La méthode mythique de TS Eliot
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La méthode mythique de TS Eliot
© Lara Tanari 2005 La méthode mythique de T. S. Eliot Séminaire d’Histoire des Idées Lara Tanari Università degli Studi di Bologna © Lara Tanari 2005 Sommaire Introduction 1. La formation de T.S. Eliot 2. Eliot et la France 3. La méthode mythique a) Théorie générale b) L’exemple de The Waste Land 4. T.S. Eliot critique Conclusion Bibliographie 2 © Lara Tanari 2005 Introduction Dans les premières années du XXème siècle, on assiste, dans toute l’Europe, à l’émergence du phénomène des avant-gardes artistiques et littéraires dont l’objectif commun est de renouveler les formes. Si l’exigence de modernité s’était déjà manifestée précédemment, à travers les sensibilités individuelles ou la volonté de personnalités exceptionnelles, - Rimbaud n’affirmait-il pas qu’‘il faut absolument être modernes’- elle prend forme aujourd’hui et se structure autour de groupes et de mouvements, qui élaborent des manifestes, proclament des projets, appellent à une véritable mobilisation d’idées. Alors que les années qui précèdent la première guerre mondiale se caractérisent par l’euphorie et l’exaltation liées à l’élaboration des prémisses du grand renouveau, l’après-guerre voit se consolider les résultats obtenus. S’inaugure alors une période placée sous le signe d’un ‘rappel à l’ordre’: après les transgressions de l’avant-guerre, l’accent est mis à présent sur la récupération de la forme, de la structure et de la tradition. Un tel climat favorisera l’approfondissement critique et cognitif et constituera un terreau favorable à d’ultérieures expérimentations. C’est dans ce contexte que se situe l’œuvre d’un des plus grands poètes du XXème siècle, T.S. Eliot, généralement considéré comme le chantre de la modernité. À l’instar de son compatriote, l’américain Henry James, Eliot trouve dans la culture européenne une source d’inspiration inépuisable ; cependant, ce dernier se révèle plus apte encore à assimiler la leçon européenne et à faire sienne la tradition du vieux continent, au point de déclarer en parlant de James et de lui-même: It is the final perfection, the consummation of the American to become, not an Englishman, but a European – something which no born European, no person of any European nationality, can become1. Avec cette assertion il veut souligner comme le regard extérieur d’un américain peut absorber la culture européenne de manière encore plus profonde d’un regard à l’intérieur. T.S. Eliot se fera interprète de la tradition européenne (on ne doit pas oublier qu’il parle toujours de littérature européenne et non pas de littérature nationale) et à partir de cette dimension il racontera la tragédie de l’humanité dans la modernité. Par ailleurs, le poète optera très tôt pour la citoyenneté britannique (il se fait naturaliser anglais) et ne cessera d’entretenir un rapport privilégié avec la France. Mais c’est afin de mieux saisir la dynamique de son parcours artistique qu’il convient dès à présent de remonter à ses années de formation. 1 A. D. MOODY, Thomas Stearns Eliot poet, Cambridge, Cambridge University Press, 1980. 3 © Lara Tanari 2005 La formation de T. S. Eliot Né à St. Louis en 1888, il fréquente l’université de Harvard (1906) où il poursuit des études de littérature, notamment dans le domaine de la littérature classique et de la Renaissance, et s’enthousiasme pour Dante et les métaphysiciens. En 1909-1910, The Symbolist Movement in Literature de Arthur Symons (paru à Londres en 1899) revêt à ses yeux une importance capitale en ce que l’ouvrage présente au lecteur anglais les poèmes de Rimbaud, Mallarmé, Verlaine, Maeterlinck, Huysmans et enfin Laforgue, qu’il considérera comme son maître. Eliot voit dans la nouveauté tant lexicale que prosodique de Laforgue, laquelle consiste à reproduire dans la versification les mouvements du langage quotidien et argotique une démarche de résolution possible, sur le plan littéraire, du conflit moral hérité de l’éducation reçue et ce, par le biais de la critique et de l’ironie. Après les poètes anglais de la fin du XIXème siècle (Tennyson et Dowson par exemple), c’est précisément Laforgue qu’il entreprend d’imiter davantage (encore). En 1910, la découverte des symbolistes français l’amène à Paris, où il séjournera une année et où il entrera en contact avec les ferments littéraires de l’époque (dont André Gide, Paul