirs.
Aujourd'hui, avec la réforme en cours, il regagne du terrain. Les nouvelles orientations
impulsées par le Président Bouteflika qui suspend en 1999 la loi portant généralisation de l'arabisation
et déclare « (…) nous n’avons aucune raison d’avoir une attitude figée vis à vis de la langue française
qui nous a tant appris et qui nous a, en tout cas, ouvert la fenêtre de la culture française. » (El-Watan,
1er août 1999), la participation de l'Algérie, du président lui-même, aux derniers sommets de la
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francophonie "décrispent" en quelque sorte et recréent pour le français les conditions sociolinguistiques
d'une redynamisation, non seulement dans les contextes d'apprentissage et de formation, mais aussi
dans les médias, par exemple.
Comme on le voit, l’histoire de la langue française en Algérie est une histoire conflictuelle, de
rivalité avec la langue arabe. À travers le français s’expriment des enjeux à la fois politiques et
culturels qui partagent les partisans d’une politique d’arabisation à tout prix et sans exclusive et les
partisans d’une forme de bilinguisme équilibré. Cette situation a contribué à construire des
représentations sociales de la langue française elles aussi contradictoires : tantôt dénoncée comme
langue du colonisateur, celle-ci bénéficie en même temps du prestige conféré à une langue perçue
comme langue de la promotion sociale, comme langue d'ouverture sur le monde occidental, sur la
culture universelle, comme langue "de l'avenir" comme le déclare une étudiante à qui nous demandons
pourquoi elle a choisi de préparer une licence de français et qui répond : "Madame, c'est la langue de
l'avenir".
Les maîtres sont les otages de ces enjeux. Ils doivent gérer leurs propres représentations,
contradictoires, qui influent nécessairement sur les représentations qu’ils se font de leur métier de
maître de français et sur la façon dont ils conçoivent ou jouent leur rôle de passeurs de langues. Ils sont
confrontés aux représentations que les élèves héritent de leur environnement sociale et familial.
4.2 La situation sociolinguistique et le poids symbolique du français en Afrique subsaharienne
Les situations sociolinguistiques africaines, en zone sub-saharienne, sont toutes des situations
où des langues à tradition orale sont majoritairement en usage, alors qu’au Maghreb la langue arabe, à
tradition écrite, a, de ce fait, un prestige supérieur aux autres langues et dialectes. Et cette différence est
à mettre en relation avec des configurations sociolinguistiques différentes où s’inscrivent usages et
représentations du français, tant générales que particulières à chaque pays.
Anciennes colonies françaises, le Burkina et le Sénégal sont des pays multilingues
francophones, où le français, langue officielle et langue d’enseignement, est opposé à l’ensemble des
langues nationales, dans des situations de type diglossique. Dans les grandes villes, la présence
renforcée de langues véhiculaires en voie de vernacularisation chez les jeunes nés et grandis en ville
crée une nouvelle dynamique communicationnelle : la complémentarité fonctionnelle entre le français
et les véhiculaires locaux est partiellement remise en cause par l’émergence de modes de
communication bilingues et l’usage d’une variabilité accrue, tant du français pratiqué localement que
du ou des véhiculaires de contact. On constate dans l’un et l’autre pays, que le français commence à
être utilisé dans des situations où il ne l’était pas jusque là (ainsi à Ouagadougou : sport, loisirs,
commerce) et que les langues véhiculaires investissent des domaines traditionnellement réservés au
français (administration, école). Quant aux langues minoritaires, elles gardent une fonction grégaire,
mais leur sphère se restreint sous la pression de la nouvelle complémentarité citadine entre français et
langue véhiculaire.
Dans l’un et l’autre pays, les politiques linguistiques, qui opposent le français langue officielle
aux autres langues, ayant le statut de langues nationales, ont créé une configuration linguistique
particulière qui favorise la stabilisation et la reproduction sociale de représentations à propos des
langues, et notamment du français, outil de la promotion sociale. Dans de tels contextes s’élaborent des
postures et des pratiques significatives de la diversité des relations sociales urbaines.
A Ouagadougou, le moore qui est la langue première de la majorité des locuteurs joue également le rôle
de véhiculaire. Cependant des migrants du Sud et de l’Ouest du pays, souvent julaphones (le jula est la
langue majoritaire à Bobo Dioulasso, deuxième ville du pays), préfèrent recourir au français comme
véhiculaire, lorsqu’ils le connaissent, car le moore reste pour eux une langue à connotation ethnique et
qu’ainsi ils neutralisent un conflit potentiel “tout en affirmant leur appartenance au groupe des
9
francophones légitimes” (Caitucoli, 1996). La dynamique sociolinguistique semble donc favorable au
français dans la capitale burkinabé.
A Dakar, la situation est différente. Premièrement, le wolof, véhiculaire et vernacularisé chez
les jeunes locuteurs, n’a pas de rival. Cependant, le français est, semble-t-il, de plus en plus parlé en
ville, même par des locuteurs faiblement ou non scolarisés et il se répand grâce à l’usage du code
mixte, français-wolof, dont la variabilité structure le champ social (Cf. Thiam 1994, Dreyfus, Juillard,
2005).
La dynamique sociolinguistique des usages à Dakar et dans sa grande banlieue a déjà fait l’objet
d’études nombreuses. On a ainsi noté une expansion de l’usage du français qui concerne quasiment
toutes les catégories socioculturelles, y compris celles des locuteurs peu scolarisés et même non
scolarisés. Les fonctions communicationnelles du wolof et du français, les langues dominantes, se sont
rapprochées : le français a souvent un rôle de véhiculaire et le wolof est très présent dans les domaines
jusqu’ici réservés au français, comme l’administration ou l’enseignement. Ce rapprochement aboutit à
l’apparition d’un code mixte wolof - français, vernaculaire urbain utilisé par l’ensemble des groupes
présents en ville. L’acquisition du français n’est plus circonscrite au système scolaire formel et chez
beaucoup de locuteurs peu ou non scolarisés, on relève une appropriation discursive du français via la
pratique du code mixte dont la variabilité structure le champ social. Les jeunes jouent le rôle de
“passeurs de langues”, les uns pour les autres, au sein des réseaux dont chacun est un membre. Là se
génèrent et se reproduisent des modèles langagiers et des représentations qui peuvent être mis en regard
de ce qui se passe au sein des lieux de formation. Certains adultes, les enseignants, les élèves et
étudiants sont ainsi des relais entre ces deux modes de regroupement des usagers (écoles et groupes de
pairs). Les personnes issues de milieu défavorisé qui n’ont pas eu la chance de recevoir un
enseignement long de type formel demandent à être alphabétisées en français et on assiste à une
recrudescence d’enseignements de français de type alternatif (écoles non formelles, cours
d’alphabétisation du soir organisés à la demande des intéressés par des ONG, voire écoles de la rue).
On assiste ainsi à une diffusion mais aussi à une véritable « prolifération » des lieux et des pratiques
d’enseignement. Dans de telles conditions, la place de l’enseignant dans la société change et sa
responsabilité a évolué comme évoluent les modèles de référence du français et les pratiques
pédagogiques.
Dans l’enseignement non formel comme dans l’alphabétisation, les gens refusent un
enseignement de français de type FLE, et envisagent des contenus et une progression similaire à celle
qui est pratiquée dans le cadre de l’enseignement formel. D’ailleurs, des passerelles sont envisagées
pour le passage de certains vers l’enseignement formel, et donc la possibilité pour eux de se présenter
aux examens et concours Des enseignants titulaires enseignent aussi dans les deux systèmes et des
formations sont données par des inspecteurs de l’Education national aux enseignants du formel et du
non formel. Malgré une nette augmentation de la scolarisation et de l’alphabétisation et leur prise en
charge par différentes institutions ou O.N.G., le taux d’illettrisme chez les jeunes qui quittent l’école
primaire est encore très élevé.
Depuis 1960, les politiques linguistiques et éducatives des pays africains tentent de gérer, à
travers différentes options, la nécessaire scolarisation d’un nombre croissant d’enfants et
l’alphabétisation des adultes, en prenant en compte, à des degrés divers, les caractéristiques des
situations multilingues, ainsi que le statut et la fonction des langues en présence. La place respective
des langues nationales et du français dans les systèmes éducatifs demeure toujours un objet de
questionnement même si le rapport de synthèse des Etats Généraux de l’enseignement du français en
Afrique subsaharienne francophone (Libreville, 2003) mentionne l’introduction des langues nationales
à l’école primaire dès les premières années de la scolarisation : “ L’acquisition des mécanismes
fondamentaux tels que la lecture et l’écriture doit être assurée dans la langue du milieu de l’apprenant,
la langue à laquelle il se trouve le plus fortement exposé” (Rapport de synthèse, Libreville scolaire
2003 : 2). Les rapporteurs souhaitent que soit mis en place “un bilinguisme scolaire et modulable
10
aménageant de la manière la plus adéquate et la plus équilibrée qui soit le passage de la L1 à la L2, sans
que jamais L1 soit négligée” (id. : 2) à l’image de l’enseignement de base au Burkina ou de la
pédagogie convergente au Mali, où, dans une partie des classes et des écoles, les enfants apprennent à
lire et à écrire dans la langue du milieu avant d’apprendre le français, à l’oral, puis à l’écrit, tout en
maintenant l’usage de la L1 dans la scolarité. Ce type d’enseignement est en voie de généralisation
dans les deux pays.
Dès la promulgation des premiers décrets de transcription des langues nationales au Sénégal,
dans les années 70-80, des expérimentations d’enseignement en langues nationales dans les écoles
primaires ont été conduites pour être, par la suite, rapidement abandonnées, alors que dans le cadre de
l’alphabétisation des adultes, les principales langues nationales devenaient langues d’alphabétisation.
Depuis, les langues nationales ont été utilisées dans une perspective fonctionnelle dans l’enseignement
professionnel (cours de coupe et de couture, enseignement horticole, par exemple, sont majoritairement
en langues nationales, en wolof, essentiellement, avec une alternance de langues wolof-français ) et ce,
sous un mode empirique, c’est-à-dire sans réelle « instrumentalisation » de ces langues à travers
l’élaboration systématique de manuels de formation en L.N. L’enseignement des langues nationales
s’est essentiellement développé dans le cadre de l’alphabétisation (wolof, mandingue, peul, sérère,
essentiellement) et de programmes de développement (santé, agriculture, …) avec corollairement
l’élaboration de fascicules en langues nationales (syllabaires et livrets d’alphabétisation). Il n’existe
pas, à notre connaissance, de manuels d’apprentissage de la lecture et de l’écriture en langues
nationales destinés à l’école primaire. Certains manuels de lecture en français, destinés aux adultes et
aux adolescents, édités par des ONG (l’ENDA par exemple) ont recours aux langues nationales pour
amener les élèves à comparer les systèmes linguistiques sur certains points (comparaison de phonèmes,
relations phonèmes-graphèmes), mais cela est fait de façon assez ponctuelle. Dans les classes de l’école
primaire, même si les entretiens soulignent le recours fréquent, à l’oral, au wolof ou aux langues
d’origine des élèves pour expliquer des mots, reformuler des énoncés, c’est-à-dire pour assurer un
meilleur apprentissage du français, nos observations ont montré un recours limité à l’alternance de
langues, peut-être est-ce l’effet de notre présence.
Nos enquêtes sont situées dans plusieurs milieux scolaires et au carrefour de diverses
influences: celui des écoles traditionnelles du centre ville, très insérées dans les circuits académiques de
formation d’enseignants et d’inspection, et d’autres, dans des quartiers périphériques de Dakar, dans
des espaces scolaires alternatifs, créés par des initiatives diverses (associations de quartiers,
associations de jeunes, ONG) où l’enseignement et l’apprentissage se développent en relation étroite
avec les quartiers et les familles.
Les trois groupes scolaires dans lesquels ont eu lieu nos enquêtes représentent diverses
modalités de relations entre l’école et la classe, espaces d’apprentissage socialement situés, et d’autres
espaces, tels le quartier et la famille. Dans le premier groupe scolaire (école Manguiers 1, créée en
1955), les relations entre l’école et les quartiers ou les familles sont très lâches, les parents viennent très
peu à l’école et les démarches des enseignants en direction des familles sont limitées ; les enseignants
signalent que beaucoup de parents sont sans emploi et souvent absents de chez eux pendant plusieurs
jours, à la recherche d’un travail. L’école est située non loin du centre de Dakar à proximité des
quartiers de la Médina, de Fass, et de la Gueule tapée et les enfants viennent des quartiers populaires
environnants, très anciennement urbanisés. La majorité des familles est très pauvre. Le second groupe
scolaire « Le Centre polyvalent de Thiaroye », à la périphérie de la ville, avec un maillage urbain plus
faible, représente un autre type de réseaux de relations avec le quartier. Ce lieu est un ancien centre de
réinsertion pour de jeunes délinquants, transformé en plusieurs écoles : maternelle, primaire et
professionnelle (la section des filles regroupe couture, cuisine, coupe, coiffure, artisanat d’art ; la
section des garçons le maraîchage, l’aviculture, la cuniculture, l’horticulture). Le centre accueille
toujours des enfants qui ont des problèmes d’insertion sociale, placés là par le juge des enfants, en
même temps que des élèves du primaire et de jeunes adolescents qui souhaitent apprendre un métier.
11
Parmi le personnel, il y a de nombreux éducateurs spécialisés ; les relations avec les familles et le
quartier sont très denses ; les enseignants, les éducateurs et les formateurs se rendent régulièrement
dans les quartiers et rencontrent les familles des élèves. Le troisième groupe d’écoles se situe aussi
dans la banlieue de Dakar, dans des quartiers d’habitat spontané où ont été regroupés les « déguerpis »
du centre ville et où se regroupent aussi les nouveaux arrivants. Ces écoles, non formelles, sont, à la
différence des deux autres, directement issues des quartiers ; elles se sont créées à partir de l’initiative
de leurs habitants, des jeunes notamment. Diplômés chômeurs, ceux-ci se forment sur le tas et sont
soutenus par des ONG (l’ENDA).
5. Outils et types de données recueillies.
5.1. Les entretiens
Conformément aux décisions retenues au cours des séances de travail de l'équipe, nous avons
recouru à l'entretien semi-directif.
La majorité des entretiens réalisés auprès d’enseignants ont été recueillis en Algérie et au
Sénégal et les chercheurs concernés se sont concertés pour l’élaboration de la grille d’entretien, tout en
maintenant des spécificités liées aux situations sociolinguistiques concernées, ainsi qu’en témoignent
les protocoles détaillés ci-dessous.
En Algérie :
D. Morsly s’est ainsi proposé de repérer les représentations des enseignants autour de leurs
langues (puisque ceux-ci sont tous bilingues : arabe dialectal et, pour la plupart arabe standard/français
; berbère - kabyle ou znaytiya, variété de Timimoun-/français ; berbère/arabe/français) et surtout autour
de la langue française. L'entretien a donc tenté d'établir :
- Le répertoire langagier des maîtres
- Les modes d'appropriation des langues
- Les passeurs de langue, les médiateurs par lesquels s'est construit le rapport aux langues.
Ces éléments ont paru susceptibles de faire émerger les représentations langagières. Pour les faire
apparaître, l'entretien aborde les thèmes suivants :
- Parcours linguistique permettant d'établir "l'identité linguistique" des informateurs. On a interrogé ici
sur la langue maternelle, les langues acquises dans l'enfance, les langues parlées dans le contexte
familial ;
- parcours scolaire : les langues étudiées, acquises au cours de la scolarité et la place du français dans
ce parcours ; questions sur évaluation/auto-évaluation des compétences acquises à propos de ces
langues et à propos du français.
Dans un second temps, D. Morsly s'est plus particulièrement intéressée au :
- parcours professionnel des maîtres et à la pratique de classe : qu'est-ce-qui a amené les enseignants à
devenir maîtres de français (choix, contraintes)? Quels objectifs se fixent-ils dans leurs enseignements?
Quelles méthodes pour y parvenir ? Déroulement des leçons ? Comment évaluent-ils les compétences,
les productions des élèves ?
Au Sénégal :
Les types d’entretien : questionnement méthodologique et premières analyses.
L’entretien relève plus généralement de la catégorie de l’interaction verbale et procède d’une
co- construction du sens du discours produit dans cette situation et d’une co - énonciation (Brès, 1999 ,
p. 62 et suiv.). Les énoncés qui s’élaborent au cours des entretiens sont déterminés tout autant par le
fait qu’ils procèdent de quelqu’un et qu’ils sont dirigés vers quelqu’un. Bakhtine rappelait que tout mot
12
comportait deux faces et qu’il est précisément le produit de l’interaction du locuteur et de l’auditeur.
Sans doute avons-nous trop tendance dans les dépouillements et les analyses que nous faisons des
différents entretiens réalisés dans les enquêtes, à minimiser cette co-construction du discours et à ne
voir dans les paroles recueillies que celles de l’interviewé, comme si les matériaux analysés
provenaient d’un monologue, sans y voir aussi les effets de notre propre parole et de l’interaction en
elle même. Or, nos reprises ou «re-phrasages» des énoncés de l’autre, nos reformulations, et toutes les
marques de relances ou de validation, nos différentes conduites d’ « étayage » que nous produisons au
cours de l’entretien, même si elles se placent au plus près des énoncés de l’enquêté et qu’elles se
veulent aussi neutres que possible, sont autant de signaux lancés à l’autre à partir desquels se coconstruit le sens de l’entretien. Cette interaction comporte par ailleurs des rôles relativement
asymétriques, l’un conduit l’entretien, pose des questions, règle l’alternance des tours de parole, l’autre
répond.
Brès (op.cit. : 10) distingue l’entretien des autres types de discours dialogaux, dont notamment
la conversation, à partir des critères suivants : sa formalité, son caractère finalisé, l’organisation des
participants en deux, ou plusieurs parties, l’asymétrie des rôles, la présence d’un tiers absent, « d’une
autre scène signalés par le magnétophone ou la caméra » qui font que les paroles ne s’adressent pas
qu’à l’allocutaire mais seront reproduites et destinées, sans doute, comme peut le penser l’interviewé, à
être analysées.
Les effets sur les discours produits en situation d’entretien sont aussi très certainement liés à la
« face » au sens de Goffman (1988) : il s’agit au cours de cet événement que représente l’entretien de
préserver sa face tout autant que de ménager celle de l’autre, en fonction des attributs sociaux supposés,
reconnus et/ou partagés et suivant les règles du groupe, à partir également de la définition de la
situation que chaque actant fait et qui évolue au cours de l’interaction, et des appréciations et des
jugements que chacun porte au cours de la rencontre.
Cela peut induire, dans le cadre des entretiens réalisées à Dakar, auprès des enseignants des
effets d’hyper correction linguistique et des représentations qui peuvent être normatives vis à vis du
français et du wolof (stigmatisation des mélanges, par exemple, et des emprunts, non reconnaissance de
variétés propres au français d’Afrique, etc.) comme une sur valorisation des déclarations à propos de
l’emploi de l’une ou l’autre langue. Les enseignants apparaissent comme détenteurs d’une certaine
norme académique du français, d’une norme externe qui coïncide avec la norme scolaire. Ils sont selon
l’expression de Wald (1994) « locuteurs légitimes » du français et le français constitue pour eux un trait
légitime d’identité. Par ailleurs, même si enquêteurs et enquêtés partagent certains attributs sociaux : ce
sont tous des enseignants, ils ont néanmoins des attributs spécifiques : l’un des enquêteurs est français,
l’autre vient d’un autre pays africain (le Niger) où le français est comme au Sénégal, langue officielle.
Le fait que l’un des enquêteurs vienne de France et que les deux enquêteurs enseignent dans des
instituts supérieurs de formation d’enseignants n’est pas sans amener des phénomènes liés à l’insécurité
linguistique chez certains des enseignants interrogés, jeunes et moins jeunes (nombreuses reprises,
périphrases, reformulations lexicales, correction et accentuation de traits phonétiques ou
phonologiques, repérés dans les corpus ; ces traits à l’évidence sont plus atténués lors des conversations
informelles enregistrées entre enseignants ou entre enseignants et élèves où alternent constamment et,
parfois, se mélangent wolof et français).
Cette « interaction » que représente l’entretien est aussi, comme toute conversation, un rituel
social, avec un système de pratiques, de conventions, de règles de procédures, de schémas pré établis
qui oriente les énoncés et organise les messages émis, porteurs en cela de « routines »
conversationnelles qui organisent, structurent et influencent aussi le contenu des entretiens.
Les remarques qui viennent d’être faites contribuent à l’analyse des données recueillies au cours
des entretiens, elles ne remettent nullement en cause la méthodologie de l’entretien dans l’enquête
sociolinguistique, qui est un des moyens de constituer des corpus. Les entretiens réalisés (trois
entretiens avec la même personne, différés dans le temps, pour la première enquête réalisée à Dakar en
13
février 1999 à l’école publique Manguiers I, par M. Dreyfus et B. Diadié) sont de différents types ; ils
vont de l’entretien plus ou moins guidé (entretien semi directif ou « interview interactive » ; la liste des
thèmes est donnée ci -dessous) à l’entretien dit « libre » ou non directif qui s ‘apparente au récit de vie
où les instituteurs interrogés doivent nous raconter leur itinéraire professionnel, avec une seule
consigne donnée au départ et des interventions, minimales, de relance ou de régulation. Ces séries
d’entretiens ont eu l’avantage de permettre de collecter des corpus longs concernant le français parlé
par les enseignants et donc d’avoir un aperçu des modèles linguistiques et culturels auxquels sont
confrontés les apprenants, puisque les enseignants diffusent certaines normes du français en Afrique.
Un troisième entretien avait lieu après l’observation d’une pratique de classe, l’enseignant était invité à
commenter et à analyser sa séance, certaines des questions que nous n’avions pu aborder au cours de
l’entretien semi directif étaient alors posées.
Ces différents types d’entretien ont été conduits avec chacune des personnes enquêtées. Deux
entretiens collectifs ont aussi été réalisés avec l’ensemble des enseignants de l’école. Ils sont analysés
en eux mêmes, bien entendu, mais aussi et surtout en regard des autres données recueillies lors de
l’enregistrement et de l’observation des pratiques linguistiques, dans les classes, entre enseignants et
élèves, et hors des classes lors de rencontres informelles qui ont lieu à l’école : conversations entre
enseignants ou entre enseignants et élèves, entre enseignants et parents d’élèves ou amis venus leur
rendre visite à l’école lors des récréations ou après la classe.
Dans le cadre de ce rapport, ne seront analysés que des extraits d’entretien ; ils serviront à
illustrer, expliquer et à analyser nos choix méthodologiques et on donnera des éléments d’information
sur la situation sociolinguistique et les contacts de langues en classe. Des mises en correspondance avec
d’autres données recueillies au cours de la recherche seront également faites.
Les guides d’entretien. Voici la liste des thèmes abordés dans l’entretien semi directif:
- formation suivie : où ? durée? en quelles langues? souvenirs particuliers attachés à cette formation,
pense -t - il avoir été bien formé? A - t - il gardé un bon souvenir de cette formation?
- études suivies. Où ? Diplômes ?
- lieu de naissance et lieux de résidence depuis l’enfance
- emplois, affectations (travaille dans cette école depuis... où travaillait il avant?)
- langues parlées, langues comprises
- comment pense - t - il les parler ?
- contextes d’acquisition de ces langues : faire évoquer des souvenirs précis à propos de l’apprentissage
du français, et des autres langues (langues maternelles, langues secondes) avec quelles personnes ?
Quels faits sont associés dans ses souvenirs à ces langues ? Quelles impressions? Aborder la notion de
passeurs de langue
- comment s’est passé dans la scolarité le rapport au français, était - il bon en français? A- t -il aimé la
façon dont on l’enseignait?
- langue(s) qu’il utilisait à l’école, langue(s) utilisée(s) par les enfants à l’école maintenant
- quelle(s) langue(s) parlent-il le mieux, le plus souvent/etc.
-langues utilisées dans son entourage, dans le quartier, avec ses amis, l’amener là aussi à raconter son
expérience quotidienne et les usages des langues en situation ;
- langues utilisées en famille, avec ses parents, ses enfants.
-pense -t -il parler un bon wolof / un bon français etc. Comment caractérise-t-il, ou nomme-t- il,
spontanément, le français ou le wolof qu’il parle ?
- le wolof utilisé dans la ville ou la région qu’il habite est-il différent d’autres villes ou régions ; même
question à propos du français
- quelles langues ses élèves parlent - ils à l’école, dans le quartier, dans leur famille
-niveau en wolof des élèves
- niveau en français parlé/écrit des élèves ; quelles difficultés en français ?
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- quel niveau devraient avoir les élèves ?
-quelles langues utilisent les gens du quartier
- quelles sont les méthodes qu’il utilise pour enseigner le français, que pense-t-il de sa pratique
pédagogique, peut-il la décrire, l’expliquer ? Quelle est sa façon d’enseigner?
- se sert - il de manuels ? les citer.
- quelles langues utilise - t - il en classe, en plus du français, utilise-t-il le wolof ? préciser les
circonstances de son utilisation
-rôle du français et des autres langues dans l’enseignement
- quel écart entre le français de la rue et le français de l’école ?
- apprend-on le français en dehors de l’école ?
- comment prend-il en compte les langues parlées par ses élèves dans son enseignement du français ?
tient-il compte du français d’Afrique, des « modes de parler des jeunes » des « langues des jeunes »?
- quel français enseigner ?
- les associations ou autres structures associatives ont- elles un rôle à jouer dans l’enseignement du
français ?
Il s’est agi surtout, à Dakar, pour Dreyfus, Diadié et plus tard Juillard, d’amener l’interlocuteur
à s’exprimer, à raconter, à expliciter ses paroles, à nommer les faits à propos desquels on l’a
questionné. Pour cela, on a essayé de parler le moins possible, une fois que le thème du questionnement
a été posé ; on a évité aussi de trop « nommer » ou expliciter les phénomènes à étudier. Par exemple,
on a évité d’introduire au cours de l’entretien les termes de “mélanges” ou « d’alternance de langues »
puisqu’il peut être intéressant de voir comment le locuteur nomme précisément les variétés
linguistiques ou les langues qu’il utilise, comment il décrit avec ses propres mots, sa réalité, son vécu,
son expérience linguistique, son enseignement, son apprentissage du français.
On a utilisé dans l’entretien beaucoup de termes de « relance » ou de ponctuants phatiques du
type : Ah? Oui? C’est-à-dire? Pourquoi? Etc. De même on a parfois repris à l‘identique l’énoncé du
locuteur pour l’amener à le compléter ou à reformuler ses propos - au plus prés de ce qu’il a dit - en
reprenant certains de ses termes, si on a pensé avoir mal compris et si on a souhaité une précision, une
explicitation. On a voulu amener le locuteur à parler assez longuement, à faire en quelque sorte des
mini « récits » : récits d’expériences professionnelles ou « récits de vie » concernant les contextes
d’acquisition des langues pendant son enfance, dans le but d’obtenir un échantillon de la langue/ des
langues qu’il utilise, en français, en wolof.
Les entretiens ont été réalisés en français, pour la majeure partie d’entre eux. En présence de
Mamadou Ndiaye, le wolof a également été utilisé au cours des entretiens.
Des entretiens collectifs ont également été réalisés par Dreyfus et Diadié. Ils s’apparentent en fait à une
discussion-débat au cours de laquelle certains thèmes ont été introduits :
Niveau des élèves en français ?
Quel niveau devraient-ils avoir ?
Existe-t-il un français du Sénégal, un français de Dakar ? Donnez des exemples de phrases
Faut-il l’enseigner ?
Si vous aviez à faire une méthode en français, que proposeriez-vous ?
Quel français enseigner ?
Y a-t-il des gens qui utilisent le français et le wolof dans une même phrase ?
Qu’est-ce que vous pensez des gens qui emploient plusieurs langues dans un même échange, une même
conversation ?
Est-ce qu’il vous arrive d’utiliser une langue nationale en classe ? Laquelle ?
Faut-il les enseigner ? Laquelle ou lesquelles ? Quelle place devraient-elles occuper dans l’éducation en
général ?
Est-ce qu’on apprend le français en dehors de l’école, où, comment ?
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Pensez-vous que les associations ou d’autres structures que l’école ont un rôle à jouer dans
l’enseignement du français ? Dans l’éducation des jeunes ?
Y a-t-il une langue propre aux jeunes ?
Dans votre enseignement, comment prenez-vous en compte le parler des jeunes ?
Comment les jeunes parlent-ils le français ?
Quel français les jeunes parlent ?
5.2. Les observations des pratiques en classe ou dans le cadre de réunions entre enseignants :
A Alger, D. Morsly a observé une classe de 4e année du primaire, c'est-à-dire en première
année de français. Il s'agissait d'amener les élèves à distinguer entre [z] représenté respectivement par
les lettres j ou g + i-e et [g] représenté par g + u-a. Exercices de lectures et d'orthographe. Nous avons
observé toute la leçon et pris des notes.
Les observations ont porté sur :
- la distinction écrit/oral
- le recours ou non à la langue arabe pendant le déroulement de la leçon ;
- les normes langagières présentées dans les exemples étudiées ainsi que celles mises en œuvre par
l'enseignante à l'occasion des instructions et consignes pédagogiques.
Une autre observation a été effectuée à l'occasion d’un séminaire pédagogique réunissant des
enseignants de français du fondamental (primaire+collège) a permis de voir quels types de démarches
étaient proposées (explicite/implicite) aux enseignant ; quels objectifs étaient définis pour
l'enseignement du français (oral/écrit, communicatif…).
Au Sénégal, des observations dans les classes et hors de la classe ont été réunies au sein de
différents types de structures (enseignement formel : école des Manguiers I à proximité du centre ville ;
enseignement alternatif : Centre polyvalent de Thiaroye, en banlieue ; enseignement informel dans les
écoles alternatives (à Ginaw Rails, près de Pikine). On a fait des observations dans des cours
d’initiation aussi bien que dans des classes de fin de primaire, ainsi que dans des classes
d’enseignement professionnel (coupe, artisanat d’art, coiffure).
On a également enregistré dans une école alternative (Ecole Dara Dji à Ginaw rails) une séance
d’animation autour d’un livre (un élève prend le rôle de l’enseignant et fait parler les élèves sur le
contenu d’un texte présenté dans le manuel de français), un conseil de classe où les élèves s’expriment
sur les problèmes de la classe devant les autres, et face aux enseignants.
Jeu du Dictionnaire : il s’agissait pour les enfants de réaliser un extrait de dictionnaires
monolingue en français et bilingue wolof - français (dix entrées en français, cinq pour le dictionnaire
bilingue). Ce travail avait été présenté comme destiné à être envoyé à d’autres enfants de France et
d’Afrique qui mèneraient le même travail dans le cadre d’un échange. Les interactions ont été
observées et enregistrées.
5.3. Les observations réalisées au sein des groupes de pairs (“grains de thé”à Ouagadougou, ASC à
Dakar) :
Elles visaient à répondre aux interrogations suivantes :
1) Processus de structuration des groupes
a) Leadership (autour de qui se constitue le groupe : quelle est l'image du leader) ?
b) Quelle est la composition ethnique du groupe (à la recherche d’une dominante ethnique)?
c) Age (moyenne d'âge du groupe, disparités / homogénéité) ?
d) Quelles sont les caractéristiques socio - culturelles dominantes (que traduisent le niveau de scolarité
et l’occupation socio - professionnelle) ?
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2) Usages et choix des langues (langues locales /vs/ français)
a) y a-t-il une influence du leadership sur les usages, choix et négociations linguistiques au sein du
groupe ?
b) Quelle relation entre la représentativité ethnique et les usages linguistiques ?
c) Entre le niveau de scolarité, l’occupation socio - professionnelle et les choix de langues
d) Les contextes et les thèmes de discussion ont-ils un impact sur les choix et les usages linguistiques ?
e) L'interlocuteur : faits de convergence /vs/ divergence
3) Formes linguistiques et contenus socioculturels
a) De la langue locale au véhiculaire urbain : quelle trajectoire?
b) Utilisation du français dans le groupe - quelle(s) norme(s) ?
c) Créations lexicales du français local - créations lexicales spécifiques au groupe
d) Alternances et mélanges de langues
Des représentations et discours épilinguistiques ont été recueillis au travers d’entretiens :
a) Récits et itinéraires de vie
Quels ont été les moments, les évènements les plus importants pour vous (dans votre vie, dans cet
itinéraire) ?
Pouvez-vous vous rappeler quelles ont été les langues de fond (en usage) lors de ces
moments importants?
b) Opinions métalinguistiques :
Quelle est la langue à laquelle vous êtes le plus attaché ? [Ll] Pourquoi?
Quelle est la langue que vous pratiquez le plus souvent [L2] Pourquoi?
Quelle est la langue qu'on parle le plus dans le groupe [L3] Pourquoi, à votre avis?
Y a-t-il des exceptions à cela, à votre avis, parmi les gens du groupe? Quelle en serait la raison?
S'il y avait des écoles pour toutes les langues parlées dans le pays, dans laquelle mettriez-vous votre
enfant? (Laquelle choisiriez-vous pour votre enfant?)
Des langues qu'on parle dans le pays, quelle est pour vous la plus importante [L]
Le français est-il pour vous une langue du pays?
Du français ou de [L] (des langues nationales), quelle est la langue la plus importante pour vous?
Que pensez-vous du mélange français /langues nationales?
Que pouvez-vous ajouter sur la situation (et le rapport) des langues dans le pays?
Conclusion de la partie méthodologique :
D’une manière générale, nous avons essayé d’intervenir le moins possible, aussi bien dans les
entretiens que dans les pratiques de classes ou de groupes, mais notre présence en tant qu’enseignants
nous-mêmes a sans doute biaisé les usages et les représentations. Nous tiendrons compte de ce fait dans
nos analyses. L’élaboration de l’objet d’étude (pratiques en classe et dans les groupes, ainsi que leurs
représentations) est une élaboration conjointe entre tous les participants.
6. Monographies.
Les types d’investigation différents des chercheurs dans la rencontre des terrains ont comme
conséquence attendue la variabilité des données recueillies ; dans chacune des zones d’enquête, on a
poussé plus loin la comparaison des données selon différents axes :
1. l’axe géographique au niveau national : ainsi en Algérie, on a distingué entre la capitale et une ville
secondaire en fonction du répertoire linguistique local et du contact avec le français, historiquement
différent.
2. l’axe de la formation des formateurs : débutants/anciens, durée de la formation, types de diplômes.
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3. l’axe du peuplement en ville : quartier central/quartier périphérique, ou bien favorisé/défavorisé (à
Dakar).
4. l’axe institutionnel : enseignement public /enseignement alternatif/ ONG.
5. l’axe du regroupement en associations : “grains de thé”, ou ASC, ou Collectifs professionnels (celui
de l’ONG ENDA, et ceux du directeur et des instituteurs des différentes écoles).
6 1. Algérie
6.1.1. Objectifs et problématique
Le travail de D. Morsly relève du thème 1 de la recherche menée collectivement. Il s'est
intéressé surtout aux représentations linguistiques des instituteurs, institutrices de l'enseignement
fondamental algérien. Deux observations de classe sont cependant analysées. Les objectifs et
problématiques sont ceux retenus par les autres chercheurs mais ont aussi été adaptés au contexte
particulier de l'enseignement du français en Algérie.
On a essayé de repérer et d'analyser les représentations langagières des instituteurs de français
en Algérie pour rendre compte
– des dynamiques sociolinguistiques qui se développent dans le contexte de l'école algérienne
aujourd'hui ;
– des pratiques pédagogiques mises en œuvre dans le cadre des enseignements de français.
Ceci conduit à étudier les liens entre : répertoires langagiers, modes d’appropriation des langues
(événements, passeurs, auto-évaluations, etc.), d'une part et appartenance régionale (Alger/Tiimoun),
parcours scolaires, formation professionnelle normes et modèles de français prônés ou proposés aux
élèves d'autre part.
Les principaux axes retenus pour la comparaison des données sont donc :
– l'axe géographique : Alger, la capitale et Timimoun compte tenus des répertoires locaux et du degré
d'intensité du contact avec le français ;
– l'axe de la formation des formateurs constitué par la formation scolaire (cursus francophone ou cursus
arabisé), la formation et l'expérience professionnelle (débutants / anciens).
6.1.2.Méthodologie
L'analyse des représentations
L'analyse des représentations des instituteurs et institutrices s'effectue à partir des entretiens
réalisés avec eux. Ces entretiens sont obtenus, comme convenu au sein de l'équipe, par l'intermédiaire
d'un canevas d'entretien semi-directif. Les principes généraux mis en œuvre pour la conduite de
l'entretien, pour la conception de l'interaction, l'analyse des discours recueillis sont, aussi, ceux retenus
par l'équipe. Les différences éventuelles tiennent, bien sûr, à la différence des situations linguistiques,
des liens entre interactants (en l'occurrence entre l'enquêtrice et les enquêtés) inévitables dans toute
enquête sociolinguistique.
Canevas d'entretien : thèmes abordés.
Le tutoiement a été utilisé dans presque tous les entretiens. Certains des enquêtés sont connus
de l'enquêtrice depuis longtemps : soit qu'ils appartiennent à son entourage familial ou amical, soit que
des relations existent antérieurement à l'entretien (enseignants ayant subi l'enseignement de l'enquêtrice
ou une formation assurée par elle). Ce passage aisé et rapide au tutoiement est aussi une habitude des
rapports sociaux en Algériens : on se tutoie entre collègues, dès que l'on a franchi les premiers instants
de la rencontre… Le tutoiement est dans l'ensemble recherché comme une marque d'effacement des
distances et la possibilité d'instaurer des relations proches.
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1. Langues acquises dans le contexte familial.
– première et autres langues ;
– langues utilisées à la maison avec les parents, entre enfants ; dans la rue entre copains.
– répertoire langagier pré-scolaire : en particulier le français était-il parlé avant l'entrée à l'école ?
2. Les langues à l'école.
– comment s'est effectué l'apprentissage du français : quels maîtres, quelles méthodes, quels résultats ;
– passeurs du français ;
– tolérance vis à vis des langues maternelles.
3. Le métier d'enseignant de français :
– quels motifs ou événements ont commandé l'orientation vers cette profession : choix, contrainte,
motivations ?
– pourquoi la langue française ?
– la préparation au métier : type de formation ; évolution du métier.
4. Les pratiques
– méthodes, déroulement d'une leçon, manuels ;
– évaluation des compétences des élèves ;
– le poids des autres langues (langues maternelles, arabe scolaire) dans la classe.
6.1.3.Les instituteurs algériens : qui sont-ils ?
