Vers la disparition des lois fiscales rétroactives

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Vers la disparition des lois fiscales rétroactives
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Fiscalité
Jacques BUISSON
Professeur à l’Université Paris Descartes (Paris V)
Vers la disparition des lois fiscales rétroactives
À propos de l’arrêt Joubert c/ France (CEDH-23 juillet 2009)
L
a loi fiscale étant fréquemment rétroactive, contrairement aux dispositions législatives de l’article 2 du Code
civil, le Conseil constitutionnel a progressivement fixé les limites que le législateur se devait de ne pas dépasser
à l’occasion de lois de validation. Selon le Conseil constitutionnel, une loi fiscale, qu’elle soit de validation ou
non, peut avoir un effet rétroactif dès lors que son caractère exceptionnel présente un but d’intérêt général suffisant
- étant précisé que l’intérêt financier ne constitue pas à lui seul un but d’intérêt général -, à la double condition
qu’elle respecte d’une part le principe de non-rétroactivité des lois répressives posé à l’article 8 de la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen, d’autre part les décisions de justice passées en force de chose jugée1.
Cet encadrement, a priori satisfaisant, semble insuffisant pour la Cour européenne des droits de l’homme, qui
n’hésite pas à rappeler que la confusion entre intérêt général et intérêt financier est toujours possible, et en tout
état de cause dommageable pour les contribuables, en portant atteinte à leur droit de propriété.
Dans l’affaire Joubert c/ France (CEDH, 23 juillet 2009, req. n.
30345/05), la 5 e section de la Cour a jugé qu’une disposition
d’une loi de validation avait pour effet de violer l’article 1er du
Protocole n° 1 de la Convention de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales, dans la mesure où cette
disposition rompait « le juste équilibre entre les exigences de
l’intérêt général et la sauvegarde des droits fondamentaux des
individus » (pt. 68). En conséquence, la Cour considère que « la
marge d’appréciation dont disposaient les autorités (françaises), même élargie s’agissant d’un litige de nature fiscale,
est en l’espèce dépassée » (pt. 68)2.
Les faits de l’espèce sont des plus classiques au regard de ce que
nous enseigne la jurisprudence relative aux lois de validation.
Les époux Joubert ont réalisé en 1990, au titre de la cession de
parts sociales qu’ils détenaient dans une société, une importante plus-value, qu’ils ont évaluée dans leur déclaration de
revenus à la somme de 3 252 000 Francs. Mais à la suite de la
vérification de la comptabilité de la société qui avait acquis les
titres vendus, l’administration fiscale constata que la plusvalue déclarée était très insuffisante, son montant réel correspondant au prix de vente, soit 7,5 Millions de Francs.
Les impositions supplémentaires mises à leur charge furent
mises en recouvrement le 30 mars 1994 pour un montant total
de 1 058 947 Francs.
1 Voir notamment : J.Lamarque, O.Négrin, L.Ayrault, Droit fiscal général, Litec
2009, n.659 s. ; J.Buisson, Non rétroactivité et droit fiscal, RFDA, 2002, 786.
2 B.Pacteau, Une validation sous les feux de la CEDH, JCP, éd.A, 2009, 2268.
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Après rejet de leur réclamation par l’administration, les époux
Joubert ont saisi le Tribunal administratif de Bordeaux le
18 septembre 1995. A l’appui de leur demande, ils firent
notamment valoir que le service fiscal qui leur avait notifié le
redressement litigieux, la DVNI, service dont la compétence
était expressément déterminée par les dispositions d’un arrêté
du 24 mai 1982, n’était pas habilité à procéder à ce contrôle
et, par voie de conséquence, au redressement qui s’en est suivi.
En cours d’instance, la loi de finances pour 1997 (loi n° 96-1181)
est publiée au JORF. Son article 122 dispose :
« Sous réserve des décisions de justice passées en force de
chose jugée, les contrôles engagés par les services déconcentrés
de la direction générale des impôts avant l'entrée en vigueur
du décret no 96-804 du 12 septembre 1996 et des arrêtés du
12 septembre 1996 régissant leur compétence ainsi que les
titres exécutoires émis à la suite de ces contrôles pour établir
les impositions sont réputés réguliers en tant qu'ils seraient
contestés par le moyen tiré de l'incompétence territorial e ou
matérielle des agents qui ont effectué ces contrôles ou délivré
ces titres à la condition que ces contrôles aient été effectués
conformément aux règles de compétence fixées par les textes
précités ».
