Tijuana, une capitale du crime

Transcription

Tijuana, une capitale du crime
Tijuana, une capitale du crime ?
Représentations policières d’une scène criminelle
littéraire de prédilection
Anaïs Fabriol
Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle
I
l est des villes dont l’empreinte littéraire va au-delà du décor urbain. À travers
les représentations qu’elles engendrent, elles parviennent à symboliser bien
plus qu’une série de toponymes afférents à une diégèse. Ces villes, à défaut
d’être en elles-mêmes un personnage — car personnifier une ville tout le long d’un
texte de fiction est un fait relativement rare –, se conçoivent comme la somme
des histoires qui s’y sont créées, c’est-à-dire une série de récits parfois contradictoires. Toute tentative d’explicitation qui en découlerait serait plus proche d’un
processus de storytelling tel que le décrit Christian Salmon que d’un véritable
travail historique.
Tijuana est l’une de ces villes. Avec une connotation bien particulière : celle
d’être une cité criminelle accomplie. Pis, le Crime en personne pourrait l’avoir
fondée, si l’on en croit H. Yépez, l’un de ses plus récents décodeurs : « Tijuana odia
admitirlo, pero el crimen construyó a Tijuana » (Yépez, 2005 : 59). Toute représentation de Tijuana, que ce soit dans son histoire ou dans son existence actuelle,
devrait donc être liée à l’illégal ou au crapuleux.
L’histoire de la ville est certes explicite : l’essor de Tijuana, dans les années
1920, est lié à la loi Volstead états-unienne (1919), dite aussi loi de Prohibition,
sa situation géographique à l’immédiate frontière entre le Mexique et les ÉtatsUnis lui permettant de s’ouvrir à un tourisme éthylique de courte durée. La ville se
construit autour de plusieurs bastions de la mafia, dont le casino de Agua Caliente
(qui, de nos jours, a le statut de monument historique), affectant la constitution
sociale même de la ville, à un tel point que la fin de la Prohibition ne changera
guère l’état des choses. Tijuana demeure la ville où l’alcool de contrebande, la
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prostitution et la drogue sont les premières sources de revenu ; ce n’est que dans
les années 1980, où s’installent, en grand nombre, les manufactures nommées
maquiladoras, qu’elle perd une partie de son aura méphitique. Et encore… Il n’est
pas étonnant que Tijuana ait été le théâtre, en 1994, de l’assassinat du candidat
du PRI à la présidence de la République, ni qu’elle soit une plaque tournante du
trafic de drogue trans-américain. De plus, Tijuana semble être la ville où l’on ne
se cache pas d’être un criminel – comme nous le verrons plus loin dans plusieurs
textes –, contrairement à plusieurs autres villes mexicaines frontalières tout aussi
voire plus violentes, notamment Ciudad Juarez.
Sans la frontière – et la présence de la très wasp et très nice San Diego de
l’autre côté, l’une des principales bases navales des États-Unis –, sans la Loi
Volstead et ce qui s’en est ensuivi, elle serait restée une localité de seconde zone
de l’État de Basse-Californie, prise en tenaille entre Mexicali, la capitale administrative, et Ensenada, la ville la plus ancienne et la plus bourgeoise de l’État ; il faut
bien constater que la pègre, les casinos et tous les trafics liés au tourisme crapuleux (drogue, prostitution, paris, contrefaçon, etc.) lui ont permis une croissance
démographique dont seules ses voisines pouvaient rêver.
Cette histoire transparaît dans la représentation littéraire de la ville, du
début du xxe siècle à nos jours. Le Crime, sous quelque forme qu’il soit, semble
sous-tendre n’importe quel récit qui lui est consacré. Il serait donc convenu de
s’attendre, d’une part, à des structures de type policier et, d’autre part, à une
constitution de mythes crapuleux, à la construction d’une sorte de Parnasse du
Crime, engendré par la ville.