De façon générale, la fonction enseignante, largement féminisée, s'est de ce fait beaucoup
dévalorisée. Par ailleurs, l'école algérienne a dû faire face, en raison de la démocratisation de
l'enseignement (rendu obligatoire et gratuit au lendemain de l'indépendance et fortement réclamé par
les familles qui ont souffert d'un très fort taux d'analphabétisme pendant la colonisation : près de 90%
d'analphabètes au moment de l'indépendance) à la poussée démographique caractéristique des années
post-indépendance. Il a donc fallu former vite et souvent de façon improvisée des centaines de maîtres
devant enseigner dans les coins les plus reculés du pays. Le pays a été couvert d'écoles primaires, mais
les maîtres n'étaient pas toujours à la hauteur de la tâche qu'on leur confiait. Ceci est vrai aussi bien
pour les maîtres d'arabe que pour les maîtres de français. Peu et mal formés, devant faire face à des
effectifs souvent pléthoriques, insuffisamment payés, les maîtres se sentent peu gratifiés dans leur
métier. Aussi l'enseignement n'attire-t-il pas les "meilleurs" mais bien au contraire les laissés pour
compte du monde du système éducatif. Les entretiens montrent que les enseignants qui ont choisi de
l'être sont rares, la plupart se sont tournés vers ce métier à la suite d'un échec scolaire. Pour les femmes
vivant dans des milieux encore fortement traditionnels, le métier d'institutrice constitue le seul métier
possible aux yeux des familles : il offre des garanties de sécurité (les filles-femmes sont, à l'école,
modérément au contact de la gente masculine), il les consacre dans la fonction éducative qui est
considérée comme la fonction première d'une femme. Le choix d'enseigner le français n'est pas
toujours un choix, ne correspond pas vraiment à des aptitudes particulières. En tant qu'enseignant (e) s
de français, les maîtres doivent là encore affronter des représentations obligatoires : aux yeux des
tenants de l'arabisation à tout prix, encouragés par la montée de l'islamisme et de l'arabo-bathisme qui
ont "squatté" le système éducatif, ils font figure de suppôts du colonialisme ; mais ils bénéficient en
même temps de certains préjugés favorables : les enseignants de français ont la réputation d'être mieux
formés, plus sérieux dans leur travail…, comme l'affirme une directrice d'école (de formation arabisée
d'ailleurs).
La formation des enseignants a été progressivement organisée. Au lendemain de l'indépendance
on a créé un corps de moniteurs (recrutés avec le CEP) et un corps d'instructeurs recrutés (avec le
BEPC) pour pallier le départ des enseignants français et parce que la demande de scolarisation par les
familles et les lois qui sont prises entraînent un afflux inédit d'enfants vers l'école. À partir des années
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80 ont été créés des Instituts de technologies éducatives (ITE) où les enseignants reçoivent une
formation d'une année.
Les enseignants avec lesquels un entretien a été réalisé sont :
Alger
Yamina (Y.)
Djouher (Dj.)
Fatéma (F.)
Zakya (Z.)
Samia (S.)
Timimoun
Naget (N.)
Fatma (Fa)
Kheira (K.)
Ahmed (A.)
Saïd (Sa)
Abdelkrim (Abd.)
Analyses des entretiens
Conformément aux décisions retenues au cours des séances de travail de l'équipe, on a recouru
à l'entretien semi-directif. Celui-ci se propose de repérer les représentations des enseignants autour de
leurs langues (ils sont tous bilingues, trilingues voire quadrilingues : arabe dialectal /arabe
standard/français ; berbère –kabyle ou znaytiya, variété de Timimoun– /français ; berbère/arabe
dialectal /français, etc. ) et surtout autour de la langue française.
L'analyse est à la fois :
• une analyse thématique ou de contenu : quelles langues sont citées, avec quelles dénominations, quels
passeurs de langues avec quelles dénominations?
• une analyse discursive qui tente de repérer les marques formelles de l'énonciation (le degré
d'investissement du sujet dans son discours étant considéré comme pertinent), les marques discursives
rendant compte d'une proximité ou d'une mise à distance par rapport aux langues, aux variétés, aux
normes ; les hésitations, reprises, répétitions, les discours rapportés.
Les répertoires langagiers des instituteurs.
Les questions portant sur les constituants du répertoire langagiers permettent de définir
l’identité linguistique des instituteurs. Dans tous les cas, on a à faire à un répertoire bi- ou plurilingue
qui présente les caractéristiques suivantes :
Langues maternelles et langues secondes :
Il s'agit surtout de l’arabe dialectal ou du berbère, chez les kabylophones, en particulier ; ces
langues premières sont évoquées dans le contexte de l’enfance, souvent en relation avec la mère et
désignées par le syntagme langue maternelle.
Parmi les enseignants de Timimoun, aucun n'a déclaré avoir pour langue maternelle le znaytiya
(variété locale de berbère) ; mais trois enseignants déclarent avoir appris le znaytiya plus tardivement,
après l'arabe : dans la rue et en particulier à la mosquée (pour Ahmed), dans le cadre de relations
commerçantes (pour Saïd dont le père tient une boutique dans le ksar de Timimoun c’est-à-dire dans la
vieille ville majoritairement berbérophone) ; après le mariage (pour Fatma dont l'époux et la bellefamille parlent znaytiya).
Ici une première différence apparaît entre Algérois et Timimouniens : les arabophones algérois
sont moins dans la nécessité d'apprendre le berbère –tandis que les berbérophones apprennent tous
l'arabe (aussi bien dialectal que standard)– que les Timimouniens pour qui la pratique du berbère
semble davantage nécessaire aussi bien dans les relations sociales que dans les relations
professionnelles. Les enseignants sont, disent-ils constamment confrontés à cette langue, surtout
lorsqu'ils sont affectés dans les ksours (villages environnants) où les populations sont majoritairement
berbérophones, souvent démunies et ont donc peu de contacts avec l'extérieur.
20
L'arabe standard (variété haute).
Il est surtout mis en relation avec l’école, ce qui implique que les enseignants l'ont appris dans
ce cadre. Pour les enseignants les plus anciens qui se trouvent pour la plupart à Alger, cette acquisition
est "superficielle" alors que pour les plus jeunes, majoritairement à Timimoun, elle est la langue
d'acquisition des connaissances et la langue dans laquelle ils se disent le plus à l'aise. Le contexte
sociolinguistique des deux villes – déjà évoqué– explique aussi cela : la nécessité de maîtriser l'arabe
standard –c'est -à -dire l'arabe écrit– est plus grande à Timimoun qu'à Alger.
Le français :
Il n’est jamais spontanément donné comme langue maternelle donc comme langue constitutive
du répertoire de base. Cependant, il n'est pas absent des pratiques quotidiennes extra-scolaires, même si
son apprentissage est présenté comme lié à l'école. Le français peut être utilisé :
– dans les familles, entre enfants surtout quand les aînés ou quand le père (c'est surtout lui qui est cité)
ont la maîtrise de cette langue ;
– à l'extérieur avec des étrangers francophones.
Cette seconde possibilité est citée surtout par les enseignants de Timimoun et plus souvent par les
hommes que par les femmes :
D. c'est ça qui a décidé euh / qui explique que tu as été vers l'enseignement du français ?
Saïd. voilà +
D. pourquoi pas l'enseignement de l'arabe ?
Sa. euh + parce que / pas l'enseignement de l'arabe / parce que j'avais / d'ta l'heure + je te disais que
j'avais des idées / j'avais des contacts avec les étrangers /
D. ces contacts avec les étrangers + i te donnaient envie //
Sa. voilà + d'aller / de pencher vers cette langue+
Ici aussi la différence entre Alger et Timimoun joue un rôle. Le nombre de locuteurs qui
utilisent le français au quotidien est beaucoup moins important à Timimoun qu'à Alger mais les
contacts avec les étrangers sont plus immédiats à Timimoun qu'à Alger. Timimoun fait partie des
circuits touristiques du pays. Les infrastructures hôtelières n'étant pas très développées, l'hébergement
chez l'habitant est fréquent. Saïd et Ahmed évoquent tous les deux le rôle qu'a joué pour eux le
tourisme, surtout quand des relations d'amitié s'instaurent et leur offrent l'occasion d'aller eux-mêmes
en France. Ahmed explique que les seuls moments où il parle français, en dehors de sa classe, sont les
appels téléphoniques qu'il adresse deux fois par mois à un ami français.
La distribution fonctionnelle.
Les instituteurs parlent des contextes dans lesquels ils utilisent les différentes langues. L’arabe
dialectal et le berbère sont les langues privilégiées de la maison tandis que le français et l’arabe
standard sont davantage liés à l’école. Mais cette distribution est loin d'être stricte. En fait les pratiques
familiales sont le plus souvent présentées comme plurilingues :
• Avec la mère ou belle-mère : utilisation de l’arabe dialectal ou du berbère (kabyle ou znaytiya),
généralement de façon exclusive.
• Entre enfants dans la maison des parents : utilisation de deux (pour les bilingues) ou trois langues
(pour les trilingues).
• Avec les enfants, le problème a surtout été évoqué avec les enseignantes d'Alger, qui disent recourir
au bi- ou au plurilinguisme mais le français domine : « …beaucoup plus le français… », « …quand je
m’adresse à eux, ça vient naturellement en français… » ; cependant, certaines d’entre elles signalent
que la langue privilégiée par leurs enfants lorsque ces derniers communiquent entre eux, y compris
21
dans les familles où l’on parle kabyle, est l’arabe dialectal. L’arabe standard est aussi évoqué en
relation avec les enfants : c’est au moment où les enfants sont scolarisés qu’en tant que mères, elles se
sentent obligées d’apprendre l’arabe standard ou de réactualiser leurs compétences dans cette langue.
L’apprentissage ou le retour à l’arabe standard est donc associé à leur responsabilité de mère : « …
quand mes enfants ont commencé à être scolarisés, il fallait les suivre et donc, je me suis mis tout de
suite à apprendre avec eux… ». Ces déclarations rendent compte d'une nouvelle dynamique dans les
pratiques familiales algéroises : une plus grande présence de l'arabe dialectal et de l'arabe standard.
La dénomination des langues.
À propos des deux variétés, formelle et non formelle d'arabe, les réponses sont, souvent, dans
un premier temps, ambigues, les informateurs ne trouvant pas nécessaire de préciser, de nommer la
variété. Les précisions arrivent lorsque l'enquêtrice relance. On note alors que la distinction entre les
deux variétés est clairement perçue. Le tableau ci-dessous présente les principales dénominations
attribuées aux différentes langues.
arabe standard
arabe littéraire
arabe classique
langue littéraire
'arbiya fusha
arabe dialectal
arabe dialectal
arabe normal
arabe
argot
derdja
berbère
znaytiya
zénète
kabyle
tamazight
français
français
langue française
Trois choses sont à noter :
Ces dénominations pour les langues endogènes appartiennent à ces langues ou au français alors que les
désignations du français sont toujours données en français.
La dénomination berbère est rarement utilisée. Ceci s'explique sans doute pour les Algérois parce que
le mouvement de revendication de la langue et de la culture berbère a rejeté le mot berbère comme
mode désignation de l'autre (et associé au signifié "barbare") et inscrit dans les pratiques la désignation
tamazight, plus gratifiante parce que désignation de soi et porteuse de valeurs euphoriques : "langue
du peuple libre". À Timimoun, le terme berbère ne semble pas faire partie de l'usage.
Le français est l'objet de désignations "neutres".
Les modes d’appropriation du français
Les modes et les degrés d’appropriation du français sont définis à partir de trois éléments : les
événements associés à l’acquisition et à la pratique de la langue, les marques linguistiques utilisées
pour dire le degré de distance, de proximité ou d’affectivité que le locuteur entretient avec telle ou telle
langue, les auto-évaluations c’est-à-dire les jugements et appréciations portés par les informateurs sur
leurs propres compétences et enfin les passeurs de langue, médiateurs par lesquels s'est construit le
rapport aux langues.
Pour tous les enseignants l'événement majeur qui a déterminé les pratiques en langue française
et leur orientation vers la profession est la colonisation avec les retentissements que cette expérience
collective continue d'avoir après l'indépendance. Cette expérience – théoriquement douloureuse et
présentée comme telle par le discours nationaliste– n'empêche pas des positionnements le plus souvent
positifs à l'égard de cette langue : les marques linguistiques indiquent plutôt proximité, affectivité
positive et ce aussi bien pour les enseignants d'Alger que pour ceux de Timimoun. C’est, presque
toujours de l’amour qui est exprimé, sans hésitation, et soutenu discursivement par de nombreux
adverbes, lexèmes verbaux ou nominaux, métaphores appartenant au registre amoureux courant :
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Extrait entretien Fatéma
D. moi, je t’écoute (rires) est-ce que tu aimais les cours de français? euh…est-ce que…comment ça se
passait?
F. i fallait bien les aimer quand même/ c’était ça/ i fallait étudier en langue française (rires)/ donc on les
aimait très très bien/ y avait pas de problème…
Extrait entretien Yamina
D. et donc le français par rapport à ça euh vous paraissait //
Y. … non j'ai tout de suite aimé le français (…)…avec la langue française / ça a été le coup de
foudre…
Extrait entretien Djouher
Dj. j'aimais bien, c'était une langue que j'aimais ++ j'aimais lire + j'aimais écrire + ah j'aimais beaucoup
écrire en français, j'aimais beaucoup écrire en français ++ j'aimais beaucoup les rédactions + d'ailleurs
je garde toujours mes devoirs +
Cette empathie avec la langue française est quelque peu atténuée par l'expression d'une
contrainte comme cela apparaît dans l'entretien de Fatéma (Cf. annexe). La différence entre anciens et
nouveaux enseignants et entre Alger et Timimoun ne semble pas apparaître à ce niveau.
Elle ne semble pas non plus vraiment dépendante des auto-évaluations qui sont produites dans
les discours. L'évaluation des compétences est déterminée par les évaluations scolaires : certains
enseignants disent qu'il étaient bons ; d'autres, les femmes surtout, qu'elles étaient moyennes et
justifient cela par les résultats obtenus à l'école. Ici aussi la différence entre Timimoun et Alger ne
s'exprime pas vraiment ni l'opposition anciens / nouveaux alors que les pratiques témoignent à ce
niveau d'une maîtrise très inégale.
Les principaux passeurs de langues évoqués sont les enseignants que ces instituteurs ont eus
pendant leur propre scolarité, et en particulier les enseignants français, le contexte familial, les contacts
avec les étrangers francophones (on a vu que ceci constituait une différence entre Alger et Timimoun)
et les livres. On note à propos de cette dernière catégorie de passeurs que si tous les enseignants
affirment aimer la lecture, lire (beaucoup), ils sont souvent pris au dépourvu quand on leur demande de
citer des noms d'auteurs ou des titres de livres qu'ils ont lus ou qui ont contribué à les orienter vers
l'enseignement du français. Ceci laisse supposer que les pratiques de la lecture ne sont pas aussi
intensives que cela.
Une étude détaillée des modes d'appropriation du français montre des positionnements
complexes. Tout se passe comme si les enseignants voulaient être à la hauteur du personnage
emblématique que doit être l'enseignant et en particulier l'enseignant de français. Il faudrait mettre en
relation ces discours avec les images qui circulent dans la société et aussi avec le fait que tous ces
enseignants qui pour la plupart n'ont pas choisi de l'être ont besoin, au moins dans le cadre de
l'interaction qu'ils ont avec l'enquêtrice, enseignante elle-même – et à l'Université–, de présenter une
face positive et gratifiante.
6.1.4. Les catégories d'analyse du discours des instituteurs algériens
Conformément aux axes de réflexion retenus pour l'ensemble de la recherche, on a tenté de
repérer quels modèles de français sont actualisés dans les discours des enseignants algériens. Ces
modèles émergent à l'occasion des récits qu'ils font de leur carrière professionnelle, de leur pratique de
classe et de ce qu'il disent des compétences linguistiques de leurs élèves. L'alternance codique est un
autre thème sur lequel ils sont interrogés. Cette quatrième partie rend compte de ces différents
éléments.
23
Les modèles langagiers de français
Pour repérer à travers les discours les types de normes et modèles de français privilégiés, on
s'appuiera essentiellement, ici, sur ce que les enseignants disent de leurs pratiques en classe.
Entretien avec Ahmed
A. pour moi un ilev + comment on va lui / comment on va lui parler par exemple / comment on va lui
apprendre an auxiliaire être + un verbe d'état + il faut que l'élève + enfin + i + i + il lit la phrase bien +
lorsqu'il arrive à lire + au + au CEM + i va attaquer le niveau de euh + enfin + ce n'est pas négligé
totalement + i faut donner / i faut valoriser la lecture au primaire + parce que la lecture c'est très
important +
Entretien avec Fatéma
D. mais qu’est ce que vous vouliez obtenir vous de vos ++ qu’est ce que tu veux obtenir toi de tes
élèves à travers ton enseignement ?
F. qu’est ce que je voudrais obtenir ? + j’aurais aimé que mes élèves sachent lire + comprendre ce
qu’ils lisent + surtout ça + surtout ça ++ et :: exprimer par écrit ce qu’ils pensent + pace que quand on
est en classe+ face à ses élèves + on sent qu’ils ont envie de dire quelque chose mais i n’arrivent pas à
le dire + ça c’est très très dur + je sais pas ++ on se débat vraiment dans :: tous les moyens + toutes les
méthodes pour arriver + on arrive pas + franchement on arrive pas + surtout ces dernières années c’est
très dur + on arrive pas à obtenir c qu’on veut ++
D. quand tu dis euh :: arriver à obtenir par écrit + ça veut dire que l’oral c’est pas important?
F. si + moi j pense que si il s’exprime bien il pourrait quand même écrire ce qu’il dit +
D. ça veut dire quoi s’exprimer bien en français ?
F. s’exprimer bien ? c’est dire c’ qu’on pense euh correctement bien sûr + en respectant le
fonctionnement de la phrase +
D. par exemple?
F. faire une phrase sans faute + je n’ sais pas moi + y a des élèves qui euh qui voudraient bien me dire
quelque chose et pis qui n’arrivent pas + i n’arrivent pas vraiment à ::: faire une phrase en français + i
commencent + bien sûr mais :: c’est pas tout à fait ça +
D. mais quand tu dis i n’arrivent pas à faire une phrase en français + ça veut dire qu’ils manquent de
vocabulaire ou ça veut dire qu’ils n’arrivent pas à organiser une phrase ?
F. oh même s’ils ont le vocabulaire + i n’arrivent pas vraiment à organiser une phrase + j crois que
c’est l’agencement de… (rires) la phrase +++ même s’ils ont le vocabulaire hein + même s’ils ont le
vocabulaire i n’arrivent pas + c’est dû à quoi ? + franchement (rires) je ne sais pas +
D. ce que je voudrais c’est que tu m’expliques un ptit peu pourquoi tu dis qu’ils n’arrivent pas + ce
qu’ils n’arrivent pas à faire exactement et qu’est ce que ça voudrait dire pour toi j’aimerais qu’ils
parlent correctement +
F. pace que notre but c’est ça + si l’enfant n’arrive pas à s’exprimer donc il ne peut pas communiquer
++ et comprendre quand même ce ::: qu’il lit +
D. s’exprimer ça veut dire quoi ?
F. oralement hein?
D. mm
F. s’exprimer ORAlement + voilà + pace que même s’il voit quelque chose ou bien s’il ressent quelque
chose + il ne peut pas dire c qu’il :: je n sais pas c qu’il lui manque ++
D. mais dans l’enseignement vous faites quoi exactement ? qu’est ce que tu fais ? qu’est ce que tu
essayes de faire ? quels sont les types d’exercices ?quels sont les objectifs que tu te fixes dans ton
enseignement ?
F. on fait de la lecture +++
24
D. pourquoi est ce que tu fais de la lecture ?
F. on fait de la lecture et de la compréhension + on fait de la lecture hein + on fait pas du déchiffrage
hein + d’ailleurs on commence toujours par ça + on fait lire !!
Chez tous les enseignants la norme de référence est d'abord et avant tout l'écrit. les deux extraits
rapportés ici le montrent bien. Et l'apprentissage de l'écrit passe d'abord et avant tout par la lecture. On
voit comment Fatéma, poussée par l'enquêtrice à parler de l'oral, revient inéluctablement à la lecture et
avoue que son enseignement commence toujours par la lecture. On voit aussi s'exprimer ici une
tendance prescriptive qui s'incarne essentiellement dans la maîtrise de la syntaxe (la structure de la
phrase).
Ce modèle que les enseignants reprennent à leur compte est à la fois, pour ceux qui ont été
scolarisés avant l'indépendance un héritage de l'école française, pour les autres une soumission aux
instructions pédagogiques qui accordent (Cf. ci-dessous) la priorité à l'enseignement de l'écrit et de la
lecture.
Les compétences des élèves sont évaluées par rapport à ce modèle : elles sont majoritairement
considérées comme déficientes : les enseignants anciens se réfèrent, pour produire leurs évaluations
négatives à la période de la pré-arabisation et rendent implicitement celle-ci responsable des échecs des
élèves. C'est surtout le cas pour les Algérois. Les Timimouniens évoquent plutôt le contexte local : les
élèves et, en particulier ceux des ksours, n'ont pas de contact avec le français.
Dernière remarque, enfin, qui mériterait une analyse plus détaillée des productions des
enseignants : une différence très nette dans le niveau de compétence en français se dessine entre les
Algérois et les Timimouniens. Sur les six enseignants Timimouniens, quatre réalisent des confusions
phonologiques (entre /i/ et /e/, entre les nasales etc. ), des formes syntaxiques non normées, des
confusions lexicales etc. ce qui n'empêche cependant par leur discours d'être fluide. Mais ces
enseignants sont aussi les plus jeunes : ils ont été scolarisés après l'arabisation du système éducatif.
L'alternance codique.
Les questions de l'enquêtrice tentent d'amener les enseignants à dire :
– s'ils utilisent une autre langue, et en particulier les langues constitutives du répertoire langagier des
Algériens (les deux variétés d'arabe et le berbère), que le français dans le cadre de l'interaction
pédagogique ;
– si les élèves utilisent une autre langue que le français dans la classe ;
– quel est leur positionnement par rapport à l'alternance codique dans la classe.
L'analyse porte, donc, ici, sur les représentations que des enseignants de français se font du
recours au bilinguisme ou au plurilinguisme et plus précisément à l'intervention de la langue maternelle
et/ou de l'arabe scolaire dans la classe et se propose d'étudier quelles postures ces enseignants déclarent
vis à vis des pratiques bilingues en classe. À titre d'exemples, sont successivement étudiées les
déclarations de Yamina (Bab-Ezzouar), de Fatéma (Belcourt) et de Naget (Timimoun):
Entretien avec Yamina
– Premier extrait
D. est-ce que les élèves utilisent l'arabe en classe ? +
Y. je leur ai appris à n'utiliser QUE le français en classe +
D. et vous + il vous arrive d'utiliser l'arabe pendant le cours ?+
Y. il y a des professeurs qui mélangent + MOI je l'ai jamais fait + je n'utilise pas du tout l'arabe++
parce que +parce qu'avec cinq heures !
Dans cette première partie de l'entretien, on peut relever les marques discursives suivantes :
25
• dénégations qui sont produites en gradation, par l'utilisation de différentes formules négatives :
jamais, pas du tout, insistance sur QUE qui suit ne ;
• opposition que Y. pose entre les enseignants qui recourent au bilinguisme en classe et elle qui n'y
recourt pas : il y a des professeurs /moi ; Y. ici explicite l'implicite contenu dans la question de D. : il y
a des enseignants qui alternent en classe ; elle le sait et se positionne par rapport à de tels enseignants.
• utilisation du mot mélange, souvent chargé de connotations dépréciatives dans le contexte algérien
pour désigner l'alternance codique dont nous avons vu, qu'en contexte algérien, elle était souvent
perçue négativement.
Y. développe aussi, dans cet extrait, un argument justificatif de type pédagogique, comme pour
atténuer sa position de principe qui pourrait ne pas être appréciée par la linguiste que représente D. :
parce que + parce qu'avec cinq heures ! L'explication reste en suspens : Y. laisse le soin à D. de
comprendre et implique l'évidence de la justification qu'elle énonce.
À un autre moment de l'entretien, Y. explique que pour les exercices de développement de la
compétence orale, elle fait parler les élèves sur des aspects de leur vie quotidienne comme le marché,
l'aïd, le mouton de l'aïd, etc. D. croit saisir dans ces situations de communications provoquées et qui
ont trait à des activités quotidiennes et en particulier festives, une occasion pour les élèves de recourir
aux langues de la maison, y compris dans le contexte d'une classe où l'enseignant dissuade –à ce qu'il
dit– de le faire. C'est pourquoi, D. relance :
Second extrait
D. et si les élèves parlent arabe ? +
Y. entre eux ? + je leur dis + parle-lui en français ++ il vaut mieux le dire en français + même quand
c'est faux + + ils comprennent (inaudible) madame+ je peux le dire en français même si c'est faux ?
On voit ici que la réponse de Y. se présente sous la forme de :
• discours rapportés (celui qu'elle-même se prête et celui qu'elle prête aux élèves) et qui servent
d'illustration de sa démarche ;
• auto-reformulations (ordre : parle-lui en français suivi d'une formulation plus atténuée et évaluative :
il vaut mieux le dire en français) ;
• hétéro-reformulation (à travers le discours rapporté de l'élève).
Ici encore, Y. réaffirme un positionnement contre le bilinguisme en classe, mais insiste sur la nature de
la démarche qu'elle utilise pour éviter que les élèves y recourent : dissuasive plutôt qu'autoritaire ; elle
insiste, en outre, sur le fait qu'elle cherche à obtenir de la part des élèves l'expression plutôt que le
respect des normes grammaticales comme le montrent les différentes reformulations : même quand
c'est faux / même si c'est faux.
Dans la suite de l'entretien, Y. produit une série d'anecdotes qui ont pour objectif de justifier la
justesse de son comportement pédagogique en montrant les effets, positifs à ses yeux, de ses exigences.
Ainsi :
• elle explique que le directeur lui demande dans les relations qu'il a avec elle et la classe de lui envoyer
un ou une élève qui parle arabe, ce qui est paradoxal, puisque tous les élèves sont censés parler l'arabe ;
mais Y. suggère, ainsi, que sa classe est d'abord et avant tout perçue, par le directeur, comme le lieu
d'expression en français :
ba'tili-tilmid-jahdar-bel'arbiya1 "envoie-moi un élève qui parle l'arabe"
• elle raconte aussi, à propos des élèves :
ils ont acheté des livres en français++ des comptines ++
1
L’arabe dialectal est transcrit en caractères italiques gras.
26
• elle parle des attitudes des élèves qu'elle rencontre à l'extérieur de l'école, dans le quartier, rapporte le
discours d'une mère :
en dehors + ils parlent français à la maîtresse + j'ai appris beaucoup de choses en français avec mon fils
On voit donc comment toute une argumentation se construit en réponse à ces questions qui
tentent de savoir quelles représentations Y. se fait de l'alternance codique à l'école. Tout en affirmant
qu'elle n'utilise pas d'autre langue que le français, qu'elle dissuade avec compréhension et non de façon
autoritaire les élèves d'y recourir, elle justifie son attitude par des raisons pédagogiques qui tendent à
montrer, d'une part, que sa démarche donne aux élèves plus d'occasions d'entendre et de parler du
français, d'autre part, qu'elle développe donc, chez eux plus d'intérêt pour la langue. On voit aussi
comment Y. construit, dans le même temps, son identité de locutrice et de maîtresse de français (cf.
discours rapportés cités qui témoignent que les élèves lui parlent français à l'extérieur de l'école et que
le directeur lui demande de ne lui adresser que des élèves parlant arabe).
Entretien avec Fatéma.
– Premier extrait
D. ils te la (l'information) rapportent en quelle langue ?+
F. en français+ ils essayent quoi+ me disent madame on a vu ceci+ en les aidant bien sûr+ i
z’essayent!!
D. i z’utilisent pas du tout l’arabe!!
F. ah jamais+ en cours de F+ non++
D. pourquoi?comment ça se fait ?+
F. parce que je ne le leur permets pas +ah NON +au cours de français on DOIT parler en français +
même si c’est mal dit ça n fait rien ++
D. quand il arrive que des élèves parlent l’arabe + qu’est ce que tu dis ? +
F. non + mais ils le savent avec MOI+ en début d’année+ i savent TRES /TRES BIEN qu’on ne doit
pas utiliser l’arabe +
On voit que F. se positionne contre le fait que les élèves puissent utiliser leur langue maternelle
à l'école. Le positionnement est beaucoup plus fermement exprimé par une série de marques
discursives : la fréquence d'apparition du verbe devoir, la succession des négations, l'insistance sur
certains modalisateurs, la hauteur de la voix… Tout ceci prend l'allure d'un véritable interdit.
Second extrait
D. qu’est ce que tu leur dis ? + comment tu leur dis ça ? +
F. ben à chaque fois qu’il essayent d’intervenir en arabe+ je lui dis j suis désolée tu es en cours de
français tu dois t’exprimer en F++ j lui dis avec ta maîtresse d’arabe tu t’exprimes en F? + quand tu ne
connais pas quelque chose ? + non madame je n le fais pas + donc en F aussi tu ne dois pas le faire+
d’ailleurs j vais te dire une chose+ en composition d’arabe: i z’avaient un mot à expliquer + à expliquer
+c’est formidable!+ j’ai aimé ça + i z’avaient un mot à expliquer + c’était ++ euh+ qu’est ce que c’était
? + déplacer + le mot devait être expliqué en arabe + elle me dit + madame je connais
F. jamais/ jamais/ je n m’exprime qu’en F/ jamais en arabe
D. et quand tu les vois en dehors de la classe ?
F. TOUJOURS EN FRANÇAIS + TOUJOURS +TOUJOURS + que ce soit à la récréation + que ce
soit dans la rue + TOUJOURS EN FRANÇAIS+ je crois que c’est le seul moyen de les stimuler pour
leur permettre d’utiliser un peu la langue et apprendre à parler bien sûr
D. mm +
F. ah oui + d’ailleurs je leur fais comprendre que je ne comprends pas l’arabe + comme ça + ils
n’essayeront pas du tout + je leur dis j’ suis désolée + je ne comprends pas un mot d’arabe + si vous
27
avez envie de me dire quelque chose + vous venez me le dire en français + et bien sûr les élèves qui n
savent pas s’exprimer très bien en français + ils le disent à leurs camarades + tu vas dire à la maîtresse
ceci cela et alors l’élève qui s’exprime bien en français va dire ++ madame il t’a dit… (rires)++
D. ça veut dire qu’entre eux tu les entends s’exprimer en arabe
F. un ptit peu oui+++
De nouveau, dans cet extrait, le ton est énergique ; les différents marqueurs verbaux et non
verbaux traduisent un discours qui martèlent une conviction : il ne convient pas d'utiliser l'arabe en
classe. Nous avons bien là une représentation stigmatisante de l'alternance en classe. Les justifications
avancées sont d'ordre pédagogique : c'est ainsi que les élèves apprendront le français. F. se construit
elle aussi, par et dans ce discours, une image gratifiante, à ses yeux, de l'enseignante de français. On
notera, cependant, la chute de l'extrait qui reconnaît sur une tonalité moins péremptoire et qui se
présente sous forme atténuée, que les élèves, en dépit des injonctions de la maîtresse, recourent à
l'arabe.
Entretien avec Naget.
D. et…alors dans la classe+ comment tu fais avec les enfants+ tu parles uniquement le français wulla
tu mélanges ? Et l'arbiya ?
N. alors ++ finalement + puisque les ilèves i parlent mieux en zénète qu’en arabe et + notre dialecte
n’est pas vraiment comme le dialecte de ces gens ++ ces personnes là + on n’a pas le même dialecte +
alors c’est difficile de parler avec eux en dialecte + des fois je suis obligée de dire ++ de parler en arabe
classique + j’dis en arabe classique si… par exemple si…vraiment y a quelque chose qui est difficile +
je peux plus leur expliquer en français et ils n’arrivent plus à vous suivre + moi je suis obligée à parler
en arabe classique mais pas en dialecte + et pas en dialecte parce que je comprends pas vraiment la
langue ++
La question de D. est elle-même formulée en alternance codique. Cela tient sans doute à ce que
N. est, à ses yeux, moins familiarisée avec la langue française que les autres enseignantes interviewées;
par ailleurs, l'alternance codique dans les conventions conversationnelles algériennes instaure la
connivence et réduit les distances liées aux rôles et statuts des interactants. N. explique qu'il lui arrive
de recourir à l'arabe classique en classe. Pour justifier ce comportement, elle développe tout une série
d'arguments par lesquels elle affirme que la différence de répertoire entre les élèves et elle est telle qu'il
ne leur reste en commun que l'arabe de l'école. C'est celui qu'elle utilise comme médiation vers la
langue française. On ne trouve chez N. aucune représentation négative de cette pratique de l'alternance.
Elle la conçoit même comme une nécessité pédagogique. Le fait que l'autre partenaire du français soit
l'arabe classique –variété scolaire et prestigieuse– et non le dialectal ou le zénète explique peut-être
cette tolérance qu'exprime N. vis-à-vis du recours à l'autre langue.
On voit nettement se dessiner deux types de représentations vis à vis des pratiques bilingues
dans la classe :
– des représentations négatives qui s'appuient sur des arguments pédagogiques,
– des représentations moins négatives, sans être vraiment positives, qui s'appuient elles aussi sur des
arguments pédagogiques.
En croisant les différents paramètres qui identifient nos enseignantes –parcours scolaire,
répertoire langagier, formation– ainsi que ceux qui caractérisent les contextes d'enseignement –
situation sociolinguistique locale, répertoire linguistique des élèves, origine citadine ou rurale des
élèves–, on peut dégager un certain nombre d'hypothèses pouvant expliquer les différences qui
apparaissent entre les représentations actualisées dans les entretiens que nous venons de présenter.
28
Y. et F. appartiennent à des générations qui ont reçu une scolarité en français beaucoup plus importante
que celle à laquelle a été soumise N. Leur formation effectuée dans des ITE de la capitale et poursuivie
à l'occasion de journées pédagogiques régulières a pu les convaincre du credo pédagogique : enseigner
une langue par une langue sans recourir à l'alternance ou au bilinguisme dans la classe. Le public
d'apprenants dont elles ont la charge est, lui aussi, différent : les élèves d'Alger sont plus souvent et
plus régulièrement au contact de la langue française que ceux des ksours des environs de Timimoun.
6.1.5. Une observation de classe
Comme annoncé (I.2.) précédemment, une observation de classe a été réalisée dans l'une des
deux écoles de Bab-Ezzouar. Pour des raisons liées aux conditions dans lesquelles cette observation a
été organisée, la leçon n'a pas pu être enregistrée, elle a seulement fait l'objet d'une prise des notes.
Cette observation a eu lieu en 4e année du primaire, année où commence l'apprentissage du français
(depuis 2004, cet apprentissage est avancé en seconde année : Cf. IV.1) . Il s'agit d'une classe confiée à
Samia (S.). Cette observation isolée ne prétend aucunement être représentative. Elle présente l'intérêt
d'avoir été réalisée dans la classe d'une enseignante qui accordera, ensuite, un entretien. Elle permet
donc de mettre en regard les pratiques déclarées de cette enseignante avec ses pratiques effectives.
Mais il faut aussi souligner l'aspect formel de cette observation puisque qu'il s'agissait, en fait, d'une
leçon réalisée dans le cadre d'une inspection et que l'enquêtrice, D., accompagnait l'inspectrice –qui
avait été son élève à l'Université d'Alger. D., avait cependant, rencontré l'institutrice S. une semaine
afin d'obtenir un rendez-vous pour l'entretien ; c'est l'institutrice, elle-même, qui lui avait proposé
d'assister à la leçon. Enquêtrice et inspectrice s'installent au fond de la classe à une table d'élève tentant
de se faire oublier. Les élèves semblent subir moins que la maîtresse cette présence étrangère à la
classe. Cette dernière se sent comme sous surveillance : à plusieurs reprises, elle se décentre de la leçon
pour adresser à D. et à l'inspectrice des commentaires à propos des difficultés de tel ou tel élève.
Objectifs.
La leçon avait pour objectif d'amener les élèves à acquérir les différentes graphies (g ou g+u ou
g+i-e) correspondant aux phonèmes /z2/ et /g/. lectures et d'orthographe. On comprend durant le
déroulement de la leçon que la graphie j du phonème /z/a déjà été enseignée. En effet, une élève
intervient au cours de la leçon pour corriger une de ses camarades :
E. madame elle a écrit le JE de jardin
Déroulement.
Un petit texte fabriqué constitue le point de départ de la leçon :
Maman est dans la cuisine.
Ce matin, maman a préparé un bon gâteau. Salima le regarde. Maman lui coupe un grand morceau.
Elle le mange vite. Salima a sali sa figure.
Les différentes graphies sont soulignées par la maîtresse.
Les activités proposées :
– Lecture du texte avec vérification du choix du phonème approprié au graphème.
– Vérification de la compréhension : elle porte essentiellement sur le lexique. Consigne : S. : est-ce
qu'on a compris ?
– Exercice : recherche de mots contenant les graphies ou phonèmes (la différence n'est pas toujours très
nette). Consigne : donnez-moi maintenant des mots avec gé ou gu
– Écrit : les élèves écrivent quelques un des mots trouvés par eux, d'abord sur l'ardoise puis, après
correction, sur le cahier de classe.
2
Il s’agit du phonème correspondant à la graphie je (et pas du phonème /z/).
29
– Synthèse : S. qui veut me dire encore qu'est-ce qu'il a appris ?
Modèles de français proposés
La leçon a donc surtout été consacrée à un point d'orthographe. Mais les activités ont sollicité
aussi bien l'oral que l'écrit. Une minorité d'élèves est intervenue. Il s'agit, semble-t-il, d'élèves qui ont,
déjà, l'habitude de s'exprimer en français et qui ont acquis un certain métalangage. Les réponses
suivantes formulées pour répondre à différentes questions de la maîtresse en témoignent :
E1. madame elle a écrit le JE de jardin
E2. madame + devant deux consonnes
S. des moustaches ? pourquoi S ?
E3. parce que c'est le pluriel + madame
Rôle de l'alternance.
Aucun exemple d'alternance codique ni de la part de la maîtresse ni de la part des élèves n'a été
noté durant le déroulement de la leçon. L'arabe n'est pas apparu du tout. Les déclarations que
l'enseignante produira dans l'entretien ont, semble-t-il, bien une réalité dans la classe :
D. les élèves utilisent l'arabe des fois + dans la classe ?
S. je leur ai appris à ne parler que français dans la classe ++ y a des professeurs qui mélangent + moi je
l'ai jamais fait + je n'utilise pas du tout l'arabe + parce qu'avec cinq heures +++
Variabilité des formes de français.
On les entend surtout du côté de la maîtresse. Deux variétés semblent structurer ses pratiques en
classe. La variété scolaire se manifeste uniquement en relation avec les activités qu'elle propose, dans
les exemples qu'elle suggère et dans les corrections qu'elle effectue à propos de productions émises par
les élèves. Ses interventions, dans ce cas, sont d'ailleurs très souples, elle évite d'insécuriser les élèves,
tente de les amener à s'entre-corriger :
Exemples :
S. tu as fait une faute c'est pas grave
E. Selma elle regarde
S. tu as dit SELMA + c'est pas la peine de dire ELLE
(On note que cette reprise par un clitique est effectuée uniquement à propos du texte, S. n'interviendra
pas quand, dans l'interaction, des élèves produiront de telles formes)
S. votre camarade il a écrit ?
E. madame elle a écrit le JE de jardin
La seconde variété relève davantage d’un français courant oral ; elle est beaucoup plus présente
dans la classe puisque c'est dans cette variété que s'effectue toute la relation maîtresse / élèves. On note
ici que la maîtresse recourt, par exemple, à la reprise clitique du sujet – dont F. Gadet (1989, Le
français ordinaire, A. Colin, Paris) considère que c'est "un stéréotype d'oral ou de parler familier" (p.
170)– alors qu'elle avait repris une élève qui l'utilisait pendant un exercice. S. produit : votre camarade
il a écrit ; la maîtresse elle peut en avoir ; qu'est-ce qu'elle a dit tout à l'heure la maîtresse?
