LE PATRIMOINE DES MISSIONS JÉSUITES EN AMÉRIQUE LATINE
Transcription
LE PATRIMOINE DES MISSIONS JÉSUITES EN AMÉRIQUE LATINE
AMÉRIQUE LATINE LE PATRIMOINE DES MISSIONS JÉSUITES EN AMÉRIQUE LATINE Un entretien avec Ignacio García-Mata, S.J., et Sergio Gabriel Raczko Depuis 25 ans, une œuvre discrète de la Province d’Argentine et d’Uruguay de la Compagnie de Jésus fait un travail remarquable dans le domaine culturel. Le Studio Roque González de Santa Cruz produit des documents audiovisuels sur tout ce qui touche les « missions jésuites » de l’Amérique du Sud au 17e siècle. Son activité met en lumière ce qu’on connaît surtout sous le nom des « Réductions du Paraguay », mais les recherches de ses artisans ont fait ressortir l’ampleur des engagements missionnaires jésuites du 17 e siècle dans de nombreux territoires du continent. Notre reporter a rencontré pour vous le directeur du centre audiovisuel, le père Ignacio García-Mata, et son collaborateur laïque, Sergio Raczko. église furent construites pour notre usage. Organiser tout cela nous demanda pas mal de travail, mais nous travaillions avec encore plus d’enthousiasme pour édifier le temple de Notre-Seigneur qui n’est pas fait de briques et de ciment : je parle des temples spirituels que sont les âmes de ces Indiens ». Si on résume son œuvre, on dira que González a créé une nouvelle méthode de pastorale religieuse adaptée aux coutumes guarani en accordant une grande place à la musique, aux chants, aux danses, aux processions, et aux fêtes. Il a posé les bases de l’organisation politique et économique des Réductions : agriculture, artisanat et commerce. Notre studio porte son nom parce qu’il est reconnu comme pionnier des missions guarani. férentes parties du continent. Ce travail, nous le faisons ensemble, Sergio et moi. Le P. Ignacio García-Mata et Sergio Raczko, dans leur studio de Buenos Aires. IGM : Sergio, en plus de ses qualités professionnelles, artistiques, musicales, a beaucoup étudié tout ce qui est lié au patrimoine jésuitique. Nous avons ensemble des contacts avec les historiens, les anthropologues, les artistes ; ces rencontres, Sergio les a mises à profit pour mieux connaître l’ensemble du dossier historique de la présence jésuite sur ce continent. Pierre Bélanger : Père Ignacio et Sergio, qui était Roque González de Santa Cruz et pourquoi votre studio porte-t-il son nom ? Ignacio García-Mata : C’est un des saints martyrs jésuites des missions guarani. Il est né en 1576 à Asunción (Paraguay) et est mort, assassiné, en 1628, au Brésil ; il a été canonisé en 1988. Il a travaillé comme missionnaire dans les Réductions guarani et a présenté ainsi son travail : « Pour éviter ce qui est habituellement occasion de péché, nous avons construit le village de manière à ce que chacun ait sa propre maison avec une enceinte bien définie. Une maison et une Notre travail, au studio, concerne tout ce qui est lié aux « missions jésuitiques » 1 dans toute l’Amérique. Nous sommes passionnés tout spécialement par la mission auprès des Guarani, mais il est bon de savoir qu’il y a eu des expériences missionnaires des jésuites dans dif- Sergio Raczko : Nous avons commencé en 1989. Nous avons visité de nombeuses missions, à commencer par les plus proches et les plus connues, celles des Guarani, mais nous avons aussi voyagé dans bien d’autres endroits. Pour ma part, j’étais spécialisé en audiovisuel ; le père Ignacio m’a d’abord engagé comme cameraman. Au cours du premier voyage, j’ai appris ce qu’avaient été les missions jésuites et ce fut une découverte marquante pour moi. Je n’avais pas idée de l’importance de cet épisode de notre histoire. À ce momentlà, je savais à peine qui étaient les jésuites et, depuis, je suis presque devenu un jésuite ! Peu à peu, j’ai représenté la Compagnie de Jésus dans les festivals, les expositions, les manifestations culturelles où j’ai parlé des missions en même temps que je présentais nos reportages. Ce fut l’occasion pour moi d’une véritable transformation intérieure, une expérience spirituelle. 1 On utilise cette expression pour distinguer les missions des jésuites en Amérique du Sud au 17e siècle de l’ensemble du travail missionnaire des jésuites (les missions jésuites) partout dans le monde. 