Cesare Pavese et l`échec de « l`homme - Université Paris

Transcription

Cesare Pavese et l`échec de « l`homme - Université Paris
Journée de rentrée de l’École doctorale III, Paris-Sorbonne,
19 janvier 2013
Féminin et masculin en littérature :
représentations et questionnements des normes
« Cesare Pavese et l’échec de “l’homme” »
Valérie Sourisseau
Si Cesare Pavese est surtout connu pour ses romans, c’est plutôt à son œuvre poétique que je
vais m’intéresser aujourd’hui. Notamment au recueil Travailler fatigue, sa première
publication, en 1936 ; et à son tout dernier recueil, La mort viendra et elle aura tes yeux, écrit
en 1950 (et qui a fait l’objet d’une publication posthume en 1951)1.
À ma connaissance, l’œuvre de Pavese, et notamment son œuvre poétique, a peu ou
pas fait l’objet d’analyses dans la perspective des études de genre (gender studies). C’est
d’autant plus étonnant que la question de la construction des sexes, notamment par le biais du
mythe, apparaît vraiment centrale dans l’œuvre de cet auteur. Dans son journal, il fait
constamment référence à sa difficulté à être un homme (et même littéralement, sur le plan
sexuel) ; et il se décrit lui-même, à certains moments, comme misogyne. Il apparaît donc très
concerné, voire obsédé, par la question de l’identité sexuelle. On pourrait résumer ainsi la
question que pose Pavese dans son œuvre : être ou ne pas être « un homme ».
C’est donc la construction de ce « mythe de l’homme » chez Pavese, et les problèmes
qu’elle pose pour lui, que je veux examiner avec vous. J’étudierai les trois points suivants :
- le mythe de l’homme viril : le modèle américain ;
- le mythe de l’homme viril : le modèle fasciste ;
- l’échec de ce mythe de l’homme viril et le recours au féminin.
Le mythe de l’homme viril : le modèle américain
Son premier recueil poétique, Travailler fatigue, a été écrit au début des années trente, et
publié en 1936. Pavese est jeune, il a 28 ans à la date de la publication. Ce qui frappe dès les
premiers poèmes de Travailler fatigue, c’est la façon dont Pavese cherche à élaborer un mythe
de l’homme, du masculin, et même, plus exactement, du viril.
Le premier poème du recueil est aussi le premier « vrai » poème que Pavese ait écrit
(le premier texte qu’il ait considéré comme publiable). Il est intitulé « Les Mers du Sud » et il
raconte une promenade du poète jeune homme dans les collines autour de Turin (région natale
de Pavese) en compagnie d’un cousin plus âgé. Ce cousin, « un géant habillé tout de blanc2 »,
a parcouru le monde pendant vingt ans en travaillant sur des bateaux. Ce personnage s’impose
d’emblée comme le modèle masculin à partir duquel le poète tente de s’écrire et de s’inventer.
1
Pavese, Cesare, Le poesie, Turin, Einaudi, 1998 ; en français, Travailler fatigue, La mort viendra et elle aura
tes yeux, traduit par Gilles de Van 1969 et 1979, Paris, Gallimard, Poésie, 2007.
2
« Un gigante vestito di bianco », Cesare Pavese, Le poesie, op. cit., p. 7 (Travailler fatigue, p. 27).
On peut faire de l’homme exemplaire tel qu’il est donné par ce poème d’ouverture le
portrait suivant : grand et calme ; silencieux, ce n’est pas un homme de discours ; marié à une
jolie jeune fille blonde mais toujours solitaire ; aisé, il a réussi dans la vie et maintenant, il ne
travaille pas, il est essentiellement oisif. C’est l’homme fait, qui a connu et accompli tout ce
que doit connaître et accomplir un homme, un vrai : voyages, aventures, réussite sociale, et
finalement retour au village natal et mariage. Il n’a pas besoin de parler car sa simple présence
parle pour lui : il est l’homme, celui qui n’a pas à s’expliquer, à se justifier, celui qui est à sa
place, là où il doit être – chez lui dans son village et chez lui dans le monde.
Derrière ce modèle masculin, derrière ce « il » qualifié de « gigantesque », chemine
le « je » poète. Dans ce premier poème, le poète marche littéralement sur les pas de son
cousin. Il suit ce modèle masculin sans cacher son admiration. Le « il » et le « je » forment un
« nous », unis par un silence viril : le poète s’écrit donc lui-même comme un personnage qui
n’est pas encore un vrai homme au même titre que le cousin, mais qui est en passe de le
devenir.
