Germaine de Staël, une femme aux origines du libéralisme

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Germaine de Staël, une femme aux origines du libéralisme
Germaine de Staël, une femme aux origines du libéralisme
La présente conférence consacrée à la vie et à l’œuvre politique de Germaine de Staël appelle
quelques mots d’introduction, afin que son objectif n’échappe à personne.
Tout d’abord, m’adressant à vous, je le fais en tant qu’homme politique, député libéral : cela
signifie que mon travail s’inscrit dans un projet qui défend les valeurs de la démocratie
libérale, laquelle est aujourd’hui en vigueur dans nombre de pays, en particulier sur le
territoire de l’Union européenne. C’est un phénomène assez récent dans l’Histoire puisqu’il y
a deux cent ans à peine, c’est-à-dire au moment des faits qui vont ponctuer la conférence de
ce matin, ce n’était évidemment pas le cas. L’Europe était déchirée entre guerres de nations.
La Révolution française venait à peine d’en finir avec les injustices de l’Ancien Régime et
cherchait la meilleure façon de sortir de la longue période de Terreur qui avait ravagé la
France.
Je me consacre à la chose publique, à la politique active. Je suis député, c'est-à-dire un
représentant qui a été candidat, qui a pu mener une liste électorale composée d’hommes et de
femmes sollicitant le suffrage des électeurs et des électrices.
Homme politique et donc, naturellement, homme.
En outre, je crois que vous le savez, depuis de très nombreuses années, j’écris, lis, étudie,
analyse, commente la « doctrine » libérale. Pourquoi vous rappeler ces éléments ? Parce que
ceux-ci auraient dû me conduire, au fil des lectures, des études, à rencontrer celle à qui la
présente conférence est consacrée, à savoir Madame de Staël. Bien entendu, durant nos études
secondaires, nous avons tous entendu citer son nom. Certains ont peut-être lu un de ses
romans, Corinne ou Delphine ; d’autres peut-être De l’Allemagne, qui fut longtemps un de ses
rares ouvrages à être demeuré disponible en librairie. Mais à aucun moment, le rôle de Mme
de Staël en tant que fondatrice de la démocratie libérale ne m’est apparu et, je crois pouvoir
m’exprimer en notre nom à tous, ne nous est apparu : l’histoire, en effet, est essentiellement
écrite au masculin.
J’ai utilisé le terme de « fondatrice » et pas « d’inspiratrice », qui me parait être, dans les
domaines intellectuel et artistique, pour les femmes et pour Madame de Staël en particulier,
un mot perfide qui, le plus souvent, traduit en termes galants, l’effacement d’un destin
féminin, l’effacement d’une liberté possible. Quant à la formule « l’histoire est écrite au
masculin », elle doit être entendue au sens propre et au sens figuré. Ecrire l’histoire désigne le
fait de participer aux vastes mouvements de celle-ci, mais désigne aussi le fait de reconstituer
après-coup comment ils se sont déroulés.
Force est donc de constater qu’aucune histoire du libéralisme ne cite de manière significative
le nom de Madame de Staël ; si elle est parfois citée, c’est au détour d’une phrase pour
signaler qu’elle « inspira » le premier grand théoricien du libéralisme politique, Benjamin
Constant. Je ne veux rien enlever au mérite ni à l’intérêt des travaux de Benjamin Constant,
mais Madame de Staël fut bien davantage que sa « muse inspiratrice ». J’essayerai de montrer
que nombre de principes fondamentaux du libéralisme naquirent de leurs discussions et de
leurs échanges, mais aussi directement sous la plume de Madame de Staël. Des textes décisifs
ont en effet été écrits en commun mais publiés sous la seule signature de Constant, alors
qu’elle-même n’a pas publié, par exemple, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer
la révolution et des principes qui doivent fonder la République en France1 œuvre écrite fin
1798 et qui, si elle avait été connue du public aurait rangé son auteur, Mme de Staël, au rang
des grands penseurs politiques issus de la Révolution, et fondateurs du courant libéral.
Enfin, c’est elle qui, en exil, accueillit près de Genève, au Château de Coppet, la plupart de
ceux qui allaient donner au libéralisme son envol durant le XIXème siècle : Constant,
Schlegel, Sismondi. A tel point qu’en mai 1998, l’Association Française des
1 Mme de Staël, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la révolution et des principes qui doivent
fonder la république en France, éd. Lucia Omacini, Paris/Genève, Droz, 1979.
Constitutionnalistes a organisé un colloque d’envergure intitulé Coppet, creuset de l’esprit
libéral, avec pour sous-titre, Les idées politiques et constitutionnelles du groupe de Madame
de Staël. Illustrant ce sous-titre, les actes du colloque de l’Association française des
Constitutionnalistes ont été publiés avec, en couverture, un portrait de Madame de Staël2.
C’est quand même suffisamment rare pour mériter d’être souligné et vous me permettrez de
remarquer que je ne connais pas l’équivalent pour d’autres courants politiques, ni pour le
marxisme, ni pour le socialisme, ni pour la social-démocratie chrétienne.
Incontestablement donc, elle avait l’intelligence, elle avait les idées, et elle disposait de
moyens importants – elle était la fille du banquier Necker – mais elle était une femme. Or, il
n’est pas inintéressant de rappeler que l’époque est directement consécutive à la Révolution
Française. Epoque où bouillonnèrent les idées de liberté, d’égalité et de fraternité (remarquez
au passage la teneur masculine : on ne parle pas de « sœurs » mais de « frères », de
« fraternité »). C’est l’époque où s’écrivent les déclarations universelles des droits de
l’Homme, mais pas ceux de la Femme. C’est l’époque qui voit naître le suffrage universel :
mais celui-ci, très curieusement dans ces moments d’exaltation des idées nouvelles et
généreuses, n’est pas étendu aux femmes. Michelet dans son Histoire de la Révolution
française peut écrire que « L’homme ne s’était pas seulement reconquis lui-même, il rentrait
en possession de la nature. Plusieurs récits témoignent des émotions que donna à ces pauvres
gens leur pays vu pour la première fois…chose étrange ! Ces fleuves, ces montagnes, ces
paysages grandioses, qu’ils traversaient tous les jours, en ce jour ils les découvrirent ; ils ne
les avaient vus jamais »3. Chose étrange ! Mais les hommes de ce temps ne semblent pas
avoir perçu dans ce lever d’un monde nouveau, que les femmes aussi sont des êtres libres.
Affirmer dès lors que Madame de Staël a souffert, dans sa pensée, son ambition, son projet, sa
philosophie, sa politique, du fait d’être femme n’est pas un vain mot.
