Occidentalisme versus orientalisme : l`Europe à l`image des

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Occidentalisme versus orientalisme : l`Europe à l`image des
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Occidentalisme versus orientalisme :
l’Europe à l’image des intellectuels ottomans
à la fin du XIXe et au début XXe siècle
Résumé :
L’occidentalisme se définit par rapport à l’orientalisme. Les Ottomans ont commencé à
s’intéresser à l’image de l’autre, c’est-à-dire à l’image de l’Occidental, au XVIIIe siècle.
La relation de voyage de l’ambassadeur Mehmet Çelebi est au monde ottoman ce qu’est
la traduction des Mille et une Nuits au monde occidental : elle ouvre les portes d’un
monde différent et exotique. Au XIXe siècle le voyage en Europe devient à la mode dans
l’Empire ottoman. C’est surtout après le voyage du Sultan Abdülaziz en Europe que les
intellectuels ottomans commencent à visiter les pays européens et à partager leurs
impressions avec le public. Ahmet Mithat Efendi, qui est un grand nom de la littérature
ottomane du XIXe siècle, est accompagné dans son voyage par une aristocrate russe,
Madame Gülnar. Ses observations sur Berlin et sur la culture européenne sont assez
représentatives de l’esprit du Tanzimat, l’époque des réformes. Ahmet Rıza Bey est un
Jeune Turc qui s’est volontairement exilé à Paris, où il prend la défense de l’Empire
ottoman dans ses livres rédigés en français. Il retourne vers l’Occident le miroir à travers
lequel les Occidentaux ont perçu l’Orient.
Résumé en anglais :
Occidentalism against orientalism: Europe seen by the Turkish Intellectuals at the
end of 19th and beginning of 20th Century
Occidentalism is defined according to orientalism. The Ottomans started to be interested
in the image of the other, in other words in the image of the Occident in the 18th century.
For the Ottomans the travel book of Mehmet Çelebi is as important as what the
translation of Hundred and One Nights by Galland stands for the West : it opens the
doors to a different and exotic world. In the 19th century travels to Europe became
fashionable in the Ottoman Empire. Especially after Sultan Abdülaziz’s trip to Europe,
the Ottoman intellectuals start to visit European countries and to share their impressions
with the public. Ahmet Mithat Efendi, who is an important name of the Ottoman
literature of the 19th century, is accompanied in his travel by Madame Gülnar who is a
Russian aristocrat. Ahmet Mithat’s observations about Berlin and about European culture
are quite representative of the Tanzimat spirit. Ahmet Rıza is a Young Turk self-exiled in
Paris ; he takes the defense of the Ottoman Empire in his books written in French. He
turns back to Occident the mirror through which the Occidentals have seen the Orient.
2
Dans le titre de cette contribution, nous opposons l’occidentalisme à
l’orientalisme. Il faut donc définir en quelques mots ce que nous entendons par
orientalisme. L’orientalisme c’est avant tout l’étude de l’Orient (un Orient largement
islamisé), en l’occurrence du monde ottoman. Au XVIIe siècle, quand l’ École des
Langues orientales fut fondée par Colbert, en 1669, l’idée était de former des drogmans
(interprètes) qui serviraient d’intermédiaires dans le Levant, mais aussi d’avoir un centre
d’érudition à Paris. Il ne serait donc pas faux de dire que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle,
l’orientalisme était plus ou moins synonyme d’érudition. Au XIXe siècle, après la
Révolution de 1789 et les mouvements nationalistes en Europe et dans l’Empire ottoman,
l’intérêt pour l’Orient s’est teinté de visées impérialistes. À partir de l’invasion de
l’Algérie par les forces françaises, en 1830, l’orientalisme s’éloigne de l’érudition pour
s’approcher du colonialisme.
Il va sans dire que l’occidentalisme n’a jamais eu d’ambitions coloniales.
L’occidentalisme dans l’Empire ottoman est avant tout la connaissance de l’Occident et,
par la suite, l’inspiration scientifique et technique que suscita l’Occident.