30
6.1.6. Une leçon modèle.
Dans la partie consacrée à la description chronologique de la recherche, D. Morsly a expliqué
qu'elle avait participé à une leçon modèle réunissant une inspectrice, des enseignants de français du
fondamental et des élèves de 9ème AF, c'est-à-dire de dernière année de l'enseignement du
fondamental. Les différentes étapes de cette leçon ont, aussi, été décrites.
Objectifs et déroulement .
La leçon est consacrée à la compréhension de l'écrit. L'inspectrice fait un exposé théorique sur
l'écrit, en rappelant les instructions ministérielles (qui préconisent, au niveau du second palier du
fondamental, l'enseignement de l'écrit) et en s'appuyant sur des travaux de chercheurs français, en
particulier Sophie Moirand. La leçon se déroule sur le mode de l'interaction avec les enseignants (27
enseignantes et 2 enseignants !) à qui l'inspectrice demande de définir quelles sont, selon eux, les
tâches à entreprendre dans le cadre de l'enseignement de l'écrit. Sont citées : la compréhension, la
définition du type textuel et des caractéristiques de l'écrit, la ou les différentes lectures… Une
enseignante, Yamina (Y.), avec qui un entretien sera réalisé, est ensuite chargée de produire devant
toute l'assistance, une leçon devant les élèves. Le texte choisi est un texte argumentatif. Y. se fixe donc
pour objectif de faire acquérir l'argumentation. Les élèves sont invités à mettre en évidence les
caractéristiques argumentatives du texte proposé, c’est-à-dire à rendre compte de la construction
argumentative du texte, à repérer les connecteurs de l'argumentation et les arguments contradictoires
(pour et contre) utilisés par l'auteur du texte. Les activités proposées sont essentiellement
métalinguistiques : les élèves ne produisent pas, ils analysent. Le nombre d'élèves qui intervient est
restreint : ils sont peu sollicités par l'enseignante, ils semblent intimidés par la situation excessivement
formelle.
La leçon proprement dite est suivie d'une évaluation entre professionnels. Le débat s'engage sur:
– La longueur du texte excessive pour certains, inévitable si on veut avoir une cohérence pour d'autres.
– Le poids de l'écrit et de l'oral. L'inspectrice signale, qu'en dépit des Instructions officielles, " on peut
introduire l'unité didactique à partir d'un débat oral, sur un sujet d'actualité motivant". Elle ajoute à
l'adresse des enseignants : "Vous n'êtes pas obligés de partir de l'écrit. On ne peut pas supprimer
l'expression orale".
On devine ici un conflit entre les recommandations ministérielles qui privilégient
l'enseignement de l'écrit et les praticiens sur le terrain qui, sans doute, constatent que l'oral n'est peutêtre pas suffisamment maîtrisé.
Variabilité des formes de français.
Aucune intervention de l'arabe, peu ou pas du tout de variation dans les formes de français
utilisées durant cette longue matinée. Le français scolaire et spécialisé domine. Cela tient, bien sûr, au
degré de formalité important de la situation, liée à la nature de l'exercice (un enseignant fait cours
devant ses collègues), à la présence de deux formes d'autorités, l'une pédagogique et administrative
représentée par l'inspectrice, l'autre universitaire représentée par l'enquêtrice, mais aussi à la tâche ellemême entièrement axée sur une réflexion didactique.
Voici un premier état des résultats obtenus par l'analyse des entretiens réalisés à Alger (dont une
partie a été publiée : "Des instituteurs algériens et de leurs langues. Représentations linguistiques", La
place des formes d'expressions populaires dans la définition d'une culture nationale, Colloque de TiziOuzou, Novembre 1999).
31
6. 2. Sénégal
6.2.1. Recherche sur les pratiques et représentations linguistiques dans le cadre scolaire
Les entretiens avec les enseignants nous ont permis, entre autres analyses, de mettre en relation:
- les représentations vis à vis des langues et de leurs propres pratiques linguistiques et langagières
- les conceptions de l’enseignement/apprentissage et les pratiques déclarées
- les déclarations sur les modèles linguistiques de référence et ceux de l’environnement
- les évaluations du français des élèves.
6.2.1.1. Illustration : présentation et analyse de l’entretien de Mme S.
Madame S., 45 ans, enseigne à l’école Manguiers depuis 18 années, elle est née à Djourbel,
dans une région traditionnellement habitée par des Sérères et des Wolofs. Elle se présente comme la
doyenne de l’école. Elle a été à l’école, à Thiès, jusqu’à la troisième puis elle est allée à Dakar terminer
ses études secondaires. Son père était fonctionnaire (chef de gare) et sa mère, secrétaire de Direction.
Son père parlait wolof et français et sa mère parle pulaar, wolof et français.
Répertoire linguistique :
28. M3. combien de langues parlez-vous ?
29. S. français wolof ++ je suis toucouleur mais analphabète (rires) parce que moi ma maman est
toucouleur mon papa est peul mais mon papa ne comprenait pas ++ du côté maternel on parle bien le
pulaar ++ du côté paternel on comprend pas c’est pour ça qu’on le parle pas chez moi
30. M. donc vous avez toujours parlé +
31. S. wolof
A la question posée, qui appelait une réponse d’ordre quantitatif, Mme S. répond en nommant
les langues qu’elle parle, la langue française est citée en premier, le wolof en second mais aussitôt S.
glose et modalise, en quelque sorte, sa réponse en se présentant et en s’identifiant comme toucouleur “
je suis toucouleur”, qui est le groupe de sa mère, et en justifiant l’abandon de “sa” langue qu’elle ne
parle pas. Elle oppose, dans son discours, son identité – qui est celle de sa mère (son père est peul) - et
la perte de la langue du groupe auquel elle s’identifie “ je suis toucouleur mais analphabète” ; la
dénomination d’analphabète, qu’elle souligne par des rires, peut être prise ici comme une image qui
exprime l’incongruité de ne pas savoir ni lire ni écrire la langue de ses parents. A la dénomination
occidentale de la langue “peul” associée à la famille du père fait écho la dénomination africaine de
“pulaar », parlée par la lignée de la mère “du côté maternel on parle bien le pulaar ». L’évocation du
contexte familial et des langues associées au père ou à la mère est marqué aussi par le déplacement
énonciatif du “je” : “je suis Toucouleur” au “on” : “ du côté maternel on parle bien (…) du côté
paternel on (…)” et des contrastes sur la désactualisation /actualisation des procès « ne comprenait
pas » vs « comprend pas, parle bien ». L’ordre dans lequel les langues sont citées au début de l’échange
est ensuite neutralisé puisque seul le wolof est mentionné à la fin de l’échange comme étant la langue
qu’elle a toujours parlée, par contraste avec le pulaar. Aucun déterminant possessif n’est associé au
wolof et au français ; ces langues apparaissent le plus souvent sans aucun déterminant ni lexèmes
qualificatifs.
3
M : M. Dreyfus, enquêtrice. D : Diadié, enquêteur, S. : Mme S., enseignante ; les chiffres reprennent la numérotation des
tours de parole.
32
Plus loin, au cours de l’entretien, elle précisera qu’elle parle parfois le français avec sa mère, et
le pulaar :
201. M. et elle (la mère) parlait français avec vous ?
202 S. oui jusqu’à présent même
203 M. quand vous étiez petite quand vous alliez à l’école ?
204. S. quand on était petite + on parlait plutôt wolof à la maison
205. D. avec le papa aussi ?
206. S. non mon papa c’est lui qui ne comprenait pas pulaar ( ?) ++ c’est pour ça que nous + on ne le
parle pas ++ mais ma mère du côté maternel on parle pulaar
207. M. mais c’est vous qui m’avez dit que vous avez appris le pulaar toute seule ?
208. S. je me débrouille
209. M. comment vous l’avez appris avec qui ?
210. S. avec la famille maternelle on y parle pulaar ici même dans ce milieu + le gardien + avec sa
famille
Elle juge que le wolof est la langue dans laquelle elle est la plus compétente, parce c’est la
langue la plus fréquemment utilisée : « certainement c’est le wolof parce que c’est lui qui est le plus
usité + ce doit être lui ».
Elle se déclare moins compétente en pulaar, “ je me débrouille” “ enfin je n’ose pas dire qu’il
est bon mais on se débrouille » et elle déclare le parler avec sa mère « on le parle un peu (…) de temps
en temps ».
Langues utilisées en famille :
Le même ordre, français, wolof, réapparaît quand S. cite les langues utilisées en famille, avec
ses enfants, ces deux langues sont nommées sur le même plan, et semblent, à priori, non différenciées
dans l’usage :
45. M. quelles langues parlez-vous avec vos enfants à la maison ?
46. S. on parle français et wolof
47. D. sans distinction ?
48. S. sans distinction
Mais la reprise de la question par l’autre enquêteur (Diadié) qui demande une précision,
l’amène à nuancer cette première assertion ; l’ordre des langues apparaît alors inversé, wolof en
premier puis français, et l’usage, différencié : « où on parle le wolof et des fois le français » par
rapport aux situations et aux interlocuteurs ; le français est alors replacé dans un espace-temps bien
délimité « au moment d’étudier » et en référence quasi exclusif à son usage scolaire. Le français
n’apparaît utilisé dans la famille qu’avec les parents, qui en sont, en tant qu’enseignants, les détenteurs
légitimes, les autres personnes dans la famille ont un rôle de « passeur » du wolof .
49. D. ou bien à des moments précis vous utilisez ++
50. S. où on parle le wolof et des fois le français
51. D. en quelle occasion par exemple ?
52. S. par exemple
53. D. oui
54. S. tous les jours au moment de manger par exemple on parle wolof si y a les bonnes .si y a d’autres
personnes qui sont là-bas ++sinon au moment d’é- d’étudier on parle français
33
55. M. et eux les enfants qu’est-ce- qu’ils parlent le plus souvent ?
56. S. le plus souvent wolof quand même parce que on n’est pas souvent à la maison et le .personnel
domestique ne parle pas français
Mme S. repère certaines variations linguistiques chez les jeunes, variations qu’elle stigmatise et
qu’il faut selon elle “canaliser” car “ ce n’est pas correct” ; là aussi ces variations sont jugées comme
un écart par rapport à la norme prescriptive et exogène du français :
236. M. vous me parliez du français des jeunes++ vous disiez que les jeunes mélangent du wolof au
français + de l’anglais+ + et vos enfants là ils parlent français
237. S. ils ont même cette tendance parce que c’est leur génération + c’est ce qu’ils entendent dans la
rue + ils ont eu aussi tendance à le faire mais on essaie de les canaliser + on leur dit qu’il ne faut pas
dire ça + que ce n’est pas correct +
L’acquisition/apprentissage du français
Elle s’est faite dans un espace bien particulier, l’espace scolaire ; cet espace est ordonné en
plusieurs étapes d’apprentissage : “l’école, le lycée, l’université” ; les autres langues (pulaar, wolof)
sont acquises dans d’autres lieux : la maison, la rue, mais ces lieux n’apparaissent pas, dans leur
nomination, comme des espaces délimités ou clos.
35. M. et ++ le français vous l’avez appris à quel âge ?
36. S. depuis l’école ++ je l’ai appris à l’école ++ bon après le bac j’ai fait deux ans en fac à
l’université de droit j’ai cartouché4 donc je suis allée enseigner.
Dans cet échange, S. déplace à nouveau, dans sa réponse, la question qui amenait une évocation
de l’âge ; elle y répond en citant (explicitement ou implicitement) les lieux où s’est déroulé cet
apprentissage et en précise la durée ; il y a ici une autre forme d’actualisation puisqu’elle détermine la
notion de français en l’insérant dans un contexte spatial ou temporel. L’évocation de l’apprentissage de
cette langue à l’université l’amène à utiliser un lexème du français d’Afrique, très connoté, typique du
langage des étudiants, “j’ai cartouché”, qui la replace dans cette communauté. Les détournements des
questions sont assez particuliers de son positionnement dans l’entretien, dont elle oriente, en quelque
sorte, la progression thématique ; en effet si l’on considère la succession des échanges et des tours de
parole, elle introduit –ou déplace- très fréquemment de nouveaux thèmes ou “topic”.
Le métier d’enseignant apparaît comme un terme - non voulu ni choisi- de ce parcours ; il est relié à
l’impossibilité de continuer à poursuivre des études et aux conséquences de l’échec à ses examens :
“j’ai cartouché donc je suis allée enseigner”. La plupart des autres collègues de l’école ont suivi le
même itinéraire.
L’école apparaît, bien évidemment, comme un passeur de la langue française et Mme S. évoque
l’école primaire surtout, plus que le secondaire ou l’université dont elle parle peu, avec nostalgie : “on
était vraiment brillant”. Elle oppose souvent la situation passée et la situation actuelle : manque de
formation des enseignants, faible niveau des élèves, dévalorisation du métier d’enseignant. Cette
position se retrouve chez les collègues hommes et femmes de la même génération qu’elle.
156. M est-ce que vous avez des souvenirs d’école ++ des souvenirs d’école marqués ?
4
cartouché : épuiser sans réussir les quatre sessions d’examen du premier cycle universitaire.
34
157. S oui par exemple lorsqu’on était à l’école primaire on était vraiment brillant ++
Les enseignants des écoles primaires ont joué le rôle de passeurs de langues, français certes,
mais aussi wolof ; elle se souvient d’un maître qui précisément chantait en wolof et surtout de « la
manière de chanter tout ça » ; d’ailleurs l’intensité de ce souvenir provoque un passage au wolof
« waaw (oui) » dans l’entretien (167) :
163. S. je me rappelle de mon maître de CM2 qui faisait son C.A.P. la chanson qu’il a chantée + je l’ai
retenue+ c’est une chanson en wolof + et je l’ai même enseignée au C.F.P.S. dès ma formation + elle
m’avait bien marquée
164. D. parce qu’ils ont fait une chanson en wolof ?
165. S. waaw ++ et peut être là aussi la manière de chanter tout ça
166. M. le maître vous a marquée ?
167. S. oui
Plus loin, elle reviendra sur ce souvenir “et c’est pour ça même que ça m’a frappé + parce que
c’était interdit + ça sortait donc de l’ordinaire »
Mme S. se souvient aussi d’un professeur d’espagnol, au lycée, précisément parce qu’il utilisait
des chansons dans son enseignement, des poèmes d’Aragon chantés en espagnol : “ça nous a fait aimer
vraiment l’espagnol ++ jusqu’à présent je parle bien espagnol ++” mais elle n’évoque pas de souvenirs
précis à propos du français :
170. D. il y a d’autres maîtres qui vous ont marquée ?
171.S. tous les maîtres que j’ai rencontrés c’était déjà des maîtres qui avaient beaucoup de caractère +
qui étaient assez sévères ++ qui vous mettaient à l’aise aussi ++ ils m’ont beaucoup marquée ces
maîtres là ++ aussi il y a des profs ++ par exemple mon prof d’espagnol ++ il nous enseignait
l’espagnol à partir de la musique + avec des disques de Aragon ++ ça nous a fait aimer vraiment
l’espagnol ++ jusqu’à présent je parle bien espagnol ++ j’ai abandonné ça depuis le lycée ++ il nous a
marqués quand même++
172. M. est ce que vous avez des souvenirs associés à la langue française ?
173. S. non pas spécialement
Le français des élèves :
Mme S. pense que le français des élèves n’est pas bon, en référence à une norme scolaire
centrée sur l’écrit et exogène (au sens de Manessy et de Wald), parce que les modèles de français
diffusés présentent un écart important par rapport à la norme. Cette “baisse de la qualité du français”,
est due selon S., à l’usage de plus en plus fréquent du wolof en classe et dans les échanges quotidiens.
La diffusion du wolof a donc pour corollaire, dans les représentations de S., une baisse de la qualité du
français parlé, écrit et enseigné. Elle oppose très nettement dans son discours une époque antérieure –
celle où elle a commencé à enseigner- “ils parlaient français” à la période actuelle “la tendance est au
wolof”. Son positionnement personnel est marqué par des assertions appuyées “moi j’ai vu même
même des enseignants qui parlaient wolof dans leur classe” et diverses modalisations (intonation,
présence d’adverbes d’intensité, redondances, reprises pronominales, anaphoriques, déplacements et
mises en relief ) : “ les les maîtres là EUX - MEMES ils sont pas très fort en français” (elle désigne les
jeunes enseignants, souvent vacataires), “ils parlent très rarement le français entre eux”. Les élèves
reproduisent alors les modèles donnés par les enseignants.
61. D. mais vos élèves à l’école quelle langue ils parlent là ?
35
62. S. ils parlaient français mais maintenant la tendance est au wolof moi j’ai vu même même des
enseignants qui parlaient wolof dans leur classe
64. E. dans les classes ?
65. S. oui
66. E. qui font leur cours en wolof ?
67. S. oui de plus en plus
68. E. parce que / et comment vous l’expliquez ?
69. S. c’est qu’il y a beaucoup de critères + d’abord les maîtres là EUX - MEMES ils sont pas très fort
en français et et aussi ils se plaisent à parler wolof ils parlent très rarement le français entre eux ++
Mme S. évoque le plaisir qu’éprouvent certains enseignants à parler wolof : “ils se plaisent à
parler wolof” ; l’usage du wolof, dans son discours, n’apparaît donc pas uniquement lié au manque de
compétence des enseignants en français mais au plaisir de parler cette langue.
Son discours oppose, plusieurs fois dans l’interaction, un moment “avant”, qu’elle idéalise sans doute,
mais qui coïncide avec une période où la plus grande majorité des enseignants du primaire étaient
recrutés après le baccalauréat et avaient fait une ou deux années d’études supérieures, puis au moins
une année de formation en école normale, et la baisse actuelle du niveau de recrutement. Les
enseignants du primaire ont ensuite été recrutés au niveau du brevet. Il en est de même pour la
formation des enseignants qui durait auparavant une année alors qu’elle n’est plus que de quelques
mois. La perte des modèles est aussi liée, selon elle, à la baisse de qualité des formateurs. Elle revient, à
plusieurs reprises sur la dévalorisation de la fonction enseignante et de la qualité du français transmis
aux élèves : “on ne regarde plus les critères”, “les instituteurs qu’on recrute sont formés sur le tas” “ils
ne font même pas de formation”, “vraiment çà ils ont beaucoup dévalorisé la fonction enseignante”.
13. M. est-ce que vous vous estimez bien formée ?
14. S. ouais on a été bien formé parce que : maintenant le CFP5n’ existe plus +++les instituteurs qu’on
recrute je peux dire que c’est sur le tas parce qu’ils ne font MEME PAS de formation ou bien s’ils font
une formation c’est peut-être un mois +deux mois au maximum et + on les affecte dans les classes ++
on était formé par des inspecteurs + des professeurs du secondaire++ nous on a pu bénéficier d’une
bonne formation
(…)
46. D. mais selon vous qu’est ce qui a provoqué cette situation là ?
47. S. ben je pense que c’est la qualité la qualité des maîtres hein de notre formation ++parce que
maintenant on ne regarde plus les critères parce que il y a un ministre qui à un moment donné a lancé
beaucoup de personnes dans la formation c’était + politique ++ donc on voyait des gens qui sont restés
12 ans6 ++ qui ont totalement désappris et on les retrouve dans les classes c’est la qualité des maîtres
recrutés sans formation ++ vraiment ça ils ont beaucoup dévalorisé + la fonction enseignante ++ les
maîtres eux-mêmes hein ils sont pas très +++ très formés +++
6.2.1.2. Evolution du rôle et du statut de l’enseignant
On voit dans les propos de Mme S. un changement du rôle et du statut de l’enseignant, la perte
des repères et celle d’un certain prestige de la fonction. De plus, l’école publique est concurrencée,
depuis une vingtaine d’années, par suite de l’effritement du système public où “ce qui est visé, c’est la
réussite aux diplômes plus que la maîtrise de la langue”, selon l’un des enseignants interrogés. par des
5
6
Centre de Formation Pédagogique.
Ils ont quitté l’école depuis 12 ans.
36
écoles privées. Ces écoles ont des statuts extrêmement hétérogènes et la qualité de l’enseignement y est
également très variable
L’accompagnement des enfants est d’un type différent à la périphérie de Dakar et en ville. Le
statut social de l’enseignant semble différent selon les quartiers et les types d’établissement dans
lesquels ils enseignent. Dans le quartier périphérique de Ginaw rails (à Guediawaye), l’Etat est peu
présent. C’est un quartier formé de façon spontanée où les réseaux d’habitants, très structurés et actifs,
et les associations de quartiers sont à l’initiative de la création d’écoles. Des rapports étroits s’y
instaurent entre les nouveaux formateurs et enseignants, souvent des jeunes diplômés chômeurs issus
du quartier, les parents, leurs enfants et les autres habitants du quartier. Les relations entre jeunes et
formateurs s’y développent au-delà de l’école même, dans des activités d’intérêt social (nettoyage du
quartier) ou des activités récréatives (théâtre, sport). On assiste là à un réel accompagnement des
enfants qui sont occupés à plein temps, soirs, samedis, dimanches et vacances compris, afin de ne pas
les laisser dans la rue. Cette prise en charge continue des enfants représente une différence
fondamentale avec les écoles dites « classiques ». D’après les maîtres, les résultats à l’examen d’entrée
en sixième sont très bons ; une compétition semble s’instaurer à cet égard avec les autres écoles du
quartier, privées et publiques. La réussite et la réinsertion de certains élèves dans la filière de
l’enseignement formel, grâce au concours d’entrée en sixième, sont des objectifs fortement
revendiqués.
Dans le système formel comme dans l’informel, et plus pour certains enseignants que pour
d’autres, du wolof s’insère également parfois dans les pratiques scolaires, et ceci contribue également à
rapprocher l’espace sociolinguistique scolaire de l’espace sociolinguistique urbain ou/et de quartier.
Comme l’a rapporté un jeune formateur rencontré dans le quartier de Ginaw rails : « au niveau de
Dakar + + on a la chance + la majeure partie comprend français et wolof, cela facilite
l’alphabétisation7 ».
Ce qui, donc, dans l’école alternative, diffère de l’enseignement formel et est novateur est le
type d’accompagnement opéré auprès de l’enfant, avec une pédagogie de projets, d’animations
pédagogiques et de sorties de l’espace scolaire liées à la découverte du milieu. L'impact des différentes
initiatives (volontarisme des jeunes et des habitants du quartier, aide de l'ONG ENDA à la formation
des moniteurs dans les associations de base, regroupement d'un Collectif de formateurs et de moniteurs
aux profils variables) y est perceptible. Les entretiens réalisés avec le corps enseignant et les
formateurs ont mis en évidence l’existence des relations très étroites entre l’école, le centre de
formation des formateurs et le quartier. Comme d’autres écoles alternatives du même quartier, l’école
Dara Dji résulte d’un même projet de société et fonctionne de façon similaire. Ces écoles ont été
établies dans les années 90 par des associations de quartier qui résultent d’un mouvement spontané :
« (....) donc ce sont des individus qui vivent dans des quartiers où la majorité des enfants où les parents
n’ont pas les moyens d’amener les enfants à l’école il y a aussi le problème euh que que les enfants se
sont rencontrés au niveau de l’école où les classes sont pléthoriques il y a le système à double flux qui
influence vraiment euh quand les enfants ne peuvent plus aller à l’école maintenant ( ...) donc on a
constaté au niveau des quartiers qu’il y avait des enfants qui circulaient dans la rue qui ne faisaient
rien donc il y avait des bonnes volontés des jeunes comme moi qui ont eu à faire des études un peu
poussées donc qui ont eu l’idée de d’installer des écoles euh auparavant c’était des écoles de civisme
7
Conventions de transcription : le français est transcrit en caractères normaux, les emprunts intégrés en caractères gras
italiques, le wolof en caractères gras. La traduction en français est en italique, les passages en français dans le texte original
sont entre crochets ; + et ++ : pauses courtes et moyennes ; +++ : pauses longues ; xxx : mots ou segments d’énoncés
incompréhensibles ; mots et énoncés soulignés : chevauchements de paroles ; / : interruption par un autre locuteur. Les
intonations exclamatives et interrogatives sont marquées par les signes graphiques habituels. Les accentuations sont
marquées par les caractères gras soulignés.
37
donc les gens ont débuté d’abord par des écoles de suivi scolaire donc on dit des écoles mais ce ne sont
pas des écoles xxx ce sont des gens qui prennent des chambres ou des maisons laissées par les
habitants qui utilisent ça pour créer des classes xxxx il y avait l’envie d’aider donc ils ont mis sur pieds
ces structures les animateurs de quartiers nous on les appelle les animateurs de quartiers ce sont des
genses comme moi qui habitent des xx qui voient que les jeunes frères sont dans les rues ne font rien
donc ils se mobilisent pour aider leurs jeunes frères(...) ils ont leur capacité d’études qui les a
propulsés à donner des cours(…) »
Ces animateurs proposent également aux enfants diverses activités sociales et récréatives hors
des périodes d’enseignement proprement dit : théâtre, droits civiques ou droits des enfants, tournoi
interculturel, sports, nettoyage du quartier, génies en herbe, etc. L’école alternative est attrayante pour
les enfants. Le recrutement des élèves est facilité par le faible coût de la scolarité (certains animateurs
sont bénévoles ; d’autres se font payer une participation symbolique de 1000 francs CFA par mois.)
Les adultes commencent à voir l’utilité de l’enseignement en français. Les enfants eux-mêmes
deviennent recruteurs : «Les enfants sont responsabilisés pour aller inscrire les autres + ils doivent
chercher et ramener chacun cinq extraits de naissance. »
Les formateurs des écoles alternatives sont généralement issus d’un environnement qu’ils ne
quittent pas, et vers lequel d’ailleurs ils reviennent à l’issue de leur période de formation scolaire ou
universitaire. Ils deviennent les intermédiaires entre les ONG et le quartier, et cherchent une
reconnaissance de la société à laquelle ils participent autant que des partenaires possibles ou de l’Etat.
Leur parole publique se construit et s’exprime avec la société, au sein des débats de quartier, entre eux
au sein du Collectif qui les regroupe ou dans les équipes d’animation au sein de chaque école, et avec
les enfants, en classe ou dans les activités extra - scolaires. Une véritable culture de la parole s'élabore
et se reproduit dans ces écoles.
6.2.1.3. L’enseignant dans sa classe : interactions, pratiques de classe et appropriation du français.
L’analyse des corpus, notamment ceux concernant les interactions en classe8, nous permet de
préciser les conditions d’appropriation/apprentissage du français et les représentations de l’écrit et de
l’oral associées à ces pratiques chez les enseignants et chez les élèves. L’apprentissage de l’écrit
suppose (entre autres) que soient nettement différenciés dans les modèles langagiers et linguistiques
proposés aux élèves langue orale et langue écrite, et que les supports textuels/discursifs soient
diversifiés.
On peut s’interroger aussi sur la prise en compte - ou la non prise en compte- des langues et des
cultures d’origine des élèves dans cet apprentissage. Dans les observations de pratiques de classe que
nous avons réalisées à Dakar, le recours aux langues d’origine est relativement peu fréquent, en dehors
des classes d’enseignement professionnel (apprentissage de la couture, de la coiffure , de l’horticulture
ou de la mécanique). L’usage du wolof est plus important au CI et au CP (où le passage par le wolof est
8
D’un point de vue méthodologique, dans l’approche communicative et ses avatars, qui ont fortement marqué
l’apprentissage des langues étrangères ou secondes ces dernières années, le recours à la (ou aux) langue(s) source(s),
langues premières des apprenants, est généralement exclu, de même que les pratiques de comparaison inter – langues. Il
s’agit pour l’enseignant d’utiliser uniquement la langue d’apprentissage, langue cible, dans la classe et d’en exclure tout
autre. De même, dans les recherches portant sur l’acquisition des langues secondes, la ou les langues maternelles ont
longtemps occupé une place « ambiguë », par exemple les notions de transferts ou d’interférences linguistiques ont souvent
été accompagnées de connotations négatives par rapport à l’acquisition ou à l’apprentissage des langues et les travaux de
recherche sur l’interlangue des apprenants ont souvent gommé l’influence de la langue première au profit d’universaux
d’acquisition. Ce n’est qu’assez récemment, dans le cadre des recherches sur le bilinguisme et sur l’acquisition des langues
dans des sociétés plurilingues, que ces notions ont été ré-interrogées et, en partie, réintroduites dans la didactique des
langues.
38
indispensable) et beaucoup moins fréquent en CM2. L’utilisation du wolof en classe est sans doute plus
important en l’absence des observateurs. Cette utilisation, lorsqu’on a pu l’observer, est différente en
fonction de l’ancienneté de l’enseignant : les plus âgés pratiquement plutôt une alternance de code,
séparant nettement les systèmes linguistiques en présence, et les plus jeunes, un mélange de code,
proche des variétés linguistiques utilisées par les jeunes. Les enseignants demandent souvent aux élèves
de traduire en wolof ce qu’ils viennent de dire en français pour vérifier si les élèves ont compris puis ils
reprennent à leur tour la traduction en wolof. Il y a de nombreux doublets et assez peu d’explication des
notions à apprendre en wolof, pratiquement pas de discours métalinguistiques en wolof mais le plus
souvent traduction des consignes ou des textes au tableau, sans référence aux différences linguistiques
entre les systèmes. De même, les consignes ou les réponses ne sont pratiquement jamais reformulées ou
glosées - or, on connaît l’importance de la reformulation dans l’apprentissage - elles sont reprises à
l’identique dans l’une ou l’autre langue. C’est un peu comme si les enseignants s’interdisaient, le plus
souvent, un recours à un usage “scolaire” et “méta” du wolof. Il faut aussi relever que la dimension
“méta” et réflexive du français est assez peu présente dans les classes que nous avons observées.
Il y a un écart très important entre les modèles scolaires du français qui circulent dans la classe9,
modèles linguistiques, textuels et discursifs (langue très figée correspondant à une norme écrite, sans
variation, ordre des mots canonique typique de l’écrit, textes exclusivement narratifs quelle que soit la
discipline enseignée, centration sur le vocabulaire plus que sur l’apprentissage notionnel) et les
pratiques linguistiques en dehors de l’école.
Dès que l’on sort de la classe, c’est le code mixte (ou alterné) wolof/français qui est pratiqué par
les élèves ; il est aussi très fréquemment pratiqué par les enseignants et entre enseignants et élèves. Ce
code mixte représente une variété utilisée majoritairement à l’oral (quelque présence d’alternances à
l’écrit dans les BD, la presse ou dans certains usages littéraires). Ce code est extrêmement labile, sujet à
variation selon les locuteurs, l’étendue de leur répertoire, leur pratique effective des langues en
présence et les rencontres sociales ou évènements sociaux dans lesquels ils sont engagés.
Corollairement, les langues et les variétés urbaines (wolof et français) sont affectés de processus de
simplification : diminution du nombre de mécanismes grammaticaux, augmentation de leur rendement
fonctionnel (par exemple simplification des marques d’accord et des désinences verbales) extension
analogique de règles, diminution des catégories grammaticales, etc. Les langues, français et wolof sont
aussi affectées de processus de complexification par restructuration des systèmes en présence.
Or on connaît l’importance d’une structuration de la langue orale, structuration phonétique,
syntaxique et lexicale pour entrer dans l’écrit. Ainsi les processus d’inférence ne peuvent être activés
que si l’enfant peut anticiper sur la suite de l’ordre des éléments de la phrase SVO et du texte. Si la
structuration se fait à partir d’un code mixte extrêmement sujet à variation et labile, l’entrée dans l’écrit
peut être rendue plus difficile pour l’enfant. Il existe quatre types de connaissances sur la langue que
l’enfant développe de façon naturelle dans son milieu familial et ce, avant d’aborder l’apprentissage de
la lecture :
Connaissances phonologiques (distinguer les phonèmes propres à sa langue) ; or les codes mixtes
mêlent souvent les phonèmes propres à différentes langues et les transforment par l’effet du contact
entre les langues.
Connaissances syntaxiques : ordre des mots dans la phrase.
Connaissances sémantiques : connaissance du sens des mots et des relations qu’ils entretiennent entre
eux, habituellement à l’âge de 6 ans, l’enfant aborde la lecture avec un bagage assez considérable de
9
Textes écrits au tableau, productions écrites d’élèves, résumés des leçon recopiés dans les cahiers des élèves, etc. Les
manuels, en règle générale, sont peu utilisés dans les pratiques de classe effectives et ce sont en quelque sorte des modèles
textuels « prototypiques » qui sont proposés aux élèves. Nos observations dans ce domaine recoupent des observations
réalisées par C. Noyau et son équipe au Togo et une recherche en cours au Mali le confirme également.
39
mots de vocabulaire correspondants à des concepts acquis.
Connaissances pragmatiques : savoir adapter son langage en fonction des situations de communication.
L’ensemble des connaissances sur la langue orale permet à l’apprenti lecteur de faire des
hypothèses sur les relations entre l’oral et l’écrit et sur le sens du texte. Ce n’est que lorsque l’enfant
aura compris que l’écrit encode l’oral et mis en relation oral et écrit, c’est-à-dire qu’il aura
conceptualisé le principe alphabétique, que l’enfant sera capable d’entrer dans l’écrit.
Or, les échanges dans la classe se produisent pour les 3/4 à l’oral sous une forme apparemment
dialogale (les élèves dans le temps réel d’une séance écrivent peu, mais écoutent et répondent
collectivement aux questions de l’enseignant), mais ces échanges oraux se réalisent sous une forme
linguistique très proche de la langue écrite. C’est bien « le discours écrit qui est parlé » qui domine les
interactions dans la classe. Une forme très figée, écrite, canonique, constituant une surnorme scolaire
endogène que le jeu de reprises et de répétitions des enseignants ramène constamment à la norme. Il
n’y a pas, dans les modèles linguistiques et langagiers de référence, place pour la variété des discours
oraux et écrits ni pour la variation sociolinguistique.
L’observation de nombreuses séances de classe au cours des deux missions réalisées à Dakar
montre une conduite de classe très ritualisée et ce, quelle que soit la discipline enseignée ou le niveau
des classes à l’école primaire. Les mêmes types de questions (questions fermées) sont posées amenant
les mêmes types de réponses de la part des élèves interrogés (souvent la réponse à la question est
contenue dans la question elle-même). Les questions sont le plus souvent adressées à l’ensemble de la
classe et la réponse est collective (même dans les classes du centre ville qui ont un effectif d’environ 50
élèves). La mémorisation –orale- à travers le jeu des questions réponses, la répétition de la bonne
réponse, la récitation, semblent être considérées comme des médiums importants d’apprentissage. Les
séances sont presque entièrement conduites à l’oral ; le maître note au tableau les réponses, écrit le
résumé qui sera ensuite recopié par les élèves.
Dans les séances de langage au CI et au CP ( préparation du dialogue à partir d’images
séquentielles ou de figurines, répliques mémorisées fragments par fragments, scène reconstituée et puis
jouée – dramatisation- devant l’ensemble de la classe), le travail sur l’oral apparaît également très lié à
l’écrit (reprise de phrases aux structures identiques) : il s’agit de reprendre à l’oral, le dialogue, dans
une forme très proche de l’écrit, sans le transposer dans la réalité de la communication, de l’interaction
et de la langue parlée. Du point de vue de l’apprentissage de la lecture, il y a sans doute un paradoxe :
tout le travail d’entrée dans l’écrit dans les premiers apprentissages se fait à partir de la distinction et de
l’articulation langue orale / langue écrite : peu à peu l’enfant réalise que l’écrit encode une chaîne
sonore et les met en relation ; il se rend compte de la relation phonème-graphème ; le traitement qui est
fait de l’oral dans les classes observées, très proche de la norme écrite, ne semble pas favoriser cette
mise en correspondance oral/écrit.
Exemples d’interactions en classe :
L’interaction en elle-même représente comme le précise Mondada (2000)10, le lieu social où
non seulement l’ordre est ratifié, maintenu, transformé, mais aussi où il est approprié par l’enfant, le
novice ou l’étranger à travers ses tentatives de participation, les aides qu’il reçoit des adultes experts,
les activités collectives qui lui permettent d’accomplir avec d’autres des tâches qu’il ne pourrait
accomplir seul. Dans les interactions citées dans les exemples qui suivent, il y a permanence d’un
pattern interactionnel dans les différents niveaux de classe et ce, quelles que soient les disciplines
enseignées ou les tâches demandées.
Ce « pattern » suppose la maîtrise d’une forme interactionnelle spécifique caractérisée par une
forme séquentielle :
10
Mondada, Lorenza, 2000, « Apports de l’ethnométhodologie à l’analyse conversationnelle »
40
- une série de paires adjacentes questions/réponses ou parfois d’échanges ternaires Q/R/Validation
(séquence initiation/réponse/ évaluation),
- la pré - allocation des tours de parole par l’enseignant fonctionnant de manière spécifique par rapport
à d’autres interactions,
- des modalités d’ouverture et de clôture de l’interaction,
- un ordre variable, mais non arbitraire de questions (les questions posées par le maître sont souvent
ordonnées de façon à retrouver les différents éléments du texte écrit au tableau)
- des places distinctes : enseignant élève.
Cette forme interactionnelle peut être en tant que telle objet d’acquisition (Cf. Gajo, Mondada,
2001). On voit dans les exemples ci-dessous que cette forme interactionnelle fonctionne assez bien et
avec régularité, quel que soit le niveau : rythme relativement rapide des enchaînements d’un tour de
parole à l’autre, enchaînements relativement complémentaires, maintien du thème, co - construction de
l’échange et des énoncés.
Exemple n°1.
Classe de C.P., leçon de langage, extraits, 50 élèves présents, Mme N.F. B., 35 ans, formation
en Ecole normale ; les dialogues sont formés de 2 séries d’ échanges, 4 tours de parole. L’objectif
principal des leçons de langage est de faire parler les élèves dans des situations de communication
véritable. Les 3 phases des leçons de langage sont les suivantes (livre du maître de l’INEADE) :
imprégnation/consolidation/exploitation. Pour expliquer le dialogue, il est suggéré au maître
d’expliquer le dialogue « réplique par réplique » par différents moyens : la présenter en la disant ou en
la faisant dire par les élèves ; l’expliquer en utilisant des figurines ou des objets, en la mimant, en la
reformulant ou en la répétant plusieurs fois pour la reconstituer.
1. M. debout / assis / aujourd’hui c’est quel jour11 ?
2. EEE. jeudi 22 avril xxxx
3. M. aujourd’hui c’est quel jour ?
4. EEE. jeudi 22 avril xxxx
5. M. bon rapidement + le langage passé + vous allez me rappeler + deux élèves ++ il faut parler fort
6. E1 xxx tu es prête Rama (très peu audible) je viens te te chercher pour aller chez moi
7. E2 oui +++
8. M. les autres
9. EEEE. tu es prête Rama (très peu audible) je viens te te chercher pour aller chez moi
10. M. bien bon moi je m’appelle So- Sora elle c’est + Rama + je viens + tu es prête Rama je viens te
chercher pour aller ++ chez moi (M reprend plusieurs fois l’énoncé)
(…)
57 M. encore
58 EEE. tu es prête Rama je viens te chercher pour aller chez moi
59 M encore
(…)
80 EEE. tu es prête Rama je viens te chercher pour aller chez moi
11
Conventions de transcription : +, ++, (5’’) nombre relatif à la durée de la pause ; [foto] phonétique ; : allongement de la
syllabe ; / intonation montante ; \ intonation descendante ; ? question ! exclamation ; {} chevauchement ; dé- amorce de
mot, < auto interruption ; > hétéro –interruption ; xxx segment incompréhensible, MANger emphatisation le locuteur parle
plus fort, (manger ?) transcription incertaine, (rires) commentaires du transcripteur, ,…, débit accéléré ; & enchaînement
rapide ; M :maître(sse), E élèves ; EEE : plusieurs élèves parlent en même temps, bonjour prononcé par plusieurs locuteurs
en même temps.
