georges didi-huberman - Esther Shalev-Gerz

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georges didi-huberman - Esther Shalev-Gerz
GEORGES DIDI-HUBERMAN
Blancs soucis de notre histoire
Regarder ne va pas de soi. Déjà parce que regarder va et vient. Il arrive, par
exemple, que cela consiste à garder deux fois. Non pas garder simplement, unilatéralement,
garder au sens du geôlier qui surveille, qui garde et, de temps en temps, regarde par le trou de
l’œilleton son prisonnier pour s’assurer de sa clôture hors du monde, de sa servitude. Mais
plutôt : garder deux fois — ou plus —, garder pour aimer, pour endurer, pour rapprocher et non
tenir à distance surveillée. Garder pour prendre soin et maintenir en vie. Garder au sens d’une
mère qui protège son enfant envers et contre tout, le regarde de temps en temps, le veille pour
mieux s’assurer de son ouverture au monde, de sa liberté. Il arrive aussi que regarder consiste à
ne rien garder du tout. C’est, alors, accepter de perdre — ou, tout au moins, de ne pas maintenir,
de ne pas saisir jusqu’au bout, de ne pas posséder — ce que l’on regarde, quand ce que l’on
regarde se meut (papillon qui bat des ailes, nous échappe vers le lointain) ou quand notre propre
regard se meut à son tour (j’accepte alors de renoncer au papillon et de laisser divaguer ma
vision ailleurs, par exemple vers le lent mouvement des nuages derrière lui).
Le regard va et vient. Ce qu’il attrape ici (ou maintenant), il le perd là-bas (ou juste
avant, ou juste après). Pas de regard sans cette dialectique, pas de regard sans ce mouvement
perpétuel, sans ce jeu incessant du qui-perd-gagne. Il y a, par exemple, bien des façons de — ou
bien des moments pour — regarder la mer. Je peux la regarder selon son immense plan
horizontal ou bien selon son immense et légère courbure ; selon la ligne de son horizon ou selon
la simple différence entre le pan bleu de l’eau et celui du ciel. Je peux la regarder selon le
mouvement de ses vagues, et alors je peux la regarder selon l’admirable morphogenèse des
volumes — ou volutes — d’écume et d’eau (comme a pu le faire Léonard de Vinci) ; mais aussi
selon l’économie chaotique, tout autant admirable, des éclats de lumière qui dansent ici et là, par
myriades anarchiques, à la surface des eaux (comme a pu le faire Claude Monet). Chaque chose
regardée peut l’être selon des économies bien différentes qui se superposent et se multiplient —
cela va très au-delà de la simple opposition entre figure et fond — au point que j’échoue à les
regarder ensemble, à les garder dans une même contrée sensorielle et signifiante. Comment, par
exemple, regarder ensemble les traits d’un visage et la constellation des grains de beauté ou des
taches de rousseur qui le traverse ? Comment tenir ensemble, en même temps, le visage-terre et
le visage-ciel ? Regarder va et vient. Toute nouvelle inflexion du regard me fait perdre de vue —
et vouer à la mémoire, qui elle-même ne garde rien en l’état — l’inflexion précédente.
*
Il en est de même pour l’écoute. Écrivant cette phrase, me revient en mémoire une
expérience troublante advenue, il y a longtemps, à l’écoute de la Partita pour flûte seule (BWV
1013) de Jean-Sébastien Bach interprétée par Marc Hantaï, le fils d’un grand peintre lui-même
passé maître dans la scansion des blancs — le « blanc souci de notre toile », comme l’écrivit si
bien Stéphane Mallarmé1. Écoute troublante parce qu’elle allait et venait, sans relâche, entre
deux plans d’immanence, deux plans contradictoires et, cependant, indissociables dans
l’expérience musicale de ce moment : d’un côté, un émerveillement devant les configurations
mélodiques du compositeur ; d’un autre côté, un accès presque gênant — en réalité vital, crucial,
bouleversant — aux désordres rythmiques formés par les appels d’air, les inspirations de
l’interprète (toutes choses que, d’ordinaire, tentent de gommer les enregistrements standard).
Ces appels d’air n’étaient sans doute pas « la musique » de Jean-Sébastien Bach ; mais ils
n’étaient pas pour autant de simples « défauts » dans cette musique. Il fallait bien que Marc
Hantaï inspirât, reprît son souffle pour que les notes pussent être jouées : les blancs étaient donc
bien les soucis du corps interprétant à l’égard de sa partition à interpréter. Ils en étaient même le
champ de possibilité corporel. On ne joue pas de la musique pour flûte sans souffler dans une
flûte, et le souffle lui-même ne va pas sans cette réserve de temps, cette nécessaire scansion du
1
S. Mallarmé, « Salut » (1893), Œuvres complètes, éd. H. Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, 1945 (éd.
1974), p. 27.
« blanc » légèrement bruyant, inspiratoire, cet intervalle mouvant dans la ligne mélodique. Toutes
les formes, même de pierre, on besoin de cette respiration. Cela va des marbres effleurés par
Donatello jusqu’aux « blancs » poétiques d’André du Bouchet en passant par ceux, bien sûr, de
Paul Cézanne.
« Le blanc souci de notre toile » constitue le vers final d’un sonnet écrit en 1890 et
intitulé Salut. Ce poème fut placé par Mallarmé en exergue de son « recueil complet de
poésies », recueil qu’il finissait de mettre en ordre lorsque la mort l’interrompit en 1898, et que
l’éditeur Edmond Deman fit paraître dès 1899. Mallarmé souhaitait que ce modeste poème,
d’abord intitulé Toast, ne fût composé qu’en petits caractères (ce que Deman et les éditeurs
successifs auront voulu ignorer). Il ne s’agissait, en somme, que de modestement saluer :
accueillir l’auditeur ou le lecteur, ouvrir la porte du recueil. Il s’agissait, pour cela, de se lever pour
« porter debout ce salut », comme l’écrit Mallarmé, à l’image d’un toast porté à la fin d’une
réunion d’amis. Il s’agissait enfin, par ce salut, de reconnaître en autrui, quel qu’il fût, un « blanc
souci » partagé, que le poète aura fait rimer avec ces trois mots : « Solitude, récif, étoile2. »
Comme si la profération d’un poème — ou l’exécution d’une partita, ou la composition d’une
image — avait pour enjeu même cette reconnaissance d’un souci commun depuis la « solitude »
de chacun, le « récif » de l’œuvre produite et l’« étoile » — ou la constellation — qu’y met au jour,
dans notre pensée, son regard, sa lecture ou son écoute.
*
Il semble qu’Esther Shalev-Gerz compose ses œuvres — de regard, de lecture et
d’écoute — à partir d’un geste semblable. Elle se lève pour saluer, elle travaille pour reconnaître,
en elle-même comme en autrui (car ses œuvres ne vont jamais sans interlocuteurs précis),
quelque chose comme un espace peuplé par les blancs soucis de notre histoire. Un dispositif
inventé par elle en 2005 a particulièrement sollicité mon désir d’écriture ou, dit autrement, mon
inquiétude, mes propres « soucis » quant à l’histoire et quant à l’art. Il s’intitule Entre l’écoute et
la parole : derniers témoins. Auschwitz-Birkenau, 1945-2005, et fut présenté dans un vaste
espace de la Mairie de Paris, entre janvier et mars 2005, dans le cadre des commémorations de
2
Ibid., p. 27.
la libération du camp d’Auschwitz3. L’artiste était conviée à « mettre en espace », à exposer la
parole d’une soixantaine de survivants des camps nazis : ils témoignaient de leur expérience
devant les caméras vidéo de quatre équipes d’intervieweurs coordonnées par Bénédicte Rochas.
Les témoignages recueillis variaient en durée, selon les exigences de chaque narrateur : entre
deux et neuf heures enregistrées pour chacun.
Mais peut-on nous rendre spectateurs de telles durées, de telles paroles ? Exposer
des paroles — et singulièrement des paroles touchant à cette histoire extrême —, n’est-ce pas
les menacer dans leur existence même, les exposer à devenir de pures formes vides de sens ?
N’est-ce pas les vouer à ne plus s’adresser, à ne plus toucher qui que ce soit ? Le risque était
grand : le risque qu’un geste artistique, aussi élégant fût-il, ne vînt rendre inaccessible — ou tout
au moins secondaire — ce recueil de terribles récits. N’était-on pas condamné au mauvais
dilemme de « sous-exposer » ces paroles (les minorer en tant qu’épiphénomènes documentaires
de l’œuvre elle-même) ou, au, contraire, de les « sur-exposer » (les majorer comme fétiches
archivistiques), deux façons symétriques de rendre toute chose inaudible autant qu’irregardable ?
L’archive, nous le savons bien, est à la mode dans le monde, postmoderne, de l’art. Mais c’est au
prix, bien souvent, d’être renvoyée à une valeur d’usage ambiguë : soit intimidante et auratique,
soit décorative et inutilisable — inaccessible dans les deux cas.