Pour analyser l’occidentalisme dans l’Empire ottoman au tournant du XXe siècle,
nous allons d’abord présenter un aperçu historique et théorique, avant d’insister sur
l’image de l’Occident chez Ahmet Mithat Efendi et chez Ahmet Rıza Bey.
1 Approche historico-théorique
Dans leur élan conquérant, les Ottomans sont arrivés jusqu’aux portes de Vienne
en 1529. Jusque-là ils ne s’étaient pas demandés qui étaient les Européens. L’altérité se
présentait sous la forme du chrétien dont il fallait conquérir les terres. Au XVIe siècle, où
régnait dans le monde méditerranéen la peur du Turc1, les Ottomans étaient à l’apogée de
leur civilisation et ne s’inquiétaient pas de l’autre.
Dès la Renaissance, les puissances européennes établirent des ambassades
permanentes à Constantinople. Jean de la Forest est le premier ambassadeur de France
auprès de la Sublime Porte. Il est envoyé par François Premier en 1535 pour faire signer
au sultan les premières capitulations (1536).
Les Ottomans commencent à envoyer des
ambassadeurs temporaires en Occident vers la fin du XVIIe siècle. En 1670 Süleyman
Müteferrika se rend en grande pompe en France pour remettre une lettre du sultan au roi
Louis XIV. Imbu de sa position, celui qu’on appelle aussi Soliman Aga n’écoute même
pas le dignitaire qui voudrait lui expliquer le système du gouvernement français, il lui
répond « qu’il n’est pas en France pour s’occuper de cela ». Le Roi Soleil n’apprécie pas
beaucoup l’arrogance de l’envoyé, surtout quand il apprend que Soliman Aga n’est pas
« grand ambassadeur » comme le prétendait Monsieur de la Haye, mais un bostanci aga
(jardinier du sérail) qu’on avait promu ambassadeur pour l’occasion. Nous connaissons le
résultat de la colère du roi : les moqueries ou « turqueries » du Bourgeois Gentilhomme.
Le deuxième ambassadeur temporaire ottoman se rend en France au début du
e
XVIII siècle. Il se nomme Mehmet Çelebi. La relation d’ambassade qu’il rédigera à son
1
Voir Özlem Kumrular, Türk Korkusu [La Peur du Turc], Istanbul, Do_an Kitap, 2008.
3
retour sera l’une des premières descriptions d’un pays occidental fait par un Ottoman. 28
Mehmet Çelebi (on l’appelle 28 car dans sa jeunesse, il a fait partie du 28e régiment des
Janissaires) est avant tout surpris par la politesse qu’on témoigne aux femmes. Il observe
qu’il y a toujours une foule dans les rues : ce sont les femmes qui vont de maison en
maison et qui remplissent les magasins. Il est passablement choqué quand près de deux
cents femmes (il exagère probablement, comme le font souvent les voyageurs)
« envahissent » son logement, toutes bien habillées et ornées de bijoux de la tête aux
pieds, pour contempler l’ambassadeur et sa suite qui prennent leur repas de Ramadan et
font leurs prières2. L’approche ethnocentrique de Süleyman Müteferrika est plus nuancée
chez Mehmet Çelebi, qui décrit avec beaucoup d’intérêt les immeubles parisiens à
plusieurs étages, ce qui n’existe pas à Constantinople, l’opéra, où la scène change d’une
façon spectaculaire, les belles fontaines des parcs royaux, etc... Ahmet Hamdi Tanpınar,
le célèbre critique littéraire turc, a vu dans la relation de Mehmet Çelebi le début de
l’inspiration occidentale de l’Empire ottoman3. L’équivalent, en somme, de la traduction
des Mille et une Nuits par Antoine Galland. Quant à la religion chrétienne, Mehmet
Çelebi n’y fait jamais référence. Il est vrai que les Ottomans la connaissaient déjà grâce
aux chrétiens qui vivaient dans l’Empire ottoman.