Bourget, Jacques Rivière et Paul Claudel) regroupés autour de la Nouvelle Revue Française. Eliot suit aussi les cours d’Henri Bergson au Collège de France et des cours sur Dante à la Sorbonne. À son retour en Europe, en 1914, il étudie la phénoménologie à l’université de Marburg en Allemagne avant de s’établir en Angleterre où il est introduit dans les cercles intellectuels anglais ; il y fait la connaissance de Ford Madox Ford, Thomas Ernest Hulme, Betrand Russell - qui, à son tour, l’introduit dans le Bloomsbury Group - et enfin de Ezra Pound, dont la rencontre est déterminante. C’est à partir de ce moment qu’il s’installe définitivement en Europe et qu’il commence à publier ses œuvres et à concevoir sa méthode mythique. Cette méthode allait donner toute sa dimension à la culture européenne – passée et présente – et explorer, de façon innovatrice, les horizons universels de l’angoissante aliénation contemporaine. Eliot et la France Eliot, on l’a vu, est profondément influencé par les symbolistes français, mais c’est à Laforgue ‘that he owed more than to any one poet in any language’ et c’est ce même Laforgue qui l’inspirera sa vie durant. Pour mieux comprendre la relation de Eliot avec un poète ou un auteur d’un autre temps, comme Laforgue, il convient sans doute de s’attarder sur cette réflexion : 4 © Lara Tanari 2005 This relation is a feeling of profound kinship, or rather a peculiar personal intimacy, with another, probably a dead author. It may overcome us suddenly, on first or after long acquaintance; it is certainly a crisis; and when a young writer is seized with his first passion of this sort he may be changed, metamorphosed almost, within a few weeks even, from a bandle of second-hand sentiments into a person. The imperative intimacy arouses for the first time a real, an unshakeable confidence. That you possess this secret knowledge, this intimacy, with the dead man. We do not imitate, we are changed; and our work is the work of the changed man; we have not borrowed, we have been quickened, and we become bearers of a tradition2. Si la découverte de Laforgue marque le début d’une période d’inspiration française – les poèmes de veine laforguienne portent en effet des titres français comme ‘Nocturne’, ‘Humoresque’, ‘Spleen’ et ‘Conversation Galante’–, c’est lors de son séjour à Paris que son intérêt pour la littérature et la philosophie françaises s’accroît (Alain-Fournier – qui travaille au Grand Meaulnes – l’initie à la vie intellectuelle parisienne) et qu’il envisage d’abandonner l’anglais comme langue d’écriture pour le français: en témoignent toute une série de poèmes écrits en français par l’auteur. À ce propos, l’affirmation suivante est très révélatrice: ‘Depuis plusieurs années, la France représentait surtout, à mes yeux, la poésie3’. Conscient de ce qu’il ne pouvait pas mûrir intellectuellement dans son pays d’origine, il prend la mesure de l’année passée dans la capitale française. En 1934, il écrit donc dans Criterion: Younger generations can hardly realise the intellectual desert of England and America during the first decade and more of this century. In the English desert, to be sure, flourished a few tall and handsome cactuses, as well as James and Conrad. […] The predominance of Paris was incontestable. Poetry, it is true, was somewhat in eclipse; but there was a most exciting variety of ideas. Anatole France and Rémy de Gourmont still exhibited their learning, and provided types of scepticism for younger men to be attracted by and to repudiate; the sociologists, Durkheim, Lévy-Bruhl, held new doctrines; and over all swung the spider-like figure of Bergson. His metaphysic was said to throw some light upon the new ways of painting, and discussion of Bergson was apt to be involved with discussion of Matisse and Picasso. Il n’oubliera jamais la leçon de Baudelaire: From him, as from Laforgue, I learned that the sort of material that I had, the sort of experience that an adolescent had had, in an industrial city in America, could be the material for poetry; and that the source of new poetry might be found in what had been regarded hitherto as the impossible, the sterile, the intractably unpoetic… Fourmillante cité, cité pleine de rêves, Où le spectre en plein jour raccroche la passant… 2 3 H. GARDNER, The art of T. S. Eliot, London, Faber and Faber, 1949. A. D. MOODY, cit. 5 © Lara Tanari 2005 I knew what that meant because I had lived