Il n’est pas inutile de noter que si certaines dispositions de
ladite loi avaient bien été déférées au Conseil constitutionnel
(C.C. 30 décembre 1986, déc. 96-385 DC), tel n’était pas le cas
de l’article 122.
L’article 122 exclut la possibilité de se prévaloir de l’incompétence de la DVNI. En effet, désormais, tous les contrôles effec-
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tués par ce service sont réputés réguliers lorsqu’ils ont été effectués conformément aux règles de compétences fixées par
les textes réglementaires de 1996 précités.
- en troisième lieu, que le but poursuivi par l’article 122 de la
loi de finances pour 1997 est avant tout financier (pt. 62),
sans pouvoir être justifié par l’intérêt général.
Par un jugement du 8 juin 1999, le T ribunal administratif de
Bordeaux fit droit à la demande des requérants. Il considéra
que l’article 122 litigieux régularisant les contrôles réalisés par
des agents de l’administration fiscale territorialement ou
matériellement incompétents, à savoir la DVNI, ne présentait
qu’un intérêt financier pour le budget de l’État et, par suite,
que ce texte ne remplissait pas la condition d’intérêt général
requise par l’article 6 § 1 de la Convention européenne.
Dans ces conditions, il allait de soi que la validation rétroactive
par la disposition litigieuse des erreurs commises par l’administration avait pour effet de violer l’article 1 du Protocole n°1.
Le 21 octobre 1999, le ministre de l’Economie, des Finances et
de l’Industrie interjeta appel de ce jugement.
Par un arrêt du 10 février 2004, la Cour administrative d’appel
de Bordeaux réforma le jugement attaqué. Elle considéra d’une
part que l’article 6 de la Convention ne pouvait être invoqué,
la procédure en cours ne visant ni des droits et obligations de
caractère civil, ni une accusation en matière pénale, d’autre
part que l’article 122 de la loi de finances pour 1997 pour suivait un motif d’intérêt général de nature à justifier la validation qu’il établissait. Par conséquent, les époux Joubert
furent condamnés à verser au T résor public la somme de 121
140 Euros, versement dont ils se sont acquittés le 9 juillet 2004.
Les requérants saisirent le Conseil d’État d’un pourvoi en
cassation, mais ce dernier décida le 23 février 2005 qu’aucun
des moyens présentés n’était de nature à permettre l’admission
dudit pourvoi.
Ayant ainsi épuisé les voies de recours internes, les époux
Joubert ont alors saisi la Cour européenne des droits
de
l’homme le 18 août 2005.
La question posée à la Cour éta it de savoir si les requérants
n’avaient pas été privés d’une espérance légitime de voir
couronné de succès le recours qu’ils avaient introduit devant
les juridictions françaises, dès lors que l’article 122 litigieux
avait pour seul objectif de faire valider par la législation les
fautes commises par l’administration.
Le gouvernement français répliquait que la disposition litigieuse tendait à purger un risque purement formel : elle avait
pour but d’éviter le risque d’un contentieux abondant, elle se
situait au-delà du simple intérêt financier , même s’il était
important (1,1 milliard de Francs). Par là même son caractère
rétroactif était parfaitement justifié par d’impérieux motifs
d’intérêt général.
La Cour a rejeté la thèse du gouvernement français.
Sur le fondement de l’article 1 du Protocole n°1 de la Convention, elle a considéré :
- en premier lieu, que les époux Joubert « bénéficiaient d’un
intérêt patrimonial qui constituait, sinon une créance à
l’égard (du Trésor public), du moins une « espérance légitime »
de pouvoir obtenir le remboursement de la somme litigieuse
et qui avait le caractère d’un « bien au sens de la première
phrase de l’article 1 du Protocole n°1 » (pt. 53),
- en deuxième lieu, que la loi litigieuse « a entraîné une ingérence dans l’exercice des droits que les requérants pouvaient
faire valoir en vertu de la loi et de la jurisprudence en vigueur,
et, partant, de leur droit au respect des biens » (pt. 54),
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La décision de la Cour doit être rapprochée de quelques décisions du Conseil constitutionnel.
