La trappe à liquidité et la politique publique

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La trappe à liquidité et la politique publique
Concours B/L 2012
Concours B/L 2012
Economie
Epreuve commune sur dossier : oral
Jury : Gaël Giraud et Xavier Ragot
Sujet : La trappe à liquidité et la politique publique
Dossier documentaire
Document 1 : L’équivalence ricardienne.
Document 2 : La vitre cassée.
Document 3 : Macro-économie du désastre.
Document 4 : L’économie sens dessus dessous.
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Document 1 : L’équivalence ricardienne entre l’endettement public
et la levée d’impôt.
David Ricardo (1772-1823), Des Principes de l’économie politique et de l’impôt (1817), trad. fr. Francisco Solano Constancio
et Alcide Fonteyraud, 1847 (à partir de la 3ème éd. 1821).
Supposons que l’Etat ait besoin de lever immédiatement 1.000£, et qu’il
lève cette somme sur un manufacturier qui ne pourra la faire payer au
consommateur que dans un an, quand les produits seront achevés. Par
suite de ce retard, il est obligé d’augmenter le prix des ouvrages de sa
fabrique, non seulement de 1.000£ —montant de l’impôt—, mais vraisemblablement de 1.100£, 100£ étant l’intérêt des 1.100£ qu’il a avancées.
Mais moyennant cette addition de 100£ payées par le consommateur, le
fabricant a un profit réel, en ce que le paiement de l’impôt que le gouvernement exigeait sans délai, et qu’il doit payer en définitive, a été ainsi
retardé d’un an. Cela met le gouvernement en l’état de prêter au manufacturier les 1.000£ dont il a besoin à 10% d’intérêt, ou tout autre taux
dont il soit convenu [...] Si le gouvernement n’exige l’impôt qu’après un
an, lorsque la fabrication des ouvrages manufacturés se trouvera terminée, il sera peut-être obligé d’émettre une obligation du Trésor portant
intérêt, et l’intérêt lui coûterait autant que ce que le consommateur épargnerait dans le prix, non compris cependant la partie du prix que le
manufacturier pourrait, en vertu de l’impôt, ajouter à son gain réel. Si
le gouvernement avait dû payer 5% l’obligation du Trésor, il y aurait
50£ d’impôts épargnés par l’émission de l’obligation. Si le manufacturier
emprunte le capital additionnel dont il a besoin pour faire l’avance de
l’impôt à 5%, et s’il le fait payer à 10% au consommateur, il aura gagné
5% sur son avance en sus de ses profits ordinaires ; en sorte que le manufacturier et le gouvernement gagnent ou épargnent tous deux exactement
la somme que le consommateur paie.
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Document 2 : La vitre cassée.
Frédéric Bastiat (1801-1850), Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit
pas, 1845.
Avez-vous jamais été témoin de la fureur du bon bourgeois Jacques Bonhomme, quand son fils terrible est parvenu à casser un carreau de vitre ? Si
vous avez assisté à ce spectacle, à coup sûr vous aurez aussi constaté que
tous les assistants, fussent-ils trente, semblent s’être donné le mot pour
offrir au propriétaire infortuné cette consolation uniforme : « à quelque
chose malheur est bon. De tels accidents font aller l’industrie. Il faut que
tout le monde vive. Que deviendraient les vitriers, si l’on ne cassait jamais
de vitres ? »Or il y a dans cette formule de condoléances toute une théorie, qu’il est bon de surprendre flagrante delicto, dans ce cas très simple,
attendu que c’est exactement la même que celle qui, par malheur, régit
la plupart de nos institutions économiques.
A supposer qu’il faille dépenser six francs pour réparer le dommage, si l’on
veut dire que l’accident fait arriver six francs à l’industrie vitrière, qu’il
encourage dans la mesure de six francs la susdite industrie, je l’accorde,
je ne conteste en aucune façon, on raisonne juste. Le vitrier va venir, il
fera besogne, touchera six francs, se frottera les mains et bénira de son
cœur l’enfant terrible. C’est ce qu’on voit.