Les relations d’ambassade sont des documents précieux qui reflètent la façon dont
les Ottomans regardent l’Occident. À partir du XIXe siècle, des ambassades permanentes
de la Sublime Porte sont instaurées dans les grandes capitales européennes telles que
Londres, Paris, Vienne et Berlin. Les ambassadeurs permanents rédigent eux aussi des
relations d’ambassade qui « représentent un mélange de récit de voyage et de rapport
diplomatiques4 ».
Les voyages en Occident chez les Ottomans sont rares jusqu’au XIXe siècle. Le
célèbre voyageur ottoman Evliya Çelebi (1611-1689) a rédigé une relation de voyage de
10 tomes. C’est un grand voyageur à l’exemple de Tavernier (1605-1689), Thévenot
(1633-1667), et Tournefort (1656-1708). Evliya Çelebi a voyagé sur tout le territoire de
l’Empire ottoman, y compris la partie européenne, mais il n’est pas allé jusqu’en Europe
occidentale.
En 1867 le sultan Abdülaziz est invité par Napoléon III à l’Exposition universelle
de Paris. Le récit de ce périple est raconté par Ömer Faiz Efendi qui met le voyage en
Occident à la mode5. Les expositions universelles étaient très populaires à l’époque, les
Ottomans pouvaient y observer les avancées de la technologie européenne, tandis que les
Européens s’intéressaient surtout aux pavillons des pays exotiques.
La deuxième moitié du XIXe siècle voit une augmentation notable du nombre de
relations de voyage d’Orientaux en Occident. Les pays les plus visités sont la France,
l’Italie, l’Allemagne, mais aussi la Russie et les pays scandinaves. Les relations de
2
Voir _evket Rado, Paris’te bir Osmanlı Sefiri,28 Mehmet Çelebi Seyahatnamesi, Istanbul, Türkiye __ Bankası Kültür
Yayınları, 2008, p. 80-82.
3
Ahmet Hamdi Tanpınar, XIX. Asır Türk Edebiyatı Tarihi, Istanbul, YKY, 2008, p. 55.
4
Gülser Çetin, « L’image du Français de l’époque napoléonienne dans la relation d’Ambassade rédigée par Ahmet
Abdürrahim Muhib Efendi », Actes du colloque Seuils et Traverses 4, Ankara, Presses de l’Université d’Ankara, 2004,
p. 67.
5
Dr. Nihat Karaer, Paris, Londra, Viyana, Abdülaziz’in Avrupa Seyahati, Ankara, Phoenix Yayınları, 2007.
4
voyage du X I Xe siècle contiennent des descriptions et des observations socioethnologiques et ont pour but de faire connaître aux Ottomans les pays occidentaux.
La position ethnocentrique des Ottomans générée par leur sentiment de supériorité
commencera à s’ébranler au début du XVIIIe siècle. 28 Mehmet Çelebi en donnait déjà les
signes. En 1699, avec le traité de Karlowitz, l’Empire ottoman perd pour la première fois
une partie de ses territoires. Les Ottomans commencent à se poser des questions : l’armée
ottomane a-t-elle perdu sa supériorité ? Il leur faut bien accepter que les « infidèles » les
ont surpassés en matière militaire. Il est donc nécessaire de moderniser l’armée, à
l’exemple des armées occidentales. C’est la première ouverture vers l’Occident, le début
d’un occidentalisme imposé par la nécessité militaire.
Le XVIIIe siècle voit la création dans l’Empire ottoman d’établissements militaires
à l’occitentale. Le comte de Bonneval et le baron de Tott entrent au service de la Sublime
Porte dans le but de moderniser l’armée. Ibrahim Müteferrika, qui avait accompagné 28
Mehmet Çelebi à Paris, fonde la première imprimerie ottomane en 1727.
Vers la fin du XVIIIe siècle, le sultan Selim III crée un nouveau corps d’armée, le
Nizam-ı Cedid, dans l’intention de remplacer les Janissaires. Tandis qu’en France le roi
Louis XVI est victime d’une révolution « populaire », à la même époque Selim III est tué
par une révolte « réactionnaire ».
