Vers la disparition des lois fiscales rétroactives
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Vers la disparition des lois fiscales rétroactives
720-722-BUISSON:Mise en page 1 18/09/11 11:03 Page720 Fiscalité Jacques BUISSON Professeur à l’Université Paris Descartes (Paris V) Vers la disparition des lois fiscales rétroactives À propos de l’arrêt Joubert c/ France (CEDH-23 juillet 2009) L a loi fiscale étant fréquemment rétroactive, contrairement aux dispositions législatives de l’article 2 du Code civil, le Conseil constitutionnel a progressivement fixé les limites que le législateur se devait de ne pas dépasser à l’occasion de lois de validation. Selon le Conseil constitutionnel, une loi fiscale, qu’elle soit de validation ou non, peut avoir un effet rétroactif dès lors que son caractère exceptionnel présente un but d’intérêt général suffisant - étant précisé que l’intérêt financier ne constitue pas à lui seul un but d’intérêt général -, à la double condition qu’elle respecte d’une part le principe de non-rétroactivité des lois répressives posé à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, d’autre part les décisions de justice passées en force de chose jugée1. Cet encadrement, a priori satisfaisant, semble insuffisant pour la Cour européenne des droits de l’homme, qui n’hésite pas à rappeler que la confusion entre intérêt général et intérêt financier est toujours possible, et en tout état de cause dommageable pour les contribuables, en portant atteinte à leur droit de propriété. Dans l’affaire Joubert c/ France (CEDH, 23 juillet 2009, req. n. 30345/05), la 5 e section de la Cour a jugé qu’une disposition d’une loi de validation avait pour effet de violer l’article 1er du Protocole n° 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dans la mesure où cette disposition rompait « le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et la sauvegarde des droits fondamentaux des individus » (pt. 68). En conséquence, la Cour considère que « la marge d’appréciation dont disposaient les autorités (françaises), même élargie s’agissant d’un litige de nature fiscale, est en l’espèce dépassée » (pt. 68)2. Les faits de l’espèce sont des plus classiques au regard de ce que nous enseigne la jurisprudence relative aux lois de validation. Les époux Joubert ont réalisé en 1990, au titre de la cession de parts sociales qu’ils détenaient dans une société, une importante plus-value, qu’ils ont évaluée dans leur déclaration de revenus à la somme de 3 252 000 Francs. Mais à la suite de la vérification de la comptabilité de la société qui avait acquis les titres vendus, l’administration fiscale constata que la plusvalue déclarée était très insuffisante, son montant réel correspondant au prix de vente, soit 7,5 Millions de Francs. Les impositions supplémentaires mises à leur charge furent mises en recouvrement le 30 mars 1994 pour un montant total de 1 058 947 Francs. 1 Voir notamment : J.Lamarque, O.Négrin, L.Ayrault, Droit fiscal général, Litec 2009, n.659 s. ; J.Buisson, Non rétroactivité et droit fiscal, RFDA, 2002, 786. 2 B.Pacteau, Une validation sous les feux de la CEDH, JCP, éd.A, 2009, 2268. 720 Après rejet de leur réclamation par l’administration, les époux Joubert ont saisi le Tribunal administratif de Bordeaux le 18 septembre 1995. A l’appui de leur demande, ils firent notamment valoir que le service fiscal qui leur avait notifié le redressement litigieux, la DVNI, service dont la compétence était expressément déterminée par les dispositions d’un arrêté du 24 mai 1982, n’était pas habilité à procéder à ce contrôle et, par voie de conséquence, au redressement qui s’en est suivi. En cours d’instance, la loi de finances pour 1997 (loi n° 96-1181) est publiée au JORF. Son article 122 dispose : « Sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, les contrôles engagés par les services déconcentrés de la direction générale des impôts avant l'entrée en vigueur du décret no 96-804 du 12 septembre 1996 et des arrêtés du 12 septembre 1996 régissant leur compétence ainsi que les titres exécutoires émis à la suite de ces contrôles pour établir les impositions sont réputés réguliers en tant qu'ils seraient contestés par le moyen tiré de l'incompétence territorial e ou matérielle des agents qui ont effectué ces contrôles ou délivré ces titres à la condition que ces contrôles aient