LA TRADITION DOMINICAINE DE L`OBÉISSANCE RELIGIEUSE*
Transcription
LA TRADITION DOMINICAINE DE L`OBÉISSANCE RELIGIEUSE*
LA TRADITION DOMINICAINE DE L'OBÉISSANCE RELIGIEUSE * par fr Pierre Raffin, op « À l'orgine de l'Ordre, saint Dominique demandait aux frères de lui promet-tre vie commune et obéissance. Lui-même se soumettait humblement aux décisions, spécialement aux lois, que le Chapitre général des frères établis-sait, après mûre délibération. Mais en dehors du Chapitre général, il exige-ait de tous l'obéissance volontairc avec bonté certes, mais aussi avec ferme-té dans tout ce que lui-même en gouvernant l'Ordre avait prescrit après juste délibération. Pour demeurer fidèle à son esprit et à sa mission, la communauté a besoin du principe d'unité qu'elle obtient par l'obéissance 1. » Ce texte, en faisant appel au comportement de saint Dominique (les référen-ces citées sont empruntées soit aux Constitutions primitives, soit au procès de canonisation, soit au Libellus de Jourdain de Saxe), souligne le lien qui unit inséparablement vie commune et obéissance : « Saint Dominique deman-dait aux frères de lui promettre vie commune et obéissance. » Il laisse enten-dre que cette obéissance est inséparable de l'exercice du gouvernement. Notre conception de l'obéissance va en effet s'exprimer à travers un style propre de gouvernement. Avant de dégager les exigences du style de gouvernement propre à l'Ordre, je voudrais rappeler les traits essentiels de la vie commune dont nous faisons profession. Pour en mieux saisir l'originalité, je présenterai brièvement les dif-férents types de vie commune et, par là même, les différents types d'obéissan-ce qu'ils appellent. 1. La vie commune dans les différentes traditions de la vie religieuse Les disciples qui, dans le désert, se regroupent autour d'Antoine le Grand et tous ceux qui ailleurs feront avec d'autres la même chose entendent se mettre à l'école d'un maître, d'un père spirituel, qui les guidera dans leur recherche de Dieu. Cette dépendance à l'égard d'un maître peut prendre parfois un vis-age très ascétique, dont les Apophtegmes nous offrent des exemples pittores-ques. La vie commune existe à un stade encore embryonnaire, mais elle est toute au service de la recherche personnelle de Dieu dans la solitude. Pour parer aux dangers inévitables de la solitude que les solitaires véritables ne cesseront d'ailleurs de dénoncer – la vie commune, la vie cénobitique, va se développer. Tout d'abord sous la forme un peu anonyme et militaire que lui donnera saint Pakhôme, l'obéissance garde son visage ascétique de dépendan-ce radicale à un supérieur absolu, sous une règle rigide. Mais, très vite, avec ce Grec fin et réaliste qu'était saint Basile2, la vie commune et l'obéissance vont prendre un visage *Article publié dans La Vie Spirituelle, janvier-février 1985, pp. 39-50 nouveau. Le maître n'est plus le supérieur absolu des coenobia pakhômiens ; dans des communautés aux dimensions raisonnables, l'abbé s'efforce de connaître chacun de ses moines et de discerner en chacun d'eux le charisme qu'il faudra faire fructifier dans une fraternité. On pressent déjà la dimension fraternelle de l'obéissance qui sera la note propre des Men-diants. Saint Benoît va être, en Occident, l'héritier direct des conceptions ba-siliennes, il va faire de ses monastères des écoles au service du Seigneur, des scholae Dominici servitii, où les moines s'édifieront (au sens étymologique du mot) mutuellement. L'abbé est le père de ses moines, mais il doit favoriser l'émulation fraternelle qui contribuera à la recherche de Dieu, il gouverne en fai-sant tout avec mesure. Comme le dit admirablement la règle de saint Benoît : « Qu'il tempère tellemene toutes choses que les forts désirent faire davantage