Tunisie : Habib Essid n`est plus premier ministre

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Tunisie : Habib Essid n`est plus premier ministre
Tunisie : Habib Essid n’est plus
premier ministre
L’Assemblée tunisienne a refusé samedi de renouveler sa confiance à Habib
Essid, chef du gouvernement depuis dix-huit mois. Son départ solde le conflit
qui l’oppose au président Béji Caïd Essebsi.
Après dix-huit mois à la tête du gouvernement tunisien, Habib Essid,
technocrate âgé de 67 ans, n’est plus le premier ministre de ce petit pays
d’Afrique du Nord théâtre d’une transition démocratique unique dans le
monde arabe. L’Assemblée des représentants du peuple (ARP), réunie samedi
30 juillet à Tunis, a refusé par 118 voix sur 148 ( 3 pour et 27
abstentions) de renouveler sa confiance à M. Essid, qui l’avait sollicitée
sans trop se faire d’illusions sur l’issue du vote. L’essentiel des
députés affiliés aux quatre partis (Nidaa Tounès, Ennahda, Afek Tounès et
Union Patriotique Libre) associés à la coalition gouvernementale dirigée
par M. Essid ont voté contre la reconduction du premier ministre.
Le départ de ce dernier solde le conflit qui l’oppose depuis deux mois au
président de la République Béji Caïd Essebsi, âgé de 89 ans. Le 2 juin, le
chef de l’Etat avait fragilisé la position de M. Essid en lançant l’idée d’un
gouvernement d’« union nationale », une initiative justifiée à ses yeux par
la nécessité d’ouvrir une phase plus offensive de l’action gouvernementale.
Alors que la Tunisie est confrontée à une croissance atone (0,8 % en 2015) et
un taux de chômage source de tensions sociales (15,4 % au premier trimestre
2016 avec une pointe à 31 % pour les diplômés de l’enseignement supérieur),
le bilan médiocre du gouvernement de M. Essid sur le front socio-économique a
permis à ses rivaux d’orchestrer une agitation récurrente contre lui.
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Des messages le pressant de démissionner
Au printemps, le chef de l’Etat lui-même a durci son attitude contre son
ancien protégé, qu’il avait appelé à « la Kasbah » (le siège du gouvernement
à Tunis) début 2015. Face à cette nouvelle adversité, M. Essid, qui peut se
prévaloir de succès tangibles dans la lutte antiterroriste après la sanglante
année 2015, a toutefois refusé de démissionner de sa propre initiative. Il a
préféré solliciter un vote de confiance de l’ARP. Compte-tenu de
l’arithmétique parlementaire, favorable à l’initiative présidentielle visant
à rebattre les cartes politiques, l’issue du vote ne faisait guère de doute.
Samedi face aux députés, M. Essid a tenu à défendre son bilan tout en
dénonçant les manœuvres de déstabilisation dont il a été la cible ces
dernière semaines. Il a notamment affirmé que l’initiative du chef de l’Etat,
au-delà de sa rhétorique sur l’« union nationale », visait avant tout à
« changer le chef du gouvernement ». M. Essid a révélé avoir reçu des
messages – dont il ne cite pas l’origine – le pressant de démissionner et
dont il a résumé ainsi la teneur : « Tu n’as toujours pas démissionné ?
Allez, facilite nous les choses. On a besoin du poste ». Le 20 juillet, il
avait été plus précis dans un entretien à la chaîne Attessia TV, prétendant
avoir été averti en ces termes : « L’un est venu me voir en me disant :
‘Démissionne, on te fera sortir par la grande porte’. Un autre m’a dit : ‘Tu
ne démissionnes pas, on va t’humilier’. »
Relations conflictuelles avec Nidaa Tounès
Dès son investiture par l’Assemblée en février 2015, M. Essid avait été en
butte à des relations difficiles avec certains partis politiques associés à
son gouvernement. Le plus rétif à son autorité a été sans conteste Nidaa
Tounès, le parti « moderniste » et anti-islamiste qui avait gagné les
élections législatives d’octobre 2014 et dont le fondateur est Béji Caïd
Essebsi, élu lui-même chef de l’Etat deux mois plus tard. Alors que le
nouveau président avait opté pour une réconciliation avec ses anciens
adversaires du parti islamiste Ennahda, associé à la nouvelle coalition
gouvernementale, M. Essid avait été préféré à la tête de l’exécutif à un
dirigeant de Nidaa Tounès.
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désenchantement ambiant
Son profil de grand commis de l’Etat dépourvu d’affiliation partisane,
spécialiste des questions d’agriculture et de sécurité, avait été jugé plus
apte à instaurer une relation de travail avec Ennahda. Ce dernier a
d’ailleurs toujours tenu M. Essid en plus haute estime. Il le considérait
comme une garantie préservant le parti contre toute velléité « éradicatrice »
émanant des factions les plus anti-islamistes du paysage politique tunisien.