Au XIXe siècle l’Empire ottoman devient l’« homme malade » de l’Europe. Les
défaites et les révoltes nationalistes déciment le territoire de l’Empire. Il est maintenant
évident que l’Occident a pris de l’avance. L’occidentalisme au XIXe siècle implique de se
tourner vers l’Occident pour apprendre les sciences et les techniques nouvelles dans tous
les domaines. Pour s’ouvrir à l’Occident (c’est la traduction de l’expression turque), il
faut d’abord apprendre les langues de l’Europe. Sous Mahmoud II on envoie des jeunes
gens en France pour les doter d’une éducation occidentale. Des écoles nouvelles, à
l’exemple du système éducatif européen, seront créées dans l’Empire.
En 1839 commence la période dite du Tanzimat, c’est-à-dire de la réorganisation
et de la modernisation de l’Empire. En 1856 un autre décret impérial, le Islahat Fermanı,
renouvelle la volonté de l’administration ottomane de porter les réformes encore plus
loin. Tous les citoyens ottomans deviennent égaux en droit et en obligation. En 1876 la
nouvelle Constitution ottomane entre en vigueur et la Monarchie constitutionnelle est
proclamée.
L’attitude des écrivains du Tanzimat vis-à-vis de l’Occident est mitigée. Ils
adaptent la littérature turque aux formes littéraires de l’Occident mais critiquent la
mentalité occidentale. Deux courants intellectuels, les Nouveaux Ottomans et les Jeunes
Turcs, vont dominer la période qui va du Tanzimat jusqu’à la Deuxième Monarchie
constitutionnelle.
2. Ahmet Mithat Efendi
Ahmet Mithat Efendi est l’écrivain le plus productif de l’époque du Tanzimat. Il
est né à Constantinople en 1844 et mort à dans la même ville en 1912. Il a écrit environ
150 livres en tous genres. Éminent journaliste, il a édité plusieurs journaux dont le
Tercüman-ı Hakikat qui a paru de 1878 à 1921. Ahmet Mithat Efendi écrit pour le peuple,
5
pour instruire ses lecteurs. Dans les premières années de sa carrière il était très proche des
Nouveaux Ottomans et il a été exilé à Rhodes par le sultan Abdülaziz. Au début du règne
d’Abdülhamit, il retourne à Constantinople et établit de bonnes relations avec lui.
Dorénavant il peut se consacrer à la vie littéraire et à la vulgarisation de son savoir.
En 1889 Ahmet Mithat est envoyé par le sultan au 8e Congrès des Orientalistes
qui s’est tenu à Stockholm et à Christiania (Oslo). Après le congrès, Ahmet Mithat reste
trois jours à Berlin et dix jours à Paris. Il a réuni ses notes de voyage dans une œuvre
intitulée Avrupa’da bir Cevelan (Un tour en Europe), qui a paru d’abord en feuilletons
dans le journal Tercüme-i Hakikat (1890).
Trois jours à Berlin est le récit du séjour d’Ahmet Mithat à Berlin6. La plus
particularité la plus frappante de ce récit est la présence de Madame Gülnar aux côtés de
l’écrivain. Ahmet Mithat fait connaissance de trois Russes à Stockholm : la comtesse
Olga Sergeyevna Lebedeva qui se fait nommer Madame Gülnar et qui parle, entre autres
langues, « très honnêtement le turc ottoman », le professeur Gottvald et sa fille. Madame
Gülnar va accompagner Ahmet Mithat pendant ses séjours à Berlin et à Paris. Ahmet
Mithat organise sa journée par rapport à Madame Gülnar. Il se lève très tôt pour effectuer
un petit tour à pied ou en voiture dans Berlin puis, à l’heure où sa compagne est prête, il
va la rejoindre à l’hôtel et se soumet à son programme.
