Le poème initiatique de Parménide
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Le poème initiatique de Parménide
IL Y A Le poème initiatique de Parménide Traduction et notes de Jean Bouchart d’Orval Parménide (Παρμενίδης) vécut à Élée (Ἐλέα, Velia pour les Romains) dans la Grande Grèce du sud de l’Italie à la fin du VIe siècle et au début du Ve siècle avant notre ère. Initié, sage, guérisseur, poète, il a laissé un ouvrage écrit en vers dont il nous reste que quelques fragments. Dans son poème, il raconte comment il fut initié par la «déesse», dont il ne dévoile pas le nom. La révélation de la déesse tourne autour du constat fondamental dans toute existence: «il y a» (qu’on pourrait aussi formuler «il n’y a pas rien»). Celui qui a réalisé en lui-même cette révélation ne peut plus vivre une vie personnelle faite de calculs et d’inquiétudes comme avant: il est sorti du cauchemar. Nul doute que si l’Occident s’était édifié sur la base de cette révélation plutôt que sur la pensée rationnelle d’un Aristote, il n’aurait pas pris un faux départ et ne connaîtrait pas la mauvaise arrivée que nous connaissons aujourd’hui. Dans la deuxième partie des fragments que nous avons de son poème, Parménide développe un discours cosmologique, dans lequel le monde n’est rien d’autre qu’une actualisation du «il y a». Ces fragments sont malheureusement très épars. Perséphone, grande déesse de la nuit, sur son trône (-480 environ). Statue découverte à Tarente, Italie. Musée Pergamon, Berlin. Il nous reste du poème de Parménide 185 lignes, qui font à peine 8 ou 9 pages de livre. Typique de l’Occident est que nous comptions aujourd’hui des dizaines de milliers de pages de bavardage philosophique autour de ces 8 ou 9 pages. Les traductions modernes du poème sont précédées d’introductions et de notes faisant 10, 20, 30, 50 fois la longueur du poème lui-même, étalage éhonté d’une érudition aussi vaine que fallacieuse. On argumente, pour justifier ce formidable galimatias, que le poème de Parménide est dense et chargé de signification. Raison de plus pour se taire et l’écouter au lieu de pérorer et ratiociner! À peine une génération après lui, l’œuvre de récupération et de déformation de Parménide commençait avec nul autre que Platon, qui lui consacra un de ses dialogues fictifs, le Parménide, où il présenta celui-ci de façon à se mettre lui-même en valeur. Parce que la lumineuse révélation de la déesse va à l’encontre de ce qu’elle appelle «le bon sens des mortels» et que plusieurs mots clés du poème avaient commencé à prendre un autre sens déjà au temps de Platon, quelques précisions ne sont, bien sûr, pas superflues pour nous modernes. Si nous avions davantage écouté Parménide en étant attentifs à ce que les mots qu’il emploie signifiaient vraiment de son temps, au lieu de les lire à travers l’encombrement philosophique qui étouffe sa lumière depuis 2500 ans en Occident, nos traductions auraient moins déformé son poème et nous aurions beaucoup moins senti cette démangeaison de le commenter sans fin. Mais maintenant que tant de livres ont été écrits sur lui, redresser notre vision tordue mérite bien… quelques pages supplémentaires. On trouvera donc plus loin quelques notes sur la Grèce archaïque et sur Parménide, ainsi que certaines précisions sur son poème. Celui qui a le bonheur de tomber sur le poème de Parménide et surtout de le laisser faire son chemin de lumière en lui ne le regrettera pas. L’intuition fondamentale qui le sous-tend a le pouvoir de mettre fin à toute forme de doute et d’inquiétude et l’accueillir simplement est la plus grande grâce que la vie puisse nous offrir. LE POÈME I Ἵπποι ταί με φέρουσιν, ὅσον τ’ ἐπὶ θυμὸς ἱκάνοι, πέμπον, ἐπεί μ’ ἐς ὁδὸν βῆσαν πολύφημον ἄγουσαι δαίμονος, ἣ κατὰ πάντ’ ἄστη φέρει εἰδότα φῶτα· τῇ φερόμην· τῇ γάρ με πολύφραστοι φέρον ἵπποι ἅρμα τιταίνουσαι, κοῦραι δ’ ὁδὸν ἡγεμόνευον. I Les cavales m’emportent aussi loin que pouvait aller mon ardent désir1 en déploiement2, après être venues et m’avoir mené sur la voie très chantée de la divinité, voie qui porte l’homme qui sait dans toutes les cités3. C’est par ce chemin que j’étais emmené, car c’est sur lui que m’ont mené les cavales qui, sachant bien où elles allaient, tiraient le char, tandis que des jeunes filles indiquaient le chemin. L’essieu brûlant dans les moyeux lançait le cri strident du pipeau (car il était pressé de chaque côté par les deux roues bien arrondies), quand les Filles du Soleil, ayant délaissé les demeures de la Nuit, forçaient l’allure pour accourir à la lumière, enlevant avec leurs mains le voile de leur tête. Là se dressent les portes qui ouvrent sur les chemins de la Nuit et du Jour, encastrées entre un linteau en haut, et, en bas, un seuil de pierre. Celles-ci, bien que d’éther, sont comblées par d’énormes battants dont la très rigoureuse Justice4 détient les clés (qu’elle actionne) en retour (de la juste prédisposition). En la séduisant par de douces paroles, les jeunes filles la persuadèrent alors habilement de vite retirer pour elles le pêne du verrou des portes. Celles-ci (les jeunes filles), en s’envolant, rendirent béante l’ouverture entre les battants, en faisant tourner en sens opposé les gonds garnis d’airain dans les écrous bien ajustés par des chevilles et des agrafes. Et voici qu’au-delà des battants, les jeunes filles guidaient le char et les cavales tout droit sur la grande route. Et la déesse vint m’accueillir avec empressement, prit ma main droite dans sa main, ainsi proféra des mots et m’adressa la parole avec puissance5: « Ô brave jeune homme6, accompagné d’immortels cochers, toi qui, avec ces Ἄξων δ’ ἐν χνοίῃσιν ἵει σύριγγος ἀυτήν αἰθόμενος - δοιοῖς γὰρ ἐπείγετο δινωτοῖσιν κύκλοις ἀμφοτέρωθεν -, ὅτε σπερχοίατο πέμπειν Ἡλιάδες κοῦραι, προλιποῦσαι δώματα Νυκτός, εἰς φάος, ὠσάμεναι κράτων ἄπο χερσὶ καλύπτρας. Ἔνθα πύλαι Νυκτός τε καὶ Ἤματός εἰσι κελεύθων, καί σφας ὑπέρθυρον ἀμφὶς ἔχει καὶ λάινος οὐδός· αὐταὶ δ’ αἰθέριαι πλῆνται μεγάλοισι θυρέτροις· τῶν δὲ Δίκη πολύποινος ἔχει κληῖδας ἀμοιϐούς. Τὴν δὴ παρφάμεναι κοῦραι μαλακοῖσι λόγοισιν πεῖσαν ἐπιφραδέως, ὥς σφιν βαλανωτὸν ὀχῆα ἀπτερέως ὤσειε πυλέων ἄπο· ταὶ δὲ θυρέτρων χάσμ’ ἀχανὲς ποίησαν ἀναπτάμεναι πολυχάλκους ἄξονας ἐν σύριγξιν ἀμοιϐαδὸν εἰλίξασαι γόμφοις καὶ περόνῃσιν ἀρηρότε· τῇ ῥα δι’ αὐτέων ἰθὺς ἔχον κοῦραι κατ’ ἀμαξιτὸν ἅρμα καὶ ἵππους. Καί με θεὰ πρόφρων ὑπεδέξατο, χεῖρα δὲ χειρί δεξιτερὴν ἕλεν, ὧδε δ’ ἔπος φάτο καί με προσηύδα· ὦ κοῦρ’ ἀθανάτοισι συνάορος ἡνιόχοισιν, 1 Le mot θυμός signifie le souffle vital, l’impulsion de vie, l’ardent désir, l’énergie passionnée, le cœur. Son origine indo-européenne d-hu porte le sens général «appeler la lumière, invoquer la lumière» et la racine verbale védique dhū- a le sens plus précis d’«agiter, secouer, faire trembler, se libérer». 2 Le mot est πέμπον. 3 L’homme qui sait est le visionnaire, celui qui a la Connaissance. Le verbe οἶδα (racine ϝιδ) est un parfait au sens présent: je sais pour l’avoir vu. D’entrée de jeu Parménide indique que son poème est initiatique. Il s’y désigne lui-même comme un «qui sait, qui a vu, qui a la Connaissance», bref, un initié. Un tel initié, porteur de la Connaissance, allait souvent de cité en cité dans la Grèce archaïque, tout comme les artisans, les guérisseurs et les bardes. D’ailleurs, l’adjectif ἐιδότα peut aussi désigner l’expert (en un art, une science). Empédocle est demeuré célèbre pour avoir parcouru la Sicile et le sud de l’Italie, répandant la bonne nouvelle de l’immortalité, guérissant les gens et semant la joie et l’enthousiasme parmi les foules se pressant sur son passage. Parménide lui-même fit ainsi. Le mot ἄστη est le pluriel du neutre ἄστυ (cité). L’accent reculé indique bien un neutre. Certains y ont vu une corruption des manuscrits et préfèrent plutôt lire ἄτη. L’expression κατὰ πάντ’ ἄτη donnerait alors «à travers toutes les perturbations» ou même «à travers le vaste et sombre inconnu» (Peter Kingsley). Tous ces sens sont admissibles. 4 Δίκη est la Justice personnifiée, divinisée. Il faut entendre ce mot comme signifiant d’abord et avant tout ce qui est juste, conforme à la Réalité, renvoyant à ce que ṛtam signifiait pour les rishis védiques. La Justice est naturelle, sans intention, impersonnelle, tout comme l’est la loi de la gravitation, par exemple. La justice humaine, elle, est relative, intentionnelle, personnelle, et est tributaire de la notion de personne. Rappelons qu’en Grande Grèce il n’était pas rare que le sage se fasse législateur. 5 Le verbe αὐδάω porte cette nuance. 6 Le mot ϰουρός (kouros) signifiait, en Grèce archaïque, beaucoup plus que «jeune homme»; ce terme désignait celui qui était assez brave pour explorer l’autre monde et être initié. En fait, le kouros est un myste, un candidat à l’initiation. Ce mot se réfère à une tradition immémoriale qu’on peut retrouver dans de nombreuses contrées. Le kouros, s’il est béni des dieux, rencontre la divinité qui lui sera associée et 2 ἵπποις ταί σε φέρουσιν ἱκάνων ἡμέτερον δῶ, χαῖρ’, ἐπεὶ οὔτι σε μοῖρα κακὴ προὔπεμπε νέεσθαι τήνδ’ ὁδόν, ἦ γὰρ ἀπ’ ἀνθρώπων ἐκτὸς πάτου ἐστίν, ἀλλὰ θέμις τε δίκη τε. Χρεὼ δέ σε πάντα πυθέσθαι ἠμὲν Ἀληθείης εὐκυκλέος ἀτρεμὲς ἦτορ ἠδὲ βροτῶν δόξας, ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής. Ἀλλ᾽ ἔμπης καὶ ταῦτα μαθήσεαι, ὡς τὰ δοκοῦντα χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα. cavales qui t’emportent, parvient à notre demeure, réjouistoi, car ce n’est certes pas un mauvais destin qui t’a poussé à aller sur ce chemin (car il est loin de la voie des hommes7), mais la Loi divine et la Justice. Il convient que tu sois instruit de tout, tant du cœur tranquille de la Vérité, sphère parfaite, que des opinions des mortels, dans lesquelles on ne peut avoir aucune véritable confiance. Tu apprendras également cela: que les apparences manifestées8, il fallait qu’elles soient comme il convient, imprégnant tout de fond en comble. II Εἰ δ’ ἄγ’ ἐγὼν ἐρέω, κόμισαι δὲ σὺ μῦθον ἀκούσας, αἵπερ ὁδοὶ μοῦναι διζήσιός εἰσι νοῆσαι· ἡ μὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι, Πειθοῦς ἐστι κέλευθος - Ἀληθείῃ γὰρ ὀπηδεῖ - , ἡ δ’ ὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι, τὴν δή τοι φράζω παναπευθέα ἔμμεν ἀταρπόν· οὔτε γὰρ ἂν γνοίης τό γε μὴ ἐὸν - οὐ γὰρ ἀνυστόν οὔτε φράσαις. II Approche donc, moi je vais te dire —et toi, ayant entendu la révélation (μῦθος), prends-la en garde, la portant avec toi— quelles sont les deux seules voies de recherche à reconnaître. L’une, à savoir qu’«il y a»9 et qu’«il n’y a pas» ne saurait être, est la voie de ce qui est sûr, car elle suit la Vérité. L’autre, à savoir qu’«il n’y a pas» et que le non-être est inévitable, cette voie, je te la déclare sentier de parfaite ignorance. Car ce qui n’est pas, tu ne saurais ni le connaître (c’est impraticable, sans issue) ni le formuler10. III ... τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι. III … c’est, en effet, une même chose percevoir et être11. IV Λεῦσσε δ’ ὅμως ἀπεόντα νόῳ παρεόντα βεϐαίως· οὐ γὰρ ἀποτμήξει τὸ ἐὸν τοῦ ἐόντος ἔχεσθαι οὔτε σκιδνάμενον πάντῃ πάντως κατὰ κόσμον οὔτε συνιστάμενον. IV Vois néanmoins ce qui est absent comme une présence avérée pour la faculté de perception. Car celle-ci n’empêchera pas l’être de se référer à l’être, ni en se dispersant totalement dans l’univers ni en étant rassemblé. V Ξυνὸν δὲ μοί ἐστιν, ὁππόθεν ἄρξωμαι· τόθι γὰρ πάλιν ἵξομαι αὖθις. V «Il y a» m’est commun, où que je commence, je retournerai en effet à nouveau en ce point12. qui l’instruira. Certains peuples d’Indiens d’Amérique du Nord initiaient les jeunes hommes de la même manière: ils devaient demeurer seuls dans la forêt, en affronter les peurs et les dangers, avant d’être initiés par le Grand Esprit. 