Mais si, par voie de déduction, on arrive à conclure, comme on le fait
trop souvent, qu’il est bon qu’on casse les vitres, que cela fait circuler
l’argent, qu’il en résulte un encouragement pour l’industrie en général, je
suis obligé de m’écrier : « halte-là ! Votre théorie s’arrête à ce qu’on voit,
elle ne tient pas compte de ce qu’on ne voit pas. » On ne voit pas que,
puisque notre bourgeois a dépensé six francs à une chose, il ne pourra
plus les dépenser à une autre. On ne voit pas que s’il n’eût pas eu de
vitre à remplacer, il eût remplacé, par exemple, ses souliers éculés ou mis
un livre de plus dans sa bibliothèque. Bref, il aurait fait de ses six francs
un emploi quelconque qu’il ne fera pas.
Faisons donc le compte de l’industrie en général. La vitre étant cassée,
l’industrie vitrière est encouragée dans la mesure de six francs ; c’est ce
qu’on voit. Si la vitre n’eût pas été cassée, l’industrie cordonnière (ou
toute autre) eût été encouragée dans la mesure de six francs ; c’est ce
qu’on ne voit pas. Et si l’on prenait en considération ce qu’on ne voit
pas, parce que c’est un fait négatif, aussi bien que ce que l’on voit, parce
que c’est un fait positif, on comprendrait qu’il n’y a aucun intérêt pour
l’industrie en général, ou pour l’ensemble du travail national, à ce que
des vitres se cassent ou ne se cassent pas.
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Document 3 : Macro-économie du désastre.
Paul Krugman, New-York Times, 15 mars 2011. (Trad. G. Giraud)
La vie et les affaires continuent ; ainsi je crois que nous devons parler de
l’impact économique du cauchemar de Fukushima. Une partie des effets
concerne la rupture des chaînes d’approvisionnement [...] Mais j’entends
beaucoup de soucis concernant les effets financiers. Le Japon va à l’évidence devoir dépenser des centaines de milliards (de dollars, pas de yens)
pour limiter les dommages et reconstruire, alors que les ressources diminuent en raison de l’impact économique direct. Ainsi le Japon sera
moins exportateur de capitaux, peut-être même deviendra-t-il importateur, pendant un certain temps. Et ceci, normalement, doit faire flamber
les taux d’intérêt.
Figure 1 – Taux d’intérêt de l’obligation du Trésor japonais à dix ans. Source : Krugman, loc.
cit.
Que se passe-t-il ? La théorie concernant la hausse des taux d’intérêt serait
exacte en temps normal. Mais nous ne sommes pas dans une période
normale : nous sommes—encore—dans une trappe à liquidité, avec des
taux d’intérêt courts qui ne peuvent décoller de zéro.
Ainsi les emprunts publics n’entrent pas en concurrence avec les investissements privés, faisant monter les taux ; ils ne font que mobiliser une
partie de l’épargne souhaitée mais inexistante.
Oui, cela signifie que la catastrophe nucléaire pourrait devenir expansionniste, sinon pour le Japon du moins pour le reste du monde dans son
ensemble. Si cela paraît fou, eh bien, c’est que l’économie de la trappe à
liquidité est ainsi—souvenez-vous, la deuxième guerre mondiale a mis fin
à la Grande Crise.
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Document 4 : L’économie sens dessus dessous.
Gauti B. Eggertsson (New-York Federal Reserve Bank) et Paul
Krugman (Princeton University) “Dette, désendettement et la
trappe à liquidité : une approche à la Fisher-Minsky-Koo”,
11/16/2010, document de travail de l’université de Princeton.
