Nouveautés de Walter Benjamin
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Nouveautés de Walter Benjamin
Un texte inédit de Carlos Liscano Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 3 avril 2010. Nouvelle série n° 70 De plaines en forêts de vallons en collines Du printemps qui va naître à tes mortes saisons De ce que j’ai vécu à ce que j’imagine Je n’en finirais pas d’écrire ta chanson Ma France Picasso tient le monde au bout de sa palette Des lèvres d’Éluard s’envolent des colombes Ils n’en finissent pas tes artistes prophètes De dire qu’il est temps que le malheur succombe Ma France Au grand soleil d’été qui courbe la Provence Des genêts de Bretagne aux bruyères d’Ardèche Quelque chose dans l’air a cette transparence Et ce goût du bonheur qui rend ma lèvre sèche Ma France Leurs voix se multiplient à n’en plus faire qu’une Celle qui paie toujours vos crimes vos erreurs En remplissant l’histoire et ses fosses communes Que je chante à jamais celle des travailleurs Ma France Cet air de liberté au-delà des frontières Aux peuples étrangers qui donnaient le vertige Et dont vous usurpez aujourd’hui le prestige Elle répond toujours du nom de Robespierre Ma France Celle qui ne possède en or que ses nuits blanches Pour la lutte obstinée de ce temps quotidien Du journal que l’on vend le matin d’un dimanche À l’affiche qu’on colle au mur du lendemain Ma France Celle du vieil Hugo tonnant de son exil Des enfants de cinq ans travaillant dans les mines Celle qui construisit de ses mains vos usines Celle dont monsieur Thiers a dit qu’on la fusille Ma France Qu’elle monte des mines descende des collines Celle qui chante en moi la belle la rebelle Elle tient l’avenir, serré dans ses mains fines Celle de trente-six à soixante-huit chandelles Ma France Jean Ferrat 1930 - 2010 Nouveautés de Walter Benjamin SOMMAIRE ÉDITO Jean Ferrat : Ma France. Page I Jean Ristat : Le théâtre de l’amour selon Badiou (II). Page II Jacques-Olivier Bégot : Walter Benjamin : les chemins de la critique. Page III Jacques-Olivier Bégot, Gérard Raulet : Gérard Raulet : un travail décisif (entretien). Page III Jacques-Olivier Bégot : Archéologie de la critique. Page III Jean-François Poirier : La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié. Page IV Jacques-Olivier Bégot : La pédagogie par les ondes. Page IV Sophie Wahnich : Refaire l’histoire de la Révolution française ? Page V François Eychart : Notre monde selon Ingo Schulze. Page V Franck Delorieux : Vailland, romancier et journaliste. Page VI Julie Wolkenstein : Le revers de la médaille féminine. Page VI Christophe Mercier : Nabokov tel qu’en lui-même. Page VII Sébastien Banse : Sherwood Anderson : les évasions impossibles. Page VII Yahia Belaskri : Écrivain, infâme ? Page VII Matthieu Lévy-Hardy : Comédie humaine sur Bollywood boulevard. Page VIII Yahia Belaskri : Ils le disent ! Page VIII Amélie Le Cozannet : Pourquoi a-t-on oublié André Baillon ? Page VIII Carlos Liscano : La recherche. Page IX François Hàn : Une force de combat. Page X Jean-Claude Hauc : « Calomniez, calomniez… » Page X Baptiste Eychart, Ellen Meiksins Wood : Une archéologie du capital (entretien). Page XI Jacques-Olivier Bégot : Pour une théorie matérialiste de la culture. Page XI Gérard-Georges Lemaire : Turner face à ses précurseurs. Page XII Justine Lacoste : L’« invention » du Greco. Page XII Giorgio Podestà : Autoportraits à la mexicaine. Page XII Louis-Henri Botule : Musées privés et expos bling-bling. Page XIII Gérard-Georges Lemaire : Daniel Dezeuze réinvente la peinture d’histoire. Page XIII Olivier Ducastel, Jacques Martineau, José Moure, Gaël Pasquier : Filmer sans pathos (entretien). Page XIV José Moure : Le cinéma à pleines dents. Page XIV Gaël Pasquier : La moindre des choses. Page XIV Claude Glayman : Wagner enfin à l’Opéra de Paris. Page XV Michel Bulteau : Kurt Cobain bien vivant au Reading Festival. Page XV François Eychart : Les mélodies tardives de Fauré. Page XV Jean-Pierre Han : Théâtre d’aujourd’hui ? (suite). Page XVI Sidonie Han : Une marionnette éclairée. Page XVI Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI dans l’Humanité du 3 avril 2010. Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan. Directeurs : Aragon puis Jean Ristat. Directeur : Jean Ristat. Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han. Secrétaire de rédaction : François Eychart. Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts), Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres), Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles), Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs). Conception graphique : Mustapha Boutadjine. Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas), Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille), Marc Sagaert (Mexique), Marco Filoni (Italie), Gavin Bowd (Écosse), Correcteurs et photograveurs : SGP. Le théâtre de l’amour selon Badiou (III) par Jean Ristat J ’aurais pu titrer cette série d’articles consacrés à l’éloge de l’amour « Le philosophe amant ». Badiou, en effet, s’y risque à la confidence avec pudeur, se met lui-même en scène dans le théâtre de l’amour. La séduction est l’arme du philosophe, et Badiou sait en jouer, en bon comédien. Il évoque certains éléments de sa biographie : « Il y a eu des drames et des déchirements et des incertitudes », pour croiser théorie et pratique dans « un savoir intime ». Il peut ainsi s’opposer au discours sceptique, moraliste : « Et je crois bien être assuré du point que, celles que j’ai aimées, ce fut et c’est réellement pour toujours. » Le « toujours » est une proposition d’éternité « dans le temps même de la vie » et non dans un autre monde. L’épreuve de l’amour ouvre à la philosophie – « Qui ne commence pas par l’amour ne saura jamais ce que c’est que la philosophie », fait-il dire à Socrate dans le livre V de la République de Platon. Le théâtre de l’amour est « l’exploration de l’abîme qui sépare les sujets, et la description de la fragilité de ce pont que l’amour jette entre deux solitudes ». On comprend qu’il aime le théâtre, puisqu’il le décrit comme le « moment où la pensée et le corps sont en quelque manière indiscernables ». Le théâtre est une « figure de l’amour ». Et Badiou se plaît à citer un vers de Pessoa : « L’amour est une pensée. » Le théâtre comme l’amour est « une pensée en corps » – le « en corps » s’entend aussi « encore ». Dans le théâtre, comme dans l’amour, il y a exigence de répétitions : « Le désir est une puissance immédiate, mais l’amour demande, en outre, du soin, des reprises. » Et le communisme dans tout cela ? Le théâtre en un certain sens est « communiste », dans la mesure où il est une « œuvre collective », la forme esthétique de la fraternité. Tout comme l’amour, il fait prévaloir « l’encommun sur l’égoïsme ». Une des définitions possibles de l’amour serait donc le « communisme minimum ». Ainsi sommes-nous conduits à nous interroger sur le mot communisme. Le colloque de Londres, en mars 2009, dont les actes viennent d’être publiés, peut nous aider à y voir plus clair. Faut-il abandonner le mot au prétexte qu’il serait dévalorisé par les crimes du stalinisme et du maoïsme et les échecs du « socialisme réel » ? Remarquons que l’idée d’échec a été non seulement véhiculée, développée, matraquée par la propagande capitaliste, mais aussi intériorisée par certains communistes et bon nombre de « progressistes ». Puisque l’utopie communiste a partout échoué, alors abandonnons le mot communiste, disent-ils. Cela revient à céder à ce que Badiou désigne justement comme « un terrorisme langagier qui nous livre aux ennemis ». Communiste ferait ringard, puisqu’il n’y a pas d’autre monde possible, nous martèle-t-on, que celui où règne la loi du marché, c’est-à-dire celle de la marchandise et de l’argent. Puisqu’il y eut échec, il faut donc consentir au dogme capitaliste et sauver « les banques sans les confisquer, donner des milliards aux riches et rien aux pauvres », etc. L’intérêt du livre de Badiou, l’Hypothèse communiste, tient au fait qu’il interroge trois sortes d’échec des politiques d’émancipation. Les trois Appel pour les Lettres françaises Je soutiens l’association Les Amis des Lettres françaises Je verse : 164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis CEDEX. Téléphone : (33) 01 49 22 74 09. Fax : 01 49 22 72 51. E-mail : [email protected]. ............................................................................................................................................................................. .............................................................................................................................................................................................................................. ............................................................................................................................................................................ .................................................................................................................................................................................................................... ........................................................................................................................................................................... ..................................................................................................................................................................................................................... Retrouvez les Lettres françaises le premier samedi de chaque mois. Le prochain numéro paraîtra le 15 mai 2010. F R A N Ç A I S E S ............................................................................................................................................................................. .............................................................................................................................................................................................................. Nom : Prénom : Adresse : Tél. : courriel : Copyright les Lettres françaises, tous droits réservés. La rédaction décline toute responsabilité quant aux manuscrits qui lui sont envoyés. LES LETTRES séquences historiques qu’il étudie – la Commune, Mai 68, la révolution culturelle – sont des voies vers le socialisme dont l’échec montre qu’elles n’étaient pas les bonnes pour arriver au communisme. Il faut les considérer simplement comme des étapes, autrement dit des échecs apparents dont il importe de tirer, pour chacun, la leçon. J’invite le lecteur à suivre son analyse des expérimentations de telle ou telle forme de l’hypothèse communiste. « La logique des peuples est lutte, échec, nouvelle lutte, nouvel échec, nouvelle lutte encore, et cela jusqu’à la victoire », écrit-il, citant Mao. Pourquoi au bout du compte la « victoire » fait-elle peur ? Elle expose à la forme la plus « redoutable » de l’échec : « S’apercevoir que c’est en vain qu’on a vaincu, qu’une […] révolution n’est jamais qu’un entre-deux de l’État. » Il ne faut donc pas que le sujet intériorise ce nihilisme et se décourage : « On peut parler d’un espace des échecs possibles. Et c’est dans cet espace qu’un échec nous invite à chercher, à penser le point où désormais il nous sera interdit de défaillir. » La propagande prétend nous faire renoncer à l’hypothèse communiste en la désignant comme chimère, utopie. On entend souvent des gens dire : belle idée que le communisme mais irréalisable, impossible. Mais qui a décidé de ce qui était possible et de ce qui ne l’était pas, sinon l’État ? « Le dépérissement de l’État est sans doute un principe qui doit être visible dans toute action politique […] et aussi une tâche infinie. » Certes. Cependant, si, comme Badiou, on affirme que « la position du mot (communiste) ne peut plus être celle d’un adjectif », comme dans Parti communiste, ou régimes communistes, nous sommes conduits à dénier à la forme « parti », comme à celle de « l’État socialiste », la possibilité d’assurer le soutien réel de l’idée communiste. De nouvelles formes politiques qui relèvent de la politique sans parti ne sont pas négligeables. Il reste qu’une politique doit être organisée. D’ailleurs, Badiou pose la question de savoir de quel type d’organisation nous avons besoin. Il rejette « le dispositif classique du parti, appuyé sur des relais sociaux et dont les “combats” les plus importants sont en fait les combats électoraux ». Nous vivons d’évidence la crise de la démocratie parlementaire. Le philosophe nous invite à voir, dans la période historique actuelle, qu’il existe d’autres possibilités que celles qu’on veut nous imposer : « L’économie capitaliste déchaînée et la politique parlementaire qui la soutient. » Badiou est philosophe. Son livre, l’Hypothèse communiste, « ne traite pas directement de politique ». Il ne fait pas de philosophie politique, qu’il qualifie de « servante érudite du capitalo-parlementarisme ». On ne lui demandera pas je ne sais quelle solution miracle pour en finir avec « la corruption généralisée des esprits, sous le joug de la marchandise et de l’argent ». Il nous dit simplement qu’il nous faut le courage d’avoir une idée – « une grande idée ». Cette grande idée est l’idée communiste. Avec cette conviction « commence ce qui mérite d’être appelé la “vraie politique” ». À suivre ............................................................................................................................................................................. ............................................................................................................................................................................................... Chèque à libeller à l’ordre de l’association Les Amis des Lettres françaises et à envoyer aux Lettres françaises 164, rue Ambroise-Croizat, 93528 Saint-Denis Cedex . AV R I L 2010 ( S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U 3 AV R I L 2010) . II WALTER BENJAMIN Walter Benjamin : les chemins de la critique À l’approche du soixante-dixième anniversaire de sa disparition, l’un des plus français des philosophes allemands continue de susciter l’intérêt. Les éditions Fayard viennent ainsi de mettre en chantier une nouvelle édition critique, qui promet d’apporter d’indispensables lumières sur cette pensée difficile et exigeante malgré la réputation de dilettantisme que lui a trop souvent attirée le recours à la forme de l’essai. De son côté, Miguel Abensour accueille dans la collection « Critique de la politique » un recueil de textes en grande partie inédits. Ces deux publications récentes confirment, si besoin était, la place centrale de la critique dans la pensée de Benjamin, des premiers textes publiés à la veille de la catastrophe de 1914 aux derniers feuillets arrachés à l’exil. Ces deux livres mettent également l’accent sur la confrontation avec le romantisme, objet de la thèse de 1919, intitulée le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, qui ouvre l’édition des Œuvres et Inédits. Comme l’avait déjà souligné Michael Löwy, qui préface le recueil Romantisme et Critique de la civilisation, ce débat est à la base de toute la pensée de Benjamin, auteur à l’âge de 21 ans d’un « Discours destiné à la jeunesse étudiante » qui porte le titre Romantisme. Il se prolonge jusqu’à la fin des années 1930, le compte rendu du livre d’Albert Béguin, l’Âme romantique et le Rêve, donnant à Benjamin une ultime occasion de revenir sur l’héritage du romantisme. Contrairement à un cliché aussi stéréotypé que tenace, le romantisme ne se réduit pas pour Benjamin à un mouvement de réaction aux idéaux de 1789. Dans le mélange de nostalgie et d’aspirations utopiques qui le caractérise, cet anticapitalisme porte une exigence libératrice que Benjamin, dès sa thèse de doctorat, n’hésite pas à qualifier de « messianique », anticipant ses ultimes réflexions, Sur le concept d’histoire, écrites au retour du camp où il avait été interné au début de la guerre. La diversité des chemins de la critique donne à penser que les écrits de Benjamin sont loin d’avoir livré leur dernier mot. Jacques-Olivier Bégot Gérard Raulet : un travail éditorial décisif Quel est le rapport de la version française avec l’original allemand? Gérard Raulet. Il faut d’abord saluer le geste de Claude Durand et des éditions Fayard, qui ont osé mettre en chantier ce vaste projet en s’engageant à faire paraître chaque volume de l’édition française entre