Or, le principal souci d’Esther Shalev-Gerz, en parfaite cohérence avec la dimension
éthique et politique de son travail dans la longue durée, était bien, non pas de « prendre » ce
corpus de paroles afin de le modeler à son usage, à son « style » personnels, mais bien de le
rendre à chacun, à nous tous. Il s’agissait, en somme, de donner une forme au bien commun que
constituent, désormais, ces témoignages réunis ensemble. Il n’est pas sans importance que
l’installation de l’artiste ait occupé un lieu communal, je veux dire cette grande salle de l’Hôtel de
Ville de Paris, et non pas un espace privé ou une galerie d’art. Le travail d’Esther Shalev-Gerz
interrogeait bien là une res publica, cette chose publique que constitue l’ensemble des
témoignages recueillis, ces fragments de notre histoire commune, avant toute res artistica en tant
qu’affaire d’« amateurs », d’experts ou d’esthètes. Entre l’écoute et la parole est une œuvre d’art,
sans aucun doute, mais ce fut un travail d’abord pensé hors de sa propre « spécialité », de sa
corporation ou de son « milieu ». Une œuvre « républicaine », donc, au sens littéral du terme.
3
Entre l’écoute et la parole : derniers témoins. Auschwitz-Birkenau, 1945-2005, Paris, Mairie de Paris-Mémorial de
la Shoah, 2005. Cf. S. Baumann, « Œuvres », Esther Shalev-Gerz, Paris-Lyon, Éditions du Jeu de Paume-Fage
Éditions, 2010, p. 90-95.
Non seulement l’espace était communal, mais encore Esther Shalev-Gerz avait
voulu en préserver la luminosité habituelle, bien qu’il s’agît de mettre des images vidéo en
situation d’être regardées. N’eût-il pas été plus efficace — et spectaculaire — de faire le noir
autour de ces images, comme on le voit si souvent dans nos musées d’art contemporain ? Mais
l’artiste aura voulu procéder à quelque chose comme une mise en commun des témoignages,
des témoins et des témoignaires (les destinataires des témoignages), sans que rien ne vînt
réduire les possibilités de coexistence et de rencontre entre chacun. C’est ainsi que la
soixantaine de témoigages étaient intégralement visionnables dans la salle de l’Hôtel de Ville sur
une soixantaine de postes informatiques munis d’écouteurs individuels, en sorte que chaque
spectateur ou auditeur avait la possibilité de se retrouver, comme seul à seul, face à l’image et à
la parole du témoin singulier, dans la durée réelle de son récit. En même temps, la disposition
des tables inventée par Esther Shalev-Gerz — une disposition serpentine, chaque creux étant
occupé par un poste d’écoute — plaçait quasiment chaque spectateur face au corps et au silence
du témoignaire, ou du spectateur, situé de l’autre côté de la table. Par ce dispositif très simple,
chacun était donc à la fois esseulé dans son visionnage, dans son écoute, et en commun dans
l’espace d’exposition.
Savoir maintenir ensemble le singulier et le pluriel, n’est-ce pas exactement ce que
doit viser une politique — mais, tout aussi bien, une décision artistique — digne de ce nom4 ? Le
dispositif inventé par Esther Shalev-Gerz comportait une autre vertu : là où, d’ordinaire, la
pluralité de documents sonores et celle des spectateurs-auditeurs d’une exposition aboutit à un
brouhaha général, une rumeur composite qui ruine toute concentration de l’écoute, la grande
salle de l’Hôtel de Ville était étrangement — mais nécessairement — silencieuse. Paroles dans
les casques, au contact des oreilles de chacun : paroles chuchotées, en un sens. Et, d’autre part,
le silence de chacun, l’écoute silencieuse, grave et bien souvent atterrée, le silence collectif des
« spectateurs » de l’exposition. Or, à ce silence déjà régnant, l’artiste aura voulu ajouter quelque
chose comme un point d’orgue : sur trois écrans de grandes dimensions disposés entre les
arcatures de la salle, passait en boucle — d’un écran à l’autre et selon un léger décalage, sept
4
Cf. J.-L. Nancy, Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, p. 15-123.
secondes je crois5 — un montage de silences patiemment prélevés par l’artiste sur les dizaines
d’heures d’entretiens réalisés avec les survivants.
Silences montrés avec soin, puisque les brefs moments de « blanc » dans la parole
— lorsque le témoin cherche ses mots, ne les trouve plus, se décourage de sa propre
description, laisse venir à lui une remémoration émue-muette, etc. — avaient été isolés selon un
cadrage, en général assez proche, sur le visage du témoin, et ralentis selon un rapport de moitié.
Cela permettait de rendre visible le geste impliqué par chacun de ces moments fragiles. Silences
montés également, en sorte que se constituait un véritable « atlas des blancs » d’où, finalement,
se dégage quelque chose comme le gestus — mais un gestus en creux, si je puis dire — des
témoignage en tant que tels. Sur la base du dictum wittgensteinien, on pourrait proposer l’idée
que ce dont on ne peut parler, il faut non seulement le taire, mais encore le montrer. Et non
seulement le montrer, mais encore le monter, selon une cohérence visuelle que Wittgenstein,
précisément, aura voulu théoriser sous le nom d’Übersicht, la « vue synoptique », le « regard
embrassant6 ».
*
On pourrait imaginer, devant ce montage de silences, quelque chose comme la
version ultime d’une célèbre parabole hassidique. Lorsque son peuple était en danger, le Baal
Shem-Tov allait dans une certaine forêt, se plaçait devant un certain arbre et prononçait
certaines paroles ; alors, le peuple survivait. Puis, le descendant du Baal Shem-Tov, quand son
peuple était en danger, retournait lui aussi dans cette forêt que lui avait dite son aïeul, mais il ne
savait plus devant quel arbre exactement prononcer les paroles ; il les prononçait quand même,
en regardant ici et là, et cela suffisait pour que le peuple survive. Plus tard encore, le descendant
du descendant s’est exilé, plus personne ne sait où se trouve la forêt, elle a peut-être été
transformée en camp militaire ou en usine chimique ; mais tant pis, le descendant du
descendant, prononce les paroles dans son taudis de Brooklyn, et le peuple se sent survivre
5
Décalage dont la logique était d’abord difficile à saisir : c’est qu’il partait de droite et se « propageait » vers la
gauche. En réponse à ma question sur ce point, Esther Shalev-Gerz évoque spontanément sa double langue
maternelle : lituanienne (qui s’écrit de gauche à droite) et yiddish (qui s’écrit, comme l’hébreu, de droite à gauche).
6 L. Wittgenstein, Remarques sur « Le Rameau d’or » de Frazer (1930-1933), trad. J. Lacoste, Lausanne, L’Âge
d’Homme, 1982, p. 14-21. Cf. G. Didi-Huberman, Atlas ou le gai savoir inquiet. L’œil de l’histoire, 3, Paris, Les
Éditions de Minuit, 2011, p. 255-272.
malgré tout. Puis, il arrive au dernier venu d’avoir complètement oublié les paroles elles-mêmes ;
alors, il raconte simplement l’histoire, et le peuple survit dans son histoire.
Après Chantal Akerman qui a utilisé cette parabole en ouverture de son film
Histoires d’Amérique — et je crois me souvenir qu’elle y ajoute une réflexion sur la question de
savoir à qui, désormais, transmettre cette histoire, elle qui n’a pas d’enfant —, on pourrait
supposer qu’Esther Shalev-Gerz, dans son montage de silences, vient suggérer une possibilité
de survivance jusque dans l’échec à prononcer une phrase sur l’histoire. Tous les enfants de
survivants savent bien à quel point ce qui se transmet, d’une génération à l’autre, c’est d’abord et
avant tout le silence. On pourrait aussi faire l’hypothèse que, là où Esther Shalev-Gerz — avec
son mari Jochen Gerz — avait imaginé son fameux monument enterré7, elle fait désormais flotter
dans l’air les silences de quelques survivants, silences qui formeraient alors une sorte de
monument en suspens… « Gestes de plomb » d’un côté — puisque le Monument contre le
fascisme était recouvert de plomb tendu sur un bâti d’aluminium —, « gestes d’air » ici.
Inscriptions d’un côté (le plomb comme surface typographique), l’ininscriptible désormais (où
inscrire ses silences ?). C’est l’étrange gravité de ce qui flotte et ne se fixe pas, de ce qui
s’adresse à nous et ne se prononce pas.
Les choses, en réalité, sont plus compliquées que cela, je veux dire : plus
dialectiques. Ce n’est pas parce qu’elle a extrait tous ces moments de silence dans les récits des
témoins qu’Esther Shalev-Gerz a voulu, pour autant, les isoler. Ce qu’elle a voulu, au contraire,
c’est bien les confronter aux paroles elles-mêmes. Les prises de souffle du flutiste ne sont-elles
pas émouvantes et signifiantes précisément dans leur lutte physique pour restituer la musique de
Bach ? Les isoler de cette musique, n’est-ce pas les rendre vaines ou abstraites ? On aurait donc
bien tort d’isoler complètement — de fétichiser — ces silences qui furent recueillis par l’artiste,
montés et montrés par elle, en regard des paroles intégralement restituées à travers les
dispositifs de visionnage et d’écoute individuels.
Ainsi, cette collection de silences n’a rien d’un monument au silence comme tel. Ou,
dit autrement, d’un monument à l’indicibilité de la Shoah. Elle ne donne, plus modestement, que
le contre-motif — la contreforme, le creux, la doublure, le laps, mais efficaces et marquants — de
paroles aussi nécessaires que lacunaires (comme le sont, par ailleurs, les images elles-mêmes).