Ahmet Mithat décrit très méticuleusement les bâtiments qu’il observe en ville. Il
base ses notes de voyage sur « la contemplation, l’étude et l’observation7 ». Il va visiter
en compagnie de Madame Gülnar les musées (l’ancien et le nouveau) et la galerie
nationale qui se trouvent dans le Lustgarten. « La construction du musée ancien a
commencé en 1824 et s’est terminée en 1828. Ce bâtiment très imposant mesure 86
mètres de long, 53 mètres de large et 19 mètres de haut. 18 colonnes à la grecque
décorent la face du bâtiment. Au milieu du bâtiment se trouve un espace en forme de
cercle appelé ‘Rotunde’ qui porte quatre ensemble de statue en laiton8. » Le souci
d’exactitude d’Ahmet Mithat est surprenant, il donne l’impression de se promener avec
un mètre à la main.
Ahmet Mithat et Madame Gülnar visitent aussi l’aquarium de Berlin et la
Bibliothèque Royale. L’architecture et la façon dont les poissons et autres animaux sont
exposés dans l’aquarium impressionnent beaucoup nos deux visiteurs qui admirent aussi
les illuminations nocturnes du lieu. Par contre la Bibliothèque Royale leur plaît moins, ils
la trouvent moins bien organisée et ordonnée que celle de Stockholm9. Ahmet Mithat
remarque des niches que ferment de petites portes dans les murs et, après bien des efforts,
il trouve un employé de la bibliothèque qui lui explique en français que ce sont des
bouches d’eau destinés à être utilisées lors d’un éventuel incendie10. Cette précaution
contre le feu est très appréciée par Ahmet Mithat. Nous voyons ainsi l’intérêt de
l’écrivain ottoman pour les détails techniques.
6
Ahmet Mithat, Berlin’deÜç Gün, Istanbul, Notos Kitap, 2009.
Ibid., préface de Zeynep Oktay, p. 15.
8
Ibid., p. 45.
9
Ibid., p. 92.
10
Ibid.
7
6
Madame Gülnar a trouvé des places à l’opéra. Le premier soir ils voient Rigoletto
et le deuxième Le Vaisseau fantôme. Selon Madame Gülnar la mise en scène de Rigoletto
est admirable, car changer le décor des scènes avec tant de rapidité et d’élégance ne peut
se faire qu’à Berlin. Ahmet Mithat répète les observations et les commentaires de son
amie avec beaucoup de respect en y ajoutant cependant sa propre réflexion sur l’opéra : le
public a besoin d’une éducation morale, il apprend à éviter le mal et à faire le bien en
suivant les événements qui se déroulent sous ses yeux. Mais Madame Gülnar et lui
tombent d’accord pour critiquer certains théâtres de Paris qui sont, selon eux, des lieux de
perdition où l’on abuse du public en lui montrant des choses obscènes…
Ahmet Mithat apprécie beaucoup les décors du Vaisseau fantôme. Il compare le
bateau qui se déplace sur scène aux caïques de La Belle Hélène, qu’il a vue à
Constantinople.
Le matin de la première journée à Berlin, Madame Gülnar et Ahmet Mithat
rencontrent par hasard une boutique de cartes de visite et ils commandent chacun 100
cartes. Il ne faut pas oublier que les femmes, dans l’Empire ottoman, ne pouvaient même
pas sortir dans la rue le visage découvert. Or l’écrivain ottoman, dans cette anecdote,
considère Madame Gülnar comme s’il s’agissait d’un ami du même sexe. Il adopte la
position du Nouvel Ottoman qui met la femme sur un pied d’égalité. Il n’est pas gêné de
se montrer en compagnie d’une dame et, qui plus est, il accepte la supériorité des
connaissances de celle-ci en ce qui concerne les arts en Europe. Pierre Loti avait vu en
Aziyadé un objet sexuel, Ahmet Mithat voit en Madame Gülnar une camarade cultivée.