Pour ce qui est de ce dernier, il est impossible d’être déçu. L’un des premiers
textes mettant vraiment en scène l’univers criminel de Tijuana, Tijuana In (De La
Roca, 1933), décrit de la sorte sa protagoniste éponyme :
[Se contaban] episodios de sus correrías con los «bootleggers» y bandidos, de donde se
le había aplicado el simbólico nombre «Tijuana In». Se le achacaba ser jefe de una banda
de contrabandistas. Se narraban sus aventuras temerarias, sus astucias ingeniosas para
burlar a los agentes de la «Dry Law». Se decía que nunca más podría entrar a los Estados
Unidos, pues para vengar viejos agravios había seducido a un famoso «racketeer», a quien
durante un paseo en auto apuñaleó como a un cerdo, arrojando el cadáver a una barranca
del camino. Y que si osaba pasar al «otro lado» la policía americana la hospedaría galantemente en «San Quintín», de cuyo famoso hotel se había largado en forma rocambolesca,
después de liquidar a un guardia y sin pagar la cuentecita de treinta años de la que era
deudora. Hasta se añadía que hubo una fricción diplomática porque las autoridades de
México no concedieron su extradición. (De la Roca, 1933)
La description du narrateur omniscient est donc sans équivoque : Tijuana In
est loin d’être une blanche colombe. Outre quelques meurtres – relativement violents – à son actif, elle aurait aussi trafiqué de l’alcool, été contrebandière, et
– ce que le passage cité ne nous apprend pas – aurait un rôle actif dans ce qui
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concerne les jeux d’argent sur la frontière. Le seul fait qu’elle porte le nom de la
ville semble construire son identité criminelle ; elle porte en quelque sorte le nom
de son terrain de chasse et fortin et elle est persona non grata ailleurs. Toutes les
qualités de Tijuana In sont, du reste, orientées vers des activités criminelles : sa
témérité, son astuce, son ingéniosité, son pouvoir de séduction même sont au service de sa carrière de contrebandière et de meurtrière. Une criminelle et, de plus,
d’envergure, puisque le Mexique refuse de l’extrader vers les États-Unis.
Au-delà du simple portrait d’un personnage féminin fort proche de la femme
fatale (un homme la voyant n’hésitera pas à dire qu’elle est de celles à qui l’on
peut dire « mi vida por un beso »), deux concepts peuvent renvoyer symboliquement à la ville dont elle est issue : le fait qu’elle se constitue dans un entre-deux
frontalier, avec l’appui (délictueux, il est vrai) des gangsters états-uniens d’une
part et, de l’autre, que son histoire se construise exclusivement sur la base de
rumeurs et de on-dit, le « se le… » du texte se faisant le transmetteur de l’opinion
publique, sans que l’on sache exactement quel crédit apporter à ces affirmations.
De même que la ville, Tijuana In existe en grande partie en tant que somme de
récits mythiques, tous liés au Crime, ou du moins à la violation d’une Loi.
Tijuana In, si l’on en croit la rumeur, est donc celle qui séduit, entraîne dans
des activités délictueuses, et finit par tuer. Son profil à la Carmen est renforcé par
les apparences de gitana que lui donne le narrateur. Qu’en est-il de son double
réel, la ville ?
Il semblerait qu’elle soit, par essence, tout aussi crapuleuse que son homonyme
la femme-gangster. Et cette image, plusieurs prosateurs la partagent, qu’ils soient
états-uniens ou mexicains. En 1953, Raymond Chandler met les mots suivants
dans la bouche de Philip Marlowe, son détective venu quelques heures à Tijuana
le temps d’escamoter un homme poursuivi pour le meurtre de sa riche épouse :
Le chemin du retour de Tijuana [à Los Angeles] est long et c’est l’un des plus ennuyeux de
l’État. Tijuana n’est rien ; tout ce qu’ils veulent, c’est le fric. Le gamin qui tourne autour
de votre voiture, vous regarde avec ses grands yeux quémandeurs et dit « un dime, s’il
vous plaît, monsieur », va essayer de vous vendre sa sœur à la phrase suivante. Tijuana
n’est pas le Mexique. Aucune ville de frontière n’est autre chose qu’une ville de frontière 1.
