J`ai peur donc je suis
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J`ai peur donc je suis
J’ai peur donc je suis Palpitations du cœur, vertiges, maux de tête, tremblements, sueurs froides et voilà que la peur pénètre en nous. La peur est généralement une émotion pénible et inconfortable, voire une inquiétude de l’esprit qui se présente sous plusieurs angles. Quelle que soit l’origine de notre peur, son mécanisme psychologique et philosophique reste le même. Cependant, nous réagissons tous d’une manière différente face à un danger, à une menace ou à nos propres phobies. Mais, cette peur est-elle nuisible ou utile? Collective ou individuelle? Illusoire ou réelle? Raisonnable ou insensée? Petite ou grande? Incite-t-elle à la fuite ou au combat? Mais, surtout, quand la peur nous prend, que nous prend-elle? En réalité, la peur prend notre insouciance et, parfois même, notre objectivité. À mon avis, la peur nous habite plus profondément qu’on ne le croit, car elle dirige nos pensées, nos émotions et nos actions. Bref, elle semble monopoliser entièrement à la fois le corps et l’esprit de l’homme. Alors, avez-vous peur de lire la suite? J’ai peur donc je pense Quand la peur nous prend, elle prend notre insouciance, notre inconscience, elle nous arrête et nous oblige à réfléchir. Autrement dit, la peur nous rend conscients, car elle exige et provoque la réflexion. C’est exactement cet état de pensée qui nous rapproche de la philosophie, car, comme plusieurs autres sensations, la peur devient un point de départ nécessaire pour élaborer une réflexion philosophique. Tout en étant capable d’affect et d’émotion, l’individu peut alors s’ouvrir complètement à la situation. Ainsi, il devient sensible et réceptif, car la peur lui prend tout détachement et aveuglement, ce qui mène à la réflexion. Le seul antidote à la peur est la philosophie. En ce sens, « nos peurs ont des choses à nous dire sur nous-mêmes. La peur agit ici comme un catalyseur mettant alors en évidence tout ce qui sommeille dans notre 1 inconscient. »1 De là, la peur devient un moteur pour la raison et la pensée. Le philosophe Kant encourage même cette réflexion par son mot d’ordre contre la peur qui est « oser penser » ce qui rejoint le principe que pour affronter la peur, la réflexion devient d’abord nécessaire, puis il faut avoir l’audace de philosopher pour contrecarrer l’insouciance. Ce concept peut être illustré par une bulle de naïveté et de bien-être entourant l’individu que la peur ferait éclater obligeant la personne à se réveiller et prendre conscience de la situation. Qui plus est, l’insouciance, qui a pour racine principale l’ignorance, est par définition une absence de peur face aux conséquences réelles des attitudes et des actes. En ce sens, tout individu qui reste dans l’insouciance n’obtient pas la véracité des choses. Pour s'affranchir de l'insouciance, la peur est nécessaire. Cette peur qui enlève notre insouciance et qui incite à la compréhension de la situation est une peur saine, une peur qui réveille et qui initie la réflexion rationnelle. Cette rationalité est atteinte par la lucidité et le recul nécessaire. Ainsi, la peur nous arrache du quotidien pour nous faire entrer dans un monde avec ses « vraies » réalités et choisir d’agir en conséquence. D’ailleurs, on peut voir l’heuristique de peur « comme une opportunité amenant une méthode de résolution de problèmes »2 tel que le philosophe Hans Jonas le défend. Cette opportunité implique une période que l’individu s’accorde pour cette analyse. En nous prenant notre insouciance, la peur nous oblige à réfléchir et nous force alors à interrompre notre quotidien. Concrètement, cela impose un temps d’arrêt pour penser. Si on adhère à cette vision, il faut prendre la peur au sérieux, car elle nous rend conscients, disponibles et responsables. Tout en nous enlevant notre insouciance, elle fait naître en nous une grande lucidité bénéfique et un meilleur triage de nos perceptions. Toutefois, on se doit d’être vigilants 1 2 MEKRAMI, Saïda, « Pourquoi la peur? », Paris, France, 2007 ; Adresse URL : http://www.psychoressources.com/bibli/pourquoi-la-peur.html (page consultée le 2 avril 2011) JONAS, Hans, Le principe responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Flammarion, 2008, 470 pages, p. 52 2 et de faire abstraction de l’affect, car la réflexion est souvent trompée par nos préjugés, nos émotions et notre subjectivité. J’ai peur donc je méconnais la réalité Quand la peur nous prend, elle prend parfois notre objectivité et notre raisonnement. Dans ce cas, la peur n’est pas une « bonne conseillère » pour l’homme, car elle masque son objectivité et la « vérité » d’une situation. En effet, l’homme a souvent tendance à réagir rapidement sans prendre le temps de réfléchir. Il devient, à ce moment, victime de sa réaction prématurée optant ainsi pour la facilité et le superficiel. Dû à un manque d’informations factuelles et vérifiables, l’objet de la peur est tenu pour acquis, sans l’effort d’y avoir réfléchi (facilité), se souciant que de l’apparence (superficiel) et en l’absence de différentes perspectives (relativisme). Ainsi, ce qui brouille la bonne évaluation des situations, sont les peurs qui peuvent être teintées de sophismes et de préjugés.3 Ces derniers sont définis par une absence de réflexion qui conduit à adhérer une idée fausse sans fondement réel. La présence de sophismes contamine l’ère contemporaine. Les sophismes étant des raisonnements faux ayant l’apparence d’être logiques et, conséquemment, trompent la société à l’analyse de ses peurs.4 À ce niveau, nos sociétés donnent naissance souvent à des peurs collectives (terrorisme, cataclysme, etc.) à travers lesquelles les humains perdent leur objectivité pour se fondre dans une masse irréfléchie, dans une ignorance, et tombent dans la facilité, voire même dans la bêtise.5 Le fait d’adopter une attitude irréfléchie face à une situation qui provoque la peur nous rend irrationnels et grandement émotifs. Lorsque le danger est plus grand que nature, abstrait et difficile à circonscrire 3 4 5 LORANGE, Jean Pierre, « L’accordeur ». L’inconvénient, revue littéraire d’essai et de création : La peur du réel, no 19, mai 2002, p.42 HANSEN-LOVE, L. et all., La pratique de la philosophe, Paris : Hatier, 2004, p.422 LEGROS, Martin, « Big brother vous effraie ». Philosophie Magazine : Avons-nous raison d’avoir peur?, no 34, novembre 2009, p.41 3 (terrorisme, menace nucléaire, guerre du pétrole, etc.) l’individu développe une peur malsaine et subjective. À partir des pensées erronées et des réalités déformées, la réflexion est détournée des enjeux moraux et essentiels. Dans un même ordre d’idées, les peurs contemporaines illustrent bien que la peur collective nous prend notre objectivité. Par exemple, l’événement du 11 septembre 2001, a créé chez nous une peur irrationnelle de l’Islam. Aussi, la peur créée par la venue de la pandémie de la grippe H1N1, gonflée par les médias, a influencé des décisions non fondées d’investissement dans la campagne de vaccination. Ces peurs collectives suscitent chez l’homme un sentiment d’impuissance qui fait obstacle à la lucidité de sa réflexion. Bref, dans une culture du divertissement, les nouvelles spectaculaires prennent la sellette et font écran aux vrais enjeux, les véritables raisons d’avoir peur. À l’ère contemporaine, notre subjectivité vient du fait que l’on est constamment bombardé d’informations souvent sans fondements qui nous nuisent quand il est temps de se concevoir une opinion et une réflexion. La peur, en nous enlevant notre objectivité, nous enlève notre lucidité et elle amène un raisonnement biaisé et des décisions non adaptées. Tel que décrit Lavigne face à la peur et à l’inquiétude, « [les hommes] se réfugient dans des réponses qui conviennent à leurs désirs, à leurs affects, en se coupant du réel et en cessant de [s]’interroger [sans réfléchir, sans philosopher].»6 Cependant, en nous coupant de notre objectivité, la peur, souvent imprégnée de fausses interprétations, incite tout de même l’homme à agir fréquemment avec courage et engagement. J’ai peur donc j’agis Quand la peur nous prend, elle prend notre inertie de sorte qu’elle nous enlève notre inaction, notre stagnation