Je remercie donc, avec beaucoup de ferveur, mon amie Françoise Schepmans d’avoir eu l’idée
de la présente conférence. Et je remercie les membres du Bureau du Parlement de la
Communauté française Wallonie-Bruxelles, d’avoir permis qu’elle se tienne au sein de cet
hémicycle. Le bâtiment qui nous accueille, j’ouvre une parenthèse pour le souligner, est
l’ancien Hôtel du Prince Charles-Joseph de Ligne. Celui-ci, chose peu connue, hébergera vers
1809, Mme de Staël à Vienne. Durant ce séjour elle réalisera la première anthologie des écrits
du Prince4.
Je souhaitais que cette conférence soit l’occasion de rendre hommage au combat des femmes
à l’encontre de la plus longue et de la plus répandue des oppressions sous toutes les latitudes
et à travers toutes les civilisations, celle exercée par une partie du genre humain à l’encontre
de l’autre, à savoir le sexe féminin ou, pour reprendre un titre célèbre, le « deuxième sexe ».
Etre libéral c’est d’abord et avant tout avoir pour principe premier que l’on ne construit pas sa
liberté sur celle des autres ou de l’autre : le combat pour l’émancipation féminine et pour
l’égalité des sexes est un combat premier, principiel de la démocratie libérale.
Demain, 30 janvier, il y aura exactement cent ans que le Conseil National des Femmes Belges
a vu le jour. Il est né dans la foulée du combat mené par une institutrice pour pouvoir faire des
études de droit, Marie Popelin. A cette femme et au Conseil National des Femmes, j’espère
pouvoir rendre hommage à travers les présents propos.
Je vais rappeler les circonstances historiques et biographiques nécessaires pour situer celle qui
– excusez-moi du peu – allait défier Napoléon Bonaparte qui en fit une ennemie personnelle.
2 Coppet, creuset de l’esprit libéral Les idées politiques et constitutionnelles du groupe de Madame de Staël, dir.
L.Jaume, Paris/Aix-en-Provence, Economica/Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2000.
3 Jules Michelet,Histoire de la Révolution française, cité par Marc Richir, Du sublime en politique, Paris, Payot,
1991, p.13.
4 Prince Charles-Joseph de Ligne, Fragments de l’histoire de ma vie, 2 tomes, éd. J. Vercruysse, Paris, Honoré
Champion, 2000, p.20.
Elle est née à Paris le 22 avril 1766. Son nom de jeune-fille est Necker. Son père est un
banquier suisse et protestant. Il s’enrichit considérablement durant la guerre de sept ans
(1756-1763) en réalisant d’excellentes affaires pour les fournitures aux armées. La
République de Genève ayant profité elle aussi de ces opérations, le désigne en 1768 comme
ministre auprès de Louis XV, roi de France5.
Germaine vient donc au monde dans une famille très riche et en pleine « expansion ».
En 1774, c’est au tour de Louis XVI de monter sur le trône. La monarchie est déjà
impopulaire, les structures politiques, économiques et sociales de l’ancien régime ne
correspondent plus à l’esprit du temps. L’entourage du jeune Roi conseille à celui-ci de mettre
en œuvre un ensemble de réformes pour raffermir la confiance et la conviction monarchiques.
Le roi va d’abord nommer Turgot, mais la politique économique qu’il va mener suscite la
désapprobation des courtisans qui voient diminuer une part de leurs privilèges. Le 12 mai
1776, Turgot est congédié par le Roi, qui se tourne alors vers Necker.
La petite Germaine est âgée de dix ans lorsque son père devient un des hommes les plus
puissants de France. Sa mère, née Suzanne Curchot, fille de pasteur et dame de compagnie
lorsque le jeune Necker lui avait proposer de l’épouser6, est quant à elle obsédée par le
prestige de l’éducation, par la vie intellectuelle et par cette institution de l’époque, à savoir,
les salons7. Madame Curchot-Necker, reçoit donc chez elle tout ce que la France comptait de
personnalités : « Nulle part ailleurs on ne savait aussi bien effleurer tous les sujets sans jamais
s’appesantir, faire partir les mots comme des flèches, jouter avec les idées dans une
passionnante escrime soutenue par l’accent, le geste, le regard, dans une sorte d’électricité qui
fait jaillir les étincelles ».
En 1778, la France vient au secours, notamment sur l’insistance de La Fayette, des Etats-Unis
en déclarant la guerre à l’Angleterre. Cette guerre coûte très cher. Les finances du pays vont
de plus en plus mal. Necker, comme Turgot, prend la seule voie possible : s’en prendre aux
privilèges de la noblesse. Attaqué à son tour, il se défend, en accomplissant un geste tout à fait
usuel aujourd’hui, mais tout à fait nouveau et inouï à l’époque : il va publier le budget. Un
budget en équilibre mais qui pour la première fois rend publiques les sommes colossales
versées aux courtisans du Roi. Necker aurait pu affronter l’adversité s’il n’avait pas voulu trop
bien faire : s’il avait dit la vérité il pouvait tenir bon, mais, tenant à présenter le budget en
équilibre, il avait triché sur les montants des dépenses de guerre. Ses adversaires s’en rendent
compte. Ce fut un tollé général et le 19 mai 1781, Louis XVI demanda la démission de
Necker.
Cette disgrâce ne remit cependant nullement en cause la fortune du banquier lequel mit à
profit son temps libre pour chercher un époux pour sa fille : riche, intelligente, cultivée mais,
semble-t-il, peu jolie. On songea à William Pitt, celui-là même qui allait devenir le principal
adversaire de la France révolutionnaire et de Napoléon. Germaine, cependant, ne voulait pas
aller vivre en Angleterre ni quitter son père qu’elle adorait. Le choix se porta alors sur un
attaché de l’ambassade de Suède à Paris, Eric-Magnus de Staël-Holstein, de noblesse
ancienne, mais peu fortuné. Il a trente-sept ans, elle en a vingt. Toutefois, il était protestant et
acceptait Germaine ! Ce mariage négocié entre un homme intéressé et un père qui donne à sa
fille, alors que celle-ci l’adore, l’impression de l’abandonner, fut malheureux. Sa vie durant,
5 Sur Jacques Necker, cf. Ghislain de Diesbach, Necker ou La faillite de la vertu, Paris, Perrin, 3ème éd. 2004.
6 Suzanne Curchod était la fille d’un pasteur du pays de Vaud, appelée familièrement « la belle Curchod » ; elle
connut diverses aventures amoureuses dont une idylle avec Edward Gibbon le futur auteur d’Histoire du déclin
et de la chute de l’empire romain (que François Guizot va traduire avec sa future épouse mais en omettant lui
aussi d’indiquer le nom de celle-ci sur la couverture), à qui son père avait interdit d’épouser cette femme « sans
le sou ». Suzanne avait dû donner des leçons pour faire vivre sa mère à la mort de son père. Le mariage avec
Jacques Necker avait donc pour elle des allures de conte de fées. Mais cela influencera la vie de leur fille
Germaine ; cf. Ghislain de Diesbach, Madame de Staël, Paris, Perrin, 1983, p.21-22.