(Chandler, 1992 [1954] : 36)
Si l’on n’est pas exactement dans des activités criminelles de l’acabit de celles
de Tijuana In, en revanche, force est de constater que la définition de la ville par
un Californien n’est guère plus reluisante : la ville serait mue uniquement par
l’appât du gain, et prête à tout pour plumer le touriste, de la mendicité la moins
1 « It’s a long drag back from Tijuana [to L.A.] and one of the dullest drives in the State. Tijuana is
n­ othing; all they want there is the buck. The kid who sidles over your car and looks at you with big
wistful eyes and says “one dime, please, mister” will try to sell you his sister on the next sentence.
Tijuana is not Mexico. No border town is anything than a border town […] ».
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problématique au proxénétisme (familial, certes) ; en passant par tout le non-dit
du passage, à savoir qu’il s’agit d’un endroit où l’on peut très facilement faire
disparaître un criminel recherché par la justice états-unienne, celle-là même qui
aimerait bien attraper enfin Tijuana In, par ailleurs.
Chose intéressante, Chandler, non sans une certaine ironie, définit la ville en
négatif : « n’est rien », « n’est pas le Mexique » et, lorsqu’il y a affirmation, elle est
tautologique (« aucune ville de frontière n’est autre chose qu’une ville de frontière »). Cette définition en creux ne peut que renforcer l’impression d’une ville
vampire, tapie derrière la ligne internationale et prête à se repaître de tout l’argent qu’on pourra lui apporter. Tout y est perverti : dans la seule phrase mettant
en scène un habitant de la ville, le narrateur évoque une sorte de pícaro vivant de
la charité publique, mais également prêt à se proclamer maquereau si le client est
preneur. Les enfants « aux grands yeux quémandeurs » sont déjà des criminels en
herbe ; leurs sœurs, des putains, et tous à l’affût du « buck » que pourra bien lâcher
le touriste de passage (qui ne descend même pas de sa voiture).
S’il s’agit d’un récit ironique et cruel – et Chandler n’est pas beaucoup plus
tendre avec les grandes mégapoles californiennes que sont Los Angeles et San
Francisco –, il ne se pose pas moins dans la continuité de l’image que proposait De
La Roca dans Tijuana In, celle d’un endroit perverti à la racine. Et la transcription
dans les imaginaires de la littérature frontalière de Basse-Californie a plus ou
moins suivi, dans l’actualité, la même route. Avec des apparences peut-être trompeuses : le protagoniste de Malasuerte en Tijuana (H. Peña, 2009) déclare en arrivant : « la ciudad [le] parecía amable, a pesar de su fama » (Peña, 2009 : 66). Mais
cette paix n’est là qu’en opposition avec les tierras bravas de Sinaloa et surtout
en prélude à une intrigue tout ce qu’il y a de plus policière. Et G. Trujillo Muñoz,
dans la nouvelle « Tijuana City Blues », fait dire à Morgado, son protagoniste, qu’à
Tijuana « es visible el dinero [negro] que circula: en edificios, en ofertas turísticas,
en vicios y servicios » (Trujillo Muñoz, 1996 : 40) ; non seulement le Crime a fondé
la ville, mais en plus il est visible dans toutes les structures existantes : infrastructures, superstructures, ce que l’on appelle vulgairement « services à la personne »
et autres relations humaines. Plus que dans n’importe quelle autre ville de l’État
(Morgado établit juste avant le parallèle avec Mexicali, où cet argent-là ne serait
pas visible), du Mexique (il comparera Tijuana et Mexico D.F. juste après) ou même
du monde (pour son comparse Harry Dávalos de la DEA, « Tijuana […] es el primer
experimento de este tipo, junto con Shanghai y Marsella ») (Trujillo Muñoz, 1996 :
48), l’argent du Crime circule, travaille, construit.