7 «Entrez par la porte étroite. Large, en effet, et spacieux est le chemin qui mène à la perdition et il en est beaucoup qui s’y engagent; mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie et il en est peu qui le trouvent.» Matthieu 7, 13-14. 8 Ce que nous appelons le monde, l’univers. Le participe pluriel δοκοῦντα signifie ici littéralement «les choses qui semblent, qui apparaissent». Parménide s’amuse à faire écho à δοκοῦντα avec l’adverbe δοκίμως, qui signifie «comme il convient»; le monde apparaît naturellement, sans intention, comme une inévitable évidence. 9 Quand ἔστι porte l’accent sur la première syllabe, il signifie habituellement «il y a» (impersonnel) plutôt que «il est», ou «est» (personnel). 10 Pour penser à quelque chose qui «n’est pas», il faut déjà qu’«il y a» soit. Ce à quoi je pense est une image, une forme de la Réalité. Tout ce que je peux formuler a sa réalité non en tant qu’objet, mais en tant que Cela qui donne à percevoir ou penser et Cela je le suis. 11 Ce qui «est» n’est tel que par ma connaissance. Ce qui donne à connaître, la Réalité, est inconnaissable, elle ne saurait faire l’objet d’une perception: elle est au-delà de ce que nous appelons exister ou ne pas exister. Les choses qui existent existent en tant que choses uniquement grâce à ma perception, c’est mon regard qui les fait choses. C’est là l’essence même de ce que, 2500 ans plus tard, devaient réaliser les physiciens qui formulèrent la mécanique quantique. 12 La traduction habituelle donne: «Peu m’importe par où je commence, car je retournerai à nouveau en ce point.» Le sens de celle que nous donnons est: peu importe où je pourrais commencer, j’y reviendrai de toute façon, car «il y a» est la seule réalité commune à toutes mes expériences. Ceci renvoie à VIII, 34: C’est une même chose connaître et la connaissance qu’«il y a». 3 VI VI Χρὴ τὸ λέγειν τε νοεῖν τ’ ἐὸν ἔμμεναι· ἔστι γὰρ εἶναι, μηδὲν δ’ οὐκ ἔστιν· τά σ’ ἐγὼ φράζεσθαι ἄνωγα. Πρώτης γάρ σ’ ἀφ’ ὁδοῦ ταύτης διζήσιος <εἴργω>, αὐτὰρ ἔπειτ’ ἀπὸ τῆς, ἣν δὴ βροτοὶ εἰδότες οὐδὲν πλάττονται, δίκρανοι· ἀμηχανίη γὰρ ἐν αὐτῶν στήθεσιν ἰθύνει πλακτὸν νόον· οἱ δὲ φοροῦνται κωφοὶ ὁμῶς τυφλοί τε, τεθηπότες, ἄκριτα φῦλα, οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται κοὐ ταὐτόν, πάντων δὲ παλίντροπός ἐστι κέλευθος. Il faut cueillir13 et avoir à l’esprit que ce qui est est bien là. Car il y a être et «rien» n’existe pas14. Voilà ce que moi je t’enjoins de méditer. Je te détourne d’abord de cette voie de recherche, mais aussi de cette autre qu’imaginent les mortels qui ne savent rien15, à la croisée des chemins16; car c’est l’indigence qui gouverne17 dans leurs poitrines leur esprit errant. Ils se laissent entraîner, à la fois sourds, aveugles et hébétés, foules indécises pour qui l’être comme le non-être sont et ne sont pas une même chose. Le chemin qu’ils suivent tous est refermé sur lui-même. VII VII Οὐ γὰρ μήποτε τοῦτο δαμῇ εἶναι μὴ ἐόντα· ἀλλὰ σὺ τῆσδ’ ἀφ’ ὁδοῦ διζήσιος εἶργε νόημα· μηδέ σ’ ἔθος πολύπειρον ὁδὸν κατὰ τήνδε βιάσθω, νωμᾶν ἄσκοπον ὄμμα καὶ ἠχήεσσαν ἀκουήν καὶ γλῶσσαν, κρῖναι δὲ λόγῳ πολύδηριν ἔλεγχον ἐξ ἐμέθεν ῥηθέντα. On ne pourrait jamais démontrer que les choses qui ne sont pas sont; éloigne donc ton intelligence de cette voie de recherche. Que l’habitude, façonnée par l’accumulation des expériences18, ne te contraigne pas sur cette voie: promener un regard qui ne voit pas, cette oreille remplie d’échos et cette langue aussi. Discerne (ou choisis) plutôt à l’aide de la révélation19 l’exposition très controversée, les paroles sorties de moi. VIII Μόνος δ’ ἔτι μῦθος ὁδοῖο λείπεται ὡς ἔστιν· ταύτῃ δ’ ἐπὶ σήματ’ ἔασι πολλὰ μάλ’, ὡς ἀγένητον ἐὸν καὶ ἀνώλεθρόν ἐστιν, ἐστι γὰρ οὐλομελές τε καὶ ἀτρεμὲς ἠδ’ ἀτέλεστον· οὐδέ ποτ’ ἦν οὐδ’ ἔσται, ἐπεὶ νῦν ἔστιν ὁμοῦ πᾶν, ἕν, συνεχές· τίνα γὰρ γένναν διζήσεαι αὐτοῦ; πῇ πόθεν αὐξηθέν; οὔτ΄ ἐκ μὴ ἐόντος ἐάσσω VIII Il n’y a de voie que la révélation (μῦθος), à savoir qu’«il y a». Sur cette voie existent vraiment de nombreux signes indiquant qu’inengendré cela est aussi impérissable, cela est entier, tranquille et sans fin. Jamais cela n’était, jamais cela ne sera, car cela est maintenant20, tout entier à la fois, un, sans couture21. Quelle naissance pourrait-on lui chercher? Comment et d’où serait-il venu à croître? Je ne te laisserai ni 13 Le sens originel de λέγειν est «recueillir, prendre en garde»; ce n’est que dans la période classique, à partir du milieu du Ve siècle avant notre ère, que ce verbe prit résolument et uniquement le sens de «parler, dire quelque chose». Ce n’est pas un hasard si λέγειν précède ici νοεῖν: le «recueillir» précède nécessairement le «prendre en garde» ou «avoir à l’esprit». 14 Autrement dit, il ne peut jamais y avoir «rien», car même quand je pense «rien», «il y a» encore. La Réalité est au-delà de l’existence et de la non-existence des étants, au-delà de toutes les paires d’opposés. Je vois l’arbre, je sais de façon certaine qu’«il y a»; je pense ou je constate l’absence d’arbre et je sais de façon tout aussi certaine qu’«il y a»: il n’y a jamais «rien». 15 Ici, εἰδότες οὐδὲν est à mettre en contraste avec εἰδότα φῶτα de la troisième ligne du poème. La foule des hommes qui n’ont pas la Connaissance est ici mise en rapport avec celui qui sait, celui qui a vu, l’initié. 16 L’adjectif δίκρανοι signifie littéralement à têtes doubles, mais chez les anciens Grecs c’était en fait une expression consacrée dont le sens était un embranchement routier, une croisée de chemin, une fourche, comme un Y. 17 Le sens de l’humour de Parménide ressort ici: le verbe ἰθύνω a le sens de gouverner, diriger en droite ligne et ici il s’applique à l’esprit errant des mortels… 18 C’est l’habitude qui nous fait croire qu’il n’y a que cette alternative entre être et ne pas être. Tout ce que nous percevons par nos sens appartient à cette catégorie de ce qui est ou n’est pas. L’habitude de ne voir que ces deux possibilités est donc fortement imprégnée en nous, elle est pratiquement indélébile. C’est cela l’accumulation des expériences (πολύπειρον). La déesse presse plutôt Parménide de s’en remettre à l’expérience directe et immédiate de la révélation du «il y a». Cette révélation est «hautement controversée», car ceux qui ne sont pas encore ébranlés par elle l’entendent à travers leur mémoire, qui ne peut que se référer à l’alternative être ou ne pas être. Les professeurs de philosophie, s’en remettant uniquement sur leur savoir de compilation, ont ratiociné sans fin et inutilement sur les paroles de la déesse telles que transmises par Parménide. 19 Le mot λόγῳ est un datif instrumental. À l’époque de Parménide, λόγος n’avait pas encore le sens de «raison» (c’est Platon qui, le premier, lui a fait dire cela), mais plutôt de recueillement, puis de parole, de révélation. La possibilité existe aussi que λόγῳ ait été incorrectement transcrit, à travers les millénaires, au lieu de λόγου. Le sens de la phrase serait alors: «Discerne (ou choisis) plutôt l’argument très controversé de la révélation, les paroles sorties de moi.» 20 Il ne faut pas voir dans le mot maintenant (νῦν) notre image habituelle d’un instant dans le temps, c’est un maintenant intemporel, le seul qui soit réel. 21 Le mot grec est συνεχές: «qui se tient, continu, non interrompu». 4 φάσθαι σ’ οὐδὲ νοεῖν· οὐ γὰρ φατὸν οὐδὲ νοητόν ἔστιν ὅπως οὐκ ἔστι. Τί δ’ ἄν μιν καὶ χρέος ὦρσεν ὕστερον ἢ πρόσθεν, τοῦ μηδενὸς ἀρξάμενον φῦν; οὕτως ἢ πάμπαν πελέναι χρεών ἐστιν ἢ οὐχί. Οὐδὲ ποτ’ ἐκ μὴ ἐόντος ἐφήσει πίστιος ἰσχύς γίγνεσθαί τι παρ’ αὐτό· τοῦ εἵνεκεν οὔτε γενέσθαι οὔτ’ ὄλλυσθαι ἀνῆκε Δίκη χαλάσασα πέδῃσιν, ἀλλ’ ἔχει· ἡ δὲ κρίσις περὶ τούτων ἐν τῷδ΄ ἔστιν· ἔστιν ἢ οὐκ ἔστιν· κέκριται δ’ οὖν, ὥσπερ ἀνάγκη, τὴν μὲν ἐᾶν ἀνόητον ἀνώνυμον οὐ γὰρ ἀληθής ἔστιν ὀδός, τὴν δ’ ὥστε πέλειν καὶ ἐτήτυμον εἶναι. Πῶς δ’ ἂν ἔπειτα πέλοιτὸ ἐόν; πῶς δ’ ἄν κε γένοιτο; dire ni concevoir que c’est à partir du non-être, car il n’est pas possible de dire ni de concevoir qu’«il y a» n’est pas. Quelle nécessité l’aurait fait surgir ou plus tard en partant du néant? Ainsi, il est nécessaire que cela soit absolument ou pas du tout. Jamais non plus la force de la conviction n’admettra que de ce qui n’est pas puisse naître autre chose en parallèle. C’est pourquoi la Justice n’a permis, en relâchant ses liens, ni qu’il naisse ni qu’il périsse, mais elle le tient! Le seul choix là-dessus porte sur ceci: «il y a» ou «il n’y a pas». Il a donc déjà été décidé, car c’est une nécessité, d’abandonner l’une inconnue et sans nom, car elle n’est pas la voie de la vérité, de sorte que c’est l’autre qui subsiste et est véridique. Comment ce qui est pourrait-il alors devoir être? Comment pourrait-il être né? εἰ γὰρ ἔγεντ’, οὐκ ἔστι, οὐδ’ εἴ ποτε μέλλει ἔσεσθαι. Τὼς γένεσις μὲν ἀπέσϐεσται καὶ ἄπυστος ὄλεθρος. Οὐδὲ διαιρετόν ἐστιν, ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ὁμοῖον· οὐδέ τι τῇ μᾶλλον, τό κεν εἴργοι μιν συνέχεσθαι, οὐδέ τι χειρότερον, πᾶν δ’ ἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος. Τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστιν· ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει. Αὐτὰρ ἀκίνητον μεγάλων ἐν πείρασι δεσμῶν ἔστιν ἄναρχον ἄπαυστον, ἐπεὶ γένεσις καὶ ὄλεθρος τῆλε μάλ’ ἐπλάχθησαν, ἀπῶσε δὲ πίστις ἀληθής. Ταὐτόν τ’ ἐν ταὐτῷ τε μένον καθ’ ἑαυτό τε κεῖται χοὔτως ἔμπεδον αὖθι μένει· κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει, τό μιν ἀμφὶς ἐέργει, οὕνεκεν οὐκ ἀτελεύτητον τὸ ἐὸν θέμις εἶναι· ἔστι γὰρ οὐκ ἐπιδεές· μὴ ἐὸν δ’ ἂν παντὸς ἐδεῖτο. Car si cela est venu à être, cela n’est pas; il n’est pas non plus s’il doit un jour venir à être. Ainsi s’éteint la genèse et il n’est plus question de destruction non plus. Cela n’est pas divisible non plus, car il est tout entier égal. Rien ne fait obstacle à sa continuité, ni en plus ici ni en moins (là), car tout entier il est rempli d’être. Aussi est-il parfaitement continu: en effet, l’être se réfère à l’être. Immobile dans les limites de puissants liens, cela est sans commencement et sans fin, parce que naissance et destruction ont été reléguées au loin; c’est la certitude vraie qui les a repoussées. Demeurant le Même et dans le même état, cela est là en luimême et y demeure ainsi, fermement stable. En effet, la puissante Nécessité le maintient, au milieu de liens d’une limite qui l’enferme de toutes parts; c’est pourquoi la loi divine veut que ce qui est ne soit pas inachevé. En effet, cela est exempt de manque; or, n’étant pas il manquerait de tout. Ταὐτὸν δ’ ἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νόημα. Οὐ γὰρ ἄνευ τοῦ ἐόντος, ἐν ᾧ πεφατισμένον ἐστιν, εὑρήσεις τὸ νοεῖν· οὐδἤν γὰρ <ἢ> ἔστιν ἢ ἔσται ἄλλο πάρεξ τοῦ ἐόντος, ἐπεὶ τό γε Μοῖρ’ ἐπέδησεν οὖλον ἀκίνητόν τ’ ἔμεναι· τῷ πάντ’ ὄνομ’ ἔσται, ὅσσα βροτοὶ κατέθεντο πεποιθότες εἶναι ἀληθῆ, γίγνεσθαί τε καὶ ὄλλυσθαι, εἶναί τε καὶ οὐχί, C’est une même chose connaître et la connaissance qu’«il y a» 22. Car sans l’être23 dans lequel elle est formulée, tu ne trouverais pas le connaître. En effet, rien n’était, n’est ou ne sera à côté ou en dehors de l’être, car le Destin l’a enchaîné de manière à ce qu’il soit sans parties et immobile; c’est pourquoi son nom sera tout24, tout ce que les mortels ont posé, persuadés que c’est la vérité: naître et périr, être et ne pas être, changer de lieu et changer d’apparence à la surface. 