Ahmet Mithat, qui se définissait comme un « occidentaliste » (müstagrip), bien
qu’il ait participé au congrès des orientalistes, écrit ceci : « Après tout ce que j’ai vu
[sous-entendu : en Europe], j’aurais tellement désiré que nos femmes ne fussent pas
couvertes (voilées), mais découvertes11. » Ahmet Mithat peut comprendre qu’une femme
puisse travailler tout en gardant sa vertu, mais il est cependant horrifié par les prostituées
qu’il voit à Paris. Il ne dit pas que toutes les Parisiennes sont des femmes légères, mais il
trouve dépravées certaines mœurs de l’Occident.
Ahmet Mithat visite l’exposition universelle de 1889 pendant qu’il est à Paris. Il
décrit longuement les pavillons où les pays européens exposent les nouveautés
technologiques, notamment « le palais des machines ». Malheureusement il visite aussi la
fameuse Rue du Caire, centre d’attraction de l’exposition où l’on avait reconstitué une
rue cairote avec sa poussière, ses ânes, ses cafés, ses narguilés et ses danseuses. Ahmet
Mithat est furieux de voir l’engouement des visiteurs pour ces danseuses qui ne
représentent en rien la femme orientale. Selon lui l’image que se font les Occidentaux de
la femme orientale est de pure imagination. « C’est de la poésie12. » Il se lance dans une
diatribe où il demande, assez naïvement d’ailleurs, comment des « concubines », objets
de plaisir, ont pu élever tant d’hommes importants pour la patrie et pour le monde.
Le message d’Ahmet Mithat est clair : l’Occident est du côté de la matière, tandis
que l’Orient représente le pôle spirituel : il faut faire la synthèse de ces deux éléments, à
l’instar de Madame Gülnar.
11
12
Carter V. Findley, Ahmet Mithat Efendi Avrupa’da, Istanbul, Tarih Vakfı Yurt Yayınları, 1999, p. V.
Ahmet Mithad, op. cit., p. 50.
7
3. Ahmet Rıza Bey
Ahmet Rıza Bey est né à Constantinople en 1858 et il est mort dans la même ville
(devenue Istanbul) en 1930. Il a fait ses études au lycée francophone Galatasaray et à
l’école d’agriculture de Grignon. Il a travaillé dans les ministères de l’Agriculture et de
l’Éducation. En 1889 il est parti pour voir à Paris l’exposition universelle et il y est resté
pour organiser l’opposition contre le sultan Abdülhamit. En 1895 il a rejoint le comité
Union et Progrès et il a commencé à publier en turc et en français le journal Mechveret
qui était l’organe officiel des Jeunes Turcs. Ahmet Rıza est rentré en Turquie au moment
de la proclamation de la Deuxième Monarchie constitutionnelle et il est devenu président
du Parlement ottoman. Marcelle Tinayre, qui connaissait Ahmet Rıza depuis son séjour
parisien, va lui rendre visite à Constantinople. Dans sa relation de voyage intitulée Notes
d’une voyageuse13, elle raconte comment elle se déguise en dame turque pour aller le
surprendre chez lui.
Ahmet Rıza a écrit plusieurs ouvrages en français dont les plus importants sont :
La Tolérance musulmane (1897), La Crise de l’Orient, ses causes et ses remèdes (1907)
et La Faillite morale de la politique occidentale en Orient (1922). « Ahmet Rıza ne cache
pas sa reconnaissance envers la France, pays de liberté intellectuelle où il a pu exprimer
sa critique des Européens en général et des Français en particulier14 ». Ahmet Rıza s’est
donné deux objectifs : combattre le gouvernement despotique d’Abdülhamit et « montrer
les bons côtés des institutions européennes, afin d’attirer la sympathie de [ses]
compatriotes vers la vraie civilisation15 ».
Selon Ahmet Rıza et en accord avec les idées d’Auguste Comte : « L’humanité est
un ensemble continu d’êtres convergents vers un même but de perfectionnement16. » Il
voit la civilisation comme un seul et unique phénomène, constitué aussi bien par les
apports de l’Orient que de l’Occident.