six mois et un an et demi seulement après la publication du volume correspondant en Allemagne. Ces délais très courts représentent un défi d’autant plus redoutable que l’édition française est, plus qu’une traduction, une véritable « adaptation » de l’original. Ce travail de transposition est rendu nécessaire à cause de la précision des notes de l’appareil critique, que la traduction ne peut, à elle seule, restituer sans au matérialisme historique, que beaucoup jugeaient insuffisamment souligné par les éditions en circulation à l’époque. Peut-on imaginer qu’il en ira de même avec cette nouvelle édition ? Gérard Raulet. Telle n’est pas l’ambition de cette nouvelle édition, qui vise d’abord à mettre à la disposition du public des textes établis et datés aussi rigoureusement que possible. Pour un auteur comme Benjamin, qui a pratiqué le copier-coller avant la lettre, le bénéfice d’une telle approche génétique est évident : souvent, l’interprétation de tel ou tel fragment dépend pour une large part de la date de sa rédaction. Une datation plus rigoureuse permet également de mieux percevoir la continuité de nombreux motifs dans cette pensée, alors que l’on a souvent privilégié les ruptures. Plus encore, il n’est pas exagéré d’affirmer qu’aucun des textes de Benjamin existant actuellement en français ne correspond exactement à un original authentique. Ainsi, le texte français des thèses Sur le concept d’histoire qui fait autorité, repose, comme du reste celui de toutes les éditions allemandes jusqu’à maintenant, sur un texte dactylographié par Gretel Adorno à partir d’un original qui n’a pas été retrouvé. L’adjonction de deux thèses fortement imprégnées de messianisme est-elle l’œuvre de Benjamin ou une interpolation ? Il est difficile de trancher, mais l’exemplaire de travail retrouvé tardivement par Agamben, c’est-à-dire l’exemplaire qui de toute évidence a accompagné le travail de Benjamin sur les Thèses du début jusqu’à la fin, ne prévoit pas cette adjonction. C’est cet exemplaire qui, dans mon édition des Thèses, constitue par défaut la version de référence. Donc, il faut rester prudent et ne pas s’attendre, par exemple, à ce que cette réorganisation de la chronologie et de la hiérarchie des différentes versions d’un même texte lève comme par miracle toutes les difficultés d’interprétation. Mais on peut espérer que grâce au travail réalisé sur le grain des textes, les contours de la pensée de Benjamin ressortent avec encore plus de netteté. Comme l’ont souligné les travaux de chercheurs comme Stéphane Mosès ou Michael Löwy, c’est en montrant comment Benjamin, qui ne vivait pas à l’écart de son temps et partageait un certain nombre de questions avec ses contemporains, s’est efforcé de leur apporter des réponses tout à fait singulières que l’on jette sur ses écrits la plus grande lumière. Tels sont, en définitive, le sens et le but de cette édition critique intégrale. DR Pourquoi une nouvelle édition des écrits de Walter Benjamin ? Gérard Raulet. Cette édition intégrale et critique doit son existence au regroupement de la quasi-totalité des archives de Walter Benjamin à l’académie des arts de Berlin, qui a rendu possible un travail philologique d’une ampleur et d’une précision inédites. Aux manuscrits provenant des archives Max-Horkheimer, de Francfort, sont en effet venus s’ajouter plusieurs ensembles de documents que les précédents éditeurs n’avaient pas pu exploiter de façon satisfaisante, à commencer par ceux qui étaient conservés à Berlin-Est. À ce titre, cette nouvelle édition est aussi un effet de la réunification allemande. Il faut également mentionner d’autres compléments venus de Moscou et de Jérusalem (où se trouvent les archives de Gershom Scholem, qui fut l’un des amis les plus proches de Benjamin), mais aussi de Giessen ou de Marbach. Le fonds dont nous disposons aujourd’hui est donc beaucoup plus important que celui qu’avaient pu utiliser les responsables de la précédente édition. Une nouvelle édition s’imposait d’autre part pour remédier à l’éclatement des Gesammelte Schriften publiés en Allemagne à partir des années 1970. La découverte, au fil des ans, de nouveaux matériaux avait obligé les responsables de cette édition à ajouter aux premiers tomes une série de volumes complémentaires, pour mettre à la disposition du public ces nouveaux textes. Il était devenu assez compliqué de se repérer dans cet ensemble, dont le désordre reflète assez bien le destin des manuscrits de Walter Benjamin. Enfin, pour tenir compte de la singularité de cette production, nous avons choisi de rompre avec la distinction traditionnelle entre « œuvres » et « inédits », qui n’est, s’agissant de Benjamin, tout simplement pas pertinente. en passer parfois par le commentaire (pour ne donner que cet exemple : les conventions typographiques sont différentes dans les deux langues). Pour ce qui est des textes eux-mêmes, nous n’avons pas jugé utile de les retraduire lorsqu’ils avaient fait l’objet d’une traduction de qualité et nous avons proposé aux traducteurs de poursuivre le travail qu’ils avaient déjà réalisé en traduisant les matériaux inédits. Nous espérons que les traducteurs et les éditeurs accepteront de jouer le jeu, car je crois que nous avons tous à y gagner. De notre point de vue en effet, cette nouvelle édition n’a nullement vocation à concurrencer ni à remplacer les volumes actuellement en circulation. Les éditions de poche courantes conservent toute leur place et leur légitimité et continueront sans aucun doute à faire connaître les écrits de Benjamin à de nouveaux lecteurs. Tous ceux qui voudront approfondir leur connaissance de Benjamin et disposer d’une édition critique pourront se reporter à notre édition. Historiquement, les éditions successives des écrits de Benjamin ont été l’occasion de débats dont l’enjeu concernait l’interprétation de l’ensemble de sa pensée. On se souvient par exemple des controverses des années 1960 sur le rapport de Benjamin Entretien réalisé par Jacques-Olivier Bégot Archéologie de la critique Le Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand. Œuvres et inédits, de Walter Benjamin. Édition critique intégrale, tome 3. Éditions Fayard, 574 pages, 28 euros. L e Concept de critique esthétique dans le romantisme allemand a valu à Walter Benjamin le titre de docteur de l’université de Berne, en 1919. Ce brillant succès académique devait être le dernier, puisque, quelques années plus tard, l’université de Francfort allait rejeter son manuscrit d’habilitation sur le théâtre baroque, finalement publié en 1928 sous le titre Origine du drame LES LETTRES baroque allemand. C’est à Philippe LacoueLabarthe (auteur, avec Anne-Marie Lang, de l’excellente traduction ici reprise) que les lecteurs français doivent de pouvoir lire ce texte dont l’Absolu littéraire, publié avec Jean-Luc Nancy, avait déjà signalé la place fondatrice dans l’étude du romantisme allemand. En s’attaquant aux textes de Novalis et des frères Schlegel, Walter Benjamin se porte au cœur des débats d’où est née la conception de l’œuvre d’art moderne : contre Goethe, les romantiques défendent l’idée que toute œuvre digne de ce nom est par principe « critiquable », même si, selon eux, la critique est, bien plus qu’un jugement porté sur l’œuvre F R A N Ç A I S E S . AV R I L 2010 ( ensemble de lettres adressées à l’un de ses professeurs, ces matériaux donnent une idée des années d’apprentissage de Walter Benjamin, qui ne faisait cependant pas grand cas de l’Université. Pour tromper l’ennui où le plongeait l’enseignement de ses maîtres, Walter Benjamin avait imaginé, avec son ami Scholem, une université imaginaire dont il aurait été le recteur. Nul doute que cette anti-institution aurait fait une place de choix aux romantiques d’Iéna, fondateurs de cette critique émancipatrice de la culture que n’a cessé de pratiquer Walter Benjamin. au nom de critères extrinsèques, le déploiement d’une virtualité qui lui est immanente, une « réflexion » de l’œuvre au lieu d’une réflexion sur elle. L’apport de cette nouvelle édition tient d’une part aux manuscrits inédits, d’autre part au substantiel appareil critique établi par Uwe Steiner et traduit par Alexandra Richter. Outre une reconstruction minutieuse de l’histoire de la genèse et de la publication du texte (qui inclut quatre comptes rendus), Uwe Steiner a exhumé des archives de l’université de Berne une série de documents qui font connaître le détail des cours que Walter Benjamin y a suivis. Complétés par un S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U J.