"Aubaine ou désastre pour l`Espagne?" dans Le Monde

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"Aubaine ou désastre pour l`Espagne?" dans Le Monde
"Aubaine ou désastre pour l'Espagne?" dans Le Monde (12 juin 1985)
Légende: Le 12 juin 1985, le quotidien français Le Monde analyse la position des milieux agricoles espagnols face aux
perspectives d'adhésion de l'Espagne aux Communautés européennes.
Source: Le Monde. dir. de publ. Fontaine, André. 12.06.1985, n° 12 555; 42e année. Paris: Le Monde. "Aubaine ou
désastre pour l'Espagne?", auteur:Maliniak, Thierry , p. 8.
Copyright: (c) Le Monde
URL: http://www.cvce.eu/obj/aubaine_ou_desastre_pour_l_espagne_dans_le_monde_12_juin_1985-fr-f8540f86-3c5a4582-866f-ef3593fd1ffe.html
Date de dernière mise à jour: 27/02/2014
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L’adhésion des États ibériques à la CEE
Aubaine ou désastre pour l’Espagne?
I. — La fronde des agriculteurs
De notre correspondant THIERRY MALINIAK
Madrid. — L’entrée de l’Espagne dans la CEE: une aubaine pour ses agriculteurs et un désastre pour ses
industriels! A force d’être répété, ce cliché semble avoir acquis droit de cité dans la plupart des pays de la
Communauté. A tort sans doute. Vue de Madrid, la situation paraît bien plus nuancée.
En rejoignant les Dix, l’Espagne ne donne ni un coup de fouet à son secteur primaire ni un coup de grâce à
son secteur secondaire. Elle les oblige tous deux, en revanche, à des reconversions trop longtemps différées,
et qu’il s’agit désormais de réaliser sans délai.
Privilégiés par l’entrée dans la CEE, les agriculteurs espagnols? On pourrait en douter en faisant le tour des
organisations agricoles — on n’en compte pas moins de cinq au niveau national, — où le climat est à la
rogne et à la grogne. «Il faut nous résoudre à être les sacrifiés de l’adhésion puisque nous ne représentons
que 6% du PNB», affirme-t-on avec une résignation feinte à la CNAG, la Confédération nationale des
agriculteurs et éleveurs, qui regroupe les «grands» du secteur. A la COAG (Coordination des organisations
d’agriculteurs et éleveurs), qui représente, elle, les petits exploitants, on n’est guère plus enthousiaste: «Le
traité n’est pas équilibré, car la Communauté protège beaucoup mieux les produits pour lesquels elle n’est
pas compétitive que l’Espagne ne protège les siens.»
Face à ce climat de fronde des organisations agraires, le ministre de l’agriculture, M. Carlos Romero, tente
de faire la part des choses: «Nous avons fait beaucoup de concessions et révisé nos positions initiales à
propos de nos secteurs les plus sensibles, tandis que la CEE en a consenti bien peu en ce qui concerne les
siens. Nous commencerons à ouvrir graduellement l’ensemble de notre marché dès le moment de
l’adhésion, tandis que, dans certains secteurs, la Communauté n’ouvrira ses portes qu’à partir de la
cinquième année. La période de transition sera sans doute difficile pour nous, mais il n’en reste pas moins
que l’adhésion sera globalement favorable à moyen terme.»
S’exprimer en termes globaux est d’ailleurs audacieux, car l’impact de l’adhésion sera très différent suivant
les secteurs. Une diversité de situations qui reflète celle de l’agriculture espagnole elle-même. Qu’y a-t-il de
commun entre les latifundia andalous et les minifundia galiciens, entre les zones sèches du Sud ou du centre
et les zones humides du Nord-Ouest, entre les exportateurs d’agrumes de Valence à la pointe du progrès et
les petits éleveurs des Asturies en retard d’un demi-siècle? «A l’étranger, on ne connaît de l’agriculture
espagnole que ses secteurs exportateurs, justement les plus compétitifs, alors qu’ils sont minoritaires»,
affirme-t-on à Madrid. Non sans raison : les fruits et légumes espagnols, qui causent tant de tracas au nord
des Pyrénées, constituent seulement 25% de la production finale agricole…, alors que les produits animaux
(viande, lait, etc.), pour lesquels l’Espagne est en moins bonne posture face à la CEE, en représentant 43%.
L’Espagne est compétitive par rapport à la Communauté pour ses fruits et légumes, son vin et son huile
d’olive; mais elle ne l’est pas pour le lait, la viande bovine et le sucre. Pour la plupart des autres produits,
dont les céréales, la situation est plus équilibrée. Durant les négociations d’adhésion, le chapitre agricole fut
l’un des plus ardus: tant les Dix que Madrid tentèrent de mettre à l’abri leurs «produits sensibles» respectifs
par une série de mécanismes de protection transitoires, afin de permettre une adaptation «en douceur» des
secteurs les moins compétitifs de chaque côté.
Cinq ans d’attente
Sans doute n’a-t-on pas tort à Madrid d’affirmer que la CEE, dans ce domaine, a obtenu davantage qu’elle
n’a consenti. Ainsi pour son principal «secteur sensible», celui des fruits et légumes, qui seront soumis à une
période transitoire de dix ans, divisée en deux étapes. Pendant la première, longue de quatre ans, les
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producteurs espagnols seront pratiquement maintenus dans la situation actuelle: celle d’un pays tiers. Ce
n’est qu’à partir de la cinquième année que la Communauté commencera à leur entrebâiller ses portes. Le
système des prix de référence, qui permet à la CEE d’appliquer des montants compensatoires à ses frontières
en cas de baisse des prix intérieurs, restera, en attendant, applicable pour les Espagnols.
