Trois révolutions de la liberté. Angleterre, Amérique, France

Transcription

Trois révolutions de la liberté. Angleterre, Amérique, France
LIVRES
L I V R E S
Trois révolutions de la liberté.
Angleterre, Amérique, France
de Philippe Raynaud
Paris, PUF, coll. «Léviathan», 2009, 400 p., 35,00 €
par Stephen Launay*
Politique et civilité: les révolutions de Philippe Raynaud
A
VEC TROIS RÉVOLUTIONS DE LA LIBERTÉ.
Angleterre, Amérique, France, Philippe Raynaud
nous offre un beau florilège de textes qui témoigne
de ses préoccupations depuis au moins deux décennies. Ces
études forment un ensemble très cohérent, celui «d’une
histoire politique comparée des trois grandes révolutions
d’où est sorti le monde de la “démocratie libérale” ». Elles
visent aussi à conjurer «l’indifférence ou […] une ignorance vaguement hostile, sous l’effet de ce que l’on pourrait
appeler l’ethnocentrisme du présent, qui est malheureusement une tendance lourde de nos démocraties».
Y sont éclairés le projet nourri par chacune des révolutions,
leurs points communs et leurs traits spécifiques. Certes, ces trois moments sont particuliers,
mais ils dessinent ensemble les contours d’une civilisation transatlantique.
L’historien des idées politiques concentre son attention sur les interprétations les plus significatives de ces révolutions. Portant en lui une certaine philosophie de l’existence politique, il nous
donne une leçon de complexité, qui surgit des tensions intellectuelles et politiques traversant les
débats présentés.
L’ouvrage s’ouvre sur une étude de la pensée d’Edmund Burke, libéral conservateur britannique, pour se terminer par une réflexion sur les notes de voyage de Simone de Beauvoir, de
retour des États-Unis, en 1947.
Si «l’œuvre de Burke est très vite apparue comme la critique la plus profonde de la
Révolution», c’est à la fois parce que sa critique de 1789 et de ses principes était originale et
parce qu’elle allait profondément marquer les analyses ultérieures de l’héritage de la Révolution
française.
* Politiste, université de Paris-Est.
N° 42
101
histoire & liberté
Ainsi, à partir de cette étude de Burke, Raynaud montre l’importance de la tradition libérale, mais souligne aussi les limites des œuvres suscitées par la publication à partir de 1791, des
Réflexions sur la révolution de France.
Dans le cadre d’une polémique sur la Constitution anglaise et la portée de la Glorieuse
Révolution de 1688, la Révolution française pouvait influencer le devenir anglais. Pour Burke,
l’«abstraction» des idéaux des Lumières était un produit des illusions du constructivisme de la
raison révolutionnaire, c’est-à-dire de la volonté d’imposer une construction politique rationnelle sans craindre de heurter de front les habitudes et la mentalité léguées par les siècles. Alors
qu’en 1688 les Anglais avaient assumé la «continuité de l’histoire anglaise», les Français, eux,
s’engouffraient dans l’utopique édification d’une société politique prétendant articuler harmonieusement liberté et gouvernement, par une représentation adéquate du citoyen obéissant à la
loi qu’il s’est lui-même donnée.
Selon Burke, les «véritables droits de l’homme» (les libertés civiles) tiennent aux avantages
que la société civile offre à ses membres, et la liberté politique n’est pas universalisable
puisqu’elle dépend de chaque société considérée et de son histoire.
L’auteur des Trois révolutions de la liberté expose alors les caractéristiques spécifiques de
chaque tradition révolutionnaire. «La voie anglaise» est définie aussi bien par son mouvement
propre que par le regard extérieur porté sur elle. Les nuances terminologiques de la langue
anglaise, qui distingue Law et Right, sont révélatrices «des tensions internes constantes» de la
Common Law (le droit anglais) ainsi que de sa permanence, malgré la subversion que lui fait
subir Hobbes en affirmant la souveraineté du roi et son autorité dans la confection des lois.