et que les faibles ne se dérobent pas3. » Saint Bernard, tout en mettant davantage l'accent sur la solitude, aura un sens très vif de l'aide que constitue la vie fraternelle pour la mieux vivre. Ainsi le cloître cistercien est-il, selon lui, un paradisus claustralis, parce que des hommes y vivent ensemble, s'efforçant de bâtir une communauté fondée sur l'amitié spirituelle. C'est ce qu'exprime notamment la littérature des petits traités De amicitia spirituali qui fleurissent dans les premiers milieux cister-ciens. Saint Dominique et l'Ordre naissant ont baigné dans cet univers, notam-ment celui de Cîteaux, mais c'est ailleurs qu'ils s'enracinent. C'est l'idéal d'Au gustin que saint Dominique va reprendre pour ses frères, option qui s'exprime nettement en 1216 par le choix de sa Règle et d'« arctiores consuetudines »4. 2. La vie commune selon saint Augustin Pour saint Augustin, la vie commune est essentiellement une amitié fondée sur une commune recherche de Dieu. Ne le voyons-nous pas, peu avant son baptême, à Cassissiacum, dans une villa aux environs de Milan, avec ses amis, Alypius notamment et Monique, sa mère, réfléchissant avec eux à la manière dont ils pourront vivre ensemble ? C'est ce qu'exprime par exemple le dialogue des Soliloques, dans lequel Augustin est censé dialoguer avec la Sag-esse. La Sagesse lui demande : « Augustin, pourquoi désires-tu vivre avec des amis ? » ; et Augustin de répondre : « C'est afin de chercher ensemble et d'un commun accord à connaître Dieu et nos âmes. » Et la Sagesse insiste : « Mais Augustin, si tes amis ne veulent pas ou ne peuvent pas ? » Augustin répond : « Oh ! je les convaincrai, je les aurai ! » « Très bien Augustin, mais si tes amis vraiment ne veulent pas, ou bien s'ils font obstacle à cette recherche, que feras-tu ? » « Alors, je me sépare d'eux5. » Augustin ne peut donc concevoir de chercher Dieu autrement qu'avec des amis, mais à condition qu'ils soient d'accord. Ce climat communautaire entraîne la substitution à la vie commune de type paternel, familial, d'une vie commune de type fraternel. Dans la communauté augustinienne, ce sont des amis, des égaux, qui vont s'entendre sur un but à poursuivre, sur des moyens à prendre, sur un régime de vie à pratiquer, et l'un d'eux va rendre aux autres le service fraternel d'assurer la direction de la communauté. Plus d'abbé, mais un 2 prieur qui n'est qu'un prior inter pares, c'est-à-dire un premier parmi des égaux. C'est ce type de vie que Dominique va proposer à ses premiers frères ; Dominique que le prologue du Libellus de Jourdain de Saxe nous présente comme « fondateur, maître et frère » de son Ordre. On sait par ailleurs qu'il n'y eut jamais dans l'ordre qu'un seul abbé, Frère Matthieu6. 3. La visée de l'obéissance dominicaine Ainsi en faisant profession, le frère prêcheur ne se met-il pas d'abord à l'éco-le d'un pére spirituel, mais il met toute sa vie au service de la prédication de l'Évangile, à l'intérieur d'une communauté de frères dont toute la raison d'être et les institutions sont finalisées par le même idéal : une amitié partagée au service de la recherche de Dieu et de la proposition de l'Évangile. La promesse d'obéissance met le frère prêcheur au service de l'Évangile dans une communauté de frères. Elle le députe totalement à l'annonce de l'Évangi-le. Comme le disait la lettre d'Honorius III du 4 février 1221, les prêcheurs sont des hommes qui, « par leur profession de pauvreté et de vie régulière, sont totalemcnt députés à l'annonce de la parole de Dieu ». Il est significatif que les Constitutions primitives de l'Ordre ne parlent jamais de l'obéissance pour elle-même, même si elles la sous-entendent très fréque-mment. La formation du novice dominicain est radicalement différente de la