été effectués conformément aux règles de compétence fixées par les textes précités ». Il n’est pas inutile de noter que si certaines dispositions de ladite loi avaient bien été déférées au Conseil constitutionnel (C.C. 30 décembre 1986, déc. 96-385 DC), tel n’était pas le cas de l’article 122. L’article 122 exclut la possibilité de se prévaloir de l’incompétence de la DVNI. En effet, désormais, tous les contrôles effec- N° 10 - Octobre 2011 / Gestion & Finances Publiques 720-722-BUISSON:Mise en page 1 18/09/11 11:03 Page721 Fiscalité tués par ce service sont réputés réguliers lorsqu’ils ont été effectués conformément aux règles de compétences fixées par les textes réglementaires de 1996 précités. - en troisième lieu, que le but poursuivi par l’article 122 de la loi de finances pour 1997 est avant tout financier (pt. 62), sans pouvoir être justifié par l’intérêt général. Par un jugement du 8 juin 1999, le T ribunal administratif de Bordeaux fit droit à la demande des requérants. Il considéra que l’article 122 litigieux régularisant les contrôles réalisés par des agents de l’administration fiscale territorialement ou matériellement incompétents, à savoir la DVNI, ne présentait qu’un intérêt financier pour le budget de l’État et, par suite, que ce texte ne remplissait pas la condition d’intérêt général requise par l’article 6 § 1 de la Convention européenne. Dans ces conditions, il allait de soi que la validation rétroactive par la disposition litigieuse des erreurs commises par l’administration avait pour effet de violer l’article 1 du Protocole n°1. Le 21 octobre 1999, le ministre de l’Economie, des Finances et de l’Industrie interjeta appel de ce jugement. Par un arrêt du 10 février 2004, la Cour administrative d’appel de Bordeaux réforma le jugement attaqué. Elle considéra d’une part que l’article 6 de la Convention ne pouvait être invoqué, la procédure en cours ne visant ni des droits et obligations de caractère civil, ni une accusation en matière pénale, d’autre part que l’article 122 de la loi de finances pour 1997 pour suivait un motif d’intérêt général de nature à justifier la validation qu’il établissait. Par conséquent, les époux Joubert furent condamnés à verser au T résor public la somme de 121 140 Euros, versement dont ils se sont acquittés le 9 juillet 2004. Les requérants saisirent le Conseil d’État d’un pourvoi en cassation, mais ce dernier décida le 23 février 2005 qu’aucun des moyens présentés n’était de nature à permettre l’admission dudit pourvoi. Ayant ainsi épuisé les voies de recours internes, les époux Joubert ont alors saisi la Cour européenne des droits de l’homme le 18 août 2005. La question posée à la Cour éta it de savoir si les requérants n’avaient pas été privés d’une espérance légitime de voir couronné de succès le recours qu’ils avaient introduit devant les juridictions françaises, dès lors que l’article 122 litigieux avait pour seul objectif de faire valider par la législation les fautes commises par l’administration. Le gouvernement français répliquait que la disposition litigieuse tendait à purger un risque purement formel : elle avait pour but d’éviter le risque d’un contentieux abondant, elle se situait au-delà du simple intérêt financier , même s’il était important (1,1 milliard de Francs). Par là même son caractère rétroactif était parfaitement justifié par d’impérieux motifs d’intérêt général. La Cour a rejeté la thèse du gouvernement français. Sur le fondement de l’article 1 du Protocole n°1 de la Convention, elle a considéré : - en premier lieu, que les époux Joubert « bénéficiaient d’un intérêt patrimonial qui constituait, sinon une créance à l’égard (du Trésor public), du moins une « espérance légitime » de pouvoir obtenir le remboursement de la somme litigieuse et qui avait le caractère d’un « bien au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocole n°1 » (pt. 53), - en deuxième lieu, que la loi litigieuse « a entraîné une ingérence dans l’exercice des droits que les requérants pouvaient faire valoir en vertu de la loi et de la jurisprudence en vigueur, et, partant, de leur droit au respect des biens » (pt. 54), Gestion & Finances Publiques / N° 10 - Octobre 2011 La décision de la Cour doit être rapprochée de quelques décisions du Conseil constitutionnel. Dans une décision de 1988 (C.C. 29 décembre 1988, n.88-250 DC, Loi de finances