La courbe d’offre agrégée est [...] croissante. La surprise, toutefois, c’est la
courbe de demande agrégée, [AD, cf. Figure 2 infra] : à la suite d’un choc
de désendettement important, qui pousse l’économie contre le plancher
du taux d’intérêt nul, elle est aussi croissante [...]. La raison de cette pente
apparemment perverse devrait être claire d’après ce qui précède [c’est ce
que Krugman appelle « l’effet Fisher »] 1 : parce qu’un niveau des prix
plus faible accroît le poids réel de la dette, il contraint les emprunteurs à
consommer moins ; pendant ce temps, les prêteurs n’ont aucun intérêt à
consommer davantage car le taux d’intérêt est collé à zéro. Examinons,
à présent, les implications apparemment paradoxales d’une courbe AD
(demande agrégée) croissante pour un certain nombre de sujets décisifs
en macro-économie.
L’économie sens dessus dessous : paradoxes de l’économe, du labeur et de la
flexibilité
Le « paradoxe de l’économe »est une proposition familière de l’économie
Keynesienne traditionnelle : si les taux d’intérêt touchent le plancher
zéro, une tentative collective d’épargner davantage aboutira simplement
à déprimer l’économie, conduisant à un taux d’investissement plus faible
et (à travers l’identité comptable) à moins d’épargne.
Au-delà de celui-ci, il y a deux paradoxes moins connus qui émergent du
fait que la courbe de demande agrégée est croissante.
Primo, le « paradoxe du labeur », identifié pour la première fois par Eggertsson (2010b) [...]. Supposez que l’offre aggrégée augmente, pour une
raison quelconque —un accroissement du désir de travailler, un changement du taux d’imposition qui incite à davantage d’effort au travail,
une hausse de la productivité, peu importe. Comme le montre la Figure
2, ceci déplacera la courbe d’offre AS vers la droite, ce qui, en temps
ordinaire, devrait conduire à une production agrégée supérieure. Mais
l’augmentation de l’offre agrégée va provoquer une baisse des prix — et
devant une courbe AD croissante, ce déclin du niveau des prix induira une
contraction via l’effet de Fisher. De sorte que l’ambition ou la capacité de
travailler plus conduira in fine à réduire la quantité de travail produite
[cf. Figure 2].
Secundo, ce que j’appellerais le « paradoxe de la flexibilité », d’une importance considérable pour le débat économique actuel. On argumente
habituellement que la flexibilité des prix et des salaires aide à minimiser
les pertes induites par des chocs de demande adverses. Ainsi, Hamilton
(2007), à propos de la Grande Dépression, avance que « ce qui est supposé
1. Note du jury.
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Figure 2 – Source : Eggertson & Krugman, loc. cit., AS=Offre agrégée, AD= Demande agrégée
aider l’économie à surmonter le choc, c’est le fait qu’un ensemble substantiel de chômeurs devrait induire une chute des salaires et des prix qui
devrait restaurer l’équilibre sur le marché du travail, aussi longtemps que
le gouvernement empêche simplement l’offre de monnaie de s’effondrer ».
La critique usuelle des politiques du New Deal est qu’elles inhibèrent la
flexibilité des salaires et des prix, bloquant ainsi la reprise de l’économie.
Notre modèle suggère, toutefois, que, lorsque l’économie fait face à un
choc important de désendettement, un accroissement de la flexibilité des
prix —que nous pouvons représenter par une courbe d’offre agrégée plus
pentue— empire les choses, en réalité, au lieu de les améliorer.
La Figure 3 illustre ce point. Le choc est représenté par un mouvement
vers la gauche de la courbe AD, de AD1 vers AD2 ; comparons les effets
de ce choc vis-à-vis d’une courbe AS plate, AS-sticky [=AS-rigide], correspondant à des salaires et des prix rigides, et vis-à-vis d’une courbe AS
plus pentue, AS-flexible, correspondant à des salaires et des prix plus élastiques. La baisse de la production dans le dernier cas est supérieure, non
pas inférieure, à ce que l’on observe dans le premier. Pourquoi ? Parce
que la chute des prix n’aide pas à augmenter la demande, elle ne fait
qu’intensifier l’effet de Fisher, augmentant la valeur réelle des dettes et
réduisant les dépenses des débiteurs.