7
Cf. Jochen Gerz & Esther Shalev-Gerz : Das Harburger Mahnmal gegen Faschismus, Ostfildern, Verlag Gerd
Hatje, 1994.
Ne pourrait-on dire que le puzzle de la moindre phrase prononcée ne sera jamais achevé,
terminé, défini ? Les lacunes sont bien là — non seulement comme défauts, mais comme gestes
fondamentaux —, et c’est ce que montre l’œuvre d’Esther Shalev-Gerz. Le puzzle ne sera jamais
complété, depuis le niveau du moindre fragment de phrase prononcée jusqu’à celui de la société
tout entière des témoins de l’histoire. En 2005, peu avant l’achèvement du projet Entre l’écoute et
la parole, l’un des témoins s’est tout à coup dédit : il a repris son témoignage par-devers lui,
incapable de s’en ouvrir à ses proches, attendant peut-être de mourir pour que sa parole
devienne audible et partageable.
*
Un silence apparaît souvent au plus fort de la parole qui témoigne. Un silence porte
souvent — supporte en silence — l’intensité même de ce qui se dit. C’est là un des motifs les
plus puissants de ce qu’on pourrait nommer le cinéma de témoignage : dans le cadrage et la
durée des plans, dans la chute ou cut des séquences, dans le montage enfin se décident
véritablement la poétique et l’éthique d’une représentation de la parole capable de n’en pas
censurer les « blancs ». On voit cela tout au long de Shoah, le film de Claude Lanzmann, sans
qu’il soit nécessaire, me semble-t-il, d’en appeler à l’« irreprésentabilité » de cette histoire ou à la
« transcendance » de ces visages momentanément muets8. On en apprendra sans doute
beaucoup sur les choix de Claude Lanzmann le jour où l’analyse comparée des rushes et des
montages de Shoah aura été menée9. Le grand silence d’Abraham Bomba, dans la « seconde
époque » du film, constitue à ce titre un moment où tout se joue quant au destin du témoignage,
entre son incomparable force d’énoncé et son immense fragilité d’énonciation.
Abraham Bomba, on s’en souvient, raconte Treblinka avec un détachement
surprenant : il formule son récit avec des phrases impeccables prononcées sans faille, il semble
donc à bonne distance de ses propres affects et de ses images réminiscentes, les mots semblent
venir tout seuls, un peu mécaniquement, dans cette langue (l’anglais) qui n’est pourtant pas la
8
Comme on le lit dans l’ouvrage d’A. Alterman, Visages de Shoah, le film de Claude Lanzmann, Paris, Éditions du
Cerf, 2006, p. 219-270.
9 Cf. la recherche de doctorat actuellement menée par Rémy Besson sous la direction de Christian Delage à
l’EHESS (Lhivic) sur La mise en récit du film Shoah, ainsi que sa présentation à l’EHESS, en présence d’Esther
Shalev-Gerz, de l’installation Entre l’écoute et la parole dans le cadre d’une séance de séminaire intitulée « La place
du non articulé dans les témoignages filmés des survivants du génocide juif ».
sienne, et comme « détachés » par une étrange scansion syllabique qui va au-delà, me semble-til, d’un simple accent. C’est que la possibilité même de témoigner a pour condition
l’impersonnalité du récit pourtant décliné à la première personne. C’est comme si Abraham
Bomba ne pouvait raconter cela qu’à rendre son propre « je » inexistant, désaffecté. C’est
comme si la neutralité de ses gestes techniques — il est en train de coiffer quelqu’un devant la
caméra de Lanzmann — lui permettait d’articuler son insoutenable témoignage. Quand Claude
Lanzmann lui demande ce qu’il « éprouvait » alors, Abraham Bomba répond avec des données
de faits, façon de ne pas répondre. Quand Lanzmann réitère, un peu plus tard, sa question, il
répond que les sentiments avaient disparu, autre façon de forclore ses sentiments dans le creux
de sa parole. Mais, alors qu’il commence de parler d’un autre homme, d’évoquer un autre coiffeur
juif, lui aussi de Czestochowa, un autre homme dont nous ne saurons pas ce qu’il est devenu —
mais Bomba le sait évidemment —, un terrible silence tout à coup le prend à la gorge qui,
pendant de longues minutes, ne le lâchera plus. Le « je » d’Abraham Bomba était
hermétiquement rempardé, certes ; mais l’émotion surgit et le laisse coi au moment même où
c’est un autre — un semblable, un ami — qui est évoqué, en un sens invoqué. Le silence,
décidément, ne dit pas « je », et c’est à l’autre qu’il s’adresse. Il faudra l’insistance, oppressante
et nécessaire, de Lanzmann, puis un détour par une autre langue — quelques phrases
prononcées, comme pour soi-même, en yiddish — pour que le témoignage puisse reprendre son
cours10.
On pourrait dire, avec Jean-Luc Nancy, que dans ces blancs moments la
représentation — avec la transmission du récit qu’elle autorise — a été « interdite au sens de
surprise, interloquée, médusée11 ». On pourrait dire, avec Jacques Rancière, que de tels
moments font partie de la parole elle-même et n’« interdisent » en rien les images :
« L’irréparable n’interdit pas la parole, il la module différemment. Il n’interdit pas les images. Il les
oblige plutôt à bouger, à explorer des possibles nouveaux. Le caractère irréparable de ce qui a
eu lieu n’oblige en rien à élever des monuments à l’absence et au silence. L’absence et le silence
sont là, de toute façon, dans toute situation donnés. La question est de savoir ce que les
présents en font, ce qu’ils font des mots qui contiennent une expérience, des choses qui en
10
Cf. C. Lanzmann, Shoah (1985), Paris, Gallimard, 2001, p. 161-169.
J.-L. Nancy, « La représentation interdite », L’Art et la mémoire des camps. Représenter, exterminer, Paris, Le
Genre humain-Éditions du Seuil, 2001, p. 23.
11
retiennent le souvenir, des images qui la transmettent12. » Or, ces propositions, pour légitimes
qu’elles soient —chacune avec son choix particulier de vocabulaire —, apparaissent bien
générales, comme placées au-dessus ou en retrait des expériences singulières qu’elles ont pour
ambition de subsumer. On comprend alors que les « blancs soucis » du témoignage, comme on
les voit si clairement dans Shoah de Claude Lanzmann ou, autrement distribués, dans les
montages d’Esther Shalev-Gerz, sollicitent la pensée philosophique contemporaine à titre de
paradigme.
Puissant paradigme, au croisement de questions fondamentales pour l’esthétique
comme pour l’éthique. Le silence criant des survivants de la Shoah occuperait-il donc,
aujourd’hui, une place discursive équivalente à celle occupée, durant toute l’époque classique,
par le cri silencieux du célèbre Laocoon ? On se souvient comment Lessing, à partir d’une
considération sur le « cri [comme] expression naturelle de la douleur13 », louait dans le
personnage douloureux de la sculpture antique cette convenance de la représentation destinée à
éviter la béance : « Une bouche béante est, en peinture, une tache, en sculpture un creux, qui
produisent l’effet le plus choquant du monde, sans parler de l’aspect repoussant qu’elle donne au
reste du visage tordu et grimaçant14. » On se souvient aussi comment l’image digne de la douleur
exigeait, aux yeux de Lessing, la mise en avant d’un « unique instant », cet instant fécond, cet
« instant prégnant » capable de « laisser un champ libre à l’imagination » et donner naissance
aux convenables réponses affectives devant cette représentation du pathos15.
On sait, enfin, comment Roland Barthes a résumé cette économie de la
représentation sous le chef de ce qu’il appelait un tableau classique : « Le tableau (pictural,
théâtral, littéraire) est un découpage pur, aux bords nets, irréversible, incorruptible, qui refoule
dans le néant tout son entour, innommé, et promeut à l’essence, à la lumière, tout ce qu’il fait
entrer dans son champ ; cette discrimination démiurgique implique une haute pensée : le tableau
est intellectuel, il veut dire quelque chose (de moral, de social), mais aussi il dit qu’il sait
comment il faut le dire ; il est à la fois significatif et propédeutique, impressif et réflexif, émouvant
12
J. Rancière, « Le travail de l’image », Esther Shalev-Gerz, op. cit., p. 11.
G. E. Lessing, Laocoon (1766), trad. A. Courtin (1866) revue par J. Bialostocka, Paris, Hermann, 1990, p. 45.
14 Ibid., p. 51.
15 Ibid., p 55-56.
13
et conscient des voies de l’émotion16. » Comme Barthes le repère chez Diderot — à partir de
Lessing et du Laocoon —, le tableau suppose un instant prégnant soumis « toujours [à] la Loi : loi
de la société, loi de la lutte, loi du sens17. »
Il n’y a pas de place, dans une telle économie, pour ce que Barthes appelle
l’« innommé » — ces blancs instants désormais accueillis par Claude Lanzmann dans l’espace
du cinéma documentaire ou par Esther Shalev-Gerz dans celui de l’exposition artistique. En
plaçant Brecht et Eisenstein au même plan de « classicisme » que Diderot et Lessing, Barthes se
privait cependant de comprendre l’essentiel, à savoir qu’on ne dépasse l’économie du « tableau
classique » qu’à mettre en œuvre la brisure des cadres que développèrent, dans les années
vingt et trente du siècle dernier, les arts — picturaux, théâtraux, littéraires et cinématographiques
— du montage et de ses intervalles. Bien loin de ce que postule Roland Barthes, les « tableaux »
de Brecht et les « plans » d’Eisenstein ouvrent le cadre et laissent leur place aux béances, aux
silences, aux fêlures du sens, dans la mesure même où ils sont montés, contrastés, rythmés et
phrasés d’une certaine façon. Le Laocoon lui-même avait su échapper à l’économie classique
(en réalité néoclassique) de la « convenance », dès lors qu’il n’avait plus été regardé à travers
les critères statiques de Lessing — l’« unique instant » ou la convenance physiognomonique —
mais à travers ceux, mobiles, de Goethe quand il parle, devant la sculpture, d’une économie
vertigineuse de moments transitoires18.
