Clément Courteau - Concours Philosopher

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Clément Courteau - Concours Philosopher
Nestlé Clim
Soulèvements déficitaires
1995 mots
« J'aurais bien voulu vivre en doux ermite,
Vivre d'un radis et de l'eau qui court,
Mais l'art est si long et le temps si court!
Je rêve, poignards, poisons, dynamite »1
Charles Cros, Indignation
Lourds d'un passé immémorial, les remparts de la cité se dressent au loin, puissance et stabilité du
monde tel qu'il est, qu'il a été et qui vient. La silhouette souple du héros au “courroux fatal,” 2 s'élève
lentement pour à mener la guerre de la liberté. Il se dirige, résolu, vers les murs de la ville. Au gré du
long voyage les environs se transforment et, posant ses yeux enfin sur la ville emblématique contre
laquelle pouvaient se concentrer les forces du possible alors qu'il n'y avait qu'un choix, très simple:
prendre Troie, ou la défendre, il est foudroyé de ce qu'il n'en reste que des ruines. Achille2010, héros
devenu aveugle, erre nu parmi les décombres. Il marche vite, à la recherche de la blessure qui
l'inscrirait au panthéon des immortels. Alors que le fracas se fait attendre, son pas précipité gagne en
frénésie désespérée. C'est qu'on intercède en sa faveur. Un protecteur s'affaire à déblayer son chemin.
Garantissant la sécurité de sa course folle, il conjure dans le fictionnel sa démarche vers l'utopie. La
ville alors se change en scène, les guerriers en danseurs. Pour écarter les tables et les chaises de leur
chemin, celui qui nous souhaite de bon coeur l'indignation, Stéphane Hessel.
Dans la vitrine étincelante des causes humanitaires, on nous invite à choisir selon nos goûts les motifs
d'une indignation prêt-à-porter. Les “droits de l'homme” 3 ou “l'état de la planète”4... Cela ne vous
convient pas? Aucun problème, j'ai ici un morceau très chic, “l'immense écart entre les très riches et les
1
2
3
4
Cros, Charles. Oeuvres complètes, p.335
Homère. Iliade, p.9
Hessel, Stéphane. Indignez-vous!, p.8
Ibid.
très pauvres,”5 qui vous sied à merveille. Vous ferez sensation. On nous engage ainsi vêtus le long de
quelque chemin balisé vers les navettes qui nous conduisent d'une étape l'autre sur le trajet de
l'altermondialisme. Car il en est aujourd'hui de la colère comme dun voyage: rien n'est laissé au hasard
et chaque escale, hôtel ou restaurant figure le long d'un itinéraire finement peaufiné, espace de
contestation pré-authorisé s'assurant que le tout “progresse étape par étape [...] et au bout, l'homme
ayant atteint sa liberté complète, nous avons l'État démocratique dans sa forme idéale.” 6 Resort
manifestif inscrit dans le vaste circuit touristique de l'histoire hégélienne, le libre jeu des indignations se
déploie au soleil des Droits de l'homme comme réalisation d'un “panthéisme à travers lequel le mal,
l'erreur et la souffrance ne constituent pas autant d'arguments contre la divinité” 7 et sanctionne la raison
de quiconque s'adonne à gouverner.
Lasse de ces plages en circuit fermé serties, la jeunesse de tous les pays se lance à l'automne 2011 dans
un vaste mouvement des occupations, vécu sous le signe de l'aventure et de la spontanéité. Place du
Peuple, Montréal, on érige un campement qui sera le théâtre de la vie politique locale du mouvement.
Dans la foulée de l'action, un second manifeste est né où le mouvement des 99% réclame en “une liste
non-exhaustive”8 la fin des inégalités et du pouvoir de la finance, de la privatisation et de la
discrimination, de la violence policière, de la désinformation, des pratiques polluantes... et seul pourra
renverser la vapeur celui qui jamais ne sera vaincu : le peuple, uni.
Cette union est la communauté de la révolte telle que la décrit Camus, celle qui “tire l'individu de sa
solitude [en] un lieu commun qui fonde pour tous les hommes la première valeur.” 9 Le mouvement des
99%, son nom l'indique, se veut un énorme cogito des temps modernes: “je me révolte, donc nous
5
6
7
8
9
Ibid.
Ibid, p.5
Nietzsche, Friedrich. La Volonté de puissance, p.223
Anonyme. Le Manifeste
Camus, Albert. Essais, p.432
sommes.”10 Toutefois, qu'est-ce qu'un homme indigné? C'est un homme qui dit non. Mais contrairement
au révolté qui “s'il refuse, ne renonce pas [et] dit oui, dès son premier mouvement,” 11 l'indigné ne
concilie pas les contraires. Le Manifeste assemble différentes causes autour d'un mouvement sans
entretenir la tension nécessaire à leur cohésion: on n'ébauche ni programme ni stratégie pour surpasser
la somme de ces parties. Le trait unissant les 99% est la rature de l'ordre social dominant, sans qu'il
s'accompagne d'une correction de l'épreuve. “D'autres qu'eux peuvent agir,” 12 se dit-on alors dans les
cercles du pouvoir, prêts déjà à tout confisquer. Ce manifeste des indignés devenu testament, ne sera
suivi d'aucun héritage.