Politiques monétaire et budgétaire
Que peut faire la politique économique pour éviter ou limiter la perte de
production induite par une crise de désendettement ? Notre modèle n’a
pas grand chose de nouveau à dire sur le front de la politique monétaire,
mais il apporte un éclairage neuf sur la politique budgétaire.
Sur la politique monétaire : comme le montrait Krugman (1998) [...], une
inflation anticipée est la solution « naturelle »à un choc de désendette-
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Figure 3 – Source : Eggertson & Krugman, loc. cit., AS=Offre agrégée, AD= Demande agrégée,
sticky=rigide
ment, au sens où c’est la manière dont l’économie parvient à atteindre
un taux d’intérêt naturel négatif en dépit de la borne inférieure nulle
sur les taux nominaux. Dans un monde de prix parfaitement flexibiles,
la déflation « marcherait »dans le contexte d’une trappe à liquidité, si
elle y parvient, uniquement en réduisant le niveau actuel des prix relativement au niveau anticipé des prix futurs, générant par là même une
inflation anticipée. Il est donc naturel, en de multiples sens, de penser
que la politique monétaire peut affronter un choc de désendettement en
provoquant directement l’augmentation nécessaire de l’inflation anticipée
—sans avoir à passer, d’abord, par la déflation. [...]
Là où notre modèle jette réellement une lumière nouvelle, c’est sur la politique budgétaire. C’est une proposition familière, quoiqu’étrangement
controversée même au sein de la communauté des macro-économistes,
qu’une hausse temporaire d’achat de biens et services par le gouvernement augmentera la production lorsque l’économie se trouve bloquée
sur la borne inférieure des taux nuls. [...] A rebours de l’opinion largement répandue, l’équivalence Ricardienne —qui veut que les consommateurs prennent en compte les futures levées d’impôts rendues nécessaires
par les dépenses actuelles—- n’invalide pas cette proposition. En fait, si
la hausse des dépenses budgétaires est limitée à la période où le taux
d’intérêt est au plancher, l’augmentation du revenu induite par celle des
dépenses publiques compense complètement l’augmentation future de la
fiscalité ; le multiplicateur des dépenses du gouvernement dans le modèle
simple que nous considérons ici.
Que nous apporte le fait de modéliser la trappe à liquidité comme le
résultat d’un choc de désendettement ? Tout d’abord, cela nous donne une
raison de voir la trappe à liquidité comme un phénomène temporaire, qui
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prend fin lorsque les dettes ont été payées. [...] Ceci explique, à son tour,
pourquoi davantage de dette publique peut être une solution au problème
posé par un excès de dette privée. L’objectif des dépenses budgétaires
est de soutenir la production et l’emploi tant que les bilans privés sont
assainis, et le gouvernement peut payer sa propre dette une fois que la
période de désendettement [privé] a cessé.
De surcroît, considérer le choc [qui plonge une économie dans la trappe]
est provoqué par le désendettement forcé suggère que la politique budgétaire, en réalité, aura un effet beaucoup plus puissant que ce qu’en disent
les modèles classiques — car l’équivalence Ricardienne, en fait, ne fonctionnera pas. L’essence du problème, c’est que les débiteurs font face à une
contrainte de liquidité, et sont contraints de rembourser leurs dettes ; cela
signifie, comme nous l’avons vu, que leurs dépenses dépendent marginalement de leur revenu courant, et non de leur revenu futur —ce qui veut
dire que quelque chose qui ressemble à une analyse en termes de bon
vieux multiplicateur Keynésien émerge de nouveau, même en présence
d’un comportement orienté vers le futur de la part des consommateurs.
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