*
Le montage de silences projetés par Esther Shalev-Gerz apparaît d’emblée sous cet
angle : c’est un recueil de moments transitoires. Bien que ralenti, chaque geste lié à ce suspens
dans la parole se voit bien vite coupé par le suivant, l’impression qui en résulte — et que rien ne
vient apaiser — étant celle de discontinuités visuelles alors que durent les silences.
Discontinuités et durées, failles et persistances : n’est-ce pas là le statut même de la parole qui
témoigne ? Esther Shalev-Gerz n’a jamais cessé, dans ses dispositifs aristiques, de susciter des
16
R. Barthes, « Diderot, Brecht, Eisenstein » (1973), Œuvres complètes, IV. 1972-1976, éd. É. Marty, Paris, Éditions
du Seuil, 2002, p. 339.
17 Ibid., p. 341 et 343.
18 J. W. Goethe, « Sur Laocoon » (1798), trad. J.-M. Schaeffer, Écrits sur l’art, Paris, Klincksieck, 1983 (rééd. Paris,
Flammarion, 1996), p. 165-178.
dialogues, de mettre en forme des situations interlocutoires : elle pose des questions aux uns et
aux autres, elle confronte les visages et les points de vue, elle s’inquiète des histoires — voire
des simples occasions de sourire — de chacun, elle interroge des objets (comme ceux retrouvés
dans la terre du camp de Buchenwald), des pratiques, (comme la photographie), au prisme de
chaque histoire singulière comme de l’histoire collective19… Ce faisant, elle questionne sans
relâche la transmission jusque dans ses effets de déroute ou de perdition : l’une de ses
installations s’intitule White Out, expression qui désigne la perte du sens de l’orientation pour
quelqu’un qui tente de trouver son chemin au milieu d’une tempête de neige20.
Les silences montrés et montés par Esther Shalev-Gerz ne sont pas simplement
des défauts de la parole des témoins. Ce sont des moments de transition, des chevilles
dialectiques, des scansions dans le tempo de l’histoire elle-même. Ce sont donc des événements
dans la parole, et même d’authentiques événements du témoignage. Événements tout ensemble
singuliers et collectifs, propres à celui dont le discours défaille mais adressés à tous ceux qui
acceptent d’écouter, dans chaque défaillance du discours, le désir brûlant d’ouvrir toujours plus
les limites du dicible, de partager encore cette commune exigence de l’histoire (et j’entends
« histoire » dans les deux sens du devenir historique exigeant nos prises de position, si discrètes
soient-elles, et du récit historique exigé à partir du témoignage, si fragile soit-il). Comme Gilles
Deleuze l’a bien souligné dans Logique du sens, « il n’y a pas d’événements privés, et d’autres
collectifs ; pas plus qu’il n’y a de l’individuel et de l’universel, des particularités et des généralités.
Tout est singulier, et par là collectif et privé à la fois, particulier et général, ni individuel ni
universel. Quelle guerre n’est pas l’affaire privée, inversement quelle blessure n’est pas de
guerre, et venue de la société tout entière ? Quel événement privé n’a pas toutes ses
coordonnées, c’est-à-dire toutes ses singularités impersonnelles sociales21 ? »
Monter ses silences, pour Esther Shalev-Gerz, c’était montrer deux fois la fêlure :
une fois la fêlure silencieuse dans la parole du témoin, une autre fois la fêlure qui, d’une image
l’autre — d’un silence l’autre —, révèle la construction formelle d’un temps démonté puis remonté
19
Cf. Esther et Jochen Gerz : Raisons de sourire. Le fragment d’Arles, Arles, Actes Sud, 1997. Esther Shalev-Gerz :
Les portraits des histoires. Aubervilliers, Paris-Aubervilliers, École nationale supérieure des Beaux-Arts-Les
Laboratoires d’Aubervilliers, 2000. Esther Shalev-Gerz : Est-ce que ton image me regarde ?, Hanovre, Sprengel
Museum, 2002. Esther Shalev-Gerz : First Generation, Fittja, Multicultural Centre Botkyrka, 2006. Esther ShalevGerz : MenschenDinge — The Human Aspect of Objects, Weimar, Stiftung Gedenkstätten Buchenwald und
Mittelbau-Dora, 2006. Esther Shalev-Gerz : Der letzte Klick, Braunschweig, Museum für Photographie, 2010.
20 Cf. Esther Shalev-Gerz : Tva˚ installationer, Stockholm, Historiska Museet, 2002, p. 8-35.
21 G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 178.
par l’artiste. Confronter ces silences, dans l’économie de l’installation Entre l’écoute et la parole,
à l’intégralité des témoignages prononcés, c’était aussi montrer la fêlure avec le lien, fêlure dans
le lien (silences dans la parole) et lien dans la fêlure (montage des silences avec montage des
paroles). Alors, en effet, la fêlure n’est plus « personnelle » ou individuelle : son montage avec
toutes les autres rend possible la compréhension de quelque chose qui passe entre tous ces
silences, entre toutes ces paroles, et qui serait une communauté de la fêlure. « La méthode,
écrivait Eisenstein, c’est la fracture et l’assemblage [rendus] visibles22. » C’est en cela que le
montage de quelques fêlures singulières apparaît d’emblée comme une décision politique autant
qu’esthétique, comme nous l’indiquent Gilles Deleuze commentant La Bête humaine de Zola ou,
récemment, Pierre Zaoui lorsqu’il écrit, dans La Traversée des catastrophes, qu’une théorie de la
fêlure est nécessaire pour expliquer « comment les bouleversement les plus effectifs, les plus
féconds, les plus profonds pour tous les hommes peuvent s’avérer les plus silencieux, les plus
imperceptibles, les moins collectifs23 ».
En quoi ce qui concerne « tous les hommes » pourrait-il apparaître dans le silence
momentané de quelques paroles singulières, bref, dans l’exercice « le moins collectif » qui soit
puisqu’il brise, justement, la continuité du dialogue voire le lien social avec autrui ? Telle est,
exactement, la question que nous adressent ici les silences de ces témoins, ces blancs soucis du
témoignage. Mais qu’est-ce qu’un souci, au juste ? C’est, d’abord, un dysfonctionnement, comme
lorsqu’on dit, devant un téléphone qui reste muet, par défaut de connexion ou batterie en panne,
« il y a un souci ». Ce sont les « blancs » de la parole du témoin en tant que « pannes »
momentanées : en tant qu’ils le font échouer à dire ce que sa position de témoin, pourtant,
l’engage à dire. Plus fondamentalement, le souci est un tourment : un symptôme plus ou moins
douloureux qui vient traverser, inquiéter, l’exercice normal d’une activité quelconque. Les
« blancs soucis » du témoin signalent donc ces moments où il ne parvient pas à nommer quelque
chose, mais aussi la perturbation psychique qui en marque la cause et, bientôt, la conséquence
aussi.
Notre français « soucier » vient d’un verbe latin qui signifie « remuer, agiter
fortement, troubler, inquiéter, soulever, provoquer »… Le souci nous agite parce qu’il remue et
22
S. M. Eisenstein, « Ermolova » (1937-1939), trad. A. Zouboff, Cinématisme. Peinture et cinéma, éd. F. Albera,
Bruxelles, Éditions Complexe, 1980 (rééd. Dijon, Les Presses du réel, 2009), p. 224. Je souligne.
23 G. Deleuze, Logique du sens, op. cit., p. 180-189 et 373-386. P. Zaoui, La Traversée des catastrophes.
Philosophie pour le meilleur et pour le pire, Paris, Éditions du Seuil, 2010, p. 320.
soulève — tel un mouvement tectonique — des pans entiers de notre conscience, de notre
langage. Il s’infiltre par toutes nos fêlures et survient — telle une fumée de soufre — comme un
« blanc » dans l’espace de nos pensées ou de nos paroles. C’est l’échappée d’une angoisse ou
d’un désir inscient qui contrarie la mise en mouvement de notre volonté. Comment ne pas voir,
dans le montage d’Esther Shalev-Gerz, que les « blancs » dans la parole des témoins sont
autant d’émanations du souffrir qui viennent, pour ainsi dire, empoisonner leur volonté de récit ?
Et qu’il en résulte souvent chez eux ce sentiment de malaise, d’impouvoir et d’angoisse qui les
ramène, les fixe, les emprisonne muettement dans l’insoutenable d’une image réminiscente
échouant à se délier en paroles ?