formation du futur moine ; le père maître doit apprendre aux novices les ver-tus chrétiennes, à rechercher l'humilité du cœur et du corps, mais tout cet effort est sous-tendu par la formation en eux du frère prêcheur, apte dans toutes les fibres de son être à la prédication de l'Evangile, verbo et exemplo. Un maître des novices dominicain ne doit-il pas apprendre aux frères « Quelle ferveur ils devront avoir dans la prédication quand le temps en sera venu »7 ? Aussi le maître des novices a-t-il moins à proposer, comme un père spirituel, son expérience personnelle, qu'à faire découvrir l'idéal que l'Ordre s'est donné de vivre. 4. Le fondement de notre obéissance C'est notre profession, rappellent les Constitutions, qui assure l'unité de l'Ordre : « Dans notre profession une seule promesse est exprimée, à savoir celle de l'obéissance au Maître de l'Ordre et à ses successeurs, selon les lois des Prêcheurs, et ainsi l'unité de l'Ordre et de la profession est assurée puisqu'elle dépend de l'unité du chef à qui tous sont tenus d’obéir, »8. En nous liant à Dieu et à l'esprit de saint Dominique, la profession nous lie également les uns aux autres. La structure grammaticale de la formule de profession, par la répétition des et, le traduit bien : « Promitto obedientiam Deo, et Beatæ Mariæ, et Beato Dominico « et tibi ». Dans le même mouvement où nous nous donnons à Dieu, nous nous donn-ons à nos frères, à travers cet homme entre les mains duquel on 3 fait professi-on et que le suffrage de la communauté a choisi. Si bien que nous nous enga-geons les uns à l'égard des autres à respecter la Règle et les Constitutions certes, mais à créer ensemble les communautés .qu'elles appellent, à servir ensemble la fin de l'Ordre qu'elles entendent nous proposer. Faire profession de vie commune, ce n'est pas seulement accepter de dépen-dre d'un supérieur, mais aussi d'une communauté de frères. 5. Autorité et obéissance dans la communauté dominicaine L'autorité émane de la communauté puisque le prieur détient son autorité du couvent qui l'élit, méme si cette élection a besoin d'être confirmée par l'in-stance supérieure. D'ailleurs, en définitive, l'autorité supréme dans l’Ordre est l'Ordre lui-même représenté par son Chapitre général, puisque le Maître de l'Ordre détient son autorité de l'élection du seul Chapitre sans que celle-ci ait besoin de la confirmation du SaintSiège. Si bien que cet homme à qui j'obéis a été choisi par la communauté pour être le serviteur d'un bien commun dont tous ont la charge, pour être le gar-ant de la vie apostolique – avec la plénitude de sens à donner à ce mot – que ce soit dans la vie interne du couvent ou dans son rayonnement extérieur. Par ailleurs son autorité échappe en principe à tout arbitraire. Elle est en ef-fet limitée, dans son exercice, par les Constitutions et les décisions capitulai-res prises à tous les échelons (couvent, province, Ordre) que le prieur a charge de faire respecter. En outre elle est toujours limitée dans le temps : les supé-riorats sont toujours provisoires, soumis à des réélections qui, elles-mêmes, ne peuvent être infinies, si bien que je serai amené demain à obéir à celui à qui je commande aujourd'hui. Il ne nous est jamais permis de nous installer dans l'autorité, d'en devenir propriétaires, nous ne pouvons en être que les serviteurs, si du moins le jeu des institutions est correctement respecté. C'est ce qui fonde l'objectivité de l'obéissance dominicaine. Pour autant l'ob-éissance ne doit pas devenir raide et inhumaine, en un mot un peu fonction-naire, sinon elle n'est plus évangélique ; mais nous devons tendre à cette ob-jectivité qui nous fait dépasser toutes nos antipathies, nos divergences d'opi-nion, nos incompatibilités de caractère, pour retrouver