11 AMÉRIQUE LATINE Les Yarituses, de la culture des Chiquitos, en Bolivie, au moment du tournage. PB : Quel est l’angle spécifique de votre travail ? SR : Nous avons développé un style, une approche pour présenter une partie importante de l’histoire du continent d’une manière essentiellement audiovisuelle, en accordant beaucoup d’attention au montage et à la musique. Nous voulons en premier lieu faire quelque chose qui soit vraiment attrayant du point de vue audiovisuel, qui ait un rythme cinématographique tout en assurant que le contenu soit de premier niveau. Participent des historiens universitaires reconnus jusqu’aux chefs de communautés indigènes. Notre formule réunit, à propos des missions jésuites, de nombreuses disciplines ; cela donne un produit tout à fait unique. PB : Combien avez-vous produit de documentaires depuis 1989 ? SR : Nous avons produit 16 documentaires professionnels et quelques productions secondaires. Nous n’avons pas couvert seulement les « missions » les plus célèbres, celles qui se trouvent sur le territoire actuel du Paraguay, du nord de l’Argentine et du sud du Brésil, mais nous avons ouvert nos horizons avec les missions de Bolivie, une expérience remarquable puisque nous avons pu y rencontrer les descendants directs, vivants, de ceux qui avaient connu les jésuites au 17e siècle. IGM : C’est un département où vivent, dans la zone orientale de Bolivie, les indigènes des peuples guarani, chiquitos, mojos ; ils sont métissés entre eux maintenant. Ces peuples ont continué à vivre malgré les obstacles rencontrés au cours des siècles. Quand j’ai pris conscience de ça, j’ai été touché au cœur. Si ici, en Argentine, nous avons des ruines vénérables de l’époque des Réductions, ça reste des ruines, des pièces de musée, alors qu’en Bolivie des traces de ce que les jésuites du 17e siècle ont planté sont perceptibles chez des personnes. PB : Votre travail n’a-t-il pas justement donné une nouvelle vie à ces ruines de la région des missions guarani ? IGM : Ça dépend de l’impact que peuvent avoir nos documentaires. Notre désir est qu’il en soit ainsi, mais les questions de culture et de patrimoine ne pèsent souvent pas lourd dans le cadre de nos sociétés modernes. On fait notre travail et on l’offre généreusement à tous ceux qui sont intéressés par le sujet. Nous avons aussi une page web pour promouvoir notre travail et l’importance de ce patrimoine. De plus, nous avons participé à des congrès. C’est la partie « diffusion » de notre travail. Sergio va présenter les documentaires à différents publics et il donne des conférences. Je fais aussi des visites et des contacts pour que les télévisions par câble, en particulier, nous ouvrent leurs portes. C’est un travail culturel de longue haleine. PB : Parlez-nous un peu de ce qui se vivait dans ces missions, ces « Réductions », comme on les a souvent appelées. IGM : « Réduction » était un terme technique venant du latin. Ça ne veut pas dire, comme on pourrait le croire, « rendre plus petit », « réduire » en importance ou en étendue un territoire et encore moins un peuple. C’est plutôt l’expérience qui conduit d’un style de vie à un autre, dans ce cas d’une vie nomade à une organisation plus stable d’un groupe. Le travail des jésuites a été d’inviter les indigènes – et cela ne s’est jamais fait par la force – à venir vivre d’une manière plus organi12 sée dans une enceinte, un village. On voulait bien sûr en même temps profiter de ce nouvel environnement pour proposer l’évangile, entre autres choses par la musique et les cérémonies. Nous préférons utiliser l’expression « missions jésuitiques » - en français, on utilise plutôt simplement « missions jésuites ». Ce fut très intéressant pour nous de découvrir qu’il y a eu tant de lieux en Amérique où le travail de la Compagnie avec les peuples indigènes avait les mêmes objectifs. Notre travail est donc de mettre en lumière cet héritage peu connu, par les images et par le son. Nous voulons qu’on puisse connaître et comprendre cette œuvre d’évangélisation extraordinaire des jésuites. Cela ne veut pas dire que d’autres congrégations, en particulier les franciscains qui, souvent, étaient venus avant nous, n’avaient pas fait un bon travail. Mais la manière jésuite d’organiser, d’encadrer, a été toute nouvelle et très efficace. Et cela est dû à ce qui nous vient de saint Ignace, qui croyait vraiment à l’organisation de tous les aspects de la vie en vue des objectifs à atteindre, les objectifs spirituels, ceux de faire connaître l’évangile. Je souligne une autre dimension de la