Le verbe latin d’où vient notre français « soucier » est le verbe sollicitare. Son sens
physique (agiter, remuer) aura donné lieu à tout un vocabulaire du tourment psychique, de
l’inquiétude, mais aussi — ou pour cela même — du désir amoureux (voilà pourquoi sollicitare
veut également dire « exciter, provoquer, attirer »). Le souci est tourment parce qu’il est tendu
vers l’autre quand l’autre ne cesse de se dérober : il manifeste donc la sollicitude du désir, de
l’amour et, en général, de l’attention accordée au monde et à autrui. On sait que Martin
Heidegger, juste après avoir traité de l’angoisse en tant que « révélation privilégiée de l’être-là »,
posait dans Être et temps le souci (Sorge) à une place tout à fait fondamentale, qui était celle de
« l’être de l’être-là », pas moins24. Mais, pour dire cette légitime position de prééminence ou de
préexistence — « le souci est existentialement et aprioriquement “antérieur” à tout
“comportement” et à toute “situation” facticiels de l’être-là, ce qui signifie qu’il est toujours-déjà
présent en tout comportement et en toute situation » —, Heidegger déclarait se prémunir contre
toute « anthropologie concrète25 ». Ce qui l’aura probablement exempté du « souci concret » à se
faire dans une période historique — celle-là même dont les témoignages montrés par Esther
Shalev-Gerz ont le souci —, une période où il y avait « de quoi s’en faire » (du souci), comme on
le dit couramment. Tout autre fut, soit dit en passant, la position de Georges Bataille quand il
ajointait, dans L’Expérience intérieure, l’existence de chaque instant à une exigence posée
comme souci, comme inquiétude inapaisable devant le temps26.
24
M. Heidegger, L’Être et le temps (1927), trad. R. Boehm et A. de Waelhens, Paris, Gallimard, 1964, p. 226-240.
Ibid., p. 236-237.
26 G. Bataille, L’Expérience intérieure (1943), Œuvres complètes, V, Paris, Gallimard, 1973, p. 83.
25
Il y a, enfin, une histoire poétique du souci. Je la résumerai en trois simples
moments27. Le premier est celui de la beauté : c’est lorsque Malherbe invente cette admirable
expression du désir ou du regard comme ce qui va et vient, comme une vague, entre le donné et
le retiré : « Beauté, mon beau souci, de qui l’âme incertaine / A, comme l’Océan, son flux et son
reflux28… » Le deuxième moment est l’antithèse d’où je suis parti, celle de Mallarmé saluant le
blanc comme cheville dialectique de tout souci : « Solitude, récif, étoile / À n’importe ce qui valut /
Le blanc souci de notre toile29. » Le troisième moment pourrait être celui où le montage assume
l’un et l’autre des deux précédents termes : c’est lorsque Jean-Luc Godard, reprenant et
prolongeant la formule de Malherbe, compare le montage, son « beau souci », à un « battement
de cœur », un « raccordement sur un regard » ou encore ce qu’il nomme la « mise d’une
inconnue en évidence » lorsque, dans le travail sur les images, on parvient à « faire ressortir
l’âme sous l’esprit, la passion derrière la machination, [et à] faire prévaloir le cœur sur
l’intelligence en détruisant la notion d’espace au profit de celle du temps30. »
*
Les « blancs soucis » du témoignage témoignent eux-mêmes de mouvements de
temps — mouvements pluriels et temps pluriels — à l’œuvre dans la diégèse de chaque récit
historique. Ils sont affaire de montages et d’intervalles, de fractures et d’assemblages
anachroniquement réunis selon des processus d’attraction ou, au contraire, de conflits. Parler en
général du silence dans la parole, parler du souci hors de toute « anthropologie concrète » ne
nous amène pas très loin, seulement à de belles notions dénuées de chair, dénuées de gestes. Il
faudrait, regardant le montage d’Esther Shalev-Gerz, savoir redescendre des grands paradigmes
— « l’instant prégnant » selon Lessing ou « l’être de l’être-là » selon Heidegger — vers les petits
syntagmes : descendre, en somme, depuis une philosophie du silence en général vers ces
27
On pourra consulter le recueil poétique et philosophique constitué par R. Millet et J.-M. Maulpoix autour du motif
« Le souci » dans Recueil, n° 3, 1986, p. 65-170.
28 F. de Malherbe, « Dessein de quitter une dame qui ne le contentait que de promesse » (1600), Œuvres, éd. A.
Adam, Paris, Gallimard, 1971, p. 21.
29 S. Mallarmé, « Salut », op. cit., p. 27.
30 J.-L. Godard, « Montage, mon beau souci » (1956), Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, I. 1950-1984, éd. A.
Bergala, Paris, Cahiers du cinéma, 1985 (éd. 1998), p. 93.
discrets segments ou brins de silences que nous découvrons, ici et là, au fil des récits produits
par les témoins de l’histoire.
Le témoignage ne « sort » pas du silence, comme on pourrait d’abord le croire en
écoutant le récit de tous ceux qui ont décrit leur accession à la parole sur fond d’une préalable
mutité ressentie comme prison, comme un camp dans le camp, si l’on peut dire31. On sait bien
que, à l’autre bout de ce spectre, la mémoire peut être menacée par sa saturation même :
« Mémoires saturées. Nous aurions besoin de silence », comme l’écrit Régine Robin32. La
mémoire elle-même a besoin de ses propres « blancs » : la réticulation de ses veines, de ses
lieux intervallaires, de ses propres fêlures. Et c’est ce qu’ont bien compris quelques
psychanalystes33, mais surtout quelques grands écrivains tels Primo Levi ou Samuel Beckett,
pertinemment réunis par Robert Harvey dans son livre Witnessness34.
Les moments de silence dans le témoignage forment bien les blancs soucis de
l’histoire qui cherche alors à se raconter. Ils en sont les symptômes, au sens étymologique de ce
qui « tombe avec ». Ils interrompent le cours du récit au moment même où c’est du temps — un
autre temps que celui du récit — qui remonte par les fêlures entre les mots prononcés. Ils
marquent le rythme réel de la mémoire au travail. Ils sont donc affaire de temps et de
contretemps, de coups et de contrecoups. Ils surgissent en des lieux privilégiés, là où tout
pourrait tout à coup bifurquer, ce que les géomètres nomment pertinemment des catastrophes.
Ils sont le fléau de la balance destinale, la croisée des chemins de la parole. Ils adviennent à la
cheville dialectique des conflits inhérents à la mémoire elle-même : quand le récit lutte avec ce
qui veut l’effacer du dedans (douleur de dire) ou du dehors (effroi d’entendre). Un survivant de la
31
Cf. S. Braun, Personne ne m’aurait cru, alors je me suis tu. Entretien avec Stéphane Guinoiseau, Paris, Albin
Michel, 2008. N. Heinich, Sortir des camps, sortir du silence. De l’indicible à l’imprescriptible, Bruxelles, Les
Impressions nouvelles, 2010.
32 R. Robin, La Mémoire saturée, Paris, Stock, 2003, p. 375.
33 Cf. P. Fédida, L’Absence, Paris, Gallimard, 1978, p. 13-51 et 197-238. Id., Le Site de l’étranger. La situation
psychanalytique, Paris, PUF, 1995, p. 7-220. A.-L. Stern, « Le poumon. Wo es war : weiss — un blanc » (1986), Le
Savoir-déporté. Camps, histoire, psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 2004, p. 164-167 (sur le Ausweis, le Weise
et le Weiss : le « vos papiers ! », la sagesse et le blanc). Id., « Sois déportée… et témoigne ! » (1996), ibid., p. 105113. N. Zaltzman (dir.), La Résistance de l’humain, Paris, PUF, 1999. J. Altounian, L’Intraduisible. Deuil, mémoire,
transmission, Paris, Dunod, 2005.
34 Cf. R. Harvey, Witnessness. Beckett, Dante, Levi and the Foundations of Responsibility, New York-Londres,
Continuum, 2010, p. 40-46 (sur l’intervalle) et 70-74 (sur le whit, le white et le blank : le brin, le blanc et la lacune).
Shoah disait un jour à Régine Waintrater que le témoin est « un muet qui tente de parler à un
sourd qui essaye de l’entendre35. »
Les « blancs soucis de notre histoire » sont ainsi comme des points d’achoppement
ou d’arrachement, des zones centrales sur le champ de bataille de la mémoire en acte, là où tout
se bloque ou, au contraire, se précipite et bifurque. Ils surgissent dans l’œil des cyclones : là où
le devoir — « Bonnes gens, n’oubliez pas, bonnes gens, racontez, bonne gens, écrivez ! », selon
l’appel déchirant lancé par Simon Doubnov juste avant d’être assassiné, le 8 décembre 1941,
lors de la liquidation du ghetto de Riga36 — lutte avec l’impouvoir et la défaillance des mots. Là
où règne l’angoissant double bind de produire un phrasé au plus près de l’expérience et de n’être
pas seulement « subjectif » tout en évitant d’être trop « distancié », façon de se montrer
« artificiel ». Là où la plus grande dignité le dispute constamment à la honte, et la modestie
impersonnelle au caractère fatalement privé de tout témoignage.