dans le prieur que la communauté s'est donné le serviteur de son bien commun. Si nous ne réus-sissons pas à atteindre ce niveau d'objectivité, nous risquons fort de ne ja-mais obéir vraiment, surtout aux plus mauvais jours, lorsque l'obéissance nous sera plus difficile, que le supérieur nous sera antipathique, que nous serons en désaccord avec lui, ou bien lorsque, avançant en âge, après avoir occupé de multiples charges, il nous faudra obéir à un frère plus jeune que nous. Pour rester fidèle à elle-même, l'obéissance dominicaine suppose également le fonctionnement normal des institutions, et c'est en cela que les Chapitres généraux qui ont suivi le Concile ont opéré une révolution considérable : en redonnant à l'ordre la vigueur de ses institutions primitives que le poids des siècles avait gauchies. Il faut 4 qu'à leur niveau propre, chapitres, conseils, su-périeurs puissent tenir leur rôle spécifique et si, par ignorance ou insoucian-ce, nous détruisons la cohérence de ces diverses entités, nous ne pouvons plus parler, chez nous, d'obéissance. Dans la recherche qui a précédé la refonte des Constitutions, on a souvent cité Humbert de Romans. Dans son De vita regulari, qui est sans doute l'un des plus purs témoignages que nous ayons sur le fonctionnement primitif de nos institutions, il montre bien comment s'exerçait aux origines de l'Ordre la coresponsabilité de tous les frères. Il y a, dit-il, dans l'exercice du gouverne-ment, des affaires minimes pour lesquelles le prélat peut agir seul. Il y en a d'autres au contraire pour lesquelles il ne peut agir sans prendre le conseil du couvent : « Quaedam vero sunt adeo magna, quod nullo modo debent sine consilio conventus expediri » et, parmi ces affaires de grande importance, il énumère les constructions, la nomination aux charges conventuelles, la vie apostolique du couvent. À côté de cela, ajoute-t-il, il y a un troisième type d'affaires, « Quaedam vero media », pour lesquelles il suffit de prendre conseil de quelques-uns, pour ne pas fatiguer le couvent par des réunions inutiles, « ne conventus in huius modi nimio fatigatur »9. C'est cette articulation institutionnelle qu'a voulu revaloriser le De Regimine des actuelles Constitutions, en redonnant notamment la priorité aux Chapit-res. Or ce qu'il nous faut comprendre, c'est que chacun de ces différents nive-aux engage notre obéissance, qu'il s'agisse de l'assemblée des frères ou du prieur, agissant soit pour faire appliquer la décision commune, soit décidant personnellement au nom du bien commun dont il a accepté le service. À chacun de ces échelons, il faut qu'interviennent successivement, avant tout acte de décision, l'information, la consultation, la décision, le contrôle et la critique, et parfois uniquement cela. Il y a des cas en effet où Chapitres et Conseils n'ont qu'un rôle consultatif, la décision finale appartenant au supé-rieur. C'est le cas, par exemple, de la cooptation d'un membre nouveau par la profession, chapitre et conseil sont invités à exprimer leur jugement par un vote, mais la décision finale appartient au Prieur Provincial. Chacune de ces instances n'a en effet, bien souvent, qu'un des aspects du problème, elle agit avec les lumières dont elle dispose, la lumière jaillissant finalement de ces lumières complémentaires. Il y a d'autres cas où la communauté ayant manifesté ses options par des décisions, il appartiendra au supérieur de les faire appliquer dans le quotidi-en ; il devient alors l'interprète, le garant de la volonté commune qui s'est exprimée dans les décisions capitulaires, et les frères lui doivent donc une obéis-sance joyeuse et volontaire. Le numéro des Constitutions déjà cité rappelle que c'était là la conduite de notre Père saint Dominique qui, « lui-même, se