Une jeunesse européenne unifiée
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Une jeunesse européenne unifiée
Une jeunesse européenne unifiée ? Le point sur le débat concernant l’identité européenne¹ Carsten Yndigegn Maître de conférences Faculté des études sur les régions frontalières Université du Danemark du Sud Sønderborg, Danemark [email protected] Le journaliste néerlandais Geert Mak, dans son livre fascinant intitulé Voyage d’un Européen à travers le XXe siècle, remémore certains propos de l’ancien Premier ministre des Pays-Bas Ruud Lubbers, qui explique très clairement pourquoi le processus à long terme d’intégration européenne s’est transformé en un projet bureaucratique institutionnaliste. Il n’a pourtant jamais été question de laisser le processus opérer en circuit fermé et des efforts considérables ont été entrepris pour modeler une image légitime et populaire d’une Europe unifiée. En 2006, on peut lire sur le site Cafebabel.com une déclaration de Maya, jeune Bulgare qui suit un cursus sur la Bohème à Prague. « Je soutiens la candidature bulgare à l’adhésion à l’UE, car cela m’assurera un avenir meilleur », révèle la jeune femme au sujet des perspectives de la Bulgarie. Elle représente en tous points la nouvelle génération qui a vécu sa vie entière dans l’ère post-Guerre froide ; sa vision est le résultat du processus à long terme visant à asseoir l’intégration européenne comme un vrai projet politique, soutenu par les populations d’Europe et bénéfique pour elles. Mais a-t-elle aussi adopté une identité européenne ? Le développement de l’identité européenne a été vu comme l’épreuve de vérité du succès du processus d’intégration européenne – par le biais duquel, parmi les populations d’Europe, des valeurs et des opinions, ainsi qu’un sentiment d’appartenance commune et de solidarité devaient se substituer aux sentiments d’antagonisme et d’autosuffisance. Le développement d’une identité européenne parmi les jeunes était un enjeu inhérent au processus d’intégration européenne. Pour autant, il n’a jamais fait partie des priorités de la recherche sur la jeunesse. En effet, la recherche sur la jeunesse, comme la recherche sociologique en général, s’est axée sur des problématiques relatives à ce que le sociologue allemand Ulrich Beck appelle le « réceptacle national ». Le concept de l’identité européenne est né au XXe siècle de l’idée de « PanEurope » suggérée par le comte hongrois Richard Coudenhove-Kalergi. La reconnaissance de la nécessité d’apaiser les rivalités entre les Etats-nations d’Europe viendra ensuite soutenir les efforts déployés pour promouvoir une nouvelle conception de l’unité européenne, basée sur une identité européenne. Si l’accord de paix de Westphalie instaura la souveraineté Etat-nation en 1648, il n’a certainement pas évité les terribles luttes de pouvoir qui s’ensuivirent. Les conséquences des grandes guerres européennes, qui ont conduit à la chute apparente de la culture européenne pendant la Première Guerre mondiale et au désastre complet de la Seconde Guerre mondiale, ont finalement permis d’entamer le processus par lequel l’intégration européenne au sein d’une Union européenne a été lancée. Le concept de l’identité européenne est donc né dans le cadre de l’Union européenne. Le concept d’identité européenne est source de confusion, car employé de multiples façons. Manuela du Bois-Reymond, chercheuse néerlandaise sur la jeunesse, établit une distinction entre d’une part les discours bureaucratiques – ou, comme elle les appelle, les phrases illusoires des responsables politiques européens qui redoutent avec angoisse que l’enjeu comportemental de l’intégration européenne ne soit pas relevé – et, d’autre part, l’interaction complexe entre l’individu et la société qui pose le cadre conceptuel de l’identité européenne. Cette distinction entre une identité institutionnaliste et une identité géographique peut aussi renvoyer à une dualité entre une approche descendante et une approche ascendante : d’un côté, la propagation d’une vision sociale du point de vue des autorités, de l’autre, la production d’une identité européenne en tant que véritable expérience vécue. En tant qu’approche institutionnaliste, l’identité européenne peut être considérée comme une identité politique qui se développe à travers l’intégration européenne. Le phénomène commence avec la déclaration du Conseil européen des ministres à Copenhague, en décembre 1973. Cette déclaration mettait en avant « l’héritage commun », le partage d’une « même conception de la vie » et de principes fondamentaux, tels que la démocratie représentative, l’Etat de droit, la justice sociale et le respect des droits de l’homme, « la variété des cultures dans le cadre d’une même civilisation européenne », la préservation de cette variété de cultures nationales et le dépassement des inconvénients de l’héritage commun. D’autres étapes ont été franchies grâce au rapport Tindemans (1975) et au rapport Adonnino (1985). Le premier annonçait : « l’Europe ne peut parvenir à un plus grand degré