41
(reprise 8 fois)
81 M. toi
82 E. tu es prêt drama
83 M. tu es prête Rama
84 E. tu es prêt/d ? /r/ama je je
85 M. je viens te chercher pour aller chez moi
(..)
93 M. répète
94 E1 tu es tu es prêt Rama + je viens te chercher pour aller c/s/hez moi
95 M. répète tu es prête Rama
96 E1 tu es prête
97 M. tu es prête Rama
98 E2 tu es tu es prêt Rama + je viens te chercher pour aller chez moi
(M. interroge individuellement plusieurs élèves, 6 fois, puis collectivement)
Les questions et consignes de M sont adressées le plus souvent à l’ensemble de la classe, les
propos ne sont pas adressés, les élèves ne sont pas nommés mais désignés. Il y a un temps de répétition
individuelle puis collective. La répétition porte sur une réplique (une unité monologale) ou sur un
fragment de réplique décomposé selon des groupes syntaxiques propres à l’écrit et non sur un échange
ou une interaction plus porteur de signification. Dans la répétition, il y a aussi un effacement des
marques propres à l’oral : peu de marques intonatives (intonation montante ou descendante) effacement
du rythme et de la prosodie. L’attention semble davantage portée sur la forme : restitution des
constructions syntaxiques et du lexique. Il apparaît dans cette séance comme dans celles qui suivent,
peu de commentaires métalinguistiques, pas de séquences latérales d’explication de l’enseignante.
Le travail d’explicitation et de traduction en wolof du dialogue (plus loin dans l’interaction, non
transcrit ici) a surtout porté sur la construction de l’énoncé et le lexique dans un souci de vérification de
la compréhension des énoncés, sans comparaison entre les systèmes linguistiques sur des points qui
pouvaient poser problème par exemple : les prépositions ou les pronoms marqués différemment dans
les deux langues, l’absence de déterminants en wolof, les écarts phonétiques et phonologiques. Le
format de l’interaction didactique se reproduit de façon récurrente dans tous les autres détails
séquentiels et formels : ouverture, types de question- réponse, phases de récapitulation, clôture,
orientation normative vers le français, importance de la façon dont maître et élèves collaborent pour les
assurer les enjeux de ce type de communication. Le contrat repose essentiellement sur le flux
ininterrompu des questions, la formulation des réponses, la répétition, la gestion de la continuité des
enchaînements par les réponses aux questions données et la contrainte de fournir des réponses
articulées aux questions ; ce format reste relativement constant du CP au CM2.
Mais on peut, dans un second temps, se demander dans quelles mesures ce « pattern » favorise
l’acquisition et la maîtrise des formes linguistiques et discursives, c’est-à-dire s’il est susceptible,
comme toute interaction à caractère didactique, de fonctionner ou non comme lieu et moyen
d’acquisition de formes verbales et discursives, selon les contextes, les relations et les catégories qu’il
contribue à configurer. Dans le cas de figure très général d’apprentissage de la L2, l’interaction est en
effet le moyen d’acquérir une autre langue, en la pratiquant en contexte et en interagissant. Dans cette
perspective, les interactions donnent-elles les moyens ou les occasions de développer de nouvelles
ressources linguistiques, un moyen disponible d’organiser du discours oral et écrit ?
Exemple n°2 :
Leçon de géographie, révision synthèse, CM2, Centre polyvalent de Thiaroye, une carte
représentant l’Afrique est accrochée au mur et un texte écrit au tableau résume la leçon : la position du
42
Sénégal par rapport aux différents pays africains. M questionne de façon à retrouver les énoncés
compris dans le texte (questions littérales) ; il s’agit sans doute de la révision et de la synthèse d’une
leçon vue précédemment.
1. M. (commente une carte) dans quelle partie de l’Afrique se trouve t-il (le Sénégal) +++
2. EEE. monsieur monsieur monsieur
3. M. Abou
4. A. le Sénégal se trouve à l’est <
5. EEE. à l’ouest à l’ouest (exclamations)
6. M. ouais
7. E. le Sénégal se trouve à l’extrémité ouest du continent africain
9. M. donc dans la partie ++
10. EEE. ouest
11. M. dans la partie
12. EEE. ouest
13. M. ouest
14. EEE. du continent africain
15. M. dans la partie ouest
16. E. du continent africain
17. M. on dit que c’est à ++
18. E. l’extrémité
19. M. l’extrémité
20. EEE l’extrémité ouest du continent africain
21. M. l’extrémité ouest du continent africain < l’extrémité ++
22. E. ouest du continent africain
23. M. ouest montrez sur la carte fais doucement alors qui va venir au tableau nous montrer le Sénégal
Abou montrez nous le Sénégal
24. E. le Sénégal est là
25. M. le Sénégal est
26. E. là
27. M. est ce que vous êtes d’accord avec xxx
28. EEE. oui
29. M. bien ++ maintenant + dites-nous les PAYS +++ qui ++ entourent le Sénégal
30. E. la Mauritanie
31. M. oui mais où d-dans quelle partie
32. EE. à Nord
33. EE. au Nord
34. M. au Nord xxx et aussi au Nord nous avons la
35. EEE. la Mauritanie
36. M. quelle est la capitale de la Mauritanie
37. E. Nouakchott
38. M. Nouakchott ++ oK
39. EEE. Mali Mali
40. M. eh c’est bien le maître qui interroge +++ ouais
41. (silences)
42. M. mais ça c’est au Nord c’est la Mauritanie ensuite
43. E. à l’est
44. M. à l’est nous avons quel pays/
41. EEE. Mali
43
42. M. à l’est nous avons le + nous avons quel pays/
43. EEE. Mali
42. M. montre- nous le Mali
44. EEE. (bruits)
(Même déroulement pour les autres pays seulement des désignations orienté vers l’acquisition du
vocabulaire à l’intérieur de structure syntaxique formatées)
(…)
65. M. alors \ en histoire qu’est-ce que vous connaissez du Sénégal/ ++++
66. EEE. en histoire
67. M. le Sénégal le Sénégal ++ était une colonie\ qui appartenait à quelle puissance/
68. EE. Monsieur Monsieur La France
69. M. le Sénégal est une ANCIENNE colonie ++ { FRANCAISE \ colonie {française (M. écrit
« colonie française » au tableau) (4s) l’indépendance du Sénégal a été à xxx
70. E. l’indépendance du Sénégal a été mille neuf cent soixan:::: 80
71. EEE. 1960
72. M. le quatre avril
73. EEE. 1960
74. M. le quatre avril 1960 +++ (il écrit au tableau) avril mille neuf cent ::::: {soixante
75. E.
{l’indépendance du
77. M. alors suivez +++ quel est < est-ce que le Sénégal joue ++ un rôle important + en Afrique\ (il
baisse la voix)
78. EEE. oui
79. M. quel est ce rôle/
78. E. le Sénégal vend à l’extérieur + des produits
79. M. vend des &
80. EEE. produits
81 M quels sont les les produits + que le Sénégal vend\
82. EEE. monsieur monsieur
83. M. il y a
84. E. l’arachide
84. M. il y a l’arachide
83. E. coton coton
85. M. il y a/
86. E. l’huile
87. EE. non non la tomate
88. E. l’arachide
89. M. il y a aussi
90. E. les xxxx
On s’aperçoit que le caractère fortement stéréotypé ou ritualisé de l’interaction réduit la gamme
des ressources communicatives, mais aussi langagières et discursives, en utilisant des structures
syntaxiques relativement simples (un énoncé complet se déroule sur plusieurs tours de parole et les
énoncés sont juxtaposés). Les questions posées sont orientées vers la formulation exacte des phrases
écrites au tableau dans le résumé. Ce format d’interaction permet seulement au discours de fonctionner
sans se développer car la dimension rituelle fige l’interaction et elle semble fonctionner difficilement
comme moyen d’acquérir des connaissances linguistiques ou langagières (textuelles et discursives) à
l’exception de quelques formes lexicales ou syntaxiques stéréotypées. Ce type d’interaction permet de
réaliser une tâche communicative inscrite dans un contrat didactique sans pour autant affronter
d’importants problèmes de communication et d’énonciation. Les productions discursives ne
44
s’actualisent pas dans des structures variées, complexes, différenciant langue orale et langue écrite, car
il y a ritualisation et figement du genre.
Exemple n°3 :
Classe de B, 35 ans,. CM2. Expression orale et recherche de vocabulaire et de phrases à partir
d’un texte de lecture fabriqué par le maître pour préparer la rédaction.
Texte : du village à la ville
M lit le texte (..) : Ali a eu l’idée à Dakar car tout (s’est dégradé ?) dans le village xxx la solidarité
l’éducation le respect la dignité etc Ali pensait trouver un me- une meilleure vie à Dakar mais / une fois
arrivé il s’est rendu compte vite < il s’est rendu vite compte + que c’était xxx il ne pouvait même pas
travailler pour aider ses parents restés au village
Lecture du texte par plusieurs élèves (6 enfants parlent fréquemment au total, 10 sur 50 auront pris la
parole).
1. M. pourquoi on a mis du village à la ville/
2 .E xxxx
3. M. xxx la ville c’est quelle ville/
4. EEE. Dakar
5. M. le village on connaît pas < on nous parle de qui donc des jeunes qui ont ++ quitté et parmi ces
jeunes il y a
6. EEE. {Ali
7. M. {Ali ++ les autres jeunes ils sont partis où + les autres jeunes ils sont partis où
8. E. les autres jeunes ils sont partis à Dakar
9. EEE. non non à xxxx
10. M. alors les autres jeunes sont partis à +++ à l’étranger à {l’extérieur
11. EEE.
{l’extérieur
12. M. comment on appelle ce phénomène là/ on a vu ça hier +++
13. EEE. monsieur monsieur
14. E. on appelle l’émigration
15. M. on appelle ça
16. EEE. l’émigration
17. M. on a vu ça hier xxxx l’émigration d’accord/
18. EEE. oui
19. M. quand on arrive là bas comment on est appelé < si moi je décide d’aller en France arrivé en
France co- comment comment on va m’appeler/
20. EEE. monsieur monsieur
21. M. Madou
22. E. (silence)
23. M. je suis un {émigré
24. EEE.
{émigré
25. M. un émigré là - bas d’accord
26. EEE. oui
27. M. très bien ALORS donc pourquoi ces jeunes sont partis là bas/
28. EEE. monsieur monsieur
29. M. pourquoi ces jeunes sont partis/
20. E. les jeunes ont partis pour pour aller travail
45
21. M. encore
22. E. les jeunes sont partis pour aller travail
23. EEE. xxxx (bruits)
24. M. encore
25. E. les jeunes sont partis pour aller travail
26. M. les jeunes sont partis pour aller +++
27. EEE. {chercher du travail
{travail
28. M. chercher du
29. EEE. TRAVAIL
30. M. ils sont partis + tenter leur chance à + l’extérieur <et Ali est-ce qu’il est parti à l’extérieur
31. EEE. non non
32. M. qu’est ce qu’il a fait lui/ ++++
33. E. il est parti à Dakar
34. M. il est parti à
35. EEE. {Dakar
36. M. { et comme < Ali qu’est-ce qu’il < c’est le seul jeune qui a quitté + son village +’ pour venir à
Dakar
37. EEE. non
38. M. est-ce que c’est le seul jeune j’ai dit
39. EEE. non
40. M. actuellement on voit beaucoup de /
41. EEE. {jeunes
42. M. { jeunes qui quittent /
43. EEE. { leur village
44. M. { leur village
45. EEE. pour aller à + Dakar
46. M. comme on appelle ce phénomène là/
47. E. monsieur monsieur monsieur
48. M. on rencontre des gens + des paysans + des + agriculteurs ++ quittent la campagne xxxx quittent
la campagne pour venir dans les villes ++ oui ++ Fatou Ndiaye
49. E. on appelle l’exode rural
50. M. on appelle ça
51. EEE. l’exode rural
52. M. l’exode
53. EEE. rural
54. M. très bien xxxx on a vu ça hier donc + Ali + lui + il n’a pas + tenté sa chance dans l’émigration,
comme les autres camarades, lui il est < il a tenté de venir à + {Dakar
55. EEE.
{Dakar
56. M. qu’est ce qu’il voulait faire à Dakar/ +++ qu’est ce qu’il voulait faire à Dakar/ +++ Abdallah/
57. E. il il + voulait à Dakar chercher du travail
58. M. il +++ voulait à Dakar chercher du travail
59. EEE. non non
60. E. xxx il voulait chercher du travail à Dakar
61. M. oui + il voulait chercher du travail à + {Dakar
62. EEE.
{ DAKAR
63. M. très bien il voulait chercher du travail à {Dakar
Là aussi, l’activité est orientée vers la restitution du vocabulaire appris dans la leçon
46
précédente :
12. M. comment on appelle ce phénomène là/ on a vu ça hier +++
13. EEE. monsieur monsieur
14. E. on appelle l’émigration
Ou vers la restitution de fragments du texte écrit au tableau (le maître amène les élèves à restituer à
l’oral des segments de phrases du texte) :
56. M. qu’est ce qu’il voulait faire à Dakar/ +++ qu’est ce qu’il voulait faire à Dakar/ +++ Abdallah/
57. E. il il + voulait à Dakar chercher du travail
58. M. il +++ voulait à Dakar chercher du travail
59. EEE. non non
60. E. xxx il voulait chercher du travail à Dakar
61. M. oui + il voulait chercher du travail à + {Dakar
La correction se fait par répétition jusqu’à ce qu’un élève apporte la bonne réponse et ce type de
questions prend vite le pas sur le questionnement initial de compréhension du texte. : « pourquoi on a
mis du village à la ville ?»
Cependant l’ensemble de la séance comme les autres séances observées chez ce maître
relativement jeune (35 ans) montre une plus grande souplesse dans l’interaction et plus de mobilité
énonciative. Les types de questions posées sont également plus variées et l’activité des élèves semble
plus grande.
Des pratiques innovantes :
Une séance "l'animation autour du livre" observée dans une école alternative à Guediawaye,
s'est révélée particulièrement intéressante en ce sens qu'une élève y prend, devant tous, le rôle du
maître. Il s'agit d’un débat organisé à propos d'un extrait célèbre de l’ouvrage de Cheikh Hamidou
Kane « L’aventure ambiguë ». Il y est question des rapports entre le Marabout et son talibé. On relève
au cours de la séance, une modification du pattern interactionnel ; il y a déplacements des rôles et des
faces : le rôle du maître est tenu d’abord par l’élève puis, alternativement par le maître et par l'élève. De
plus, le positionnement de ces deux personnes évoquent une relation maître/élève comme celle qui était
racontée dans le livre. Il y a là s'exerçant en français et/ou en wolof, une théâtralisation, une mise en
scène de positionnements sur des plans d'action ou de représentation divers, qui lient le monde de
l'école française et celui de l'école coranique. L'élève - maîtresse a d'abord lu le texte, puis le
commentaire qu'elle avait rédigé. Un questionnement est ensuite sollicité, étayé et soutenu par le
maître. C’est dans ces séances, qui privilégient des moments de dialogues et d’échanges et qui sont en
quelque sorte, « à la frontière» de la classe, que se construit une culture commune, celle de l’école mais
aussi celle qui englobe une vie de quartier. Ce type d’activités permet sans doute de générer des
modèles pédagogiques et éducatifs nouveaux : gestion différente de l’oral et de la parole des élèves en
classe, utilisation des genres oraux sociaux (l’exposé, le récit oral ou les formes des débats qui
reprennent les modèles de débats en usage dans les conseils de quartier), modification des rôles
impartis à l’enseignant et à l’élève, recours plus fréquent aux langues en contact. Les interactions
observées dévoilent des positionnements interpersonnels plus souples et une plus grande variation
langagière associée à l'expression des postures de chacun, aux rôles attribués et aux déplacements de
ces rôles comme aux modifications des postures prises par les interlocuteurs au cours de l’interaction. Il
y a émergence, en situation, de "manières différentes" de parler français et d'utiliser "du" français dans
les interactions concernées (entre enseignants, entre enseignants et élèves, entre élèves). Les réseaux de
47
communication sont relativement ouverts et bouleversent les réseaux traditionnellement instaurés en
classe « fermés » où un seul leader émerge : le maître, qui dirige toutes les prises de parole. Le rythme
même de l’échange est modifié. Habituellement de larges épisodes du cours s’organisent sous forme
d’enchaînements d’échanges ternaires question/réponse/validation, mais dans ce dispositif, il y a
véritablement interaction entre les participants, les prises de parole sont potentiellement symétriques, et
les élèves s’autorisent à questionner celle qui occupe le rôle du maître :
Exemple n° 4 :
1.Elève : pourqu + pourquoi le le vieux Tierno a ++ a pincé le ++
Samba Diallo12
2.Mame Diara : il n’a pas pu réciter correctement la phrase + sa langue lui a + sa langue lui a fourché
3.Maître : pourquoi Samba Diallo a été pincé + parce qu’il n’a pas pu réciter correctement le ++ verset
du Saint Coran ++ d’autres encore + allez-y
C’est une élève, Mame Diara, qui conduit le débat et endosse la position haute : elle ouvre le débat,
questionne, valide, répond aux questions des élèves, et le maître ne fait que valider, reformuler et
soutenir ses propos. Ses interventions se limitent, tout au moins au début de l’interaction, à relancer le
débat, tout en confirmant Mame Diara dans son rôle :
1. Maître : voilà donc + et puis s’il y a des questions ? s’il y a des questions à poser par rapport à ce
qu’elle vient de dire + par rapport à l’explication détaillée qu’elle vient de faire + s’il y a des questions
+ elle est à votre disposition
L’enseignant soutient la parole de Mame Diara en reformulant, récapitulant ou commentant ses tours
de parole, comme une voix en écho :
1. Mame Diara : est-ce que vous comprenez le texte ?
2. Maître : il faut parler fort quand vous répondez parce que/
3. Elève : dans ce texte +++ l’auteur nous explique une séance qui s’est produit entre un marabout et
son talibé + le marabout s’appelle Tierno (xxx)
(…)
5. E : fourché
6. Maître : fourché han ? OK + c’est quoi ?
7. Mame Diara : la langue lui avait trahi + ça veut dire la langue lui avait trahi
8. Maître : la langue fourchée c’est une langue qui lui avait vraiment trahi + parce que la langue là
l’avait empêché de prononcer honnêtement euh correctement même heu son verset + d’autres encore
rapidement
9. Elève : pourqu + pourquoi le le vieux Tierno a.++ a pincé le +++ Samba Diallo
10. Mame Diara : il n’a pas pu réciter correctement la phrase + sa langue lui a + sa langue lui a fourché
11 ; Maître : pourquoi Samba Diallo a été pincé + parce qu’il n’a pas pu réciter correctement le ++
verset du Saint Coran ++ d’autres encore + allez-y
12
Conventions de transcription: le français est transcrit en caractères normaux, les emprunts intégrés en caractères gras
italiques, le wolof en caractères gras. La traduction en français est en italique, les passages en français dans le texte original
sont entre crochets. + et ++ marquent les pauses courtes et moyennes, +++ les pauses longues, xxx les mots ou segments
d’énoncés incompréhensibles, les mots ou énoncés soulignés des chevauchements de paroles, / une interruption par un autre
locuteur. Les intonations exclamatives et interrogatives sont marquées par les signes graphiques habituels. Les
accentuations sont marqués par les caractères gras soulignés.
48
Dans ces deux derniers extraits, on voit se développer, à travers les échanges ? le guidage du
maître mais aussi la négociation du système des places entre lui et Mame Diara. En (2) il intervient sur
un problème d’organisation de la prise de parole (parler fort pour se faire entendre et comprendre) plus
loin, sa reformulation (8) reprend et complète le tour de parole de Mame (7), tout en précisant
l’explication de « fourché », que Mame Diara avait proposé « ça veut dire la langue lui avait trahi », en
la modalisant « c’est une langue qui lui avait vraiment trahi » et en ajoutant un nouvel élément
d’explication.
Ces types de dispositifs favorisent sans aucun doute le travail langagier, interactionnel et
communicationnel : prendre sa place dans la succession des tours de parole, oser prendre la parole
devant le groupe, défendre son opinion. Il permet de mettre en activité l’élève, de construire une
représentation du savoir moins figée, de développer des compétences langagières en interaction. Ils
instaurent sans aucun doute un autre rapport au savoir et participent surtout de la construction
identitaire du sujet, en même temps qu’ils structurent une communauté d’individus dans l’espace même
de l’école. A la différence des exemples précédents où le cours est dominé par l’écrit avec des
structures canoniques « typantes » de l’écrit (nominalisations, syntaxe ramassée, organisée autour du
nom) il y a, au cours de ce type d’interaction, un véritable usage de la langue orale en situation, à
travers différents types de discours et différents types d’oraux.
Les caractéristiques de l’oral sont perceptibles à travers les phénomènes d’hésitations, de bribes
(abandon puis reprise d’une construction plus loin), de reprises : « sur lui pour lui », + « vieux + vieux
Tierno », de recherches de mots, de retouches, de retours en arrière sur un syntagme déjà énoncé pour
le compléter ou le modifier «sur lui pour lui +++ pour montrer son mécontentement »,
d’inachèvements et de ruptures de construction. Celles de l’écrit sont perceptibles à travers les reprises
du texte «pour montrer son mécontentement + il saisit Samba Diallo au gras de la cuisse et l’avait
pincé du pouce et de l’index longuement » .
A travers ce déploiement de la langue orale, il y a une prise de conscience possible non
seulement de la distinction langue orale/langue écrite mais également de la variation langagière en
situation.
6.2.1.4. La fonction des changements de langue en classe.
Si certains rares enseignants pratiquent de nouveau le port du symbole13 dans leurs classes « parler français en classe les (les élèves) aide à écrire … c’est bien pour les aider en français + ils
ont des lacunes » (Cf. entretien C Juillard avec Binta N., institutrice à l’école des Manguiers, mars
1998)-, la plupart de nos observations de classe témoignent de l’introduction du wolof.
Les changements de langues peuvent être initiés par les élèves qui ne comprennent pas ou qui
ne peuvent pas s’exprimer en français. Les changements de langues sont également et surtout le fait des
maîtres, qu’il s’agisse de leçons proprement dites ou de séances d’expression orale.
Les pratiques d’alternances en classe
D’une manière générale, différents types de changement de langues ont été relevés dans
l’ensemble des séances auxquelles nous avons assisté. Qu’il s’agisse de reformulations, de consignes
en wolof et en français, d’explications en wolof, de traductions, de validation des réponses et
13
Lorsque les enfants parlent en wolof ou dans une autre langue africaine, ils reçoivent le symbole -un objet qui les désigneet le remettent à un autre enfant « surpris » et désigné à son tour comme manquant au règlement de l’école.
49
d’encouragements aux élèves donnés en wolof.
Le recours à l’alternance de langues, que ce soit dans des énoncés mixtes français-wolof
(insertion d’un ou de plusieurs éléments wolof dans un énoncé en français) ou dans une alternance
balisée des deux langues, s’est cependant révélé assez limité dans les séances enregistrées à l’école
Dara Dji et considérées par les enseignants comme des activités novatrices, laissant plus de place à
l’expression orale.
Analyse des alternances relevées dans les activités novatrices de l’école Dara Dji
Dans la séance intitulée « l’animation autour du livre » (école Dara Dji, avril 2001), 17 tours de
parole sur 202 contiennent des alternances et la plupart sont le fait des adultes : enseignants, moniteurs
ou enquêteurs. A chaque fois l’alternance est provoquée par l’adulte.
Ici, le maître sollicite la parole de ses élèves en s’adressant à eux tout d’abord en wolof :
Maître : “yeena wara wax + yeen + nun + yeen + on est là vous êtes là vous êtes des talibés nous
sommes des marabouts”
C’est vous qui devez parler, vous, nous, vous,
Selon le respect des formats de communication adultes - enfants ou maître - élève, les élèves
enchaînent, pour certains, en wolof.
Exemple 1 :
1.Maître : vous pouvez intervenir en wolof han
2. Elève : (silence)
3. Maître : et moom (?) tu peux parler wolof s’il te plaît + lutax marabu bi door taalibe bi quoi
ndongo bi
[et] lui (?) [tu peux parler en wolof s’il te plaît] pourquoi le marabout frappe le talibé [quoi] le talibé
4. Elève : dafa wax ++++ num ko waxeeti noonu
Il a dit ++++ comment il l’a dit encore comme ça
(Séance « Animation autour du livre »)
La fonction première des alternances est en effet l’encouragement à la prise de parole : le maître
repère un enfant qui a des difficultés à s’exprimer - soit par manque de mots en français, soit par
timidité - et il l’encourage alors à parler en wolof (tp 2 de l’exemple 2) en prenant lui-même l’initiative
d’alterner dans son énoncé français et wolof (tp 4). L’élève à qui la sollicitation est adressée ou un
autre élève reformule son propos en wolof (tp 5), comme dans l’extrait suivant. La fonction de
l’alternance dans le discours, dans ce cas, ayant pour objet de redoubler mais aussi de préciser,
d’expliciter, voire de modaliser, les propos tenus en français :
Exemple 2 :
1. Elève : parce que l’enfant ça peut être l’enfant peur de parler
2. Maître : tu peux exprimer ça en wolof si tu as des problèmes en français
(Des voix en même temps et rires)
3. Elève 2 : mais moi je ne suis pas d’accord
4. Maître : tu n’es pas d’accord mais lan la lu tax ?
C’est quoi pourquoi ?
5. Elève 3: mënna am xale bi mon waxoon ko +++ mon ragala wax phrase bi mon correcte
Il se peut que l’enfant il l’avait dit +++ il a peur de parler une [phrase] qui n’est pas [correcte]
(« Animation autour du livre »)
Les tours de parole où intervient le passage au wolof introduisent également une rupture dans le
50
rythme même de l’interaction, les échanges se font alors plus rapides, les enchaînements d’un tour de
parole à un autre sont nettement complémentaires, et il y a véritablement co-construction à plusieurs
des énoncés, où chacun complète et modifie la parole de l’autre :
Exemple 3 :
1. Lamine : (avec beaucoup d’hésitations au début, Lamine cherche ses mots, que ce soit en français ou
en wolof) bu de yangui teye symbole après++ après ++après goor yi +++
Si c’est toi qui tiens le [symbole après ++ après ++ après] les garçons +++
2. Maître : (XXX) goor yi lan ? après goor yi ?
Les garçons quoi ? [après] les garçons ?
(Le débit change, les échanges s’accélèrent, la parole est beaucoup plus fluide, les enchaînements plus
faciles, le maître soutient davantage la parole de Lamine, répète, reformule, la conversation a un tour
plus naturel, il n’y a pas de rupture au niveau de la prosodie)
3. Lamine : après + goor yi tamit di Jox Jigeen yi symbole bi
[après] + les garçons aussi donnent aux filles le [symbole]
4. Maître : di Jox Jigeen yi + loolu ngane lane nga ci xamoon leegi + yow loo bugoon nˇu Jox leen
ko + loo bugoon nˇu Jox leen (xxx) affairu symbole bi loo bugoon nˇu Jox Jox leen ko
Ils donnent aux filles + cela tu dis qu’est-ce tu en pensais maintenant + toi qu’est-ce que tu voulais qu’on leur
donne + qu’est-ce que tu voulais qu’on leur donne (xxx) l’affaire du symbole + qu’est-ce que tu voulais qu’on leur donne
5. Lamine : nˇu baye ko
Qu’on le laisse
6. Maître : nˇu bay (…) han
On laisse (….) han
(Séance « Le conseil de classe »)
On a constaté que le passage au wolof autorise un positionnement interpersonnel plus souple et
permet des tours de parole plus longs chez les élèves, alors que ceux-ci sont habituellement le fait du
maître et des moniteurs. De même les énoncés apparaissent davantage modalisés avec des prises de
positions personnelles plus affirmées. Ainsi, les opinions et les arguments sont-ils précisés et
développés par rapport à ceux exprimés en français.
Dans l’extrait ci-dessous l’argumentation se poursuit en wolof avec insertion d’éléments en
français (connecteurs, marqueurs de temps, emprunts lexicaux plus ou moins intégrés au discours en
wolof ), et l’énoncé, tout en portant les marques de la langue orale, se fait plus fluide et la prise de
parole plus rapide :
Exemple 4 :
1. Elève : amna erreur yoo xamne ken mënno ko baale parce que heure bu nekk mu wax ko (xxx)
su làmmiñ am taqe moom + loolu moom mënna ko qui mais bu fekkee làmmiñ taqul dara Jotuko
+ mu koy wax chaque jour + loolu moom warnako door + amna erreurs yoo xamne ken du ko
pardonner + amna erreurs yi tamit yu ñuy pardonner
Il y a des [erreurs] qu’on ne peut pas pardonner [parce que] chaque [heure] il le dit (xxx) si sa langue est lourde ça on peut
le [qui] (sous entendu : pardonner) [mais] si sa langue n’est pas lourde il n’a rien il le dit [chaque jour] + ça il doit le frapper
+ il y a des [erreurs] qui ne se pardonnent pas + il y a des [erreurs] aussi qu’on [pardonne]
2. Enquêteur : yu mel naka ? erreurs yu ñuy pardonner +++
Comme quoi ? les erreurs qu’on [pardonne]
3. Elève : les petites erreurs là on peut les pardonner
4. (rire général)
(« L’animation autour du livre »).
L’alternance du wolof et du français marque aussi, d’un point de vue discursif, la progression
51
de l’argumentation puisque l’élève conclut cet échange argumentatif
par un retour au français (tp 3).
Si, donc, dans ces séances d’expression orale, les changements de langue ont été initiés par les
maîtres, ils ont pu temporairement souligner, dans la dynamique du discours, un changement dans la
relation inter - personnelle et autoriser une expression plus créative.
Différences entre types de classes :
On peut distinguer entre les classes en français où apparaissent des segments en wolof et les
classes en wolof où apparaissent des segments en français.
La différence est principalement de nature sociolinguistique. C’est-à-dire que les séances
majoritairement en wolof ont été relevées dans l’enseignement professionnel dispensé par des
maîtresses à des jeunes filles et que les séances majoritairement en français, comportant des énoncés en
wolof, ont été relevées dans des séances consacrées à l’enseignement de la langue française, tant dans
l’enseignement formel que dans l’enseignement non formel. C’est, en effet, au cours de couture du
Centre polyvalent de Thiaroye, ainsi qu’au cours de coiffure, que nous avons entendu des maîtresses
montrer comment couper le tissu ou comment poser les rouleaux sur la tête, en wolof, en y insérant
quelques mots de français (ponctuateurs, connecteurs logiques, et surtout termes professionnels en
français intégrés à la morpho-syntaxe du wolof). La maîtresse de coiffure a manifesté d’ailleurs peu
d’aisance en français.
Monitrice : Fat Diop + Astou + non mon toudati sax astou diop + no toudati yowmi coussin
bi nii
Fat Diop, Astou, comment elle s’appelle encore Astou Diop, comment tu t’appelles encore toi qui porte le
[coussin] comme ça ?
Fatou Fall : Fatou Fall
Monitrice : Fatou Fall effectivement da may fatte (....) ma xol (...)
Fatou Fall[effectivement] j’ai tendance à oublier (...) fais voir
lii fok nga binde ko parce que lii yépp dara baaxu
ceci il faut que tu l’écrives [parce que] tout ça rien n’y est bon
parce que boo jélee repère + traitu milieu bi boo ko redee ba pare
[parce que] si tu prends le [repère] + le [trait du milieu] si tu as fini de le tracer
danga wara jél un centimètre ci biir ak un centimètre ci bord bi +
tu dois prendre [1 cm] dedans et [1 cm] au [bord]
leegi nga diko def nak jél ay repères yu bari daadi ko mëna tracer mon jub
maintenant tu le fais (répétitif), prendre beaucoup de [repères], pouvoir le [tracer] pour qu’il soit droit
Par contre dans un cours de CP (école Dara Dji), où les élèves apprennent à lire et à écrire en
français, la part du wolof est plus restreinte et sert principalement à l’explicitation/traduction des
termes encore inconnus des élèves, ainsi qu’à la reprise/reformulation des énoncés des élèves dont
certains ne savent pas encore bien distinguer les emprunts du wolof au français et les mots de français.
La leçon commence par la lecture par cœur des graphies isolées ei, et, ai, puis des mots comportant la
graphie ai : balai, pagaie, laine ; ces graphies et ces mots sont inscrits au tableau noir et le maître les
désigne avec un bâton ; les enfants reprennent en chœur ce que dit le maître :
M : je découvre
EEE : je découvre
52
M : [e] + [e] + [e]
EEE : [e] + [e] + [e]
M : un balai
EEE : un balai
M : une pagaie
EEE : une pagaie
M : la laine
EEE : la : lai : ne
(Les mots sont fortement accentués sur la première syllabe).
L’enfant écrit ensuite les mots sur son ardoise, puis sur son cahier. Le soir il relit les ˝ˇˇˇ
mots chez lui et doit demander la traduction en wolof à son entourage. S’il revient avec la traduction le
lendemain, il est récompensé.
La séance se poursuit par une recherche de traductions :
M : une pagaie ?
M : joow mooy ? mooy ramer + yow mune ! toggal fale!
ramer c’est ? c’est [ramer] + toi ! assieds toi là – bas !
M : joow mooy ramer ; mooy bant buni joow + le bâton qu’on se sert à ramer s’appelle la ? la pagaie
ramer c’est [ramer] c’est le bâton avec lequel on rame
M : bant bu ni joow + lan looy ni ne ?
le bâton avec lequel on rame + comment çà s’appelle ?
E : joow ci ndox
ramer dans l’eau
M : lan looy ni ne ? pagaie + est-ce que vous êtes d’accord ?
comment çà s’appelle ?
EE : oui
M : bon + la laine
EE : la laine
M : la laine + lan mooy la laine ? la laine ? oui ?
[la laine] + qu’est-ce que c’est [la laine] ?
E : la laine le luni léttoo
[la laine] c’est avec cela qu’on tresse
M : est-ce que le luni léttoo ?
[est-ce que] c’est cela avec quoi on tresse ?
E : deedet
non
M : mooy ?
qu’est-ce que c’est ?
On peut rapprocher cette séquence d’une leçon de mots techniques pour des jeunes gens en
apprentissage professionnel. M. Lazare N., professeur technique au Centre polyvalent de Thiaroye, a
évoqué différentes stratégies pour faire acquérir de nouveaux mots français à ses élèves. Bien qu’il dise
privilégier le recours au français autant que possible, la traduction du wolof est une stratégie parmi
d’autres.
Exemples :
Semence ? Il prend un carton, y met du sable et y trace des lignes. Cela figure une pépinière et des
semis. Il sème.
Pépinière ? Il donne l’équivalent wolof deer ; mais le mot a un autre sens : « sol cimenté »
53
Peindre ? En wolof, pas de mot. Il cherche des synonymes. Il passe par le mot “badigeon”, qui d’après
lui (usage non attesté dans le dictionnaire Wolof/Français) est un emprunt du wolof au français.
Discours des enseignants sur les alternances :
Les changements de langue en classe ont été diversement glosés par les enseignants. On doit
constater que leur justification s’insère toujours dans le projet éducatif évoqué.
M. K (53 ans, éducateur spécialisé, directeur du centre polyvalent de Thiaroye en 2001) nous a
dit : « le wolof on l’utilise dans nos principes pédagogiques + nous utilisons la langue wolof à partir
d’un principe pédagogique très simple + si nous avons un mot à enseigner on part du terroir + si on a
une notion nouvelle qu’il faut assigner et dans le terroir national et dans les coutumes et dans le
contexte social il y a une illustration qui fasse mieux comprendre la notion on peut utiliser le wolof +
principe pédagogique se servir de la langue pour être un atout pour illustrer cette notion sans erreur
surtout dans le cadre de la formation professionnelle + à l’école élémentaire on réadapte le
programme aux notions environnementales (plage etc.)+ au niveau de l’enseignement professionnelle
les filles n’appartiennent pas toutes au même niveau social n’ont pas le même niveau scolaire
+certaines ont fait le BEPC + donc on utilise le wolof et le français pour leur permettre de renforcer le
niveau de en leur permettant d’écrire de s’exprimer de parler français + renforcement en orthographe
française lecture + sur le plan de l’apprentissage des métiers on insiste sur la la pratique et là on
utilise la langue wolof mais il y un lexique essentiel qui doit entrer même si on parle en wolof une fille
va acheter du matériel de broderie ...il faut qu’elle sache désigner ce qu’elle veut en français ».
M. K. présente ici successivement trois arguments différents justifiant l’usage du wolof en
classe. Le premier est dans le fait de partir de l’univers de référence de l’élève (le « terroir ») ; les
arguments suivants sont liés à un constat de nature sociolinguistique : le niveau scolaire des filles n’est
pas très élevé, il vaut mieux leur parler dans les deux langues, tout en utilisant le lexique professionnel
français.
Un des enseignants du même établissement, enregistré en juin 2002, M. Lazare N., professeur
de l’unité technique agricole du Centre polyvalent de Thiaroye (activités garçons), présente des
rationalisations d’un autre ordre. Agé de 32 ans, agronome de formation, il s’est occupé de formation
des formateurs (moniteurs agricoles) au niveau du diocèse de sa région (Bambey), et a été formé par
CARITAS. Sérère, il parle wolof depuis son entrée en classe de 6ème. On peut relever dans l’extrait
d’entretien suivant une difficulté à construire une argumentation (auto - interruptions, reprises,
hésitations) ; l’argument présenté au tp 14 justifie également l’alternance linguistique du maître par
l’objectif pédagogique ; la différence avec le locuteur précédent tient au fait que le maître s’autorise à
un « bricolage » (au sens de Levi-Strauss, repris par Nicolaï, 2001, p. 378) qu’il appelle ici du « touche
à tout » (locution répétée deux fois).
1.CJ : vos cours vous les faites vous-même ?
2.LN : ouais
3.CJ : ou vous êtes heu avec quelqu’un ?
4.LN : nan je fais mes cours moi-même + donc j’suis..
5.CJ : vous les faites en français ou bien en wolof ?
6.LN : en français + en français et j’introduis un peu d’wolof + généralement en français en français
pour que pour les initier à parler le français + parce que c’est bon d’apprendre à parler le le wolof, c’est
c’ est une base
7.CJ : Comment ?
54
8.LN : le wolof c’est bon ++ c’est c’est c’est bon + mais::: à la fin le gosse aura peut êt(re) besoin
d’écrire un petit projet, écrit, manuscrit pour qu’il puisse financer vous voyez l’initiation sur les
dossiers les dossiers administratifs et tout:: comment faire une deman::de comment faire une demande
d’assistance technique un curriculum etc etc donc
9.CJ : vous introduisez le français seulement pour l’écrit ou bien heu ::: aussi à l’oral ?
10.LN : mmm
11.CJ : votre avis ?
12.LN : le wo dans l’oral + hein dans l’oral j’introduis le français dans l’oral + heu le wolof dans l’oral;
mais ce qui est théorie généralement c’est :: çà valide tout quoi
13.CJ : ça ?
14.LN : du touche du touche à tout quoi du touche à tout si:: parce que un vrai pédagogue n’est pas
n’est pas censé d’utiliser heu: une même langue pour faire comprendre une leçon ++ moi j’aurais
préféré même que les élèves comprennent ma langue maternelle + ce serait beaucoup plus facile de les
expliquer ce que moi j’ai envie de leur faire faire
15.CJ : qu’est-ce que vous avez comme langue maternelle ?