7 Histoire générale des civilisations, tome V, Paris, PUF, 1955, p.170
Germaine cherchera une idylle auprès d’autres hommes dont le plus célèbre est Benjamin
Constant. A propos de son mari, elle dira néanmoins : « De tous les hommes que je n’aime
pas, c’est celui que je préfère »8. Confession qui traduit malheureusement pour elle une vie
faite de déceptions successives. Soyons attentifs cependant au fait que ses relations
amoureuses seront le plus souvent entremêlées de politique. Malgré tous les avantages et
qualités qui sont les siens, malgré tout ce qu’elle accomplira, elle porte en elle, probablement
en raison de la « figure » du père, la certitude que faire de la politique ne peut passer que par
la médiation d’un homme. Une femme peut détenir un poids politique et influer sur le cours
des choses par personne interposée, par personne masculine interposée.
Une anecdote relative au mariage : lors d’un bal, M. de Staël, le futur mari, dansait avec
Germaine de façon si froide et contrainte que le papa n’y tint plus, s’empara de la main de sa
fille en disant au futur gendre : « Tenez Monsieur, je vais vous montrer comment on danse
avec une demoiselle dont on est amoureux ». Il danse alors avec tant de tendresse pour sa
fille, que celle-ci fond en larmes et s’enfuit 9. Le mariage est célébré début 1786. Dix-huit
mois plus tard, elle met au monde une petite fille, Gustavine, en l’honneur du Roi de Suède
Gustave III. Gustavine mourra le 07 avril 1789 ; Gustave III, lui, sera victime d’un assassinat
politique le 16 mars 1792 !
La situation politique en France ne cessait de détériorer : il devenait de plus en plus évident
que les privilèges nobiliaires devaient être réduits. Cela ne pouvait être décidé que par les
Etats généraux qui ne s’étaient plus réunis depuis 1614. Ces Etats Généraux furent promis
d’abord pour 1792, délai qui fut ensuite ramené à 1789, tant l’agitation ne cessait
d’augmenter. En août 1788, le Roi nomme à nouveau Necker comme ministre et le charge
d’organiser la réunion des Etats Généraux, c'est-à-dire de la noblesse, du clergé et du tiers
état. Le tiers état devait être aussi nombreux que les deux ordres privilégiés, et, de plus, il
fallait que l’on votât par tête et non par ordre. Necker obtint la première condition, pas la
deuxième. Ce fut le point de départ de la Révolution de 1789.
Necker, dont la popularité grandissait auprès du peuple, continua de conseiller au Roi
d’accepter des avancées mais il fut peu écouté. Les courtisans décidèrent le Roi à l’écarter. Le
11 juillet, il fut renvoyé, quitta la France pour Bruxelles, en passant par Mons. La nouvelle de
son départ déclenche l’insurrection de Paris. La Bastille est prise. Le Roi doit à nouveau
rappeler Necker qui est accueilli triomphalement par le peuple. Germaine de Staël ne vit plus
que pour son père. Mais celui-ci, s’il a toujours été opposé aux privilèges de la noblesse, est
un modéré : il ne peut suivre la révolution jusqu’au bout. En septembre 1790, il doit quitter
Paris, est arrêté à la frontière, mais il pourra continuer son chemin vers la Suisse.
Germaine, entre temps a pris pour amant un fils naturel de Louis XV, M. de Narbonne dont
elle aura deux garçons. Elle a commencé à écrire de petites pièces de théâtre, des Lettres sur
Jean-Jacques Rousseau….Mais c’est la politique qui l’intéresse. Elle publie son premier
article en avril 1791 dans le journal « Les indépendants », intitulé A quels signes peut-on
reconnaître quelle est l’opinion de la majorité de la nation ? Elle veut cependant avoir une
influence politique plus réelle. « Réelle » et non « directe », car la possibilité d’influer sur le
cours des choses passait nécessairement, en tout cas selon elle, par l’intermédiaire d’un
homme. Par son entregent, elle pousse Narbonne au poste de Ministre de la Guerre. Mais ce
poste, en raison des grandes batailles, dont celle de Jemappes, qui se préparent, va devenir
essentiel ; Narbonne n’est pas jugé à la hauteur et est démis. C’est une première défaite pour
Madame de Staël. Narbonne part au combat tandis qu’à Paris, la Terreur commence à
s’installer. Germaine usant de sa qualité d’ambassadrice de Suède parvient à s’enfuir. Elle va
à Coppet, rejoint Narbonne en Angleterre, se sépare de lui et, de retour à Coppet, tombe
amoureuse d’un autre Suédois, Adolphe-Louis de Ribbing . Cependant, rien n’étant anodin ou
8 Ghislain de Diesbach, Madame de Staël, Paris, Perrin, 1983, p.11.
9 Op. cit., p.64.
facile dans sa vie, Ribbing a trempé dans l’assassinat de Gustave III et avait été condamné à
mort, gracié puis banni. Réfugié en Suisse, il était allé rendre visite à « son » ambassadrice,
Mme de Staël.
Voici un extrait d’une lettre qu’elle lui adresse de Coppet en novembre 1794, le suppliant de
lui écrire : « Est-ce un supplice de consacrer deux heures par semaine à éviter à une amie une
grande peine, à lui donner un suprême bonheur ? Je ne sais pas ce qui, dans la vie d’aucun
homme, vaut mieux que d’épargner une douleur profonde à un être sensible…j’ai besoin que
vous m’aimiez, toutes les preuves m’en sont nécessaires… »10. Peut-être Ribbing ne
répondit-il pas à son attente, toujours est-il que Germaine fit la rencontre d’un jeune Suisse
avec lequel elle va entretenir une relation passionnée. Il a pour nom Benjamin Constant et est
appelé à devenir un des grands noms de la littérature française, mais surtout un des fondateurs
du libéralisme politique. Sa famille étant d’origine française, des huguenots émigrés au début
du XVIIème siècle, il peut, conformément à la loi du 15 décembre 1790 déclarant Français
tous les descendants de Français émigrés pour cause de religion, recouvrer la nationalité
française.