d’intégration politique sans être étayée par une identité européenne unifiée ». Grâce à une citoyenneté commune et à une politique de sensibilisation, ce que le rapport appelait « l’Europe des technocrates » devait se transformer en une « Europe des citoyens ». Le deuxième rapport proposait un droit de séjour pour les citoyens et des droits à la citoyenneté relatifs à la culture et à l’éducation. La proposition d’introduire des symboles de l’identité européenne, tels que le drapeau, l’hymne, les passeports, les plaques minéralogiques et le permis de conduire, était peut-être la plus sujette à caution. Dès lors, moins d’importance a été accordée à la promotion de l’identité européenne, au profit d’une intensification des mesures politico-administratives. Après l’adoption du Traité de Maastricht, plusieurs programmes ont été mis sur pied pour mettre en œuvre des politiques de promotion de l’identité européenne, dans le domaine de la jeunesse notamment mais pas seulement. Contrairement à l’approche institutionnelle, l’approche géographique définit l’identité européenne selon une perspective élargie de l’intégration européenne, et peut-être plus important, en adoptant une vision participative du processus de construction de l’identité, et en observant la réalité vécue des citoyens. La définition de l’identité européenne repose sur deux piliers : la théorie de l’identité sociale d’Henri Tajfel et le concept de « sentiment d’appartenance » de Benedict Andersons. La question centrale a été de savoir si l’individu détient une seule et unique identité ou si plusieurs identités peuvent coexister. La première idée, selon laquelle certains individus ont une identité locale, d’autres une identité nationale et d’aucuns une identité européenne, ne recueille plus d’écho. La théorie qui prédomine de nos jours affirme que l’identité géographique rassemble plusieurs sphères qui coexistent en une identité multiple. Thomas Risse distingue quatre types d’identités multiples. Le premier est le modèle de la poupée russe, la « matriochka », dans lequel les identités sont hiérarchiquement organisées en cercles concentriques : l’Europe forme la frontière extérieure, puis on rencontre les régions supraétatiques, l’Etat-nation, les régions subnationales et enfin la localité qui est le noyau. Le deuxième modèle correspond aux identités transversales, que défendent généralement les experts. Ils associent une identité européenne et d’autres identités partagées avec des personnes non dotées d’une identité européenne. Le troisième modèle est celui des identités distinctes, ce qui signifie qu’avoir une identité européenne ne peut se comparer au fait d’avoir une identité nationale. Le quatrième modèle est celui que l’on appelle le « gâteau marbré » : les différents éléments de l’identité d’un individu ne peuvent être séparés les uns des autres et placés à différents niveaux ; ils se combinent et s’entremêlent. Le développement de la recherche sur l’identité européenne dans le domaine de la jeunesse Les premiers travaux de recherche sur l’identité européenne ont été menés par Ronald Inglehart, qui a introduit le concept d’identité européenne dans la recherche sur la jeunesse en définissant l’âge des jeunes, avant la classe sociale et les voyages à l’étranger, comme le principal indice de l’identité européenne. Inglehart explique que « l’intégration croissante au réseau de communications cosmopolite au sein des différents Etats-nations tend à renforcer non pas le nationalisme, mais le développement de l’identité européenne ». Bien que la prévision d’Inglehart – à savoir que l’identité européenne serait la tendance forte – ne se soit pas réalisée, elle a tout de même contribué à ouvrir la voie à une longue série d’études analytiques, inspirées des sondages Eurobaromètre et des enquêtes européennes/mondiales sur les valeurs. Après un sommeil de quelques années, le concept d’identité européenne a connu un regain dans plusieurs études résultant de la production de données primaires. En Allemagne de l’Ouest, Weidenfeld a démarré un projet de recherche sur le développement de l’identité européenne chez les jeunes Allemands. Weidenfeld et Piepenschneider ont révélé que les jeunes qui ont eu des contacts européens quels qu’ils soient (pas nécessairement des contacts face à face, mais aussi des expériences par intermédiaire) ont le sentiment d’avoir plus de points communs avec les autres jeunes Européens que ceux qui n’ont pas ce vécu. Ils estiment que le contact en tant que tel est le facteur déterminant dans la construction de cette attitude, et que lorsque les jeunes séjournent hors de l’Europe, ils éprouvent un sentiment profond envers l’Europe et se sentent plus Européens que dans la vie de tous les jours. Les recherches des auteurs aboutissent à la conclusion que les jeunes peuvent être répartis en cinq groupes, qui correspondent aux attitudes de base : les engagés (14 %), les intéressés (48 %), les indifférents (14 %), les sceptiques (8 %) et les anti-européens (16 %). Ils affirment que les Européens engagés