16.LN : moi j’ai je parle sérère {donc vous voyez ce serait beaucoup plus facile si tout le monde
17.CJ :
{ah très bien
comprenait le sérère donc la formation serait beaucoup plus rapide et cela ne m’empêcherait pas de
parler parce que quand vous parlez dans votre langue maternelle vous vous expliquez vous vous
exprimez plus convenablement
On constate que l’enseignant le plus âgé justifie un usage sporadique ou ciblé du wolof par la
réussite du projet pédagogique, tandis que le plus jeune justifie plutôt l’usage bilingue en tant que tel.
Synthèse : L’alternance linguistique, en classe, reste limitée ; les maîtres en font un usage qu’ils
justifient toujours, en entretien, par des objectifs pédagogiques ; certains l’utilisent plus que d’autres ;
cela semble dépendre, entre autres, de leur habitude à maintenir séparé l’usage des deux langues, à
l’extérieur de la classe et de l’école.
6.2.1.5. La variabilité des formes de français et des modèles de référence
Des pratiques de classe, situées, identifient les “passeurs”, qui diffusent des modèles de
français, de mélange et de wolof.
Les biographies linguistiques et les parcours des enseignants rencontrés, d’âge et de sexe
différents, montrent une disparité importante dans les types et durées de leurs formations en tant que
formateurs ou enseignants, ainsi que des différences pertinentes dans le niveau de français qu’ils ou
elles utilisent en classe ou également hors classe (cf. Entretiens). La variabilité des formes et modèles
de français transmis est donc grande.
Certains enseignants présentent en classe des modèles particulièrement figés, en relation avec la
norme prescrite et exogène. D’autres, au contraire, tendent à utiliser un français beaucoup moins
normé. Un formateur du Collectif de Ginaw rails témoigne : « On utilise : « pas le français académique,
(on utilise) le français le plus bas possible pour pouvoir amener l’enfant rapidement à comprendre».Il
faut dire que les formateurs de l’enseignement formel se sont souvent formés sur le tas et qu’ils ont
éprouvé des difficultés à se fixer des objectifs pédagogiques, utilisant des méthodes auxquelles euxmêmes avaient été exposées (parcoeurisation, par exemple).
Extrait d’entretien avec le formateur D. (Collectif de Ginaw rails, avril 2001) :
« auparavant je je dispensais mes cours par rapport à mes capacités c’est-à-dire que par exemple je
donnais les cours comme je le sentais donc après avoir la formation j’ai eu à apprendre beaucoup de
thèmes là dessus et à savoir comment encadrer comment véhiculer un un message pour un cible
55
spécifique /..../ au début je savais pas par exemple pour dire aux parents aujourd’hui j’apprends la
lettre a je venais je mettais un texte et j’apprenais les gens à parcoeuriser ce texte sans savoir quelle
lettre les gens vont apprendre tout ça mais après avoir fait cette formation j’ai su que avant
d’apprendre un texte il faut que les genses puissent connaître d’abord les lettres....par exemple je
venais j’écrivais un petit texte et je répétais il répétait après je prends par exemple Fatou je dis on va
apprendre un nom prends Fatou j’écris Fatou et parmi elle il y a qq’un qui s’appelle Fatou on va
écrire correctement pour demain nous tous nous allons pouvoir écrire le nom de Fatou tout le monde
va écrire le nom de Fatou et d’autres noms de la classe par exemple je prends chaussures boubou
maintenant je viens je fais un illustration d’abord par exemple si je pars de la lettre a je leur dis il faut
d’abord savoir qu’est ce que c’est une lettre pour pouvoir écrire un mot ou bien je fais une petite
pièce de théâtre par exemple pour la phrase Fatou va au marché pour leur expliquer la phrase je ne
vais pas leur expliquer en français ni en wolof je vais faire des gestes je leur explique des gestes par
exemple ce que signifie la phrase c’est elle- même qui va expliquer ce que j’ai fait en wolof d’abord
après avoir expliqué ce geste je lis ces phrases en français je leur fais répéter ça après je leur explique
ce geste ce qui se trouve au tableau après une fille va au tableau ...après on va essayer donc dégager
des lettres des mots après on va essayer de faire des constructions de syllabes... après on va prendre la
lettre du jour.. on écrit la lettre du jour
..il y a en qui disent qu’elles veulent que parler il y
d’autres qui disent qu’elles veulent écrire donc là en fonction du groupe je m’accentue sur l’écriture
si le groupe euh qui veut parler est majoritaire je prends l’accent sur je mets l’accent sur+++ l’oral »
Le formateur évoque ici comment il a progressivement pris conscience du fait que le projet
pédagogique passe par une certaine mise en forme, un formatage, de l’usage linguistique, dans
l’interaction de classe. Il souligne l’importance de la formation suivie à l’égard des pratiques
pédagogiques adoptées. Il s’agit là d’une classe d’alphabétisation en français (cours du soir) pour des
jeunes filles domestiques à Dakar. La formation s’adapte à la demande. Une certaine souplesse
s’impose donc.
Dans l’enseignement scolaire non formel, par contre, la ritualisation de la mise en forme des
usages de français en classe a un effet sur les productions qui sont très normées. La révision de la leçon
de grammaire (classe de CM, Mlle Apsa F., Ecole Dara Dji, Ginaw Rail, avril 2001) présente des
usages de français fortement stéréotypés, ici répétés par cœur par la maîtresse et les élèves.
Le rythme rapide et la prosodie chantante ne sont pas transcrits.
1.AF : donc le mode indicatif a huit /
2.EEE : temps\
3.AF : huit temps + trè:::s bien \ qu’est-ce qu’on avait dit sur ces huit temps /
4.EEE : madame, madame, madame
5.AF quat’ temps simples et quat’ temps /
6.E : COMP + PO+ SES\
7.AF : très bien + donc on avait dit que + le mode indicatif a huit temps donc quat’ temps simples et
quat’ temps /
8.E : COMP + PO+ SES\
9.AF : composés \ quels sont les quat’ temps simples de l’indicatif /
10. E : madame, madame, madame
(inaudible)
11. AF : Il y a le présent de l’indicatif
12. E1 : l’imparfait
13. AF l’imparfait
14. E2 : passé simple
15. AF: passé simple
16. EEE : futur simple
56
17. AF et le futur /
18. EEE : simple\
19. AF très bien\ donc les quat temps simples de l’indicatif sont/ le présent/
20. EEE : l’imparfait\
21. AF : l’imparfait\
22. EEE : passé simple\
23. AF : passé simple\
24. EEE : futur simple\
25. AF : et le futur simple\ et les quat temps composés /
26. EEE : madame, madame, madame !
27. AF : y’a le passé composé,
{le plus que parfait,
{ le passé antérieur
28. EEE :
{le plus que parfait
{le passé antérieur
29. EEE : le futur antérieur
30. AF et le futur anté/
31. EEE rieur\
32. AF très bien\ donc les quat temps composés sont / le passé composé le plus que parfait le passé
antérieur le futur/
33. EEE le futur antérieur
34. AF très bien \ maint’nant comment on forme le passé composé /
35. EEE Madame, madame, madame
36. AF comment on forme le passé composé / comment on forme le passé composé/
37. E3 le passé composé est formé de l’auxiliaire avoir ou être plus le participe passé du verbe à
conjuguer \
38. AF Il a dit que le passé le passé composé est est formé de l’auxiliaire avoir ou être\ conjugué à quel
temps/
39. EEE madame, madame, madame !
40. E4 au présent
41. AF conjugué au présent de /
42. EEEE l’indicatif
43. AF très bien\ donc c’est l’auxiliaire être ou avoir conjugué au présent de l’indicatif plus le participe
passé du verbe à/
44. EEEE conjuguer/
45. AF conjuguer\
Il y a là comme une théâtralisation mise en scène pour les participants (dont les enquêtrices)
d’une leçon du livre de grammaire. On assiste là à une sorte d’opéra chanté à plusieurs voix : comme
une mélopée où les élèves ne font que répéter en écho ce que dit la maîtresse. Les noms des temps et
des conjugaisons forme un savoir partagé sur lequel fonctionne un mode discursif et interactif d’un
genre particulier : la leçon de grammaire. La désignation « passé composé » n’est pas explicative. On
n’apprend pas pour communiquer en situation. C’est de l’écrit oralisé, à la manière sénégalaise :
comme apprendre le Coran par cœur, sans comprendre. Le dialogue est répété à l’infini, sans que soit
vérifiée la compréhension. Ces modèles figés de la langue écrite ne seront jamais utilisés en situation ;
ils sont appris, répétés par cœur, pour montrer le système. C’est là une monstration collective d’un
certain type de rapport figé à la langue.
Certains enseignants, dont la formation a semble-t-il été plus aboutie, manifestent une grande
cohérence des pratiques en classe et des représentations de leurs pratiques.
Nous avons rencontré en avril 2001 au centre polyvalent de Thiaroye une institutrice, Mme
Mb., dont le comportement linguistique manifeste une telle cohérence. Née en 1961 à Dakar, elle a fait
57
ses études secondaires dans les lycées de Dakar. Elle a échoué au bac et après avoir suivi un cours de
gestion/informatique, elle est devenue enseignante. Elle a été formée personnellement dans une école
privée par une dame ayant elle-même été formée en France. Ce parcours a sans doute un effet sur la
manière dont elle s’y prend tant pour proposer des formes de français normé que pour aider les enfants
à délimiter, catégoriser, les variétés en contact.
Nous avons tout d’abord assisté, lors d’une séance dans la classe de maternelle (moyenne
section : 4/5 ans) de Mme Mb, au Centre de Thiaroye, avril 2001, à une activité de langage autour d’un
puzzle sur les transports. Nous constatons que l’institutrice n’a pas du tout utilisé le wolof, et qu’elle
propose des phrases bien structurées, en les accompagnant de gestes ou d’intonations.
Le chauffeur ?
“C’est celui qui (geste de la maîtresse) conduit” (intonation montante - descendante (sur le dernier
mot). Le jeune élève Sidi désigne celui qui conduit.
La maîtresse montre des images de car, de taxi. Sidi dit : “le car, çà est là”. La maîtresse reprend la
phrase : « le car est là ».
Elle propose une structure avec prédicat nominal et fait trouver le mot et répéter la phrase :
“Voici le ....train + pour prendre le train, je vais à la ....gare”(rythme intonationnel répétitif avec
topicalisation du dernier mot)
Mme Mb. propose des phrases courtes et bien construites qu’elle fait répéter. Elle corrige.
Le début de l’année, nous a-t-elle dit, est très difficile parce que l’enfant ne veut pas rester : la
maîtresse propose des activités variées : djembé, gymnastique, il faut « les enthousiasmer par
l’ambiance ». Les apprentissages du début se font en wolof afin que les enfants puissent dire : je
m’assieds, je me lève, je suis à telle école, en moyenne section, etc. Certains enfants arrivent en parlant
d’autres langues que le wolof. Ensuite, elle commence un travail de séparation des langues, en
apprenant aux enfants à distinguer les emprunts du wolof au français et les mots du français :
« Le wolof, c’est trop proche du français : les gens escamotent les mots ». En petite section, séance sur
les ustensiles de cuisine : écumoire prononcé (kymwar), poêle (poel, pol); elle rectifie. Les vêtements :
jupe (sip), pullover (pylover) : elle rectifie en deux segments calqués sur la graphie, chemise (simis),
robe (rob), culotte (tubay),chaussettes (cawass), serviette (serbet), savon (saabon). Elle fait rectifier
“sama sac” en “mon cartable”, à l’aide d’une comptine. Les enfants se corrigent entre eux et corrigent
leur mère et leur apprennent ainsi à parler français. Ils deviennent donc passeurs à leur tour d’un
modèle de langue déjà filtré par la maîtresse.
Enfin, la maîtresse et les élèves préparent ensemble une pièce de théâtre sur le thème du
mariage, pour la fête de l’école en juin. Mme Mb. a introduit des phrases en français dans un texte en
wolof. Les chansons sont en wolof.
L’histoire : « Un gars aime une jeune fille, Ami, et veut se marier avec elle; mais il est chassé par sa
famille, parce qu’il n’a pas assez d’argent. Il est triste et il se plaint en chantant. Sidi se propose pour
épouser Ami, avec une forte dot. Les parents, en français : “Cà, c’est extraordinaire !” Avec une
intonation forte sur le /a/. Le mariage a lieu. Ami va avoir des problèmes avec Sidi, à cause de la
dépense qu’elle lui demande. Celui-ci se fâche : “Vous avec vos parents ! Moi je n’ai plus rien !
(montre ses poches vides), Va te débrouiller, va vendre du poisson !” (tout cela en français). Le gars
chassé va revenir : “moi je t’aimais, mais je n’avais rien, maintenant j’ai trouvé un travail, c’est
dommage ! C’est trop tard (en français), parce que moi je vais me marier”. La fille va pleurer.
La morale de l’histoire est chantée en wolof par les enfants : “si on avait laissé le coeur parler, la fille
n’aurait pas eu de problèmes” ».
Mme Mb. a créé elle-même les chansons (paroles et musique) et le texte de la pièce.
58
On voit que les langues sont bien séparées, dans la forme et la fonction symbolique de l’usage.
A côté du fonctionnement variable de l’usage du français, plus ou moins stéréotypé, figé, plus
ou moins formaté et délimité, tels qu’en témoignent les exemples cités, on observe également une
variation des usages de français parlé par les enseignants.
La formation et l’âge des enseignants semblent être les paramètres les plus explicatifs de cette
variation. On a ainsi relevé des usages de français très soutenu en entretien. Des discours monogérés,
plutôt longs, donnent à voir un français plus normé, plus académique. Les stratégies discursives sont
proches de l’écrit.
Extrait d’un entretien réalisé à l’école des Manguiers. C. est un instituteur de 45 ans. Il
s’emploie au début de l’entretien à utiliser un registre de langue soutenu :
1 M. j’aimerais que vous nous parliez de votre euh de votre classe là et de votre leçon vous
vous nous en reparlez là vous dites tout ce que vous avez à dire sur votre classe là
2 C. bon + je commencerai d’ailleurs \ d’abord par dire que + je suis venu ici cette année donc
je suis nouvellement affecté ici je suis venu au mois d’octobre + quand je suis venu j’ai trouvé que ++
qu’il y avait euh un niveau faible dans cette classe + parce que ceux qui étaient très faibles ici les
élèves qui étaient précédemment ici à l’école manguier et qui ont eu à faire le CE2 bon ont eu des
problèmes pendant l’année scolaire passée/ parce que ?/ ++ il s’est trouvé que il y a il y a des
volontaires qui sont venus l’un a fait un mois et demi à l’école ensuite il a eu + des problèmes parce
que peut-être le métier ne lui plaisait pas c’était pas c’était pas motivant sur le plan rémunération
donc il a jugé bon d’aller faire du journalisme (….) un autre a été affecté ici ce dernier aussi n’a eu à
faire que quelques semaines bon c’était un étudiant il avait plus de temps au niveau de l’université
donc il ne pouvait pas concilier les deux donc il a préféré continuer ses études supérieures bon ensuite
i y a eu un un autre maître qui est venu mais ce maître là à cause du manque de personnel au niveau
du département a a été redéployé dans une autre école en fin de compte c’est le directeur qui s’est
chargé pendant les deux ou trois derniers mois à assurer la continuité de la classe quoi ce qui fait que
quand je suis venu au mois d’octobre comme je viens de le dire tantôt les élèves avaient un niveau plus
ou moins faible hein faible très faible si je puis si je puis m’exprimer ainsi donc il m’appartenait
vraiment de relever le niveau et je me suis efforcé à ça bon + évidemment + en suivant une certaine
méthode parce que c’est ma 13ème année de pratique dans une classe j’ai été d’abord au CFPS quand
j’ai quitté l’université
On assiste là à un discours très construit, avec un commencement, des redondances, des rappels,
une conclusion ; le discours est beaucoup plus élaboré que celui du formateur, présenté ci-dessus.
L’instituteur C. est presque dans un oral de conférence, un oral proche de l’écrit, grâce auquel il se
montre comme « bien habillé » ; il y a là l’expression d’une posture. Cette mise en discours est d’autant
plus inattendue qu’elle n’a pas été sollicitée. Le locuteur est dans l’élocution, la façon dont il parle est
plus remarquable que ce qu’il dit.
A côté de cela, certains jeunes enseignants de l’enseignement non formel s’expriment en
entretien avec un niveau de langue beaucoup moins formel, moins standard, et comportant davantage
de sénégalismes :
Voici, en illustration de ce type de discours, trois extraits tirés d’un entretien collectif réalisé en avril
2001 à Ginaw rails, avec le collectif des formateurs :
- « les jeunes de mon quartier il n’a- avait pas d’entente entre ces jeunes de mon quartier les jeunes
faisaient leurs activités séparément donc il y a eu l‘idée de réunifier les jeunes qui faisaient de activités
dispersées de s’organiser autour d’une chose pour essayer de régler les problèmes du quartier par
exemple là nous habitons un quartier un peu défavorisé où il n’y a pas euh beaucoup de pères de
famille qui travaillent dans dans dans le gouvernement ou autres donc les gens ont dit il faut qu’on
s’organise donc on s’est mis en en petit groupe donc ce petit groupe a fait des pas en allant vers la
population en faisant porte à porte pour essayer de sensibiliser la population de leurs activités.... donc
59
vu l’importance de ce que le groupe est en train de faire la population a voulu euh s’a/ s’adonner à
l’aider.... si vous êtes libres je vous invite à assister cela (à un thé débat environ 300 personnes à la
réunion les samedis) dans le quartier de Pikine ».
-« donc il y a d’autres associations qui nous ont donné leur leur leur avis d’association donc jusque là
à nos jours on a là actuellement 38 associations actives/ .../ donc il y a d’autres associations qui nous
ont donné leur leur leur avis d’adhésion donc qui que nous sommes en train de consulter que nous
n’avons pas répondu donc ce qui nous fait à peu près on a plus de quatre à cinq associations qui sont
en train d’être étudiées... »
- Parmi les activités de l’association : « classes de suivi scolaire » dans les quartiers défavorisés, appui
par rapport au programme de la journée, il y a aussi des classes d’arabe, « plus une boutique qui sert de
poste de formation pour les jeunes filles qui font la couture une boutique ce qu’on appelle une
confectionnerie quoi avec l’aide de l’Enda »
- « parce que là par rapport aux activités nous avons vraiment voulu mettre un système de réseautage
c’est-à-dire de regrouper toutes les associations qui ont le même domaine d’intervention...c’est un acte
un acte un grand axe du plan d’action 2001 c’est-à-dire regrouper toutes les associations qui ont le
même domaine d’intervention pour mieux faciliter l’information et la coordination de cette base »
Le discours du Collectif des formateurs de Ginaw rails est très contrasté ; il y entre des phrases
« toutes faites », formelles, peut-être empruntées à d’autres rencontres et des éléments de discours
beaucoup moins formels, type oral spontané, non surveillé.
Quel que soit leur niveau d’expression en français, les formateurs de Ginaw rails, très impliqués
dans ce qui leur semble être un processus de développement local, ne manifestent pas d’insécurité
linguistique patente, même si on relève, pour certains d’entre eux, davantage d’hésitations,
reformulations. Par contre, au Centre de Thiaroye, il nous a été possible de bien distinguer des niveaux
de français très variables chez des enseignantes qui se côtoient tous les jours et travaillent ensemble.
Mme Thioro Th. (née en 1956), dit parler un wolof « baol baol » (c’est-à-dire de commercants venant
du Baol) ; elle a eu le bac, a fait un an d’université, est devenue éducatrice spécialisée en faisant une
école d’apprentissage, l’ENAES (Dakar) ; elle a plusieurs membres de sa famille en France et y a fait
plusieurs séjours ; son français est très fluide, elle parle avec un accent proche de l’accent français, et
elle possède plusieurs registres (familier, courant, soutenu). Ce n’est pas le cas de ses collègues, Mme
L. qui parle et comprend le français mais n’a pas un registre aussi étendu, et Mme D., qui parle peu en
entretien et qui, moins sûre d’elle, semble en insécurité linguistique.
L’appréciation des modèles de wolof et de mélange est moins facile ; mais on peut se référer
aux représentations des enseignants eux-mêmes, qui disent la variation de l’usage. Ainsi, les formateurs
du Collectif de Ginaw rails nous ont dit parler, l’un, un wolof « caw caw » (un wolof rural), l’autre un
wolof « boy disco » (très mélangé de français, comme celui des jeunes branchés de Dakar). Un autre
jeune formateur nous a évoqué « le français du métissage », le « français du melting pot » ; ces
désignations se réfèrent sans doute à leurs usages habituels de langage dans la vie quotidienne. Il n’est
cependant pas pratiqué dans leurs classes. Leur cible reste néanmoins un français normé.
6. Synthèse
La situation sociolinguistique scolaire actuelle à Dakar est très diversifiée : jeunes et vieux,
hommes et femmes, ayant reçu des formations différentes, ayant été ou non en contact avec des maîtres
français ou formés à l’école française, présentent des profils linguistiques, des positionnements et des
postures différentes. Cela donne une impression de mouvement, de fluidité des usages, à l’intérieur
d’un même établissement, et même d’une classe à l’autre, d’un enseignant à l’autre.
A Dakar, on a surtout relevé des pratiques de classe monolingues où des segments wolof sont
60
périphériques. A Thiaroye, on a un enseignement technique en wolof, et un enseignement en français
en parallèle. A Ginaw rails, l’alternance intervient semble-t-il davantage dans les activités dites
novatrices que dans les leçons traditionnelles où la répétition ritualisée, parcoeurisée, de formes figées
reste de mise.
On relève une évolution générale vers plus de bilinguisme français/wolof à l’instar de ce qui se
passe en dehors de l’école. La nécessaire standardisation des langues nationales permettra sans doute
d’assurer un meilleur apprentissage de l’écrit. Il y a un bilinguisme français / wolof qui est là, dans les
faits (conversations quotidiennes dans le périmètre scolaire, et qui commence à être didactisé dans
certains ouvrages, manuels de lecture). Les manuels publiés par l’ONG ENDA introduisent à chaque
leçon une phrase en langue nationale ; ils organisent la progression à partir des phonèmes et des
graphèmes communs aux langues nationales et au français ; ENDA propose également des outils pour
la formation des enseignants dans les structures de formation professionnelle (garçons/filles),
présentant des pratiques de classes alternées wolof français. Il existe aussi nombre de publications
bilingues que l’on peut exploiter dans le cadre de la classe et des dictionnaires de référence bilingues.
Le modèle de référence des enseignants d’un certain âge et formés d’une certaine manière est
nous l’avons signalé plus haut, nettement différent de celui des plus jeunes. Ceci serait-il repérable
dans d’autres espaces (presse, autres milieux sociaux...) ? En effet, les canaux de diffusion de ce
français parlé par les plus jeunes ne sont pas que l’école. On a remarqué une différenciation des jeunes
sur tels et tels aspects de leur parler. Les normes sont plus floues, dans un environnement plurilingue :
hésitations sur le choix des prépositions, l’expression du passé, etc. Il y a là quelque chose à fouiller qui
signale que la formation différente des uns et des autres laisse des traces au niveau des modèles
linguistiques et discursifs. On formule l’hypothèse que ces différences jouent un rôle dans la
transmission de la langue aux élèves.
6.2.2. La coexistence du français et des langues nationales dans les réseaux de jeunes en contexte
urbain sénégalais.
Les jeunes jouent également le rôle de passeurs de langues, les uns pour les autres au sein des
réseaux dont chacun est un membre. Là se génèrent et se reproduisent des modèles langagiers et des
représentations qui peuvent être mis en regard de ce qui se passe au sein des lieux de formation.
Certains adultes ou jeunes élèves et étudiants sont des relais entre ces deux modes de regroupement des
usagers (école, et groupes de pairs).
L'objectif que nous nous fixons est d'étudier la dynamique des rapports entre le français et les
langues en présence en milieu urbain sénégalais du point de vue de leurs utilisations et de leurs
représentations. L'usage du français à Dakar constituera le fil conducteur de cette réflexion. En cela,
notre interrogation principale portera sur les "passeurs de langues" que nous définissons comme les
locuteurs qui se présentent comme des modèles pour les autres et dont l'influence peut être
déterminante dans les faits d'usages, de choix et d'attitudes linguistiques.
Le travail effectué comporte les volets suivants :
1) Une recherche documentaire qui a consisté à situer la présence du français dans le paysage
linguistique sénégalais dans une perspective historique et évolutive. Il a servi à une analyse globale de
l'usage du français et du rapport que cette langue entretient avec les langues locales dans leur diversité
de statuts et de fonctions. Cet aspect de la recherche nous a paru important pour montrer la dynamique
qui a animé l'usage et l'apprentissage du français dans le pays, en relation avec les représentations et les
grandes options socio-psychologiques perceptibles dans l'évolution de la société sénégalaise. Il servira
ainsi de socle à l'analyse effectuée dans les réseaux de communication que sont les associations
sportives et culturelles que nous avons ciblées en milieu urbain dakarois.
2) Une recherche de terrain consistant en a) une observation participante dans des groupes de
jeunes, b) une approche comparative des attitudes et des usages linguistiques des témoins dans des
61
situations de communication contrastées au sein de ces groupes et enfin c) des entretiens semi-directifs
avec des membres de ces mêmes groupes.
6.2.2.1. Le français et les langues sénégalaises : Aperçu d'ensemble
Au Sénégal, on note une expansion de l’usage du français qui concerne quasiment toutes les
catégories socioculturelles des milieux urbains, y compris celles des locuteurs peu scolarisés et même
des locuteurs non scolarisés. Le fait concerne moins les milieux ruraux où les locuteurs peuvent faire
de leur langue ethnique un usage quasi exclusif. Il relève plutôt de ce qu’il est convenu d’appeler
"l’appropriation diffuse" du français dans une situation d'urbanisation linguistique en contexte africain
francophone, où “il existe toujours, et pour chacun, des situations où la prise de parole en français est
attendue, ou du moins acceptée, quelque soit par ailleurs le degré d’approximation du français qui s’y
réalise”, le français s’y manifestant “souvent tout simplement pour ce qui se donne pour du français
dans le cadre du discours où son choix produit un sens, ou encore par des segments français d’un parler
mixte” (Wald 1994).
Parallèlement, on constate une recrudescence de la revendication d’une authenticité
traditionnelle et culturelle qui privilégie grandement l’argument linguistique comme indice du
marquage des appartenances (ou des options) identitaires. L'analyse de cette situation constituera le fil
conducteur de la réflexion que nous mènerons dans cette étude.
Le français au Sénégal : bref aperçu historique
L’histoire du français au Sénégal remonte à la conquête coloniale, certains auteurs la datant aux
alentours de la “Fondation des Saint-Louisiens” (1639), d’autres à l’installation du premier gouverneur
français ayant succédé aux anglais en 1817, à la “repossession”. L.S. Senghor, premier Président de la
République du Sénégal, situe l’officialisation de la présence très ancienne du français ici à la
présentation des Cahiers de Doléances et de Remontrances aux Etats Généraux, par la Colonie, en
évoquant la position de “plus ancienne colonie française” du Sénégal en Afrique sub-saharienne (Ndao
1996:7).
Plusieurs auteurs relient l’usage du français à la chrétienté, à une étape initiale de son apparition
sur le territoire sénégalais : “Les toutes premières heures de la présence française sont caractérisées par
l’association étroite entre la langue et la religion chrétienne” (Ndao 1996:9). Des communautés
francophones autochtones virent le jour, composées exclusivement de mulâtres (ou signares) et d’une
frange appelée “gourmets” qui était constituée par une infime partie de la population noire, la première
à être christianisée, installée dans les deux principales cités qu’étaient Saint-Louis et Gorée. “à
l’époque, en dehors des Français métropolitains, seul le milieu des “habitants”, des gourmets, utilise le
français, et s’est ouvert à des degrés divers à la culture française, sans pour autant avoir éliminé la
culture wolof. L’usage du français s’impose d’autant plus que l’on a accès à la sphère de
l’administration et du négoce” (ibid.:12).
L’action des missionnaires, présents sur le terrain depuis le début du XIX siècle, a été
déterminante dans le processus de diffusion du français sur le territoire, en dehors des points centraux
de la présence coloniale. On note tout au long de ce processus une forte tendance assimilationniste qui,
seule, d’après Daff (1996:144), a prévalu jusqu’en 1960 et avait pour objectif de “mettre en valeur la
civilisation française et [de] rabaisser les valeurs socioculturelles africaines par la méconnaissance des
langues locales”. Mais le courant assimiliationiste comportait en soi des aspects tout à fait
contradictoires, ce qui eut pour effet d’empêcher son achèvement, du moins partiellement.
Cette tendance était parfois assez sélective, visant à réserver la possession du français (“sans prétention
académique”) à une “élite” proche du colonisateur. Parfois, au contraire, elle s’orientait vers le plus
grand nombre, de manière à servir de langue véhiculaire sur “toute l’étendue de l’Ouest Africain” pour
assumer pleinement sa “mission civilisatrice” de langue de culture. C’est dans cette dernière visée que
62
l’on peut sans doute situer l’action de grandes figures de la politique coloniale en matière d’éducation
et d’utilisation des langues, tels que Jean Dard et son idéal d’école laïque, ou encore Faidherbe et sa
conception de l’éducation fonctionnelle, qui constituèrent d’importants jalons dans la politique
linguistique et d’éducation de la France en contexte coloniale.
Il faut noter aussi que la diffusion du français a rencontré pendant cette période de rudes
résistances de la part des populations autochtones, fortement attachées à leur identité culturelle et, sous
certains cieux, totalement acquises à la religion musulmane avec comme vecteur l’arabe ou les langues
africaines qui, ainsi, se retrouvaient sous ce rapport dans une représentation conflictuelle avec le
français.
Il résulte de tout ceci que la diffusion du français au Sénégal est restée assez restreinte, même à
l’intérieur des quatre communes (Saint-Louis, Gorée, Dakar et Rufisque), du fait, d’une part, du
courant d’élitisme et d’une certaine ambiguïté de la politique coloniale d’éducation des “populations
indigènes” en français et, d’autre part, de facteurs idéologiques et culturels propres au milieu africain,
ou qui étaient d’une implantation plus ancienne, telles la défense de l’identité et des institutions
culturelles et sociales traditionnelles, l’allégeance à la religion musulmane, etc., toutes choses en
relation d’antinomie avec la mission assimilationniste de l’action coloniale.
Le français face à quelles langues en milieu urbain ?
La colonisation s’est d’abord implantée en territoire wolof, lequel territoire est devenu
rapidement, surtout en ses points principaux, le centre d’attraction où convergèrent toutes les
composantes ethniques du pays. Par ailleurs, les Wolof étant très entreprenants dans le domaine du
commerce, et très mobiles dans leurs activités, ont vite fait d’investir des territoires assez éloignés du
leur où ils s’installèrent en petites communautés solidaires, avec leurs us et coutumes et leur langue,
tout en vivant en bonne intelligence avec les populations locales. Il s’y ajoute que “les Wolof furent les
premiers à s’intégrer dans l’appareil administratif colonial qui, par la suite, reposa en grande partie sur
eux” (Hesseling, 1985:176). Ce phénomène de wolofisation qui “serait un processus expansionniste
liant langue et pouvoir depuis les origines” (Juillard, 1995:34) a progressivement mis le wolof dans une
position vedette de véhiculaire nationale face au français, devenu langue officielle à l’accession du
pays à l’Indépendance, dans les centres urbains sur l’ensemble du territoire. Les Wolof sont réputés
parler un “bon français”. Cette opinion, largement partagée (mais souvent sous un rapport stigmatisant
qui en fait des assimilés, des acculturés, etc.), alliée à leur position au cœur de l’administration et des
autres domaines d’utilisation officielle du français, leur confère un rôle important dans la diffusion
progressive qu’a connu le français après l’Indépendance et qui connaît une accélération
“démocratisante” à l’heure actuelle.
Quid des autres langues présentes sur le territoire? On peut les classer schématiquement en deux
catégories : la première comprend les cinq autres langues qui bénéficient du statut officiel de “langues
nationales”, au même titre que le wolof. La seconde regroupe toutes les autres langues considérées
comme minoritaires et confinées dans un fonctionnement intra-communautaire étroit (cf. Fal, Faye et
Faye 1992:23-26; Moreau et Thiam 1996). Parmi les langues de la première catégorie (diola, malinke,
pulaar, sereer et soninke, en sus du wolof), certaines ont un statut assez marqué de langue régionale
localement majoritaire, mais il demeure que le taux de véhicularité du wolof est plus important partout
et se confirme de plus en plus au fil du temps.
Usages linguistiques dans la ville
Même si le contexte urbain sénégalais reste fortement multilingue, il se dégage ici une
dominance nette du wolof et du français, et la définition de leurs fonctions ne se satisfait plus de la
répartition “langue officielle - langue des institutions /vs/ langue véhiculaire - langue de la
63
communication informelle interethnique” : le français joue bien souvent un rôle de véhiculaire (Thiam
1992:500) et le wolof est très présent dans les domaines idéellement réservés au français, comme
l’administration ou l’enseignement. Ce rapprochement des fonctions communicationnelles se traduit
par une non-distinction des contextes de leur utilisation, non-distinction dont le lieu le plus
démonstratif est l’alternance et le mélange de ces deux codes.
Ce mélange aboutit à l’émergence du code mixte wolof-français appelé par ailleurs “wolof
urbain”, du fait qu’il constitue le vernaculaire urbain le plus largement usité par l’ensemble des
communautés sociales présentes dans la ville. On voit le rôle fondateur que joue le français dans
l’émergence de ce code communicationnel, et que l’on retrouve dans un type similaire de mélange avec
d’autres langues locales dans leurs contextes de dominance régionale tels le diola à Ziguinchor, le
bambara à Tambacounda ou le pulaar dans les grandes villes du Fouta (Podor, Matam…). Le français
se retrouve ainsi “à l’intérieur” de toutes les langues locales chez les locuteurs qui le possèdent, ce qui
n’est pas toujours le cas pour le wolof qui est souvent associé à des caractéristiques négatives aux yeux
des représentants des autres communautés ethniques, traits que l’on ne prête pas d’ordinaire au français
du fait qu’on le place hors de la compétition (cf Moreau 1992).
A Dakar, qui constitue un pôle de référence en matière d’usages linguistiques pour la plus
grande partie des locuteurs des autres grandes villes, l’usage du français est presque à parité égale avec
l’usage du wolof dans les milieux bilingues et pénètre même les milieux à majorité de locuteurs non
scolarisés et non francophones. Les autres langues parlées entre membres de la même communauté
ethnique aussi subissent beaucoup l’influence du français à travers les faits d’alternance codique. D’où
il apparaît un certain dissentiment, ce nous semble, entre la réalité de la dynamique sociolinguistique
des usages et la prétendue objectivité statistique qui minimise de beaucoup l’usage du français dans le
pays. Les pratiques langagières en milieu urbain font appel de manière constante à la langue française,
autant sous une forme indépendante, chez les francophones bilingues surtout, que sous une forme
métissée avec les langues locales, le wolof en premier lieu, chez la majeur partie des locuteurs citadins.
Une analyse des représentations linguistiques
Dans les pratiques, les deux langues les plus parlées en milieu urbain sont donc le français et le
wolof, et ceci par l’ensemble des composantes sociales et ethniques. Leur influence est grandissante en
ville et ils acquièrent de plus en plus de locuteurs là même où l’on pourrait s’attendre à leur absence.
Pour le wolof, il pénètre des situations caractérisées par une homogénéité linguistique allogène, et il
devient problématique pour beaucoup de parents non wolof d’enfants nés à Dakar, par exemple, de leur
faire acquérir la langue de leur ethnie. Il est en effet assez courant de voir des petits Dakarois Sereer,
Haal-pulaar, Diola, etc., qui ne s’expriment qu’en wolof et n’ont aucune compétence active dans leur
langue ethnique.
Pour le français, on en observe une large diffusion qui implique même les locuteurs non
scolarisés. Ce phénomène est favorisé par la pratique de la variété mixte de langue faite du mélange du
français et du wolof par le biais d’emprunts de divers types et d’alternances codiques tout aussi
diversifiées, aussi bien à l’intérieur d’un même discours que dans les interactions d’un locuteur à
l’autre. Les voies d’acquisition du français s’en trouvent diversifiées et ne se circonscrivent plus au
domaine exclusif du système scolaire formel et chez beaucoup de locuteurs non scolarisés, la pratique
de ce code mixte wolof-français se trouve être, en amont comme en aval, la raison d’un certain
apprentissage du français visant son appropriation discursive (cf. Thiam 1997).
Si donc wolof et français apparaissent comme de “véritables glottophages” pour les autres
langues en présence, ils ne présentent pas l’un pour l’autre ce type de danger. Le rapport entre ces deux
langues est, certes, souvent interprété comme conflictuel dans le discours épilinguistique des locuteurs :
l’usage du wolof et des langues locales est associé à des valeurs d’authenticité culturelle et au respect
de ces valeurs, celui du français à la modernité et, d’un avis largement partagé, à la déviation, au plan
64
moral, qui caractériseraient les situations urbaines et la vie actuelle au Sénégal, faite d’irrespect des
jeunes envers leurs aînés, de lucre et d’absence de probité chez beaucoup de ces derniers.
Mais le discours épilinguistique qui révèle ces sentiments et les représentations qui s’y attachent ne
semble refléter que le caractère éminemment contradictoire de cette situation, au regard des pratiques
langagières en milieu urbain qui, elles, montrent qu’il n’a souvent aucune emprise sur la réalité
sociolinguistique.
Celle-ci, en vérité, serait plutôt faite de la complémentarité, fonctionnelle et symbolique, du
français et des langues du terroir, dans un rapport dialectique qui sous-entend nécessairement la
concurrence liée à la problématique de leurs statuts et de leurs rayonnements locaux respectifs. En
effet, il apparaît que les langues les plus influentes, dans l’imaginaire collectif, se trouvent dans des
rapports moins conflictuels entre elles, face aux autres, plus minorées, dont la lutte ne disposerait pas
de suffisamment d’armes et se résumerait à des postures socio-symboliques à travers un discours
épilinguistique s’appuyant sur une fiction militante qui transcende toute objectivité analytique.
La complémentarité fonctionnelle doit se percevoir non pas sous le rapport diglossique et la
compartimentation des situations d’usage des langues, mais du fait que les lieux sociaux de la ville
requièrent une compétence en français et en wolof pour couvrir des rôles communicationnels
différenciés en fonction des langues, dans la même situation d’interlocution : selon qu’on se place dans
le cadre d’un discours référentiel ou d’autorité, ou dans le cadre d’une relation de convivialité, de
connivence ou de convergence, on passe librement d’une langue à l’autre ou au mélange des codes.
Dans les situations formelles explicitement discriminées, (i.e. assemblée officielle /vs/ traditionnelle)
on tendra vers une production de la plus haute facture authentique, qui interdit le métissage des codes
(sans qu’on puisse toujours l’éviter), à la recherche d’une stature sociale de haut niveau, indexée sur le
prestige de la langue dans le contexte donné. Cette discrimination n’est pas objectivement synonyme de
conflit ou de hiérarchisation diglossique : elle est inhérente à la situation de plurilinguisme et répond
chez le citadin bilingue à la satisfaction de visées communicationnelles et identitaires, mais dans une
dynamique interactionnelle et non comme une donnée figée, caractéristique de tel individu ou de tel
groupe.