Les deux amants partiront en 1795 pour Paris où Germaine veut absolument tenir salon et
œuvrer politiquement. Entre temps, elle n’a pas cessé d’étudier ni d’écrire. Elle a notamment,
de façon anonyme, publié en août 1793, en Angleterre et en Suisse, des Réflexions sur le
Procès de la Reine, par une femme 11. Pour rappel, Louis XVI a été guillotiné le 21 janvier
1793. Les Girondins ont été déclarés traîtres à la patrie. Le 02 août, la reine a été transférée à
la Conciergerie. A ce moment, Germaine est haïe par les Jacobins qui lui reprochent sa
richesse et par les royalistes qui lui reprochent ses idées progressistes, notamment celles en
faveur d’une monarchie constitutionnelle. Pour différentes raisons, notamment le dédain de
Marie-Antoinette à l’égard des Constitutionnels, elle n’appréciait pas la Reine mais au fil des
mois, elle va admirer cette femme digne, cette mère victime de la Terreur et que le tribunal a
séparé de son fils, victime de la haine révolutionnaire qui va s’acharner contre elle en usant de
tous les arguments habituellement évoqués pour dévaloriser la personne d’une femme : elle
est dépensière (avec l’argent du peuple), coquette, frivole, mauvaise épouse, mauvaise mère,
nymphomane, lesbienne… Autant de calomnies que Mme de Staël va essayer d’enrayer avec
d’autant plus de légitimité qu’elle n’était pas connue pour être une proche de la Reine.
Elle publiera son texte avec pour seule signature « Par une femme ». Mais l’anonymat n’a
trompé personne. En voici deux passages. L’un au début : « O, vous, femmes de tous les pays,
de toutes les classes de la société, écoutez-moi avec l’émotion que j’éprouve » 12. « Femmes
de tous les pays…», comment ne pas entendre l’écho de ces mots dans la formule qu’en 1848,
Karl Marx lancera : « Prolétaires de tous les pays… ». Marx appréciait Madame de Staël,
peut-être a-t-il été inspiré par la phrase ? Quoi qu’il en soit la phrase de Mme de Staël
claironne comme un appel à tous les combats en faveur de l’émancipation de la femme,
« prolétaire du prolétaire ».
Le deuxième passage est extrait de la conclusion : « Je reviens à vous, femmes immolées
toutes dans une mère si tendre, immolées toutes par l’attentat qui serait commis sur la
faiblesse (…) malheur au peuple que ne serait ni juste ni généreux ! Ce n’est pas à lui que la
liberté serait réservée » 13. La reine sera pourtant guillotinée le 16 octobre 1793.
Germaine de Staël a également publié, à cette époque, des Réflexions sur la paix, adressées à
M.Pitt et aux Français, et rédigé des Réflexions sur la paix intérieure de la France où elle
penche davantage pour la République. Elle prépare enfin son premier grand livre, De
10 Lettre de Coppet du 30 nov.1974, in Les plus belles lettres manuscrites de la langue française, Paris,
Bibliothèque Nationale/Robert Laffont, 1992, p.155.
11 Mme de Staël, Réflexions sur le procès de la reine, Paris, Mercure de France, 1996.
12 Op. cit., p.20.
13 Op. cit., p.58-59.
l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations14. A Paris, où la Terreur
a contribué à massacrer des milliers de personnes, Benjamin et Germaine reviennent le 25 mai
1795, juste après la dernière grande insurrection populaire. Le 14 juin, Benjamin écrit :
« Nous sommes tranquilles. On guillotine aujourd’hui les auteurs du 1er prairial, et la
constitution va paraître »15. Elle est adoptée le 22 août. Benjamin Constant et Germaine de
Staël, durant l’hiver 1795-1796 qu’ils passent à Coppet, estiment qu’ils peuvent et qu’il faut
se rallier à la République occupée de se mettre en place. Ensemble, ils écrivent mais publient
sous la seule signature de Constant, le premier texte important attribué à celui-ci, De la force
du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier 16.
Ouvrons une parenthèse afin de prendre la pleine mesure de ce qui se joue alors au point de
vue et de la politique et de la pensée politique. La Révolution a eu lieu. Elle a mis fin à
l’Ancien Régime. Elle a institué la liberté, l’égalité, et la fraternité. Mais elle l’a fait dans le
sang et la Terreur. La nation française issue de ce moment exceptionnel de l’histoire de
l’humanité est nouvelle : tout est à faire, tout est à construire et à inventer. On ne peut plus se
satisfaire des anciens modèles d’organisation, mais on ne peut pas non plus laisser libre cours
à la furie révolutionnaire : les gens doivent pouvoir vivre ensemble. Comment faire ?
Comment organiser ? Quelles règles adopter ? Pour répondre à ces questions la période va
faire preuve d’une extraordinaire inventivité, la pensée politique apportant de nouvelles
fondations aux concepts de pouvoir, de nation, de peuple, de représentativité…
Les libéraux vont assumer une part considérable de ce bouillonnement philosophico-politique,
avec des Constant, La Fayette, Chateaubriand, Guizot, Tocqueville et bien entendu Mme de
Staël lorsque, par exemple, elle écrit (mais ne publie pas) : « La conséquence immédiate de
l’égalité politique, c’est le droit de chaque homme ayant les conditions requises pour être
citoyen à concourir à la formation des lois qui le gouvernent. Le pouvoir exécutif étant
toujours un délégué, c’est l’organisation du pouvoir législatif qui constitue la démocratie pure
ou le gouvernement représentatif »17. Malheureusement ces auteurs, en tout cas pour la partie
politique de leur œuvre, ont très longtemps fait l’objet d’une occultation complète ; coincés
qu’ils étaient entre les philosophes politiques ayant précédé la Révolution comme
Montesquieu, Voltaire, Rousseau…, et la naissance du marxisme. Occultation d’autant plus
dommageable que du coup, a été mise de côté la teneur politique de la pensée libérale ellemême. Autrement dit, si par la suite on a sans cesse exclusivement identifié le libéralisme à
l’économique, c’est aussi parce que l’on a occulté le fait qu’un libéralisme politique avait été
pensé, questionné, théorisé et appliqué, à la charnière des 18ème et 19ème siècles. Ce n’est que
depuis une vingtaine d’années que l’on redécouvre, republie et réétudie les œuvres de
Constant, Guizot, Staël… Il faut les lire ; vous y trouverez, dans une langue et un style
parfaits, la clarté et la force des idées authentiques.
Dans De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier,
Benjamin Constant et Germaine de Staël proposent ce que l’on appellerait aujourd’hui une
troisième voie : il faut se rallier au gouvernement issu de la révolution pour en terminer avec
la révolution. Ils recommandent donc de se rallier à la République, centriste, bourgeoise.