Mais il n’y a pas que l’argent qui, dans la construction de la ville, ait marqué de
son sceau criminel le devenir de l’urbs tijuanensis. L’inconscient de Tijuana semble
également fortement influencé, si l’on en croit Yépez :
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No es accidente que el santo no-oficial de Tijuana sea un soldado que en 1938 fue encarcelado por violar a una niña de ocho años.
Después de haber sido asesinado por las autoridades para detener los motines de la grey
que exigía lincharlo, otro segmento de la población estaba convencido que Juan Soldado
era inocente. Un chivo expiatorio. Ahora milagros empiezan a serle atribuidos […] [como]
conseguir la green card […], el exitoso cruce ilegal o la nacionalidad estadounidense.
Tijuana odia admitirlo pero el crimen construyó a Tijuana.
No es accidente que uno de sus presidentes municipales de principios de siglo XXI sea el
propietario del Hipódromo de Agua Caliente; el mismo individuo que se presume el autor
intelectual del asesinato del [periodista] Gato Félix, el mismo hombre que ha estado en
prisión bajo cargos de contrabando. (Yépez, 2005 : 58-59)
Le panthéon de Tijuana semble être tenu par de bien étranges piliers, en tout
cas solidement ancrés dans le récit criminel. Le saint patron de la ville (même s’il
n’est pas reconnu par l’Église catholique, et pour cause !) est tout sauf un personnage martyrisé pour une cause juste : suspecté de crime sexuel, exécuté sur
la demande d’une foule soudain touchée par un éclair de respectabilité (ce qui, à
Tijuana, est chose curieuse), il devient aussitôt une sorte de saint accomplissant
des miracles purement frontaliers, et qui, s’ils ne sont plus criminels, n’en restent
pas moins en partie illégaux – comme une traversée sans papiers de la frontière.
Quant au premier maire du xxie siècle, dont il est question ensuite 2, son curriculum est presque similaire à celui de Tijuana In : contrebande, trafic de drogue,
meurtres divers et variés, implication dans les jeux d’argent. D’ailleurs, comme
dans son cas à elle, certains soupçons ne sont pas prouvés (le meurtre du journaliste du journal Zeta, El Gato Félix), d’autres le sont tout à fait (il a été emprisonné
après avoir été reconnu coupable de contrebande et possède effectivement le
célèbre casino de Agua Caliente, que d’aucuns considèrent comme le monument
historique de Tijuana par antonomase). Son arrivée au pouvoir semble ne rien
devoir au népotisme ou à la corruption, si l’on en croit encore Yépez : « la mitad
de los votantes lo eligieron, y el día que ganó salieron a inundar las calles, celebrando la victoria de su mega-pandilla » (Yépez, 2005 : 59). Ce maire-gangster,
élu à la majorité absolue, semble représenter la démocratie la plus absurde, la plus
criminelle, celle où, en quelque sorte, si le crime construit les maisons, les lieux
communautaires, les relations humaines – en résumé, les infra et les superstructures –, il peut aussi amener ses hommes au pouvoir. Ceux qui ont voté pour lui,
les habitants de la ville, ne sont plus des citoyens ou des électeurs, mais bien des
voyous membres d’une mega-pandilla.
2 Il s’agit de Jorge Hank Rohn, maire de Tijuana de 2002 à 2006, connu pour ses implications dans le
cartel du Golfe, élu sous la bannière du PRI (dans un État traditionnellement tenu par le PAN). Ne
pouvant pas être réélu maire en vertu de la loi électorale mexicaine, il a ensuite tenté de devenir gouverneur de la Basse-Californie, mais a été vaincu par le candidat du PAN.