Ce rapport n’exclue pas la concurrence, naturelle (?), liée à la problématique de leurs statuts et
de leurs rayonnements géolinguistiques et sociaux respectifs. Mais il semble que le discours
épilinguistique ne retienne que ce dernier aspect et tend à une sorte de “totémisation” de la notion de
langue du terroir, langue de l’ethnie et de la culture d’origine des locuteurs. Cela amène grossièrement
à la formule “plus une langue est influente, puissante, plus elle est ressentie comme dominatrice et est
rejetée dans l’imaginaire des natifs des autres langues”. Cette représentation conflictuelle des rapports
entre les langues, basée sur une théorisation diglossique assez réductrice, est le produit d’un discours
militant réitératif, repris à leur compte par les locuteurs quand on les invite à se prononcer sur les
langues, leurs usages et leurs rapports, sans que cela n’ait une réelle incidence sur leurs comportements
langagiers.
L’analyse du rapport des langues dans les situations urbaines au Sénégal fait donc ressortir une
coexistence “pacifique” mais complexe dans les usages et les pratiques, et dans l’imaginaire des
locuteurs. La situation apparaît souvent comme conflictuelle ou donnée comme telle à des fins de
revendications ethnolinguistiques. Cependant, même dans les cas déclarés d’allégeance à la
traditionnalité qui “s’en va-t-en guerre” contre l’usage du français et du mélange wolof-français, les
locuteurs de la situation urbaine qui réussissent la forme linguistique “pure”, “authentique”, etc., qu’ils
prônent dans leur discours épilinguistique sont assez rares et le deviennent de plus en plus. De ce fait,
le français est à ce point présent dans les interactions langagières en milieu urbain qu'il s'impose de le
considérer comme faisant partie du patrimoine linguistique local. Une illustration des faits qui étayent
ce propos nous sera fournie par l’enquête effectuée dans les milieux de jeunes à Dakar.
65
6.2.2.2. Usages des langues, place et représentations du français dans les réseaux de jeunes en contexte
urbain
Il existe un assez grand nombre de travaux sur les réseaux sociaux, dans lesquels les auteurs
s'accordent à les concevoir comme des circuits d'interactions entre des personnes reliées entre elles par
des liens sociaux différemment structurés selon des critères précis, notamment ceux de leur constance,
de "leur fréquence et de leur durée", de "leur plus ou moins grande multiplexité", de "leur contenu
transactionnel" et de leur "réciprocité" vs "asymétrie" (cf. Juillard 1997, p. 252). Tout en tenant compte
de ce que ces critères doivent être considérés dans leur étroite interdépendance, nous avons choisi, en
cherchant à assurer à la recherche de terrain un caractère plus opérationnel, de nous baser
prioritairement sur le critère de la fréquence et de la constance des interactions entre les différentes
personnes concernées. C'est ainsi que notre choix s'est porté sur les associations de quartiers que sont
les associations sportives et culturelles (ASC). Nous en avons identifié deux qui, selon toutes
vraisemblances, présentaient des caractéristiques différenciées et assez distantes des points de vue des
catégorisations économiques, socioculturels et linguistiques qui ont généralement cours dans l'opinion
des Dakarois.
En effet, la situation économique dans les différents quartiers de la ville de Dakar révèle des
disparités qui sont globalement repérables dans l’organisation des quartiers, les types d’habitat, les
commerces, les indices externes du niveau de vie des habitants tels que les lieux et les modes de loisir,
etc. (cf. Thiam 1998 a). Il y a des quartiers considérés comme riches et des quartiers pauvres; et l'on
pourrait nuancer en évoquant une catégorie de quartiers “pas pauvres” : sans être uniformément riches,
ils affichent d'importantes différences avec les quartiers pauvres - c’est le cas de la plupart des cités
construites par les promoteurs immobiliers comme la SICAP et l’OHLM, habitat moderne en
opérations groupées.
Les ASC : caractéristiques et structure
Les “associations sportives et culturelles” - "ASC", dorénavant - sont des organisations de jeunes qui
dans leur démarche tendent à structurer les activités sportives et culturelles de leurs membres,
principalement pendant la période des vacances scolaires. Elles se créent au niveau des quartiers et le
critère principal du regroupement en ASC, ou de l’adhésion en son sein, réfère au lieu d'habitation, au
quartier, et presque uniquement. D'où, vraisemblablement, la tendance générale qui consiste à
reprendre le nom du quartier pour désigner l'ASC, à côté d'autres paradigmes de désignations qui
mettent en avant les caractéristiques et/ou les objectifs auxquelles on aspire : - la cohésion, l'entente, la
connivence, l'accord… (Jàppó, Jubó, Yégó, Déggó, etc.); - le patriotisme, le courage, l'invincibilité, le
succès, l'exploit… (Moom-sa-réew, Wàlli-daan, Jaloore, Jakkarloo…), etc.
Etant donné que le critère fondateur de la formation de l'ASC ou de l'adhésion en son sein en
qualité de membre est la communauté de quartier, le contraste des traits dominants dans l'une et l'autre
ASC peut s'obtenir à partir des caractéristiques dominantes de leurs quartiers d'implantation. Ainsi,
l'une de nos deux ASC est celle du quartier souvent qualifié de "bourgeois" de Sacré-Coeur dont elle
porte le nom, l'autre est celle du quartier "pauvre" de Isin Ñaari-tali, également du même nom.
Les activités d'une ASC sont multiples, même si elles ne sont pas également mobilisatrices.
Elles vont des compétitions sportives, de football principalement, aux manifestations récréatives ou
culturelles. Celles-ci incluent les activités de danse et de musique et les représentations théatrales
pouvant déboucher sur une participation à des émissions radiophoniques ou télévisuelles de jeunesse
telles que "Oscars des vacances" - véritables consécrations pour les groupes, surtout en cas de
distinction. Il faut cependant insister sur le fait que l'activité la plus mobilisatrice, celle qui enfièvre les
foules et donne lieu à l'expression de toutes les passions, est le football qui souvent éclipse les autres
aspects de l'existence des ASC. Bien souvent l'ASC, et avec lui tout le quartier, finit par s'identifier et
66
se résumer dans les esprits à son équipe de football et, lors des compétitions de vacances appelées
"nawetaan", cet engouement peut déchoir dans des actes nuisibles, telles certaines pratiques mystiques
inavouables, et dans une violence qui rappelle celle des hooligans, toutes choses bien dommageables
pour le phénomène et contraire à l'esprit qui a présidé à son émergence.
Les leaders dans les ASC sont généralement les personnes les plus en vue dans le quartier,
bénéficiant d'une position sociale qui leur confère une influence qui, de manière générale, ne semble
pas être directement liée à d'autres critères. Si on considère que le président de l'ASC du quartier
"bourgeois" est un employé d'une importante société de la place, âgé de 27ans, Manjak de par son
appartenance ethnique d’origine, de confession religieuse catholique; que celui du quartier "pauvre" est
un enseignant du secondaire, âgé de 29 ans, d’ethnie wolof, de confession musulmane, on peut poser
que l'effet de l'appartenance ethnique n'est pas déterminant, que celui de la caste ne semble pas l'être
non plus (tous les deux refusant de considérer ce critère qu’ils affirment négliger) et que celui de la
confession religieuse (différente chez les deux) n'agit guère sur les positionnements dans le groupe. Si
dans nos deux ASC les dirigeants ne sont pas les plus âgés, on remarque qu'ils se situent toutefois dans
cette catégorie parmi les autres membres de leur staff ou du regroupement. En conséquence, on peut
donc retenir que seule la variable de la position sociale - socio-professionnelle et, partant, socioéconomique et socio-culturelle - est déterminante dans les positionnements au sein de L'ASC et que
cette variable est à associer à celle de l'âge.
Dans nos deux cas, la maison du dirigeant est aussi le siège de l'association, appelé "local" ou
"cambuse". Tous les deux ont autour d'eux, dans la supervision de l'organisation, des personnes qui leur
sont à tous points de vue comparables, leur nettement plus grand ascendant s’appuyant
vraisemblablement sur leur position sociale relativement plus enviable. Ces personnes constituent les
bureaux ou comités dirigeants des ASC.
Autour de ces bureaux, on distingue dans toutes les ASC un certain nombre de membres qui
sont les plus assidus dans les activités du groupe, que l'on investit souvent de tâches et de
responsabilités ponctuelles diverses. Ils ont un rôle d'animateurs, non codifié le plus souvent, et ils
constituent, ensemble avec les membres du bureau, un important foyer qui entretient l'existence d'un
noyau central de l'ASC. Ce noyau, dont le nombre de membres peut atteindre une vingtaine d'éléments,
est tout à fait semblable dans son fonctionnement aux groupes de jeunes appelés "grains" que nous
avons rencontrés à Ouagadougou : ses membres se rencontrent quotidiennement au même endroit (le
local), prennent ensemble le thé en discutant de thèmes d'actualité les plus variés et tissent ainsi des
liens et des rôles communicationnels qui finissent par les identifier au sein du groupe, en dehors ou
abstraction faite de leurs attributions statutaires. L'élément féminin, absent de la composition du bureau
dans les deux cas est cependant assez présent au niveau des rencontres informelles dans le local, même
si c'est sous une forme plus épisodique ou indépendante. Par ailleurs, il semble que c'est à Sacré-Coeur
que les filles (se) sont le plus intégrées, en dehors des périodes d'activités intenses de vacances où dans
toutes les ASC elles assument un rôle qui les implique pleinement.
Description de l'enquête
La population de nos enquêtés est composée principalement par les sujets qui forment les
noyaux centraux tels que décrits ci-dessus, dans les deux ASC. Les échantillons sont composés à SacréCoeur de 21 personnes dont 6 filles et à Ñaari-tali de 19 personnes, toutes de sexe masculin.
Cependant, pour équilibrer la variable "sexe", nous avons inclus dans notre échantillon de Ñaari-tali 6
des filles qui se sont révélées les plus fréquentes au local (même si c'est dans une moindre mesure que
celles de Sacré-Coeur) et les plus dynamiques dans les activités de vacances de l'ASC. Au total, les
sujets de Ñaari-tali sont donc au nombre de 25.
Ces échantillons se répartissent comme suit (Tab. I et II), suivant, premièrement, la variable de
l'âge et, deuxièmement, de la situation sociale distinguant "situation socioculturelle" et "situation socio67
économique".
Tableau 1 Population des enquêtés selon l’âge
ASC
Sexe
Sacré Coeur
Age
16-17 ans
2
2
Masc.
Fem.
Masc.
Fem.
Naari-tali
18-25 ans
13
6
15
4
26 ans et plus
2
2
-
La fourchette des âges s'étend de 16 à 31 ans mais l'écrasante majorité (82.6%) se situe dans les
18 - 25 ans, comme nous le montre le tableau ci-dessus. La moyenne d'âge des groupes est de 21.5 et
21.4 à Sacré-Cœur et à Ñaari-tali, respectivement. On remarque par ailleurs que cette moyenne d'âge
est relativement plus homogène dans le premier groupe, où seuls 2 sujets sont en dehors des 18-25 ans,
que dans le second où ils sont 6 dans ce cas. Quand on se rend compte que la différence se situe au
niveau des plus jeunes, on peut penser à une relative plus grande ouverture et une intégration plus
précoce dans ce type de quartiers que dans les "quartiers bourgeois". Il est vrai que, de manière
générale, les hiérarchisations sociales semblent être plus pointues dans les quartiers dits "riches", le
sens et la conscience communautaire y étant beaucoup moins vivaces qu'ailleurs.
La situation socioculturelle est jugée à travers le niveau de scolarité. Nous distinguons
"scolarité longue" : BFEM et plus (10 années réussies et +); "scolarité courte" : en deçà du Bfem; "non
scolarisés" - c’est-à-dire pas ou peu scolarisés, car ici nous comptabilisons ceux qui disent avoir eu
seulement une à deux années de scolarité. La situation socio-économique est estimée sur la base de
l'occupation socio-professionnelle, des revenus et du niveau de vie. On distingue à ce niveau trois
catégories : 1) classe A - cadres supérieurs (ingénieurs, professeurs, membres de professions libérales
prestigieuses, etc.), 2) classe B - cadres moyens (instituteurs, employés de bureau, commerçants agréés
(disposant d'un livret de commerce), etc.), 3) classe C - emplois à faibles revenus (marchands
ambulants, petits artisans, etc., sans-emploi).
Tableau 2 : Population des enquêtés selon la situation sociale
ASC
Sacré
Cœur
Naari-tali
Sexe
Situation
Socioculturelle
Masc.
Scolarité
longue
9
Scolarité
courte
6
Non
scolarisés
0
Fem.
Masc.
Fem.
4
6
1
2
9
3
0
4
2
Situation
socioéconomique
Classe A
Classe B
Classe C
7
6
2
2
5
0
3
7
2
1
7
4
Notre démarche à l'intérieur des ASC a consisté à observer, outre les caractéristiques et la
structure générale des groupes, les faits pouvant apporter des éléments de réponse aux questions
68
suivantes :
1. Composition des groupes
- quelles sont les dominantes linguistiques et ethniques dans le groupe considéré ?
- quelles sont les données socioculturelles dominantes que traduisent le niveau de scolarité et
l'occupation socio-professionnelle ?
2. Usage des langues (français - langues locales)
- quelle relation entre la représentativité ethnique et les usages linguistiques;
- entre le niveau de scolarité, l'occupation socio-professionnelle et les options langagières ?
- les contextes et les thèmes de discussion ont-ils un impact sur les choix et les usages linguistiques ?
- y a-t-il une influence du leadership sur les usages, les choix et les négociations linguistiques au sein
du groupe ?
3. Formes linguistiques et contenus socioculturels
a) de la langue locale au véhiculaire urbain - quelle trajectoire ?
b) utilisation du français dans le groupe - quelle(s) norme(s) ?
c) alternances et mélanges de langues; créations lexicales
4. Représentations, imaginaires linguistiques et discours épilinguistiques
a) récits et itinéraires de vie
b) opinions métalinguistiques
L'enquête s'est déroulée sur une durée d'un peu plus de deux années incluant deux périodes de
vacances scolaires. Rappelons que ces périodes sont celles d'intenses activités des groupes. L'enquêteur
s'est constitué membre sympathisant dans l'une et l'autre ASC. Ce statut peu contraignant lui assurait
une relative liberté de choix des activités auxquelles il pouvait prendre part tout en lui premettant de
mener les observations et de poser les questions qui l'intéressaient sans mettre en avant sa qualité de
chercheur, même si celle-ci n'était pas ignorée de tous les enquêtés.
Résultats de l'enquête
Composition ethnique et répertoires linguistiques
La composition ethnique dans les deux ASC reflète, évidemment, celle des quartiers de leur
résidence : elle est très hétérogène sur fond d'une remarquable homogénéité linguistique réunissant tout
le monde autour du wolof et du français. Toutefois, on note une diversité assez frappante dans les
répertoires linguistiques des membres des deux groupes, qui semble s'inscrire dans les caractéristiques
qui les différencient.
On a recensé dans les noyaux des deux groupes les ethnies d'origine suivantes :
- à Ñaari-tali : wolof (Masculin 7, Féminin 4), lébu (M 2), sereer (M 3, F 1), tukuloor et peul (M 3, F
1), joola (M 1), bambara (M 1), basari (M 1);
- à Sacré-Coeur : wolof (M 6, F 3), pulaar (M 3, F 2), sereer (M 2), joola (M 2, F 1) soninke (M 1),
manjak (M 1).
Dans le noyau de Ñaari-tali, on a rencontré des sujets qui comptent jusqu'à cinq langues dans
leurs répertoires (n=3); d'autres comptent quatre langues (n=3); un nombre relativement important de
sujets en comptent trois (n=7), la majorité se limitant au wolof et au français (n=11). Il convient de
signaler que c'est à des degrés de compétence divers pour ce qui concerne cette dernière langue (le
français), se résumant à un minimum de compétence, sinon une absence quasi totale de compétence
dans deux des cas.
Les sujets qui ont le répertoire le plus fourni dans le noyau de Sacré-Coeur ne comptent que 3
langues et ils sont peu nombreux (4 sur 21), tous les autres ne s'exprimant qu'en wolof et en français
même dans les cas, assez fréquents, où ils sont de parents d'une origine ethnique et linguistique autre
que le wolof . La moyenne générale des répertoires dans les deux groupes est de 2.6 langues, et elle se
répartit en 2.9 et 2.2 pour Ñaari-tali et Sacré-Cœur, respectivement.
69
Cette configuration des données des appartenances ethniques et des répertoires linguistiques
montre une plus grande diversité ethnique et linguistique à Ñaari-tali comparativement à Sacré-Coeur,
le dénominateur commun à tous étant le wolof, parlé par tous, et, dans une moindre mesure (pour ce
qui concerne Ñaari-tali, du moins), le français, les autres langues et références ethniques n'apparaissant
que très peu et singulièrement lors de l'évocation de l'origine des personnes concernées.
Caractéristiques socioculturelles
Ces différences dans les répertoires linguistiques peuvent être liées aux caractéristiques
socioculturelles dominantes dans les deux entités qui contrastent nettement des points de vue du niveau
de la scolarité et de l'occupation socio-professionnelle. Dans la première (Ñaari-tali), la situation est
très diversifiée : il y a ici un cadre de l'Administration, quelques enseignants du secondaire et du
primaire, des cadres moyens, mais aussi des ouvriers ou des apprentis-ouvriers, des artisans, des
commerçants ou marchands, des chômeurs. Les niveaux de scolarité sont tout aussi différenciés, allant
des études universitaires aux premières classes du primaire ou à l'absence de scolarité. Nous avons
rencontré lors des activités de vacances plusieurs personnes se réclamant de l’ASC (membres,
sympathisants ou simples supporters) qui nous ont déclaré n’avoir jamais suivi une scolarité formelle,
bien qu’elles puissent se prévaloir de la capacité de certaines productions en français qui leur prêtent la
possibilité d'adopter une posture de francophones quand le besoin se présente.
A Sacré-Cœur, les choses sont assez différentes. La situation ici, du point de vue de
l'occupation sociale comme de celui du niveau de la scolarité, est beaucoup plus homogène et, si on y
note la présence de deux déscolarisés (après le BFEM - 10 années de scolarités réussies) en situation de
chômage et en quête d’emploi, la grande majorité des membres sont soit des étudiants ou des élèves en
niveau avancé, soit des employés de l'administration ou du secteur privé ayant accompli des études ou
une formation de longue durée.
Usages linguistiques
Dans ces deux contextes les usages linguistiques sont à la fois assez semblables et assez
différenciés : on a dans les deux cas affaire aux mêmes deux langues, principalement, que sont le wolof
et le français, mais en même temps, les formes et les contextes d'emploi de l'une ou de l'autre langue
ainsi que la fréquence et les processus identitaires que recèlent les choix de langues ne sont pas les
mêmes, aussi bien au niveau d'un même groupe que d'un groupe à l'autre.
Il y a indubitablement une relation étroite entre la représentativité ethnique et les usages
linguistiques, entre le niveau de scolarité, l'occupation socio-professionnelle et les choix et options
langagiers, mais cette relation est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît à première vue. Si les
données quantitatives semblent montrer une fonctionnalité du wolof plus grande à Ñaari-tali et un
usage du français plus dense à Sacré-Coeur, conformément aux attentes qu'on peut avoir à partir des
observations qui ont été exposées plus haut, il n'en demeure pas moins que l'analyse qualitative la plus
superficielle dévoile des positions identitaires qui ne suivent pas ce schéma global qui indexe wolof à
quartier à structure traditionnelle, faible scolarité, occupation socio-professionnelle informelle ou
n'impliquant pas l'usage d'une autre langue que le wolof en contexte wolophone; et français à quartier
"bourgeois", forte scolarité, occupation de "bureaucrate", etc. Si c'était le cas, le wolof serait presque
absent des interactions dans notre ASC "bourgeois" et le français n'aurait que bien peu de place à
Ñaari-tali.. La réalité est très éloignée de cela. Pour tenter de la cerner, nous avons cherché du coté des
"leaders du discours", ceux dont l'influence peut agir sur les usages, choix et négociations linguistiques
au sein du groupe, qu'il s'agisse de dirigeants ou de fortes personnalités jouant un rôle de "passeurs de
langues". Les contextes et les thèmes de discussion ont servi de vérificateurs de l'implication de ces
passeurs de langues dans les choix et les usages linguistiques. Ces contextes se révèlent être
principalement de deux ordres : de l'ordre du formel (i.e. les différentes réunions organisationnelles) ou
de l'informel (les rencontres quotidiennes au local). Les thèmes de discussions contrastent selon qu'ils
70
évoquent des sujets de l'ordre du traditionnel (préoccupations des sections "culture") ou de l'actuel,
sinon du moderne, indexé sur les thèmes d'actualités sportives, politiques, etc. Ils mettent en lumière
l'existence de tendances globales caractérisant les groupes de manière générale, mais aussi des luttes de
tendances plus subtiles à l'intérieur de chaque groupe.
Les choix de langues dans les contextes formels
Nous considérons que les contextes formels sont ceux qui font l'objet de convocations expresses
concernant les membres d'instances précises. Dans ce cadre, on distingue deux types de rassemblement
qui se caractérisent par des formes différentes d'organisation. Ce sont, d'une part, les réunions de
bureaux ou de commissions où la prise de parole est régulée par un président de séance aux cotés
duquel on note souvent la présence d'un rapporteur et/ou d'un secrétaire de séance chargé de consigner
par écrit les contenus. D'autre part, ce sont les rencontres de structures telles que les sections théatrales,
lors des répétitions, ou sportives, lors des entraînements, où les prises de parole sont plus spontanées et
ne sont nullement régulées et les contenus sont empreints de charges émotives plus libérées. Pour
l'analyse des données des situations formelles, nous retiendrons ici le premier type de situation qui est
plus franchement formel.
Dans ce type de réunions organisationnelles, on note dans les deux ASC que c'est en français
que les débats sont censés se dérouler puisque, à l'énoncé de l'ordre du jour déjà, le président de séance
s'exprime en français, même si quelques instants seulement auparavant les discussions étaient en wolof
ou alternaient wolof et français. Tout se passe comme si le passage au français signifiait l'entrée de
plein pied dans le contexte formel de la réunion et appelait tout le monde à un changement d'attitude,
en conformité avec la solennité ou, à tout le moins, avec le sérieux du moment. On peut cependant
poser que le choix du français assurant cette fonction formalisante n'est là que la reproduction d'une
démarche bien associée à ce type de situations dans un pays francophone comme le Sénégal, où les
différentes institutions de la République siègent en français, langue officielle, y compris au Parlement
où la présence de députés non francophones n'est pas exclue. De fait, le wolof refait surface dès les
premières minutes après ce démarrage en français, même si, incontestablement, il reste dans une
position plus faible dans ce contexte, en ce sens que l'essentiel des discussions continue de se dérouler
en français.
Pour analyser cette constatation nous avons recouru à la notion de "prise de parole" (cf. Pujol
1991) que l'on peut extraire de celle de l'alternance interphrastique qui est une alternance de langues au
niveau d'unités telles que des phrases entières ou des fragments de discours dans les productions d'un
même locuteur ou dans les prises de parole entre interlocuteurs (cf. Thiam 1997). Le décompte des
prises de paroles réalisées dans l'une où l'autre langue a été effectué dans des réunions auxquelles nous
avons assisté dans les deux ASC de la manière suivante :
Nous avons effectué des enregistrements de trois (3) de ces réunions dans chacune des ASC à
des intervalles de temps assez espacées. Cela fait un total de 6 enregistrements desquels nous avons
retenu, compte tenu du changement progressif des attitudes que l'on remarque au fil des discussions
lors des réunions, les 10 premières minutes et les 5 dernières minutes audibles de chaque séance aux
fins d'un décompte des prises de parole selon qu'elles soient réalisées entièrement en français ou en
wolof, ou qu'elles alternent wolof et français.
Signalons que dans ce contexte nous n'avons noté que rarement le recours à une autre langue, le
pulaar principalement, le cas échéant, dans des formules exclamatives telles que ii jam !, àlla bonni !,
etc. On remarquera toutefois que malgré leur caractère résiduel et donnant lieu le plus souvent plutôt à
des rires (détendant ainsi l'ambiance surtout quand celle-ci tendait à se vicier) ces irruptions d'une
langue autre que les deux principales ont la faculté de rappeler la diversité des identités ethniques
présentes dans la situation de communication. Il convient donc de les prendre en compte dans l'analyse
dans la mesure où on peut les isoler comme des prises de parole à part entière.
Ainsi le temps d'enregistrement analysé s'évalue à 90 minutes dont 60 pour les prises de parole de
71
débuts de séances (30 dans chacune des ASC) et 30 minutes de fins de séances équitablement
recueillies. Nous avons fait le décompte de 113 prises de parole qui se répartissent comme suit (Tab.
III) selon les choix de langues opérés par les participants.
Tableau 3 Les prises de parole en situation formelle dans les ASC
ASC
Naari-t.
Sacré C.
Total
Français
Début
11
19
30
Fin
1
7
11
Wolof
Début
9
2
11
Fin
8
5
13
Mixte
Début
17
7
24
Fin
5
12
17
autre
Début
0
0
0
Fin
6
1
7
La configuration générale de ces données montre que le français et le mélange français-wolof
constituent l'essentiel des prises de parole, avec 36.3% des choix dans chaque cas, le wolof recueillant
21.2% et les autres langues 6.2%. Si on considère que dans le mélange wolof-français le wolof est
présent au point que l'on peut considérer que le code qui en provient n' est qu'une autre forme du wolof
- que d'aucuns désignent du reste sous l'appellation de "wolof urbain" -, on se rend compte que cette
langue est très présente dans cette situation de communication où l'on pouvait s'attendre à un usage
quasi exclusif du français, vu son organisation et ses prétentions de départ.
Les données contrastent beaucoup plus nettement quand elles sont considérées séparément,
relativement aux deux ASC : les prises de parole en français constituent seulement 25% des choix à
Ñaari-tali mais 49% à Sacré-Coeur. Pour le wolof nous avons 28.3 et 13.2%, respectivement, ce qui
constitue un inversement sensible des données. Le recours au mélange wolof-français est pratiquement
le même dans les deux milieux avec 36.7 et 35.8%. Les autres langues apparaissent pour 10% à Ñaaritali et seulement 1.9% à Sacré-Coeur.
Il ressort de ces résultats que dans cette situation les codes de comunication sont principalement
le français à Sacré-Coeur et le code mixte wolof-français à Ñaari-tali. Le wolof, qui ne recueille que
28.3% des choix de langues dans les prises de parole au niveau des réunions à caractère formel à Ñaaritali, reste cependant bien plus présent dans ce contexte qu'à Sacré-Coeur (13.2%) du fait aussi de la
complexion des mélanges qui sont effectués dans l'un et l'autre milieu. En effet, en tant qu'observateur
direct des deux situations, nous avons eu la nette sensation que le wolof était beaucoup plus usité à
Ñaari-tali que ne le montraient les données quantitatives obtenues après le décompte des prises de
parole. Nous avons alors été amenés à nous pencher sur les caractéristiques formelles des mélanges des
deux langues dans les deux contextes. Considérons, à titre d'exemples, quelques unes des productions
recueillies ici et là :
à Ñaari-tali
1) instant boobu li ma doon xalaat moo doon /…/ njariñ bi'ñ ci mën jële rekk / l'intérêt de tous hã!
instant celui-là ce je IMP-passé penser il (ES) IMP-passé utilité qu'on en pouvoir obtenir seulement l'intérêt de tous hein
"A cet instant là, ce à quoi je pensais, c'était seulement à l'intérêt qu'on pouvait en tirer, l'intérêt de tous, hein!"
2) Li ñuy wax nii mu ngi jëm ci jéem a /…/ trouver solution boo xam ne dina mën a résoudre
problème bi / du pour enfoncer kenn.
ce nous (IMP) parler il aller à essayer trouver solution PrR il (IMP) pouvoir résoudre problème le IMP Neg pour enfoncer
quelqu'un
"notre discussion tend à trouver une solution pour résoudre le problème, pas pour enfoncer qui ce soit"
3) maraa bi aay na PEUT-ÊTRE MAIS dafa fëqële / IL est trop cupide
marabout le habile il PERF peut-être mais il EV gourmand il est trop cupide
"le marabout est peut-être habile mais il trop gourmand, il est trop cupide"
4) fok mu xam ne du MATCH bu nekk lañuy mën génné /…/ maanaam DECAISSER DES
SOMMES PAREILLES
il faut il EN savoir que NEG match chaque nous ES IMP pouvoir décaisser des sommes pareilles
72
"il faut qu'il sache que ce n'est pas à chaque match que nous pourrons sortir… c'est-à-dire décaisser des sommes pareilles"
A Sacré-Coeur
5) IL FAUT DIRE QUE LES FILLES / seen participation / li ci ëpp C'EST PLUTÔT POUR ñu
SUPPORTER EQUIPE bi
il faut que les filles leur participation ce y plus beaucoup pour elles EN supporter équipe la EC
"il faut dire que les filles, leur participation, pour l'essentiel, c'est plutôt pour qu'elles supportent l'équipe"
6) A PART LES FILLES DE LA SECTION CULTURE / COMME ñiy def THéâtre /…/ ON NE LES
VOIT QUE ci match yi
à part les filles de la section culture comme celles IMP faire théâtre on ne les voit que dans match les
"à part les filles de la section "culture" comme celles qui font du théâtre on ne les voit que lors des matchs"
7) faut que ñu xam ne yëf yi xëccoo la / c'est une concurrence rude / sans merci /
faut que nous EN savoir que choses les concurrence EC c'est une concurrence rude sans merci
"faut qu'on sache que c'est [on a affaire à] une rivalité c'est une concurrence rude sans merci"
8) Alors LES GARS /…/ nañ bàyyi nelaw yi / te ñu ACCEPTER LES SACRIFICES QUE ça nous
impose
alors les gars nous INJ laisser sommeil les et accepter sacrifice les il nous EN imposer
"alors les gars cessons de dormir et acceptons les sacrifices que ça nous impose"
On constate qu'à Ñaari-tali les mélanges consistent le plus souvent en de brefs recours au
français constitués d’emprunts, de divers types (emprunts établis surtout mais aussi beaucoup
d'emprunts spontanés), ou d’alternances intra-phrastiques servant surtout à clarifier des notions
antérieurement énoncées en wolof ou constituées de formules toutes faites. à Sacré-Coeur, par contre,
on a affaire à des alternances où le français est nettement dominant et se présente sous une forme
beaucoup plus élaborée, plus proche de la norme monolingue.
Dans les deux situations le français apparaît comme un médium incontournable, même là où il
est enveloppé dans le moule exolingue qu'est le mélange wolof-français apparaissant comme le
vernaculaire urbain (wolof urbain ou encore "français wolofisé"). Le fait est que ce code
communicationnel (wolof-français) est différencié dans son actualisation enfonction des catégories
sociales qui en usent. Il se pose la question de savoir si on peut considérer les productions comme
celles données en exemple pour Ñaari-tali comme appartenant à un code L3 issu du wolof et du
français mais distinct dans sa structure et dans sa fonctionnalité ou si, comme dans les exemples de
Sacré-Cœur, il s'agit d'une juxtaposition plus clairement complémentaire de l'une et de l'autre langue
dans des manifestations tout à fait discrètes. Dans le premier cas, ce code peut s'acquérir directement,
"sur le tas", dans son contexte d'utilisation, comme on acquiert tout idiome quand on est en situation
d'immersion linguistique. Dans l'autre hypothèse, il s'impose une connaissance des langues concernées
qui manifeste un bilinguisme équilibré. Il est clair que le vernaculaire mixte urbain répond plus à la
première définition. Le second cas toutefois, du fait de la disjonction des deux langues dans le discours
- révélatrice d'une plus grande intégralité de l'identité linguistique du locuteur -, apparaît comme étant
plus prestigieux et incite à l'apprentissage du français en milieu urbain sénégalais, même en dehors des
circuits formels de la scolarisation (Thiam 1997).
L'analyse des choix et des usages linguistiques dans les réunions à caractère formel au sein des
ASC montre donc une présence permanente du français dans les interactions au sein des groupes. Dans
les groupes qui s'identifient comme étant plus proches de la culture traditionnelle locale cette présence
du français est toutefois concurrencée par celle de la langue locale qu'est le wolof et de la forme
linguistique vers laquelle le wolof évolue et qui, comme par nécessité - extralinguistique et procédant
de la construction de l'identité urbaine -, fait largement appel au français. D'où le recours, à parité
presque égale dans les deux groupes, au code mixte wolof-français commun à l'ensemble des citadins,
sur fond des tendances de choix linguistiques différenciés (wolof vs français) plus subtiles évoqués cidessus.
73
6. 3. Burkina Faso. Les comportements langagiers dans les groupes de jeunes à Ouagadougou.
Ouagadougou, capitale du Burkina Faso rassemble toutes les institutions administratives,
politiques et économiques du pays. De par sa situation, cette ville constitue un pôle d'attraction pour
tous les Burkinabé à la recherche d'un emploi rémunéré. Elle est donc une cité multilingue où l'on
rencontre des représentants des différents groupes ethniques qui composent la nation burkinabé.
Dans cette ville, la langue française (langue officielle du pays), est omniprésente dans la vie
économique, politique et culturelle. De ce fait, seule sa maîtrise peut permettre à un individu de ne pas
être tenu à l'écart des affaires de l'Etat. C'est conscients de cette réalité que tous les Ouagalais (habitants
de Ouagadougou) cherchent à parler français. Ainsi, l'on distingue le français parlé par les nonscolarisés qui ont appris le français sur le tas, c'est-à-dire en dehors de l'institution scolaire, et le
français parlé par les scolarisés.
Dans cette situation de contact de langues, langues nationales et français, nous avons choisi de
nous intéresser aux jeunes : leurs attitudes permettent d'une part de se faire une idée de la manière dont
se fait la gestion des langues en milieu plurilingue et d'autre part, de voir comment ils se situent entre la
tradition et la modernité.
Nos investigations ont porté sur les groupes de jeunes qui se retrouvent tous les soirs pour boire
du thé. Ces groupes sont appelés “les grains” en référence aux grains de thé. Cette appellation, aux
dires des jeunes, aurait pour origine la ville de Bobo Dioulasso, capitale économique du pays, où les
jeunes ont l'habitude de prendre le thé tous les jours. Ce n'est que par la suite que le terme est arrivé à
Ouagadougou et ce par l'intermédiaire des élèves.
Nous avons choisi de nous intéresser à ce type de groupe, car dans la cité, il n'y a pas
d'associations sportives et culturelles comme à Dakar.
Le choix des groupes a été fait en tenant compte des critères suivants :
* la composition ethnique composite
* la composition socio-culturelle (scolarisés /non scolarisés)
* la présence d'instituteurs au sein du groupe
* la connaissance d'au moins un membre du groupe.
Le premier critère avait pour objet de mesurer l'influence de l’appartenance ethnique sur les
pratiques langagières au sein des groupes. Nous avons également tenu à prendre en compte le niveau de
scolarisation dans le choix des groupes pour appréhender l'impact de la scolarisation dans le choix des
langues. L'intérêt accordé aux instituteurs vise à savoir si ces derniers en tant qu'agents diffuseurs de la
norme du français arrivent à faire changer les habitudes langagières acquises au sein des groupes. Le
fait de connaître un membre du groupe a été déterminant, car il a permis au groupe de se sentir en
sécurité. En effet, il existe une psychose à Ouagadougou à propos des enquêtes. Toute enquête quelle
que soit sa nature est perçue comme un interrogatoire policier. Aussi beaucoup de gens se méfient-ils
des enquêteurs. Nous nous sommes intéressés aux groupes qui comptaient au moins une vingtaine de
personnes pour être sûr d'avoir des pratiques langagières variées.
6.3.1. L’enquête
L’enquête de terrain s'est déroulée en trois phases. La première nous a permis de choisir les
groupes sur lesquels devait porter l’observation : 6 groupes ont été visités dans les secteurs 12, 6, 9, 14,
15, 16 de la ville. Mais en définitive, nous n’avons retenu que les trois groupes situés dans les trois
derniers secteurs (14,15 et 16), car c'étaient les seuls qui répondaient aux critères de sélection
préalablement établis.
La technique utilisée consistait à se rendre auprès des groupes de jeunes et à passer une soirée
avec eux, dans le but de cerner la composition et le fonctionnement des groupes.
74
Une fois les 3 groupes retenus, la deuxième phase de l’enquête a consisté à enregistrer de
manière discrète les pratiques langagières au sein des groupes à l'aide d'un magnétophone dissimulé
sous nos vêtements. L'objectif visé était de recueillir les comportements langagiers des jeunes dans un
cadre naturel. En effet, nous avons pensé que le fait de se savoir enregistré aurait pu amener les
locuteurs à modifier leurs habitudes langagières.
Après cette étape, qui devait nous permettre de cerner les usages des langues au sein des
groupes, nous avons interrogé 3 leaders et 3 instituteurs pour recueillir des informations sur les points
suivants:
-la structuration et le fonctionnement des groupes
-les pratiques langagières dans le cadre formel et informel
-les représentations des langues.
En ce qui concerne le cas spécifique des instituteurs, nous les avons suivi également dans leur
salle de classes pour voir comment il se comportaient face à leurs élèves. Le recueil de toutes ces
données devait nous permettre de nous faire une idée sur la place du français à Ouagadougou.
Présentation des groupes
Le groupe 1 du secteur 14 est composé de jeunes dont l'âge se situe entre 20 et 30 ans. Ces
jeunes appartiennent à des groupes ethniques différents (mossi, gourounsi, jula, peul). Ce groupe
comprend des jeunes de niveaux d’instruction différents : non scolarisés, peu scolarisés et personnes
dont le niveau d'instruction se situe entre la 6ème de l'école secondaire et la maîtrise (université).
Une des particularités de ce groupe est qu'il est composé essentiellement d'hommes. Nous
n'avons rencontré aucune fille au sein du groupe au cours de nos différentes visites.
Les raisons avancées pour justifier une telle situation sont entre autres : le peu de disponibilité des filles
et le poids de la société. D'après nos enquêtés, les filles exercent des activités qui ne leur laissent guère
assez de temps pour fréquenter les groupes (ménage, préparation des repas, etc.). A cela, il faut ajouter
que la société burkinabé dans son ensemble ne tolère pas que les filles se retrouvent avec les garons
pour boire du thé. La consommation du thé est plutôt une affaire d'hommes. De plus, la consommation
du thé est présentée comme une affaire de chômeurs.
Le groupe 2 du secteur 15 est composé quant à lui de personnes dont l'âge varie entre 20 et 40
ans. Sur le plan ethnique, l'on retrouve à quelques exceptions près, les mêmes groupes que ceux cités
dans le groupe 1 : Mossi, Gourounsi, Bisa, Samo, Peuls, Dagara, Jula. Contrairement au premier
groupe constitué d'élèves, d'étudiants et de quelques travailleurs, le groupe 2 comprend essentiellement
des hommes de tenues (militaires, gendarmes, douaniers) et des travailleurs (instituteurs, agents de
l'administration, etc.). De plus, les membres du groupe 2 sont plus âgés que les membres du groupe 1.
Tout comme dans le premier groupe, nous avons remarqué qu'il n'y avait aucune fille qui participait
aux rencontres entre jeunes et ce pour les mêmes raisons.