soumettait humblement aux décisions, spécialement aux lois, que le Chapitre général des frères établissait, après mûre délibération. Mais en dehors du Chapitre général, il exigeait de tous l'obéissance volontaire avec bonté certes mais aussi avec fermeté »10. La vie de saint Dominique nous offre divers témoignages de l'obéissance du fondateur des Prêcheurs. Nous le 5 voyons, par exemple, en 1216 délibérer d'une façon très fraternelle sur pied d'égalité, avec ses premiers compagnons, lorsqu'il s'agit de l'institution de l'Ordre et du choix de la Règle. Nous savons aussi que saint Dominique aurait voulu décharger totalement les clercs des responsabilités temporelles et les confier aux convers ; mais il se rangera à l'avis différent de ses frères, plus sensibles à l'expérience malheureuse de Grandmont qui avait finalement fait passer les clercs sous la coupe dominatrice des convers. Ainsi l'obéissance quotidienne au supérieur ne fait pas nombre avec celle qui s'exprime dans les chapitres et les conseils, bien au contraire elle s'articule étroitement avec celle que nous devons à ces autres instances. Comprenons bien que la cohérence de l'édifice est détruite dès que, par négligence ou mépris, nous détruisons l'un de ces rouages. Aussi « le supérieur, cherchant la volonté de Dieu et le bien de la commu-nauté, ne s'estimera pas heureux de dominer par son pouvoir mais de servir par la charité »11. Comme devait l'être l'abbé, selon l'idéal basilien, le prieur devra être attentif aux dons et aux charismes différents de ses frères pour les mettre en valeur12, réanimer sans cesse leur sens de la responsabilité et de la participation. Il y a, dans la fonction du prieur, un rôle d'animation, un art de déceler les dons originaux de chacun et de les faire fructifier, qui redonne à la communauté sa densité propre. C'est à lui notamment qu'il appartiendra d'assurer l'unanimité des coeurs dont parlent le prologue de la Règle et les Constitutions13. L'obéissance dominicaine s'appuie sur une confiance radicale dans les per-sonnes. La dépendance des uns et des autres, que nous acceptons en faisant profession dans l'ordre, suppose que nous nous fassions confiance, que nous fassions confiance à la rectitude personnelle et à la prudence de nos frères. Pensons-nous assez que nos frères nous croient capables, dans l'Esprit Saint, de décisions aussi graves que la cooptation de nouveaux membres, l'élection de nos supérieurs, l'élaboration de notre législation ? Tout cela devient impos-sible si nous ne pouvons pas faire fond sur la rectitude personnelle de nos frères, sur leur prudence personnelle. L'obéissance fait donc sans cesse appel à notre sens de la responsabilité, à notre conscience profonde de la vie du couvent, de la province ou de l'Ordre, en un mot du bien commun dont tous sont collégialement responsables. On ne peut plus parler de vie fraternelle si elle ne s'exprime pas dans la cores-ponsabilité de tous les frères. Il y a là une exigence inscrite au coeur de notre engagement dans l'Ordre. Il ne s'agit pas, comme certains l'imaginent naive-ment, de flatter en nous je ne sais quelle aspiration à l'indépendance ou à une pseudodémocratie, mais au contraire de réactiver sans cesse en nous l'amour et la recherche du bien commun qui nous est confié. Le renouvellement actuel de nos institutions dépend tout autant de l'aggiornamento de notre législati-on, que de la volonté des frères à vivre l'engagement qu'elles entendent provo-quer. Or, nous le savons bien, nous sommes perpétuellement tentés de nous enfermer dans nos préoccupations personnelles : dans notre travail, notre enseignement, nos divers engagements apostoliques, et de faire peser le poids de la vie commune 6 sur quelques-uns en nous souciant fort peu d'y