la jeune fille et la philosophie 2

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la jeune fille et la philosophie 2
vendredi 7 janvier 2005
CONFERENCE 30
LA JEUNE FILLE ET LA PHILOSOPHIE 2
Le corps d’une jeune fille est le corps de la résistance, de la
résurrection, du soulèvement en général, (dans un certaine mesure contre
le général), de l’auto-élévation, c’est-à-dire d’un certain militantisme. Le
militantisme de la jeune fille est résistance affirmative. Elle n’est pas
réactive, elle est une activité positive, constructive et innovante, intervention
innocente dans l’existant “lié à un monde”, qui “ne connaît pas de
dehors”.1 La jeune fille trouve la satisfaction dans la présence simple et
étrange d’un second être, le corps presque oscillant, qui lui a refusé le
système symbolique. Elle se fait l’effet de légèreté et de superflue. Elle ne
représente rien d’autre que ce serein superflu, qui est une épine dans l’œil
dans l’ordre complet des choses. Sa frugalité peut accepter ses coups
triomphaux.2 A l’instant du dépassement fondamental du calcul
économique, elle prend place entre l’activité et la passivité, l’autonomie et
l’hétéronomie. Elle jouit de cette absence de sens et fait l’expérience de ce
deuxième corps accéléré, dénué de sens, en commençant à en jouer et à
s’y entraîner comme d’un instrument. Elle se ralentit afin de s’écouter
respirer. Vit-elle encore, vit-elle tout simplement? Puis elle accélère sa
respiration, afin de ressentir l’excès d’apesanteur. Son corps lui paraît vide
1
2
et immodéré. C’est le corps de la résistance, de l’attaque et du tournant. Un
corps nouveau, tropique et catastrophique, “en mesure de créer une
nouvelle vie ” et une “nouvelle politique”3. Une série de possibilités
insoupçonnées semblent se cacher derrière chaque mouvement de ses
membres, la chance d’un nouveau rapport à l’horrible, au futur, au réel ou
au chaos, à l’insaisissabilité du néant.
On peut comparer ce néant et l’expérience que l’on en fait avec
l’expérience de la mort, d’une expérience impossible (de l’impossible) au
sens strict. La mort n’a pas de réalité pour le sujet de la mort. Elle est plus
réelle que la réalité : le réel de la réalité même. Avec son apparition, la
réalité du sujet relativement au néant tombe en ruine. La mort, pour autant
qu’elle soit réelle, interrompt la réalité en tant que telle. Elle est la pointe
visible d’un système de réalité, tout en se soustrayant per definitionem à ce
système. On peut penser à la scène dans laquelle J. (de L’arrêt de mort de
Blanchot) confronte l’infirmière, qui la soigne, à cette insaisissabilité:
““Avez-vous déjà vu la mort ?” – “J’ai vu des gens morts, mademoiselle.”
– “Non, la mort!” L’infirmière fit un geste de négation. “Eh bien, vous la
verrez bientôt.””
La confrontation avec la mort, l’affront de la mort a ici la figure de
l’annonciation. La mort sera l’objet d’un message, même si ce n’est pas
obligatoirement un message gai. La maladie et les expériences, qui lui sont
attachées font de J. une sorte d’ange. Ce qu’elle dit devient prophétie de
l’horrible,
3
à laquelle elle ne se soustrait que difficilement. J., dont la
jeunesse et la beauté sont incomparables, encercle l’abîme de ce réel,
sans du moins pour un certain temps en être touchée ou ruinée. Une
insaisissabilité fabuleuse se montre belle et digne au moment de la grande
douleur: “[et] toute la violence confuse et exubérante, qui aurait dû la
rendre laide, n’aurait été capable de rien contre l’expression très belle et
jeune, qui illuminait son visage.”