it before I knew that I wanted to turn it into verse on my own account4. Au vu de ces deux extraits, l’apport de la culture française à la formation d’Eliot paraît donc indéniable. Par ailleurs, dans sa méthode mythique, l’auteur aura recours à une technique particulière qui consiste à reporter des citations en langue originale dans le dessein de créer un métissage de savoirs, de cultures et d’effets visant à représenter la condition universelle. La méthode mythique a) Théorie générale Lorsqu’Eliot compose The Waste Land en 1921 il s’est déjà livré à des expériences poétiques importantes. Sa première œuvre, The Love Song of J. Alfred Prufrock rompt, en effet, avec la tradition poétique du XIXème siècle: la structure formelle flexible, les sujets traités (l’aliénation sociale, urbaine, existentielle), les systèmes métaphoriques, les échos d’une tradition littéraire vieille de plusieurs siècles préfigurent la production à venir. Dans cette œuvre dénuée de toute transition logique explicite, la combinaison des blocs métriques et des unités de signification s’opère à travers des parallélismes et des antithèses. Les tons y sont mêlés (lyrique, tragique, facétieux, ironique), les plans sont construits selon une dynamique de convergences-divergences, des citations tirées des textes les plus divers y abondent : la première poésie d’Eliot révèle son organisation intériuere et ses liens avec les principaux mouvements expérimentaux de l’art du XIXème siècle. A la manière du protagoniste qui se brise comme le paysage où il est inséré, le poème semble dépourvu de toute structure cohérente: le je, l’expérience, le temps, la communication sont abordés de façon fragmentaire. Mais l’impression est fallacieuse et elle vient d’une attente déçue: l’attente d’un discours poétique organisé selon des progressions rythmiques ou selon des séquences narratives. En d’autres termes, ce qui intéresse davantage Eliot, c’est sans doute de mettre en relation sujet et objet, passé et présent, réalité et mythe, texte et texte: voilà en quoi consiste la méthode mythique. Pour Eliot faire appel au mythe et créer un parallélisme continu entre le monde contemporain et le monde ancien signifie contrôler, ordonner, donner forme et sens à l’immense paysage de futilité et d’anarchie de l’histoire contemporaine. Il reconnaît une fonction analogue du mythe dans l’œuvre 4 Ibid. 6 © Lara Tanari 2005 de Joyce et, d’une certaine façon, dans celle de Yeats. C’est pour Eliot une façon de représenter le monde en termes artistiques. Si le désordre du monde contemporain ne livre plus aucun parcours narratif, si la conscience de l’artiste moderne se refuse désormais à organiser le matériel verbal et sémantique selon des séquences régies par le principe de la relation cause/ effet, si chaque histoire semble se pulvériser dans sa propre insignifiance, le poète , lui, doit non plus raconter mais, au contraire, confronter toute ébauche de séquence, tout schéma psychologique et sentimental, à des paradigmes mythiques, littéraires, anthropologiques. À partir d’une intuition initiale, le texte se construit sur d’autres textes dans un réseau de rapports explicites et implicites5. Selon Julia Kristeva il s’agit d’une loi fondamentale qui préside aux textes poétiques de la modernité: ceux-ci se construisent à la fois en absorbant et en détruisant les autres textes de l’espace intertextuel et c’est pourquoi chaque élément fait allusion, aux textes qui le précèdent, les conteste, les nie et les parodie6. De cette façon il se crée un espace textuel multiple autour de la signification poétique où les éléments peuvent être intégrés au texte poétique concret. Pour Eliot il ne s’agit jamais, jusqu’au moment de la conversion en 1927, d’une signification téléologique, mais plutôt de la paralysie sémantique d’un présent négatif et d’une aliénation historique. Les écrivains qui participent de cette crise, tant structurale que littéraire, font usage dans leur discours poétique de procédés littéraires tels que le polystylisme, le bouleversement parodique et burlesque, l’utilisation constante d’allusions et de citations, la contestation de tout système fermé de significations: autant de procédés qui ont constitué au cours des siècles les ingrédients de la satire ménippée, il suffit de penser par exemple à Varron, Pétrone, Rabelais, Swift et Dostoïevski. b) L’exemple de The Waste Land L’extraordinaire histoire de la composition de The