Car devant la scène où ils tournent en rond dans la nuit sans être dévorés par le feu, sont assis les
acteurs de l'élite économique. Ils suivent de près le spectacle. Ils voient en eux “ces canaris que les
mineurs du XIXe siècle emportaient avec eux dans les mines pour les alerter si un gaz toxique venait à
s’échapper.”13 Les observant s’asphyxier, ils lisent dans la danse de leurs dernières convlusions “un
signal d'alarme,”14 l’augure de troubles à venir. C'est ainsi que Marc Carney, gouverneur de la Banque
du Canada, d'accord en cela avec le président des États-Unis, peut dire de ce mouvement qu'il est “très
constructif.”15 Déjà ils s'affairent à dessiner les catégories juridiques et culturelles d'un nouvel esprit du
postmodernisme, conservant sous le couvert d'une adaptation de surface aux doléances des indignés les
rapports sociaux de domination qui en sont à l'origine. En témoigne François Rebello, qui souhaite que
“l'indignation se traduise en législation.”16
10
11
12
13
14
15
16
Ibid.
Ibid.
Beaulieu, Carole. L'Ami des campeurs, p.3
Ibid.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
L'indigné, du négatif qu'il a voulu incarner se mute inconsciemment en positif: vecteur de validation et
d'amélioration de l'ordre social dominant. Devenu un laboratoire de recherche et développement pour
les classes supérieures, il découvre d'ailleurs trop tard que cette chorégraphie à laquelle il prend part n'a
été mise en scène que pour l'observer, Hessel ayant conçu Indignez-vous! comme observatoire de sa
psyché... “il faut écouter les gens, savoir ce qui les indigne, comprendre sur quoi on peut travailler.”17
L'année suivante voit la reprise des hostilités: la danse cette fois est menée de milliers d'indignés et la
scène s'élargit à la ville entière. Très tôt, la grève étudiante surprend par son déroulement atypique.
Après plus d'un mois de débrayage la lutte se trouve ne plus du tout correspondre au schéma
traditionnel selon lequel le gouvernement résout le conflit par une entente à rabais. Les indignés,
captifs de manifestations interminables repliées sur elles-mêmes dans la redondance des rues de
Montréal, constatent l'impasse. Mais à défaut d'élaborer des perspectives concrètes pour faire de ce
mouvement une grève générale illimitée victorieuse on multiplie les pétitions de principe: début mars
l'AFESH vote de poursuivre la grève jusqu'à un retour aux frais de 2007. Le 21, AGECVM vote la
reconduction jusqu'à la gratuité scolaire. Ce repli dans l'offensive illusoire enferme le mouvement,
aveugle de radicalité onirique, dans sa marche forcée bien loin des remparts de Troie ou de la Place du
Peuple, parmi le planning urbain nord-américain du Quartier des Spectacles jusqu'à ce qu'il “se
retrouve, hébété, stupéfait, au milieu d'un désordre comparable à celui de l'enfance.”18
Cocteau associe dans De la frivolité l'indigné au fantasque qui, “incapable d'originalité, s'en trouve une
dans les ennuis qu'il vous cause par le manque de lien entre ses actes. Il veut étonner. Il dérange. Il se
croit une merveille. Il ne bouge aucun des pions qui mènent un jeu. Ce sont les heures, les lieux, les
conventions qu'il maltraite, sans jamais rompre la ligne au bénéfice d'une autre.” 19 Dandy de la
17 Hessel, Stéphane. “Aubry serait ma candidate préférée”
18 Cocteau, Jean. La Difficulté d'être,
p.119
19 Ibid, p. 120
protestation, le maximalisme qu'il adopte en réaction au manque de direction de la lutte le consacre
comme être “oppositionnel [qui] ne se maintient que dans le refus.” 20 Sans égards pour le oui de
Camus, il brandit son opposition comme un étendard et en fait une posture esthétique. “Sa vocation est
dans la singularité, son perfectionnement dans la surenchère.”21 Cette surenchère de la radicalité
contraint l'indigné, entre Brummel et Blanqui, à “jouer son rôle dans le vide, jusqu'à ce vide définitif
[d'un squat] où il meurt en se faisant annoncer tous les grands noms [révolutionnaires].”22
Le libre marché de la colère et son économie mondialisée laissent au petit producteur que constitue
l'indigné nord-américain bien peu d'espace où s'inscrire de façon compétitive. Le mouvement des
occupations comme le Printemps Érable ont leur origine dans des révoltes du Moyen-Orient,
compétition internationale qui dévalue d'autant sa colère au niveau local. D'autre part, il demeure
précaire face aux puissances financières que constituent les partis d'opposition, “que l'on doit voir
comme des banques de rage.”23 Alors que les associations étudiantes radicales s'affairent à
l'augmentation de leur pouvoir d'achat par un investissement massif dans le romantisme maximaliste,
ils laissent à ceux que Sloterdijk appelle les “entrepreneurs de la colère” 24 pour placer leurs capitaux
dans les domaines sûrs de l'économie sociale et de la social-démocratie. Le revenu stable qu'ils en
touchent sera bientôt décuplé par l'éclatement prévisible de la bulle spéculative que constitue la grève
étudiante et la ruine subséquente des indignés. Ils n'auront alors d'autre choix que de vendre leur force
de révolte à ceux qui contrôlent désormais les seuls moyens de la concrétiser. C'est ainsi que Sean
Mallory, dynamiteur révolutionnaire vétéran de l'IRA constate sa faillite personnelle: “When I started
using dynamite I believed in many things. All of it. Finally, I believe only in dynamite.”25
20
21
22
23
24
25
Camus, Albert. Essais, p.462
Ibid, p. 462
Cocteau, Jean. La Difficulté d'être,
p.121
Sloterdijk, Peter. Colère et temps, p.59
Ibid, p.65
Ibid.