22 Le mot νόημα signifie la source de l’acte de connaître, l’intelligence, et se réfère au verbe νοεῖν, connaître. Chaque fois que je perçois, ou connais, un objet je sais «il y a». Tout est là, dans cette toute petite phrase. Le mot «être» employé ici sous sa forme participiale neutre (ἐόν) désignerait plutôt ce qui est au-delà de ce que nous imaginons en disant «être». La Source intelligente dont parle la déesse est au-delà de paires de contraires tels être et non-être. 23 Parler demande d’utiliser des mots qui se réfèrent tous à l’espace et au temps et c’est pourquoi la déesse parle plus loin de «l’arrangement trompeur de mes paroles». 24 Ou: «tout sera son nom». Parménide joue sur deux sens, car τῷ πάντ’ ὄνομ’ ἔσται peut signifier «car (son) nom sera tout», ce qui constituait la formulation classique dans l’Antiquité pour désigner le nom d’une personne ou de quelque chose: «son nom sera…». La Réalité a tous les noms: les noms de toutes choses. Le «il», le sujet de «il y a» ou «il est», c’est le Tout, qui est tout. La déesse vient justement d’affirmer que «rien n’était, n’est ou ne sera à côté ou en dehors de l’être». Mais le sens peut aussi être «car tout ne sera que nom», signifiant que tout ce que nous pouvons concevoir, ce sont des images de la Réalité, images auxquelles nous attribuons des noms, et non la Réalité elle-même. Il est très probable que Parménide a voulu les deux sens, qui sont également vrais. 5 καὶ τόπον ἀλλάσσειν διά τε χρόα φανὸν ἀμείϐειν. Αὐτὰρ ἐπεὶ πεῖρας πύματον, τετελεσμένον ἐστί πάντοθεν, εὐκύκλου σφαίρης ἐναλίγκιον ὄγκῳ, μεσσόθεν ἰσοπαλὲς πάντῃ· τὸ γὰρ οὔτε τι μεῖζον οὔτε τι βαιότερον πελέναι χρεόν ἐστι τῇ ἢ τῇ. Οὔτε γὰρ οὐκ ἐὸν ἔστι, τό κεν παύοι μιν ἱκνεῖσθαι εἰς ὁμόν, οὔτ’ ἐὸν ἔστιν ὅπως εἴη κεν ἐόντος τῇ μᾶλλον τῇ δ’ ἧσσον, ἐπεὶ πᾶν ἐστιν ἄσυλον· οἷ γὰρ πάντοθεν ἶσον, ὁμῶς ἐν πείρασι κύρει. En outre, puisque ce qui lui donne son achèvement25 est en ses limites, il est parfait en tout, semblable à la courbure d’une sphère bien ronde, pareil en tout sens depuis le centre. Il est nécessaire qu’il n’y ait en cela ni plus grand ni plus petit ici et là. Car ni non-étant il n’est, ce qui pourrait l’empêcher d’arriver au Même, ni étant, de sorte qu’il pourrait être ici plus qu’étant et moins là, car il est complètement insaisissable. Étant tellement égal à lui-même de toutes parts, il se trouve pareillement au milieu des limites. Ἐν τῷ σοι παύω πιστὸν λόγον ἠδὲ νόημα ἀμφὶς ἀληθείης· δόξας δ’ ἀπὸ τοῦδε βροτείας μάνθανε κόσμον ἐμῶν ἐπέων ἀπατηλὸν ἀκούων. Μορφὰς γὰρ κατέθεντο δύο γνώμας ὀνομάζειν· τῶν μίαν οὐ χρεών ἐστιν - ἐν ᾧ πεπλανημένοι εἰσίν τἀντία δ’ ἐκρίναντο δέμας καὶ σήματ’ ἔθεντο χωρὶς ἀπ’ ἀλλήλων, τῇ μὲν φλογὸς αἰθέριον πῦρ, ἤπιον ὄν, μέγ’ἐλαφρόν, ἑωυτῷ πάντοσε τωὐτόν, τῷ δ’ ἑτέρῳ μὴ τωὐτόν· ἀτὰρ κἀκεῖνο κατ’ αὐτό τἀντία νύκτ’ ἀδαῆ, πυκινὸν δέμας ἐμϐριθές τε. Τόν σοι ἐγὼ διάκοσμον ἐοικότα πάντα φατίζω, ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ. Je mets ici fin à la révélation (λόγος) fiable que je t’adresse et à la réflexion concernant la vérité. À partir de maintenant, comprends donc les opinions des mortels en écoutant bien l’arrangement trompeur de mes paroles26. Pour nommer les formes, ils ont, en effet, proposé deux approches dont l’une n’est pas nécessairement «il y a» et c’est en cela qu’ils errent. Ils les ont mises en opposition, ils ont assigné des structures et attribué des qualités qui les distinguent les unes des autres. D’un côté le feu éthéré de la flamme, favorable et très léger, partout semblable à lui-même, mais différent de l’autre. À l’opposé cet autre en lui-même par ses aspects contraires, la nuit sans clarté, lourde et de structure épaisse. Moi je vais te révéler tout ce bon agencement27 afin que le «bon sens» des mortels ne puisse jamais te dépasser28. IX Αὐτὰρ ἐπειδὴ πάντα φάος καὶ νὺξ ὀνόμασται καὶ τὰ κατὰ σφετέρας δυνάμεις ἐπὶ τοῖσί τε καὶ τοῖς, πᾶν πλέον ἐστὶν ὁμοῦ φάεος καὶ νυκτὸς ἀφάντου ἴσων ἀμφοτέρων, ἐπεὶ οὐδετέρῳ μέτα μηδέν. IX Mais puisque toutes choses ont été nommées lumière et nuit en fonction de leurs aptitudes respectives (à devenir) dans telles ou telles circonstances, tout est plein à la fois de lumière et de nuit sans lumière, les deux à égalité, car il n’existe rien qui ne soit attaché ni à l’un ni à l’autre. X Εἴσῃ δ’ αἰθερίαν τε φύσιν τά τ’ ἐν αἰθέρι πάντα σήματα καὶ καθαρᾶς εὐαγέος ἠελίοιο λαμπάδος ἔργ’ ἀίδηλα καὶ ὁππόθεν ἐξεγένοντο, ἔργα τε κύκλωπος πεύσῃ περίφοιτα σελήνης καὶ φύσιν, εἰδήσεις δὲ καὶ οὐρανὸν ἀμφὶς ἔχοντα ἔνθεν ἔφυ τε καὶ ὥς μιν ἄγους΄ ἐπέδησεν Ἀνάγκη πείρατ’ ἔχειν ἄστρων. X Tu connaîtras le déploiement lumineux de l’éther, tous les signes dans l’éther, et du pur flamboiement du soleil resplendissant les œuvres consumantes, ainsi que d’où cela provient. Tu apprendras les œuvres périodiques de la lune à l’œil rond, sa nature et la manière dont elle est apparue. Tu connaîtras aussi le ciel qui l’entoure, d’où il est sorti et comment la Nécessité qui le mène l’a forcé à maintenir les limites des astres. XI πῶς γαῖα καὶ ἥλιος ἠδὲ σελήνη αἰθήρ τε ξυνὸς γάλα τ’ οὐράνιον καὶ ὄλυμπος XI … comment la Terre, le Soleil, ainsi que la Lune, l’universel éther, la Voie lactée (le lait du ciel), l’Olympe extrême et la 25 Le mot πεῖραρ (ou πεῖρας) dans son sens actif signifie ce qui donne son achèvement à une chose. «L’arrangement trompeur de mes paroles»: pour faire signe en direction de ce qui transcende l’espace, le temps et les mots, la parole n’a pas d’autre possibilité qu’utiliser des mots qui se réfèrent forcément à l’espace et au temps. 27 C’est le sens originel du mot κόσμος; on peut d’ailleurs penser que c’est à la suite du poème de Parménide qu’il a commencé à prendre le sens de monde, univers, car Parménide le décrit ici comme un bon agencement. 28 ὡς οὐ μή ποτέ τίς σε βροτῶν γνώμη παρελάσσῃ. C’est ici qu’intervient le jeu de mot μή…τίς de la déesse. 26 6 ἔσχατος ἠδ’ ἄστρων θερμὸν μένος ὡρμήθησαν γίγνεσθαι. puissance ardente des astres se ruèrent vers le devenir. XII XII Αἱ γὰρ στεινότεραι πλῆντο πυρὸς ἀκρήτοιο, αἱ δ’ ἐπὶ ταῖς νυκτός, μετὰ δὲ φλογὸς ἵεται αἶσα· ἐν δὲ μέσῳ τούτων δαίμων ἣ πάντα κυϐερνᾷ· πάντα γὰρ <ἣ> στυγεροῖο τόκου καὶ μίξιος ἄρχει πέμπουσ’ ἄρσενι θῆλυ μιγῆν τό τ’ ἐναντίον αὖτις ἄρσεν θηλυτέρῳ. Les (anneaux) les plus étroits sont remplis d’un feu sans mélange. Ceux qui suivent (le sont) de nuit, après cela jaillit une part due à la flamme. Au centre de ces anneaux se trouve la Divinité où elle gouverne tout; tout en effet, où elle est à l’origine du terrible enfantement et de l’union, poussant le féminin uni au mâle et en retour le mâle au féminin. XIII Πρώτιστον μὲν Ἔρωτα θεῶν μητίσατο πάντων ... De tous les dieux, le premier que son esprit machina fut Éros. XIII XIV XIV Νυκτιφαὲς περὶ γαῖαν ἀλώμενον ἀλλότριον φῶς Claire dans la nuit, autour de la Terre errante, Lumière venue d’ailleurs… XV XV αἰεὶ παπταίνουσα πρὸς αὐγὰς ἠελίοιο. Jetant toujours des regards vifs vers les rayons du soleil. XVa XVa ὑδατόριζον εἶπειν τὴν γῆν Dire la terre enracinée dans l’eau. XVI Ὡς γὰρ ἕκαστος ἔχει κρᾶσιν μελέων πολυπλάγκτων, τὼς νόος ἀνθρώποισι παρίσταται· τὸ γὰρ αὐτό ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων φύσις ἀνθρώποισιν καὶ πᾶσιν καὶ παντί· τὸ γὰρ πλέον ἐστὶ νόημα. En effet, comme chacun maintient le mélange des membres sans cesse changeants, ainsi la faculté de perception se tient auprès des hommes. En tout et en chacun des hommes, c’est le même «il y a» qui, étant la nature du corps, a la faculté de percevoir pour les hommes, pour les parties et pour le tout. Car pour la plus grande partie, «il y a» est la pensée. XVI XVII XVII δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους, λαιοῖσι δὲ κούρας ... À droite des garçons, à gauche des filles XVIII XVII femina virque simul Veneris cum germina miscent, venis informans diverso ex sanguine virtus temperiem servans bene condita corpora fingit. nam si virtutes permixto semine pugnent nec faciant unam permixto in corpore, dirae nascentem gemino vexabunt semine sexum. Quand l’homme et la femme mêlent ensemble les semences de l’amour, la force constituée à partir de sangs opposés façonne des corps bien constitués, à condition de conserver la juste proportion. Mais si lorsque les semences se mélangent, leurs puissances respectives sont en conflit et refusent de s’unir dans le corps issu du mélange, alors, cruelles, avec leur semence à double origine elles sèmeront le trouble dans le sexe à naître. XIX XIX Οὕτω τοι κατὰ δόξαν ἔφυ τάδε καί νυν ἔασι καὶ μετέπειτ’ ἀπὸ τοῦδε τελευτήσουσι τραφέντα· τοῖς δ’ ὄνομ’ ἄνθρωποι κατέθεντ’ἐπίσημον ἑκάστῳ. C’est donc ainsi que pour toi il semble que ces choses sont nées, qu’elles sont maintenant et que, dans la suite du temps, après avoir prospéré elles prendront fin. À leur sujet, les hommes ont conféré à chacune un nom distinctif. 