Waste Land avec la collaboration finale et décisive de Pound est avant tout l’histoire de la mise au point de la méthode mythique doublée, par voie de conséquence, de l’élimination de tout ce qui, aux yeux des deux poètes, pouvait paraître étranger à ce système d’écriture. A ce titre, la rencontre avec Ezra Pound est une rencontre, qui survient sur le terrain de la méthode mythique. Pound ne s’intéressant qu’à la méthode, à la cohérence linguistique et à l’unité émotionnelle, il n’intervient pas sur le tracé complexe des références intertextuelles, ni sur le schéma 5 Pour tout ce discours cfr A. Serpieri (Introduction à) T. S. ELIOT, La Terra Desolata, Milano, Biblioteca Universale Rizzoli, 1982. 6 H. KENNER , The invisible poet: T. S. Eliot, London, Methuen, 1965. 7 © Lara Tanari 2005 anthropologique et légendaire élaboré par Eliot après avoir lu From Ritual to Romance de Jessie Weston. En outre, le concept de la terre désolée établit d’emblée un lien entre la crise de l’époque présente et l’ancienne interprétation symbolique de la désolation dans les rites de fertilité. La terre désolée est la terre hivernale qui semble geler de façon définitive le cycle de la vie et qui doit être exorcisée selon les rites traditionnels pour que le printemps puisse resurgir et qu’arrive le temps des moissons. La métaphore offre un paradigme naturaliste, symbolique et anthropologique susceptible s’adapter aux circonstances historiques les plus diverses. Toutes les époques, quoique différentes, présentent le même cycle mort/renaissance, aridité/pluie. Ainsi, la terre désolée englobe-t-elle l’enfer de Dante, la ville aliénée de Baudelaire, le désert biblique, la terre dévastée du Roi Pêcheur dans la légende du Graal, la misère glaciale de l’hiver ou la sécheresse de l’été. Ce qui frappe Eliot dans l’ouvrage de Jessie Weston, c’est surtout l’intuition d’une analogie entre antiquité païenne et légende chrétienne médiévale, d’un schéma qui conserve la même tension symbolique tout en se transformant au fil des siècles. Il pense alors que ce schéma peut engendrer des systèmes encore plus complexes selon un cycle qui rendrait l’histoire coexistante. Cette notion cyclique est un thème récurrent dans les premières années du XXème siècle: il suffit de penser à Yeats et à Spengler. Dans une telle perspective la méthode mythique est une philosophie de l’histoire plus qu’un procédé littéraire. Eliot emprunte donc à Jessie Weston son schéma, à savoir la perspective cyclique basée sur des réseaux symboliques, et l’adapte à son époque, tout en y insérant le concept de la terre désolée dans une intertextualité anthropologique et littéraire où les signes prennent leur sens non seulement dans leur interconnexion, mais aussi dans leur référence, au sein d’un système de négations, à des réversions ironiques, des reprises parodiques, des modalités tragico - burlesques. L’unité du poème est d’ordre mythique, anthropologique, intertextuel. Si au niveau idéologique cette œuvre a souvent été perçue comme le témoignage d’une civilisation en crise, au niveau formel on a cherché une unité à travers des voies analogiques. D’autre part, le plan de la composition serait analogue à celui des compositions musicales comme Le sacre du printemps de Strawinski, qu’Eliot avait écouté et apprécié lors de la conception de son œuvre. L’organisation ‘musicale’ rendrait compte, en effet, de la variation des thèmes, de la reprise de motifs, d’une progression non pas logique mais émotive. Ainsi, le polystylisme rentrerait lui aussi dans le système des dissonances dictées par l’analogie musicale. 8 © Lara Tanari 2005 Enfin, les rapports de cette œuvre avec les expérimentations contemporaines dans le domaine de la peinture, comme le cubisme, ou le montage de collages nous paraissent évidents7. T. S. Eliot critique Dès les années de Harvard, Eliot nourrit, outre son intérêt pour la littérature, une passion pour l’enquête philosophique, qu’il poursuivra sa vie durant. À signaler l’étude réalisée à Oxford sur le problème de l’expérience et de la connaissance selon le philosophe F. H. Bradley (qui devait faire l’objet de sa thèse de doctorat). Le double domaine d’enquête du poète s’approfondira au cours des années et, comme sa poésie qui s’est divisée en deux composantes (méditative et dramatique), lui aussi se divisera en deux périodes: la première consacrée à des intérêts notamment littéraires et la deuxième à des intérêts