Dans une décision de 1988 (C.C. 29 décembre 1988, n.88-250
DC, Loi de finances rectificative pour 1988), ayant de fortes
similitudes avec le problème posé dans l’affaire Joubert, le
législateur avait validé rétroactivement les compétences
respectives des représentants de l’État dans le département
et des fonctionnaires de l’administration fiscale en matière
d’établissement de rôles, d’avis de mise en recouvrement et de
mises en demeure. Il s’agissait en fait de régulariser un grand
nombre de ces actes administratifs qui étaient illégaux pour
avoir été émis par des autorités incompétentes. Or, le Conseil
constitutionnel a décidé que cette disposition législative rétroactive n’était pas contraire à la Constitution, au motif que « le
législateur…a entendu éviter que ne se développent, pour un
motif touchant exclusivement à la répartition des attributions
entre agents publics, des contestations dont l’aboutissement
aurait pu entraîner pour l’État comme pour les autres collectivités publiques des conséquences dommageables ». Ces conséquences dommageables sont, on le devine, purement financières.
On déduit alors aisément de cette décision que l’intérêt financier se confond avec l’intérêt général, seul susceptible de
justifier la rétroactivité d’une loi.
Ultérieurement (C.C. 28 décembre 1995, n.95-369 DC, Loi de
finances pour 1996), le Conseil constitutionnel s’est ravisé et
a distingué les deux notions. S’agissant de titres de perception
répartissant entre les entreprises de transport aéri en les
dépenses afférentes au contrôle technique d’exploitation sur
la base d’arrêtés annulés par le Conseil d’État, le Conseil constitutionnel a clairement décidé que l’intérêt financier ne constitue pas un motif d’intérêt général autorisant le législateur à
prendre des dispositions législatives rétroactives.
Dans l’affaire Joubert, la Cour européenne vient utilement
rappeler l’importance de cette distinction.
Sans nul doute peut-on déplorer que l’article 122 de la loi de
finances pour 1997 n’ait pas été déféré au Conseil consti tutionnel, qui, compte tenu de sa décision précitée de 1995,
l’aurait certainement déclaré contraire à la Constitution. Cela
aurait évité aux époux Joubert ce long cheminement contentieux, qui leur a toutefois permis de faire constater par la Cour
européenne que « l’adoption de l’article 122…a fait peser "une
charge anormale et exorbitante" sur les requérants » , portant
à leurs biens une atteinte disproportionnée.
Par là même, la Cour européenne donne en l’espèce le sentiment de se substituer à un contrôle de constitutionnalité
défaillant.
S’il est bien évident que la procédure des Questions prioritaires
de constitutionnalité peut permettre d’éviter –ou de ralentir–
la saisine de la Cour européen ne, il n’en reste pas moins que
cette dernière sera toujours compétente pour statuer sur une
loi qui contreviendrait aux principes qu’elle a posés. On veut
dire par là que, si le Conseil constitutionnel avait déclaré
contraire à la Constitution l’article 122 litigieux, la solution
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que la Cour européenne a adoptée dans la présente affaire
serait restée la même.
En somme, à partir du constat selon lequel l’intérêt financier ne
se confond pas avec les intérêts du contribuable, ou d’une catégorie d’entre eux (cf. décisions précitées), la Cour européenne
renforce l’idée que la régularisation par le législateur d’actes administratifs illégaux, pris en matière fiscale, se heurte au respect
du droit de propriété (art.1 du Protocole n°1 de la Convention).
En bref, rien ne sert aux autorités publiques de se précipiter ,
malgré elles, dans des procédures illégales. Mieux vaut pour
elles jouer les tortues que les lièvres !
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CEDH, 5e sect., 23 juillet 2009, n°30345/05, Joubert c/France
(extraits)
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30345/05)
dirigée contre la République française et don t deux ressortissants de cet État, M. François Joubert et Mme Monique Joubert,
son épouse, (« les requérants »), ont saisi la Cour le 18 août
2005 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la
Convention »).
(…)
3.Les requérants alléguaient notamment une violation de
l’article 1 du Protocole n o 1, en raison de l’intervention d’une
loi rétroactive en cours de procédure administrative.