Avec, déjà, la distinction libérale fondamentale entre l’Etat et les particuliers. En effet, malgré
le fait que l’Etat qui vient de naître est encore en danger et doit par conséquent disposer de
14 Mme de Staël, De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations, suivi de Réflexions sur
le suicide, Paris, Payot Rivages, 2000.
15 Texte cité par Jacques Godechot dans sa remarquable Introduction à Germaine de Staël, Considérations sur la
révolution française, Paris, Tallandier, 2000, p.14.
16 Benjamin Constant, De la force du gouvernement actuel de la France et de la nécessité de s’y rallier, Paris,
Flammarion, 1988.
17 Mme de Staël, Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la révolution et des principes qui doivent
fonder la république en France, éd. Lucia Omacini, Paris-Genève, Droz, 1979, p.13.
tous les moyens de se protéger et de s’affirmer, « il faut que tous deux (Etat et citoyen) restent
dans la carrière qui leur est propre »18.
Le livre a du succès mais n’empêche pas de nouveaux affrontements. Royalistes et
républicains s’opposent et le Directoire fait appel à l’armée, plus spécialement à quelqu’un
qui aura une influence considérable sur la vie de Germaine de Staël, le Général Bonaparte,
lequel est porté par ses victoires durant la campagne d’Italie. Ceci ouvre une nouvelle période
de tensions et de coups d’Etats successifs. On peut craindre un retour des Jacobins et de leurs
excès. Germaine de Staël écrit Des circonstances actuelles qui peuvent terminer la Révolution
et des principes qui doivent fonder la République en France. Benjamin Constant l’aide dans
son travail et annote certains passages mais Germaine en est l’auteur principal. Elle devrait le
publier sous son seul nom mais ne le fait pas. Le livre ne verra le jour que plus d’un siècle
plus tard, en 1907. On peut apprécier, dans l’édition critique qu’en donnera en 1979, Lucia
Omacini, ce qui est de la main de Germaine et ce qui a été ajouté de la main de Benjamin. Ce
sont les idées de Mme de Staël. Si ce livre avait vu le jour, Germaine de Staël eût été
certainement davantage associée à la genèse de la démocratie libérale.
Pourquoi n’a-t-elle pas publié ? Peut-être a-t-elle préféré délaisser son travail politique au
profit d’un autre ouvrage, l’un de ses plus célèbres où la question de la liberté politique est
abordée sous l’angle des rapports entre la littérature et la société, De la littérature19, publié à
Paris en 1800. Peut-être n’était-elle pas satisfaite de certains développements : le
raisonnement présente des faiblesses et néglige, par exemple, la plus grande partie de la
population de l’époque, la paysannerie. J’ai la conviction que la raison est à chercher dans ce
que Sartre appelle la « constitution »20, à savoir dans la protohistoire de Germaine au sein du
couple Necker-Curchot. La figure du père, premier homme politique de France, ne pouvait
que s’interposer entre la femme porteuse d’une pensée politique et la scène du monde où
donner le jour à cette pensée. Le trouble que cela suscite en elle est directement perceptible,
lorsque, dès les premières pages elle cherche à justifier le fait qu’une femme puisse penser
publier un livre de philosophie politique.
Il est fréquent, en effet, en ce domaine, et ce pour échapper aux risques de répression
encourus par les auteurs politiques 21, de recourir à des détours littéraires, à des stratégies de
la présentation. Platon utilise l’ironie socratique, Thomas More l’utopie, Guizot l’analyse
historique…Ces techniques d’écriture politique ont été mises en évidence par Léo Strauss
dans La persécution et l’art d’écrire22. Mme de Staël va non pas user –puisque en définitive,
elle ne publie pas- mais tenter de se convaincre elle-même par un argument de ce type :
« celle qui devrait à son existence de femme la certitude de n’inspirer aucun ombrage, de
n’être soupçonnée d’aucune ambition personnelle, aurait quelques avantages pour dire la
vérité »23. Une femme ne pouvant avoir d’ambition politique personnelle, elle peut publier
une pensée politique sans que cela ne porte à conséquence !
Le 9 novembre 1799 (le 18 brumaire) un triumvirat composé de Bonaparte, Sieyès et Ducos
accomplit un coup d’Etat. Le 13 décembre, Napoléon Bonaparte est désigné Premier Consul.
Coïncidence, Germaine, attristée par la trahison amoureuse de Constant avec Julie Talma (exépouse du célèbre comédien), a quitté Coppet et arrive à Paris le jour même du coup d’Etat.
Elle connaît Bonaparte pour l’avoir rencontré à plusieurs reprises chez Talleyrand. Elle lui
aurait adressé des lettres enflammées, lui faisant des propositions et se moquant de Joséphine
18 Benjamin Constant, op. cit., p.87.
19 Mme de Staël, De la littérature, Paris, Garnier-Flammarion, 1991.
20 Jean-Paul Sartre, L’idiot de la famille Gustave Flaubert de 1821 à 1857, 3 tomes, Paris, Gallimard, 1971.
21 « Peut-être a-t-elle redouté les foudres du gouvernement, auprès duquel, bien qu’elle ait été liée avec Barras,
et surtout avec Talleyrand, elle n’était pas persona grata. Déjà en octobre 1795 elle avait été exilée de Paris. »,
Jacques Godechot, loc.cit., p.18.
22 Léo Strauss, La persécution et l’art d’écrire, Paris, Presses Pocket, 1989.
23 Mme de Staël, Des circonstances actuelles, op. cit., p.4.
de Beauharnais. Celui-ci aurait jeté les lettres au feu. Il y eut donc entre le futur Empereur qui
ne croyait que dans la dictature militaire et la femme qui haïssait toute forme de dictature, de
l’antipathie due peut-être aussi à l’amour déçu de Germaine. Amour, une fois encore médié
par une finalité politique : quel pouvoir, par personne interposée, l’Empereur eût pu lui
apporter !
Dès le mois suivant, elle se démène pour que Constant, venu la rejoindre, soit désigné au
Tribunal. Leur ambition est d’y défendre les idées libérales, la liberté individuelle, le rejet de
l’arbitraire et l’opposition au retour des injustices de l’Ancien Régime. Napoléon accepte la
désignation de Constant. Mais lors d’une des premières séances, celui-ci s’en prend
violemment aux Consuls, les accusant de ne pas tenir compte de l’opinion des Tribuns. Le
soir, une grande fête, toute illuminée, est organisée chez Madame de Staël : beaucoup se firent
excuser. Jamais Napoléon ne le pardonna, ni à Constant ni à de Staël. Le 17 janvier 1802,
Napoléon exclut Constant du Tribunal en même temps qu’un autre grand libéral, JeanBaptiste Say. Le pouvoir de Napoléon devient de plus en plus dictatorial. La même année, il
interdit à Mme de Staël de séjourner à Paris et fait fermer son Salon. En 1803, elle sera exilée
à plus de deux cents kilomètres de Paris et en 1807, elle sera assignée à résidence à Coppet,
en Suisse.