nouveauté qu’apportaient les missionnaires jésuites : ceux-ci étaient des religieux enracinés dans leur foi, mais ils étaient aussi des savants : astronomes, spécialistes des sciences naturelles, géographes. Ils voulaient que leur science puisse servir à l’évangélisation et, pour cela, ils ont jugé qu’il serait préférable d’offrir aux indigènes un contexte de vie de stabilité. Ce fut la manière de faire dans toute l’Amérique. PB : Cela me surprend car j’avais l’impression que les Réductions avaient été un projet spécifique limité à une région seulement du continent. SR : Au point de départ, nous pensions nous restreindre à la région la plus proche de nous, ici au nord de l’Argentine, mais nous avons vu qu’il y avait bien d’autres territoires qui méritaient notre attention. Ce qui a ouvert nos horizons, AMÉRIQUE LATINE ce fut le documentaire que nous avons produit sur le père Florian Paucke, un jésuite autrichien qui a travaillé dans la région de Chiquitos, à l’ouest de l’Argentine. Il fut le premier chroniqueur des Réductions, en particulier dans la Province de Santa Fe où il vécut durant 18 ans, à partir de 1749. Il a animé cette mission en y instaurant une école de musique. IGM : Santa Fe avait été fondée par les Espagnols. Ils se sentaient menacés par les indigènes qui faisaient des raids pour venir chercher des vivres en ville. Les Espagnols se défendaient avec des armes. Alors les jésuites se sont offerts pour faire des réductions, des villages où ils évangéliseraient les autochtones. Le missionnaire Florian Paucke a fondé une mission dont le village existe encore, San Gabriel, à 140 km de Santa Fe, sur la rivière Paraná. Le P. García-Mata nous montre un dessin du P. Florian Pauclke, S.J. SR : Ce fut le premier documentaire pour lequel nous avons pris contact avec des historiens. Nous avons connu des Mocovies ; nous avons fait des entrevues avec eux. Ce fut pour moi la première ébauche d’un format qui nous permettrait de ne plus simplement « filmer des ruines ». Nos productions devinrent plus signifiantes puisqu’à partir de ce moment-là, nous avons donné plus de place aux personnes qu’aux pierres. IGM : Les écrits du P. Paucke sont très éclairants. Son œuvre comporte 4 tomes qui racontent le travail des jésuites et les coutumes des indigènes jusqu’à l’expul- LA MISSION Le merveilleux film de Roland Joffé, avec Jeremy Irons et Robert De Niro, a fait connaître à un large public le travail des « missions jésuites » d’Amérique du Sud. sion des jésuites en 1767. Le missionnaire a décrit le travail d’évangélisation et la vie des gens. Il dessinait beaucoup aussi, de manière naïve, à partir des observations qu’il faisait de la flore et de la faune, de la vie des indigènes aussi. Il avait aussi de l’humour et certaines pages de son œuvre pourraient presque être lues comme des bandes dessinées parce que ses dessins comprenaient des bulles. Il décrit par exemple comment un jésuite pouvait traverser une rivière avec sa soutane, en se confectionnant un canot tout simple en cuir : les indigènes le plaçaient dans cette sorte de bourse et le promenaient dans la rivière en évitant qu’il soit mouillé ! populaire, qui vient de l’époque des missions du 17e siècle, continue d’être très vivante et forte. Le style particulier que donna la Compagnie de Jésus à ces missions est typique. Les jésuites ont créé un environnement qui offrait beaucoup de liberté aux autochtones, les protégeant des mauvaises influences des colons espagnols, les protégeant surtout de l’esclavage. PB : À la suite de vos travaux, quelle est votre évaluation du travail qu’ont fait les jésuites dans cette région du monde au 17e siècle ? Ce fut un succès ou un échec ? PB : Et vous, Sergio, quels sentiments avez-vous sur le succès ou l’échec du travail des jésuites dans les missions ? IGM : Ça dépend sous quel angle on regarde les choses. Du point de vue politique, on pourrait dire qu’avec l’expulsion des jésuites, tout s’est arrêté. Mais, du point de vue spirituel, c’est impressionnant de constater combien les racines de ce qui a été planté à l’époque sont demeurées. Dans nos pays, la religiosité 13 On doit considérer la répercussion immense du travail culturel des jésuites. À Córdoba, au centre de l’Argentine, il y a cinq lieux liés aux « missions jésuites » qui sont reconnus comme faisant partie du patrimoine historique de l’humanité. SR : Selon moi, on doit considérer