apporter notre contribution. Nos couvents deviennent alors de quasi-pensions de famille où nous trouvons, grâce au dévouement de quelques officiers, le logement, la nourriture et même une prière commune ; inutile d'insister. Le faît d'élire ou de recevoir un supérieur, de confier telle responsabilité à un frère ne sig-nifie pas dégagement sur lui de toute notre responsabilité. Lorsqu' une com-munauté élit ou reçoit un prieur, elle s'engage normalement par le jeu de l'élection non seulement à lui obéir, mais à porter avec lui sa destinée propre, sinon il y a démission de la communauté et, une fois de plus, notre régime constitutionnel perd sa cohérence. Dans l'institution dominicaine, nous l'avons déjà dit, ce sens de la respon-sabilité s'exprime dans les Chapitres à tous les échelons : conventuel, provin-cial, général. Là encore il faut comprendre qu'un chapitre est quelque chose de très exigeant, il ne s'agit pas seulement de libérer la parole dans une joy-euse anarchie, mais pour en tirer une efficacité maxima de se plier à un cer-tain nombre de techniques. Il y a, dans nos Constitutions, un certain nombre de conditions qui déterminent la validité de certains actes capitulaires – con-ditions d'ordre juridique – et d'autres qui sont le fruit de l'expérience du fonctionnement de toute assemblée, il faut veiller à ne pas les télescoper. La mar-che d'une assemblée capitulaire ne s'improvise pas et c'est souvent l'impré-paration qui provoque la désaffection des frères pour la vie de leur commun-auté et qui, du même coup, ouvre la porte à bien des autoritarismes, appare-mment plus efficaces. Ainsi notre sens de la responsabilité s'exprime-t-il de façons très différentes. Au-dessus de la forme la plus élémentaire qu'est l'obéissance, il y a une autre forme qui s'exerce par la consultation : on sollicite des frères leurs avis, leurs points de vue, leurs idées ; les limites d'un prieur perdent de leurs inconvéni-ents s'il sait ainsi écouter ses frères, les faire réfléchir. Pour que cette consul-tation soit féconde, il est nécessaire de développer l'information et notamment de créer les conditions qui permettent aux frères de s'informer les uns par les autres. Enfin, il y a une autre forme de participation qui est la décision. Elle est parfois le fait du groupe : couvent, province, Ordre, et l'on assiste à une extension du pouvoir de décision au groupe. Elle peut aussi revenir au supé-rieur, soit qu'il s'appuie sur la consultation la plus large possible de la com-munauté intéressée par la décision, soit qu'il s'agisse d'affaires minimes où il peut agir seul. 6. Obéissance et vérification Une communauté dominicaine a besoin d'instances de régulation et de véri-fication. Ce fut naguère le rôle du chapitre des coulpes (devenu depuis chapi-tre régulier), malheureusement trop souvent envisagé et vécu comme un aveu devant un supérieur ou comme vérification des personnes par rapport à une norme objective (en respectant rigoureusement le for externe), dont les dérog-ations étaient minutieusement tarifées. Cet effort n'était pas nécessairement dépourvu de valeur communautaire car, en manquant à tout ce qui fait l'objet de 7 notre profession, nous manquons finalement à la communauté ellemême. Il faut sans doute faire aujourd'hui un pas de plus. Retrouver l'esprit du chapitre régulier, ne serait-ce pas accepter de nous examiner ensemble sur la manière dont nous nous acquittons de notre engagement, pris les uns envers les autres, de créer des communautés évangéliques, d'exercer l'apostolat, comme l'envisagent les Constitutions actuelles14. Certes, il faut faire la part des comportements personnels et des comportements collectifs, mais il faut que chacun accepte de se laisser interpeller et remettre en question par ses frères, sinon on ne peut plus parler de vie commune. 