moraux et religieux. Les premiers essais sont les plus importants en ce qu’ils mettent en exergue le goût pour tel auteur ou tel aspect de l’histoire, mais aussi parce qu’ils ont permis à nombre de critiques de se forger une opinion sur l’idée que le poète se faisait de la littérature. En 1919, il publie l’essai Tradition and the Individual Talent: le poète le plus innovateur fait preuve ici d’une conscience aiguë de ce que les grandes révolutions s’accomplissent à partir d’infimes modifications sans importance apparente apportées au matériau du passé. Selon la thèse centrale de l’ouvrage, le poète se situe par rapport à son époque, avec la conscience que son passé, c’est-à-dire ‘the whole of the literature of Europe from Homer’ est co-présent et le conditionne dans son acte créateur àl’instar de ce qui se passe dans le même domaine et à la même époque. Eliot nomme cette attitude ‘historical sense’ et déclare que: No poet, no artist of any art, has any complete meaning alone. His significance, his appreciation is the appreciation of his relation to the dead poets and artists8. Autre idée avancée dans cette thèse : l’auteur fait démarrer la littérature européenne à l’époque d’Homère, qu’il considère comme partie intégrante du patrimoine contemporain. Le poète doit se soumettre à ‘the Mind of Europe’, c’est-à-dire ‘a mind which he learns in time is much more important than his own private mind’. Il serait sacrilège d’hériter les traditions ‘without either 7 8 Pour tout ce discours cfr A. Serpieri (Introduction à) T. S. ELIOT, La Terra Desolata, Milano, Biblioteca Universale Rizzoli, 1982. T. S. ELIOT, The sacred wood : essays on poetry and criticism, London, Methuen, 1948. 9 © Lara Tanari 2005 criticising or informing them from his own experience’: dès lors, c’est la Mind of Europe qui prévaut sur l’esprit individuel du poète. Quant à la critique, voici ce qu’affirme Eliot: Honest criticism and sensitive appreciation is directed not upon the poet but upon the poetry9. Le poète idéal doit bien se garder de parler de ses propres sentiments dans ses œuvres,; ceux-ci doivent refléter la condition universelle, être communs à tous les hommes. Le critique, quant à lui, s’abstiendra de fournir un jugement sur une oeuvre d’art à partir d’une perspective impressionniste et subjective, mais selon une unité de mesure universelle. Cette affirmation souligne encore une fois la nécessité de faire des choix, qui ne limitent ni l’acte créateur ni l’acte d’évaluation. L’essai The Perfect Critic, qui illustre ces thèses, connaît un grand succès dans les années 20-30 et joue un rôle capital dans la formation d’un goût européen. Quant à Hamlet and his problems (publié en même temps que deux autres essais dans The Sacred Wood en 1920), c’est le concept de ‘corrélatif objectif’ qui y est développé: The only way of expressing emotions in a form of art is by finding an ‘objective correlative’; a set of objects, a situation, a chain of events which shall be the formula of that particular emotion; such that when the external facts, which must terminate in sensory experience, are given, the emotion is immediately evoked10. Ainsi, l’effort pour définir rigoureusement les limites de la ‘nouvelle’ poésie et la défendre contre les déformations des contours de ce qu’il convient d’appeler « art », n’est pas une invention impromptue, mais relève d’un programme esthétique précis construit selon l’usage et qui opère une nette distinction entre les compétences du critique et celles du poète. L’attitude critique d’Eliot tend donc toujours à sortir du texte pour s’occuper du contexte qui le produit et le reçoit, et se double d’une réflexion sur les prémisses qui ont rendu possible sa concrétisation. Cette attitude s’intensifiera après la conversion et donnera vie en 1934 à After Strange Gods: A Primer of Modern Heresy, forme intermédiaire entre l’essai littéraire et l’essai sociologique, où Eliot s’attachera davantage à analyser les implications morales des visions du monde exprimées par les auteurs dans leurs œuvres plutôt que les auteurs mêmes. Tout comme Hulme l’avait fait avant lui, il se dresse contre le romantisme et l’humanisme qui accordent une valeur excessive à la liberté humaine, ce qui ne génère que confusion dans l’esprit de l’homme et l’éloigne ainsi de sa recherche du véritable sens de son existence. 