7 Notes La grande lumière de la Grèce archaïque La Grèce a brillé d’une belle lumière spirituelle bien avant la période dite classique, alors qu’elle s’est affaissée dans la dialectique, le rationalisme et l’humanisme. La révélation fit alors de plus en plus place au bavardage. Typique de notre civilisation est que les philosophes et les érudits modernes idolâtrent sa période de décadence et négligent sans vergogne celle de sa plus brillante lumière. Ce que nous avons retenu de la Grèce jusqu’à maintenant, c’est surtout la Grèce dite classique29, qui, sur le plan purement spirituel, est déjà la Grèce crépusculaire. Nous avons des traces d’authentiques sages de la Grèce archaïque qui s’éveillèrent à la vie profonde et invisible dans la continuité de longues lignées de sages-guérisseurs éveillés. Nous le savons, car certaines inscriptions retrouvées dans le sud de l’Italie30, notamment à Vélia (Élée), y font clairement allusion. Si nous ne connaissons pas grand-chose de ces sages, c’est que la plupart n’ont pas laissé de traces écrites et que tout ce qui nous reste des autres, ce sont des fragments, des citations retrouvées chez d’autres auteurs de l’Antiquité. Les noms de Xénophane, Paménide, Zénon, Empédocle et Épiménide viennent à l’esprit, sans oublier Pythagore, bien sûr. Il est sûr que la Grèce archaïque connut les Mystères et l’initiation. La légende d’Orphée et les mystères d’Éleusis viennent spontanément à l’esprit. Nous savons que le «repos en soi» (ἐνκοίμησις) et le silence (ἡσυχία) étaient centraux. Le mot ἐνκοίμησις (enkoimêsis) a généralement été traduit par «incubation», mais cela ne fait pas bien ressortir la réalité concrète de cette pratique. Un des sens du mot est «sommeil de la mort»31: il s’agit ici non pas de la mort du corps, mais de celle de l’illusion, la mort de l’imaginaire d’être quelqu’un. Le verbe grec κοιμάω (koimaô) a les sens suivants: «s’étendre, faire reposer, faire mourir» et aussi «camper pour une veille, veiller». Il s’agit bien de s’étendre et «mourir avant de mourir» en veillant, en demeurant extraordinairement alerte à ce qui est. Quant au mot ἡσυχία (hêsychia), il signifie: «tranquillité, paix, silence», ou encore «retraite solitaire». Parménide fut un φῶλαρχός, un «maître de caverne». Le sud de l’Italie est d’ailleurs truffé de cavernes et de tunnels secrets qui ont sans aucun doute été les témoins d’initiations et de pratiques ésotériques. L’un de ces tunnels est situé au-dessus du petit port de Baïes, au nord-ouest du golfe de Naples, tout près de l’antre de la fameuse Sybille de Cumes. Découverte en 1958, puis explorée en septembre 1962, elle le fut à nouveau en mai 2001 par Michael Baigent32. D’après celui-ci, beaucoup de détails concordent et lui font croire que ce complexe de tunnels a très bien pu inspirer le poète Virgile dans son Énéide: Énée y effectue un voyage initiatique, une descente aux Enfers. De même, Strabon situe dans les environs de Baïes l’Hadès où Ulysse, à la demande de Circée, dut descendre afin d’y rencontrer la déesse initiatrice de la Nuit, Perséphone. Le site de Baïes (anciennement Baiæ, connu aussi sous le nom d’Averne) est connu comme ayant hébergé un « oracle des morts ». Bref, cette région regorge d’antres, de cavernes, de complexes de tunnels et de temples souterrains ayant, de toute évidence, servi de lieux d’initiation. Dans la Grèce archaïque, tout comme en Égypte ancienne et partout où la Tradition laissa sa marque, initiation et mort furent toujours intimement reliées. En Grec ancien, télos (τελός) signifie la fin, la complétion, l’aboutissement, la perfection. Or, «les rites initiatiques» se disent telea (τέλεα) et telein (τελεῖν) signifie initier, teletè (τελεθή) est l’initiation et teloumenoi (τελουμένοι) les initiés33. Pour Socrate, dans le Phédon de Platon, «les vrais philosophes e 29 La période dite archaïque de la Grèce s’étend de -750 environ jusqu’aux guerres médiques, au début du V siècle avant notre ère. On appelle e période classique celle qui s’étend de la fin du VI siècle avant notre ère jusqu’à la mort d’Alexandre le Grand, en -323. 30 À cette époque, tout le sud de l’Italie ainsi que la Sicile étaient colonisés par les Grecs. 31 D’où le mot français coma. 32 Auteur de Holy Blood Holy Grail (qui a inspiré Dan Brown dans son Da Vinci Code) et de L’Énigme Jésus, J’ai Lu, Paris, 2006, traduction de The Jesus Papers, Harper Collins, New York, 2006. 33 Parménide, en parfait maître de la parole et de la langue grecque qui l’exprime ici, utilise dans son poème plusieurs expressions se référant à τελός et jouant autour des notions de finitude et complétude: ἀτέλεστον (VIII, 4), οὐκ ἀτελεύτητον (VIII, 32), τετελεσμένον ἐστί (VIII, 42) τελευτήσουσι (XIX, 2). 8 s’exercent à mourir.» Le repos en soi et la veille lucide et tranquille permettent à celui qui s’y adonne de percer le mystère de la mort, c’est-à-dire le mystère de la vie34. C’est cela même qui, pendant des milliers d’années, fut au cœur de l’initiation égyptienne. Les Grecs d’Anatolie, qui ont plus tard colonisé le sud de l’Italie et la Sicile, ont-ils perpétué une transmission venue du chamanisme sibérien? Furent-ils en contact avec les prêtres de l’Égypte ancienne? En tout cas, la révélation s’est manifestée à de nombreux êtres humains de cette contrée à cette époque et plusieurs furent des poètes, des bardes et des guérisseurs sillonnant les routes de la Grande Grèce, phénomène qu’on retrouve partout dans le monde de souche indo-européenne, de l’Atlantique aux bouches du Gange, de la mer du Nord à l’océan indien. La tradition des poètes, celle des ἰατρόμαντις (les guérisseurs-prophètes) était profondément ancrée dans la Grèce archaïque. Parménide, au tout début de son poème parle de «la voie très chantée de la divinité, voie qui porte l’homme qui sait dans chaque cité». Le poète visionnaire, tant en Grèce archaïque qu’en Inde védique (les rishis), tenait la révélation de la Vérité et l’inspiration poétique d’une même source (la voie divine) et cette même source l’emmenait à battre la semelle pour aller en chanter la gloire à qui avait des oreilles pour entendre. Xénophane, qu’on a parfois faussement vu comme le maître de Parménide, écrivait: «Voilà déjà sept et soixante ans à promener mes méditations à travers la terre grecque35.» Encore: «Je me suis trimballé, me portant de ville en ville36». L’auteur de l’hymne homérique à Apollon Délien (Apollon était, entre autres, le dieu de la poésie) chantait: «Et je porterai ta renommée aussi loin sur la terre tandis que nous circulons vers les citées bien situées des hommes37.» À cette époque, les bardes, prophètes, guérisseurs et artisans exerçaient leur art en circulant de ville en ville et de village en village partout dans le monde antique. Combien y en eut-il que nous ne connaîtrons jamais parce qu’ils n’ont laissé aucune trace écrite? Sûrement beaucoup plus que ceux que nous connaissons. En Grèce, l’expérience directe devait céder de plus en plus la place à la discussion rationnelle. Platon et même Aristote la mentionnent encore, mais il est vrai qu’à mesure que le temps passa on ne fit justement plus que cela, en parler; or, c’est sur ce bavardage souvent spécieux que devait plus tard s’édifier la civilisation occidentale que nous connaissons aujourd’hui. On peut dire que l’Occident prit un faux départ dont nous voyons aujourd’hui des conséquences de plus en plus dramatiques. Aujourd’hui, les professeurs de philosophie et autres érudits semblent avoir complètement oublié un fait fondamental: c’est l’initiation qui se retrouve au cœur de tous les témoignages spirituels authentiques de l’Antiquité. La vérité, ἀλήθεια (alêtheia), comme le mot signifiait à l’origine, n’est pas quelque chose à atteindre, mais elle est un dévoilement: «l’absence de recouvrement». C’est une révélation qui déprend l’homme de lui-même et non pas une nouvelle démarche volontariste et inquiète. À partir du milieu du Ve siècle avant notre ère, les Grecs tentèrent de plus en plus de comprendre intellectuellement l’Inconcevable et d’expliquer l’Inexplicable; l’intelligence du cœur fut de plus en plus reléguée aux oubliettes dans la logorrhée des penseurs. Il se fit, presque imperceptiblement après Parménide un glissement vers la domination de la pensée rationnelle et savante. Les Grecs qu’on admire tant depuis la Renaissance furent des hommes à la fois brillants et tourmentés. Ce glissement vers la pensée rationnelle entraîna avec lui le vocabulaire lui-même. Ceci a eu comme conséquence que jusqu’à très récemment, les érudits n’ont pas su lire correctement les premiers Grecs: ils ont interprété de nombreux mots-clés selon le sens que ces mots prirent un siècle ou deux plus tard. Or, ces mots prirent de plus en plus un sens éloigné de ce qu’ils voulaient dire originellement. C’est ainsi, entre autres, que logos (λόγος) devint «raison» au lieu de «recueillement» et «discours révélé». Parménide Vers l’an -540 naquit à Élée (Vélia), en Campanie, un homme qui marqua son époque beaucoup plus profondément qu’on le pensait jusqu’à maintenant. N’eût été les déformations outrageantes que les philosophes de la Grèce classique introduisirent dans sa pensée, à commencer par Platon, il aurait pu être un des piliers fondateurs d’une civilisation 34 L’exemple de Ramana Maharshi vient spontanément à l’esprit. À l’âge de 15 ans, celui qui devait devenir un des grands sages indiens du XXe siècle s’étendit sur le sol de sa chambre et se regarda sans défaillir «mourir»: c’est ainsi que tout s’éclaira pour lui. 35 ἤδη δ’ἑπτά τ’ἔασι καὶ ἑξήκοντ’ ἑνιαυτοὶ βληστρίζοντες ἐμὴν φροντίδ’ ἀν’ Ἑλλάδα γῆν. (Fragment 8) 36 ἐγὼ δ’ ἐμαυτὸν ἐκ πόλιος πόλιν φέρων ἐβλήστριζον. (Fragment 45) 37 ἡμεῖς δ’ ὑμέτερον κλέος οἴσομεν, ὅσσον ἐπ’ αἶαν ἀνθρώπων στρεφόμεσθα πόλεις εὖ ναιεταώσας. (Hymne à Apollon Délien 174-5) 9 occidentale radicalement différente de celle que nous connaissons. Cet homme s’appelait Parménide. La sagesse radicale qu’il consigna par écrit dans son poème initiatique se démarque fortement de presque tout ce que l’Antiquité nous a légué depuis. Ce qu’en Occident nous appelons philosophie est né de la distorsion infligée à cette pure sagesse par des hommes dont on n’a jamais cessé de nous vanter la grandeur, mais qui, face aux vrais sages de la Grèce archaïque demeurèrent des eunuques spirituels. Sur un certain plan, on pourrait dire que le destin de l’Occident a basculé après Parménide; le fait que cet homme remarquable soit presque tombé dans l’oubli, éclipsé par des intellectuels qui n’arrivaient pas même à le saisir, en dit long sur l’indigence spirituelle de notre civilisation moderne. Élée (Ἐλέα), une colonie fondée par les habitants de la ville de Phocée (Φώκαια), en Anatolie38, a perpétué pendant près de mille ans la longue tradition de sages qui, depuis plusieurs siècles sinon plus, fleurissait déjà dans la cité mère. Après la conquête perse par Cyrus le Grand en -546, les habitants de Phocée, ayant refusé de se soummettre et réussirent à s’échapper nuitamment de la ville asségiée en emportant tous les objets sacrés liés à leur tradition spirituelle. Toujours respectueux de la tradition, ils allèrent consulter l’oracle d’Apollon à Delphes. C’est alors qu’ils émigrèrent vers le sud de l’Italie, la Sicile et le sud de la France, où ils fondèrent de nombreuses colonies prospères connues sous le nom de Grande Grèce. Ce sont notamment les émigrés grecs de Phocée qui fondèrent Μασσαλία (aujourd’hui Marseille) autour de -600 et la peuplèrent à partir de -546. Il semble que la longue lignée d’initiés dont Parménide fit partie se perd dans la nuit des temps, remontant jusqu’aux antiques traditions chamaniques d’Asie centrale. Ces maîtres étaient souvent en même temps poètes, guérisseurs, prophètes39 et même législateurs. Les Grecs d’Anatolie ont fondé des colonies non seulement en Italie et dans le sud de la France actuelle, mais aussi sur les rives de la mer Noire, notamment Apollonia et Istria dans l’actuelle Roumanie. C’est là, à Élée même, qu’Ameinias initia Parménide à l’hêsychia, l’«immobilité», ni plus ni moins la méditation menant à l’état de lucidité connu en Inde comme le samādhi40. Il s’agissait là d’une véritable initiation, un processus généralement appelé, comme nous l’avons dit, «incubation», mais qui est mieux rendu par «repos en soi, enstase». Il ne fait aucun doute que Parménide fut un phôlarchos (φῶλαρχός), c’est-à-dire un «maître de caverne». Ce qui coule dans son fameux poème est une pure Connaissance. Parménide a certainement été en contact avec les idées de Pythagore et d’Héraclite, mais cela ne fut que très secondaire, car il est évident qu’il fut surtout guidé par son voyage initiatique dans l’Hadès, où il fut accueilli et instruit directement par la déesse. Tout est dans le Poème de Parménide: tout ce qu’il y a à connaître dans l’existence. Dans une inscription sur un bloc de marbre trouvé à Vélia en 1962, on lit: Parmeneides, fils de Pyres, Ouliadês, physikos (φυσικός). Cette mention de Parménide, de toute évidence initialement placée au bas de sa statue maintenant disparue, révèle qu’il était un «maître des rêves», c’est-à-dire un guide initiatique et un guérisseur apollonien41, mais aussi un physikos. Ce dernier mot désignait, à cette époque, celui qui, ayant été saisi des principes fondamentaux de l’existence, savait aussi guérir. La médecine, du moins jusqu’à Hippocrate, n’était pas séparée de la Connaissance. On sait que Pythagore, entre autres, circulait de ville en ville non pour enseigner, mais pour guérir. La guérison, chez les Anciens, était intimement liée à la renaissance à l’essence même de la vie. Une grande partie du poème de Parménide, la dernière, a été perdue, peut-être parce qu’elle fut de plus en plus négligée. Or, elle traitait du corps, du fœtus, de la sexualité, de la vieillesse, etc. Plus tard, Hippocrate écrira en réaction à la fois contre les philosophes spéculatifs, mais aussi contre les véritables physikos; il purgera la médecine de tout ce qui n’est pas physique dans le sens moderne du mot. C’est donc de plein droit qu’il peut être dit le fondateur de la médecine moderne, une médecine de plus en plus sophistiquée, efficace et utile sur un certain plan, mais aussi matérialiste, fort coûteuse, bornée et surtout coupée de l’essentiel. 