développent une identité européenne mais, pourrait-on dire, « à la carte ». Ainsi, parce que l’identité européenne offre un large éventail de composantes parmi lesquelles chacun choisit celles qui répondent à ses besoins propres, elle recouvre une grande diversité de concepts individuels. Une autre avancée majeure a eu lieu au milieu des années 1990. Lynne Chisholm, Manuela du BoisReymond et leurs confrères ont mené une étude transnationale sur trois pays. Ils sont parvenus à des conclusions moins optimistes au sujet de l’identité européenne. Manuela du Bois-Reymond considère que « dans l’ensemble, [les] données ne sont pas encourageantes pour l’avenir de l’Europe. Les jeunes générations ont du mal à s’identifier à la réalité et aux possibilités d’une Europe unie, quel que soit leur pays d’origine ». La dernière mais non moins essentielle contribution à ces études est le projet de recherche Orientations of Young Men and Women to Citizenship and European Identity (Orientations des jeunes hommes et femmes vers la citoyenneté et l’identité européenne). Ce projet a été dirigé par Lynn Jamieson à l’université d’Edimbourg et mené par un groupe de chercheurs provenant de quatre pays européens. Il s’est déroulé dans huit zones géographiques différentes – des villes de différentes tailles – dans cinq pays, Prague et Bratislava ayant été considérées comme appartenant à une seule unité nationale. Les zones des quatre unités nationales ont été choisies pour qu’une comparaison puisse être faite entre les différentes nations. Dans chaque zone, deux échantillons ont été sélectionnés, un échantillon aléatoire et un groupe cible. Le groupe cible reflétait les résultats de l’étude précédente ; il était sélectionné pour représenter les individus qui avaient été « exposés à l’Europe » et qui se destinaient potentiellement à des carrières en Europe, du fait de leur éducation ou de leur emploi. Les critères de sélection étaient par exemple d’étudier le droit européen ou les langues européennes. Les principaux résultats sont variés. Selon l’estimation la plus prudente, entre 10 % et 40 % des échantillons aléatoires dans les différents pays et entre 20 % et 55 % de l’échantillon cible expriment une identité européenne. Si l’on prend en compte l’estimation plus généreuse, les chiffres atteignent 16 % à 49 % pour l’échantillon aléatoire et 38 % à 69 % pour le groupe cible. Quelle identité européenne ? La recherche ouvre un débat plus approfondi sur le concept d’identité européenne qui en a découlé. Bien qu’il soit le thème central de la recherche, le sujet en tant que tel n’a jamais donné lieu à une étude dans la même mesure. La recherche a davantage porté sur la possibilité d’évaluer, que sur un débat philosophique concernant ce qui est évalué. L’approche d’Inglehart a durablement influencé la manière dont l’identité géographique a été évaluée mais, en théorie, l’identité européenne se réduit à une attitude encouragée et soutenue. Les travaux de Weidenfeld et Piepenschneider, experts en sciences politiques, portent sur la perception du projet politique d’intégration européenne et les attitudes face à ce projet. Ils intègrent à leur évaluation les thèmes du « sentiment d’identité » et de l’« appartenance », mais leur conception de l’identité européenne est obtenue par induction et fait partie d’une catégorie nominale descriptive et analytique. Chisholm et ses collègues adoptent une attitude critique envers le discours politique d’identité européenne ; ils qualifient le concept « nominal » de « slogan au contenu tout au plus arbitraire » et de coquille vide. Ils n’ont cependant jamais développé de concept alternatif. Si le projet Orientations of Young Men and Women to Citizenship and European Identity a signé la réflexion la plus aboutie sur le concept d’identité européenne, la position théorique reste embryonnaire. Parmi les nombreux thèmes examinés, le sujet de l’inégalité sociale semble primordial. L’inégale répartition des ressources sociales devient un facteur de différence majeur dans le développement de l’identité européenne. L’observation du comportement des élites privilégiées ne peut être réprouvée, mais elle réfute les tendances au changement social entraînées par le rapide essor des voyages et des migrations. Le projet Orientations of Young Men and Women to Citizenship and European Identity comporte une liste complète de variables. Il révèle ainsi la fragilité de l’évaluation de l’identité européenne qui repose sur l’étude. Les résultats, plutôt hétérogènes, ne donnent pas une vision claire de la réalité concernant la possession d’une identité européenne. La solution, pour éviter le manque de cohérence dans les réponses apportées à une question, est de fusionner différentes variables en un seul indice composite. La nécessité d’utiliser la variable composite dévoile certains des problèmes que génère l’utilisation de l’évaluation des attitudes et des opinions pour déterminer comment se forme l’identité. Michael Bruter souligne une faiblesse dans l’étude qui dépasse de loin le point spécifique