Témoigner, c’est construire une filiation : c’est dérouler des fils (des filaments, des
trames de parole) pour que des fils (des enfants en général, des descendants) puissent euxmêmes configurer quelque chose de l’histoire qui les a formés. C’est tenter de « retrouver le fil de
sa vie » dans les déchirures de l’histoire37. C’est faire se confronter des mouvements de liaison
avec des moments de déliaison, étant bien entendu que la liaison elle-même, cet impératif
éthique, ne sauve de rien et peut faire resurgir toute la douleur du trauma38 : en sorte que les
« blancs soucis » apparaissent tour à tour comme de muettes pointes de la douleur et comme
des écrans pour s’en protéger, l’espace d’un silence, d’un « plan blanc », d’un intervalle (d’un
mur devant nos pas ou d’un trou sous nos pas). Mais dans chaque silence surgit aussi quelque
chose comme un montage anachronique où entrent en lutte un présent erratique avec un passé
35
R. Waintrater, Sortir du génocide. Témoignage et survivance, Paris, Payot & Rivages, 2003 (éd. 2011), p. 242.
Cité par P. Vidal-Naquet, « Simon Doubnov : l’homme-mémoire », préface à S. Doubnov, Histoire moderne du
peuple juif (1923-1941), trad. S. Jankélévitch, Paris, Éditions du Cerf, 1994, p. V (repris dans Réflexions sur le
génocide. Les Juifs, la mémoire et le présent, III, Paris, La Découverte, 1995, p. 77). Cette citation ouvre également
le livre d’A. Wieviorka, L’Ère du témoin, Paris, Plon, 1998 (rééd. Paris, Hachette Littératures, 2002), p. 9. Dès janvier
1915, les écrivains juifs Isaac Leib Peretz, Jacob Dinezon et Shalom Ansky écrivaient ceci : « Nous nous tournons
donc vers notre peuple, qui est maintenant et pour toujours emporté dans le maëlstrom général, vers tous les
membres de notre peuple, hommes et femmes, jeunes et vieux, qui vivent et qui souffrent, voient et entendent, pour
leur crier : Devenez des historiens ! […] Enregistrez, notez, rassemblez des documents ! » Cité par D. G. Roskies,
« La Bibliothèque de la Catastrophe juive », trad. J. Ertel, Pardès, n° 9-10, 1989, p. 203.
37 R. Waintrater, Sortir du génocide, op. cit., p. 30-32.
38 Ibid., p. 113 et 222-226.
36
en lambeaux. Il s’agit, à chaque fois, de « survivre à son passé39 » ; à chaque fois, de faire se
toucher le vif de la remémoration (douleur quand « je m’en souviens comme si c’était hier ») et la
nécrose de l’oubli (douleur quand « je ne me souviens plus de rien »).
Voilà, enfin, comment le témoin en arrive à se tenir sur la brèche d’un langage livré
au surgissement muet — ou à la poussée inflammatoire — des images. Le silence tombe comme
un couperet lorsque la parole se trouve interloquée par ce que les survivants nomment
quelquefois des « flashes » ou des « trous », des « béances mal refermées » d’où surgissent les
« cauchemars », les « images enfermées » du trauma40. On se souvient d’avoir « vu sans
comprendre41 », et des images muettes s’imposent alors — ou s’interposent — comme des vues
déliées, des visions encore privées de tout lien symbolique. Flashes vides de sens, arrêts sur
images ou images en boucle tournant désespérément sur elles-mêmes : c’est tout cela, avec les
affects liés, encore incapables de se désenclaver dans la parole, qui peut venir se bousculer
dans chaque silence.
Il n’y a donc rien de simple dans les « blancs soucis » du témoignage. Le silence
n’est pas un matériau uniforme, loin de là. Ce peut être tour à tour une impasse ou un passage,
un bloc ou une respiration, une absence de son, je veux tout aussi bien dire une absence de
sens, ou bien leur résonance souveraine. « Ce n’est rien dire précisément que parler
d’ineffable », écrivait Jean Paulhan en ouverture à ses Fleurs de Tarbes42. Si, devant le montage
d’Esther Shalev-Gerz, on décidait de se livrer à l’« anthropologie concrète », précise,
micrologique, de chaque silence recueilli à chaque interruption de parole, à chaque suspension
des mots — quels mots avant ? quels mots après ? quel ton ? quel phrasé ? quelles mimiques ?
—, on parviendrait peut-être à dresser une cartographie des champs de batailles que se livrent,
au cours du témoignage, chaque silence avec chaque silence et chaque mot, chaque mot avec
chaque mot et chaque silence.
*
39
Ibid., p. 116-117.
Ibid., p. 94-99.
41 Ibid., p. 163-164.
42 J. Paulhan, Les Fleurs de Tarbes, ou la Terreur dans les Lettres, Paris, Gallimard, 1941 (éd. 1990), p. 23.
40
Le témoin ne cesse pas de l’être au moment où il suspend sa parole. Le blanc
souci, dans la mesure même où il peut survenir comme symptôme ou tourment de la parole, ne
cesse pas de manifester cette sollicitude, ce souci de l’autre qui fonde la dimension éthique du
témoignage. L’image « bloquée » dans le silence — à ce moment soudain où le discours échoue
à décrire, à raconter — cherche encore son issue, c’est-à-dire sa capacité d’être adressée,
transmise, et de solliciter l’imagination de l’auditeur. Il s’agit, en somme, de raconter encore, fûtce dans les blancs du récit. Il s’agit de faire passer des images en dépit — ou à travers — les
silences de la parole : « Le traumatisme a fixé définitivement le contour des images les plus
intimes, privant ainsi le survivant de toute possibilité de retouche ultérieure. On assiste alors à un
véritable “arrêt sur image”, d’où tout mouvement a disparu, ne laissant pour seule trace qu’une
série de plans fixes qui repassent en boucle. Or, ce sont précisément ces images que le témoin
est invité à ouvrir pour les donner à voir à un témoignaire qui ne les a pas vues43. »
Se taire, ce n’est pas nier quoi que ce soit44. Se taire au milieu d’un récit, ce n’est
pas, non plus, renoncer à le transmettre. Par exemple, Georges Perec a trouvé, dans W ou le
souvenir d’enfance, une façon admirable d’accueillir les trous de sa mémoire dans le phrasé
même de son histoire. Il pose d’abord ses « blancs soucis » comme de simples et objectifs
défauts de la mémoire : « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance. […] Je ne sais où se sont brisés
les fils qui me rattachent à mon enfance. […] Mon enfance fait partie de ces choses dont je sais
que je ne sais pas grand-chose. […] Je dispose d’autres renseignements concernant mes
parents, je sais qu’ils ne me seront d’aucun secours pour dire ce que je voudrais en dire. […] Il y
a eu la Libération ; je n’en ai gardé aucune image, ni de ses péripéties, ni même des
déferlements d’enthousiasme qui l’accompagnèrent et la suivirent et auxquels il est plus que
probable que je participai45. » Il se trouve, note à un moment l’écrivain, que « Perec » vient de
« Peretz » qui, en hébreu, veut dire le trou46.
Mais Georges Perec sait aussi combien de tels « blancs » traversent sa vie comme
autant de tourments de la mémoire. C’est ce qui apparaît dans l’étrangeté affective qui consiste à
aimer surtout un souvenir qui lui manque (« de tous les souvenirs qui me manquent celui-là est
43
R. Waintrater, Sortir du génocide, op. cit., p. 220.
Cf. C. Coquio (dir.), L’Histoire trouée. Négation et témoignage, Nantes, L’Atalante, 2003.
45 G. Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Denoël, 1975 (rééd. Paris, Gallimard, 1993), p. 17, 25, 62 et 183.
46 Ibid., p. 56.
44
peut-être celui que j’aimerais le plus fortement avoir47 »). C’est ce qui donne aux souvenirs
existants l’aspect de fragments épars, comme des bouts de statues à demi enfouis dans un
champ de ruines anciennes (« les souvenirs existent, fugaces ou tenaces, futiles ou pesants,
mais rien ne les rassemble. Ils sont comme cette écriture non liée, faite de lettres isolées
incapables de se souder entre elles pour former un mot […], ou comme ces dessins dissociés,
disloqués, dont les éléments épars ne parvenaient jamais à se relier les uns aux autres […],
morceaux de vie arrachés au vide. Nulle amarre. Rien ne les ancre, rien ne les fixe. Presque rien
ne les entérine48 »). Souvenirs tourmentés par des blancs qui prédominent : souvenirs brumeux
(« je fus sévèrement puni, mais je ne me rappelle plus en quoi consista la punition. Ce souvenir
brumeux pose des questions fumeuses que je n’ai jamais réussi à élucider49 ») ; souvenirs
inventés ou empruntés à autrui50 ; souvenirs tourmentés de la découverte des images des camps
(« je me souviens des photos montrant les murs des fours lacérés par les ongles des gazés et
d’un jeu d’échecs fabriqué avec des boulettes de pain51 »).