38 La ville turque moderne s’appelle Foça. On comprend, du premier coup d’œil, pourquoi les Grecs y vivaient depuis si longtemps: c’est un magnifique port naturel extrêmement bien protégé. 39 Il faut ici prendre le mot prophète (προφήτης) en son sens originel : porte-parole (des dieux, ou du Dieu), celui qui véhicule la volonté des dieux sur terre ; le prophète est la bouche par laquelle ils s’expriment. Chez les Égyptiens, le prophète était le plus haut initié. 40 Diogène Laërce nous informe que Parménide érigea un sanctuaire héroïque à Ameinias. 41 Ouliadês signifie littéralement «fils d’Oulios»: Oulios est en fait Apollon-Oulios, le guérisseur. 10 Il y a Le sage-poète d’Élée a écouté la déesse (Parménide ne la nomme pas, mais il s’agit probablement de Perséphone, qui règne sur la nuit, ou peut-être Mnémosyne) et nous a rapporté dans son poème ce qu’il a entendu. Or, ce qu’il a entendu est simple pour celui qui écoute simplement. Parménide a employé des mots clairs, très clairs. Mais pour entendre correctement le discours de la déesse, il faut se reporter à la saveur originelle des mots grecs à l’époque de Parménide. En choisissant un style archaïque et une diction épique, l’auteur annonce que son poème se réfère à la grande Tradition, la source des connaissances traditionnelles. Ce poème était destiné à être entendu par un auditoire choisi, par des initiés ou du moins des personnes bien disposées; Parménide ne l’a certes pas destiné au vulgaire, ceux qui ne voient pas plus loin que le «gros bon sens», qui se caractérisent par «un regard qui ne voit pas, cette oreille remplie d’échos et cette langue aussi», «les mortels qui ne savent rien, têtes doubles; car c’est l’indigence qui gouverne dans leurs poitrines leur esprit errant. Ils se laissent entraîner, à la fois sourds, aveugles et hébétés, foules indécises…» Cette foule indécise est celle des hommes qui passent leur vie entière à la surface, embourbés dans le marécage de l’opinion (la δόξα). Le constat facile à faire est que la vaste majorité des êtres humains dorment profondément tout en prétendant à une soidisant liberté personnelle. Parménide n’a pas écrit pour le milieu universitaire. Il transmet la Connaissane traditionnelle, mais il le fait simplement, à des années-lumière du galimatias philosophique aussi pédant qu’ignorant de plusieurs de ses commentateurs modernes. Il transmet la Tradition, certes, mais il le fait en instaurant directement la Connaissance chez son auditeur. En effet, le poème n’est pas seulement destiné à des initiés, il est une initiation en lui-même. L’écrit de Parménide est une poésie chamanique, donc initiatique, de haut niveau42. Les sages-poètes d’Anatolie, puis de la Grande Grèce avaient beaucoup plus qu’on croit en commun avec le chamanisme de Sibérie et d’Asie centrale. Il n’y avait pas de démarcation entre Orient et Occident et la Tradition fleurissait partout: Sibérie, Mongolie, Chine, Tibet, Inde, Perse, Babylonie, Égypte, etc. Tout tournait autour de la Vérité, celle qui est au-delà des «opinions des mortels», de leurs doutes et de leurs raisonnements, celle qui se réfère à l’Inconcevable. D’entrée de jeu dans son poème, Parménide se décrit lui-même comme «l’homme qui sait», autrement dit un initié, celui qui s’est éveillé à sa nature véritable. Il ne fait ni dans l’orgueil primaire ni dans cette fausse humilité qu’on rencontre parfois, cette amusante prétention maladroitement dissimulée derrière une autodérision et des attitudes affectées qui sonnent faux. Il ne craint pas de se décrire tel qu’il est, sans rien ajouter ni retrancher à la réalité. L’expression (à l’accusatif) εἰδότα φῶτα est doublement intéressante. Nous avons parlé, dans une note de bas de page du participe εἰδότα, qui désigne celui «qui sait», plus précisément celui qui sait pour avoir vu: il s’agit d’une connaissance directe qui n’est pas matière à opinion ou à discussion. Quant au mot φώς (ici à l’accusatif φῶτα), il s’agit d’un mot poétique signifiant «être humain» (homme ou femme). Or, seuls l’accent et le genre distinguent ce mot du neutre φῶς signifiant la lumière et toute différence de forme s’estompe entre l’accusatif singulier de φώς et l’accusatif pluriel de φῶς, de sorte qu’on pourrait théoriquement remplacer «l’homme qui sait» par «les lumières qui savent»43. Par quel chemin tortueux les érudits occidentaux ont-ils pu conclure que Parménide était le père du raisonnement? C’est là une des plus grandes blagues de l’histoire! Le discours que la déesse tient à Parménide défie le raisonnement. Lorsqu’elle l’enjoint de faire preuve de discernement, elle lui lance : krinai logoi (κρῖναι λογῷ), qu’on s’est empressé de traduire par «juge selon la raison». Or, le mot logos n’a commencé à avoir le sens de «raison», ou «raisonnement», que sous la plume de Platon, soit bien après la mort de Parménide. Notre concept moderne de logique est fondé sur cette méprise. On en est venu à croire qu’on peut arriver à la vérité par des discussions sérieuses, par des débats et des raisonnements, alors que la vérité ne sera jamais démocratique et surgira toujours comme une révélation. 42 Le mot chamanique n’est pas ici lancé comme une fleur au commerce qui sévit actuellement sous cette appellation en Occident, où tout n’est que slogans creux et vulgaire étalage de soi-disant techniques anciennes, mais dont l’origine fantaisiste remonte à ces dernières années. 43 En fait, φῶς, forme contractée de φάοϛ, tient de la même racine indo-européenne qui s’exprime comme bhās- dans la langue védique, c’està-dire le sanskrit le plus ancien. Les racines verbales bhā- et bhās- ont le même sens: resplendir, briller, apparaître, devenir évident. Les phonèmes dont elles sont constituées lui donnent le sens originel de «l’effet d’un déplacement de l’énergie», d’où le sens «apparaître, resplendir, manifester», mais aussi «parler». 11 La déesse ne perd aucun temps et va droit à l’essentiel. Elle révèle au héros la vérité toute nue, à savoir qu’«il y a» et qu’«il n’y a pas» est une impossibilité. La première partie du discours de Parménide tourne autour du constat indéniable (et c’est même là la seule chose qui le soit vraiment) que nous faisons tous: ἐστί, il y a. Nous traduisons ἐστί généralement par «il est», mais «il y a» est souvent préférable, afin de mieux marquer la réalité impersonnelle que nous pouvons constater chaque instant de notre vie et à laquelle se réfère la déesse. La Réalité est impersonnelle et Parménide le montre bien, entre autres, par son choix de mots. Le poème déploie un florilège de formes du verbe être, soit à la 3e personne, soit à l’infinitif. On retrouve l’indicatif présent avec ἐστί44, l’imparfait ἦν, le futur ἔσται, l’optatif présent εἴη, la forme poétique dissyllabique ἔνι du composé ἔνεστι, la 3e personne du pluriel εἰσί et sa forme homérique ἔασι, le participe présent dans toutes ses formes casuelles (le nominatif neutre ἐόν, le génitif ἐόντος, le datif ἐόντι, le nominatif-accusatif neutre ἐόντα et les composés ἀπεόντα παρεόντα), ainsi que de multiples formes de l’infinitif: εἶναι, ἔμμεν, ἔμμεναι, ἔμεναι et le futur ἔσεσθαι. Bref, Parménide a utilisé toutes les formes impersonnelles du verbe être et que celles-là. Le verbe grec ἐστί ou ἔστι, tout comme le verbe être en français, se retrouve sous deux formes: copulative45 ou absolue (comme simplement «être»). Parménide utilise abondamment le mode absolu de ἔστι, car il s’exprime dans une langue qui mettait l’accent sur ce mode depuis la période de la langue proto-indo-européenne46. D’ailleurs, les phrases purement nominales abondent dans le grec de la période archaïque, notamment chez Homère, tout comme dans la langue védique et le sanskrit classique en Inde, ce qui montre bien que le rôle copulatif du verbe être a pris de l’importance beaucoup plus tard. Le verbe ἔστι en mode autonome a, chez Parménide valeur absolue, impersonnelle, universelle, intemporelle et indivise: être en tant qu’«être là». Ce n’est pas un processus, il n’implique absolument pas le temps. Mais il implique et contient le temps, le devenir. C’est pourquoi Parménide a souvent recours au verbe πέλω, en fait à la voie moyenne πέλομαι. Ce verbe a, en effet, le sens premier de «se mouvoir», souvent «se mouvoir dans un lieu», d’où, par extension, «se trouver, être». Parménide a clairement établi l’équation entre les verbes πέλω et ἐστί, notamment en VI, 8, quand il parle des mortels ignorants «pour qui l’être comme le non-être sont et ne sont pas une même chose»: il utilise les infinitifs respectifs de ces verbes, πέλειν et εἶναι pour désigner les deux fois être47. En VIII, 24-25, Parménide dit «car tout entier il est rempli d’être. Aussi est-il parfaitement continu: en effet, l’être se réfère à l’être48.» En si peu de mots, on retrouve cinq occurrences de ἐστι sous quatre formes diverses (deux fois ἐστιν, ἐόντος, ἐὸν et ἐόντι) et deux verbes qui, par la charpente de leurs consonnes (πλ) rappellent étrangement le verbe πέλω: ἔμπλεόν (participe présent du verbe πίμπλημι) et πελάζει. Le premier est un participe signifiant «rempli de», le second est la 3e personne du singulier de πελάζω: «approcher de, s’approcher de». Bien sûr, sur le strict plan de l’étymologie, les verbes πέλω, πίμπλημι et πελάζω ne sont pas liés, mais il est néanmoins ici permis d’apprécier l’art consommé avec lequel Parménide, tant par le sens que par la sonorité des mots, ramène « il y a» dans sa plénitude intrinsèque et son déploiement. Il ne faut d’ailleurs jamais oublier que le poème de Parménide se situe dans un contexte de transmission d’abord et avant tout orale. De plus, «πελάζει implique une sorte de mouvement de va-et-vient, un retour continuel sur soi-même, c’est-à-dire une sorte de mouvement immobile, le mouvement même qui définit le verbe être parménidien, enrichi de la valeur sémantique de πέλω49.» Le fragment V exprime cet éternel retour dans la manifestation temporelle du «il y a» intemporel: «“Il y a” m’est commun, où que je commence, je retournerai en effet à nouveau en ce point.» Il convient aussi de noter50, encore ici, le subtil jeu sonore de ce fragment, où les trois mots dissyllabiques que sont les adverbes τόθι (ici même, là même) et αὖθις (en arrière, en sens inverse; à nouveau, une autre fois, plus tard) et le verbe ἐστιν (il est, il y a) marquent une sorte de résonance triangulaire à la fois sonore, syntaxique et ontologique. En effet, τόθι et 44 C’est la forme la plus fréquente du verbe être dans le poème, celle qui les représente toutes dans «L’une, à savoir qu’«il y a» (ἠ μὲν ὅπως ἔστιν en II, 3) et «à savoir qu’il y a» (ὠς ἐστιν, en VIII, 2). À noter que les grammairiens anciens, tant en Grèce qu’en Inde, ont toujours désigné un verbe par sa forme à la 3e personne de l’indicatif présent. 