9 Ibid. 10 © Lara Tanari 2005 Conclusion Eliot, l’une des figures littéraires majeures du XIXème siècle, est tellement acquis par notre culture qu’il fait l’objet d’une activité exégétique foisonnante. Il est considéré comme l’un des poètes de la modernité par excellence en raison de la conscience aiguë qu’il a des problèmes liés au sentiment de notre histoire contemporaine. De nos jours, l’homme cultivé possède une connaissance du passé inimaginable auparavant, non plus segmentaire mais totale. S’il est sensible à ce qui l’entoure, il pourra sentir, comme dit Eliot, que la littérature européenne, d’ Homère à nos jours, a une existence simultanée. Ainsi, l’auto-conscience qui découle de cette connaissance holistique (historique et littéraire, scientifique et psychologique) génère à chaque instant le sentiment que toute chose au présent se passe simultanément aux choses du passé (comme Eliot remarquait pour Joyce). Une telle perception peut conduire soit au désordre soit à une vision cohérente de la vie. Aujourd’hui, l’accumulation de détails disparates et sans rapport apparent peut générer un sentiment d’une oppression déconcertante pour l’esprit: si chacun de nous est conscient de toutes ces questions, personne pourtant ne connaît de réponse. La mission de l’artiste consiste donc à découvrir quelque dessein unitaire dans cette immense variété et s’il croit comme Eliot que la poésie est l’expression de la réaction de l’homme face à son expérience, c’est à la représentation de cette complexité que ce dernier se trouve confronté. Il peut relever ce double défi d’enregistrer soigneusement ce qu’il a senti et perçu tout en l’interprétant, à condition de saisir la ressemblance qui se dissimule souvent sous des contrastes apparents, mettant ainsi en lumière l’équivalence substantielle d’expériences apparemment différentes. Cette sagacité et l’emphase qui en résulte expliquent pourquoi Eliot a innervé ses vers de réminiscences d’autres poètes; ce faisant, il arrive à suggérer une profonde connaissance du passé, reconnaissable par tout lecteur cultivé d’aujourd’hui et, partant, à augmenter sensiblement la portée de ses vers par le biais de la révélation tacite de la similitude et des contrastes entre le présent et d’autres époques. Cette emphase est un élément central de la méthode mise au point dans The Waste Land, où la ville se démultiplie. Plus exactement, il s’agit de certaines qualités qui résultent de l’état mental saturé produit par la civilisation de masse. Mais la structure du poème embrasse davantage encore : le poème exprime en simultané différents plans d’expérience parce qu’il suggère des similitudes entre les terres désolées. Dans The Waste Land le sentiment qui domine est celui d’un état de choses qui touchent à leur fin : fin de la vie, fin de la mort, fin de la passion, fin de l’inspiration, désolation. 10 Ibid. 11 © Lara Tanari 2005 Qu’il s’agisse du désert biblique, de l’enfer de Dante, de la terre dévastée du Roi Pêcheur ou bien du Paris de Baudelaire, du Londres de Dickens ou de toutes les grandes villes spectrales du monde moderne, ce mythe est sous-jacent à toutes les époques. Des analogies surgissent aussitôt, l’éternel s’insinue parmi les visages du XXème siècle, la littérature entière - depuis Virgile, Ovide, Augustin, jusqu’à Nerval en passant par Conrad- devient la caisse de résonance de ces vers ; il devient impossible de comprendre si les ruines sont arrêtées par l’homme ou si elles s’étendent à l’infini. Bref, à la manière d’un parodiste, qui tente tantôt de dissimuler la désolation tantôt de l’exacerber, Eliot se prend tour à tour pour un peintre de la Renaissance, Pope, un narrateur picaresque du XVIIIème siècle, Joyce, l’auteur d’une comédie musicale ou pour un prophète biblique. En conclusion, plus que tout autre, la méthode mythique d’Eliot a su exprimer ‘the mind of Europe’ et décrire la modernité d’une façon si significative et si universelle qu’aujourd’hui encore le lecteur se perd volontiers dans les profondeurs de son oeuvre. 12 © Lara Tanari 2005 Bibliographie • ELIOT T. S. , The sacred wood : essays on poetry and criticism, London, Methuen, 1948. • ELIOT T. S. , La Terra Desolata (Introduction de Alessandro Serpieri), Milano, Biblioteca Universale Rizzoli, 1982. • ELIOT T. S. , The waste land and other poems, London, Faber and Faber, 1990. • FISSORE V. , Invito alla lettura di Thomas Stearns Eliot, Milano, Mursia, 1979. • GARDNER H. , The art of T. S. 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