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Comme dans toute ville où la pègre joue un rôle prédominant, le rapport à
l’information y est également biaisé. La figure du journaliste, s’opposant au récit
héroïque du fait criminel (à travers notamment les narco-corridos), transparaît çà
et là : à travers les représentations du meurtre du Gato Félix, entre autres, fondateur du Semanario Zeta (la mise en perspective qui apparaît dans A.B.U.R.T.O est
hautement ironique), ou dans un processus plus large, fondant la diégèse, comme
c’est le cas dans Tijuana, Crimen y olvido de L.H. Crosthwaite (2010). Dans ce
dernier roman, la lutte de deux journalistes contre le crime pourrait s’apparenter
à un combat contre des moulins à vent : l’ennemi est omniprésent, protéiforme,
dangereux, et surtout fait montre dès le début de son invincibilité. Mettre en
scène une tentative de relater le crime à Tijuana semblerait être faire le constat
d’un long échec : on peut le constater, mais non en chercher les responsables de
manière tangible. Le Crime formate son propre récit.
À ce point de notre exposé, il conviendrait de nous demander ce que le Crime
n’a pas construit à Tijuana. La réponse semble impossible à documenter ; n’importe quel texte littéraire sur la ville met en perspective au mieux des actes crapuleux, au pire des meurtres sanglants. Et comme le dit l’historien Leobardo Saravia
Quiroz, l’un des spécialistes de l’histoire de la ville, mis en scène par G. Trujillo
Muñoz dans « Tijuana City Blues », la véritable histoire de ces activités criminelles
n’est pas toujours celle qui se raconte :
En Tijuana, los asaltos, las vendettas, los ajustes de cuentas, los crímenes sórdidos, pasionales o corporativos, siempre han estado a la orden del día. No son cosa de ayer. Desde que
se fundó ese rancho que tanto queremos así ha ocurrido. Pero claro, usted 3 sabe, hay de
crímenes a crímenes. Los que salen a la luz pública tal como fueron y los que nunca salen
pero todo el mundo se entera y comenta. ¿Me sigue? (Trujillo Muñoz, 1998 : 34)
Morgado, l’enquêteur de « Tijuana City Blues », est venu à la recherche d’un
États-Unien disparu depuis les années 1960, disparition liée au narcotrafic (du
moins, c’est ce qu’il suppute) et ayant eu lieu lors d’une tuerie dans un célèbre
bar de la Revo 4, « El Tecolote ». Il retrouvera le susdit bien caché à San Diego…
vivant tranquillement sa retraite de trafiquant, et ne regrettant pas l’influence que
Tijuana a pu avoir sur lui, s’étant enrichi en prison. L’affaire de « El Tecolote » restera, donc, à la fin de la nouvelle, plus ou moins irrésolue. Seulement, la construction du récit est passablement intéressante sur ce point, cet excipit s’ouvre tout
grand sur un nouveau Crime, le Crime que Tijuana semblait couver depuis des
décennies et qui, à la veille du xxie siècle, va accroître son empreinte criminelle
au-delà de la simple frontière Basse-Californie/Californie :
3 Morgado.
4 Avenida Revolución : rue où se trouvent tous les bars les plus célèbres de Tijuana et où, partant, ont
lieu de nombreux règlements de comptes.
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–¿A dónde amigo?- preguntó […] el taxista del hotel.
–Al aeropuerto– fue la respuesta de Morgado.
Apenas habían avanzado unas cuadras cuando escucharon unas sirenas. […]
–Algún pleito de cholos. A cada rato pasa. Estas colonias de para acá son bien braveras. O
la gira del candidato. Vaya usted a saber.
[…]
El escándalo de los autos policiales iba en aumento. Morgado contempló de nuevo el
lomerío: eran las 5:15 de la tarde. Un día de primavera en Tijuana.
–¿En dónde estamos?– preguntó Morgado […].