45 Quand il sert à lier un sujet et un attribut, comme dans «il est joyeux.» 46 Les spécialistes notent la racine indo-européenne de ἐστί (asti en sanskrit, est en latin) h1es. 47 οἷς τὸ πέλειν τε καὶ οὐκ εἶναι ταὐτὸν νενόμισται. 48 …πᾶν δ’ ἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος. Τῷ ξυνεχὲς πᾶν ἐστιν· ἐὸν γὰρ ἐόντι πελάζει. 49 Magali Année, Parménide: Fragments Poème, précédé de Énoncer le verbe être, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 2012, page 65. 50 Merci à Magali Année d’avoir attiré mon attention sur cela. 12 αὖθις se réfèrent au datif et ont une provenance et un parfum du vieux locatif51 indo-européen en –i et viennent en cadence souligner l’aspect d’être là d’«il y a». Formulant un intemporel retour, le poème revient en VIII, 30 avec l’adverbe ἔμπεδον, (fermement stable, bien enraciné, très solide) rappeler sur le plan sonore l’ἔμπλεόν de VIII, 24. La racine μέν- du verbe μένει (il demeure, il reste) «est précisément la séquence phonique qui entre dans la constitution de toutes les formes éoliennes de l’infinitif du verbe être, ἔμμεν, ἔμμεναι et ἔμεναι52.» Ayant exprimé le dynamisme intrinsèque d’«il y a», Parménide réaffirme son immuabilité. Plus loin, la comparaison avec le «volume d’une sphère bien ronde, pareil en tout sens depuis le centre» vient renforcer cette idée de perfection, de retour sur soi et de complétude. La structure rythmique particulièrement symétrique de ces vers ne pouvait que suggérer à l’auditeur la belle rondeur (εὔκυκλος) de la sphère à laquelle le poème compare la Réalité «complètement insaisissable» (ἄσυλον) qui permet le «il y a». Quand on demande si le «il y a», ou «il est», de Parménide est en mouvement, il faut répondre non. Quand on demande s’il est statique, il faut répondre non. Quand on demande s’il est les deux, il faut répondre non. Quand on demande s’il n’est aucun des deux, il faut répondre non. Il faut toujours répondre non, car ce qui permet «il y a» est inconcevable, impensable. La notion d’existence est une construction de notre cerveau pour rendre compte de l’apparition et de la disparition des objets de perception. L’Inconcevable qui permet «il y a» est ontologiquement antérieur à tout cela, audelà de l’idée d’existence ou de non-existence. Là est notre immortalité, notre intemporalité. C’est dans le «il y a» et au-delà de ce constat que l’homme retrouve sa nature véritable et que sa vie d’être individuel redevient légère et profondément joyeuse sans égard aux situations. La Réalité n’est pas dans le temps, nous ne sommes pas dans le temps. La déesse dit: «Jamais cela n’était, jamais cela ne sera, car cela est maintenant (νῦν). Le νῦν n’est pas ce concept d’«instant présent» devenu à la mode. S’il n’y a pas de passé ni de futur, que pourrait alors vouloir dire «l’instant présent»? C’est un slogan pour faire signe vers le fait que la Réalité n’est pas dans le temps, que nous ne sommes pas dans le temps. Mais cela est incompréhensible pour notre cerveau, qui ne peut saisir que des «choses» situées dans un espace et un temps. Plus loin, la déesse ajoute: «Car si cela est venu à être, cela n’est pas; il n’est pas non plus s’il doit un jour venir à être. Ainsi s’éteint la genèse et il n’est plus question de destruction non plus.» Mieux que l’immortalité, mieux que l’éternité (ce concept enfantin que nous avons fabriqué), il y a la Réalité, sans autre possibilité, sans bornes, intemporelle, inconcevable. Le temps que nous expérimentons dans nos vies individuelles est inséparable de la Réalité intemporelle. Il est comme intérieur à la Réalité. C’est de la magie, la magie des dieux, la māyā dont parle le ṚgVeda en Inde. La déesse met Parménide en garde contre les voies de perdition si populaires auprès des hommes. Elle commence par révéler la plus haute vérité à Parménide avant de l’entretenir du monde. Contrairement à l’opinion convenue presque unanimement dans le monde moderne, la lumière vient d’en haut; ce n’est pas le «monde» qui éclaire la conscience. La grande Vérité que la déesse dévoile d’abord à Parménide et qu’elle lui enjoint de porter au monde, c’est que la Lumière consciente qui permet de dire «il y a» est tout. Il n’y a rien en dehors d’elle et elle échappe à la dichotomie de la pensée, y compris être ou ne pas être. C’est pourquoi la déesse dit si clairement à son prophète qu’il y a une seule voie pour connaître: il y a. Le non-être n’est qu’une pensée et cette pensée est possible uniquement parce qu’«il y a». Ce que nous entendons par «être» se réfère à des «choses» qui auraient une existence réelle en tant que choses dans l’espace-temps, mais la Réalité est au-delà de ce «être» et son contraire. Les érudits ont noirci des milliers de pages et se sont querellés longtemps à savoir si Parménide parlait de deux voies ou trois voies dans son poème. Nulle part il ne mentionne une troisième voie. Déjà la seconde est irréelle. Quant à la première, comment pourrait-elle être une voie puisqu’elle mène là où nous sommes déjà? Pourquoi s’inquiéter, puisque ce que nous redoutons tant, ne plus exister en tant qu’individus, est déjà arrivé? Ce que nous serons après la mort de cette image qu’est le corps, nous le sommes déjà. La Réalité à laquelle fait allusion la déesse et que le poème appelle «être», à défaut d’autre mot, est au-delà de ce que nous concevons comme exister et ne pas exister. La Réalité, que nous appelons ici pure Lumière consciente, est sans contraire, sans autre possibilité. Le «il y a» de Parménide n’a pas de contraire, il n’est pas matière à opinion ou à 51 52 En grec, c’est le datif qui a récupéré la fonction du locatif indo-européen. Ibid, page 66. 13 argumentation. Toute construction philosophique reposant sur la notion de néant est une pure perte de temps et d’énergie, une absurdité. La Source de «il y a» est proprement inconcevable. Chaque fois qu’on y pense, on pense à une image, on en fait «quelque chose»53. Ce que les modernes ont fait d’une des phrases les plus importantes du poème de Parménide illustre bien ce autour de quoi s’est joué le destin de l’Occident. La phrase grecque dit simplement : to gar auto noein estin te kai einai. (τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι): c’est, en effet, une même chose percevoir et être. Presque tous les commentateurs, autant dans l’Antiquité que dans les temps modernes, ont interprété noein (νοεῖν) comme «penser». Ce verbe a certes eu ce sens chez les Grecs, mais ce n’est pas son sens originel et certainement pas celui que Parménide a voulu lui donner ici. Il est en effet rattaché à une très vieille racine grecque héritée de l’indo-européen: gnô- (γνω-), dont le sens premier est «connaître», c’est-à-dire: avoir à l’esprit, être conscient, bref, être conscient, être conscience. En sanskrit, la même racine a donné naissance à jñānam, la connaissance. Le mot anglais knowledge et le mot français gnose véhiculent le même sens. L’être des «choses» (les objets de perception, qu’ils soient «extérieurs» ou «intérieurs») repose sur ma connaissance de ces choses et si aucun objet n’est perçu, ce qui permet de réaliser «il y a» ne disparaît pas pour autant. S’il n’y a pas connaissance, il n’y a pas être de quoi que ce soit et je ne peux même pas penser ou dire «il y a» (sinon il y aurait connaissance de cela), mais Cela qui permet de pressentir «il y a» demeure. C’est uniquement quand il y a perception qu’il y a existence. L’état de veille et l’état de rêve sont ceux où il a perception d’objets: dans les deux cas ces objets sont interprétés comme étant extérieurs à un «moi» supposé sujet. Dans l’état de veille, il devient clair que les objets et le sujet du rêve ne sont toujours qu’une seule et même réalité. Tant que nous ne sortons pas de l’état de veille, tant que nous sommes collés à la pensée, à la mémoire, aux images, il nous est impossible de réaliser que là aussi les objets et le sujet ne sont qu’une seule et même réalité. L’état de sommeil profond est celui où il y a perception d’absence d’objet et de sujet: une fois revenus dans l’état de veille, nous disons qu’il n’y avait «rien». Dans tous les cas la Lumière consciente est l’unique Réalité et cette Réalité, qui projette en ellemême tous les devenir possibles n’est elle-même pas un devenir. Il n’y a devenir, ce que nous appelons «existence» (εἶναι), que lorsqu’il y a perception, connaissance (νοεῖν). C’est exactement ce que dit l’hymne X, 129 du ṚgVeda lorsqu’il affirme qu’avant de naître par la puissance de son ardeur, «ce Un» est ābhu: exempt de devenir, apparemment vide pour la pensée54. Cela n’est pas à raisonner ou à penser, mais à pressentir. N’est-il pas remarquable qu’à partir du Ve siècle avant notre ère le verbe noeîn (νοεῖν) ait résolument pris le sens exclusif de «penser» plutôt que son sens originel de «s’apercevoir de, connaître, avoir à l’esprit, être conscient»? Penser n’est pas exclus de νοεῖν, mais ce n’est qu’un aspect et non le plus important. Il peut y avoir νοεῖν sans la pensée, mais il ne peut y avoir la pensée sans νοεῖν. Ce que la déesse initiatrice révèle à Parménide, c’est que l’objet connu, la connaissance et Cela qui connaît ne sont qu’une seule et même réalité, que nous appelons ici la Lumière consciente. Parménide pourrait aussi avoir dit que pensée et être sont une seule réalité, car tout ce qu’on pense existe; mais il a dit plus que cela: son νοεῖν inclut la pensée, certes, mais aussi toute perception, tout ce qui fait l’objet d’une connaissance dans un sens très large. Non seulement tous les commentateurs ont suivi comme des moutons l’interprétation convenue («penser», au sens restrictif), mais la plupart ont encore alourdi davantage la restriction en interprétant que le poète aurait voulu dire la «bonne» pensée, la «vraie» pensée, la pensée «juste». Ils se sont épuisés à trouver un sens très pointu à ce dire extrêmement simple, trop simple pour les «intelligents». La déesse révèle pourtant à Parménide une vérité criante d’évidence, à savoir que tout ce qui fait l’objet démontre qu’«il y a». Elle n’introduit pas une séparation entre le soi-disant réel extérieur et la pensée, car tout ce qui est connu est réel. De plus, elle affirme que l’objet connu n’est rien sans la connaissance qu’on en a55. 