rectificative pour 1988), ayant de fortes similitudes avec le problème posé dans l’affaire Joubert, le législateur avait validé rétroactivement les compétences respectives des représentants de l’État dans le département et des fonctionnaires de l’administration fiscale en matière d’établissement de rôles, d’avis de mise en recouvrement et de mises en demeure. Il s’agissait en fait de régulariser un grand nombre de ces actes administratifs qui étaient illégaux pour avoir été émis par des autorités incompétentes. Or, le Conseil constitutionnel a décidé que cette disposition législative rétroactive n’était pas contraire à la Constitution, au motif que « le législateur…a entendu éviter que ne se développent, pour un motif touchant exclusivement à la répartition des attributions entre agents publics, des contestations dont l’aboutissement aurait pu entraîner pour l’État comme pour les autres collectivités publiques des conséquences dommageables ». Ces conséquences dommageables sont, on le devine, purement financières. On déduit alors aisément de cette décision que l’intérêt financier se confond avec l’intérêt général, seul susceptible de justifier la rétroactivité d’une loi. Ultérieurement (C.C. 28 décembre 1995, n.95-369 DC, Loi de finances pour 1996), le Conseil constitutionnel s’est ravisé et a distingué les deux notions. S’agissant de titres de perception répartissant entre les entreprises de transport aéri en les dépenses afférentes au contrôle technique d’exploitation sur la base d’arrêtés annulés par le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel a clairement décidé que l’intérêt financier ne constitue pas un motif d’intérêt général autorisant le législateur à prendre des dispositions législatives rétroactives. Dans l’affaire Joubert, la Cour européenne vient utilement rappeler l’importance de cette distinction. Sans nul doute peut-on déplorer que l’article 122 de la loi de finances pour 1997 n’ait pas été déféré au Conseil consti tutionnel, qui, compte tenu de sa décision précitée de 1995, l’aurait certainement déclaré contraire à la Constitution. Cela aurait évité aux époux Joubert ce long cheminement contentieux, qui leur a toutefois permis de faire constater par la Cour européenne que « l’adoption de l’article 122…a fait peser "une charge anormale et exorbitante" sur les requérants » , portant à leurs biens une atteinte disproportionnée. Par là même, la Cour européenne donne en l’espèce le sentiment de se substituer à un contrôle de constitutionnalité défaillant. S’il est bien évident que la procédure des Questions prioritaires de constitutionnalité peut permettre d’éviter –ou de ralentir– la saisine de la Cour européen ne, il n’en reste pas moins que cette dernière sera toujours compétente pour statuer sur une loi qui contreviendrait aux principes qu’elle a posés. On veut dire par là que, si le Conseil constitutionnel avait déclaré contraire à la Constitution l’article 122 litigieux, la solution 721 720-722-BUISSON:Mise en page 1 18/09/11 11:04 Page722 Fiscalité que la Cour européenne a adoptée dans la présente affaire serait restée la même. En somme, à partir du constat selon lequel l’intérêt financier ne se confond pas avec les intérêts du contribuable, ou d’une catégorie d’entre eux (cf. décisions précitées), la Cour européenne renforce l’idée que la régularisation par le législateur d’actes administratifs illégaux, pris en matière fiscale, se heurte au respect du droit de propriété (art.1 du Protocole n°1 de la Convention). En bref, rien ne sert aux autorités publiques de se précipiter , malgré elles, dans des procédures illégales. Mieux vaut pour elles jouer les tortues que les lièvres ! ----------- CEDH, 5e sect., 23 juillet 2009, n°30345/05, Joubert c/France (extraits) 1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30345/05) dirigée contre la République française et don t deux ressortissants de cet État, M. François Joubert et Mme Monique Joubert, son épouse, (« les requérants »), ont saisi la Cour le 18 août 2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). (…) 3.Les requérants alléguaient notamment une violation de l’article 1 du Protocole n o 1, en raison de l’intervention d’une loi rétroactive en cours de procédure administrative. (…) 25. L’article 122 de la loi de finances pour 1997 (loi no 96-1181 du 30 décembre 1996, parue au Journal Officiel