-O. B. 3 AV R I L 2010) . III WALTER BENJAMIN La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié Walter Benjamin. Romantisme et critique de la civilisation, textes choisis et présentés par Michael Löwy, traduits de l’allemand par Christophe David et Alexandra Richter. Éditions Payot, coll. « Critique de la politique », 240 pages, 21,50 euros. DR L es germanistes savent que la distinction entre Kultur, Zivilisation et Bildung est complexe, et les traducteurs se heurtent à ce manque fécond, comme l’est toujours le défaut des langues : nous n’avons en français que deux mots, culture et civilisation, pour rendre cette triade conceptuelle. Il semble que l’expression « critique de la culture » – précisons que le titre du livre n’est pas de Benjamin – aurait été préférable, car elle nous renvoie à celui qui l’exerça en premier, Rousseau, et à celui qui lui donna sa forme paroxystique, Nietzsche ; c’est bien en effet la culture sans Bildung, sans l’élan personnel qui hisse celle-ci au-dessus de la simple connaissance, qui est critiquée ici, une culture accumulative qui, caracolant de découvertes en découvertes, file sur le lac de Constance vers un progrès dont la figure est un drone : la mort caparaçonnée d’une armure. Benjamin a opposé toute sa vie à cette culture capitalisable d’une part des « réformes non scientifiques effrénées » (pierre dans le jardin des néokantiens) et, d’autre part, l’attention à l’extrême du concret. C’est bien son hostilité individualiste à une conception thésaurisante de la culture qui lui faisait considérer d’un œil égalitaire les pièces injouables du répertoire théâtral allemand, les Mémoires de Joséphine Baker écrits au tout début de sa carrière, les timbres-poste ou une soirée dans la vie de M. Albert, célèbre tenancier de bordel sur la place de Paris. Le bric-à-brac, le capharnaüm vous mettent à l’abri de cette culture mortifère. C’est de celle-ci que parle un article au titre assez explicatif pour qu’il ne soit pas nécessaire de le commenter : « Les armes de demain. Batailles au chloracétophénol, au chlorure de diphénylarsine et au sulfure d’éthyle dichloré », et c’est bien la culture parasitée par un rationalisme vétérinaire qui a fait penser aux Espagnols lancés dans une sanglante conquista, première forme de l’impérialisme européen, et donc moderne, que les Indiens étaient des corps sans âme. (Compte rendu de Marcel Brion, Bartholomé de Las Casas. « Père des Indiens ».) Ce recueil de textes, en partie inédits, de Benjamin est d’autant plus le bienvenu que nous n’en avions pas vu paraître en français depuis longtemps. Le texte, très important, qui ouvre le choix de textes effectué par Michael Löwy est le « Dialogue sur la religiosité du présent », texte de jeunesse qui témoigne de l’extrême cohérence de pensée que Benjamin a trouvée d’emblée : la nature est une cage de fer où l’oiseau langage ne peut chanter, contraint au silence, dans l’attente de ce qui viendra le délivrer. C’est pourquoi Benjamin ne saurait se satisfaire de l’amor dei spinoziste. « Nous avons eu le romantisme », dit la voix du Moi qui dialogue avec L’ami, et par lui la « face nocturne » de la nature, son fond « bizarre, horrible, effrayant, abominable – vil » sont apparus, ce qui nous interdit désormais ce « singulier sentiment d’être chez soi » que nous procure le panthéisme. « Au fondement de la religion, il y a un dualisme, une tendance puissante à vouloir s’unir à Dieu. Un grand homme peut y parvenir individuellement en avançant sur le chemin de la connaissance. C’est la religion qui dit les paroles les plus puissantes, c’est elle qui exige le plus, elle connaît aussi le nondivin et même la haine. Un divin qui est partout, que nous communiquons à tout événement et à tout sentiment, est une auréole dorée autour du sentiment et une profanation. » Refus de l’esthétisation de la religion. La figure médiatrice, si l’on peut employer ce terme par trop hégélien, de la religion est bien plutôt l’ange exterminateur, car, pour Benjamin, il y a un jugement sur le monde qui exclut toute forme de religion consolatrice, dont la piètre version qu’est la « religion de l’art » par laquelle il voyait l’œuvre de Proust contaminée. Buñuel avait chiffré, dans son film éponyme, cette terrible contrainte du moderne : se retrouver enfermé dans un salon bourgeois et s’en évader pour se précipiter dans un édifice cultuel qui vous retient encore plus inexorablement prisonnier. C’est bien pourquoi Benjamin affirmait la présence indéfectible de la théologie au revers de son œuvre. Comme la philosophie nous fait sortir de l’art tragique, la théologie nous arrache aux douceurs élégiaques de la plainte et de la prière, de la religion du dimanche. Michael Löwy, dans sa préface, explique la position de Benjamin par un diagramme où l’abscisse et l’ordonnée seraient le messianisme juif et le romantisme allemand tandis que le vecteur serait le matérialisme historique. On pourrait dire que les choses se présentent de manière un peu plus compliquée, car le romantisme que nous avons n’est pas le bon : « Voici l’ancien romantisme, celui qui n’est pas nourri par nous, par nos meilleurs éléments, mais par ceux qui souhaitent nous éduquer à répéter passivement le statu quo. Contre ce romantisme, j’espère vous avoir montré qu’un autre romantisme encore indéterminé et lointain est possible », écrit Benjamin dans « Romantisme, un discours à la jeunesse étudiante qui n’a jamais été prononcé ». Quant au messianisme, Benjamin en a saisi la nature profondément complexe quand il écrit : « Nous avons vraiment oublié que les mouvements religieux n’ont absolument pas saisi les générations dans une paix intérieure », l’espoir n’est pas cette douce certitude éventuellement agrémentée d’« une petite inquiétude de tout repos » (le mot féroce visait Paulhan) car ce nouveau romantisme que nous attendons n’est pas biedermeier : « La seule chose concrète que je peux alléguer, c’est le sentiment d’une donne nouvelle et inédite au cœur de laquelle nous souffrons. » On regrettera que la traduction soit très souvent entachée d’obscurités, qui semblent indiquer que les traducteurs n’ont pas vraiment compris ce qu’ils traduisaient, de fautes de syntaxe et autres impérities auxquelles ne nous avait pas habitués la prestigieuse collection de Miguel Abensour. Mais cela n’est pas bien grave, Benjamin ne va pas tarder à tomber dans le domaine public et les éditeurs et les traducteurs pourront peaufiner à l’envi des éditions et des traductions de cet auteur qui apparaît aujourd’hui comme celui qui a été d’autant plus capital qu’il n’aura été le contemporain de personne. Jean-François Poirier La pédagogie par les ondes F ace au nombre d’ouvrages consacrés à Walter Benjamin, il est parfois difficile de ne pas céder au sentiment que « tout est dit, et l’on vient trop tard ». À ce désenchantement désabusé, le travail de Philippe Baudouin apporte un éclatant démenti, et cela ne contribue pas peu à en faire une lecture revigorante, malgré les quelques redites qui l’alourdissent inutilement. Si l’intérêt de Benjamin pour la photographie et le cinéma est bien connu, au point que certains vont jusqu’à faire de l’article l’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique l’un des textes fondateurs de la théorie contemporaine des médias, ses recherches sur la création radiophonique, lorsqu’elles ne sont pas purement et simplement ignorées, sont d’ordinaire reléguées au rang des curiosités qui abondent dans cette œuvre aux mille facettes (pour preuve, le recueil Trois pièces radiophoniques, élément essentiel dans ce dossier, attend depuis longtemps une réédition que cette nouvelle publication favorisera peut-être). LES LETTRES Prolongeant les recherches pionnières de Sabine Schiller-Lerg, Philippe Baudouin rappelle que Benjamin a participé, en l’espace de quelques années seulement, à près de quatrevingt-dix émissions diffusées sur les ondes des radios de Francfort ou de