Comme si était à disposition un corps supplémentaire, qui résiste au choc
du réel. L’instant de sa vulnérabilité est à la fois moment d’un beauté et
d’une dignité particulière, de liberté et de souveraineté. On aurait très peu
compris cela si l’on substituait cette résistance à la passivité comme si la
jeune fille se pliait à quelque loi inconnue et nuisible. Son affolement, la
révolte vis-à-vis de l’absurdité d’un quotidien ritualisé et l’intranquillité
permanente se lient en une souveraineté inhabituelle de l’affirmation que
sont réconciliées la gracilité de son être avec la force du refus élémentaire :
“Il n’y a rien de plus significatif qu’une telle souveraineté, qui est refus, et
en tant que ce refus, qui [...] est aussi assentiment gaspilleur, le don [...],
accouche de ce qui est sans modération et sans justification, l’injustifiable,
à partir duquel la légalité peut être fondée.”4
J. paraît disposer d’une sorte de savoir qui se soustrait à l’ordre du
savoir. Elle oscille entre l’abîme de ce qui s’est une fois produit et la
vulgarité du visible dont elle se méfie en permanence. On doit se souvenir
des carences de son médecin et de son infirmière, ainsi que de celles de
l’ensemble de ses connaissances afin de deviner l’ampleur de son
abandon. On parvient à l’impression d’une peur intacte destructrice. La
jeune flle réalise un double mouvement de fuite : elle fuit le système des
évidences sociales et des dictats, le système des parents, de l’enfance et
de la culpabilité sans s’emmurer dans la solitude de ce mouvement de fuite.
Elle désire un autre, une sorte de témoin ou de concubin, qui résiste avec
elle à son engloutissement de l’insertion dans la “machine sociale”.
Rien ne peut interrompre la solitude que cet acte rare et presque
inhumain du témoignage dont n’est capable que peu de gens. La jeune fille,
qui guide en soi une passion exagérée et sa particularité aussi
impressionnante qu’effrayante, exige de briser sa singularité afin qu’elle
existe en tant que telle. Elle répète l’irrépétable de son unicité dans l’autre
en désirant un minimum de normalité (la normalité commence et finit au
moment où il y a au moins deux personnes, l’autre en tant que limite et
interruption, de la limite de la singularité), afin de voir pour un timide
moment du dévouement dans l’intimité de l’acte charnel partager, répéter et
attester de son destin. Elle veut se prolonger dans le regard et la langue et
la sympathie d’autrui. Elle détruit son unicité, disparaît à ce moment de
dédoublement en l’autre afin d’être plus près de soi-même. Elle exige
quelque chose après une pause, après un ralentissement minimal du
rythme hyperbolique, qui la torture. Afin de pouvoir respirer ou inspirer, afin
de retenir sa respiration et de fixer le sens de sa précipitation, tandis qu’elle
résiste à cette “machine énorme et oppressante”5, qui décline la société
4
5
en tant que communauté du capital, du nous transcendantal, du rituel
symbolique et des prescriptions d’actions morales.
Afin de ne pas devoir se noyer dans le flot de sa singularité, elle
désire un certain soulagement de cette grave intranquillité dont elle fait
l’expérience sur elle-même. En même temps, elle se refuse à prendre une
position au-delà de la nervosité élémentaire, qui est la passion de la
perturbation du système (de la machine et de sa “marche et vorace”6) et
des options qu’elle donne. Car ainsi “une décision est une décision, elle
doit interrompre le programme ou rompre avec lui, elle doit rompre avec le
développement simple ou déploiement d’une possibilité. C’est pourquoi une
décision est l’impossible.”7
L’envie de la jeune fille frôle l’impossible sans se l’approprier, sans
neutraliser l’impossible. L’impossible est le nom de ce qui ne se laisse ni
approprier, ni interieuriser ou représenter, au moins sans une perte
essentielle. L’affirmation lacanienne, “ que l’art en tant que tel s’organise
toujours autour de la place vide centralede la chose impossible-réel ”8,
implique le contrat idéologique-critique de s’aventurer le plus loin dans
l’impossible, de regarder dans les yeux le réel pour un moment d’une
tension non mesurable dans une certaine mesure. Le moment de cette
rencontre est nécessairement bouleversant et révolutionnaire :
6
7
8
“Une société, qui a atteint le niveau de surchauffe, ne s’écroule pas
obligatoirement sur lui-même, mais se montre incapable de produire du
sens, car son énergie entière sera absorbé par la description informative de
ses variations du hasard. Cependant, tout individu est capable de causer
en lui une sorte de révolution froide en laissant passer un moment le flot de
publicité. C’est très facile à effectuer. Ce n’a même jamais été aussi simple
qu’aujourd’hui de prendre une position esthétique par rapport au monde: il
suffit de faire un pas sur le côté.”9
La jeune fille intervient en faisant un pas sur le côté. Elle va sur le
côté, elle ne sort pas du chemin. Elle laisse la machine, la machine société,
conscience et faute immobile pour un moment, elle se refuse à elle. Pas
pour s’immobiliser soi-même et être pour soi, se retirer, dépasser le cercle
du capital symbolique simplement et irréversiblement vers la solitude
absolue, mais pour retourner avec une vitesse augmentée, un tempo, qui
isole obligatoirement, au lieu de ce dépassement et de son reniement. La
jeune fille intervient, en accélérant contre le tact de la machine – sa voix, sa
respiration, sa détermination –, en croisant, traversant et bouleversant son
battement de cœur. Afin de perturber le rythme économique de la machine,
la jeune fille doit devenir une machine elle-même pour un moment. Elle
devient machine de guerre, comme disent Deleuze et Guattari. Elle devient
véhicule de soi. Un soi fonçant, qui attend l’accélération de soi à venir, sans
se connaître soi-même, sans être familier avec soi.