et notre immobilisme. Au contraire de l’angoisse qui nous paralyse, une personne qui a peur a encore un potentiel d’action. Conséquemment, après réflexion, la peur 6 LAVIGNE, Jacques, L’inquiétude humaine, Paris, Aubier, éd. Montaigne, 1953, p.28 4 nous porte ainsi à agir et s’engager souvent avec courage. D’une part, cet engagement implique des choix qui orientent nos actions et, d’autre part, ce courage est nécessaire pour vaincre en soi le sentiment de peur. Avoir peur n’est pas toujours synonyme de couardise et de lâcheté. Bien au contraire, la peur prenant notre inertie, nous permet de se dépasser avec vaillance. En effet, le courage est une affirmation de soi qui est issue d’une peur qu’on surmonte.7 Le courage est donc la capacité à dépasser la peur, faire des choix pertinents d’action et affronter les plus grands dangers. Il y a une portée morale à l’acte courageux parce que la personne devient consciente de ses valeurs et de ses aptitudes par la réflexion philosophique précipitée par la peur. Alors, on peut définir ce courage comme étant moral, en ce sens qu’il peut s’élever au niveau de la qualité d’une vertu. Le mot « courage » étymologiquement vient du mot « cœur », c’est-à-dire que l’homme courageux agit selon les vertus du cœur, émergeant des qualités de l’âme. La vertu du courage implique un raisonnement et une analyse des plus lucides dans un objectif bon et sain.8 Ainsi, il n’y a pas de courage sans la peur qui précède et il n’y a pas d’engagement sans une prise de conscience et de choix profonds. Quand la peur nous prend notre insouciance, elle nous rend donc conscients et nous permet de passer à l’action souvent avec courage, parce que nous avons fait le choix de s’engager. Doté de la raison, l’individu, face à la peur, reste libre de ses choix. Dans son approche à l’engagement, Sartre exprime que s’engager c’est « assumer peur et angoisse face à la liberté. Le choix du passage à l’action et de donner un sens à l’existence.»9 En ce sens, la peur nous incite à nous engager et cet engagement est beaucoup plus qu’un choix dans l’action, mais 7 8 9 COMTE-SPONVILLE, André. Dictionnaire philosophique. Paris ; P.U.F, 2001, p. 309 Ibid, p. 618 ENJALBERT, Éric, 2009, « 9 stratégies contre la crainte ». Philosophie Magazine : Avons-nous raison d’avoir peur?, no 34, p.44 5 une définition de l’essence même de la personne. Autrement dit, face à la peur, on peut toujours fuir, mais c’est dans l’action et le courage qu’on grandit. On peut aussi illustrer cette idée par le soldat sur le champ de bataille face à la peur de mourir qui fait preuve de grand courage à travers son engagement à défendre sa patrie. En fin de compte, en nous prenant notre inertie, la peur pousse l’être humain à penser et à agir tout en donnant un sens à son existence. J’ai peur donc je suis et j’agis À première vue, la peur semble négative pour l’être humain. Pourtant, on assiste à un impact extrêmement positif et constructif qui naît de cette émotion. La peur nous oblige à s’arrêter, à réfléchir, bref à philosopher et devient alors une alliée, un guide dans notre action et notre engagement. « C’est la peur qui traduit l’inquiétude de l’esprit, et l’inquiétude est le principal, sinon le seul moteur de l’action humaine.»10 Ainsi, la peur nous enlève notre inertie et nous donne un potentiel d’action raisonné. Néanmoins, quand on se penche sur ce que la peur nous prend, on réalise au contraire, qu’elle nous apporte beaucoup. Quand le sage ou le philosophe rencontre la peur, elle lui sert de tremplin pour réfléchir et initier l’action ; la peur nous donne de la sagesse et du courage. Devant la peur, il est de bon conseil de trouver le dosage idéal entre le sentiment de peur lui-même, la relativisation de l’événement et notre responsabilité face à nos choix d’action. En cela, la peur est et restera toujours utile. Si la peur est une émotion essentielle à la condition humaine, alors que devient l’être qui n’a jamais peur? Florence Gignac – Collège Jean-de-Brébeuf 10 CANTO-SPERBER, Monique (sous dir.), Dictionnaire d’Éthique et de philosophie morale, Paris : P.U.F, 2001, p.362 6