Il faut rappeler ici que ce premier poème a été écrit à l’époque où Pavese faisait son
mémoire de maîtrise sur la poésie de Walt Whitman. Dans sa jeunesse, Pavese est en effet
fasciné par la culture américaine et notamment par les deux grandes figures littéraires de
l’Amérique que sont, au XIXe siècle, Whitman pour la poésie, et Herman Melville pour le
roman. Il s’agit de deux modèles d’auteurs littéraires qui ont imposé une image de l’homme
américain comme actif, aventurier, courageux, en d’autres termes viril ; et eux-mêmes, dans
leur vie, sont apparus comme des modèles d’hommes.
Il faudrait avoir plus de temps que nous n’en avons aujourd’hui pour détailler leur
influence ; disons simplement ici que ces deux auteurs, Whitman et Melville, sont essentiels
dans la constitution d’un modèle masculin pour Pavese, et on peut affirmer sans prendre trop
de risques que le personnage viril de son premier poème « Les Mers du Sud », le cousin
revenu de l’étranger, relève en quelque sorte d’une fusion de l’homme whitmanien et de
l’homme melvillien.
Cette imagerie masculine se prolonge dans le deuxième poème, « Ancêtres ». Pavese
y approfondit sa conception de ce que c’est qu’être « un homme », en l’ancrant plus dans le
contexte de sa région natale, la campagne piémontaise près de Turin ; c’est-à-dire en ancrant
« l’homme » dans le contexte italien. Le « je » poète se présente comme étant issu d’une
lignée d’hommes vrais : « J’ai découvert qu’avant de naître, j’avais toujours vécu / dans des
hommes solides, maîtres d’eux, / dont aucun ne savait que répondre et qui tous restaient
calmes 3 ». On retrouve l’idée d’une virilité silencieuse, calme, qui ne maîtrise pas bien la
parole ou plus exactement, qui n’a pas besoin de maîtriser la parole, car la présence virile
s’impose d’elle-même dans le monde, sans avoir besoin de discours ni de justification.
(Parler, ce serait se justifier).
À ce stade du recueil, on en est encore à la revendication assez arrogante d’une
virilité noble, supérieure, et qui s’accompagne d’une misogynie assumée :
Et dans notre famille, les femmes ne comptent pas.
C’est-à-dire que chez nous elles restent à la maison
et nous mettent au monde et ne disent pas un mot
et ne comptent pour rien et nous les oublions. […]
Nous sommes plein de vices, de tics et d’horreurs
– nous les hommes, les pères – certains se sont tués,
mais il y a une honte qui jamais n’a touché l’un de nous :
nous ne serons jamais femmes, jamais l’ombre de personne4.
3
« Ho scoperto che, prima di nascere, sono vissuto / sempre in uomini saldi, signori di sè, / e nessuno sapeva
rispondere e tutti eran calmi ». Id., p. 10 (Travailler fatigue, p. 31).
4
« E le donne non contano nella famiglia. / Voglio dire, le donne da noi stanno in casa / e ci mettono al mondo e
Pavese reconnaît d’ailleurs lui-même cette position misogyne comme une sorte d’étape
poétique par laquelle il a dû passer. Dans un petit texte en prose intitulé « Le métier de
poète », qui accompagne le recueil Travailler fatigue et qui constitue un commentaire à
posteriori sur le recueil, il explique que dans ses premiers poèmes, « il y avait […] un certain
ton sentimental de virilisme misogyne dont j’étais fier5 ». À l’époque de ce texte, Pavese a
bien sûr pris de la distance par rapport à cette attitude misogyne, mais on voit qu’il ne cherche
pas du tout à la nier.
Ce « virilisme misogyne » ne vient sans doute pas de l’exemple américain de
Whitman ou de Melville, mais plutôt d’une autre source, certainement beaucoup plus
importante pour Pavese quoique jamais revendiquée : celle du contexte italien de l’époque.
Le mythe de l’homme viril : le modèle fasciste
L’Italie, à cette époque, c’est l’Italie mussolinienne. Mussolini est arrivé au pouvoir quand
Pavese avait 14 ans, en 1922 ; Pavese a donc vécu toute son adolescence et toute sa jeunesse à
l’ombre de ce régime qui avait érigé en système le culte de la virilité et la misogynie.
Johann Chapoutot écrit ainsi, dans l’article « Virilité fasciste » (tiré de l’Histoire de la
virilité, 2011), « les fascismes italien et allemand […] peuvent se définir comme le projet de
faire advenir, plus qu’une humanité nouvelle, une virilité nouvelle […]. La virilité est
radicalement exclusive de toute féminité. Cette exclusion se voit à l’invisibilité des
femmes6 ».