La Tunisie s’arrachait alors avec peine à une période de profondes fractures
entre les deux camps, une bipolarité qui avait été portée à son paroxysme
sous l’ère du gouvernement de la Troïka (fin 2011-début 2014) dominé par
Ennahda.
Nidaa Tounès, s’il avait avalisé (avec plus ou moins d’entrain) les
impératifs de la réconciliation, n’avait toutefois jamais caché sa
frustration d’avoir vu la tête de l’exécutif gouvernemental lui échapper. Son
ambition de mettre la main sur « la Kasbah » s’est renforcée à mesure que le
parti s’enfonçait au printemps 2016 dans les querelles fratricides après la
conquête de l’appareil par Hafedh Caïd Essebsi, le fils du président Béji
Caïd Essebsi. Il était un secret de Polichinelle à Tunis que les relations
entre Hafedh Caïd Essebsi et Habib Essid étaient exécrables. Certains
observateurs de la scène tunisienne affirment même que cette dimension
personnelle a été déterminante dans la décision présidentielle de lancer ce
processus d’« union nationale » soldant l’ère Essid. « Le fond de l’affaire
se résume à des manœuvres de palais, soutient une source proche du
gouvernement. Le reste, c’est de l’habillage ».
Dans l’entourage du président, on conteste cette mise en exergue de
paramètres personnels. On soutient que les griefs du chef de l’Etat contre la
gestion du gouvernement par M. Essid sont objectifs et non subjectifs. « Le
chef du gouvernement a envoyé des signaux négatifs sur sa capacité à imposer
l’autorité de l’Etat, et donc à lancer les réformes structurelles nécessaires
pour la nouvelle phase », commente un proche du palais présidentiel. « Le
président, ajoute-t-il, s’est rendu compte que le premier ministre était
davantage animé de la volonté de durer que d’agir ». Selon son entourage,
Béji Caïd Essebsi aurait été déçu par la faiblesse affichée par le premier
ministre dans un certain nombre de conflits sociaux, notamment à Kasserine,
dans le bassin minier (phosphate) de Gafsa et à Kerkennah -, une île au large
de Sfax. « On m’a proposé de transformer Gafsa en zone militaire mais j’ai
catégoriquement refusé » a rétorqué le premier ministre samedi devant les
députés.
Une posture morale
Maintenant que M. Essid a perdu la partie, le chef de l’Etat se trouve
confronté à une double difficulté. La première, qui tient du paradoxe, est
que le chef du gouvernement forcé au départ a gagné en prestige personnel ce
qu’il a perdu en pouvoir formel. En cette période de discrédit frappant la
classe politique tunisienne, M. Essid aura incarné une conception de l’Etat
face à des intérêts partisans, soit une posture morale qui lui vaut un
incontestable courant de sympathie au sein d’une partie de l’opinion. Alors
que nombre de juristes contestent la lecture présidentialiste de la
Constitution qui a été celle du chef de l’Etat dans cette crise, M. Essid a
tenu bon dans la défense du Parlement comme source de légitimité, un des
acquis de la Révolution de 2011. En se soumettant au vote de confiance de
l’Assemblée plutôt que de démissionner, il a cherché à « reparlementariser le
régime que M. Essebsi avait tendu à présidentialiser », souligne Hatem M’rad,
professeur de sciences politiques. « Il est devenu une figure morale »,
ajoute-t-il. Du coup, le technocrate effacé, raide et peu communiquant,
s’impose comme une référence nouvelle, y compris auprès de nombreux députés
qui ont loué samedi son « intégrité » face à l’affairisme conquérant de
certains groupes. Un nouveau Habib Essid est-il né ce 30 juillet ?
L’autre difficulté pour le chef de l’Etat sera de trouver un candidat à sa
succession. Il a dix jours pour trouver une personnalité de consensus
susceptible de recueillir l’assentiment des neufs partis politiques et trois
confédérations (syndicats d’employeurs et d’employés) qui ont cautionné
l’initiative d’« union nationale » de M. Essebsi. Selon toute vraisemblance,
le parti islamiste Ennahda devrait voir sa participation élargie au sein de
la future coalition, une montée en puissance à la hauteur de son nouveau
statut de premier parti représenté à l’Assemblée (69 sièges sur 217) qu’il
doit, par défaut, à la désagrégation de Nidaa Tounès. La Tunisie va entrer
dans les turbulences des tractations partisanes à la veille d’une rentrée
sociale qui s’annonce chaude.
Frédéric Bobin Tunis, correspondant
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