La réduction aux moyens et le fétichisme de la violence sont le prolongement dans la pratique du
fétichisme de l'affect, selon lequel toute entreprise émancipatoire “ne sera jamais assez naturelle, [...]
doit être involontaire, pure immédiateté de sentiment”. 26 En érigeant l'indignation au rang de liberté
souveraine au milieu du non-libre, il la condamne à l'éphéméralité du spontané. Dépourvu d'institution
qui lui appartienne en propre, l'indigné ne peut faire accéder son sentiment à la durée. Charles Cros en
a fait l'apprentissage sévère quand, après avoir rêvé “poignards, poisons, dynamite,” 27 avoir “tout dit,
joué du feu de l'air, de la lyre,” 28 il conclut son exploration de l'Indignation par le constat “que l'on ne
peut pas, sans beaucoup d'argent / Contre tant de culs, user tant de bottes.”29
La question des moyens est essentielle à la dialectique de la révolte, qui pour sauvegarder son moment
négatif tout en l'inscrivant dans une continuité doit “être capable de ne pas laisser dépérir l'immédiateté
sous la pression opiniâtre de la médiation.”30 À travers l'économie planifiée de la colère permise par la
mise en place de conseils indignés organisés sur leur propre base, institution garantissant la continuité
par laquelle elle peut s'inscrire dans l'histoire, la révolte se médiatise elle-même, “devient contrepression opiniâtre.”31 Ainsi les indignés, héros composites ayant retrouvé les remparts de la Cité où doit
se livrer le combat du possible contre le donné, s'émancipent de la tutelle de tous les protecteurs. Il
s'agit de danser Café Müller32, mais sans le génie qui, écartant de notre voie les obstacles qui s'y
trouvent, nous maintient de force dans l'abîme du rêve. L'indignation apparaît alors dans la lumière de
l'aube, non pas comme la fin salvatrice d'une humanité pleinement constituée qui n'atteindrait qu'un
accès de rage pour se libérer du joug de puissances occultes, mais comme le premier mouvement de
son auto-réflexion. Douleur dans l'enfantement d'un monde nouveau, balbutiement d'une enfance qui
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27
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29
30
31
32
Adorno, Theodor. Minima moralia, p.229
Cros, Charles. Oeuvres complètes, p.335
Ibid.
Ibid, p.335
Adorno, Theodor. Minima moralia, p.230
Ibid.
Bausch, Pina. Café Müller
lutte contre elle-même tout en veillant à sauvegarder ses plus belles danses, l'indignation alors nous
emmène vers cet horizon où tout n'est qu'envie de devenir.
Bibligraphie:
Adorno, Theodor. Minima moralia, Payot, 2003, 356p.
Anonyme. Le Manifeste, 10/2011.
http://www.quatrevingtdixneuf.com/site/index.php?doi=4debbd5b439d18b57e2d8642f401c0dd
Bausch, Pina. Café Müller, L'Arche, Paris, 2010.
Beaulieu, Carole. L'Ami des campeurs, in L'Actualité, 15 nov. 2011, p.3
Camus, Albert. Essais, Gallimard (Pléiade), 1965, 1975p.
Cocteau, Jean. La Difficulté d'être, Éditions du Rocher, 2003, 218p.
Cros, Charles. Oeuvres poétiques complètes, in Rimbaud, Cros, Corbière, Lautréamont: Oeuves
poétiques complètes, Laffont, 2010, 952p.
Hessel, Stéphane. Indignez-vous!, Éditions Indigène, 2010, 32 p.
Hessel,
Stéphane.
« Aubry
serait
ma
candidate
préférée »,
in
http://www.rue89.com/entretien/2010/12/30/stephane-hessel-12-aubrypreferee-182841
Homère. Iliade, Babel, 1995, 552p.
Leone, Sergio. A Fistful of Dynamite, 1971.
Nietzsche, Friedrich. La Volonté de puissance, vol.1, Gallimard, 462p.
Sloterdijk, Peter. Colère et Temps, Columbia, 2010, 248 p.
Rue89,
12/2010.
serait-ma-candidate-

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