Bien sûr, Pavese n’est pas lui-même fasciste. Sans être vraiment politisé, il fréquente
essentiellement les milieux antifascistes. Et en Italie, aujourd’hui, il est considéré comme l’un
des grands écrivains antifascistes. Mais la réalité est toujours plus complexe qu’il n’y paraît.
Ce qui est sûr, c’est que Pavese a entendu pendant toute sa jeunesse, jour après jour,
l’apologie mussolinienne de l’homme italien viril ; et qu’en 1933, quelques années avant la
publication de son recueil, il a pris la carte du Parti fasciste italien. Il l’a fait par nécessité,
sans aucune conviction politique, parce que cela lui permettait d’obtenir un poste d’enseignant
qui, autrement, lui aurait été refusé. Mais le fait est qu’en prenant cette carte, il adhérait
officiellement à l’idéologie mussolinienne et au modèle viril et misogyne qu’elle prônait.
Le poème « Le Dieu-Bouc », le cinquième du recueil, est à cet égard assez frappant.
Il n’est sans doute pas inexact de dire qu’on a presque là un poème fasciste – sans doute le
seul du recueil. La critique italienne ne serait probablement pas d’accord avec mon
interprétation ; il est souvent très mal vu de questionner l’antifascisme de Pavese en Italie.
Mais la position de Pavese sur la question fasciste a toujours été teintée d’ambiguïté.
C’est cette ambiguïté qu’on retrouve dans le poème. Pavese y présente la vie
paysanne comme une vie primitive et païenne où hommes et animaux répondent aux mêmes
désirs et font les mêmes choses. Le titre du poème avec sa référence à Pan, le dieu grec,
signale d’emblée qu’on se situe dans une approche mythique, et non politique ou sociale.
Le bouc apparaît dans le poème comme l’incarnation à la fois animale et divine d’une
virilité exacerbée : c’est un solitaire qui vit à l’écart du village et notamment du troupeau de
non dicono nulla / e non contano nulla e non le ricordiamo. […] Siamo pieni di vizi, di ticchi e di orrori / – noi,
gli uomini, i padri – qualcuno si è ucciso, / ma una sola vergogna non ci ha mai toccato, / non saremo mai donne,
mai ombre a nessuno ». Id., p. 10-11 (Travailler fatigue, p. 32).
5
« Un certo piglio sentimentale di misogino virilismo di cui mi compiacevo ». Id., p. 109 (Travailler fatigue,
p. 173).
6
Johann Chapoutot, « Virilité fasciste », in Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.),
Histoire de la virilité, vol. 3, Paris, Seuil, 2011, p. 277-278.
chèvres, « tout là-haut, dans les bois » ; et qui vit sans travailler. Il apparaît comme un
marginal, une sorte d’exilé en son propre pays, un peu comme le cousin du premier poème.
Mais c’est un marginal surpuissant, dominateur, et même tueur : il « éventre » les chèvres et
les femmes en chaleur, il danse sous la lune couvert de leur sang, il « aime détruire 7 ».
On a non seulement dans ce poème une image incontestable de misogynie, mais même
d’un certain sadisme ; l’image en tout cas d’une sexualité exacerbée et dangereuse. Il semble
difficile de ne pas voir dans ce poème une image de l’homme mussolinien, telle qu’elle peut
apparaître à un jeune homme italien en 1933 (année d’écriture du poème, et de l’adhésion au
Parti) : une figure à la fois fascinante, séduisante et destructrice, à laquelle rien ni personne ne
résiste.
S’agit-il d’une figure d’identification pour Pavese ? La marginalité du bouc rappelle
certainement le propre sentiment de marginalité que Pavese a ressenti toute sa vie – et le
distingue d’ailleurs du modèle fasciste, qui relève plutôt du grégarisme. Pour le reste, on peut
voir dans le bouc une projection fantasmée de l’homme que Pavese voudrait être, et que
justement il n’est pas : un homme sexuellement dominateur et qui, pour cette raison, n’a pas
besoin de travailler, ni même besoin de parler, ou encore moins d’écrire.
Mais ce que l’on voit se développer dans les poèmes qui suivent, au fur et à mesure
de l’écriture du recueil Travailler fatigue, c’est justement l’échec répété et durable de cette
identification ou de cette projection dans un modèle viril ; en somme, l’échec du programme
personnel et poétique qui avait été annoncé dans les premiers poèmes de Travailler fatigue.