9
Le corps de cette vitesse et de son exagération est le corps
légèrement volant. C’est le corps de la sérénité. Ce n’est pas le corps
“plombé” et lourd, superflu au sens économique du sujet mécanique. Ce
second corps sera effectivement ressenti comme une gène et une
perturbation. L’autre corps de la jeune fille signifie également une
interruption et un surplus. Mais l’interruption n’est pas seulement négative.
La jeune fille travaille contre la machine pour continuer à danser après les
résultats apportés dans l’ombre de son déni. Nous nous la représentons
comme une danseuse, dont dit Badiou avec Mallarmé, elle est la
métaphore du mouvement philosophique, c’est-à-dire “pour la dimension
évènementielle de la pensée” représente une accélération intensive en
forme “d’intensité réservée” : elle risque “l’oubli miraculeux de tout son
savoir de danseuse ”.10 La jeune fille, dont les mouvements face à l’histoire,
dans laquelle elle articule le mouvement “viril”, phallocratique, paternaliste
ou fraternaliste, se méprend, ignore, opprime et combat, s’ouvre à la nuit,
en commençant à nier le simple déni, sacrifier la victime même, afin
d’esquisser pour un instant cette deuxième victime une image affirmative
de sa propre souveraineté et de sa liberté.
L’intervention de la jeune fille est une sorte de dérive constitutive. Elle
pratique la déstabilisation des rapports normatifs, sociaux, politiques, etc…
sans s’y soustraire. Elle complique la situation en posant un excès de
questions, découvre une nuée de réponses à des questions impossibles,
produit de nouveaux niveaux et horizons de perplexité. La situation se
duplique, s’embrouille et collapse. On devrait relier la “poésie du
10
mouvement arrêté”, la poésie du refus et de la résistance simple presque
indifférente, que Michel Houellebecq associe avec celle de mai 68, avec la
poésie de l’accélération de l’autre corps de jeune fille :
“Pour quelques jours, une machine énorme et oppressante cessa de
manière magique de tourner. Elle atteignit l’hésitation, l’incertitude, un état
de balancement se fit, il se propagea dans le pays un certain calme. La
machine sociale se remit naturellement à tourner – encore plus vite, encore
plus sans pitié (Mai 68 n’a servi qu’à briser les quelques règles morales qui
se tenaient encore sur son chemin vorace). Néanmoins, il eut un moment
d’arrêt, d’hésitation, un moment d’incertitude métaphysique.”11
L’hésitation de la machine ne représente pas une contradiction à
l’accélération de soi de la jeune fille. C’est le résultat d’un nouveau tempo
irrégulier que l’on doit distinguer la vitesse d’exploitation du corps social. On
peut définir avec Virilio l’activité du corps sociopolitique comme frein
censurant de mouvements singuliers, comme transcription policière des
tempi excessifs dans l’inertie du système gravitationnel. Le système se
meut, il tourne et se retourne. Mais la grande partie de ce mouvement est
stabilisant, cela cesse à son endroit :
“La pesanteur, Gravitas , est l’essence de l’état”, comme de tout autre
système. Cela ne signifie pas que l’état ne connaisse pas la vitesse, mais
qu’il est obligé de faire que le plus rapide des mouvements ne soit encore
plus qu’un état absolu d’un corps qui se meut, doté d’un espace lisse, mais
il devient une particularité relative d’un “corps en mouvement” qui parcourt
l’espace d’un point à l’autre. Dans ce sens, l’état est constamment occupé
à déclencher le mouvement, à recomposer et à transformer ou à régler la
vitesse ”12
Il correspond à l’éthique de l’art et de la philosophie de se surmener,
de risquer la fatigue d’une responsabilité accélérée, de compromettre la
violence de l’état, de la morale, de la foi et de la saine raison humaine. En
donnant de la vitesse à l’inconnu, la jeune fille-sujet risque tout. Elle ose
adhérer au désamorçage de son corps, la monstruosité de l’affirmation
singulière, que représente nécessairement ce corps, elle ose limiter ou
mortifier : la jeune fille vit, même morte ou ressuscitée (comme J.), existe
pour la différence en tant que telle dans l’espace de la passion morte. Son
corps est une événement-différence doué d’une force spéciale qui
transperce. On ne comprend pas qu’il est pour soi un corps fuyant, un
projectile et une improbabilité acéphale. La distinction de Virilio entre le
êtres-machines de l’antiquité, les êtres-relais du 18ème siècle et les êtresprojectiles du 19ème siècle – la jeune fille devient une bombe ou un
explosif–, on peut la comprendre comme historisation de la catégorie-sujet
ontologique. Une certaine croissance en militantisme et en agression est
habituellement liée avec le cogito moderne et son “renversement
copernicien”. La plupart du temps, comme chez Virilio, l’analyse et de
diagnostique de “l’attaquant” se recoupe avec son rejet critique – dans ce
rejet, se recoupent les différentes approches de la pensée métaphysique :
Heidegger, Lévinas, Gadamer, etc.