(…)
25. L’article 122 de la loi de finances pour 1997 (loi no 96-1181
du 30 décembre 1996, parue au Journal Officiel du 31 décembre
1996) dispose :
« Sous réserve des décisions de justice passées en force de chose
jugée, les contrôles engagés par les services déconcentrés de la
direction générale des impôts avant l’entrée en vigueur du décret
no 96-804 du 12 septembre 1996 et des arrêtés du 12 septembre
1996 régissant leur compétence ainsi que les titres exécutoires
émis à la suite de ces contrôles pour établir les impositions sont
réputés réguliers en tant qu’ils seraient contestés par le moyen
tiré de l’incompétence territoriale o u matérielle des agents qui
ont effectué ces contrôles ou délivré ces titres à la condition que
ces contrôles aient été effectués conformément aux règles de
compétence fixées par les textes précités. »
Cette disposition exclut la possibilité de se prévaloir de
l’incompétence de la DVNI en invoquant l’arrêté d u 24 mai
1982. Désormais, tous les contrôles réalisés par ce service sont
réputés réguliers s’ils ont ét é effectués conformé ment aux
règles de compétences fixées par l’arrêté du 12 septembre 1996
ci dessous (qui élargit la compétence de la DVNI).
(…)
53. Compte tenu de ces décisions juridictionnelles, et de la
jurisprudence des juridictions administratives (§ 28 ci-dessus),
la Cour considère, contrairement à ce que soutient le Gouvernement (§ 43 ci-dessus), que les requérants bénéficiaient, avant
l’intervention de la loi de finances pour 1997, d’un intérêt
patrimonial qui constituait, sinon une créance à l’égard de leur
adversaire, du moins une « espérance légitime », de pouvoir
obtenir le remboursement de la somme litigieuse et qui avait
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le caractère d’un « bien » au sens de la première phrase de
l’article 1 du Protocol e no 1 (voir notamment Lecarpentier et
autre, précité, § 38, et S.A. Dangeville c. France , no 36677/97,
§ 48, CEDH 200 2-III). L’article 1 du Protocole n o 1 est donc
applicable au cas d’espèce.
(…)
b) Sur l’existence d’une ingérence
54. La Cour estime que la loi litigieuse, en réglant définitivement le fond du litige, a entraîné une ingérence dans l’exercice
des droits que les requérants pouvaient faire valoir en vertu de
la loi et de la jurisprudence en vigueur et, partant, de leur droit
au respect de leurs biens.
55. Elle relève que, dans les circonstances de l’espèce, cette
ingérence s’analyse en une privation de propriété au sens de la
seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole
no 1 (voir notamment, mutatis mutandis, Maurice et Draon c.
France [GC], nos 28719/95 et 1513/03, CEDH 2005-IX, respectivement §§ 80 et 72, et Lecarpentier et autre, précité, § 40). Il
lui faut donc rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous
l’angle de cette disposition.
(…)
c) Sur la justification de l’ingérence
(…)
60. En l’espèce, la Cour est appelée à se prononcer sur le point
de savoir si le but poursuivi par l’article 122 de la loi de
finances pour 1997 dépassa it le simple intérêt financier de
l’État. Elle rappelle qu’en principe ce seul intérêt financier ne
permet pas de justifier l’int ervention rétroactive d’une loi
de validation (voir, mutatis mutandis, Zielinski et Pradal et
Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à
34173/96, § 59, CEDH 1999-VII). 66. En tout état de cause,
elle rappelle qu’une mesure d’ingérence dans le droit au respect
des biens doit ménager un juste équilibre entre les exigences
de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la
sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi
d’autres, Sporrong et Lönnroth c. Suède , 23 septembre 1982,
§ 69, série A no 52) et qu’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute
mesure privant une personne de sa propriété doit exister (Pressos
Compania Naviera S.A. et autres, précité, § 38).
(…)
67. En l’espèce, l’intervention législative litigieuse a définitivement empêché les requérants de faire valoir leur grief tiré de
l’incompétence des agents de la DV NI devant les juridictions
administratives, les privant ainsi d’un bien dont ils pouvaient
espérer obtenir le remboursement.
68. De l’avis de la Cour, l’adoption de l’article 122 de la loi de
finances pour 1997 a fait peser une « charge anormale et exorbitante » sur les requérants et l’atteinte portée à leurs biens a
revêtu un caractère disproportionné, rompant le juste équilibre
entre les exigences de l’intérêt général et la sauvegarde des
droits fondamentaux des individus (voir, mutatis mutandis,
Lecarpentier et autre, précité, §§ 48 à 53). En conséquence, elle
considère que la marge d’appréciation dont disposaient les
autorités, même élargie s’agissant d’un litige de nature fiscale,
est en l’espèce dépassée.
69. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1. ■
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