Tout l`intérêt de la démocratie vient qu`elle reconnaît la diversité des

Transcription

Tout l`intérêt de la démocratie vient qu`elle reconnaît la diversité des
Le pouvoir
érotique de la
démocratie
Tout l’intérêt de la démocratie vient qu’elle reconnaît
la diversité des sources du désir sexuel et qu’aucune
n’a plus de pertinence psychologique qu’une autre.
Fascinant Fascisme est le titre provocateur d’un
essai de Susan Sontag, publié en 1975, dont le
Il est notamment l’auteur de La morale retentissement fut important dans la commua-t-elle un avenir ? (Pleins feux, 2006), nauté de ceux qui s’intéressaient aux rapports
entre l’éthique et l’esthétique, ou à la signifiLa vie, la mort, l’État. Le débat bioéthique
cation politique du mouvement de libération
(Grasset, 2009) et Le corps et l’argent
sexuelle 1.
(La Musardine, 2010) et publie en
Sontag essayait de mettre en évidence l’inoctobre 2011 L’influence de l’odeur des fluence insidieuse et persistante de l’esthétique
croissants chauds sur la bonté humaine fasciste dans la vie sexuelle des sociétés démoet autres questions de philosophie morale cratiques, influence qui s’exprimait, d’après elle,
dans l’attraction de plus en plus répandue pour
expérimentale (Grasset).
les relations sadomasochistes et la quincaillerie
érotique qui les accompagne.
On ne peut pas nier que Susan Sontag ait touché un problème
important. Mais la thèse qu’elle défend est biaisée, à mon avis,
par l’idée qu’il existerait une séduction naturelle et irrésistible
des maîtres et des bourreaux.
•
Ruwen Ogien, philosophe, est
directeur de recherche au CNRS.
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Sous l’influence, probablement, de discours élitistes sur la stupidité fondamentale du peuple et son penchant bien connu pour
la « servitude volontaire », Susan Sontag semble incapable d’envisager « le pouvoir érotique de l’égalité et de la liberté ». Elle n’est
évidemment pas la seule dans ce cas.
Les limites de l’imagination sexuelle. L’essentiel de l’essai de Sontag est
consacré à Leni Riefensthal, actrice et cinéaste allemande, qui
mit sa célébrité au service de la propagande nazie dès les années
1930, et mourut tranquillement dans son lit en 2003, à plus de
cent ans, sans avoir renié une seule seconde son attachement personnel à Hitler et en ayant bénéficié, vers la fin de sa vie, d’une
réhabilitation publique assez incompréhensible (dans les Cahiers
du cinéma entre autres).
Entre la fin de sa carrière de propagandiste et sa mort, elle
n’avait pourtant rien fait d’autre, artistiquement parlant, que
publier quelques albums de photos, dont deux sur les Noubas
du Soudan, plombés par le mythe du bon sauvage, et commettre
quelques documentaires incroyablement ennuyeux sur la plongée
sous-marine, qui fut sa dernière passion.
Pour Susan Sontag, l’indulgence et même la fascination à l’égard
de Leni Riefensthal doivent être compris sur le fond d’un mouvement plus général de curiosité, de nostalgie, et même d’« attirance
nettement sexuelle » envers le fascisme, à quoi se mêlerait un goût
contemporain pour l’horreur gore et l’irrationnel qui n’aurait rien
d’ironique. Elle estime que les liens intellectuels et émotionnels
entre le théâtre sexuel sadomasochiste et la dramaturgie politique
du fascisme sont absolument évidents. Elle voit dans l’attachement
– si on peut dire – de certains groupes gays aux emblèmes, aux
costumes, aux accessoires et au folklore corporel nazis un signe
spectaculaire de ces liens. Elle considère que, même si le fascisme
italien et le nazisme allemand ne sont plus d’actualité en tant que
régimes politiques, leur « pouvoir érotique » reste énorme. Elle
aboutit ainsi à son idée principale : les mouvements de gauche
tendent à être « unisexes », ou à développer une image asexuée,
alors que les mouvements de droite ont une « surface érotique »
en dépit de leurs programmes officiels puritains et répressifs. Elle
peut alors conclure que le nazisme est certainement plus « sexy
1. S u s a n S o n t a g ,
« Fascinant Fascisme »
(1974), dans Sous le
signe de Saturne, Paris,
Seuil, 1985.
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que le communisme », tout en précisant, heureusement, qu’il ne
faut pas porter ce fait au crédit des nazis, mais en profiter pour
reconnaître la « nature et les limites de l’imagination sexuelle ».
Ce qu’elle semble vouloir dire par là, c’est que notre sexualité est
ainsi faite, naturellement, que la domination et la soumission ont
un pouvoir érotique que l’égalité et la liberté n’ont pas.
Le théâtre sexuel sadomasochiste. Certains événements artistiques postérieurs à la parution de l’essai de Sontag semblent aller dans le sens
de son diagnostic. Le succès considérable, commercial et critique,
du livre de Jonathan Littel, Les Bienveillantes, dont le personnage
principal est un nazi « raffiné », homosexuel incestueux, pas complètement « outé », n’était-il pas lié, en partie au moins, au pouvoir
de séduction des bourreaux 2 ?
Pourtant, Susan Sontag n’a pas raison sur toute la ligne. Je me
permettrais même de dire que son argumentation est, par endroits,
un enchaînement de clichés et d’affirmations sans preuves. D’un
côté, Susan Sontag est trop optimiste en ce qui concerne la fin de la
menace politique des régimes autoritaires de type nazi ou fasciste.