Cette hargne fut provoquée en partie par les écrits littéraires, notamment le premier roman de
Mme de Staël, Delphine où l’on peut lire : « J’aurais souhaité que la liberté pût s’établir en
France, sans qu’un seul homme pérît pour une opinion publique »24. Delphine, roman
épistolaire, peut aujourd’hui susciter l’ennui. En 1802, il fit scandale : c’est un éloge de la
femme, de la liberté de son corps, ainsi qu’une apologie du divorce, institution que Napoléon
envisageait de supprimer. Le roman lui déplut donc fortement au point de publier
anonymement une critique virulente contre ce roman et d’encourager les journalistes à
l’attaquer par tous les moyens, notamment par des articles blessants, brutaux et grossiers.
Enfin, il empêcha que le livre fût mis en vente.
Germaine s’exila alors en Allemagne où elle rencontra Goethe et les frères Schlegel, et en
Italie d’où elle écrivit un second roman : Corinne, qui mécontente également Napoléon car
elle y défend l’unification et l’indépendance italiennes 25. Mais elle ne s’effraye pas et rédige
un autre de ses ouvrages les plus connus, De l’Allemagne26. Pour cela, elle va rencontrer des
ennemis acharnés de Napoléon et achèvera le livre en 180927, l’année même où la guerre
contre l’Autriche et le soulèvement d’une partie de l’Allemagne, conjugués avec la guérilla en
Espagne commencèrent à ébranler le pouvoir impérial. Ecrire ce livre à la gloire de la culture
allemande était un véritable défi. Celui-ci constitue pourtant à ma connaissance le plus bel
exemple qui soit de « rencontre culturelle », de passage, de traverse, de passerelle entre les
cultures et à ce titre, devrait être un exemple de tout premier plan dans construction actuelle
de l’Union européenne. En signant De l’Allemagne, celle qui déclarait « Désormais, il faut
avoir l’esprit européen »28, présentait pour la première fois au public français les œuvres
essentielles des penseurs de l’idéalisme allemand ; Fichte, Schelling et Hegel. A travers ses
analyses, Mme de Staël annonce la naissance d’un sentiment national en Allemagne.
Pour veiller à l’impression de son livre, elle se rapprocha de Paris. Le 24 septembre 1810, le
ministre de la police, Savary, lui intime l’ordre de quitter l’arrondissement dans les quarantehuit heures, de remettre son manuscrit et les épreuves. Il fit détruire tous les exemplaires
24 Mme de Staël, Delphine, Paris, G-F, 2000, t.2, p.315.
25 Mme de Staël, Corinne ou l’Italie, Paris, Gallimard, Folio, 1985.
26 Mme de Staël, De l’Allemagne, Paris, G-F, 2 tomes, 1968.
27 C’est à cette époque qu’elle séjourne chez le Prince de Ligne lequel « joua dans l’élaboration de cet ouvrage
De l’Allemagne un rôle certain qui n’a pas encore été clairement défini », J.Vercruysse, loc.cit., t.1, p.430, n.7.
28 Cf. Philippe Nemo, Histoire des idées politiques aux temps modernes et contemporains, Paris, PUF, 2002,
p.593.
imprimés mais fort heureusement elle put conserver trois manuscrits et quatre exemplaires
d’épreuves. Savary lui écrivit ceci : « Votre exil est une conséquence naturelle de la marche
que vous suivez constamment depuis plusieurs années (…) nous n’en sommes pas encore
réduits à chercher des modèles dans les peuples que vous admirez. Votre dernier ouvrage
n’est point français »29.
Elle repart, fait la rencontre d’un jeune officier de 23 ans. Il devient son amant. Ils ont un fils.
Et, veuve depuis 1802, elle l’épouse le 7 avril 1812. Cependant, placée en résidence surveillée
à Coppet, elle voudrait partir en Angleterre, pays de la liberté. Vu les blocus napoléoniens, il
n’y a de deux possibilités, les Etats-Unis ou via la Russie et la Suède. C’est l’hiver, elle vient
d’accoucher, elle évite donc la traversée de l’océan. Elle va attendre un peu, et le 23 mai
1812, faisant croire qu’elle sort pour une balade, elle s’enfuit, part vers Vienne, et arrive à
Moscou le 1er août, devançant de peu les armées de Napoléon. Pouchkine la rencontre : «
C’est une grosse femme de cinquante ans, vêtue d’une manière qui convenait peu à son age,
discours trop longs, manches trop courtes, mais elle est pleine de talent et de cœur, et elle finit
par charmer » 30.
Le 17 août elle rencontre, à Saint-Pétersbourg, le Tzar en personne et arrive à Stockholm le 24
septembre. Elle y retrouve Bernadotte, Français devenu prince royal de Suède. C’est là qu’elle
apprend la prise de Moscou, l’incendie, puis la retraite de Russie. Elle gagne l’Angleterre,
rouvre un Salon, fait publier De l’Allemagne, dont le premier tirage, en français, est épuisé en
trois jours. Point noir dans cette période plus sereine : un de ses fils qui servait dans l’armée
suédoise, est décapité lors d’un duel au sabre en Allemagne.
Elle travaille en même temps à la rédaction de trois livres : une vie de son père, ses années
d’exil et une histoire de la Révolution. De ceux-ci naîtra son ouvrage politique le plus
accompli et le plus dense, les Considérations sur la Révolution Française.
Après la défaite de Napoléon, elle rentre à Paris et repart au combat : elle est opposée au
retour de Louis XVIII et aurait préféré Bernadotte. Mais c’est Louis XVIII qui est choisi par
les coalisés. Coalisés qu’elle reçoit immédiatement dans son Salon, même si, dit-elle, elle est
navrée de voir les Prussiens à Calais et les Cosaques à Paris. Une seule crainte : elle est
certaine que c’est une erreur de laisser Napoléon à l’île d’Elbe, si près des côtes de France.
Elle avait raison. Le 1er mars 1815, il débarque à Golfe Juan et le 20 mars il est à Paris.