Mais Locke s’oppose dans ses Deux Traités du gouvernement civil à cet absolutisme de
l’hobbesianisme. En réalité il ne parle pas exactement de contrat social mais de trust, lequel
«[…] désigne l’ensemble des facultés dont jouit une personne juridique sans en retirer d’avantages et sans être investie d’un pouvoir souverain»: le pouvoir politique, fondé sur un trust,
reste donc soumis à l’obligation de réaliser des fins qu’il ne détermine pas lui-même; mais,
dans la mesure où le peuple le délègue aux gouvernants, ces derniers ne sont pas de simples
exécutants de la volonté populaire. La conception lockéenne ne repose pas seulement sur l’idée
de la volonté souveraine: elle met aussi l’accent sur ce que Léon Duguit appellera plus tard « les
missions de “service public” des gouvernants».
« La voie anglaise» passe aussi par une évolution du sens des mots whig et tory et par l’établissement d’une distinction entre Country Party (pour les droits du Parlement ou de la nation)
et Court Party (parti de la Cour). Cette introduction des partis dans la vie politique est un fait
dont la signification pour le régime anglais et pour la liberté politique est prise en compte par
Hume puis par Montesquieu. La portée de cette innovation est placée dans un contexte
nouveau avec l’apparition de la République américaine, qui nous introduit de plain-pied dans
les problèmes de «la dynamique démocratique».
Cette «Révolution américaine» pose nombre de questions fondamentales concernant la
102
JUIN 2010
démocratie libérale en instaurant un «régime mixte» qui articule défense des droits individuels
et système représentatif (lequel comporte par définition un aspect aristocratique, celui du
pouvoir des meilleurs). Philippe Raynaud montre l’importance des textes rassemblés dans Le
Fédéraliste, textes issus des débats ayant entouré le processus de ratification de la Constitution
de Philadelphie de 1787. Pour résumer: les fédéralistes (ici: Hamilton, Jay et Madison) étaient
partisans d’un gouvernement énergique de l’Union, tandis que leurs adversaires, les anti-fédéralistes, voulaient préserver la suprématie du droit des États, dans une structure centrale faible.
L’auteur souligne «deux des questions les plus profondes de la théorie politique»: celle de l’articulation entre égalité (démocratie) et représentation (libéralisme), donc de la tension
constante entre souveraineté populaire et distance entre peuple et représentants; celle des
«limites que l’on doit assigner au jeu spontané des intérêts» (problème des factions ou partis),
qui suppose «un régime construit de manière délibérée et rationnelle».
Une réussite du système politique américain s’exprime dans son «patriotisme constitutionnel» qui combine fédéralisme (articulé aux factions d’intérêts et d’identités) et importance
du droit, avec le déploiement au XXe siècle des droits devenus opposables à tout droit, cette
« nouvelle utopie ». La culture de compromis se manifeste dans l’acceptation, par les
Fédéralistes victorieux, de l’intégration à la Constitution d’un Bill of Rights (Déclaration des
Droits) réclamé par les anti-fédéralistes.
La « Guerre de Sécession » donne lieu à de beaux développements qui montrent la
complexité de la situation américaine: les acteurs du conflit ne peuvent être rangés uniformément sous les catégories de «racistes» ou «esclavagistes», ou de «libérateurs» et «égalitaires»;
la nature de l’Union est en jeu dans cette guerre puisque est en jeu la place des États en son sein,
celle de la démocratie, donc les rapports entre liberté et égalité.
La troisième révolution du triptyque est française. Nous ne l’aborderons que rapidement, la
supposant plus connue. Une dilection particulière est manifestée par l’auteur pour Benjamin
Constant, sans doute parce que le plus moderne et le plus modéré des observateurs et possédant un sens aigu des limites de sa position.
Intervient là le point de vue du philosophe. L’inclination de notre auteur pour la civilité, l’urbanité ou la politesse comme conditions de renouvellement de la société démocratique n’est
sans doute pas sans rapport avec son approbation du «centrisme» de Benjamin Constant
(entre jacobins et royalistes), manifeste dans sa dernière formulation de la doctrine libérale.
En effet, Constant développe un individualisme radical posant «les droits individuels
comme un absolu qui, transcendant toute obligation sociale, ne peut être inclus dans la définition de l’association [politique] que par une limitation externe des compétences» de celle-ci, ce
qui aboutit à une relativisation de la souveraineté.
La délicatesse de cette position tient à équidistance des extrêmes porteurs d’une rechute
dans la violence révolutionnaire. Constant s’oppose à ces extrêmes en formulant des principes
«intermédiaires», ignorés aussi bien des jacobins que des royalistes (et de Burke).