Sans vouloir dramatiser, on peut dire que les partis populistes et
xénophobes en Europe et ailleurs présentent une vitalité inquiétante dans le contexte économique et politique présent. Malheureusement, rien ne semble exclure la possibilité qu’ils s’installent
au pouvoir avec des conséquences aussi tragiques qu’autrefois. D’un
autre côté, il me semble que
Susan Sontag interprète de
façon erronée le théâtre
sexuel sadomasochiste.
Il existe une « utopie »
SM 3, qui valorise les renversements de pouvoir, la
f luidité et la mobilité des
relations de dominant à
dominé, d’actif à passif. Bien sûr, les pratiques SM ne sont pas
toujours comprises et jouées sur ce mode démocratique. En tout
cas, cette utopie est tout le contraire d’une fascination pour le
fascisme. De plus, dans ce que Susan Sontag appelle le théâtre
sexuel sadomasochiste, on accorde une importance cruciale au
“
2. Charlotte Lacoste,
Séductions du bourreau,
Paris, PUF, 2011.
3. Pat Califia, Sexe
et Utopie, Paris, La
Musardine, 2008.
Il est aussi excitant de voir ses
partenaires sexuels comme des
personnes libres et égales que comme
des subalternes ou des maîtres.
”
118 • vote et tais-toi
consentement, ce qui le met aux antipodes des relations de domination et de persécution non consenties que le fascisme et le nazisme
avaient mises en place.
La séduction des égaux. Ce qui manque dans le raisonnement de Susan
Sontag, c’est, je crois, la reconnaissance de la diversité des sources
du désir sexuel, et du fait qu’aucune n’a plus de pertinence psychologique qu’une autre. Susan Sontag semble penser que seul le
modèle fasciste du maître et de l’esclave à perpétuité peut exercer
une puissante fascination érotique. Mais si c’était vrai, nous ne
devrions jamais éprouver d’emballement sexuel à l’égard d’une
personne dont nous avons le sentiment qu’elle est notre égale à
tous les égards, ce qui est une hypothèse absurde – et que tout
semble démentir, dans mon cas particulier au moins, si je peux me
permettre de l’évoquer. Un telle contrainte sur nos désirs sexuels
devrait même, en fin de compte, exclure toute attraction pour des
relations sadomasochistes consenties et réversibles, ce qui serait
absurde aussi.
Signification politique du désir sexuel. En réalité, rien n’interdit de penser qu’il
peut être aussi excitant, au moins, de voir ses partenaires sexuels
comme des personnes libres et égales que comme des subalternes
infra humains, ou des maîtres qu’on craint.
Si on essaie de donner une signification politique à ce « pluralisme » du désir sexuel, on pourra, je crois, reconnaître la possibilité
d’un potentiel érotique des régimes démocratiques, fondés sur les
idéaux de liberté et d’égalité, ainsi que sur le principe que toute
position dominante doit être en principe contestable, provisoire,
et réversible. Cette idée de pouvoir érotique de la démocratie est,
bien sûr, un peu métaphorique, mais pas plus que celle du pouvoir
érotique du fascisme.
Sexe, émotions et démocratie. Il est difficile de nier que des formes d’organisation politique autoritaire et rigidement hiérarchique, comme les
régimes fascistes ou nazis, ont exercé une certaine séduction sur
le grand nombre. Mais ce que l’histoire et la sociologie montrent
aussi indéniablement, ce sont les emballements de masse quasi
érotiques pour des formes d’organisation politique démocratique
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fondées sur la liberté et l’égalité la plus complète possible. La
littérature dite révolutionnaire est remplie d’exemples de mouvements enthousiastes pour l’autogestion, l’organisation sans aucune
contrainte et la camaraderie sexuelle, même si leur succès n’a pas
été durable. Ce que l’analyse philosophique nous apprend également, c’est que nous ne voulons pas simplement avoir des maîtres
bienveillants, négligents ou paresseux, qui nous permettent de
faire ce que nous désirons. Il nous arrive aussi d’avoir le désir
d’échapper à la domination d’autrui, c’est-à-dire de ne pas avoir
de maître du tout 4 !
Pouvoir érotique de la démocratie. Ce que j’appelle « pouvoir érotique de la
démocratie », c’est la pensée que les idéaux de liberté et d’égalité,
de réversibilité des positions de pouvoir, peuvent exercer sur nous
un puissant attrait émotionnel, dont il n’est pas du tout exclu qu’il
prenne aussi une forme sexuelle. Personnellement, j’estime que la
démocratie ne peut pas être justifiée par cet attrait émotionnel, et
que l’adhésion réfléchie à ce régime politique est plus souhaitable
qu’un enthousiasme quasi sexuel à son égard.
Mais c’est une autre question de philosophie politique et morale
que je n’aborderai pas ici.
Tout ce que je veux dire, c’est que la domination et la soumission irréversibles n’ont pas le monopole du pouvoir de séduction
et que, contrairement à ce qu’affirment Susan Sontag et ceux qui
la suivent ou l’inspirent, il n’y a aucune raison de penser que les
idéaux démocratiques de liberté, d’égalité et de réversibilité ne
sont pas aussi sexy que la mise en scène du pouvoir inconditionnel
des maîtres.
4. Les analyses du
philosophe australien Philip Pettit sont
très éclairantes de ce
point de vue. Voir son
Républicanisme, Paris,
Gallimard, 1997, trad.
en 2004.