Germaine est repartie à Coppet depuis le 10 du même mois. Benjamin Constant qui n’avait
cessé de s’attaquer à Napoléon durant la première Restauration en le comparant à Attila et
Gengis Khan accepte pourtant de préparer, à sa demande, le texte de la nouvelle constitution
qu’il eût fait adopter s’il n’avait pas été vaincu à Waterloo. Napoléon avait pressenti que
dorénavant la France, la société nouvelle, avait besoin des libéraux. Il le fit savoir à Mme de
Staël, sa vieille ennemie, en avouant regretter la destruction de De l’Allemagne. Elle ne lui
répondra pas et ne reviendra en France qu’en 1816. Elle s’éteint le 14 juillet 1817.
On conviendra qu’il s’agit là d’une vie peu commune et d’une femme qui n’avait pas froid
aux yeux. Romancière, intellectuelle, plusieurs de ses livres figurent dans toutes les histoires
de la littérature française et européenne. Par contre, je l’ai dit, son activité politique et son
apport aux idées libérales sont généralement ignorés. Cela tient aussi à l’occultation dont ont
été victimes les fondateurs du libéralisme politique et de la démocratie libérale, du début du
19ème siècle. Mais ce n’est pas la seule cause. En effet, la redécouverte des Constant, Guizot et
autres se montre encore avare de commentaires à propos de Mme de Staël, les chercheurs ne
lui concédant que quelques lignes à propos de sa relation avec Constant. Thierry Chopin par
exemple écrit : « A partir de sa rencontre avec Germaine de Staël, Constant porte une part
importante de son attention sur la Révolution, intérêt qui engage sa réflexion sur les notions
d’égalité et de liberté (…), quelles sont les conditions de possibilité de la réalisation de l’idéal
29 Cité par Godechot, loc. cit., p.21-22.
30 Ibid., p.22.
démocratique d’égalité et de liberté dans un grand Etat moderne »31. Ou bien encore, Alain
Laurent pour qui Germaine est « l’amie et égérie » de Constant. Il remarque cependant qu’elle
fut « plus hardiment libérale dans ses Considérations sur la Révolution Française où elle
s’émerveille de voir qu’en Angleterre « le gouvernement ne se mêle jamais de ce que les
particuliers peuvent faire aussi bien que lui : le respect de la liberté individuelle s’étend à
l’exercice des facultés de chacun »32. Dans un autre ouvrage, le même Alain Laurent écrit :
« L’individualisme libéral offensif (« Liberté en tout ! », « Laissons la liberté agir
librement ») et tolérant dont Constant s’est fait le porte-parole doit à l’origine beaucoup aux
apports de son amie Germaine de Staël. Attachée à l’autonomie individuelle et aux
protections institutionnelles antidespotiques, celle-ci fut liée au courant libéralisant des
idéologues»33.
Il n’y a guère, à ma connaissance, que Philippe Nemo, dans son Histoire des Idées Politiques
qui lui réserve un sous-chapitre où il reprend l’analyse staëlienne de la littérature, laquelle
« doit être envisagée d’un point de vue international : chaque littérature nationale doit se
féconder au contact des autres littératures et la critique doit être comparatiste. D’autre part, le
progrès vient de la liberté individuelle, et la liberté est le fruit des institutions libérales qui
finiront par s’imposer en Europe sur la ruine des régimes féodaux (…) La Révolution est
critiquée (…) parce qu’elle a tué la liberté, alors que l’aspiration à la liberté était la
dynamique dominante des esprits et de la société en Europe et en France »34.
Un autre auteur, Pierre Rosanvallon, lui aussi bien connu des libéraux pour l’ensemble de ses
travaux sur la citoyenneté et la démocratie, a lu attentivement Germaine de Staël. Il a repris
notamment les premiers textes comme les Réflexions sur la paix intérieure où, dès 1795, elle
« oppose les Républiques Anciennes fondées sur l’impératif civique et le dévouement à la
patrie avec les mœurs nouvelles qui invitent « à réformer les hommes en société par la crainte
de perdre ce qui reste à chacun d’eux : il faut parler repos, sûreté, propriété »… ».
Rosanvallon poursuit en constatant que « Benjamin Constant lui emboîte le pas, commençant
dès cette période à élaborer sa distinction canonique de 1819 entre la liberté des Anciens et
celle des Modernes » 35. C’est en effet, vous le savez, par cette distinction aussi célèbre dans
la doctrine libérale que la « main invisible » d’Adam Smith, à savoir celle entre « la liberté
des Anciens et la liberté des Modernes », que Benjamin Constant a principalement marqué
l’histoire des idées politiques. Il y consacra une conférence célèbre en 1819, devant l’Athénée
Royal de Paris, temple s’il en est du libéralisme, puisque c’est là aussi que Jean-Baptiste Say
qui accompagna Constant dans sa disgrâce hors du Tribunat, donna ses cours d’économie
politique entre 1816 et 181936.
Rapidement dit, pour Constant la liberté des Anciens reposait entièrement sur
l’assujettissement de l’individu à la Cité, rien n’étant accordé à l’initiative individuelle. La
liberté moderne au contraire est la garantie apporté par les institutions aux libertés privées.
Distinction canonique dont il faut rappeler, comme l’a souligné Rosanvallon, qu’elle a trouvé
son inspiration dans la pensée de Germaine de Staël, telle qu’elle l’a exprimée dès 1795.
Constant ne le cachait d’ailleurs pas puisque dans ses Principes politiques, écrits en 1810, il
rend, si j’ose dire, à César ce qui appartient à César en renvoyant à « une femme d’un esprit
très supérieur » l’analyse des distinctions entre les Anciens et les Modernes 37.
31 Thierry Chopin, Benjamin Constant Le libéralisme inquiet, Paris, Michalon, 2002, p.13-14.
32 Alain Laurent, La philosophie libérale Histoire et actualité d’une tradition intellectuelle, Paris, Les belles
Lettres, 2002, p.315.
33 Alain Laurent, Les grands courants du libéralisme, Paris, Armand Colin, 1998, p.18.
34 Philippe Nemo, op. cit., p.593-594.
35 Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée Histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris,
Gallimard, 2000, p.87.