du 31 décembre 1996) dispose : « Sous réserve des décisions de justice passées en force de chose jugée, les contrôles engagés par les services déconcentrés de la direction générale des impôts avant l’entrée en vigueur du décret no 96-804 du 12 septembre 1996 et des arrêtés du 12 septembre 1996 régissant leur compétence ainsi que les titres exécutoires émis à la suite de ces contrôles pour établir les impositions sont réputés réguliers en tant qu’ils seraient contestés par le moyen tiré de l’incompétence territoriale o u matérielle des agents qui ont effectué ces contrôles ou délivré ces titres à la condition que ces contrôles aient été effectués conformément aux règles de compétence fixées par les textes précités. » Cette disposition exclut la possibilité de se prévaloir de l’incompétence de la DVNI en invoquant l’arrêté d u 24 mai 1982. Désormais, tous les contrôles réalisés par ce service sont réputés réguliers s’ils ont ét é effectués conformé ment aux règles de compétences fixées par l’arrêté du 12 septembre 1996 ci dessous (qui élargit la compétence de la DVNI). (…) 53. Compte tenu de ces décisions juridictionnelles, et de la jurisprudence des juridictions administratives (§ 28 ci-dessus), la Cour considère, contrairement à ce que soutient le Gouvernement (§ 43 ci-dessus), que les requérants bénéficiaient, avant l’intervention de la loi de finances pour 1997, d’un intérêt patrimonial qui constituait, sinon une créance à l’égard de leur adversaire, du moins une « espérance légitime », de pouvoir obtenir le remboursement de la somme litigieuse et qui avait 722 le caractère d’un « bien » au sens de la première phrase de l’article 1 du Protocol e no 1 (voir notamment Lecarpentier et autre, précité, § 38, et S.A. Dangeville c. France , no 36677/97, § 48, CEDH 200 2-III). L’article 1 du Protocole n o 1 est donc applicable au cas d’espèce. (…) b) Sur l’existence d’une ingérence 54. La Cour estime que la loi litigieuse, en réglant définitivement le fond du litige, a entraîné une ingérence dans l’exercice des droits que les requérants pouvaient faire valoir en vertu de la loi et de la jurisprudence en vigueur et, partant, de leur droit au respect de leurs biens. 55. Elle relève que, dans les circonstances de l’espèce, cette ingérence s’analyse en une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (voir notamment, mutatis mutandis, Maurice et Draon c. France [GC], nos 28719/95 et 1513/03, CEDH 2005-IX, respectivement §§ 80 et 72, et Lecarpentier et autre, précité, § 40). Il lui faut donc rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de cette disposition. (…) c) Sur la justification de l’ingérence (…) 60. En l’espèce, la Cour est appelée à se prononcer sur le point de savoir si le but poursuivi par l’article 122 de la loi de finances pour 1997 dépassa it le simple intérêt financier de l’État. Elle rappelle qu’en principe ce seul intérêt financier ne permet pas de justifier l’int ervention rétroactive d’une loi de validation (voir, mutatis mutandis, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 59, CEDH 1999-VII). 66. En tout état de cause, elle rappelle qu’une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède , 23 septembre 1982, § 69, série A no 52) et qu’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété doit exister (Pressos Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 38). (…) 67. En l’espèce, l’intervention législative litigieuse a définitivement empêché les requérants de faire valoir leur grief tiré de l’incompétence des agents de la DV NI devant les juridictions administratives, les privant ainsi d’un bien dont ils pouvaient espérer obtenir le remboursement. 68. De l’avis de la Cour, l’adoption de l’article 122 de la loi de finances pour 1997 a fait peser une « charge anormale et exorbitante » sur les requérants et l’atteinte portée à leurs biens a revêtu un caractère disproportionné, rompant le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et la sauvegarde des droits fondamentaux des individus (voir, mutatis mutandis, Lecarpentier et autre, précité, §§ 48 à 53). En conséquence, elle considère que la marge d’appréciation dont disposaient les autorités, même élargie s’agissant d’un litige de nature fiscale, est en l’espèce dépassée. 69. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1. ■ N° 10 - Octobre 2011 / Gestion & Finances Publiques