N° 42
103
LIVRES
L I V R E S
histoire & liberté
Ces «principes intermédiaires» offrent un chemin viable à la stabilisation de la nouvelle
société et à la protection des droits individuels. La «Liberté des Anciens» (qui est le droit de
participer aux décisions politiques) trouve sa légitimité dans la Liberté des Modernes (celle de
vaquer aux affaires privées): la question du régime politique et celle de la citoyenneté ne sont
plus primordiales. Cette philosophie laisse «apparaître un reste irréductible, écrit Raynaud:
l’individu moderne semble avoir perdu la possibilité de s’identifier à un projet politique global
– et plus généralement la possibilité d’être pleinement chez lui dans le corps politique -, alors
même que l’inviolabilité de ses droits est fondée davantage sur une revendication subjective
que sur une exigence proprement politique». Il y a donc chez Constant «une insatisfaction et
une inquiétude irréductibles» face aux limites de l’émancipation individuelle que l’on retrouve
d’ailleurs chez Germaine de Staël, amie de Constant.
Cette même inquiétude court tout au long de ce livre: comment réconcilier la liberté et le
gouvernement, sans qu’aucun des deux n’outrepasse certaines limites, et comment faire en
sorte que l’individu puisse à la fois trouver sa place comme être de besoins et déployer raisonnablement l’expression de ses passions?
Une voie de conciliation est proposée dans le portrait de Benjamin Franklin: «homme de
bon sens» qui adapte les principes de la religion et de la morale à la recherche du bien-être par
l’honnête homme et qui, jusque dans «l’invention de la diplomatie américaine», «majore les
prétentions de la Raison contre la politique et la religion traditionnelles tout en obéissant aux
règles de la politesse[1] ».
En politique, cette double référence à la Raison et aux règles de la politesse a «le mérite singulier d’inventer le style de la diplomatie américaine, qui ne réussit jamais aussi bien que
lorsqu’elle sait combiner un certain idéalisme avec le réalisme dans l’usage de la force et dans la
compréhension des contraintes de la puissance.» Voilà qui promeut, dans l’ordre des mœurs,
une séduction pour «l’urbanité» ou la «politesse» françaises, produits de l’aristocratie, dont
Franklin fait un instrument politique «au service d’une grande cause libérale et généreuse»: la
guerre d’Indépendance américaine.
L’autre voie, offerte par Guizot, souligne «la faillibilité de la raison humaine» qui rend
nécessaire une rationalisation et une centralisation du pouvoir pour développer «la société
civile, sous la double figure de la liberté de conscience et de l’émancipation de l’économie». Ce
qui amène Guizot à insister sur l’organisation du pouvoir, à ignorer les divisions politiques et
sociales et, sur le substrat de la légitimité de tout gouvernement, à «confier le pouvoir aux plus
dignes et respecter la liberté des gouvernés. »
Il n’est pas certain qu’une de ces deux options satisfasse entièrement Philippe Raynaud, qui
refuse bien sûr les options socialistes, lesquelles déploient une potentialité inscrite dans les
droits de l’homme tout en risquant de les ruiner par la relativisation du droit.
1. Souligné par S.L.
104
JUIN 2010
On perçoit ce qui le séduit davantage dans des chapitres comme «Les femmes et la civilité:
aristocratie et passions révolutionnaires» et «Un Stendhal féminin?», où l’on trouve, au moins
en germe, l’écho d’une dialectique harmonieuse de l’amour et de l’amitié. Nous montre-t-il
ainsi un point aveugle des études politiques qui ne se risquent pas souvent sur ce plan de l’articulation délicate entre psychologie sociale et psychologie individuelle alors que cette articulation pourrait éclairer certaines apories de la pensée politique moderne? Des éléments de
réponse sont donnés dans les chapitres qui viennent d’être cités, où la modération de jugement
de Germaine de Staël et de Simone de Beauvoir renvoie, suppose reconnue la fragilité des
«modèles amoureux courtisans ou héroïques», qui combinent l’égalité dans la conversation
amoureuse et l’élitisme de la «liberté créatrice».
Le lecteur des Trois révolutions de la liberté ne peut dorénavant qu’espérer la suite de ce
roman philosophique de la modernité.
LIVRES
L I V R E S