Berlin. Si certaines de ces interventions adoptent une forme assez proche de genres bien connus, critique littéraire, entretiens ou conférences, que Benjamin a pu ensuite reprendre et publier en revue, la plupart d’entre elles furent l’occasion d’authentiques expérimentations avec ce nouveau médium, dont l’auteur rappelle l’importance dans l’Allemagne des années 1920. C’est en particulier dans ses émissions destinées à la jeunesse (qui représentent plus de la moitié de sa production radiophonique) que Benjamin s’est montré le plus inventif, comme en témoignent les deux échantillons joints à ce volume, extraits de Chahut autour de Kasperl, seule trace sonore qui ait survécu des activités de Benjamin. Philippe Baudouin n’a pas de peine à montrer comment l’ensemble du travail radiophonique de Benjamin, joint à quelques réflexions théoriques (demeurées à l’état d’ébauches, dont les deux principales sont traduites en appendice), éclaire la problématique de la reproductibilité technique et du « déclin de l’aura » qui en est la conséquence. Mais ce n’est peut-être pas là le versant le plus passionnant de ce travail, dont F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2010 ( sans le transformer simultanément »), il s’est efforcé d’utiliser le médium radiophonique pour répondre sur le plan de la pratique au problème de la crise de l’expérience que diagnostique le célèbre article de 1936 sur la figure du narrateur. L’alliance paradoxale de la forme traditionnelle du conte et d’une technique toute nouvelle vise à livrer à la jeunesse, plus qu’un message idéologique figé, les moyens de résister à l’enfer de la modernité capitaliste. La portée politique de la contribution de Benjamin à la création radiophonique se confond donc avec son ambition pédagogique, dont les deux principaux éléments sont, pour Philippe Baudouin, une « éducation à l’ambiguïté » et une « invitation à la flânerie citadine ». En 1933, Benjamin est contraint d’interrompre sa collaboration à la radio, que le nazisme aura tôt fait de transformer en un pur et simple instrument de propagande. Ce n’est certes pas le moindre des mérites de ce livre que d’avoir offert à ces documents d’une autre époque un sauvetage inespéré. DR Au microphone : Dr. Walter Benjamin. Walter Benjamin et la création radiophonique 1929-1933, de Philippe Baudouin. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Philia », 266 pages, 25 euros (avec un CD) le chapitre le plus risqué et le plus stimulant est certainement celui où l’auteur analyse avec autant d’audace que de précision quelques-uns des Contes radiophoniques écrits par Benjamin à l’intention de ses jeunes auditeurs. L’auteur d’Enfance berlinoise n’y a pas simplement glissé des allusions aux thèmes orchestrés dans ses essais théoriques les plus difficiles, notamment les célèbres thèses Sur le concept d’histoire, mais, conformément au précepte brechtien repris dans la conférence l’Auteur comme producteur (« ne pas approvisionner l’appareil de production S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U Jacques-Olivier Bégot 3 AV R I L 2010) . IV WALTER BENJAMIN/LETTRES alter Benjamin, dans ses thèses sur le concept d’histoire, entreprend une critique de la notion de progrès et de l’optimisme d’une certaine conception du temps qui habite le matérialisme historique des années 1930 et 1940 en lien avec les réalisations soviétiques. Ce temps est qualifié « d’homogène et vide », un temps qui, comme celui des positivistes, conduit à considérer l’histoire non comme un lacis complexe fait de détours, de régressions, de bifurcations et d’avancées, mais comme un ruban qui se déroule sans heurt. L’orientation du temps historique en termes de « progrès » produit un point de vue optimiste, une confiance dans le progrès technique qui doit amener l’émancipation d’une manière quasi mécanique. Mais ce faisant, elle met à nouveau dans l’ombre l’histoire des vaincus pour ne s’intéresser finalement qu’aux vainqueurs. Pour Walter Benjamin, loin d’être nouée à cette évolution progressive des rapports de forces et des rapports de production, la Révolution ne peut être qu’interruption du temps. La Révolution est nouée non à l’optimisme mais au pessimisme, qui seul rend lucide dans l’analyse des situations. Il faut ne pas être confiant et interrompre ce qui conduit à la catastrophe. La critique du positivisme rejoint alors celle d’un Quinet qui s’insurge, dans Philosophie de l’histoire de France, contre une conception de l’histoire fataliste qui fait de tous les événements antérieurs une nécessité pour préparer l’avènement du régime parlementaire et conduit de ce fait à relever les pans de l’histoire les plus haïssables et les plus contraires aux idéaux révolutionnaires ou même républicains. Pour Quinet comme pour Benjamin, ce qui s’efface du même coup, c’est l’ensemble des efforts accomplis pour faire advenir la liberté. L’événement révolutionnaire lui-même pourrait devenir une sorte de péripétie, ses échecs comme ses réussites nivelés. Faire l’histoire de la Révolution française avec Walter Benjamin conduirait à lui restituer son caractère inouï, à en faire à nouveau un objet d’étonnement. De ce fait, il s’agit non de l’englober dans un temps long de l’avant et de l’après, comme si elle avait été préparée et finalement achevée, mais de restituer à nouveau la radicalité d’une interruption du temps, de l’irruption d’une métaphysique, de l’irruption de la raison révolutionnaire comme raison tendue vers l’invention de la liberté, dans l’incertitude, l’inquiétude, le pari risqué. Il ne faut donc rien négliger, car chaque action peut offrir un éclair, « l’image dialectique » qui conduit à avoir prise lucidement sur son présent. En effet, « si seul le présent est le temps du politique, tout événement du passé peut y acquérir ou y retrouver un plus haut degré d’actualité que celui qu’il avait au moment où il a eu lieu ». Ce rapport au présent ne fige aucun DR Refaire l’histoire de la Révolution française ? W savoir, mais affirme que le passé ne peut que s’entrouvrir en fonction de l’interpellation du présent. Sans cette interpellation, l’investigation sur le passé ressemblerait à l’œuvre de ce géographe imaginé par Jorge Luis Borges qui entreprend de faire une carte du monde à l’échelle 1. Ainsi, avec Walter Benjamin, le détail n’est nullement refusé, mais il doit prendre consistance dans cette dialectique des temps. En cela il préfigure la raison dialectique de Jean-Paul Sartre, qui lui aussi remet en question la vulgate marxiste du progrès sans pourtant aller aussi loin dans l’analyse des enjeux qu’opère la conception du temps sur la pratique de l’histoire de la Révolution. Walter Benjamin évoque rarement la Révolution française mais toujours d’une manière précise. Fort de cette conception dialectique du temps, dialectique fragile, fugace, il remet en question la conception marxiste d’une Révolution française dans l’illusion car faite en habits de Romains. La thèse XIV est celle où il troque cette supposée illusion pour un flair de l’actuel. « L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu n’est pas le temps homogène et vide, mais qui forme celui plein de temps actuels. » Ainsi pour Robespierre, la Rome antique était un passé chargé de temps actuel surgi du continu de l’histoire. La Révolution française s’entendait comme une Rome recommencée. Elle citait l’ancienne Rome exactement comme la mode cite un costume d’autrefois. C’est en parcourant la jungle de l’autrefois que la mode a flairé l’actuel. Elle est le saut du tigre dans le passé. Ce saut ne peut s’effectuer que dans l’arène où commande la classe dirigeante. Effectué en plein air, le même saut est le saut dialectique, la révolution telle que l’a conçue Marx. Les historiens travaillent dans l’arène, mais l’histoire révolutionnaire effective n’est autre que ce saut dialectique. C’est pourquoi la Révolution n’est ni continuum du temps ni table rase, mais réagencement des temps. Le travail de l’historien de la Révolution française doit alors saisir comment ce réagencement s’effectue. À ce titre, Walter Benjamin se fait historien de la Révolution française en montrant que le calendrier révolutionnaire n’est pas une nouvelle institution du pouvoir mais la capacité de réagencement du temps. « Thèse XV : La conscience de faire éclater le continu de l’histoire est propre aux classes révolutionnaires au moment de leur action. La grande Révolution introduisit un nouveau calendrier. Les calendriers ne comptent pas le temps comme des horloges.