plusieurs aspects. On peut souligner la valeur historique de ces lieux, mais je pense qu’il faut prendre conscience surtout que le travail des jésuites a été très positif du point de vue de la rencontre entre les cultures. Des gens mettent en question le travail des jésuites qui enseignaient aux indigènes des AMÉRIQUE LATINE éléments culturels européens. Est-ce qu’on aurait dû laisser les cultures autochtones à elles-mêmes, sans y introduire des éléments venus d’ailleurs? Je pense qu’il s’est produit dans cette aventure une rencontre interculturelle très positive. Des deux côtés – du côté des jésuites aussi, donc – il y a eu apprentissage, inculturation. Deux mondes se sont rencontrés et ont appris l’un de l’autre. PB : Cette prise de conscience peut avoir de bons effets encore aujourd’hui. SR : Quand les gens découvrent cette histoire, ils redécouvrent des valeurs qui se sont perdues dans le monde actuel. Nous avons la possibilité de faire des cycles de projections et de conférences avec des publics très différents et nous constatons une grande réceptivité. L’objectif de notre studio est la promotion et la diffusion de l’œuvre jésuite de cette époque et des valeurs qui soutenaient cette œuvre. Bien des gens prennent conscience que ces valeurs peuvent encore nous éclairer. Quelques exemples de DVD produits par le Studio Roque González de Santa Cruz. PB : Pourrait-on dire que votre travail, au point de départ essentiellement culturel, a un volet pastoral ? IGM : Je dirais que oui… même si tous les jésuites ne le voient pas ! Récemment le maître des novices nous a visités et a été fasciné par ce que nous faisons. Je pense que l’histoire des missions, c’est l’histoire de l’évangélisation. Ces racines Sergio Raczko, en plein travail de montage. de l’évangélisation sur notre continent donnent sens à ce que nous cherchons à faire. PB : En fin de compte, que peut nous enseigner votre travail pour notre vie d’aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’il apporte aux chrétiens que nous sommes ? SR : Ce que je vois d’abord, ce sont les valeurs qu’avaient les jésuites au 17e siècle et aussi tout ce qu’ils ont fait avec des ressources limitées. Ils avaient des objectifs immenses ; ils se doutaient qu’ils n’en verraient pas les fruits de leur vivant, ou en tout cas de manière immédiate. C’était un projet pour les générations à venir. Ils vivaient ce en quoi ils croyaient, de jour en jour, dans l’espérance. C’est une leçon pour aujourd’hui, je pense. Je note aussi la remarquable capacité d’adaptation des jésuites, coupés de leurs racines culturelles européennes, sans facilité de communication. Ils ont voulu comprendre les indiens et ont vu beaucoup de bonnes choses dans l’environnement dépaysant qui les entourait ; en même temps, ils ont voulu partager ce qu’ils avaient de meilleur, des éléments de leur propre culture et le message de l’évangile. Tout cela peut nous animer aussi car nous avons tant de possibilités de nos jours ; nous ne pouvons pas nous décourager quand on pense à ce qu’ont fait ces missionnaires avec si peu de moyens. Ça vaut la peine de comparer les deux époques pour discerner toutes les chances que nous avons. 14 IGM : Je pense que, pour l’Église, le travail d’évangélisation est très important. Si nous comprenons comment des hommes et des femmes ont donné leur vie pour cet objectif, cela peut nous stimuler. Je ne parle pas ici seulement des jésuites : l’exemple des « missions » d’Amérique du Sud peut servir à tout travail missionnaire au sens actuel du mot. L’anthropologie nous a appris qu’il faut respecter toutes les cultures. Mais les rencontres interculturelles sont en même temps essentielles. Pourquoi les missionnaires sontils venus de ce côté-ci de l’Atlantique ? Pourquoi saint Ignace a-t-il envoyé des missionnaires partout dans le monde ? C’était pour répondre à l’invitation de Jésus qui a dit : « Allez par toute la terre, apportez la Bonne Nouvelle ». Il faut respecter les peuples et leurs coutumes, mais je pense qu’il vaut toujours la peine de faire connaître ce qui nous fait vivre. Les missionnaires qui ont partagé leur foi sur notre continent au 17e siècle ont beaucoup contribué à l’avancement de nos civilisations. Si nous nous laissons fasciner par ce qu’ils ont planté, leur travail peut nous permettre de progresser aujourd’hui. ■ Au cours d’une entrevue de l’anthropologue argentin Adam Hajduk.