L’échec du mythe de l’homme viril et le recours au féminin
Le mythe viril fasciste ne fonctionne pas, pas plus que le mythe viril américain. C’est ce
qu’on voit dans l’essentiel des poèmes du recueil, et c’est ce que montre par exemple le
poème justement intitulé « Mythe ». Le titre est intéressant car ouvert à toutes les
interprétations : de quel mythe s’agit-il ? On peut penser, à la lecture du poème, à Adam
chassé du paradis, ou bien à un Christ qui aurait perdu sa divinité, qui aurait été abandonné
par Dieu. En tout cas, c’est d’« un homme » qu’il s’agit. Un homme qui a été un dieu, ou qui a
cru l’être, et qui ne l’est plus : « Un corps d’homme / se courbe pensif, où respirait un dieu8. »
Le titre est antiphrastique : il s’agit de dire la fin d’un mythe plutôt que le mythe,
l’invalidité d’une vision mythique du monde – et en particulier, la fin du mythe de l’homme.
L’homme dans le poème ne se distingue ni par sa vie d’aventures, ni par sa réussite sociale
comme le cousin ou les ancêtres, ni par sa sexualité triomphante comme le dieu-bouc. Ce qui
domine, c’est au contraire une solitude subie, la lassitude, la résignation.
On peut dire que ce texte vient contredire et annuler les premiers poèmes et tout
particulièrement le « Dieu-bouc », où la virilité tenait autant de la divinité que de l’animal. Ici,
l’homme a perdu les deux, en même temps que son pouvoir (destructeur). Il s’agit de se
résigner à l’échec de la virilité, de reconnaître comme illusoire l’idée d’une conformité à un
modèle masculin mythique, à un « éternel masculin » en quelque sorte.
Le poème intitulé « Portrait d’auteur » donne un autre exemple de l’échec du poète à
sortir de sa condition de non-homme. Il s’y décrit ainsi comme n’ayant pas de poils, c’est-àdire comme ne possédant pas les attributs visibles de la virilité, par opposition au copain poilu
qui l’accompagne. Il regarde par une fenêtre vide où apparaissent successivement une série de
personnages : une femme (que le copain poilu va suivre), une chienne, un chien (qui suit la
chienne) ; enfin, après tous ces êtres qui sont en quelque sorte le contraire d’un homme
7
8
« Gli piace distruggere », Cesare Pavese, Le poesie, op. cit., p. 69 (Travailler fatigue, p. 38).
« Il corpo di un uomo / pensieroso si piega, dove un dio respirava ». Id., p. 99 (Travailler fatigue, p. 155).
(femme ou animaux), et qui peuvent apparaître comme des doubles possibles de l’auteur,
apparaît son dernier véritable double : un « gamin », un enfant ou plutôt un adolescent, qui
vient combler le vide de la fenêtre et reste avec le poète.
Le poète de Travailler fatigue s’identifie ainsi de manière récurrente aux enfants, et
même, régulièrement, aux femmes. Il écrit poème après poème son incapacité à suivre le
programme que les premiers textes aux accents misogynes semblaient promettre : se
construire une identité valide d’« homme ».
Mais ne pas être « un homme », c’est la menace de ne pas exister, de ne pas avoir sa
place parmi les hommes, les humains (l’habituelle confusion entre « homme » et « humain »
opère ici). Et en effet les poèmes de Travailler fatigue sont hantés par les thèmes de la
solitude et du vide. La misogynie que Pavese exhibait dans les premiers poèmes se renverse
alors, et c’est plutôt une forme de masochisme qui domine finalement chez Pavese, comme le
critique Dominique Fernandez l’a montré en profondeur9.
Dans le dernier recueil de poésie de Pavese, écrit quinze ans après Travailler fatigue,
on relève une approche très différente du féminin et du masculin. À ce dernier recueil, intitulé
La mort viendra et elle aura tes yeux, je voudrais associer un ouvrage en prose poétique écrit
vers la même époque, les Dialogues avec Leucò10 (une entreprise de réécriture des mythes
grecs), que Pavese considérait comme son œuvre la plus importante. Dans ces deux ouvrages,
Pavese revient au problème de la construction mythique des sexes. Mais ses mythes de
référence ont changé.