Le deuxième objectif d’Ahmet Rıza est de lutter contre les préjugés qui existent
dans l’opinion française envers les Turcs. Ahmet Rıza voit chez les Européens des êtres
aveuglés par leurs idées reçues à cause des images véhiculées par les gouvernements en
vue de cacher leur attitude injuste envers l’Orient. Il renvoie aux Européens l’image
qu’ils ont créée de l’Oriental et essaye de démontrer qu’elle est inconsistante.
Il commence par énumérer les objections que l’on fait aux Turcs : d’abord la
religion musulmane, puis le fanatisme qui est en somme lié à la religion, la polygamie,
autrement dit les idées reçues sur la femme orientale et la critique du système ottoman où
les citoyens ne sont pas égaux. Il résume en quelques mots l’image du Turc fabriquée par
les voyageurs et la littérature depuis le Moyen Âge et tend à ses lecteurs un miroir pour
13
Marcelle Tinayre, Notes d’une voyageuse en Turquie, Paris, Calmann-Lévy, 1909.
Nurmelek Demir, « La Crise de l’Orient : Paris’te bir Jön Türk’ün Ulusal Kimlik Arayı_ları », Actes du Colloque La
Francophonie en Turquie des origines jusqu’à nos jours, Ankara, Université Hacettepe, 2003, p. 384.
15
Ahmet Rıza, La Faillite morale de l’Occident en Orient, Paris, Librairie Picart, 1922, p. 21.
16
Ibid., p. 204.
14
8
qu’ils s’y contemplent. On a ainsi affaire à un jeu de reflets où l’Occidental et l’Oriental
se regardent à l’infini.
Les Européens voient le Turc comme un pauvre individu fataliste qui subit la
volonté divine sans rien faire. Mais, dit d’Ahmet Rıza, et comme le remarquait Lamartine
avant lui, l’Occidental lui-même ne se résigne-t-il pas à la Providence, à la mort et aux
lois de la nature ? Les Français ont considéré de tout temps la France comme la fille aînée
de l’Église et le roi de France a toujours été « le roi très chrétien17 ». Pourtant ils
critiquent le pouvoir spirituel et temporel du sultan ottoman. Les Français défendent
depuis des siècles les intérêts des chrétiens qui vivent dans les territoires de l’Empire
ottoman. Si « la fille aînée ou cadette de l’Église intervient pour arracher les chrétiens à
la domination du Croissant18 », pourquoi s’offusquer de la solidarité entre les
musulmans ? Selon Ahmet Rıza le « fanatisme » musulman constitue « un épouvantail
précieux entre les mains des hommes politiques en Occident19 ».
Toujours selon Ahmet Rıza, « les Européens n’ont jamais eu de sentiments de
tolérance et ne l’ont jamais vue appliquée dans leur pays20 ». Il prétend que les Européens
sont plus fanatiques que les musulmans et il donne les exemples de l’Allemagne, qui
empêche les Polonais d’étudier dans leur langue et de faire leur prière en polonais, ainsi
que de la Russie qui convertit de force les non orthodoxes.
Les remarques sur la femme constituent la partie la plus importante du livre.
Comme l’a déjà fait Ahmet Mithat, Ahmet Rıza reproche aux Européens d’avoir déformé
l’image de la femme orientale : « La peinture – la caricature devrais-je dire – qu’ils ont
faite de la femme turque est quelquefois si fantastique qu’un Turc en la lisant se croit
dans un tout autre pays que la Turquie21. » Ahmet Rıza pense que la femme occidentale
ne doit pas sa liberté à la religion chrétienne. Il cite les opinions de plusieurs hommes
d’Église et écrivains à propos des femmes, comme le fera plus tard Simone de Beauvoir
dans la première partie du Deuxième sexe. Quelques exemples : « Quand j’entends une
femme parler, je la suis comme une vipère sifflante » (Saint-Pierre)22, « La femme est
source de tout mal » (Socrate)23, « L’instinct de la femme est de tromper »
(Beaumarchais)24, et il termine cette énumération ainsi : dans la langue turque il n’y a
qu’un seul proverbe qui soit déplaisant aux femmes : « La femme a les cheveux longs et
l’idée courte25 ». Inutile de dire que l’écrivain turc est très optimiste !