Il faut, enfin, assumer de transmettre : les « blancs soucis » de Georges Perec
deviennent alors sollicitations de la mémoire, sollicitations à écrire malgré tout, sollicitude envers
le témoignaire, l’interlocuteur ou le lecteur. Mais cela n’est possible qu’en assumant les lacunes
et en inventant pour cela un dispositif capable de les lier avec tout le reste, bref, un art du
montage qui donnera au récit toute sa force, toute sa nécessité. Assumer les lacunes : c’est
quand Perec n’a plus, pour tout souvenir d’un certain épisode de sa vie, que l’image d’une lettre,
une sorte de — fausse — lettre hébraïque dont le tracé entoure un vide ; ou bien quand apparaît
le signe typographique du suspens et de l’intervalle — « (…) » —tout seul sur une page
blanche52. Mais assumer les intervalles ne va pas sans construire un montage, c’est-à-dire
l’ouverture d’un champ de possibilités — voire d’une fécondité réminiscente — par-delà toutes
les limites de l’oubli. C’est ainsi que trois souvenirs consignés, à peine organisés, en appelleront
un quatrième inopinément surgi du vide entre les précédents53. C’est ainsi que les souvenirs vont
se trouver associés — par quelque chose qui ressemble à un montage parallèle — au récit
47
Ibid., p. 74.
Ibid., p. 97-98.
49 Ibid., p. 164.
50 Ibid., p. 184.
51 Ibid., p. 215.
52 Ibid., p. 27-28 et 89.
53 Ibid., p. 78-80.
48
imaginaire tiré des mondes enfantins de l’auteur. C’est ainsi que le Maintenant va rencontrer
l’Autrefois et l’histoire politique le monde de l’écriture54. Moyennant quoi, Georges Perec aura
trouvé sa façon à lui de témoigner avec ses lacunes : sa forme pour écrire avec ses « blancs
soucis ». « Je sais que ce que je dis est blanc, est neutre, est signe une fois pour toutes d’un
anéantissement une fois pour toutes. C’est cela que je dis, c’est cela que j’écris et c’est cela
seulement qui se trouve dans les mots que je trace, et dans les lignes que ces mots dessinent, et
dans les blancs que laissent apparaître l’intervalle entre ces lignes55. »
*
Quand le témoin s’interrompt dans son récit et laisse, pour un moment — selon des
raisons qui peuvent être fort différentes —, régner le silence, cesse-t-il pour autant de raconter
son histoire ? Certainement pas. Ce qu’il fait alors n’est qu’emprunter un chemin de traverse, à
supposer que le langage soit la voie royale. Ainsi l’histoire passe malgré tout, comme si elle
passait en contrebande, à supposer que le langage soit un commerce légal. On sait que les
Anciens ne revenaient pas muets de leurs champs de bataille : ils avaient pour en parler un style
poétique approprié, l’épos, qui avait justement pour vertu, comme l’a expliqué Emil Staiger, de
mettre l’histoire sous les yeux de tous : « La langue épique représente. Elle fait signe vers
quelque chose. Elle montre. » En quoi, d’ailleurs, le récit épique « présente une parenté avec les
arts plastiques56. » Mais qu’en sera-t-il pour celui qui revient des camps et se propose de
raconter une histoire évidemment privée de tout ingrédient épique, délibérations divines ou
colères héroïques, splendeur des boucliers ou lamentations grandioses ?
Bien qu’il ait évidemment ignoré cette situation inédite, Walter Benjamin, sur la base
de la crise du récit observée à la fin de la Première Guerre mondiale — la première guerre des
grands massacres de masse, des techniques de gazage, etc. —, a posé tous les termes du
problème dans son essai de 1936 sur « Le conteur » (der Erzähler). « N’a-t-on pas constaté, au
moment de l’armistice, que les gens revenaient muets du champ de bataille — non pas plus
54
Ibid., p. 222.
Ibid., p. 63.
56 E. Staiger, Les Concepts fondamentaux de la poétique (1946), trad. R. Célis, M. Gennart et R. Jongen, Bruxelles,
Éditions Lebeer-Hossmann, 1990, p. 73 et 79.
55
riches, mais plus pauvres en expérience communicable57 ? » Cette observation pourrait d’abord
sembler contradictoire avec l’énorme production testimoniale liée au conflit depuis 1914 jusqu’à
1918 et bien au-delà58. Mais Benjamin posait la question dans des termes philosophiques où les
notions de témoignage et de récit prennent tout leur sens : qu’est-ce donc que la transmission
d’une expérience ? Sur ce point, dit-il, on doit commencer par constater que « le cours de
l’expérience a chuté », ce qui donne à la figure du conteur, à laquelle il veut rendre hommage, le
statut problématique d’un « phénomène déjà lointain, et qui s’éloigne de plus en plus59. »
Benjamin distingue alors deux raisons, au moins, pour comprendre une telle crise
du récit, un tel « éloignement » — ou déclin — de la figure du conteur. D’un côté se tient la figure
du journaliste, qui fournit de l’information sur l’histoire selon une temporalité tout autre ; d’un
autre côté se tient la figure du littérateur, qui fabrique du roman sur l’histoire selon une
subjectivité tout autre. Le conteur est moins précis, moins objectif que le journaliste ; il est moins
original, moins subjectif que le romancier. Il n’apparaît, à tout prendre, que comme un modeste
artisan de l’expérience à transmettre. De là sa vocation à l’anonymat (pour ce qui le concerne) et
à la « sagesse pratique » (pour ce qui concerne les leçons de son récit60). Contrairement à la
compétence du journaliste, l’activité du conteur revient souvent à « savoir rapporter une histoire
sans y mêler d’explication61 ». Contrairement à l’art du romancier, l’artisanat du conteur revient
souvent à ne pas élever son récit à une affaire de « je », quoiqu’il laisse fatalement des traces
singulières sur l’histoire racontée, exactement « comme le potier laisse sur la coupe d’argile
l’empreinte de ses mains62. »
Or cette dimension pratique, voire terre à terre, du récit transmis par le conteur n’est
pas séparable, selon Benjamin, de son caractère éthique : « Celui-ci se traduit parfois par une
moralité, parfois par une recommandation pratique, ailleurs encore par un proverbe ou une règle
de vie — dans tous les cas le conteur est un homme de bon conseil pour son public. Si
l’expression “être de bon conseil” commence aujourd’hui à paraître désuète, c’est parce que
57
W. Benjamin, « Le conteur. Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov » (1936), trad. M. de Gandillac, revue par P.
Rusch, Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 115-116.
58 Cf. C. Didier (dir.), 1914-1918 : Orages de papier. Les collections de guerre des bibliothèques, Strasbourg-Paris,
Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg-Somogy, 2008.
59 W. Benjamin, « Le conteur », art. cit., p. 114-115.
60 Ibid., p. 116-121.
61 Ibid., p. 123.
62 Ibid., p. 127.
l’expérience devient de moins en moins communicable63. » Il y a pourtant quelque chose de cela
chez des auteurs exemplairement « modernes » tels que Bertolt Brecht et, surtout, Franz Kafka.
Quelque chose qui, pour ainsi dire, sécularise l’éthique de la mémoire qui caractérisait la poésie
épique des Anciens : « La mémoire fonde la chaîne de la tradition, qui transmet de génération en
génération les événements passés. Elle est la muse du genre épique dans son acception la plus
large. Elle embrasse tous les sous-genres de l’épopée. Parmi ceux-ci figure au premier rang l’art
incarné par le conteur. C’est la mémoire qui tisse le filet que forment en définitive toutes les
histoires. Car celles-ci se raccordent toutes entre elles, comme les grands conteurs,
particulièrement les Orientaux, se sont toujours plus à le souligner. En chacun d’eux vit une
Schéhérazade, pour qui chaque épisode d’une histoire en évoque tout aussitôt une autre. Nous
rencontrons là la forme épique du souvenir, qui est le principe inspirateur du récit64. »
Telle est la fondamentale sagesse du récit. Elle implique, chez l’auditeur, le « don
de prêter l’oreille » et l’art, transmis à tous par le conteur, de « reprendre [pour soi et pour les
autres] les histoires qu’on a entendues65 ». Et c’est pourquoi la figure du conteur vient rejoindre,
aux yeux de Walter Benjamin, la figure du juste : « Le conteur est la figure sous laquelle le juste
se rencontre lui-même66. » Qu’est-ce que cela implique ? Que le conteur — ni artiste, ni savant,
ni génie — porte, en toute humilité, le fardeau de la mémoire du monde. Et que son récit,
contrairement aux belles âmes solitaires des romans, engage la mémoire comme un véritable
bien commun67. Le conteur, en cela, « tient au peuple par les racines les plus profondes [et]
s’enracinera toujours dans le peuple », depuis les contes de nos imaginations enfantines
jusqu’aux récits de nos inquiétudes adultes68.
*
Le silence du témoin ne serait-il pas à sa parole ce que la dépouille est au visage
vivant ? On a souvent l’impression que le survivant des camps — quelqu’un qui, en général,
63
Ibid., p. 119.
Ibid., p. 135.
65 Ibid., p. 126.
66 Ibid., p. 151.
67 Ibid., p. 126.
68 Ibid., p. 138-142.
64
affirme qu’il s’éprouve lui-même comme une sorte d’Orphée, un revenant des enfers —, parle
depuis deux états enchevêtrés mais contradictoires : encore visage et déjà dépouille. C’est
comme si le témoin parlait au présent, mais également depuis un temps où il aurait été mort déjà.
Il sait aussi — c’est en tout cas ce qui apparaît dans le montage d’Esther Shalev-Gerz, où tous
les témoins qui parlent sont des gens âgés — qu’il est un mort bientôt. Et que, pour cela même,
son récit se voit marqué par une étrange vivacité, une urgence toute particulière à être transmis.