(…) Les jours de fête sont des jours de remémoration. Les calendriers sont les monuments d’une conscience de l’histoire. » Avec Walter Benjamin et contre la logique du bicentenaire, la Révolution française doit rester une jungle où tout peut être réinterprété, réagencé en fonction d’indices qui viendront de notre présent. L’héritage ne peut en être fixé. Enfin, avec Walter Benjamin et son pessimisme actif, il y a lieu de revisiter une Révolution française environnée de dangers, effectuée par des acteurs inquiets, voire mélancoliques, conscients du danger de la contre-révolution qui rôde. Alors la puissance des événements pourra à nouveau être celle d’interruptions successives, qui font non pas déraper mais bifurquer la Révolution en interrompant la contre-révolution : le 14 juillet 1789 interrompt l’entreprise de répression armée du mouvement révolutionnaire ; les 5 et 6 octobre interrompent l’entreprise de trahison par non-ratification des décrets d’août ; le 10 août 1792 interrompt la trahison de l’exécutif et l’iniquité d’une Constitution censitaire. On pourrait poursuivre mais surtout, plutôt que de faire s’enchaîner sagement la Constituante, la Législative et la Convention, il s’agit de restituer le caractère séquentiel de cette Révolution, où chaque événement crée une véritable rupture avec le précédent et relance les dés sans certitude, créant pour chaque acteur le sentiment du saut du tigre et du contretemps. Sophie Wahnich Notre monde selon Ingo Schulze Dans son dernier recueil, Ingo Schulze s’affirme aussi comme un maître de la nouvelle. C haque nouvel ouvrage d’Ingo Schulze montre qu’il a acquis le statut d’un écrivain qui tient dans ses mains une partie de l’avenir des Lettres allemandes. Il n’est pas indifférent que cette situation caractérise un écrivain qui est né et a grandi en RDA et porte en lui l’histoire de cette partie de l’Allemagne. Histoires sans gravité, un de ses premiers romans – et roman d’importance –, sur la réunification allemande, présentait des personnages ordinaires qui n’étaient finalement ni pour ni contre l’ancien système, dans la mesure où ils avaient toujours réussi à s’en accommoder. On sait que dans toute société il y a des gens qui traversent leur temps sans rien voir, ou ne s’aperçoivent des choses qu’après… Combien sont-ils au juste ? Trop nombreux à l’évidence, ils deviennent intéressants pour un romancier quand le train-train qu’ils affectionnent vole en éclats et qu’ils doivent faire face à des bouleversements majeurs, comme par exemple ceux qui ont été provoqués par la réunification allemande. Car leur intérêt se porte essentiellement sur les affaires quotidiennes et ce qu’elles leur apportent de satisfaction, et non sur les combats d’idées LES LETTRES ou sur les affaires politiques. Les ouvrages d’Ingo Schulze sont donc à croiser avec ceux de Christoph Hein, autre écrivain d’importance, dont par exemple Prise de territoire (paru il y a deux ans chez Métailié) donne de la RDA et de sa disparition une idée quelque peu différente des clichés sur l’univers policier qu’elle serait devenue exclusivement. Chez Schulze, le quotidien a tendance à déraper, à refuser de correspondre à ce qu’on attend de lui, à ce qu’on en imagine avant de le rencontrer et de s’y heurter. Portable et les douze nouvelles qui suivent mettent en évidence le goût de l’auteur pour les incidents minuscules de la vie qu’il excelle à transformer en révélateurs du mouvement profond du monde. « Pour moi, la littérature consiste à voir le monde dans une goutte d’eau », affirme-t-il. Les Imbroglios de la Saint-Sylvestre décrivent l’itinéraire sentimental d’un étudiant quelque peu dissident vers la fin de la RDA, quand le risque policier était déjà faible. Le récit fait s’entrecroiser divers éléments de son ascension sociale (le petit opposant du début a fini par devenir un commerçant aisé) et des déconve- F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2010 ( nues de ses amours. Rien n’est ce qu’il paraît, un simple signe relance la machine à croire et d’abord à se lancer dans des aventures sentimentales que le réel vient tempérer. Julia, le grand amour perdu, est retrouvée puis reperdue. Pouvait-il en être autrement ? À l’image de cette suite de petites déceptions, la fin est une sorte d’enterrement des espérances, auquel il faut se résigner. Dans Écrivain et transcendance, le lecteur assiste à une confrontation avec une ancienne délatrice de la Stasi. Le ton retenu et objectif donne une grande puissance au récit. Absolument indifférente aux conséquences de ses actes (on a l’impression que les choses étaient ainsi et que personne ne pouvait rien y faire), la délatrice, qui s’est reconvertie sans problème, récuse simplement l’étendue de ses actes, arguant que d’autres étaient bien plus actifs qu’elle. Une page se tourne, une nouvelle époque s’installe, qui pourrait bien ne pas être beaucoup plus reluisante. La quête de l’insouciance s’avère un exercice impossible, réservé à ceux qui sont dotés de la faculté de ne pas se soucier du monde. S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U Que la scène se passe en Égypte, à Budapest, à Berlin, c’est la même substance que traque Schulze, ce mélange d’espérance et de réalité, cette quête d’un bonheur auquel chacun a droit mais qu’il est si difficile d’atteindre. Il a la chance d’être servi par deux traducteurs de grande qualité, Renate et Alain Lance. Alain Lance a publié, chez Tarabuste, Longtemps l’Allemagne, un ouvrage qui devrait retenir l’attention de tous ceux qui s’intéressent à la littérature allemande contemporaine. Il rend justice à de grands germanistes comme Gilbert Badia, revient sur les relations compliquées avec Günther Grass, évoque tantôt avec profondeur, tantôt avec malice des personnalités aussi remarquables que Kurt Stern, Christa Wolf, Volker Braun, Christoph Hein et quelques autres. Le lecteur sera sensible à la subtilité et au mordant de ces pages. François Eychart Portable, d’Ingo Schulze, traduit par Renate et Alain Lance. Éditions Fayard, 310 pages, 22 euros. Longtemps l’Allemagne, d’Alain Lance, Éditions Tarabuste, 2009, 148 pages, 14 euros. 3 AV R I L 2010) . V LETTRES Vailland, romancier et journaliste Drôle de jeu, de Roger Vailland. Éditions Phébus, « Libretto », 297 pages, 12 euros. Boroboudour, voyage à Bali, Java et autres îles, de Roger Vailland, préface de Marie-Noël Rio. Éditions du Sonneur, 225 pages, 14 euros. DR D rôle de jeu de Roger Vailland paraît en août 1945. Vailland n’a encore pratiquement rien publié, sinon une adaptation française des poèmes du roumain Ilarie Voronca, un essai sur la Suède sous pseudonyme et qui sera pilonné par les nazis, ainsi qu’une biographie romancée de Drouet rédigée avec Raymond Manevy parue en feuilleton dans un organe de la CGT. Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître. Il s’affirme immédiatement comme un grand romancier, maîtrisant parfaitement son art et faisant mouche. Drôle de jeu retrace la vie d’un résistant dont le pseudonyme est Marat, chef d’un réseau gaulliste, travaillant avec des communistes, ancien surréaliste et amateur de plaisirs. La guerre et la Résistance furent des événements qui marquèrent Vailland en profondeur. Il se désintoxiqua pour entrer dans la clandestinité, mit son courage physique et moral à l’épreuve, fit l’expérience de la camaraderie et de la fraternité, rencontra des communistes dont il put apprécier les actions concrètes. De cette expérience fondamentale, il en tira donc Drôle de jeu, écrit à la campagne après avoir relu Stendhal. Roger Vailland a jugé nécessaire d’ouvrir le livre sur un avertissement dans lequel il explique que « Drôle de jeu est un roman – au sens où l’on dit romanesque –, une fiction, une création de l’imagination ». Il précise en outre que Drôle de jeu « n’est pas un roman historique » et « n’est pas un roman sur la Résistance ». Certes. En revanche, lorsqu’il affirme qu’il ne s’agit ni d’un roman à clefs ni d’un roman autobiographique, nous pouvons douter. Sous les traits de Marat pointent ceux de l’auteur ; de même, Caracalla, son chef, est inspiré de Daniel Cordier, le secrétaire de Jean Moulin qui a récemment publié ses mémoires sous le titre Alias Caracalla ; et Rodrigue est… peu importe. Drôle de jeu nous montre un homme qui se construit. De surréaliste drogué, il devient un clandestin qui se bat. De la révolte, il passe à l’action ; de la fuite, au combat. Marat choisit son camp. On pressent qu’il va devenir communiste. Tel est son destin car adhérer au PCF sera pour Marat – tout autant que Le paradoxe du comédien que Vailland définit comme « la séparation de soi d’avec soi » se retrouve dans la construction du roman qui alterne récit à la troisième personne et réflexion intime de Marat. Dès cette première œuvre, qui reçut le prix Interallié et qui annonce les romans à venir, Vailland affirme son style, dont Marie-Noël Rio dit, dans sa préface à Boroboudour, qu’il est un « mélange inimitable de rigueur classique, de lucidité et d’intelligence provocante », lui permettant de « démonter les contradictions du temps, de l’individu et de la société, sur le terrain du sexe comme sur celui de la politique ». Ses réussites littéraires firent sans doute voir à Roger Vailland le travail de journaliste, de grand reporter tout à fait différemment. Jeune, il méprisait cette activité qu’il considérait comme purement alimentaire et dégradante (il était de bon ton, dans les avantgardes, de considérer ainsi le journalisme). Vailland abordera cette activité en écrivain. Ses articles ou ses ouvrages de reporter possèdent des qualités littéraires dignes de ses romans. Il n’est qu’à lire Boroboudour, voyage à Bali, Java et autres îles, récemment réédité, pour s’en convaincre. Dédié à son épouse Élisabeth Naldi « pour qui il fut écrit chaque soir d’un voyage trop long », ce récit de voyage brasse, dans un même élan, le strict récit de ses journées à la manière d’un journal intime, des réflexions historiques, politiques et économiques, une dénonciation du colonialisme, des descriptions des paysages, des temples, des palais et l’exposé de son rêve touchant l’avenir des individus. On sait que pour lui le but du communisme, comme il l’exposa à Élisabeth, est un monde où « l’homme sera tellement en possession de lui-même qu’il sera libertin, apte à tous les plaisirs, c’est-à-dire souverain ». Ce désir, cette volonté, ce rêve, il le reprend en contemplant les champs en terrasse creusés dans une végétation luxuriante, les seins parfaits des femmes, les coupoles du temple de Boroboudour : « J’ai rêvé des bergères devenues reines en train de jouer sur les terrasses de Boroboudour, et c’étaient bien des reines que je voyais, chacune aussi singulière que seule la reine pouvait l’être, autant de variétés, d’espèces, de familles, de genres de reines qu’il y a de créatures humaines, des reines aussi différentes des reines du passé que la licorne de tous les animaux sauvages ou domestiques, connus ou inconnus, créés ou imaginés. » Boroboudour peut se lire, aussi, comme un précis de bonheur et de politique du bonheur. pour Vailland qui recevra sa carte en 1952 – la seule manière de maintenir sa souveraineté. Il notera : « Aujourd’hui, il n’est plus qu’un scandale possible, c’est d’être communiste. » L’horreur du mode de vie bourgeois, la révolte contre son propre milieu offrent comme solution les paradis artificiels (« une certaine conception de la poésie, la drogue, le catholicisme, les voyages, la théosophie, le trotskisme et le suicide » selon Vailland). Mais la guerre interdit ce genre de jeux. Il s’en explique dans un entretien publié dans les Lettres françaises du 28 décembre 1945 : « La vraie solution est ailleurs. Elle consiste à chercher les causes de ce mal du siècle. Les gens plus raisonnables les ont trouvées dans les conditions économiques et sociales. Il ne restait plus qu’à décider de les changer. En somme, à s’engager politiquement. » Le jeu est ailleurs et il faut entendre ici le jeu non comme un enfantillage mais au sens théâtral. Dans le Regard froid, Vailland donne sa vision de la représentation théâtrale : « C’est peut-être de tous les temps de la vie le temps vécu le plus réellement, justement parce qu’il commence et finit et se développe selon un rythme, le temps le plus réel, parce que précisément il est en forme. » Clandestinité et action déterminent ici le rythme et la forme. Marat, et Mathilde, et Rodrigue sont des personnages de tragédie, des héros de Corneille. Franck Delorieux Le revers de la médaille féminine La Tentation de Pénélope, de Belinda Cannone. Éditions Stock, 220 pages, 18,50 euros. N ’ayant pas de grande sœur, j’ignore à peu près tout des combats qu’ont menés les héroïnes de la génération qui m’a immédiatement précédée. Leurs lectures, textes, mouvements, arguments, leurs revendications, pensée et action ont permis aux petites filles de ma classe (d’âge) de collectionner, avec une gourmandise incrédule et rigolarde, les citations sexistes des écrivains des siècles passés et de poser en grandissant un regard naïf d’héritière sur un monde (celui des Occidentaux nantis) où aucune carrière, aucun rêve ne nous était plus interdits. La « cause des femmes » paraissait entendue, sans doute toujours suffisamment pour qu’à notre insu ce « tissage » fait de réflexion théorique et d’engagements politiques soit aujourd’hui menacé, et menacé par celles-là mêmes qui l’ont créé : telle est la Tentation de Pénélope, contre laquelle Belinda Cannone nous LES LETTRES met en garde. Ce que les féministes ont conquis depuis un demi-siècle pourrait être mis à mal par cette valeur nouvellement promue : l’identité. À l’instar de la fidèle compagne d’Ulysse, certaines défont, sinon chaque nuit, du moins dans un regrettable manque de lucidité, et en revendiquant leur différence, ce pour quoi elles ont œuvré chaque jour (avec clairvoyance) en défendant une conception universaliste de l’humain. Qu’est-ce qu’une femme ? Défendant comme toujours la liberté de penser et de repenser ce dont les représentations historiques, scientifiques, sociologiques, etc., ne donnent qu’une définition éphémère, Belinda Cannone traque derrière l’évidence physique les pièges du déterminisme. Elle souligne la « suspension » de l’identité sexuée qui caractérise nombre d’actions humaines : planter un arbre ou écrire, enseigner ou nager, autant de situations où le sujet est ce qu’il fait avant d’être ce qu’il est. « Fantaisie : j’imagine une langue différentialo-communautariste où une personne commencerait sa phrase en disant Je, et à ce Je elle adjoindrait un certain nombre de F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2010 ( marqueurs qui indiqueraient genre, préférence sexuelle, origine géographique, couleur de peau, origine sociale, nationalité, option religieuse… et d’autres encore, et quand il s’agirait, pour ce locuteur empêtré dans les miroitements de son identité, de passer au verbe, c’est-à-dire au faire, Je fais, ou Je veux, il serait la plupart du temps trop tard, l’auditeur serait envolé, l’action dépassée, l’opportunité manquée. » L’humour, la gaieté du ton est bien sûr au service d’un propos sérieux. Belinda Cannone s’attaque au fond à des dérives qui sont graves : elle dénonce le différentialisme et la position de victime impuissante, le retour inquiétant de certaines conceptions archaïques de la féminité liées à la maternité, mais aussi un nouveau conformisme intellectuel qui exalte les expériences les plus superficiellement transgressives (« Tel qui se sentait femme contre l’évidence de sa morphologie s’est rendu féminin, telle qui ne se croit pas tenue à un seul sexe se bourre de testostérone et porte moustache »). Mais, au fil d’analyses tantôt fondées sur l’expérience S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U personnelle, tantôt sur les travaux scientifiques les plus récents, c’est l’optimisme qui domine, l’élan et la volonté d’aller de l’avant. « Pour l’instant » : tel est le leitmotiv d’une pensée qui croit et travaille à l’émancipation. Notre destin n’est pas figé, il ne tient qu’à nous de l’écrire. Enfin, et il aurait peut-être fallu commencer par là, le moteur de ce livre amical, joyeux, fraternel – eh oui, pour