Dans le groupe 3 du secteur 16, l'âge des membres varie entre 20 et 35 ans. Dans ce groupe, l'on
retrouve pratiquement la même composition ethnique que dans le groupe 2 : Mossi, Jula, Bisa, Samo,
Peuls, Gourounsi. Des membres de ce groupe sont dans l'ensemble des étudiants, des fonctionnaires et
des travailleurs manuels. La présence des élèves est très faible dans ce groupe. Comme dans les deux
premiers groupes, l'on a remarqué que la participation des filles aux jeux des jeunes est nulle.
Structuration et fonctionnement des groupes
Dans le groupe 1, les jeunes se retrouvent tous les soirs pour boire du thé et changer sur les
problèmes de la vie de tous les jours. Les thèmes abords au sein du groupe sont entre autres : le
chômage des jeunes, la politique, les problèmes de sexe, etc. En somme dans ce groupe, la prise du thé
est donc l'occasion de retrouvailles pour échanger sur des problèmes et ce afin de trouver ensemble des
75
esquisses de solutions. Le groupe se présente également comme un refuge pour tous les membres
désirant se détendre. On y vient pour rire, ou pour recevoir des conseils des autres.
La création du groupe 1 remonte à l'adolescence. Les membres se fréquentent depuis leur jeune
âge (c'est-à-dire depuis l'école primaire). Ils se connaissent presque tous et sont imprégnés des
problèmes de chacun des membres. Les membres du groupe se retrouvent tous les soirs dans la cour
d'un de leurs camarades dont les parents n'ont pas une idée négative sur la consommation du thé par les
jeunes. Tous les meubles (bancs, chaises, tables) sont mis à la disposition des jeunes pour leur
permettre de se retrouver dans cette famille. Ainsi, chaque membre du groupe se comporte dans cette
cour comme s'il était chez lui. L'esprit cultivé au sein de ce groupe est donc celui de la famille au sens
large du terme. Les jeunes s'organisent à tour de rôle pour « s'acheter leur thé ». Ceci instaure une
certaine discipline au sein de la « cellule familiale ».
Le groupe 2 présente une organisation qui est différente de celle du groupe l. La composition de
ce groupe est plus récente. Il est composé de jeunes qui se sont retrouvés à l'école secondaire, à
l'université ou dans le quartier. De ce fait, les gens se connaissent moins bien que dans le groupe 1.
Dans ce groupe, l'on se retrouve pour jouer à la belotte et pour boire du thé. Ici, l'accent est mis
beaucoup plus sur le jeu des cartes et non sur le thé. Ce qui n'est pas le cas dans le groupe 1 où l'on ne
consomme que du thé. Dans ce groupe, les thèmes abordés sont essentiellement politiques et culturels.
Les membres de ce groupe ont choisi de se retrouver tous les soirs chez un de leurs camarades habitant
seul dans une cour pour ne pas déranger les voisins. Dans cette cour, les jeux se déroulent de 20 heures
jusqu'à deux heures du matin les week-end ; les autres jours, les gens. se quittent vers 23 heures. Au
sein de ce groupe rien n'est organisé. L'achat des cartes et du thé se fait selon les humeurs des uns et
des autres. Ainsi, celui qui se sent capable de le faire le fait sans attendre les autres. Dans ce contexte, il
arrive souvent qu'il ridait pas de thé certains soirs. Dans ce groupe également ce sont les meubles du
propriétaire de la maison qui sont utilisés par les jeunes, le groupe ne disposant pas d'un matériel
propre.
L'organisation du groupe 3 est semblable à celle du groupe 2. Les membres de ce groupe se sont
connues récemment. Les relations qui existent donc entre ces joueurs de cartes sont circonstancielles.
Ainsi, les membres se connaissent depuis peu étant donné que la plupart des jeunes ne sont pas des
natifs de la ville de Ouagadougou. Les uns et les autres se sont retrouvés à Ouagadougou grâce à un
hasard de circonstances. Si certains sont là pour poursuivre leurs études secondaires ou supérieures,
d'autres sont là pour des raisons de service étant donné que la majorité des services publics est
concentrée en ville. Le groupe qui comprenait au départ 4 étudiants s'est par la suite agrandi avec
l'arrivée d'élèves, de fonctionnaires et de travailleurs manuels. Aujourd'hui, il compte au moins une
vingtaine de membres permanents, c'est-à-dire les personnes qui se retrouvent régulièrement chaque
soir. Si nous ajoutons à ce nombre les copains circonstanciels, on peut dire que ce groupe comprend au
moins 30 personnes.
6.3.2. L’utilisation des langues par les jeunes
Nous abordons tour à tour les comportements langagiers collectifs c'est-à-dire ceux pratiqués au
sein du groupe, et les pratiques langagières individuelles de quelques leaders dans le groupe et hors du
groupe.
6.3.2.1. Les comportements langagiers au sein des groupes
Les cas où le choix de la langue est stabilisé
Notre observation des pratiques langagières au sein des groupes a montré que trois langues sont
utilisées dans les interactions. Il s'agit du français, du jula et du moore. Dans les groupes tout le monde
est bilingue (moore / français ou jula / français). Certains membres sont trilingues (locuteurs natifs
d'autres langues autre que le moore et le jula). La présence du moore dans les groupes est due au fait
76
que nous sommes dans l'espace linguistique moaga d'une part, et d'autre part, parce que la majorit des
membres des groupes appartient à ce groupe ethnique.
Le jula doit sa place à son dynamisme, c’est la langue véhiculaire à l'ouest du Burkina Faso,
cette langue est de plus parlée à Ouagadougou à cause du phénomène migratoire.
Le français est utilisé au sein du groupe pour faciliter l'intercompréhension entre les différents
membres. Il sert de trait d'union entre les ethnies. Il arrive cependant que l'on note de temps en temps
l'usage sporadique de certaines langues autres que les trois langues ci-dessus citées. Cela est
généralement le fait de personnes cherchant à s'isoler du groupe. (deux Gourounsi, ou deux Bisa). Mais
la langue la plus fréquemment utilisée au sein des groupes est le français, comme en témoignent les
enregistrements réalisés dans les trois groupes. Cette fréquence a été mesurée en tenant compte de la
longueur des interviews dans les conversations en français entre les jeunes. Nous avons adopté la
transcription orthographique pour le français. Et nous avons essayé de transcrire phonétiquement les
expressions en langues nationales.
Exemple de conversation enregistrée dans le groupe 1. La conversation portait sur la manière dont un
homme doit se comporter devant une femme.
A1. Tu vois, la femme c'est comme un enfant. Faut la flatter, mais pas passer son temps à la bastonner
hein.
B2. Moi, je l'ai trop flattée, y a même pas. Non, non c'est facile même quoi. Parce que la manière dont
toi même tu as parlé là, tu as utilisé plutôt les sous.
A3. On utilise pas les sous pour avoir une femme. Il y a des éléments, plus des sous. Parce que des fois,
elle vient que Oué, ta copine là a dit que ça. Je dis que non, Aïcha, faut pas prendre tes copines... On
n'est pas pareil sur la lettre là. Si c'était ça, si on était pareil là, est-ce que Kanazoé allait passer on
n'allait jamais indiquer Kanazoé.
B4. Le problème c'est toi même tu arrives à vaincre la go là tu vois ? C'est-à-dire c'est dans la tête qu'il
faut que je ... Non, non, c'est toi même qui dois changer. Parce que toi tu as mis l'argent en avant, Or
généralement, dès que tu fais passer l'argent en avant, mais elle dit que lui là, il est bête... Oue, oue voilà. Des conneries comme ça quoi. Tu mets l'argent en avant.
A5. Mais non si elle m’aime, elle me demande quelque chose, je la donne, Même si c'est pas sur place,
deux jours après. Mais l'argent là, c'est avec elle que moi... Je gaspille hein! Moi je gaspille l'argent
avec mes potes.
B6. Mais le problème, écoutes... l'affaire là, a démarré y a même pas longtemps. Avec la P50 l. Parce
que, non, un jour, elle m'a dit que, elle, elle veut sortir avec quelqu'un. D'abord ... je l'ai ... tu peux
partir quoi. Et puis, moi je suis parti, moi, je suis allé au R.U. seul quoi, avec mes potes quoi ... Salia
m'a dit que tu es en train de commettre une erreur.
L'on note donc qu'au cours de cet entretien, à aucun moment, les interactants n'ont eu recours à
une langue nationale. Toute la discussion s'est déroulée en français ce qui est un témoignage du
dynamisme de cette langue dans le groupe 1.
Ce dynamisme du français est remarquable dans tous les autres groupes également même si l'on
note souvent des usages sporadiques de certaines langues lors des interactions. A titre illustratif, voici
77
un exemple de ce type d'interaction, relevé dans le groupe 114.
A1. Le jour là, la go m'a menti que c'est l'ami de son grand frère. Et son grand frère me dit que lui, il ne
connaît même pas le gars.
B2. Keme fila disa
deux mille / francs / donner
A3. Attention, il y a la tension actuellement donc moi, je ne veux pas rire.
B4. Il faut te calmer ... tu vas voir d'ici là, la situation va s'arranger.
A5. Ah tu vois le dogo là, je ne sais même plus ce qu'il faut faire
petit frère
B6. Il suffit tout simplement que tu freines un peu... et tu prends tes distances ce que tu avais l'habitude
de donner tu arrêtes un peu, tu vas voir que quand elle va faire les comparaisons entre ce qu'elle
recevait de l'autre et ce que toi tu lui donnais maintenant elle va faire son choix... y aura la réalité.
A7. Ousseni + ji dijâ ni ba mi de Ni ma di m bi dô ki blese sisâ
Ousseni + eau donne moi boire sinon je vais rentrer te blesser tout de suite
B8. Toi Henri Zongo même tu es violent hein
..............
Ici, également, l'on note donc que les interventions en langue française sont plus longues que
celles en jula. Ce qui nous amène à dire que les jeunes se sentent plus à l'aise quand ils s'expriment
dans la langue française que dans les langues nationales.
La. typologie des usages des langues au sein des groupes se présente donc de la manière qui
suit :
1. le français
2. le moore
3. le jula
4. les autres langues nationales.
Mais outre les cas où le choix de la langue est stabilisé (possibilité de choisir telle ou telle
langue), il y a des situations où les locuteurs ne peuvent pas maintenir les deux codes séparés
(alternances de codes, emprunts, etc.).
Cas où le choix de la langue n'est pas stabilisé
L’observation des pratiques langagières au sein des 3 groupes de jeunes permet de se rendre
compte qu'il y a des situations où les locuteurs utilisent de manière alternée le français et les langues
nationales.
Les alternances de codes au sein des groupes se présentent de deux manières :
1/. Les jeunes peuvent commencer leur discours en langues nationales (moore ou jula) et le terminer en
français.
2./ Ils peuvent introduire leurs propos en français et les terminer en langues nationales (moore ou jula).
14
Les séquences en français sont transcrites en caractères normaux, celles en jula en caractères gras ; les mots en italique
gras sont des emprunts au français intégrés, les séquences en moore sont en caractères gras soulignés.
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Nous avons relevé les exemples suivants au sein du groupe 2. Ce groupe a été choisi à titre
indicatif, car les mêmes phénomènes se retrouvent dans les groupes 1 et 3.
Exemple d’alternance jula/français :
AI : a bedi ya le bambou ici ? y a quelle nouvelle ?
qu'est-ce qu'il y a ?
B2 : I tu be mi et puis c'est maintenant que tu arrives ?
où étais tu ?
A3 : mulo ? tu es mon gardien non ?
qu'est-ce qu'il y a
B4 : I ti sabari ce n'est pas la bagarre
faut me pardonner
Exemple d’alternance moore/français :
A1 : a bebeto pogla me c'est pourquoi Troussier ne veut pas le classer
il/blessé
B2. m pa têed ti y a siid ye Troussier ne veut pas le classer tout simplement parce qu'il n'a pas les bras
longs.
A3 : m nan kula me car je commence à avoir faim
je / partir
Exemple d’alternance français/jula :
A1. : lundi c'est un jour hein jo lo ya fo ko a mâ di ?
/qui/a/dit/que/c'est pas bon/
B2. : c'est moi parce que je suis élève mais e le ti ta lekol la
toi/tu/ne vas pas/ l'école/
A3. : papier de blanc là a sigena de
nous sommes fatigués
B4. : mais toi tu ne fais plus l'école et puis i bi kuma
tu parles
A5. : Ah bon, si on ne va plus à l'école i ma ka ka kuma tugu ?
tu/ne peux plus/ parler quoi.
B5. : oh, oh, il faut arrêter comme ça ce te, a toe te
ce n'est pas vrai/tu arrêtes/
Exemple d’alternance français/moore
A1. : bonsoir les amis, ja boe cibari n be ?
quelles nouvelles y a-t-il ?
B2. : ben ça va fo mega jetame ti bub ka be je
toi - même tu vois qu'il n'y a rien
79
A3. : mais hier on ne t'a pas vu fo ra cega je ne ?
/toi/partir/où/
B4.: oh, tu sais m da ja soma
J'étais bien
Formes linguistiques et contenus socio-culturels :
Comme nous l'avons remarqué lors de notre enquête de terrain, le français est la langue la plus
utilisée dans les trois groupes. La pratique de cette langue est due au fait que les jeunes dans leur
majorité ont été scolarisés. De ce fait, le français fait partie de leur répertoire linguistique.
Mais aux dires des enquêtés, il y a d'autres raisons qui les poussent à pratiquer le français : la
recherche d'un emploi, le désir de participer au développement du pays et l'effet de mode. Selon eux,
pour prétendre à un emploi même de gardien dans la fonction publique, il faut aujourd'hui parler
français. Certains ajoutent que mieux tu parles français plus tu as la chance d'avoir un emploi bien
rémunéré.
De plus étant donné que toutes les affaires politiques, économiques sont réglées en français,
ceux qui ne parlent pas cette langue sont exclus des cercles de décisions statuant sur la vie de la nation.
Ils estiment donc que pour participer de manière active au développement du pays, la matrise du
français s'impose. Il faut ajouter également que l'effet de mode joue un rôle déterminant dans la
décision des jeunes d'utiliser le français. Selon eux, celui qui ne parle pas français aujourd'hui ne peut
pas suivre la marche de la société. Pratiquer le français est synonyme de modernité, d'appartenance à la
classe dirigeante du pays. Au contraire ceux qui ne parlent que les langues nationales sont traités
d'archaïques, de villageois, d'analphabètes .
La norme de français qui est utilisée dans les groupes de manière implicite, est le français
enseigné à l'école. Tout le monde s'efforce de parler bien français pour ne pas être la risée des autres.
Cependant, les enquêtés reconnaissent qu'il n'est pas souvent évident pour tous les gens de s'exprimer
en bon français . Cela serait lié selon eux, à la différence des niveaux d'études des membres des
groupes. Ainsi, on ne peut pas attendre d'une personne de niveau primaire, les mêmes performances en
français qu'une autre qui a le niveau du secondaire. De ce fait, les gens n'accordent pas une importance
aux fautes qui sont commises par leurs interlocuteurs. L'essentiel pour eux, c'est qu'ils arrivent à se
comprendre. En somme dans les groupes, le souhait partagé c'est que tous les membres utilisent le
français standard enseigné à l'école, mais l'on ne condamnera pas non plus une personne qui utilisera un
français approximatif.
Notre analyse a révélé également que l'usage du moore est plus important que l'usage des autres
langues nationales. Pour nos informateurs cette présence du moore n'est pas due au nombre de ses
locuteurs au sein du groupe mais plutôt à cause du caractère véhiculaire de cette langue, En effet, cette
langue est utilisée dans l'administration, la santé, etc. au côté du français étant donné que Ouagadougou
est l'espace linguistique de l'ethnie mossi. De plus, parler cette langue procure un certain nombre
d'avantages surtout quand on se rend au marché pour faire ses achats. Dans ce lieu, où la plupart des
commerçants sont des Mossi, parler moore c'est établir une connivence avec les vendeurs. Ce qui nous
permettra du même coup d'obtenir des produits à des prix abordables. La situation est toute autre pour
les clients qui choisissent de s'exprimer en français. Dans leur cas, les vendeurs n'hésitent pas à majorer
leur prix, car pour eux tous ceux qui parlent français sont des étrangers.
En ce qui concerne l'utilisation des alternances de codes dans les groupes, elle fait désormais
partie des habitudes langagières de nos enquêtés. Le passage d'une langue à une autre est souvent
inconscient. Cependant, il arrive des cas où l'alternance des codes joue une fonction ludique. Pour nos
enquêtés, il y a certaines expressions qui peuvent amuser les gens quand elles sont dites en moore, non
en français. Mais l'alternance de codes peut également avoir une fonction phatique ( pour attirer
l'attention de l'interlocuteur à un moment donné). En effet dans un groupe de personnes parlant une
80
langue véhiculaire, l'alternance a pour but de faire un clin d'oeil au locuteur de son groupe ethnique.
Il importe également de signaler que dans les groupes, les jeunes utilisent beaucoup d'expressions
argotiques du genre:
go
pour fille
mec pour garçon
fall
pour cigarette
guale pour boire
maga pour frapper
badou pour manger
pia
pour argent
coco pour escroc
guaper pour droguer
wack pour gris-gris.
Aux dires de nos enquêtés, l'usage de ces termes a une fonction ludique.
6.3.2.2. Les comportements langagiers individuels
Nous décrivons ici les pratiques langagières de trois leaders et de trois instituteurs, afin de voir
si, en raison de leur statut, ils influencent les comportements des autres membres de leur groupe.
Les pratiques langagières des leaders de groupes :
Nous entendons par leaders, les personnes qui jouent le rôle de responsables au sein des
groupes. Notre enquête nous a permis de nous rendre compte que tom4es trois leaders interrogés ont les
mêmes pratiques langagières en famille, dans le groupe, et au travail.
Monsieur X du groupe 1 est né en 1970 à Ouagadougou. Groupe ethnique: mossi. Niveau d'études:
3ème de l'école secondaire. Célibataire. Il est élève.
Monsieur Y du groupe 2 est né en 1968 à Ouagadougou. Groupe ethnique: bisa. Niveau d'études:
maîtrise en histoire. Célibataire. Il est enseignant.
Monsieur Z du groupe 3 est né en 1967 à Koudougou. Groupe ethnique: mossi. Niveau d'tudes: 7ème
année de médecine. Célibataire. Il est médecin. Contrairement aux deux premiers enquêtés qui n'ont
jamais quitté Ouagadougou depuis leur naissance, Monsieur Z qui n'est pas né à Ouagadougou a fait
une partie de son cursus scolaire à Koudougou (ville mossi). Ce n'est qu' à partir du secondaire qu'il est
arrivé à Ouagadougou après son admission au brevet d'études du premier cycle.
En famille, ces trois personnes ont recours tous à leur langue maternelle à cause du phénomène
d'irrédentisme linguistique. En effet, chaque parent est soucieux d'amener sa progéniture à maîtriser la
langue du groupe ethnique, facteur d'intégration à la communauté d'origine. Mais en plus de leur langue
maternelle, il arrive que nos interlocuteurs aient recours au français dans les échanges (entre enfants ou
avec le père et les visiteurs). Ils ont recours à la langue moore quand ils ont affaire à un interlocuteur
mossi (visiteur, boy ou bonne de maison).
Au sein du groupe, ils déclarent tous utiliser le français (fréquemment) mais également le
moore ou le jula soit pour faire rire leurs camarades (fonction ludique) soit pour établir une
connnivence entre leurs interlocuteurs et eux. Par contre dans les lieux de travail, ils n'ont recours qu'au
français essentiellement. Mais de temps en temps, ils ont recours au moore quand ils ont en face d'eux
un interlocuteur qui ne parle pas français.
81
On note donc que quel que soit le lieu, les leaders ont recours au français pour satisfaire leurs
besoins de communication. Mis à part le cadre familial où ils sont obligés d'utiliser la langue
maternelle, dans les autres lieux, ils font rarement appel aux langues nationales (sauf dans les cas des
alternances de codes).
L'autre constat que l'on peut faire également, c'est que les trois enquêtés possèdent au moins
deux langues dans leur répertoire linguistique :
X: moore, français
Y : moore, bisa, français
Z: moore, français.
Les comportements langagiers des instituteurs :
Monsieur A du groupe 1 est né en 1968 à Ouagadougou. Groupe ethnique: mossi. Niveau d'études:
seconde de l'école secondaire. Célibataire. Profession : Instituteur. Nombre d'années de fréquentation
du groupe: 12 ans. Nombre d'années d'enseignement : 10 ans. Langues parlées : moore, français.
Monsieur B du groupe 2 est né en 1963 à Ouagadougou. Groupe ethnique: gourounsi. Niveau d'études:
terminale. Célibataire. Instituteur. Nombre d'années dans le groupe: 10 ans. Nombre d'années
d'enseignement : 15 ans. Langues parlées : moore, gourounsi, français.
Monsieur C est né en 1965 à Ouagadougou ; Groupe ethnique : samo. Niveau d'études: 1ère année
d'université. Célibataire. Instituteur. Nombre d'années dans le groupe : 7 ans Nombre d'années
d'enseignement :13 ans.
Ici, également les trois informateurs pratiquent au moins deux langues. Nous tenterons d'appréhender la
pratiques langagières des instituteurs à partir d’entretiens.
ENTRETIEN AVEC MONSIEUR A.
A1. Pouvez-vous me dire depuis quelle année vous avez commencé à enseigner ?
B2. Je suis enseignant ça fait bientôt 12 ans. C'est-à-dire que j'ai commencé à enseigner depuis 1989.
A3.Pouvez-vous me dire comment vous êtes allé à l'enseignement ?
B4. Personne ne m'a forcé à aller là-bas. Je suis allé à l'enseignement par amour pour ce métier. Je
voulais partager mes connaissances avec mes petits frères.
A5. Quelles sont les langues que tu utilises à l'école ?
B6. A l'école, j’utilise le moore et le français. J'utilise le français en classe. Mais il arrive que j'ai
recours au moore quand les élèves ne comprennent pas mes explications. Ca c'est de temps en temps
pour les aider mais ce n'est pas tout le temps. Vous savez notre rôle ici, c'est français comme les petits
Français. Mais comme cette langue n'est pas la langue maternelle des enfants, c'est souvent difficile
pour eux. C'est pourquoi on est obligé de tolérer l'usage de certaines expressions en langues nationales.
Mais après on les corrige.
A7. Pouvez-vous me dire la forme de français qui est utilisée à l'école ?
B8. A l'école, nous utilisons Lire au Burkina Faso pour l'enseignement du français aux enfants. Dans ce
livre, la méthode qui est utilisée est la méthode mixte à tendance syllabique. C'est une méthode qui vise
à amener les enfants à maîtriser le français aussi bien à l'écrit qu'à l'oral.
A9. Comment faites-vous pour amener les élèves à parler français ?
B10. Pour amener les élèves à parler français, nous mettons l'accent sur le langage et la lecture.
A11. Mais est-ce que vous obtenez de bons résultats avec cette méthode ?
B12. Ca va, les enfants arrivent à s'en sortir. Beaucoup s'expriment bien mais il y a quelques uns qui
ont des problèmes.
A13. Mais quelles sont les langues que vous utilisez au sein du groupe ?
B14. Dans le groupe, j'utilise le français et quelques fois le moore. Le moore quand je suis avec un
locuteur du moore surtout quand nous voulons plaisanter ou établir une certaine complicité entre nous.
A15. As-tu l'habitude de corriger tes camarades du groupe quand ils commettent des fautes ?
82
B16. Ah non, dans le groupe je ne m'occupe pas de la manière de parler des autres pour ne pas les
vexer. Dans les groupes, les gens ne font pas attention aux fautes. L'essentiel pour nous c'est la
communication.
A17. Vous pensez que vous parlez mieux français que les autres ?
B18. Ah non, il y a certains qui s'expriment mieux que moi, car ils ont fait des études plus poussées que
nous.
L'analyse des propos de l'enquêté nous révèle que l'instituteur quoique représentant de la norme
de la langue française au sein de la société burkinabé influence grandement les comportements
langagiers de ses élèves en leur donnant les rudiments indispensables à la maîtrise du français.
Cependant, une fois hors de la classe, il n'est plus le même homme. Une fois face à ses camarades, il
redevient un citoyen au même titre que les autres. De ce fait, sa pratique du français n'influence guère
celle des autres. Si l'on peut donc espérer améliorer la pratique du français à l'école, en s'appuyant sur
le maître, en ville par contre le rôle de détenteur de la norme du français est occulté. Ce qui intéresse
les gens c'est la fonctionnalité de la langue et non son aspect normatif.
ENTRETIEN AVEC MONSIEUR B.
AI. Depuis quand avez-vous commencé à enseigner?
B2 Je suis dans l'enseignement ça fait bientôt 15 ans.
A3. Pouvez-vous me dire comment vous êtes allé dans l'enseignement ?
B4. Je suis allé à l'enseignement, car j'avais des problèmes de bourse. Je suis allé à l'enseignement
parce que je n'avais pas un soutien.
A5. Mais est-ce que vous tes satisfait de votre métier d'enseignant ?
B6. Au début, j'étais enthousiaste mais actuellement je suis du, car les élèves ne veulent rien faire. On
accuse les enseignants d'être responsables de la baisse du niveau des élèves mais ce n'est pas vrai.
A7. Quelles sont les langues que vous utilisez à l'école ?
B8. A l'école c'est le français qui est utilisé essentiellement mais il arrive que j'utilise le moore dans les
petites classes comme le CP, et le CP2 où les enfants ne maîtrisent même pas encore le français.
A9. Y a-t-il une forme de français qui est utilisée à l'école primaire ?
B10. Pour enseigner le français, c'est Lire au Burkina qui est préconisé. Lire au Burkina utilise une
méthode mixte à tendance syllabique. Cette méthode est différente de la méthode du CLAD (Centre de
Linguistique Appliquée de Dakar) qui elle était une méthode globale qui visait uniquement à amener
les enfants à parler français. Cette méthode ne leur permettait pas d'avoir une maîtrise de l'écrit. Les
enfants récitaient les phrases comme des perroquets mais ils ne pouvaient pas distinguer les
constituants des phrases.
A1l. Mais quelle est la stratégie que vous utilisez pour amener les enfants à parler français ?
B12. Au primaire nous mettons beaucoup l'accent sur l'expression orale à travers les leçons de langage
l’élocution ce n'est que par la suite que nous passons à l'écrit.
A13. Mais est-ce que vos élèves vous donnent satisfaction ?
B14. Dans l'ensemble a quand même. Il y a certains qui se débrouillent bien.
A15. Mais quelles sont les langues que vous utilisez au sein du groupe ?
B16. Dans le groupe, c'est le français que j'utilise étant donné que tous les membres du groupe ne sont
pas des Mossi. Mais il m'arrive d'utiliser le moore quand j'ai affaire à un locuteur du moore. Mais c'est
rare
A17. Avez-vous l'habitude de corriger vos camarades quand ils font des fautes ?
B18. Même si certains font des fautes, j'évite souvent de les corriger pour ne pas les vexer. Vous savez
les gens sont très susceptibles.
A19. Est-ce à dire que dans le groupe les gens ne reconnaissent pas le rôle de l'enseignant détenteur de
la norme ?
83
B20. Vous savez ici, les gens ne font pas attention aux fautes. On est là pour s'amuser c'est tout.
A21. Vous pensez que vous parler mieux français que les autres membres du groupe ?
B22. Je ne pense pas. Je pense qu'il y a certains mêmes qui parlent mieux français que moi.
A travers les propos de l'enquêté, l'on note également que l'instituteur n'a pas une influence sur
le comportement langagier des gens de son groupe, étant donné que dans le groupe, les gens cherchent
plutôt à communiquer le plus simplement possible, nul ne prête attention aux fautes de français qui sont
commises par les uns et les autres. On note alors qu'ici aussi, l'instituteur ne peut amener les autres à
changer leurs habitudes langagières. Mais en revanche, l'enseignant à travers les cours qu'il donne
l'école inculque aux élèves des savoirs qui leur permettront d'avoir un usage correct de la langue
française.
Ainsi, donc l'action de l'instituteur ne touche que le public jeune et non les adultes. Mais les
jeunes tant l'avenir d'un pays, on peut dire sans risque de se tromper que le français a un bel avenir au
Burkina quand bien même l'enquêté signale que les enfants ne font plus d'efforts pour apprendre le
français.
ENTRETIEN AVEC MONSIEUR C.
A1.Depuis combien d'années vous êtes dans l'enseignement ?
B2.Ca fait maintenant 13 ans que je suis dans l'enseignement.
A3.Pouvez-vous me dire comment vous êtes devenu instituteur ?
B4.Après mon Bac, je n'ai pas eu une bourse pour continuer mes études. Et comme je n'avais pas de
soutien, j'ai préféré passer le concours des instituteurs. Voilà comment je suis arrivé à l'enseignement.
A5.Etes-vous satisfait du métier d'enseignant ?
B6.Maintenant oui, mais au départ ce n'était pas le cas. Au départ j'avais choisi ce métier pour obtenir
un emploi mais par la suite le métier m'a plu. Il me permet de partager mes connaissances avec les
jeunes et même plus. Il me permet de participer à la formation des futurs cadres de la nation.
A7.Quelles sont les langues que vous utilisez à l'école ?
B8.A l'école, j'utilise uniquement le français lors de mes cours. Mais quand il y a des blocages, je
demande à ceux qui comprennent d'expliquer à leurs camarades en moore. Moi-même, je ne parle pas
bien le moore.
A9.Y a-t-il une norme de français qui est imposée dans toutes les écoles ?
B10. Ah oui, au Burkina, on demande aux instituteurs d'enseigner le français aux élèves en s'appuyant
sur le livre Lire au Burkina.
A11. Mais quelle est la stratégie que vous utilisez pour amener les enfants à parler français ?
B12. A l'école, l'accent est mis sur l'expression orale dans les premières classes. Là on insiste surtout
sur le langage, la lecture, etc. Mais dans les autres classes on met l'accent sur la maîtrise de la
grammaire et de la conjugaison.
A13. Mais est-ce que vous êtes satisfait des résultats de vos élèves ?
B14. Je peux dire que oui, car il y a quand même beaucoup qui s'en sortent bien en français. Mais il y a
d'autres qui ne s'en sortent pas.
A15. Quelles sont les langues que vous utilisez au sein du groupe ?
B16. Dans le groupe c'est le français qui est dominant, car nous appartenons à des groupes ethniques
différents. Mais il arrive que j'utilise de temps en temps quelques mots en moore mais le plus souvent
c'est pour m'amuser.
A17. Avez-vous l'habitude de corriger vos camarades quand ils font des fautes ?
B18. Vous savez compte tenu du fait que les gens du groupe ont tous fréquenté l'école, ils font peu de
fautes. Mais quand il y a des gens qui font des fautes, j'évite de les corriger pour ne pas les blesser.
Vous savez rares sont les gens qui acceptent de se faire corriger.
A19. Vous voulez dire que dans le groupe, les gens ne connaissent pas le rôle de l'enseignant?
84
B20. Ici, les gens n'accordent pas une attention aux enseignants. Pour eux, ce qui est important c'est la
communication. Est-ce que leurs camarades comprennent ou pas leurs messages ? Ils n'accordent
aucune importance aux fautes.
A21. Est-ce que vous pensez que vous parlez mieux français que les autres membres du groupe ?
B22. Parler mieux français que les autres, c'est trop dire. Je me débrouille mieux que d'autres. Mais il y
a certains qui ont fait de longues études plus que moi. Ces gens là parlent mieux français que moi.
L'entretien avec notre troisième interlocuteur révèle également que l'instituteur n'a aucune
influence sur ses camarades. De ce fait, il ne peut pas influencer non plus leurs habitudes langagières.
Cela est lié au fait que dans le troisième groupe également, la fonction essentielle de la langue française
c'est la communication. Les membres du groupe accordent plus d'importance au contenu du message
qu' à la forme du message. Le groupe tolère l'usage d'un français approximatif à côté du français
normatif.
L'analyse des trois entretiens révèle que le principal cadre d'apprentissage du français demeure
l'école. Quand bien même les gens peuvent apprendre le français dans la rue. C'est donc à l'école que
l'instituteur influence énormément les pratiques langagières des apprenants. En dehors de ce cadre, où
l'accent est mis sur l'apprentissage d'un français normatif, les gens dans la rue utilisent un français de
type fonctionnel. Les entretiens ont révélé également que les jeunes burkinabé se débrouillent très bien
en français quand bien même ce n'est pas leur langue maternelle.
Au regard de ce qui précède, nous pensons que l'accent doit être mis sur la scolarisation des
enfants et sur l'élaboration de méthodes d'enseignement du français. En effet, la question des méthodes
d'enseignement du français a fait l'objet de plusieurs rencontres entre enseignants. Si certains
préconisent l'enseignement du français en s'appuyant sur les acquis des langues nationales d'autres par
contre souhaitent qu'on ne fasse pas référence aux langues locales. Face à cette situation, nous pensons
que seules des expérimentations de ces différentes méthodes pourront nous aider dans le choix d'une
méthode appropriée pour l'enseignement du français au Burkina Faso.
Un autre point dont il convient de parler est l'influence du français de la rue sur le français
enseigné à l'école. Sur ce point, nous pensons que ce français étant l'apanage d'une minorité de
personnes il a peu de chances d'influencer le français standard. Les enseignants ne doivent donc pas
s'inquiéter pour la survie du français au Burkina.
6.3.3. Les représentations des langues
Quelles sont les représentations que les jeunes ont des langues nationales et du français à
Ouagadougou ? Nous nous appuierons sur les propos des trois leaders et des trois instituteurs.
Le point de vue des leaders
Les leaders des trois groupes déclarent utiliser le français et les langues nationales dans une
logique de complémentarité. Ainsi, ils ont recours aux langues nationales surtout dans le cadre familial
et au sein du groupe ethnique. Les langues nationales jouent alors deux fonctions : une fonction
intégrative et une fonction identitaire - une fonction intégrative dans la mesure o la pratique de la
langue nationale permet d'affirmer son appartenance un groupe ethnique donné. De même parler une
langue nationale, c'est affirmer son identité par rapport à certains acculturés (personnes ne connaissant
pas leur langue maternelle et maîtrisant mal la langue française). A ce sujet, voici quelques propos des
enquêtés :
Leader groupe 1: « Vous savez, les langues nationales sont importantes pour nous. Si tu
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parles ta langue maternelle, tu ne perd pas tes racines, tout le monde
te respecte également parce qu'on sait que tu connais ton origine
ethnique ».
Leader groupe 2 : « Pour moi, la langue maternelle a une importance parce que cet mon
tout. Tu ne peux pas bâtir une nation sans te fonder sur les racines. »'
Leader groupe 3 : « Vous savez, les langues nationales sont importantes, car c’est à travers ellesque
nous découvrons notre identité. Elles permettent aussi aux gens de s’intégrer facilement dans
leur groupe ethnique mais aussi de rester en contact avec les parents qui sont restés au village ».
Aux dires de nos enquêtés, les langues nationales jouent également des rôles précis dans des
situations concrètes, mais dans un espace limité.
Leader groupe 1: « J’utilise ma langue maternelle en famille, ou quand je suis avec
quelqu'un qui ne comprend pas français. Mais quand je vais au village
là je suis obligé de parler ma langue maternelle ».
« Les langues nationales ne peuvent pas être parlées partout. Elles sont
limitées à certaines régions ».
Leader groupe 2: « L'ensemble des informateurs reconnaissent qu'il faut accorder une
place de choix aux langues nationales dans l'élaboration des politiques
nationales compte tenu de l'importance du nombre d'analphabètes dans
le pays d'une part, et d'autre part, parce qu'elles sont les principaux
outils de valorisation des cultures locales et du patrimoine national ».
Quand bien même nos informateurs manifestent un certain attachement aux langues nationales
et plus singulièrement à leur langue maternelle, il n'en demeure pas moins qu'ils sont unanimes à
reconnaître qu'ils ne peuvent pas se passer de la langue française. En effet, selon eux, cette langue joue
trois fonctions importantes à Ouagadougou et dans tout le pays : les fonctions de communication, de
travail et de promotion sociale ,
Compte tenu du caractère composite de la ville, le français sert de lingua franca entre les
représentants des différents groupes ethniques à la recherche d'un emploi.
Leader groupe 1: « Tu sais, le français est une langue plus bénéfique. Si tu vas hors de la ville de
Ouagadougou, tu peux communiquer avec les gens en français. Ce que le moore par. exemple
ne permet pas de faire. Et même en ville ici, le français permet aux gens de se communiquer
sans problème. »
Leader groupe 2 : « Vous voyez que dans le groupe, les gens appartiennent à des groupes ethniques
divers. S'il n'y avait pas le français, ça allait être difficile de se comprendre. Je dis donc que le
français nous permet de communiquer plus facilement. »
Leader groupe 3: « Il n'y a pas quelqu'un ici qui ne connaît pas l'importance du français. Par exemple,
si nous nous entretenons aujourd'hui c'est grâce à la langue française. Si notre entretien était en
moore ou en gourounsi, je pense qu'on n'allait pas bien se comprendre. »
On note donc que le mythe du français outil de travail subsiste encore à Ouagadougou dans les
groupes de jeunes, pourtant il y a de plus en plus de diplômés qui chôment actuellement à
Ouagadougou. Cela est dû peut être au fait que jusqu' à présent, le français fait la loi du marché du
travail. Entre deux personnes qui cherchent un emploi manuel dans l'administration par exemple, l'on
prendra celui qui peut s'exprimer en français même médiocrement pour faciliter la communication
86
entre les demandeurs de service et lui, le français étant la langue de fonctionnement de l'administration
(Napon, 1998:85).
L'importance du français dans la recherche de l'emploi rémunérateur est soulignée aussi par nos
trois enquêtés :
Leader groupe 1: « Vous savez aujourd'hui quelqu'un qui n'a pas été à l'école ne peut pas avoir un
emploi à la fonction publique. C'est pourquoi tout le monde cherche à aller à l'école. »
Leader groupe 2 : « Aujourd'hui si n'avez pas fait les bancs, oui excusez-moi le terme, vous avez peu de
chance d'obtenir un travail. Pour avoir aujourd'hui un simple petit emploi salarié, on va
demander de parler français ».
Leader groupe 3 : « Si tu veux être un grand patron dans ce pays, il faut parler bien français. »
A travers les jugements de valeurs de nos enquêtés, le français apparaît comme un outil de
promotion sociale, car il permet aux francophones d'une part, d'obtenir un emploi et d'autre part, de
participer de manière active au développement du pays, En effet, étant donné que tous les débats
politiques et économiques ayant trait à la vie de la nation se déroulent dans cette langue, sont exclus du
jeu démocratique tous ceux qui ne parlent pas cette langue .
A propos de la participation aux débats, les assertions qui suivent illustrent cet état de faits.
Leader groupe 1 : « Le français est important pour moi, car il me permet de comprendre au moins ce
que les dirigeants disent. Par contre celui qui ne comprend pas français est tenu à l'écart des
affaires de l'Etat. Ce qui n'est pas bon. »
Leader groupe 2 : « Vous voyez que le pays est dirigé par ceux qui parlent français. Les autres ne font
que suivre ce qu'ils disent sans broncher car ils ne comprennent pas les discours des politiciens
qui sont faits en français. »
Leader groupe 3 : « Pour moi, j'ai constaté que si tu ne parles pas français, les gens ne te considèrent
même pas. On dirait que ceux qui ne parlent pas français n'ont pas un point de vue à donner sur
la vie du pays. »
Au regard de tout ce qui précède, nos interlocuteurs affirment que l'importance du français ne
cessera de grandir dans le pays, car c'est la langue d'ouverture au monde extérieur et à la modernité.
