Evaluation de l`évaluation », 21 mars 2001

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Evaluation de l`évaluation », 21 mars 2001
L’évaluation de l’évaluation des magistrats
Compte rendu de l’après-midi débat
organisée par l’ASM le 23 mars 2001.
Bénédicte Inghels
Au terme de la première expérience d’évaluation connue par les magistrats, l’Association
syndicale des magistrats avait voulu faire le
point et permettre un échange de vue sur cette
nouvelle procédure.
C’est pourquoi notre association avait organisé
une après-midi d’échanges le 23 mars 2001,
dans les locaux de la faculté de Droit de l’UCL.
Le public a répondu à notre attente : les magistrats étaient nombreux et de tous horizons, l’on
y côtoyait aussi bien des premiers présidents
de cour d’appel, un conseiller près la cour de
cassation, des procureurs du roi, mais aussi
des membres des parquets, des juridictions
d’instance ou du travail. Bref, évaluateurs et
évalués étaient au rendez-vous, même si l’on
observera une participation plus soutenue des
évaluateurs.
L’idée sous-jacente à cette réunion consistait
donc à faire le point sur la manière concrète
dont se sont déroulées les évaluations et à
réfléchir aux pistes d’amélioration du travail.
Comme l’a rappelé Jean-François Funck, président de l’ASM, dans son introduction, il ne
s’agissait nullement de concurrencer le travail
actuellement en cours au sein du Conseil Supérieur de la Justice, mais bien de donner la
parole à tous, pour alimenter la réflexion de
chacun, qu’il s’agisse du CSJ ou de l’ASM.
Avant de lancer le débat, nous avions voulu le
faire précéder de trois courtes interventions, de
trois points de vue destinés à nourrir notre
réflexion.
C’est ainsi que M Christian Jassogne, premier
président de la cour d’appel de Mons, a ouvert
la voie, tout en soutenant sa voix abîmée par
un mauvais microbe. Avec son talent et son
humour habituels, il nous a rapporté son impression personnelle et esquissé quelques pistes pour l’avenir dans un exposé en deux
temps.
Le premier temps était consacré à la critique
de “ l’évaluation-bulletin ” qui, basée sur des
critères standardisés imposés par le législateur, s’est révélée un échec. Au mieux, elle
n’a pas nuit. Au pire, elle a exacerbé des relations professionnelles difficiles. Faut-il, dès
lors, s’acharner à améliorer un système qui, en
soi, est inadéquat ? La réponse est forcément
négative, selon M Jassogne, d’autant que les
chambres de recours ne sauraient assurer un
contrôle efficace sur le vécu d’une relation
professionnelle. “ L’évaluation-bulletin ” serait
donc condamnée à disparaître.
Il en va tout autrement de l’entretien fonctionnel, et éventuellement de l’évaluation fonctionnelle ultérieure, qui a suscité un grand intérêt
dans le monde judiciaire. Si ce type d’entretien pouvait exister auparavant suivant les
lieux ou les personnalités, il reste que son instauration en obligation légale va établir une
plus grande égalité entre les magistrats. Il
obligera également le chef de corps à une
meilleure organisation prévisionnelle de sa juridiction ou de son parquet. De plus, la présence nécessaire d’autres évaluateurs est une
garantie de transparence et de loyauté.
M. Jassogne a ainsi évoqué le contenu de l’entretien idéal : l’entretien part d’un bilan sur les
potentialités, d’où l’on pourra déterminer les
objectifs de la juridiction et les mettre en relation avec les préférences et aptitudes de
chacun, à envisager à long terme. C’est de
cette façon que seront fixés les engagements
réciproques, puisque les objectifs peuvent être
acceptés de façon conditionnelle (condition
d’assistance, de formation, etc.). Et c’est sur
ce “ contrat sur mesure ” que pourra avoir lieu
une évaluation fonctionnelle.