7. En guise de conclusion Ainsi y a-t-il dans les traditions de la vie religieuse des manières différentes de vivre l'obéissance de Jésus qui est le prototype de l'obéissance du religieux. La tradition dominicaine n'est pas la moins exigeante de celles-là. Il ne faut pas se méprendre sur les origines du caractère démocratique des institutions dominicaines et leur possible connivence avec les courants com-munautaires communes et universités – du Moyen Age. D'une part, la démo-cratie est un art difficile et, dans l'Église comme dans la société, elle ne peut étre le fait que d'hommes vraiment libres et profondément rectifiés. D'autre part, si l'on en croit Jourdain de Saxe15, c’est le pape Innocent III qui a invité saint Dominique à choisir démocratiquement avec ses compagnons la règle de l'Ordre ; la toute première délibération dominicaine, en 1216, est un acte d'o-béissance au pape ! Enfin, comme l'a magistralement montré le dernier ouvra-ge du Professeur Gaudemet16, l'élection n'a pas au Moyen Âge la signification que nous lui donnons aujourd'hui. Tandis que les droits modernes analysent l'élection comme une manifestation de la volonté d'un groupe, qui librement, conseillé ou guidé, choisit l'un des siens pour le représenter ou le gouverner, l'élection médiévale fut tenue avant tout pour une manifestation de la volonté divine (« Vox populi, vox Dei »). Elle est un « signe » qui « désigne », à côté d'aut-res signes de caractère prophétique ou miraculeux. Ce n'est que peu à peu que la détermination plus précise du corps électoral et de la procédure à suivre (le droit des Ordres mendiants a joué en cela un rôle décisif) ont mis plus en relief la volonté humaine, sans pour autant écarter l'idée d'un signe divin (par exemple la coexistence de l'élection par scrutin et de l'élection « par ins-piration » dont l'unanimité traduit l'action de Dieu). Si les électeurs ne font qu'exprimer la volonté humaine, l'élu ne peut être tenu pour leur représentant ou leur délégué car ce n'est pas d'eux qu'il tient son pouvoir. fr. Pierre RAFFIN, op 8 NOTES : 1 Constitutions O.P. (1969), n° 17, § 1. J. GRIBOMONT, Obéissance et Évangile selon saint Basile le Grand, dans Supplément de La Vie Spirituelle, VI (1952), p. 192-195. 3 SAINT BENOIT. Régle, ch. 64, 19. 4 J OURDAIN DE SAXE, Libellus n° 42. 5 SAINT AUGUSTIN, Soliloques, Livre I, ch. 12. 6 « Il lui (saint Dominique) parut bon de faire élire abbé un frère qui régirait les autres par autorité, en qualité de su-périeur et de chef. Il se réserva toutefois le pouvoir de le contrôler. Ainsi frére Matthieu fut-il canoniquement élu en qualité d'abbé. Il fut dans l'ordre le premier et le dernier à porter ce titre d'abbé, car les frères décidérent dans la suite, pour souligner l'humilité, que celui qui serait à la tête de l'Ordre ne s'appellerait pas abbé, mais maître » (JOURDAIN DE SAXE, Libellus n° 48). 7 Premières Constitutions de l'Ordre, Distinction I, ch. XIII. 8 Constitutions O.P. (1969), n° 17, § 2. 9 HUMBERT DE ROMANS, De vita regulari, Ed. Berthier, t. II, p. 284-285. Sur l'évolution des rôles du Conseil et du Chapitre dans la vie conventuelle, voir A. DUVAL, Note sur conseil et chapitre dans la vie conventuelle, « Concorde » n° 14 (septembre 1968), p. 198 et ss. 10 Constitutions O.P. (1969), n° 17, § 1. 11 Constitutions O.P. (1969), n° 20, § 3, qui cite la Règle de saint Augustin. 12 Constitutions O.P. (1969), n° 20, § 2. 13 Constitutions O.P. (1969), n° 2. 14 Constitutions O.P. (1969), n° 7, § II. 15 JOURDAIN DE SAXE, Libellus, n° 41. 16 J. GAUDEMET. 'Les éÌections dans l'Église latine des origines au XVIe siècle. avec la collaboration de J. DUBOIS, A. DUVAL et J. CHAMPAGNE. Paris, Fernand Lanore, 1979. 2 9