Cependant, ils souhaitent que les langues nationales soient introduites également dans l'enseignement
afin que les Burkinabés puissent profiter des bienfaits des valeurs culturelles qu'elles véhiculent. Ce
n'est qu'à ce prix qu'on pourrait valoriser ces langues.
Le point de vue des instituteurs.
Nos trois enquêtés reconnaissent l'importance des langues nationales pour les Burkinabés. Selon
eux, ces langues permettent leurs locuteurs d'avoir d'une part, une identité et d'autre part, de s'intégrer
au groupe ethnique. Les deux fonctions identitaire et intégrative relevées dans les propos des leaders
réapparaissent ici également. Il en est de même pour la notion de complémentarité entre le français et
les langues nationales. Pour nos informateurs, les langues nationales sont utilisées pour les
communications intra-ethnique et inter- ethnique alors que le français en plus de ces deux champs, est
utilisé pour la communication internationale. Le français n'est certes pas la langue maternelle d'aucun
groupe au Burkina mais nous lui donnons la fonction de communication intra-ethnique car il est
souvent utilisé dans les interactions entre personnes appartenant à un même groupe ethnique.
Les principales fonctions assignées au français par nos enquêtés sont entre autres :
- la fonction de communication,
- la fonction de travail (langue utilisée dans l'administration),
- la fonction officielle (langue officielle du pays),
- la fonction socio-distinctive (langue qui permet d'obtenir un emploi),
87
- la fonction éducative (langue utilisée pour la scolarisation).
En plus de cela, le français est présent comme une langue d'ouverture à d'autres horizons. Mais
ce que les instituteurs regrettent, c'est la baisse du niveau des élèves en français au Burkina Faso. Selon
eux, cela serait dû à deux facteurs essentiels : le manque de matériel didactique et l'insuffisance de la
formation des enseignants.
Instituteur groupe 1 : « La question sur la situation du français au Burkina donne beaucoup à réfléchir.
En ce qui me concerne, je pense que le niveau des élèves ne fait que baisser de jour en jour.
Tout cela est dû selon moi au manque de matériel et à l'insuffisance de la formation des
instituteurs. Comment voulez-vous que quelqu'un qui n'a pas reçu une formation pédagogique
puisse enseigner correctement. C'est ce qui se passe ici, On recrute des gens sans formation
qu'on envoie pour enseigner. »
Instituteur groupe 2 : « Moi ce que je déplore c'est la baisse du niveau des élèves en français, On peut
imputer cette situation au manque de matériel didactique et l'insuffisance de la formation des
instituteurs »
Instituteur groupe 3 : « Ce que moi, je souhaite, c'est qu'on donne du matériel didactique aux
enseignants en nombre suffisant. Mais il faut aussi que les enseignants soient bien formés. Je
pense que c'est à ce prix qu'on pourrait éviter la baisse du niveau des élèves en français. »
A travers les propos des enquêtés, on note que l'Etat est interpellé même si ce n'est pas dit de
manière explicite. Il lui est demandé de bien vouloir offrir du matériel didactique en qualité et en
quantité aux enseignants mais également de donner une formation suffisante aux instituteurs. Cela est
indispensable si on veut que la langue française soit bien enseignée dans le pays.
Tout comme les leaders des groupes, les instituteurs souhaitent également l'introduction des
langues nationales dans l'enseignement aux côtés du français si on veut valoriser la culture burkinabé.
Mais à aucun moment nul n'a proposé le remplacement du français par les langues nationales. En effet,
selon eux, le français fait désormais partie du patrimoine linguistique burkinabé.
La divergence de point de vue entre les leaders et les instituteurs se situe au niveau de l'appropriation
du français par les locuteurs. Si, les premiers préconisent l'usage d'un français fonctionnel, les autres au
contraire souhaitent l'utilisation d'un français normatif pour sauvegarder le français de l'invasion
d'autres langues (français de la rue, français des élèves, etc.).
Synthèse
L'observation de la dynamique des langues au sein des groupes de jeunes à Ouagadougou a
montré que tous les membres des groupes sont bilingues. Ils parlent tous en plus du français au moins
une langue nationale. Elle a également révélé que ni les leaders ni les instituteurs n'ont la possibilité
d'influencer les comportements de leurs camarades au sein des groupes. C'est plutôt le contexte et les
thèmes de discussion qui déterminent le choix de telle ou telle langue de communication. Les jeunes
ont tous appris le français à l’école contrairement à ce qui se passe dans certaines capitales
francophones où l'on note l'émergence d'un français de la rue appris sur le tas. Le français dans ces cas
menace généralement l'existence du français normatif.
En ce qui concerne la représentation des langues, elle révèle que d'une manière générale, les
jeunes sont attachés aux langues nationales quand bien même ils reconnaissent l'importance du français
pour le pays. En somme, pour eux, les langues nationales et le français sont complémentaires car, elles
remplissent des fonctions précises. De ce fait, ils estiment que le français a et continuera à avoir sa
88
place dans le champ communicatif burkinabé.
Ce qui veut dire en somme qu'ils veulent que les langues nationales et le français soient
complémentaires. Mais, comment faire en sorte que tout le monde parle français au Burkina Faso ?
Peut-on amener tout le monde à parler français à partir de la scolarisation? L'enseignement d'un
français fonctionnel n'est-il pas le meilleur moyen d'amener le plus grand nombre de Burkinabés à
parler français.
6.3.4. Comparaison avec la situation dakaroise :
Dans les différents groupes de jeunes que nous avons vus à Dakar, les échanges se déroulent en
wolof essentiellement. Ce n'est que de temps en temps que les gens ont recours au français. Et même
dans ce cas, le français est utilisé en alternance avec le wolof.
Pour nous résumer, disons que les deux langues utilisées au sein des groupes sont le wolof et
l'alternance français-wolof. Pour les enquêtés, l'alternance de codes est un moyen de communication
dont l'on ne peut plus se passer dans certains contextes. L'alternance de codes dans ce cas ressemble à
une espèce de réflexe conditionné qui échappe à tout contrôle conscient. Il fait désormais partie des
habitudes langagières des jeunes. La prépondérance du wolof est due à son caractère véhiculaire. Ainsi,
les locuteurs des autres langues (sérère, pulaar, etc.) utilisent tous le wolof.
En ce qui concerne les représentations que les jeunes Dakarois ont du français et des langues
nationales, elles sont les mêmes que celles observées à Ouagadougou. Tout le monde estime que le
français est important pour le pays car il est un outil d'ouverture sur le monde extérieur.
Mais, la spécificité de la situation dakaroise, c'est que les jeunes ne veulent pas que le wolof
remplace le français au Sénégal. Quand bien même cette langue est parlée par une grande partie de la
population sénégalaise. Cela est dû à l'irrédentisme linguistique d'une part, et d'autre part, au fait que le
wolof est une langue dont le champ communicatif est limité au Sénégal.
L'observation de la dynamique des langues au sein des groupes de jeunes à Ouagadougou
(grains) et Dakar (ASC) montre que tous les membres des groupes sont bilingues. Ils parlent tous en
plus du français au moins une langue nationale. Il ressort également de notre enquête que les leaders au
sein des groupes n'ont aucune influence sur les comportements langagiers au sein des groupes. C'est
plutôt le contexte et les thèmes de discussions qui déterminent le choix de telles ou telles langues de
communication. Il importe d'ajouter que tous les jeunes ont appris le français à l'école contrairement à
ce qui se passe dans certaines capitales francophones où l'on note l'émergence d'un français de la rue
appris sur le tas. L'analyse partielle de nos données montre que d'une manière générale, les jeunes sont
attachés au français quand bien même ils indiquent que c'est la langue du colonisateur.
CONCLUSION GÉNÉRALE
Au début de cette recherche, nous nous avions voulu mettre en évidence différents modes
d'appropriation et de circulation du français, en nous intéressant à deux types d’ espaces
sociolinguistiques où du français est utilisé, en contact : la classe et les regroupements de jeunes. A
l’issue de ce travail, nous tenterons de répondre à trois questions qui se sont posées à nous au cours de
la recherche, quel que soit le terrain considéré :
- quels modèles de français sont transmis par les enseignants, en classe, d’une part, par les jeunes,
d’autre part ?
- quels types de contacts apparaissent entre le français et les autres langues ?
- quel est le poids symbolique du français en référence aux enseignants et aux groupes de jeunes,
indépendamment des politiques linguistiques et scolaires.
89
Quels modèles de français sont transmis par les enseignants ?
• au niveau déclaratif : la grande majorité des enseignants que nous avons rencontrés se réfèrent à un
français normatif, qu’il soit appelé le « français correct », ou le « français académique », en relation à
l’écrit, celui des livres ; c’est la cible vers laquelle on tend, et si on ne l’atteint pas, c’est faute de
moyens (matériel pédagogique, formations pédagogiques) plus que pour d’autres raisons évoquées. On
distingue donc entre ce qu’il faut dire et ce qu’il ne faut pas dire, la correction des fautes est un aspect
essentiel de cette pédagogie.
Quelques enseignants, cependant, évoquent la nécessité de recourir à un « français le plus bas
possible » avec des élèves dont le niveau scolaire ou les besoins ne sont pas ceux des élèves suivant un
enseignement formel, ou classique.
Certains d’ailleurs vont dire que les nouveaux instituteurs ne parlent pas bien le français, parce qu’ils
n’ont pas été bien formés. On a relevé beaucoup de cas de stigmatisation du langage des jeunes
enseignants.
On peut donc distinguer entre les puristes qui condamnent la pratique bilingue et ceux qui ont et qui
justifient des pratiques innovantes, parce que se diffuse de plus en plus un usage alterné des langues, en
classe et surtout hors classe.
On peut constater cependant une certaine tension entre d’une part un discours modernisé des
enseignants sur leurs pratiques en classe et d’autre part la récurrence de pratiques pédagogiques
traditionnelles (cf. ci-dessous).
• au niveau des pratiques : on a constaté une grande variabilité des usages de français parlé, en classe et
hors classe (en entretien individuel ou collectif). L’expression orale en classe est assez figée, recourrant
à des structures stéréotypées, répétitives, le plus souvent ; les productions des maîtres, reprises par les
élèves, sont fortement ritualisées. On se réfère à la norme prescrite, centrifuge, exogène. Quelques
pratiques innovantes se manifestent cependant dans certaines activités de l’enseignement informel ; on
y relève davantage de mobilité énonciative, favorisée par l’usage du contact de langues. Cette
variabilité des usages génère donc des modèles différents de français.
Les usages des maîtres du primaire, tels qu’ils apparaissent en entretien, varient également : de
pratiques d’un niveau de langue soutenu, avec des effets rhétoriques, à des pratiques beaucoup plus
hésitantes, aux structures moins contrôlées, et présentant des idiomatismes et des tournures ou traits de
français endogène dans une proportion variable.
• Les paramètres les plus pertinents à mettre en relation avec la variation des modèles sont : la
formation des enseignants, leur âge, leur parcours, les types et statuts d'enseignants, le degré de
présence de la langue française dans leur environnement, etc., quel que soit le pays considéré.
• Le répertoire linguistique de ces enseignants ne semble pas jouer sur la diversité des modèles de
français transmis, pas plus que leur appartenance de quartier.
Quels contacts de langues apparaissent ?
• au niveau déclaratif : Ils sont évoqués différemment, selon qu’il est fait référence par les uns à des
usages sporadiques des langues locales, pour des objectifs pédagogiques précis (traduction de termes
incompris ou inconnus, distinguer les emprunts en langue locale des mots français dont ils sont issus,
etc.), ou qu’il est fait référence par d’autres à des discours bilingues (pour mieux faire passer un
message, un contenu, par exemple).
• au niveau des pratiques : on a rencontré en classe, à Dakar, toutes sortes d’alternances linguistiques
(des emprunts intégrés au français dans du discours en langue locale, du discours bilingue, du discours
en français où sont insérés des mots ou des courtes séquences en langue locale). Elles ne semblent
cependant pas très fréquentes.
Le bilinguisme est là, consacré dans les faits : conversations quotidiennes entre enseignants, entre
enseignants et élèves, pratiques de classes (dans l’enseignement formel et non formel), même timides,
ouvrages utilisés pour la formation des formateurs, dictionnaires expérimentaux bilingues etc.
90
• les paramètres les plus pertinents à mettre en relation avec le contact de langues en classe sont : le
sexe (?), l’âge, la formation des enseignants, le degré de présence du contact dans leur environnement.
Quels modèles de français sont transmis dans les groupes de jeunes ?
• au niveau déclaratif : Les déclarations relevées à Ouagadougou indiquent que l’essentiel étant de se
comprendre, les usagers n’accordent que peu d’importance aux fautes commises ; un usage de français
approximatif n’est pas condamné. L’usage du français a une fonction surtout véhiculaire. Il existerait à
Ouagadougou un français scolaire et un français plus fonctionnel, utilisé dans la rue.
• au niveau des pratiques : on constate que l’usage du français est incontournable pour tous tant à Dakar
qu’à Ouagadougou. A Dakar, sa large diffusion, même chez les non scolarisés, est liée à l’usage du
code mixte français/wolof. La présence du français est permanente dans les réunions à caractère
formel ; cependant du français plus élaboré, dominant et plus proche de la norme monolingue est
principalement utilisé dans l’ ASC située dans le quartier le plus favorisé, tandis que dans l’autre, du
français (emprunts, formules toutes faites, reformulations de séquences en wolof) est inséré dans des
pratiques mixtes français/wolof. La fonctionnalité du français est donc plus grande dans une ASC que
dans l’autre. A Ouagadougou, le français est la langue la plus utilisée dans les groupes.
• paramètres les plus pertinents en relation avec la variation des modèles (niveau scolaire et
économique, appartenance de quartier, degré de présence de la langue française dans leur
environnement, formalité de la situation de communication, etc.).
Quels types de contacts de langues apparaissent chez les jeunes ?
• au niveau déclaratif : ?
• au niveau des pratiques : Les jeunes sont tous au moins bilingues. Le code-mixte français/wolof est
dominant dans les interactions entre jeunes à Dakar ; il existe une variation sociale pertinente du codemixte utilisé par les jeunes regroupés dans les ASC. La délimitation des deux langues est plus nette
dans le groupe le plus favorisé. A Ouagadougou, les alternances de langues (français/moore, ou
français/jula,) sont plus sporadiques ; elles ont une fonction ludique, ou phatique, ou encore
d’expression d’une connivence.
• paramètres les plus pertinents en relation avec la variation des modèles (niveau scolaire et
économique, appartenance de quartier, degré de présence du contact de langues dans leur
environnement, formalité de la situation de communication, etc.).
Quel est le poids symbolique du français en référence aux enseignants et aux groupes de jeunes,
indépendamment des politiques linguistiques et scolaires ?
Nous avons relevé les points suivants :
• l’importance de l'apprentissage de la langue française ; les valeurs instrumentales attribuées au
français ; le degré d'intériorisation de ces valeurs est peut-être variable selon les pays.
Un certain attachement envers le français est relevé tant chez les enseignants que chez les jeunes.
• il n’y a pas de référence explicite à un français local en dépit des marques qui apparaissent dans les
pratiques : c'est toujours le français.
Il n’est pas non plus fait référence à une patrimonialisation de la langue française (sauf peut-être à
Ouagadougou).
• il n’y a pas de mention d'un sentiment d'appartenance à une communauté francophone.
• le statut institutionnel (français langue officielle ou étrangère à statut particulier) semble jouer dans
les positionnements déclarés.
91
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94
ANNEXE : L’ENTRETIEN DE FATEMA :
Conventions de transcription.
- pauses : +, ++, +++ , <silence>
- auto-interruptions : / ; hétéro-interruption : //
- accentuation : majuscules
- intonation montante :? ; exclamative ! descendante : \
- inflexion de la voix pour modaliser : souligner le segment
- amorce de mot : ex : déséqui- segments qui chevauchent : gras
- allongements vocaliques ou redoublement consonantique :, ::
- hésitations : euh ; avec allongements euh :
- acquiescements : mm
- inaudible XXX
- remarques de contextualisation : (rires)
- pour désigner les interactants : initiales du prénom
- numérotation des tours de parole ; l'enquêtrice est désignée par D. ; l'interviewée par F.
Le corpus
Nous présentons ici, à titre illustratif, l'analyse d'un extrait de l'entretien réalisé avec Fatéma.
Fatéma habite et enseigne à Belcourt (Alger. Cf. présentation des terrains d'enquête). Elle a effectué sa
scolarité pendant la période coloniale, à l'école française. Sa carrière d'enseignante commence après
l'indépendance. Dans une première partie de l'entretien (20 minutes), elle raconte son parcours
professionnel. Le passage sélectionné pour l'analyse conclut sur le parcours professionnel et présente le
parcours scolaire. L'analyse commence (42) lorsque Fatéma, à la demande de l'enquêtrice, définit son
répertoire verbal et parle de la façon dont elle a pu gérer ce répertoire verbal dans le cadre de l'école.
1.F. il fallait passer quand même un examen pour devenir titulaire+c’est c que j’ai fait+ce…cet examen
c’est le CCGP
2. D. ouais + c’est-à-dire ?
3. F. c’est-à-dire euh + certificat de : ++ capacité pédagogique
4. D. ouais
5. F. avec lequel je devenais titulaire
6. D. ouais
7. F. voilà + pi après euh + j’ai continué jusqu’en :: + quatre vingt euh trois //
8. D. oui
9. F. comme instructrice titulaire + pis après j’ai été détachée au niveau de l’ITE + j’ai fait une
formation d’une année + et :: j’ai passé mon CAP+ à ma sortie de l’ITE et j’ai été titularisée par un
inspecteur + je suis devenue INStitutrice titulaire +
10. D. très bien + bon alors on va essayer de remonter un peu plus dans le temps +
11. F. oui
12. D. c’est-à-dire que tu me parles un petit peu de l’école ++ ce que tu as fait à l’école :: euh : à quelle
époque tu étais à l’école ++ quelle a été ta formation +
13. F. bon + j’étais à l’éco:::le + enfin j’ai fait le primaire euh :: les années cinquante + pi après + le
CEG + c’qu’on appelait CEG nous + avant + bien sûr
14. D. alors le primaire +
15. F. alors le primaire ++ on passait le certificat d’études + pi après on passait un concou : rs et on
avait/euh : on accédait directement en cinquième
95
16. D. mm
17. F. on faisait la cinquième + la quatrième et la troisième
18. D. ouais
19. F. et la fin de la troisième + on passait un :: le BEPC
20. D. ouais
21. F. c’était le :: + alors c’était le brevet du premier cycle
22. D. ouais + alors donc TOI + tu as passé le certificat d’études ET le BEPC ?
23. F. ouais + voilà exactement
24. D. et tu es rentrée à l’école à quel âge?
25. F. +++ à quel âge chuis rentrée à l’école? ben ::: si je me trompe pas + bon /alors je suis rentrée à
l’école ++ (lent réflexif) à sept ans
26. D. mm
27. F. et puis euh :: on a été perturbé
28. D. c’était au CP ça ? + c’était quelle classe? tu as fait l’école maternelle?
29. F. non non j’ai pas fait d’école maternelle !!
30. D. mm
31. F. cours préparatoire directement + cours préparatoire première année !!
32. D. mm
33. F. j’ai été un ptit peu perturbée + c’est c qui m’a fait je crois /j’ai eu quand-même une année de
retard + pace qu’on a été obligé de ++ venir en Kabylie
34. D. vous étiez où?
35. F. on était à Sfisef
36. D. ouais + en Oranie?
37. F. en Oranie oui + près de Sidi Bel Abbès + et ::: comme mon père devait construire et tout ça pace
qu’on habitait chez des / des personnes / euh des gens + eh ben + je ::: j’ai fait quand-même une année
en Kabylie + mais ::: à mon retou :: r + eh ben is’est avéré qu c’était pas le même niveau ++ et on m’a
fait REfaire l’année +
38. D. mm
39. F. ouais + euh :: j’ai passé mon certificat à l’âge de quatorze ans bien sûr +
40. D. mm +
41. F. voilà +
42. D. et euh :: qu’est ce / quelles langues vous parliez à la maison?
43. F. le kabyle
44. D. le kabyle + alors toi quand tu es rentrée à l’école tu parlais quelles langues?
45. F. le kabyle et l’arabe (intonation d'évidence) +
46. D. tu parlais le kabyle + le kabyle tu l’avais appris donc euh /
47. F. ah oui
48. D. à la maison
49. F. mm
50. D. et l’arabe ?
51. F. l’arabe + euh :: dans la rue + on faisait pas d’arabe à l’école hein /
52. D. mm
53. F. ah NON on faisait pas d’arabe à l’école + c’est après au CEG qu’on avait euh :: une heure/ une
heure par semaine +
54. D. mais quel arabe ?
55. F. l’arabe euh ++ classique
56. D. et dans la rue tu parlais quoi?
57. F. eh ben l’arabe dialectal
96
58. D. l’arabe dialectal/
59. F. mm
60. D. ouais ++ donc à la maison vous parliez le kabyle
61. F. oui
62. D. euh : l’arabe dialectal dans la rue
64. F. oui
65. D. oui et euh :: pour le :: français + est ce que tu savais le français avant de rentrer à l’école?
66. F. euh :: un petit peu oui + quand même + pace que euh + euh on a habité un village colonial +
alors quand même on avait des :: contacts euh + entre les :: / y avait des français quand même +
67. D. mm
68. F. oui
69. D. donc tu parlais un petit peu de français euh /
70. F. oui :: je parlais quand même un ptit peu d français + parce que les commerçants étaient français
+ euh y avait la crémière + j’ai gardé un bon souvenir d’ailleurs (rires) de la crémière (rires) + on allait
chercher le lait chez elle + donc on parlait français avec elle et tout ça ++
71. D. mm + et ensuite quand tu es rentrée à l’école est ce que ça a été difficile de : / d’apprendre le
français ?
72. F. non pas du tout + non + non non + pas du tout ++
73. D. et alors là comment se passait l’école ? pour toi +
74. F. très bien ++ très bien + on n’était pas du tout dépaysé +++ c’était très très bien +
75. D. et toutes les matières se faisaient en français ?
76. F. TOUtes les matières se faisaient en français + absolument +++
77. D. et + comment euh : tu étais bonne ? raconte moi un petit peu comment ça se passait pour toi
78. F. moyenne + moyenne + moyenne quand même + j’étais pas excellente + j’étais pas nulle quand
même (rires) + oui j’étais moyenne + on se débrouillait très très bien ++
79. D. mm
80. F. d’autant plus qu’on était nombreux à la maison donc on s’entraidait +
81. D. ouais +
82. F. on n’avait pas de problème +
83. D. et entre vous les enfants + vous parliez quoi ? comme euh / comme langues ?
84. F. ben tout + c’était les trois langues qui + qui circulaient + c’était le kabyle euh l’arabe euh + le
français + on lisait beaucoup + on avait un papa qui était très très sévère en ce sens + alors là quand /on
n'avait pas intérêt à cqu’il rentre et qu’il nous trouve avec euh :: un autre / un autre bouquin autre que ::
/ qu’un manuel scolaire hein + on lisait bien sûr les / les livres qu’on appelait avant les livres cow-boys
et tout ça + les ptites revues là + c'était en CACHETTE qu'on les lisait bien sûr + sinon c’était euh :: i
fallait DE la lecture et de la vraie !
85. D. et alors + qu’est ce que : tu as lu ?
86. F. ben on avait une bibliothèque
87. D. tu te souviens de tes lectures ?
88. F. ou : f + on avait une bibliothèque / euh je m’rappelle + on payait :: j crois vingt centimes + on
ramenait des livres qu’on gardait pendant une semaine + eh ben + c’était robinson crusoë + c’était ::
BlanchE neige + euh c’était :: + qu’est-ce que c’était encore +++ ? y avait ++ je sais pas ++ d’ailleurs y
a pas mal de bouquins que j’ai gardés jusqu’à présent (rires) + j’ai fait lire à mes gosses aussi + pas mal
de livres hein :::
89. D. mm + et euh le :: / donc tu disais à la maison on parlait kabyle + donc vous / avec qui vous
parliez kabyle?
90. F. beaucoup avec ma mère + qui n’a pas du tout appris l’arabe !!
91. D. ni le français ?
97
92. F. du tout + ni l’arabe ni le français + on était obligé de parler :: + mon père parlait français bien sûr
+ il a eu son certificat d’études +
93.D. et avec vous qu’est ce qu’il parlait ?
94. F. mon père? + français et kabyle +
95. D. français et kabyle +
96. F. ouais + parce que c’était lui qui nous surveillait beaucoup plus + en ce qui concerne les études
hein +
97. D. donc euh + entre vous les enfants vous parliez quelles langues ? quand vous jouiez entre vous les
enfants ?
98. F. euh : arabe français mélangés ++
99. D. entre vous XXX parliez pas kabyle ?
100. F. euh sI + si des fois + sisi + la preuve + sinon on aurait jamais su parler quand même ++
101. D. mm +++ et qu’est c qui fait que euh / comment ça s’est passé au cours de ta scolarité le rapport
à la langue française ? comment tu as vécu le rapport à la langue française ?
102. F. moi je pense qu’on avait pas de difficultés + c’était automatique + on est né y avait la France +
e pi i fallait étudier en français et pis ça s’arrêtait là +
103. D. mm +
104. F. y avait aucun préjugé + du tout + on avait pas encore ce :: j sais pas si c’est :: / on parlait de
chauvinisme peut-être + beaucoup plus arabe que français + non on n'avait pas ce problème + on
n'avait aucun problème en ce qui concerne la langue +
105. D. mais est-ce que //
106. F. notre but c'était étudier et pis ça s’arrêtait là hein + la langue importait peu + ça ne nous a pas
gêné ++ non + si c’est ça que tu veux dire non ?
107. D. moi + je t’écoute + mais euh /
108. F. (rires)
109. D. est-ce que tu aimais les cours de français ? euh : bon + est-ce que :: + comment ça se passait ?
110 F. i fallait bien les aimer quand même + c’était ça i fallait étudier en languE française (rires) +
donc on les aimait + très très bien + y avait pas de problème + c'était magnifique
111. D. mais tu avais / mais tu m’as dit que tu faisais une heure d’arabe + après tu as fait une heure
d’arabe ?
112. F. bof + oui + on faisait une heure d’arabe + mais on faisait ça comme ça hein !!
113. D. ça veut dire quoi comme ça?
114. F. qu'est ce qu’on faisait ? un peu de grammaire + beaucoup plus thème version (rires) + voilà :
c’est tout + on avait un prof qui venait une fois par semaine + qui nous donnait des cours parce que :: i
paraît qui fallait !
115. D. c'était au CEM ça ?
116. F. oui + au CEM + SINON AU PRIMAIRE Y AVAIT PAS D’ARABE DU TOUT + tout s’est
fait en langue française ++
117. D. mm + euh :: à l’école + est ce que tu te rappelles que y avait des problèmes si vous :: les
enfants / est ce que / tu parlais français à l’école sans sans problème ou est ce que : il arrivait que :: tu
t’exprimes en arabe et en kabyle/ est ce que euh ça posait des problèmes dans le cadre de l’école ?
118. F. au niveau de l’école?
119. D. mm +
120. F. NON : on avait des :: + on avait des ptits français avec nous quand même + c’était pas des
classes d’indigènes hein + non non on avait des françaises avec nous + c’était une école de filles
d’ailleurs
121. D. (acquiesc.)
122. F. ben on parlait ensemble+ on jouait ensemble + y avait pas de problème du tout…
123. D. et entre… entre Algériens + à l’intérieur de l’école?
98
124. F. on parlait arabe et français + mais on avait pas de complexe hein !
125. D. ça veut dire quoi?
126. F. c’est-à-dire que euh : pace que + si on voit c qui se passe maintenant bien sûr (rires)
127. D. non + mais raconte-moi toi comment tu vis + essaye de voir comment tu vivais les choses +
128. F. non non y avait AUCUN complexe + on parlait français NORmalement avec tout le monde + y
avait AUCUN problème + du tout + on étudiait en français + on parlait en français +
129. D. mais tu dis que quand même entre / entre Algériens vous parliez un peu :: l’arabe
130. F. oui + on parlait un peu arabe + y en avait quand même qui :: qui ne pouvaient pas s’exprimer
très très bien + sinon on utilisait toujours le français +
131. D. et ça posait pas de problème de parler arabe à l’école?
132. F. non + pendant le cours de récréation + attention + là c’est à la récréation + sinon en classe
c‘était le français hein + non non on ne communiquait pas en arabe…
L'entretien se prolonge encore une demi-heure. Il porte plus particulièrement sur ses pratiques
d'enseignante de français. classe. F. expose ses méthodes d'enseignement : part consacrée à l'oral et à
l'écrit, à l'explicite et à l'implicite dans l'apprentissage grammatical, refus de recourir aux langues
maternelles des enfants etc. Elle témoigne, par ailleurs, avec quelque regret, de l'évolution progressive
que le français prend dans le système scolaire : introduit d'abord en première année, celui-ci est
progressivement, avec la mise en place de l'arabisation, repoussé en 3ème année puis en 4ème année du
premier palier du fondamental (primaire).
Éléments d'analyse
Le répertoire langagier
Il s'établit à partir de questions qui convoquent les pratiques familiales et les lieux
d'apprentissage (42, 46). L'informatrice donne la liste des langues qu'elle parle en effectuant, dans un
premier temps, des opérations de référentialisation qui ne s'accompagnent d'aucune modalisation : pas
de marques particulières de l'affectivité, pas de marque de l'énonciation alors que D. insiste pour
convoquer l'énonciatrice utilisant force toi, tu :
44. D. le kabyle + alors toi quand tu es rentrée à l’école tu parlais quelles langues?
46. D. tu parlais le kabyle + le kabyle tu l’avais appris donc euh /
Cette absence d'implication de F. s'explique probablement par le fait que enquêtrice et enquêtée se
connaissent bien –elles ont des liens familiaux et entretiennent de bonnes relations amicales–. Les
questions apparaissent, alors, comme des questions formelles – dont F. ne voit peut-être pas la
nécessité– et non comme de vraies questions.
F. a du mal à entrer dans l'entretien d'où les efforts de D. qui suggère des contextualisations pour
l'apprentissage et les pratiques de l'arabe et du kabyle et de l'arabe, qui recourt à la reprise (47, 48 ), au
connecteur donc pour guider F.
Son implication démarre à un moment précis, quand elle va parler du français. À ce moment là, elle
contextualise, sans qu'il y ait une demande explicite de la part de D., alors qu'elle ne l'a pas fait pour les
autres langues, en évoquant le temps de l'enfance, son expérience personnelle : le village colonial, les
contacts avec la population française (56), les passeurs du français : les commerçants, la crémière.
L'énonciatrice est ici bien présente dans son discours. Elle adopte une position à la fois communautaire
et familiale : on puis subjective : je (66, 70) ; elle recourt à différentes modalisations affectives sous le
forme de marques verbales et non verbales :
70. F. (…) j’ai gardé un bon souvenir d’ailleurs (rires) de la crémière (rires) + on allait chercher le lait
chez elle + donc on parlait français avec elle et tout ça ++
Les passeurs du kabyle sont le père et la mère, la pratique de cette langue étant mise en relation avec
eux et en particulier avec la mère présentée comme unilingue kabylophone : 90, 95. On note là encore
une absence d'implication vis à vis du kabyle alors que F. est militante de la cause berbère.
99
À propos des langues utilisées entre enfants, on note un problème d'interprétation de la question posée :
97. D. donc euh + entre vous les enfants vous parliez quelles langues ? quand vous jouiez entre vous les
enfants ?
Entre vous les enfants est visiblement interprété comme "entre vous les enfants du village", dans la
continuité de 51et 56, 57 où F. explique qu'elle a appris l'arabe dialectal dans la rue. D. est alors obligée
de reformuler :
99. D. entre vous XXX parliez pas kabyle ?
La réponse de F. se construit de façon progressive, hésitante d'abord : euh sI, si des fois, puis plus
affirmative, mais il s'agit moins d'une véritable affirmation que d'une déduction : sisi, on n'aurait
jamais su parler.; à d'autres moments elle considère que les pratiques entre enfants sont des pratiques
plurilingues : c'était les trois langues qui + qui circulaient (84 ) ; arabe français mélangés (98).
Dénominations :
– Le berbère est toujours désigné par la variété que F. parle : le kabyle.
– Les dénominations de l'arabe s'élaborent progressivement sous la pression de D. qui pousse à préciser
alors qu'elle avait elle-même produit dans un premier temps une dénomination ambigüe (50) : arabe.
La question : mais quel arabe ?( 54) motivée par l'opposition établie (51) entre la rue et l'école amène
F. à distinguer arabe classique et arabe dialectal, dénominations traditionnelles qui, du moins en ce
qui concerne la dénomination arabe classique, font l'objet de débats actuellement en Algérie.
L'appropriation des langues
L'arabe scolaire (dénommé classique) fait l'objet de deux types de déclarations. L'une concerne la
présence de l'arabe à l'école : absent du primaire (51, 53), fortement affirmée en 116 en particulier ;
présence symbolique au CEG : une heure par semaine (53, 112). L'autre concerne l'aspect folklorique
de l'enseignement de cette langue mis en évidence par les termes : bof, on faisait une heure d'arabe
(112), par l'évocation des matières enseignées et la présentation, sur le mode de la dérision, de la
pratique du thème-version, par insistance sur le peu d'heures consacré à cette langue qui revient à
plusieurs reprises par l'expression d'un doute à propos de l'importance qui lui était accordée (par le
système ? par les élèves ? par elle-même ?) : parce que :: i paraît qui fallait (114).
Le français :
Les questions en 65, 69, portent sur les modalités d'appropriation et recourent à des formulations tu
savais ? tu parlais ? qui obligent F. à produire des évaluations qui affirment :
– l'existence chez elle de pratiques pré-scolaires du français ; la contextualisation par le contexte
colonial tend a valider cette représentation ;
– la modestie de ces pratiques : un petit peu, je parlais quand même un petit peu.
En 71, la question de D. a implicitement une valeur normative : le français serait difficile à apprendre.
F. produit alors toute une série de dénégations tendant à montrer que l'appropriation du français à
l'école s'est effectuée, pour elle, de façon positive (72, 74, 82).
Lorsqu'elle parle de l'école, elle adopte aussitôt un positionnement subjectif très rapide et dans le même
temps s'inclut dans une communauté (la famille), comme en témoigne le passage du je au on (84, 86,
88…).
La seule activité d'apprentissage du français évoquée est la lecture ce qui montre qu'une représentation
première s'impose : une langue s'apprend par la lecture donc par l'écrit. Le détour par l'anecdote (84),
celle du père qui surveille la lecture des enfants montre, en outre, une conception normative de la
lecture. L'activité de lecture est présentée comme soumise à des interdits : il y a les mauvaise lectures
(les livres cow-boys, les lectures privées, en cachette) et les bonnes lectures représentées par les
manuels scolaires et les autres livres-passeurs (Blanche Neige, Robinson Crusoë) empruntés à la
bibliothèque (86, 88). Cette importance de la lecture est accentuée par la continuité qu'elle tente
d'assurer avec ou pour ses enfants
100
88. (…) d’ailleurs y a pas mal de bouquins que j’ai gardés jusqu’à présent (rires) + j’ai fait lire à mes
gosses aussi + pas mal de livres hein :::
Mais cette appropriation du français, dans le cadre scolaire est énoncée de façon paradoxale dans la
mesure ou l'apprentissage est présenté comme se déroulant dans la contrainte, comme déterminé, en
quelque sorte, par le principe de réalité :
102. F. moi je pense qu’on avait pas de difficultés + c’était automatique + on est né y avait la France +
e pi i fallait étudier en français et pis ça s’arrêtait là +
109. D. est-ce que tu aimais les cours de français ? euh : bon + est-ce que :: + comment ça se passait ?
110 F. i fallait bien les aimer quand même + c’était ça i fallait étudier en langue française (rires) + donc
on les aimait + très très bien + y avait pas de problème + c'était magnifique
Au total, là encore on n'entend pas, dans le discours de F., d'implication affective très très forte ici visà-vis du français.
L'école (coloniale) est aussi présentée comme un lieu de cohabitation non conflictuelle : Cf. 120 où
on/nous s'oppose à des petits français, des françaises mais –contradiction là aussi– la dénégation :
c'était pas des classes d'indigènes dénonce implicitement un système scolaire fondé sur la
ségrégation.
On notera un dernier point qui caractérise tout le déroulement de l'entretien : D et F sont constamment,
en décalage. C'est F. qui conduit ce qu'elle veut dire : elle se situe par rapport à la réalité d'aujourd'hui.
les représentations du français et de l'arabe scolaires se forgent à travers le prisme des réalités
sociolinguistiques actuelles et du rôle des langues dans le systèmes scolaire post-indépendance : si on
voit ce qui se passe maintenant (126). D., par contre, est dans le temps chronologique.
101
TABLE DES MATIERES
2
2
2
1. Historique de la recherche
1.1 Participation au début de la recherche
1.2 Chronologie de la recherche
6
2. Les objectifs de la recherche.
7
3. Cadre théorique et méthodologique.
8
8
9
4. Poids symbolique du français en situation de contact de langues dans les différents pays.
4.1 La situation sociolinguistique et le poids symbolique du français en Algérie.
4.2 La situation sociolinguistique et le poids symbolique du français en Afrique subsaharienne.
12
12
16
16
5. Outils et types de données recueillies.
5.1. Les entretiens.
5.2.Les observations des pratiques en classe ou dans le cadre de réunions entre enseignants.
5.3.Les observations réalisées au sein des groupes de pairs (“grains de thé”à Ouagadougou,
ASC à Dakar).
17
6. Monographies.
18
18
18
19
23
29
31
6. 1. Algérie.
6.1.1. Objectifs et problématique
6.1.2. Méthodologie
6.1.3. Les instituteurs algériens : qui sont-ils ?
6.1.4. Les catégories d’analyse des instituteurs algériens
6.1.5. Une observation de classe
6.1.6 Une leçon modèle
32
32
32
37
38
6. 2. Sénégal.
6.2.1. Recherche sur les pratiques et les représentations linguistiques dans le cadre scolaire.
6.2.1.1. Illustration : présentation et analyse de l’entretien de Mme S.
6.2.1.2. Evolution du rôle et statut de l’enseignant.
6.2.1.3. L’enseignant dans sa classe : interactions, pratiques de classe et appropriation du
français.
6.2.1.4. La fonction des changements de langue en classe.
6.2.1.5. La variabilité des formes de français et des modèles de référence.
6.2.1.6. Synthèse.
49
55
60
61
62
66
6.2.2.La coexistence du français et des langues nationales dans les réseaux de jeunes en
contexte urbain sénégalais.
6.2.2.1. Le français et les langues sénégalaises : Aperçu d'ensemble.
6.2.2.2. Usages des langues, place et représentations du français dans les réseaux de jeunes en
contexte urbain
102
74
74
76
76
81
85
89
6.3. Burkina Faso. Les comportements langagiers dans les groupes de jeunes à Ouagadougou.
6.3.1. L’enquête.
6.3.2. L’utilisation des langues par les jeunes.
6.3.2.1. Les comportements langagiers au sein des groupes.
6.3.2.2. Les comportements langagiers individuels.
6.3.3. Les représentations des langues.
6.3.4. Comparaison avec la situation dakaroise.
89
Conclusion générale.
92
Bibliographie.
95
Annexe : l’entretien de Fatema
103

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