Pour conclure, M. le premier président
Jassogne propose certains aménagements indispensables à l’évaluation :
1. Il faut renoncer à l’exigence d’un collège
d’évaluateurs dans les trop petites juridictions, la faculté d’en constituer un étant
maintenue lorsque des doutes quant à la
personne du chef de corps sont émis.
2. Il faut offrir aux évaluateurs la possibilité
de suivre une formation adaptée.
3. Il convient d’instaurer un véritable secrétariat pour les tâches administratives du chef
de corps, en ce compris celles liées à l’évaluation des magistrats.
4. Le rôle respectif des évaluateurs effectifs
et suppléants n’exige pas un texte légal,
trop contraignant.
5. Il faut supprimer l’envoi au Ministre des remarques apportées sur l’évaluation provisoire qui doivent rester confidentielles.
6. Les titulaires de mandats adjoints doivent
pouvoir être évalués suivant des mentions
identiques aux autres magistrats.
7. Il convient de repenser la procédure d’évaluation des magistrats de complément.
8. Mais le point majeur est d’assurer la
confidentialité des rapports d’évaluation, notamment en cas de candidature à
une autre fonction. Il faut interdire, par un
texte légal, qu’un candidat transmette son
dossier au CSJ à peine d’y contraindre ses
concurrents. Le dossier d’évaluation est
confidentiel, il est ponctuel et ne peut servir au CSJ qui devrait pouvoir compter sur
les avis circonstanciés et motivés qu’il est
en droit d’attendre.
Cet exposé fut suivi avec attention notamment
par M. Jacques Hamaide, en sa qualité de
membre permanent du Conseil supérieur de la
Justice, dont la démarche s’inscrivait dans une
logique d’écoute des acteurs judiciaires. En
effet, l’intervention de M. Hamaide n’avait pas
pour objectif de dévoiler les propositions futures du CSJ mais de recevoir le retour de la
pratique de l’évaluation, à la veille de travaux
du CSJ en vue d’émettre un avis pour réformer
et améliorer la loi.
La présence de M. Jacques Hamaide s’expliquait aussi par la volonté de vérifier, in concreto, si les objectifs que s’était fixé le CSJ au
départ d’un texte légal difficile et contraignant
avaient pu être atteints. Ces objectifs étaient
les suivants :
1. Il fallait assurer une procédure identique
dans chaque juridiction ou parquet, afin de
permettre la comparaison, notamment lors
des procédures de nomination.
2. Il fallait surtout améliorer le service public
de la justice. Cet objectif essentiel doit
ren-dre l’évaluation positive et prospective.
En bref, le CSJ voulait surtout des entretiens fonctionnels de qualité qui ont un
double but :
 dégager les difficultés de chacun (personnelles ou organisationnelles ),
 définir des objectifs pour la juridiction
et le magistrat.
3. Il fallait s’assurer du caractère contradictoire de la procédure.
4. Pour éviter un climat malsain suite aux
comparaison des “ bulletins ”, les critères
de pondération ont été volontairement
pensés de manière opaque.
5. Afin d’assurer une application correcte et
uniforme de l’évaluation, le CSJ avait rédigé un Manuel de l’évaluation dont il regrette qu’il n’ait pas été publié au Moniteur
Belge.
Au stade actuel, le Conseil supérieur de la Justice organise des réunions avec les évaluateurs pour faire des suggestions en vue d’améliorer l’évaluation des magistrats. Mais, selon
M Hamaide, le principe même de l’évaluation
ne sera pas remis en cause car son objectif
final est l’amélioration du service public de la
Justice.
Pour la dernière intervention, nous avions fait
appel à un spécialiste de l’évaluation.
M. Michel Verstraeten travaille en effet dans le
domaine de l’évaluation et, à ce titre, a accompagné de nombreuses démarches d’évaluation
dans le domaine non marchand et la fonction
publique.