53 «Cela n’est pas dans l’instant présent, Cela n’est pas demain; qui connaît Cela qui est transcendant et merveilleux? Cela doit être pressenti dans la conscience de «l’autre» et, approché directement par la pensée, Cela s’évanouit…» ṚgVeda I, 170, 1 54 Les traductions habituelles donnent d’ailleur «vide» pour l’adjectif ābhu; rappelons que la racine verbale bhū- (bhavati, il est) signifie «être», mais avec la nuance de «devenir», alors que as- (asti, il est) a le pur sens d’«être». On peut aussi lire ābhu comme «tendant à être», «tendant à devenir» : l’inconcevable Réalité, qui est hors de tout devenir, recèle néanmoins en elle la tendance à être, un peu comme la fonction d’onde de la mécanique quantique représente une tendance à être qui se manifeste comme particule au moment d’une mesure, c’est-à-dire quand il y a percpetion, quand il y a connaissance (νοεῖν). 55 Les grands maîtres du shivaïsme cachemiriens reformuleront cela très clairement entre le IXe et le XIe siècle. 14 La révélation de la déesse est ni plus ni moins que celle de notre immortalité. Chacun d’entre nous est convaincu, au plus profond de son cœur, qu’il ne vit pas 50, 70 ou 85 ans; nous savons tous intuitivement qu’il y a beaucoup plus dans la vie que quelques décennies de calcul et d’inquiétude. C’est justement à cause de cela et parce qu’en même temps nous nous croyons des entités mortelles qu’il y a la peur de la mort, qui n’est rien d’autre qu’une sorte de révolte devant une absurdité. Si les philosophes occidentaux avaient mieux écouté et médité la parole de la déesse, ils n’auraient pas engagé l’Occident dans le marasme spirituel et social qui l’accable aujourd’hui. Car les philosophes ont influencé notre manière de vivre beaucoup plus que ce que pourraient le croire ceux qui n’ont jamais ouvert un livre de philosophie de leur vie. La pensée philosophique a parcouru la même trajectoire que nous parcourons tous les jours: celle de la confusion qui nous fait oublier la vérité centrale de toute existence, à savoir qu’il y a. Chaque matin, à notre réveil, nous recommençons à nous tourner vers les «choses», les pensées, les concepts, bref, tout ce qui constitue le paraître. Nous avons inventé un personnage appelé «moi», une prétendue entité indépendante du reste des énergies de l’univers, un centre du petit monde que nous avons également inventé. Alors, nous avons peur, nous calculons, nous nous inquiétons, nous nous défendons toute la journée. C’est le spectacle lamentable que nous donnons de nous-mêmes. La seule transformation véritable pouvant survenir sur terre aura lieu dans le for intérieur de chaque être humain qui réalisera qu’«il y a» et qu’il est lui-même nécessairement cette Lumière consciente permettant cette prise de conscience. Tout le reste n’est qu’ajournement. Le tournant décisif est ce moment de totale stupéfaction quand il réalise hors de tout doute: «Mais c’est moi ! Je suis Cela!» C’est à partir de ce constat bouleversant que la joie s’installe à demeure et que toute forme de doute, de peur et de souffrance s’évanouit. Dans un deuxième temps du poème de Parménide, après avoir déclaré illusoires les impressions, les images et le «monde», la déesse nous y plonge. Voilà qui est intéressant. La déesse ne sépare pas l’être du monde, elle n’enjoint pas Parménide de le transcender, car il n’y a rien à transcender, aucune réalité à chercher derrière le monde. Tout est la réalité. Regardez dans le jardin, voyez les fleurs, les arbres, les oiseaux, les nuages, le ciel, la terre, les lacs, les rivières, les animaux, les humains, les étoiles, les galaxies: c’est le réel. Il n’y a rien à chercher derrière ce réel. Mais nous ne le regardons pas tel qu’il est; nous le voyons sans cesse à travers le brouillard de nos images. Déjà la déesse avait annoncé à Parménide que tout est tel que cela doit être: «Tu apprendras également cela: que les apparences manifestées, il fallait qu’elles soient comme il convient, imprégnant tout de fond en comble.» Dans la partie grandement perdue de son poème, Parménide laisse la déesse montrer que le «comment» de l’univers se devait d’être tel qu’il est de fond en comble, «comme il convient», dokimôs (δοκίμως): les apparences manifestées ta dokounta (τὰ δοκοῦντα) ne sont pas le fruit du hasard, elles sont telles qu’elles doivent être, reflétant nécessairement leur vraie nature. Ce que nous appelons l’univers n’était pas seulement possible, c’était et c’est inévitable56. Donc, rien à prendre dans ce monde, mais rien à rejeter ou à fuir non plus. À un moment donné —et ce moment est arrivé pour Parménide— un discernement se fait, l’image est vue comme une image et alors la réalité luit en toute sa splendeur. Le poème nous décrit le monde57, mais nous avertit que notre manière de le voir est illusion. Notre savoir, même s’il a sa beauté en soi, est finalement inutile. La déesse affirme que les hommes sont perdus, sans recours, sans moyens amêchania (ἀμηχανία). C’est qu’ils sont les jouets du pouvoir de l’illusion: ils manquent de perspicacité mêtis (μῆτις). Ce mêtis qu’affectionne la déesse est chargé de sens et d’humour. Il signifie à la fois sagesse, prudence, perspicacité, mais aussi ruse et artifice. Le mêtis de Parménide rappelle étrangement le outis (οὔτις) de l’Odyssée d’Homère58. Le mot outis signifie «personne», «rien». C’est le nom qu’Ulysse donna au cyclope Polyphème59 qui le tenait prisonnier, lui et ses compagnons, dans son antre et lui demandait de s’identifier. Il s’agissait d’une ruse, bien sûr, car, après avoir endormi le géant en lui faisant boire du vin, Ulysse le rendit aveugle et, le lendemain matin, il accrocha ses hommes ainsi que lui-même sous les moutons de 56 Le traitement de ce passage par Peter Kingsley (Reality, éditions The Golden Sufi Center, Inverness, CA, 2003, pages 277-90) et le rapporchement avec les voyages (autrefois légendaires, mais de plus en plus tenus pour avérés) de Pythéas (Πυθέας) jusqu’aux confins du cercle polaire est intéressant, mais ce n’est pas ce que Parménide a dit. 57 Il est intéressant de noter que Parménide savait déjà, tout comme les anciens Égyptiens, que la Terre est une sphère. 58 En grec ancien, la négation s’exprime par ou (οὐ) ou mè (μή). 59 Le nom de Polyphème est également chargé de sens et d’humour: il désigne celui qui parle beaucoup, qui est très bavard, celui qui ne sait pas, mais parle… 15 Polyphème. Ainsi, lorsque, comme d’habitude, le Cyclope fit sortir ses moutons pour les mener au pâturage, les hommes purent s’échapper de la caverne. Polyphème étant désormais aveugle ne put les voir. Plus tard, aux autres cyclopes qui lui demandaient qui l’avait rendu aveugle, il ne put que répondre: «personne» et pendant ce temps Ulysse et ses compagnons avaient déjà pris la fuite. Ulysse fit preuve de mêtis. Or, plongés au cœur du monde, c’est ce dont les hommes manquent le plus. Le pouvoir d’illusion du monde est incarné par la déesse Aphrodite, celle qui règne sur le jour, contrepartie de Perséphone, régnant sur la nuit. En fait, les deux sont une seule et même déesse perçue dans ses rôles différents. C’est le grand sport divin, que l’Inde nomma līlā (ou māyā quand on ne voit pas le jeu comme un jeu et qu’on en est dupe): la Lumière consciente crée sur sa propre paroi les formes innombrables de l’Univers, formes tellement fascinantes que l’homme les prend pour des réalités en elles-mêmes et qu’il en fait des choses séparées les unes des autres et séparées de lui-même, lui qui n’est rien d’autre que la Lumière consciente elle-même. La science moderne explore le monde des apparences, le domaine d’Aphrodite et beaucoup de scientifiques ont espéré et espèrent encore découvrir une vérité ultime de cette manière. Cette entreprise est éminemment noble, mais c’est impossible de trouver ce qui est réel à partir de ce qui est apparences. La Réalité se manifeste directement. C’est pour cette raison que la déesse expose celle-ci en premier et seulement ensuite se tourne vers sa manifestation. C’est la Réalité qui fait comprendre les apparences, non l’inverse60. Toute la démarche scientifique moderne repose sur une croyance de base, à savoir que le monde serait fait de choses ayant une existence réelle séparée. C’est une approche fondée sur une superstition, sur une légende urbaine. Les succès de la science sont indéniables, mais ils appartiennent tous au monde des apparences. Dans sa recherche de la vérité, la science n’a même pas encore égratigné la surface du paraître de l’existence: nous ne savons rien de plus sur la Réalté elle-même que les hommes qui vivaient il y a quatre ou cinq siècles. Nous en avons appris énormément sur le «comment» de la manifestation, mais absolument rien sur le «quoi». Pas d’illusion sans la réalité et pas de réalité séparée de l’illusion. L’homme qui fait preuve de mêtis cesse de dormir et s’éveille à sa nature véritable: il prend conscience de la liberté, mais ce n’est pas une impossible liberté personnelle, car l’homme sage, celui qui fait preuve de discernement sait qu’il n’y a personne (mêtis, outis). Parler d’illusion ne veut pas dire que le monde est illusoire. Le monde est réel, mais il n’est pas du tout ce que les hommes imaginent. Parler de «l’illusion» comme d’un obstacle au réel est en soi une illusion. L’illusion est tout ce que nous avons: à nous d’y discerner le réel. C’est la même force énorme qui produit l’illusion et qui nous en fait sortir: mêtis. Dans le premier cas, cette puissance est personnifiée par Aphrodite, dans le second par Perséphone. Les dieux et les déesses des sociétés traditionnelles, rappelons-le, ne sont pas les abstractions philosophiques qu’en ont faites les philosophes et les érudits modernes; ils sont des puissances réelles en nous tous, des mouvements de la Vie. Ultimement, tous les dieux sont des mouvements intérieurs du seul Dieu, du Réel, de la Lumière consciente. Cette Réalité unique et inconcevable, les maîtres du shivaïsme cachemirien la nomment Shiva et sa quintuple activité consiste en: émanation (de l’univers, des objets, des perceptions), conservation, dissolution, obnubilation et grâce61. Les deux derniers correspondent, en Grèce archaïque, à l’activité d’Aphrodite et celle de Perséphone, par le jeu de la mêtis. Aphrodite est mouvement, elle règne sur le monde visible. Perséphone est tranquillité, elle règne sur le monde invisible. L’illusion du monde est la manifestation de la Réalité. Les deux sont les facettes de l’Inconcevable62. La déesse ne prêche pas de se couper du monde, de se séparer des objets des sens, bien au contraire. Elle suggère simplement de connaître le «monde», pour la première fois. Non pas se contenter d’images, de noms, de modèles, de théories, mais de vraiment voir, connaître par expérience directe: οἴδα en grec, veda en sanskrit63. Elle lance: «En effet, rien n’était, n’est ou ne sera à côté ou en dehors de l’être, car le Destin l’a enchaîné de manière à ce qu’il soit sans 60 Le grand physicien américain John Archibald Wheeler, disciple d’Einstein à l’Université de Princeton et grand spécialiste de la relativité générale, entre autres, disait à ses étudiants: «N’effectuez jamais aucun calcul tant que vous ne connaissez pas la réponse!» 