–¿En dónde quiere que estemos?– le contestó el taxista […]. En el culo del mundo, en el
fundillo de América. Ahí estamos, y allí nos vamos a quedar. (Trujillo Muñoz, 1996 : 61-62)
Trujillo Muñoz évoque le meurtre du candidat à la présidence de la République
Colosio, dans la banlieue (pour ne pas dire le bidonville) très bravera de Lomas
Taurinas, le 23 mars 1994, à cinq heures de l’après-midi, mais il est intéressant
de voir qu’il procède par allusions, sans jamais le nommer réellement. De plus,
le fait qu’il mette en scène cet événement à la toute fin de la nouvelle, avec un
Morgado hors-jeu, coincé dans un taxi, en route vers l’aéroport, et non pas comme
la moitié du pays, devant son téléviseur en train d’assister en direct au magnicide,
montre bien que, comme le disait Leobardo Saravia Quiroz, « hay de crímenes a
crímenes » à Tijuana, et qu’on ne peut se focaliser sur tous. Cependant, le meurtre
du candidat à la présidentielle Colosio dépasse la seule ville de Tijuana, puisque
la victime est un politicien d’envergure nationale. Même s’il n’est pas l’objectif du
récit de Trujillo Muñoz, son empreinte est telle qu’il doit apparaître de manière
périphérique, à la façon d’une conclusion cynique et désabusée. Et la nouvelle, qui
avait commencé sur une disparition crapuleuse et ancienne, à Mexico, se clôt sur
un meurtre que Morgado, bien sûr, ne cherchera pas à résoudre – loin s’en faut. On
pourrait presque dire que Tijuana est si criminelle qu’elle change même la structure des romans policiers : le crime doit y être représenté constamment, parce
qu’il est ce qui la fonde, et partant ne pas se contenter d’être l’unique moteur de
l’action.
Trujillo Muñoz ne fait qu’effleurer le magnicide de 1994 car son propos est
ailleurs. Ce qui n’est pas le cas dans A.B.U.R.T.O de Yépez, ouvrage (fausse biographie, faux polar et sorte de somme de tout le storytelling que l’affaire a engendré) retraçant les pas de l’assassin Aburto, à travers l’image qu’en ont donné les
médias et des rumeurs publiques. Le susdit Mario Aburto, originaire de l’État de
Michoacán, ouvrier de maquiladora, aurait commis ce meurtre encouragé par ses
tendances anarchistes (version officielle de la police et des médias) ou payé par
Carlos Salinas, le président sortant (version officieuse circulant parmi l’opinion
publique). Mais pour Yépez, après avoir exposé les différentes versions (les deux
versions d’Aburto), la raison la plus évidente est celle qu’il expose dans le dernier
chapitre du roman : « para despertarlos de su extrañeza, Tijuana sopló la orden
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al oído de ambo: Hazlo » (Yépez, 2005, 219) Tijuana est donc bien l’instigatrice
méphitique de son meurtre le plus célèbre ; elle a juste attiré à elle l’exécutant ad
hoc, issu d’une lignée d’Aburtos, race de tueurs :
[…] Matar gente real se puede sólo a veces. Matar gente en la mente, en cambio, todito
el tiempo.
Cuando un Aburto camina por la calle, hay que saber algo: todos los que están a su alrededor están muertos. Por eso nadie los quiere en este pueblucho michoacano.
No hay mexicano que no sea así. […] La furia de los Aburtos es aún mayor. El último
hombre vivo en el mundo, el último, un Aburto. (Yépez, 2005, 42)
Mais ce n’est certes pas à Michoacán, que Yépez définit cependant comme
terre de trafics et culera, que Mario Aburto va pouvoir se révéler comme tueur ;
dès son arrivée, il lance à son frère qu’il sera celui qui porte vraiment leur nom,
le rifador (gagnant) de toute la ville « a Tijuana yo le hacía falta. Desde aquí va a
comenzar todo, porque sin mí Tijuana nunca sería lo que tendría que ser. […] Te lo
advierto, pinche Tijuana, yo soy el verdadero Aburto. » (ibid. : 40).