Sa première interpellation consiste à nous demander de quitter notre point de vue de magistrat et d’examiner les deux critères essentiels
qui doivent se retrouver dans toute évaluation :
1. L’entretien de fonctionnement : il doit être
un entretien régulier, un moment de rencontre entre le responsable hiérarchique et
ses collaborateurs. C’est un lieu d’échange de l’information, dont l’objectif est l’amélioration du fonctionnement et la motivation de l’intéressé.
2. L’entretien de mesure et de sanction : s’il
est difficile, il reste nécessaire car il joue
aussi sur la motivation des gens. En effet,
une grande cause de démotivation vient
du fait que, si l’on ne s’investit pas de la
même manière, l’on est récompensé de la
même manière.
Ces deux critères ne peuvent fonctionner que
si l’on y rajoute des ingrédients fondamentaux :
1. Il faut pouvoir faire une mesure objective
des choses. Or, dans l’évaluation des magistrats, les critères sont peu mesurables.
2. Dans l’organisation, il faut une culture de
l’erreur. Il faut pouvoir dédramatiser l’erreur et la prendre en main. Cette démarche d’accepter l’existence des problèmes et de tenter d’y remédier est une
démarche interpersonnelle. Il faut aussi ritualiser l’erreur, c’est-à-dire en parler
régulièrement.
3. Il faut une culture de la confiance, à tous
niveaux (Ministre de la Justice  Chef de
corps  Magistrat). En l’espèce, tout a
été construit dans un climat de non
confiance.
La sanction, enfin, est conçue comme un obstacle à un échange franc dans l’entretien
fonctionnel.
4. Il faut un nombre réaliste de collaborateurs. Il n’est pas pensable de manager
humainement avec 50 personnes ou plus.
Quant à la procédure, elle est perçue comme
lourde, prenant du temps, ouvrant la porte à la
délation et inadéquate dès lors qu’aucun
recours n’est organisé.
5. Il faut des responsables qui aient un certain degré d’autonomie. Il faut des chefs
de corps qui aient la confiance de leur
structure.
Force est de constater que ces ingrédients
manquent cruellement. Alors, en attendant,
que peut-on envisager ? M.Verstraeten termine son exposé par quatre pistes de réflexion :
1. Les chefs de corps devraient se concerter
et réfléchir ensemble aux critères, à leur
sens, à la portée de telle ou telle mention.
2. Dans chaque corps, il faut évaluer le processus d’évaluation.
3. Il faut penser à la légitimité de l’évaluateur
sur le plan relationnel. Le pouvoir du chef
de corps doit être accepté, la légitimation
de haut en bas n’existe plus.
4. Il est important que chacun ose formuler
des critiques, n’accepte pas d’être mangé
par le biais de perceptions.
Pour lancer le débat, nous avons voulu faire
rapport sur un “ mini-sondage ” que nous avions réalisé auprès de certains magistrats.
Michèle Raskin, membre du bureau de
l’Association syndicale des magistrats a eu la
tâche d’exposer les grandes tendances dégagées par l’analyse des résultats, étant entendu
que le sondage n’avait aucun caractère scientifique, d’une part, et qu’il était impossible d’en
fournir toutes les nuances, d’autre part.
La première tendance concernait le choix des
évaluateurs. Le critère le plus retenu fut celui
de la confiance : l’évaluateur choisi était une
personne ouverte, modérée, expérimentée,
sympathique.
L’entretien fonctionnel a recueilli un avis unanimement favorable parce qu’il a ouvert le
dialogue, a permis les échanges de vue ou
une meilleure connaissance. Il était aussi apprécié en ce qu’il permettait de dégager des
objectifs.
Le système de cotation a quant à lui recueilli
un avis unanimement défavorable. Ce ne
sont pas uniquement les cotes mais aussi la
mention finale qui ont été rejetées. L’inégalité
dans la manière dont les gens ont été cotés a
suscité aussi la crainte quant à l’utilisation
de l’évaluation.