11
12
Badiou et Zizek ont montré de la manière la plus claire peut-être que
la responsabilité au lieu d’exclure le trait agressif du sujet moderne, l’inclut
nécessairement. La responsabilité implique la violence d’une certaine
autoautorisation.
La jeune fille, au lieu d’avoir “sa propre tête” ou de n’en avoir
simplement aucune, affirme la décapitation même de sa tête. Cette
décapitation est son capital ! Nous devons savoir qu’il appartient à la
responsabilité une décapitation transcendantale (souveraine) et une
autoaccélération comme condition de possibilité. S’il n’y a art et philosophie
que comme souvenir d’un amnésique, alors le sujet éthique (celui de
l’artiste ou philosophe comme agent de l’acte éthique-artistique) doit être au
moment de la décision amorale et sans culpabilité comme la jeune fille
antigonéenne. Car il n’y éthique et responsabilité qu’au-delà de la mauvaise
conscience et de la morale :
“Aussi loin que la mauvaise conscience entraîne le sujet dans le
narcissisme, elle travaille contre la responsabilité car le narcissisme exclut
justement tout rapport primaire à l’altérité, qui nous rende vivant.”13
Même quand le jugement politique construit dans le rejet de la mauvaise
conscience. Il “construit” dans une sorte d’absence de conscience
consciente du sujet politique. Au lieu de l’obéissance et du devoir prennent
place la dangereuse poésie, souvent abusée de l’accélération, l’innocence
13
du devenir, du non-souvenir absolu comme aventure de la liberté, qui est à
la fois l’audace d’une nouvelle responsabilité et de passion éthique.
Deleuze et Guattari disent de la guerre, qu’elle est l’échec du devenir, de la
mutation ou de la “machine de guerre”. Les conjurations fascistes du futur
et du libéralisme économique ne sont-elles pas des mutants horribles de
toute poésie de la mutation, du devenir, de l’accélération et de son librearbitre, qui associe le discours deleuzien avec la figure du nomade ?
--------------Notes:
1. Michael Hardt/Toni Negri, Empire, Francfort/New York 2003, p. 418qq.
2. Cf. Alain Badiou, L'être et l'évenement, Paris 1988, p. 193qq.
3. Michael Hardt/Toni Negri, Empire, p. 227qq.
4. Maurice Blanchot, Das Unzerstoerbare, Munich 1991, p. 37.
5. Michel Houellebecq, Die Welt als Supermarkt, Hambourg 2001, p. 75.
6. Michel Houellebecq, Die Welt als Supermarkt, p. 76.
7. Jacques Derrida, As if I were Dead, Vienne 2000, p. 39.
8. Slavoj Zizek, Die Furcht vor echten Traenen, Berlin 2001, p. 282.
9. Michel Houellebecq, Die Welt als Supermarkt, p. 77.
10.
Alain Badiou, Petit manuel d'inesthetique, version allemande, Vienne
2001, p. 86qq.
11.
Michel Houellebecq, Die Welt als Supermarkt, p. 75q.
12.
Gilles Deleuze/ Félix Guattari, Tausend Plateaus, Berlin 1992, p. 532.
13.
Judith Butler, Kritik der ethischen Gewalt, Francfort 2003, p. 99.