Une rencontre, donc, et passablement aliénante, puisque celle qui est aux
commandes, on s’en doute, c’est la ville :
Tijuana empieza y termina con un ajuste de cuentas, ¿comprendes? […] En Tijuana de
volada te vuelves lo peorcito.
[…] La ciudad ejecuta; es una balacera siempre en espera a la menor excusa. Debido a esa
avidez de clímax, quien llega, apenas pisa, ya sabe que acaba de arribar a una ciudad que
puede desaparecer en cualquier momento. […]
Los primeros días que Aburto caminó en estas calles se sintió, automáticamente, como
parte del proyecto. Agarra la onda, Tijuana no es una ciudad. Tijuana es un complot.
Tijuana es una amenaza. (Yépez, 2005 : 131-132)
Ainsi, même si Carlos Salinas a commandité le meurtre de Colosio, même si
Mario Aburto était un maquiloco illuminé, la vraie responsable du magnicide,
c’est la ville de Tijuana. Et c’est sans doute la raison de l’expression – forgée et
employée à plusieurs reprises par Yépez – « Aburto estaba tijuaneado » – c’est-àdire quelque chose d’encore plus criminel qu’un simple tueur (ce qu’il aurait été
s’il était resté à Michoacán), une sorte de valeur criminelle absolue, chose qui
n’est possible qu’à Tijuana – et non à Marseille ou à Shanghai, comme le présupposait Harry Dávalos, l’enquêteur de la DEA.
Si les textes analysés appartiennent à une période et à des courants différents,
force est de constater qu’il existe une vision continue de la ville, entité se perpétuant constamment dans des formes de criminalité diverses. Et chose encore plus
frappante, qu’aucun des personnages des textes analysés – sauf peut-être Tijuana
In, et la chose n’est pas tout à fait certaine – n’en est natif. Tous sont soit des
oiseaux de passage, soit des êtres attirés et pris au piège par la cité. Et s’ils y ont
été pris au piège, c’est bien entendu dans une action à visées criminelles ; quant
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aux oiseaux de passage, tels que Marlowe ou Morgado, ils viennent soit pour dissimuler le responsable d’une affaire criminelle s’étant jouée ailleurs, soit pour l’y
chercher. Écrire sur Tijuana, quel que soit le genre de ce que l’on écrit, c’est mettre
en scène, en perspective ou en interrogation le Crime ; nous serions donc tentés
de parler d’une sorte de maniérisme criminel, maniérisme engendré par Tijuana In
et encore bien vivace – il est probable que A.B.U.R.T.O. soit suivi d’une postérité
tout aussi criminelle. Mais c’est également écrire sur des crimes individuels, certes
liés à la mafia ou au politique, mais toujours œuvre d’êtres isolés dans l’immensité
déshumanisée de la ville. Les histoires de gangs de cholos (les voyous) prennent
mal sur le terreau narratif de Tijuana. Seul reste le rapport entre le Crime, la ville
et le personnage. Et l’instigatrice est toujours la ville.
Bibliographie
Chandler, Raymond, 1992 [1954], The long goodbye, Los Angeles, Vintage Books (22e éd).
Crosthwaite, Luis Humberto, 2010, Tijuana, Crimen y Olvido, México, Tusquets.
De la Roca, Hernán, 1933, Tijuana In, Mexico, Editorial cultura.
Peña, Hilario, 2009, Malasuerte en Tijuana, Mexico, Random House Mondadori.
Salmon, Christian, 2007, Storytelling, Paris, La Découverte.
Trujillo Muñoz, Gabriel, 1996, Tijuana City Blues, México, Sansores y Fernández. Yépez, Heriberto, 2005, A.B.U.R.T.O, México, Random House Mondadori.
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