36 Jean-Baptiste Say, Cours d’économie politique et autres essais, Paris, G-F, 1996.
37 Benjamin Constant, Principes de politique, Paris, hachette, Pluriel, 1997, p.368.
Pourquoi, dès lors, cet effacement, ce retrait volontaire de Germaine derrière la figure de
l’homme ? Proust se référant à Mme de Staël posera la question : y avait-il « une loi dont le
texte ne nous est pas parvenu et qui défendait aux femmes d’écrire »38. Mme de Staël, nous
l’avons vu, a bravé les interdits. Mais cela lui a demandé énormément de courage. Chacun de
ses livres lui attirait des ennemis et suscitait des haines féroces. Au point qu’elle fut amenée
un jour à écrire ces mots qui résonnent combien douloureusement : « Certainement il vaut
beaucoup mieux, en général, que les femmes se consacrent uniquement aux vertus
domestiques »39. Elle le dit par dépit, et poursuit en énumérant tout ce qu’une femme
écrivain peut encourir dans une monarchie –le ridicule-, et dans une République –la haine-,
pour ensuite conclure que « Eclairer, instruire, perfectionner les femmes comme les hommes
(…) c’est encore le meilleur secret pour tous les buts raisonnables, pour toutes les relations
sociales et politiques auxquelles on veut assurer un fondement durable »40. Ceci vaut pour
toutes les femmes. Mais ce n’est point encore suffisant pour protéger la femme qui présente
des qualités supérieures, littéraires ou politiques, car celle-là : « elle possède sa singulière
existence comme les Parias de l’Inde, entre toutes les classes dont elle ne peut être, toutes les
classes qui la considèrent comme devant exister par elle seule, objet de la curiosité, peut-être
de l’envie et ne méritant en effet que la pitié »41. Elle a, c’est indéniable, fait l’expérience de
cette douleur profonde, et si elle s’est souvent retranchée derrière Benjamin Constant, si elle
n’a pas osé publier à son nom, tel ou tel livre, c’est réellement parce que le faire, oser assumer
les idées neuves qui étaient celles de la démocratie libérale naissante demandait, non pas
seulement de la force -elle en avait-, mais une confiance en soi que tout avait concouru à lui
refuser.
On pourrait également s’étonner qu’elle n’ait pas revendiqué le droit de vote pour les femmes
alors que la période était au bouillonnement d’idées et que, de surcroît, les femmes avaient
joué un rôle essentiel dans la Révolution. Rôle mis en avant par Michelet à propos, par
exemple, des journées des 5 et 6 octobre 1789 : « Les hommes auraient-ils cependant marché
sur Versailles, si les femmes n’eussent précédé ? (…) Ce qu’il y a dans le peuple de plus
peuple, je veux dire de plus instinctif, de plus inspiré, ce sont, à coup sûr, les femmes » 42.
Pierre Rosanvallon, dans sa monumentale histoire du suffrage universel en France remarque
qu’en 1789, lors des débats sur les conditions de formation des Assemblées, la question du
droit de vote des femmes n’est même pas soulevée à l’Assemblée constituante. Les hommes
de 1789 ont tous la tête remplie des lieux communs sur la nature féminine –empruntés
notamment à la « scientificité » médicale-, qui ne parlent que de « constitution délicate, de
tendresse excessive, de raison limitée, d’émotivité exacerbée, de tissus relâchés, de
dispositions maladives, de nerfs fragiles » 43. C’est à ce point vrai qu’au soir de la Révolution,
Sylvain Maréchal, auteur d’un Manifeste des égaux, écrit un projet de loi « portant défense
d’apprendre à lire aux femmes » où il se fonde sur la raison, celle-ci « veut que chaque sexe
soit à sa place, et s’y tienne. Les choses vont mal quand les deux sexes empiètent l’un sur
l’autre. La raison veut que les femmes tiennent le sceptre de la politesse sans aspirer à celui de
la politique »44. Il y aura bien entendu quelques tentatives féministes. Ainsi, Condorcet
38 Marcel Proust, Ecrits sur l’art, Paris, G-F, 1999, p.285.
39 De la littérature, op. cit., p.332-333.
40 Ibid., p.338.
41 Ibid., p.341-342.
42 Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, Paris, Robert Laffont, 1979, t.1, p.222. Il est permis de
supposer que Zola se souviendra de ce texte au moment d’écrire Germinal.
43 Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992,
p.131.
44 Ibid., p.132.
affirmera : « Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les
mêmes »45. Mais ces exceptions n’auront que très peu d’échos.
Je conclurai en remarquant que le libéralisme ne fut pas à ce moment, pas plus que d’autres
courants, attentif au vote des femmes et à l’émancipation de celles-ci. L’exemple de Mme de
Staël est significatif à cet égard. Etre libéral est inséparable de l'intelligence critique portée
aussi sur sa propre histoire. C'est là une caractéristique essentielle de la culture libérale : ne
pas craindre de développer ce que l'on pourrait appeler une autocritique de la raison libérale.
Attitude inhérente à l'esprit de réforme authentique, consistant à ne jamais considérer qu'il n'y
a pas moyen de faire mieux. Le libéralisme naissant, nous l’avons vu, a d’emblée insisté sur
une séparation très forte entre la sphère politique, publique, et la sphère privée : l’Etat ne doit
pas s’occuper de ce que les individus font mieux que lui. La sphère privée doit en effet être
protégée de l’interventionnisme de l’Etat voire de la toute puissance de celui-ci. Cela signifiet-il que l’Etat doive être tenu totalement en-dehors de celle-ci ? Je ne le crois pas. Sinon tout
serait permis à l’intérieur, par exemple, de la sphère privée qu’est la famille ou le couple (quid
alors de la protection de la femme et des enfants contre les violences conjugales et
familiales ?) et, d’autre part la force publique ne serait pas tenue d’intervenir, à travers les
services d’intérêt général, pour améliorer la vie des individus, par l’enseignement, les soins de
santé… Ce qui est impensable pour la plus grande majorité de nos concitoyens.
Pour en revenir au droit de vote des femmes, la distinction entre sphère publique et sphère
privée, a servi aux hommes à confiner durablement la femme à tout ce qui relevait de la vie
privée et à la reléguer, en gros aux travaux ménagers : « L’exclusion politique de la femme
participe en effet de la distinction plus tranchée entre le privé et le public qui s’opère à cette
époque. La protection rigoureuse de la sphère privée, qui est au cœur des droits de l’homme, a
conduit presque mécaniquement à confirmer, et parfois même à accentuer, la relégation de la
femme dans la domus »46. De nos jours est encore sensible non plus le vote des femmes
(quand même), mais l’éligibilité des femmes, leur accessibilité aux postes politiques à
responsabilité. Les réformateurs ont toujours été favorables à ce qui, malgré le nom horrible
de « quota », s’est révélé efficace, ainsi qu’à la parité entre le nombre de candidates et de
candidats sur les listes électorales. En l’absence de telles mesures imposées par la puissance
publique, jamais les Assemblées parlementaires n’auraient accueilli, comme cela devient le
cas, autant de Représentantes féminines.
Cet exemple montre à quel point est nécessaire un équilibre entre le public et le privé. Un
équilibre sans cesse concrétisé et amélioré par des réformes qui envisagent tous les aspects
d’une problématique et constituent les meilleures réponses possibles pour tous les citoyens,
sans distinction.
45 Ibid., p.134.
46 Ibid., p.145.