Dans le respect d’un timing serré, JeanFrançois Funck a lancé le débat : l’après-midi
touchait alors à son essence même. Nous
avions voulu organiser ce débat en deux
temps : qu’est-ce qui a été positif dans l’évaluation, et puis, quelles critiques doivent être
formulées ? Force est de constater que, d’emblée, la tendance du public présent était d’orienter le débat sur les défauts de l’évaluation,
certains peinant même à y voir un quelconque
avantage.
Il est difficile de résumer un débat sans porter
atteinte à la pensée des intervenants. Nous
allons donc esquisser les quelques idées de
force qui ont été dégagées.
Les points positifs de l’évaluation :
1. Le principe même de l’évaluation est acquis. C’est une petite révolution.
2. L’évaluation n’a pas pour objectif la sanction mais la recherche des difficultés de
chacun et des moyens d’améliorer quantitativement et qualitativement le travail.
3. L’évaluation permet une meilleure connaissance des autres et le développement de
contacts plus personnels. Ce point de vue
est revenu à plusieurs reprises, tant de la
part d’évalués que d’évaluateurs.
4. L’idée, prévue par le texte, des personnes
ressources était intéressante et à exploiter.
5. La procédure collective présente de
grands intérêts, on sort de son isolement.
6. Le regard sur soi qui est imposé par la procédure est un travail indispensable et très
important. C’est une démarche constructive qui est favorisée par la procédure
d’évaluation.
7. C’est un lieu où l’on peut faire monter l’information, où l’on peut l’exprimer de façon
positive.
8. C’est l’occasion de récolter un minimum
d’informations objectives sur notre travail.
9. Le questionnaire préalable a permis de faire le point et d’écrire tout ce qui n’allait
pas, de telle sorte que des mesures d’amélioration peuvent être prises par le chef
de corps, consécutivement à l’évaluation.
Les points négatifs de l’évaluation :
1. La pierre d’achoppement principale réside
dans les incertitudes existant quant au but
et à l’utilisation de l’évaluation. Ces incertitudes ont engendré un climat de méfiance incompatible avec une évaluation positive. Cette méfiance se traduit à deux
niveaux :
 Sans conteste, c’est le système de cotation, perçu comme une sanction et
une source de dissensions internes,
qui a la palme. La formulation de
l’évaluation “ bulletin ” enlève toutes
les nuances de l’entretien d’évaluation.
 L’utilisation de l’évaluation dans le cadre de procédures de nomination suscite aussi de grosses craintes. Force
est toutefois de constater que les deux
membres du Conseil supérieur de la
Justice présents lors de nos débats ne
semblaient pas hostiles à l’idée de
recevoir et d’utiliser des dossiers
d’évaluation.
2. En filigrane, c’est l’absence de réponse
claire à la question “ A qui doit-on rendre
des comptes ? ” qui pose problème. A cet
égard, l’évaluation par les pairs a été remise en cause. Nombreux sont ceux qui ont
fait état de l’ambiance délétère ou à tout le
moins infantilisante générée par le système actuel.
3. La dernière critique majeure vient des
disparités dans la façon d’aborder l’évaluation et surtout dans la façon de donner une
cotation. Les bulletins d’évaluation semblent dès lors incomparables d’une juridiction ou parquet à l’autre.
4. Des critiques “ fonctionnelles ” ont été
émises :
 l’évaluation par des personnes extérieures peut-elle être envisagée ? Un
collège est-il indispensable ?
 le système d’évaluation des juge de
paix et des magistrats de complément
est totalement inadapté ;
 une méthodologie uniforme devrait
être pensée et fournie aux évaluateurs ;
 les spécialistes de l’évaluation insistent sur la nécessité de cinq cotes
distinctes.
La longueur et la qualité du débat confirment
que l’évaluation est une tâche délicate et que
l’évaluation de l’évaluation des magistrats
connaîtra encore de beaux jours.
Bénédicte Inghels
substitut du procureur du Roi
à Namur