Il ne s’agit plus des mythes virils issus de la littérature américaine ou de l’imagerie
fasciste, mais de mythes réinterprétés à la lumière de ses lectures anthropologiques. Pavese
s’est beaucoup intéressé en particulier aux théories qui postulent l’existence d’un matriarcat
dans les sociétés préhistoriques, et aux figures de grandes déesses qui dominaient ces sociétés
matriarcales. À la lumière de ces lectures, c’est donc autant la transcription mythique du
féminin que celle du masculin qui va l’intéresser désormais.
Il faut aussi prendre en compte, bien sûr, le contexte historique de la rédaction de ces
ouvrages : les textes dont je parle ont été écrits entre 1947 et 1950, juste après la guerre et la
défaite définitive de l’Italie mussolinienne – c’est-à-dire de la virilité fasciste.
Pavese se tourne donc vers une représentation du féminin qui est cette fois perçu
beaucoup plus positivement comme lieu du spirituel, voire du divin. Cela lui permet de
transformer son échec à être un homme (c'est-à-dire son assimilation, par défaut, au statut de
femme) en une force spirituelle positive. Par l’activité poétique, Pavese affirme son
appartenance à une sphère divine qui serait d’ascendance féminine.
Ainsi les Dialogues avec Leucò sont placés sous l’égide d’une déesse bienfaisante,
Leucò ou Leucothée, en grec « la déesse blanche ». Il s’agit d’une figure emblématique pour
Pavese : au départ c’est une femme mortelle, Ino, qui se noie en se jetant dans la mer ; puis
elle ressuscite sous la figure d’une déesse maritime, Leucothée, et guide les marins en leur
évitant de naufrager. C’est notamment l’une des déesses qui guident Ulysse dans ses errances.
Elle est celle qui montre la voie à l’homme – Ulysse représentant le mythe de l’homme par
excellence dans la mythologie.
Dialoguer avec Leucò, suivre le chemin qu’elle montre, c’est donc suivre les traces
d’Ulysse : c’est une nouvelle façon d’essayer d’être un homme. Non plus cette fois en
méprisant les femmes pour mieux s’en distinguer, mais en cherchant en elles ce qui relève du
divin ou, en d’autres termes, du spirituel et du poétique ; et en s’en inspirant. Le poète ne
cherche donc plus à s’opposer aux femmes pour s’affirmer comme homme (être masculin),
9
Fernandez, Dominique, L’Echec de Pavese, Paris, Grasset, 1967.
Pavese, Cesare, Dialoghi con Leucò [1947], Turin, Einaudi, 1999 ; en français, Dialogues avec Leucò, traduit
par Mario Fusco, in Œuvres, Paris, Quarto, Gallimard, 2008, p. 651-746.
10
mais au contraire à s’inspirer des déesses, du divin féminin, pour trouver son humanité, c’està-dire pour se poser comme homme (être humain).
Mais être humain, cela veut dire, pour Pavese, savoir qu’on doit mourir. La voie
montrée par la figure féminine passe donc nécessairement par la mort, comme Leucothée ellemême en montre l’exemple par sa noyade.
Cela est particulièrement explicite dans le dernier recueil de poèmes de Pavese, La
mort viendra et elle aura tes yeux. La femme qui domine le recueil évoque la dernière amante
de Pavese, mais aussi bien une figure de femme surnaturelle étroitement associée à la nature,
peut-être une déesse, une autre version de Leucothée. Mais dans ces textes, celle-ci apparaît
alors comme une déesse qui guiderait vers la mort. Car pour assumer son humanité (et, peutêtre, renaître comme l’a fait Leucothée sous une autre forme – celle d’un poète ?), il faut
d’abord mourir.
La femme-déesse donne ainsi son humanité au poète en lui donnant la mort,
littéralement. Cela est vrai dans le recueil, mais également dans la vie réelle, puisque Pavese
se suicide en effet quatre mois après avoir écrit le recueil.
La figure féminine ne permet donc sans doute pas au poète de trouver sa place parmi
les hommes, cette place qu’il cherche depuis son tout premier poème ; elle n’offre pas de
solution à l’échec du mythe viril en général ni à l’échec de Pavese en particulier à être un
homme au sens viril. Mais elle lui permet de construire son humanité – et aussi son caractère
de poète – en donnant un sens à sa mort imminente. Dans le tout dernier poème qu’il ait écrit
(petit poème très léger, en apparence), Pavese ne se désigne plus ni comme un homme, ni
comme une femme, ni comme un enfant, ni même comme un « je », mais juste comme
« quelqu'un ». Une réponse, peut-être, au « personne » d’Ulysse11.
11
Merci à M. le professeur Romuald Fonkoua qui m’a suggéré ce rapprochement final avec Ulysse.