61 Sṛṣṭi, sthiti, saṃhāra, tirodhāna et anugraha. 62 «Si on vous demande quel est le signe de votre Père en vous, répondez: C’est un mouvement et un repos.» Évangile selon Thomas 50. 63 Notre mot français «savoir» dérive du verbe latin sapio (sapere), dont le sens originel est intransitif: avoir du goût, goûter quelque chose. Toute forme de savoir commence par une expérience directe, mais notre apprentissage nous fait dériver de plus en plus loin de la source. 16 parties et immobile; c’est pourquoi son nom sera tout…» La grande déesse ne conseille donc pas à Parménide de s’éloigner du monde, ni même de le transcender. Il n’est pas question de combattre le mal dans le monde, ou autres fadaises du genre, car ce serait demeurer sous le joug de l’illusion. Elle ne lui demande pas de refuser le monde des sens, bien au contraire64. Non, tout simplement elle lui dessille les yeux et, dès lors, il apparaît clairement qu’il n’y a jamais rien eu à atteindre, rien à délaisser, rien à faire. Il n’y a rien à abandonner, sauf ce qui n’existe pas: or, cela n’existe pas… Au lieu de penser à mon passé ou mon futur tandis que je vois l’arbre, si je prends conscience que je suis en train de regarder l’arbre et ainsi de suite pour tous les sens et pour la pensée, alors un retournement est possible et je peux réaliser que, simplement «il y a»! Tout va bien! Tel est le profond message de la déesse. Celle-ci assure Parménide qu’ainsi le «bon sens» (γνώμη) des hommes du monde ne pourra jamais l’abuser ou le surpasser. Le «gros bon sens», tissu de trompeuses impressions de surface, façonne la vie entière de l’homme de la rue. La déesse décrit les hommes du monde comme akrita phûla (ἄκριτα φῦλα): foule confuse, indécise, sans discernement65. Elle ne le fait pas par dérision ou cynisme; elle fait pour que nous reconnaissions cela en nous, condition nécessaire pour s’éveiller. Les Platon et Aristote de ce monde ont peutêtre infligé leur distorsion à une Vérité pourtant si simple et si belle, mais nous faisons la même chose chaque matin en sautant hors du lit, voire presque chaque instant de l’état de veille. Poésie La forme qu’emprunta Parménide pour nous dire de son voyage parle en elle-même: la poésie. L’œuvre poétique implique une inspiration non choisie, un don divin. La poésie donne des signes, elle ne nomme pas de manière carrée et linéaire comme la philosophie d’Aristote. Elle dit en ayant l’air de parler d’autre chose. Elle est profonde en ayant l’air d’être superficielle. En cela, le langage de Parménide est celui des anciens Égyptiens, le langage des Mythes, des Mystères, le langage du Ṛg Veda en Inde. La poésie est d’abord et avant tout un voyage. Ce n’est certes pas un hasard si les anciens mots grecs οἶμος (oimos) et οἴμη (oimê) signifient respectivement «chemin» et «poème». Le poète ne fait pas que raconter son voyage, il permet qu’il se produise pour nous. Mais encore faut-il savoir écouter… Le poème de Parménide fut composé avec un art sublime. Plusieurs érudits modernes ont finalement reconnu qu’il avait écrit quelques-uns de plus beaux vers de l’humanité. Parménide portait attention à la sonorité et cela s’entend dans son poème. Il connaissait parfaitement les règles de la métrique poétique grecque et s’il en brisait parfois les règles, c’était à dessein, pour produire un effet particulier, par une assonance ou par un changement de rythme. Au lieu de nous mener au son des trompettes vers un climax, il nous conduit avec un art consommé vers l’intérieur. Ses images, ses métaphores, son choix de mots, la répétition de certains mots66 sur un mode incantatoire: tout concourt à installer le lecteur dans l’espace initiatique. Aussi, il ne faut pas se surprendre de ce que les historiens ont depuis longtemps noté que la poésie épique grecque plonge ses racines dans le langage des chamanes asiatiques. Le recours constant à l’ambiguïté poétique fait partie du langage des oracles. Dans le poème de Parménide, tout ce qui bouge émet le son de la flûte (σῦριγξ), toujours le même son. Ici encore on retrouve la puissance incantatoire, mais il y a plus. Chez les Grecs, le mot surygmos (συριγμός) désignait le sifflement du serpent. Le mot syrinx (σῦριγξ) désigne la partie d’un roseau ou de tout objet tubulaire qui permet d’émettre un sifflement. S’il avait voulu parler d’une flûte, Parménide aurait employé le mot habituel, aulos (αὐλός). Pourquoi employa-t-il alors syrinx? Parce que ce mot est une claire indication de la montée de l’énergie dans le voyageur, phénomène bien connu en Inde, où on associe la kundalinī à un serpent. Ce son qui n’est pas un son, il en est question encore dans le poème révélant un oracle d’Apollon dans un temple construit au-dessus d’une grotte en Anatolie: il y est dit qu’une fois pris par la source de ce son, «le cœur ne peut plus être déchiré, car plus rien ne permet de disjoindre.» L’initié, dans toutes les traditions, notamment celle de l’Égypte ancienne, est en rapport essentiel avec le Soleil (Apollon pour les Grecs, Rê pour les Égyptiens: le Dieu des dieux). L’initié est celui qui se montre apte à conduire le char du Soleil surgissant de la Nuit. Or, la «Recette d’immortalité», 64 Cela fait partie du credo des universitaires qui se sont essayés à traduire et à interpréter Parménide, à savoir qu’il enseigne de s’éloigner du monde des sens. 65 L’expression ἄκριτα φῦλα est aussi un jeu de mots, car ἄκριτόφῦλλον, qu’on retrouve chez Homère et que Parménide connaissait sûrement, signifie «aux multiples feuilles», «au feuillage épais», donc une foule. 66 Ainsi, le mot « emporter » revient plusieurs fois dès le début du poème. 17 section d’un texte magique de la Grèce archaïque dont le papyrus est conservé à la Bibliothèque Nationale de France et qui ne fait que reproduire un texte de l’Égypte ancienne, comporte une image intéressante montrant à l’initié le Soleil avec un tuyau de flûte sortant de lui… Un hymne orphique appelle le Soleil syriktês (συρικτής), le siffleur… Cela nous ramène à Delphes, au grand Temple d’Apollon. Selon le mythe, Apollon s’approprie le pouvoir prophétique du serpent protecteur des pouvoirs de la Terre et de la Nuit représenté par son sifflement. Il combat victorieusement le serpent, mais sans le détruire à jamais, et le corps du serpent est enterré dans le sanctuaire. Les colons grecs qui ont fondé tant de villes en Grande Grèce ont tous consulté l’Oracle d’Apollon avant de partir et partout ils ont reproduit le drame d’Apollon et du serpent lors des fêtes. Apollon était jeune lorsqu’il vainquit le serpent, il était un kouros (κοῦρος), nom par lequel Parménide est appelé par les jeunes filles initiatrices67… Le dernier acte du drame portait le nom de l’instrument de musique du serpent, le syrinx, ou le syrigmos. Tout cela se réfère à la victoire d’Apollon sur l’obscurité, victoire que reproduit l’initié dans sa vie et son initiation. Parménide est accueilli par la déesse et c’est elle qui parle. Elle ne discute pas avec Parménide: il n’y a rien de démocratique dans cette rencontre. Elle sait très bien que l’homme ne peut rien décider de juste en discutant et en raisonnant. La déesse n’a que faire de nos opinions. Elle connaît la force de l’habitude et des conditionnements humains et elle sait que seule l’évidence peut nous faire sortir de l’illusion dans laquelle nous sommes plongés jour après jour. L’évidence ne se fonde pas sur des arguments logiques, c’est un courant qui nous emporte au-delà de toute discussion. La vie n’est pas démocratique; elle est, tout simplement. La seule façon de vivre en harmonie sur terre est de se mettre en résonance avec l’évidence. Beaucoup de mots utilisés par Parménide, nous l’avons dit, ont subi une distorsion qui s’est aggravée au cours des siècles. Une de celles-ci a affecté un mot crucial, central, dans le témoignage de Parménide et de tous les sages de la Grèce archaïque: logos (λόγος). Génération après génération, les érudits et les universitaires ont traduit ce mot par «raison». Dans leur bêlante unanimité, les intellectuels occidentaux n’ont pas remarqué, ou peut-être ont-ils fait semblant de ne pas le voir, que le mot λόγος ne prit ce sens que du temps de Platon, soit un bon siècle après Parménide… Et encore, on voit que c’est d’abord timidement que ce sens finit par s’imposer. Une autre erreur patente consiste à faire dire une platitude à ce mot grec du temps de Parménide: «discours». La traduction par «discours» n’est pas fausse, mais restrictive, car pour Parméndie, tout comme pour Héraclite, le logos est d’abord et avant tout la révélation. Discours, oui, mais le discours révélé. C’est donc la parole, mais pas n’importe quelle parole: la parole juste, la parole sacrée, la parole vraie, celle révélée par la déesse. Une telle parole n’est pas matière à opinion. Le mot «logique» avait, dans la Grèce archaïque, le sens de parole: il s’agit ici de la parole de la déesse, le pouvoir de séduction du Réel. Héraclite, qui vécut un peu avant Parménide, concevait le logos comme la parole de ce qui est: «La sagesse veut que ceux qui sont à l’écoute, non de moi, mais du logos, conviennent que toutes choses est l’Unique.» C’est quand le mot λογός a pris le sens de raison, ou raisonnement, que l’homme occidental a commencé à s’éloigner de la puissance sans bornes de la Vie, n’écoutant plus que le ronronnement de sa propre pensée et le bêlement de ses opinions. Quel est le résultat de cette bifurcation? L’homme est malheureux et agité: il ne vit pas en paix ni avec luimême ni avec les autres. Les universitaires modernes ont inventé la fable de la transition qu’auraient accomplie les Grecs entre le mythe (μῦθος), vu comme superstition, et la raison (λογός). Or Parménide, comme tous les Grecs de la période archaïque, ne concevait pas une telle opposition entre les deux. Bien plus, il utilisait les deux mots dans le même sens: la révélation. Les érudits ont fabriqué de toutes pièces le soi-disant «miracle grec»: la transition entre l’époque du mythe d’une part, perçu comme un ramassis fables et de légendes, et la raison d’autre part, vue comme le seul moyen permettant d’atteindre la vérité. La transition a bel et bien eu lieu, c’est certain, et nous en voyons les funestes conséquences aujourd’hui, mais elle ne fut ni un miracle ni l’affaire de Parménide. Pour celui-ci, μῦθος et λογός se référaient tous les deux à la révélation, seule possible voie pour la Connaissance. Il y a 67 Les Crétois désignaient aussi Épiménide, un autre sage, poète, guérisseur et prophète, comme un kouros. 18 ΠΑΡΜΕΝΕΙΔΗΣ ΠΥΡΗΤΟΣ ΟΥΛΙΑΔΗΣ ΦΥΣΙΚΟΣ PARMÉNIDE FILS DE PYRES OULIADES GUÉRISSEUR Inscription sur la base de la statue (perdue) de Parménide trouvée à Velia (Ouliades veut dire Fils d’Oulios, qui est en fait Apollon-Oulios, dieu associé à la guérison) ΟΥΛΙΣ ΕΥΞΙΝΟΥ ΥΕΛΗΤΗΣ ΙΑΤΡΟΣ ΦΩΛΑΡΧΟΣ ΕΤΕΙ ΤΟΘ OULYS FILS D’EUXINOS D’ÉLÉE GUÉRISSEUR MAÎTRE DE CAVERNE AN 379 (an 379 après Parménide) 19 20 Pesrséphone tenant un sistre Musée achéologique d’Héracleion, Crête 21