«Je conçois que la CEE exige des mécanismes de protection à l’égard des produits pour lesquels elle est
actuellement excédentaire, comme le vin ou le lait, mais pas lorsqu’elle est déficitaire, s’exclame M.
Romero. Après l’adhésion, comment allez-vous expliquer aux consommateurs européens qu’ils ne peuvent
profiter de produits espagnols meilleur marché parce que la Communauté préfère acheter des fruits plus
chers à des pays non-membres de la CEE?»
Le cas le plus extrême à cet égard est celui des agrumes. «La Communauté produit à peine 43% de ce
qu’elle consomme dans ce secteur, rappelle M. Leopoldo Ortiz, qui dirige le comité d’exportateurs
d’agrumes du Levant.On peut donc difficilement affirmer qu’elle veut protéger ses propres producteurs en
limitant l’accès de nos oranges et de nos citrons! Aujourd’hui, nous versons à la CEE des droits de douane
de 12% alors que les pays du Maghreb n’en paient que 4% et Israël 8%. Il nous faudra après l’adhésion,
attendre encore cinq ans avant de nous retrouver sur le même pied que ces pays tiers. Etrange conception
de la préférence communautaire!»
Toutefois la colère des producteurs de fruits et légumes au sud des Pyrénées semble davantage dictée par
l’impatience que par l’inquiétude. Quelle que soit la dureté de la période transitoire, ils savent que leur
avenir est assuré, lorsqu’ils seront pleinement intégrés au sein de la Communauté. Aujourd’hui déjà, tout en
vitupérant le «comportement inique» des pays de la CEE, les exportateurs d’agrumes du Levant n’en
écoulent pas moins vers ces pays… 87% de leurs produits (dont 34% pour la France, le premier acheteur).
Restructuration
Le cas des secteurs espagnols non compétitifs est plus sérieux, car c’est leur propre survie que la
concurrence européenne met en danger. L’inquiétude n’est pas feinte chez les éleveurs de Galice ou des
Asturies.
Certes, ils ont obtenu eux aussi des mécanismes de protection. Pendant quatre ans, l’Espagne pourra
notamment imposer des contingents, qui augmenteront graduellement, à ses importations de lait frais, de
beurre et de certains types de blé. La période transitoire sera-telle toutefois suffisante pour permettre aux
éleveurs espagnols de se mettre au diapason de leurs concurrents des Dix? Les problèmes les plus aigus
correspondront sans conteste au secteur du lait: habitués à écouler sans trop de difficulté leur produit sur un
marché espagnol déficitaire, les éleveurs vont se retrouver brusquement plongés dans une Communauté qui
est, elle, largement excédentaire dans ce secteur et se verront soumis pour la première fois à la concurrence
étrangère de producteurs bien plus compétitifs.
S’il est un domaine où l’entrée dans la CEE modifiera profondément, et de manière positive, les campagnes
espagnoles, c’est bien celui de la régulation du marché. Pour s’adapter à la PAC, la politique agricole
commune des Dix, l’Espagne devra désormais être à même de mieux contrôler l’écoulement de sa
production, de développer ses associations de producteurs, d’établir des «marchés-témoins», d’adopter des
normes de qualité plus contraignantes.
Il s’agit là d’un aspect fondamental du processus d’adhésion: c’est précisément en arguant de l’absence de
tels mécanismes de contrôle du marché au sud des Pyrénées que les Dix ont imposé à l’Espagne le
purgatoire d’une longue période de transition.
L’argument n’était certes pas sans fondement, même si certains pays méditerranéens déjà membres de la
Communauté ne sont pas, dans ce domaine, mieux organisés. Mais l’agriculture espagnole n’est pas
toutefois, comme on a parfois tendance à le croire plus au nord, la proie d’un «capitalisme sauvage» sans foi
ni loi. Ainsi, le FORPPA, le Fonds d’aménagement et de régulation des prix et produits agricoles, réalise en
Espagne une bonne partie des tâches de soutien des prix assignées dans la CEE au FEOGA, le Fonds
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européen d’orientation et de garantie agricole. Il détermine notamment les «prix indicatifs» de dix-sept
produits agricoles, parmi lesquels ne figurent pas cependant les fruits et légumes.
Contrairement à ce qui se passe au sein de la Communauté, c’est l’état lui-même qui, en Espagne, a appliqué
jusqu’ici ces mécanismes de soutien des prix. Après l’adhésion, il appartiendra aux organisations de
producteurs de prendre progressivement la relève. Une véritable gageure, car ces dernières n’existent encore
qu’à l’état embryonnaire au sud des Pyrénées. Relativement implantées en Catalogne et au Levant (où elles
contrôlent davantage les exportations que les ventes sur le marché intérieur), elles sont pratiquement
inexistantes dans le reste du pays. Leur généralisation suppose une véritable révolution des esprits: en
entrant dans la CEE, les paysans espagnols doivent prendre conscience, désormais, que «l’union fait la
force».
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