Ce n’est sans doute pas un hasard si la réflexion de Walter Benjamin sur la figure
du conteur prend appui sur le silencieux récit qu’offre, à ses yeux, le visage du mourant : « C’est
surtout chez le mourant que prend forme communicable non seulement le savoir ou la sagesse
d’un homme, mais au premier chef la vie qu’il a vécue, c’est-à-dire la matière dont sont faites les
histoires (der Stoff, aus dem die Geschichten werden). De même qu’au terme de son existence, il
voit défiler intérieurement une série d’images (eine Folge von Bildern) — visions de sa propre
personne, dans lesquelles, sans s’en rendre compte, il s’est lui-même rencontré —, ainsi, dans
ses expressions et ses regards, surgit soudain l’inoubliable (das Unvergeßliche), qui confère à
tout ce qui a touché cet homme l’autorité que revêt aux yeux des vivants qui l’entourent, à l’heure
de la mort, même le dernier des misérables. C’est cette autorité qui est à l’origine du récit. » Et
c’est ainsi que, finalement, « la mort est la sanction de tout ce que relate le conteur69. »
« “Nul ne meurt si pauvre, dit Pascal, qu’il ne laisse quelque chose”. Il laisse aussi
des souvenirs », dont chacun de nous, suggère Benjamin, sera convoqué à se reconnaître — ou
pas — comme l’héritier70. Même le soixantième témoin, dans le cas des récits pris en charge par
Esther Shalev-Gerz, transmettra un jour quelque chose de l’histoire de sa vie à quelqu’un qui, luimême, s’il le veut bien, le transmettra à tout le monde. Il suffit d’attendre en sachant qu’un récit
peut toucher ses destinataires bien longtemps après avoir été produit, ce qui manifeste sa force
incomparable, qui est sa puissance à survivre : « Il ressemble, écrit Benjamin, à ces graines
enfermées hermétiquement pendant des millénaires dans les chambres des pyramides, et qui
ont conservé jusqu’à aujourd’hui leur pouvoir germinatif71 (ihre Keimkraft). » On pourrait faire
l’hypothèse que même les « blancs » du récit portent en eux ce pouvoir germinatif : et c’est
69
Ibid., p. 130.
Ibid., p. 136.
71 Ibid., p. 125.
70
d’abord parce qu’ils sont portés, sur les visages des témoins, par le mouvement même, les
gestes de cette puissance à survivre.
C’est justement cela que l’on peut voir dans le montage d’Esther Shalev-Gerz. Le
recours au grossissement — temporel aussi bien que spatial — n’y était pas sans comporter
quelques dangers : le ralenti emphatise, il apparaît souvent comme une figure de rhétorique
visuelle où sont amplifiés les gestes et les visages par le « grossissement du temps » (la
Zeitlupe, comme on dit en allemand, et sur laquelle Benjamin a plus d’une fois réfléchi) ; tout cela
reconduit dans la dimension imposante des images sur les trois écrans de la salle communale.
Mais, là où le gros plan apparaît comme une figure tragique (chez Jean Epstein) ou épique (chez
Eisenstein), il se déploie ici comme un moyen expérimental d’intensification du regard à porter
sur les micro-événements des visages au moment même où se suspend en eux l’expressivité de
la parole. Chaque instant de silence, grossi dans l’espace et dans la durée, apparaît alors
comme un champ de bataille virtuelle entre ces petites morts qui courent sur le récit — comme
les éclats de lumière à la surface des eaux ou comme les inspirations du flutiste dans son
interprétation de quelque partita — et ces gestes vivaces par lesquels les témoins luttent avec
leurs mots en perpétuant, à chaque fois, l’injonction des mourants qui les ont précédé : « Bonnes
gens, racontez ! »
La puissance à survivre dépend de la capacité à s’inscrire. Lorsque Janine
Altounian analyse le témoignage à partir d’une « position inaugurale de l’après-coup » dans
laquelle « une émotion inaffaçable insiste à vouloir s’écrire » et cherche sa voie pour « devenir
audible à soi et à sa filiation72 », elle soulève, au fond, la question de la forme où inscrire cette
temporalité si complexe. Il y a donc, centrale à toute pratique du témoignage, une question de
forme et de dispositif qu’il faudrait, à chaque fois, interroger de près. Parce qu’il met en forme —
et de façon plus radicale que dans tout documentaire ou toute collection d’entretiens avec des
survivants — les silences des narrateurs, le montage d’Esther Shalev-Gerz met en balance tout
ce qu’il donne à voir avec tout ce qu’il ne donne pas à entendre (et c’est pourquoi la décision de
mettre face à face ces grands visages silencieux et la parole intégrale des témoins me semble si
juste et si importante : c’est comme si l’artiste avait assumé qu’on ne sépare pas les éclats de
lumière et la surface de l’eau, les inspirations du souffle et la musique de Bach).
72
J. Altounian, L’Intraduisible, op. cit., p. XI-XVIII, 2-5 et 125-126.
Or, ce qu’une telle forme donne à voir, elle le donne à percevoir dans le temps ou,
plus exactement, dans le tempo du montage lui-même. Le silence des témoins « composé »
dans l’œuvre d’Esther Shalev-Gerz s’oppose aux « sons » de la parole, bien sûr, mais non à la
musicalité dont le rythme des images en mouvement est une manifestation exemplaire. Comme
dans une partita, « il y a des silences qui soudent et des silences qui cassent » ; comme dans
une variation, la forme apparaît ici dans sa « capacité illimitée de métamorphoses73 ». Comme
dans un battement de cœur, « le rien doit compter au moins autant que le coup ; et même peutêtre plus, car sans le rien il n’y aurait pas de coup, mais sans coup, il n’y aurait rien, [façon de]
considérer le rien, le blanc, le silence (et peut-être même le vide) comme un élément constitutif
de la perception des phénomènes rythmiques. […] Un des paradoxes féconds du rythme est
ainsi qu’il force à considérer l’intervalle lui-même, quantitativement d’une certaine intensité zéro,
mais qualitativement d’une intensité certaine. […] N’y a-t-il pas, au cœur même du temps, de
l’espace intervallaire74 ? »
Nous serions donc, face à un tel montage de silences, à la croisée de deux
dimensions que tout semble opposer : d’un côté, l’émotion particulière inhérente à ce que
Georges Bataille nommait « la reconnaissance par l’homme de ce qui le voue à ce qui est l’objet
de son horreur la plus forte », émotion qui le mène au « silence profond introduit par les
larmes75 ». D’un autre côté, la construction inhérente à ce que Jacques Rancière, parlant de
Jean-Luc Godard, nomme le « phrasé de l’histoire76 ». On comprend qu’il faut assumer cette
double dimension pour comprendre quelque chose dans ce que nous transmettent ces témoins
venus de l’enfer. C’est là que, pour le poète, « indéfectiblement le blanc revient, tout à l’heure
gratuit, certain maintenant, pour conclure que rien au-delà et authentiquer le silence77. » Et c’est
là que, pour l’historien lui-même, vient le temps de rompre le silence (pour prolonger le geste de
témoignage de tous ceux qui furent, à un moment, réduits au silence mais qui le rompirent
malgré tout) tout en acceptant, selon la formule mallarméenne, et sans être sûr de rien,
d’authentiquer le silence :
73
B. Sève, L’Altération musicale, ou ce que la musique apprend au philosophe, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p.
238 et 261.
74 P. Sauvanet, Le Rythme et la raison, I. Rythmologiques, Paris, Éditions Kimé, 2000, p. 113-114.
75 G. Bataille, « [Attraction et répulsion] » (1938), Œuvres complètes, II, Paris, Gallimard, p. 318 et 333.
76 J. Rancière, Le Destin des images, Paris, La Fabrique Éditions, 2003, p. 41-78.
77 S. Mallarmé, « Quant au livre » (1895), Œuvres complètes, op. cit., p. 387.
« L’historien […] voit souvent dans ses rêves une foule qui pleure et se lamente, la
foule de ceux qui n’ont pas assez, qui voudraient revivre. Cette foule, c’est
l’humanité. […]
Mais ce n’est pas seulement une urne et des larmes que vous demandent
ces morts. Il ne leur suffit pas qu’on recommence leurs soupirs. Ce n’est pas une
nénie, une pleureuse qu’il leur faut ; c’est un devin, vates. Tant qu’ils n’auront pas
ce devin, ils erreront encore autour de leur tombe mal fermée et ne se reposeront
pas.
Il leur faut un Œdipe, qui leur explique leurs propres énigmes dont ils n’ont
pas eu le sens, qui leur apprenne ce que voulaient dire leurs paroles, leurs actes,
qu’ils n’ont pas compris. Il leur faut un Prométhée, et qu’au feu qu’il a dérobé, les
voix qui flottaient, glacées, dans l’air, se résolvent, rendent un son, se remettent à
parler. Il faut plus, il faut entendre les mots qui ne furent dits jamais, qui restèrent au
fond des cœurs (fouillez le vôtre, ils y sont) ; il faut faire parler les silences de
l’histoire, ces terribles points d’orgue, où elle ne dit plus rien et qui sont justement
ses accents les plus tragiques78. »
78
J. Michelet, Journal, I. 1828-1848, éd. P. Viallaneix, Paris, Gallimard, 1959, p. 377-378 (30 janvier 1842).