Ahmet Rıza pense que la condition de la femme a changé en Occident grâce à la
civilisation, et notamment à travers la littérature. Ici il rejoint par avance les idées
exprimées par Amin Maalouf dans Les Identités meurtrières : « […] si le christianisme a
17
Ahmed Rıza, La Crise de l’Orient, Paris, Comité ottoman d’Union et Progrès, 1907, p. 19.
Ibid., p. 33.
19
Ibid., p. 39.
20
Ibid., p. 43.
21
Ibid., p. 74.
22
Ibid., p. 77.
23
Ibid., p. 78.
24
Ibid., p. 79.
25
Ibid., p. 80.
18
9
façonné l’Europe, l’Europe aussi a façonné le christianisme. Le christianisme est
aujourd’hui ce que les sociétés européennes en ont fait26 . »
Dans le contexte du harem et de la polygamie, Ahmet Rıza observe que le mariage
monogame n’est pas la solution idéale puisqu’il y a des milliers de prostituées dans les
grandes villes européennes. Il cite Claudia Bachi, une poétesse du XIXe siècle, qui
compare une union illégitime à une union légitime : « Dans le premier cas l’homme a pris
la femme sans se soucier de la dot au lieu que dans le second, il a pris la dot sans se
soucier de la femme27. »
Il est intéressant de voir que la femme est un enjeu aussi bien de l’orientalisme
que de l’occidentalisme. Elle apparaît comme une façon indirecte de critiquer l’autre.
Ahmet Mithat et Ahmet Rıza rejettent l’image de la femme orientale que leur renvoie
l’Occident et fustigent à leur tour, à travers la femme occidentale, les travers de la société
occidentale. La technologie était le grand avantage de l’Occident pour les Ottomans du
Tanzimat. Pour Ahmet Rıza, il s’agit avant tout de défendre et de sauver la patrie, il ne
mentionne plus les progrès scientifiques de l’Occident. Il accepte cependant l’idée d’une
civilisation universelle qui mènerait au progrès et qui serait à la portée de tous.
Pour conclure nous pouvons dire que l’orientalisme et l’occidentalisme obéissent
à une même logique : regarder l’autre et confirmer sa propre identité. Si, dans
l’orientalisme, la part de l’imagination est grande, dans l’occidentalisme, l’attrait du
progrès scientifique et technologique joue un rôle important.
Bibliographie :
- Çetin, Gülser, « L’Image du Français de l’époque napoléonienne dans la relation
d’Ambassade rédigée par Abdürrahim Muhib Efendi », Actes du Colloque Seuils et
Traverses 4, Ankara, Presses de l’Université d’Ankara, 2004
- Demir, Nurmelek, « La Crise de l’Orient : Paris’te bir Jön Türk’ün Ulusal Kimlik
Arayı_ları », Actes du Colloque La Francophonie en Turquie des origines jusqu’à nos
jours, Ankara, Université Hacettepe, 2003,
- Findley, V. Carter, Ahmet Mithat Efendi Avrupa’da,Istanbul, Tarih Vakfı Yurt
Yayınları, 1999
- Karaer Nihat, Paris, Londra, Viyana, Abdülaziz’in Avrupa Seyahati, Ankara, Phoenix
Yayınları, 2007
- Kumrular, Özlem, Türk Korkusu, Istanbul, Do_an Kitap, 2008
- Maalouf, Amin, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998
- Mithat, Ahmet, Berlin’de Üç Gün, Istanbul, Notos Kitap, 2009
26
27
Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998, p. 72.
Ahmed Rıza, La Crise de l’Orient, p. 115.
10
- Rado, _evket, Paris’te bir Osmanlı Sefiri, 28 Mehmet Çelebi Seyahatnamesi, Istanbul,
Türkiye __ Bankası Kültür Yayınları, 2008
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Arzu ETENSEL _LDEM∗(Université d’Ankara, Turquie)
Courriel : [email protected]

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