examiné ici. Il révèle que les difficultés à mesurer l’identité européenne proviennent à la fois de perceptions erronées et d’un manque de clarté du concept. Lorsqu’on se penche sur des concepts assez complexes et extrêmement abstraits, il est évident qu’on risque d’être mal compris ou de favoriser des perceptions erronées. Au lieu d’avoir recours à une définition lexicale, les informateurs utilisent toute sorte d’interprétations individuelles du peu de langage qu’ils rencontrent. Cette difficulté n’est pas facile à maîtriser. Manuela du Bois-Reymond a proposé d’opter pour des entretiens qualitatifs. Pour surmonter les lacunes des sondages, des études plus inductives peuvent être menées, comme dans les études qualitatives approfondies. Trouver l’identité européenne dans la réalité vécue ? Pour conclure cet article, je souhaite mettre en avant quelques considérations sur la façon de surmonter l’une des faiblesses de la recherche sur l’identité européenne menée jusqu’à présent. L’équipe de Chisholm introduit l’expression « l’Europe comme une réalité vécue ». Elle observe que les expériences réelles de l’Europe engendrent un plus grand intérêt, des attitudes plus positives et un plus fort sentiment de cohérence avec les autres populations européennes. Elle remarque qu’une condition essentielle au développement d’une identité européenne est de vivre « dans et avec l’étranger » pour qu’il puisse devenir familier. L’étude de dissertations écrites par des jeunes amène l’équipe à indiquer : « Ceux qui ont goûté à une Europe vivante au cours de leur vie décrivent de façon touchante comment cette expérience a transformé leurs perceptions des autres pays, cultures, langues et populations. » Michael Bruter soutient cette idée en affirmant que « l’identité n’est pas abordée spontanément en termes d’analyse, mais se vit et au mieux s’exprime ». Les individus n’ont pas une vision globale de leur propre identité. La conscience de l’identité n’est pas, pour utiliser une expression empruntée à la sociologie postmoderne, réflexive. Selon Bruter, les expressions de l’identité sont contextuelles et la véritable identité pourrait ne pas être révélée lorsqu’on s’exprime de façon spontanée. « Ainsi, lorsqu’on demande simplement “d’où venez-vous ?”, les réponses des sondés dépendent beaucoup du contexte et intègrent parfaitement les situations sur lesquelles ils s’attendent à être interrogés ». De cette manière, lorsqu’on demande à une Allemande d’où elle vient, et qu’elle répond d’Europe quand elle est aux Etats-Unis, d’Allemagne quand elle est en Europe et de Berlin quand elle est en Allemagne, ces expressions ne reflètent pas différentes identités mais seulement différentes expressions contextuelles de l’identité. Cette constatation donne la clé de ce qui a été trompeur dans de nombreuses recherches et les difficultés à respecter l’intention d’inclure la réalité vécue. Des raccourcis ont été trouvés pour toucher les Européens concernés. Ce qu’il a manqué, c’est la véritable expérience vécue, qui est de plus en plus accessible. L’Union européenne a favorisé des projets de mobilité pour les jeunes, actuellement le programme Jeunesse en action, et des programmes éducatifs, aujourd’hui regroupés dans un seul cadre, le programme Education et formation tout au long de la vie – avec Comenius pour l’enseignement scolaire, Erasmus pour l’enseignement supérieur et Leonardo da Vinci pour l’enseignement et la formation professionnels. Dans tous ces programmes et leurs prédécesseurs, la mobilité transfrontalière a été un objectif premier. Ainsi se dessine un véritable axe de recherche pour capitaliser de nouvelles connaissances sur l’identité européenne. Plusieurs études confirment que la mobilité transfrontalière est le facteur indispensable pour se faire une idée des trajectoires d’individus qui ont engrangé des expériences réelles à l’étranger et ainsi développé une réflexivité sur l’identité géographique (voir par exemple la publication de Nowicka et Rovisco, Cosmopolitanism in practice, Ashgate, 2009). L’évolution observée dans l’emploi de ce concept a brouillé la distinction initialement opérée, tandis que la conception institutionnaliste servait de base à la définition d’une identité géographique. Au départ « naïf », l’emploi de ce concept a certes été affiné. Mais si, dans la recherche sur la jeunesse européenne, le débat sur la quête d’une identité européenne a progressé avec l’élaboration de concepts et de méthodes, il subsiste des lacunes qui exigent la poursuite de cette réflexion fondamentale. __________________________________________ ¹ Ce document est un résumé de l’article intitulé « Unified European Youth? – The stand of the discussion of European Identity » présenté lors de la conférence à mi-parcours du réseau de recherche Jeunesse et génération (RN30) de l’Association sociologique européenne en coopération avec l’Institut estonien de la jeunesse à Roosta, Estonie, du 8 au 11 janvier 2009. Le document dans son intégralité peut être obtenu sur demande à l’auteur : [email protected]