ça aussi il faut recourir à un terme masculin, c’est-à-dire, comme le soutient brillamment l’auteur (e !), « neutre »– , c’est l’amour de l’autre, de l’homme, en l’occurrence. Celui que, par un phénomène mystérieux, nous désirons et qui nous fait jouir. Et dont nous ne saurions donc être les ennemies. Cette dimension essentielle de la vie et de la pensée occupe ici une place centrale : le corps et l’esprit sont également engagés dans ce mouvement qui est aussi celui de l’écriture. Il n’est pas fréquent (on n’a jamais vu ?) qu’un essai compose ainsi un puzzle à la fois didactique et sensuel, érotique et militant. Julie Wolkenstein 3 AV R I L 2010) . VI LETTRES Nabokov tel qu’en lui-même Vladimir Nabokov Littératures, collection « Bouquins », Éditions Laffont, 1 200 pages, 31 euros. V ladimir Nabokov, lorsque Lolita obtint le succès que l’on sait, avait bientôt soixante ans, et une grande partie de son œuvre romanesque était déjà publiée, écrite en partie en russe (Machenka, l’Exploit, que l’on peut tenir pour ses meilleurs romans), en partie en anglais (Pnine). Exilé aux États-Unis depuis 1940, il n’était connu que d’un cercle de lecteurs assez restreint, et ses écrits ne lui permettaient pas d’entretenir sa famille (sa femme Vera et son fils Dmitri). C’est alors qu’il fut engagé comme professeur de littérature russe à Wellesley College, près de Boston, où il restera jusqu’en 1948, date à laquelle il est nommé professeur à Cornell (État de New York), où il donnera, plus tard un cours sur les chefs-d’œuvre du roman européen. Le succès de Lolita lui permettra de démissionner et de s’installer à Montreux. Il y passera la fin de sa vie, et écrira les romans qui suivront Lolita (notamment Feu pâle). Nabokov, qui en avait pourtant l’intention, n’a pas mis au net lui-même les notes prises en vue de ses cours, et elles n’ont été publiées qu’après sa mort (1980-1983), sous le titre de Lectures on Litterature (Conférences sur la littérature). C’est l’ensemble de ces conférences (traduites en trois volumes chez Fayard entre 1983 et 1986) que nous offre aujourd’hui ce volume de la collection « Bouquins ». Les lecteurs de Nabokov admirateurs de son Nicolaï Gogol, un modèle de biographie critique, ne doivent pas s’attendre à retrouver dans Littératures le même chatoiement du style, la même subtilité de structure : Littératures, encore une fois, n’est que le matériau réuni en vue d’un travail (conférences ou, éventuellement, un essai sur Don Quichotte), et non pas un ouvrage achevé. Tel quel, cependant, le livre est indispensable. On y retrouve Nabokov tel qu’en lui-même, avec son intelligence (cette intelligence extrême qui, peut-être, a empêché qu’il n’ait été aussi grand romancier que grand lecteur et grand professeur), ses partis pris, toujours cohérents avec l’idée qu’il se fait de la littérature, sa précision (pour lui, la lecture est comme la chasse aux papillons, un patient travail de détective). « Mon cours, entre autres choses, est une sorte d’enquête policière menée sur le mystère des structures littéraires. » Cette phrase mise en exergue du livre est le meilleur résumé qui soit de la méthode de Nabokov : pour lui, il ne s’agit pas de porter des jugements de valeur sur des livres, mais de saisir le projet propre à tel ou tel auteur, et de juger de l’accomplissement de l’œuvre à l’aune de ce projet. Le jugement de valeur viendra ensuite, une fois le livre compris et refermé. Sherwood Anderson : les évasions impossibles Winesburg-en-Ohio, de Sherwood Anderson.Gallimard, « L’imaginaire », 305 pages, 8,90 euros. S herwood Anderson est né le 13 septembre 1876, dans l’Ohio. Très tôt orphelin de père, il est obligé de travailler pour subvenir aux besoins de sa famille. Après avoir occupé divers emplois et s’être engagé dans l’armée au cours de la guerre hispano-américaine en 1898, il finit par épouser, six ans plus tard, la fille d’une famille aisée de l’État, qui lui offre les moyens de se lancer dans une carrière d’entrepreneur. Mais après des années d’insatisfaction et de mésentente conjugale, en 1912, à la suite d’un épisode dépressif qui le voit disparaître pendant plusieurs jours, Anderson décide d’abandonner son entreprise et sa vie de famille pour se consacrer à l’écriture. Son premier roman est publié en 1916, mais c’est avec Winesburg, Ohio, en 1919, qu’il s’attire les louanges et l’attention du monde littéraire américain, à défaut du succès commercial qu’il connaîtra plus tard. Ville imaginaire et pourtant si réaliste, Winesburg est inspirée directement des lieux qu’Anderson a connus, pendant son enfance et son mariage. Ils lui ont fourni la matière pour écrire ces vingt et une brèves histoires, toutes indépendantes et toutes intimement liées, qui constituent cet ouvrage à mi-chemin entre le recueil de nouvelles et le roman. Il y est souvent question de mariage, comme institution qui enferme l’homme et la femme dans des rôles différents mais également insatisfaisants, qui contrecarre les plans de ceux qui voudraient vivre libre, comme la mère du jeune journaliste LES LETTRES Sébastien Banse . AV R I L 2010 (S Christophe Mercier P. S. Les Nouvelles complètes de Nabokov ressortent chez Gallimard (Quarto, 868 pages, 25 euros), augmentés de deux textes inédits absents de l’édition précédente, parue chez Laffont/Julliard. Écrivain, infâme ? George Willard, le seul personnage qui traverse chacun de ces récits : « La grande et belle jeune fille à la démarche onduleuse, que l’on voyait se promener sous les arbres avec des hommes, était de celles qui tendent sans cesse la main dans les ténèbres pour saisir une autre main. » Prisonnière d’un couple sans amour, d’une existence sans surprise et sans illusion, elle rêve pour son fils l’évasion dont elle aura été privée. Cette délivrance passe par la ville, à cette époque où l’industrialisation se répand, sur les cendres de la guerre de Sécession, guerre civile qui a unifié le pays. Mais dans un tel pays, on ne s’exile pas. L’idéal des pionniers, l’accord avec la nature, les grandes étendues sauvages, tout cela disparaît tandis que le capital et l’industrie moderne se répandent sur tout le territoire des États-Unis. Le livre d’Anderson décrit la transformation de la vieille société agricole, l’alliance de la religion et du capital, héritage de la manifest destiny, l’idéologie qui avait présidé à la conquête des territoires sauvages : « Tout en travaillant jour et nuit pour augmenter le produit de ses fermes et pour étendre ses biens, le vieillard regrettait de ne pouvoir employer son énergie inquiète à bâtir des temples, à détruire les infidèles et, d’une façon générale, à glorifier sur la Terre le nom de Dieu. » Il n’est pas étonnant que Sherwood Anderson ait été l’une des influences de la plupart des auteurs de la lost generation – Steinbeck, Scott Fitzgerald, Hemingway – et un de leurs compagnons, jusqu’à sa mort, en 1941, sur un bateau qui l’emportait au Panama, d’une péritonite causée par un cure-dent avalé avec une olive, dans un verre de martini. F R A N Ç A I S E S Ces Lectures ne sont pas pour Nabokov l’occasion de dresser un palmarès : il n’a pas professé sur Hawthorne et Melville, ses auteurs américains préférés, alors que, malgré le peu d’intérêt qu’il lui porte, il consacre plusieurs conférences à Dostoïevski. Il a avoué lui-même avoir véritablement découvert certaines œuvres (Bleak House), voire certains auteurs (Jane Austen), à l’occasion de la préparation de ses cours. Les textes qu’il leur consacre, fruits d’une admiration toute nouvelle, n’en sont que plus pertinents et plus sincères : Nabokov est, au départ, un lecteur sans idées préconçues, un lecteur qui ne demande qu’à comprendre. Les jugements de valeur – et on n’ignore pas que Nabokov a parfois la dent dure – viendront ensuite, toujours justifiés – à défaut d’être toujours acceptables. Nabokov, avec ses conférences, nous offre un extraordinaire instrument de lecture, un instrument de précision qu’on aurait tort de bouder – même si, passée au crible de cette méthode, l’œuvre de Robbe-Grillet lui paraissait plus accomplie que celle de Faulkner… mieux vaut en sourire, et se dire que toute méthode, aussi perfectionnée qu’elle soit, a ses limites ! C’est après avoir consacré tout un cours aux Frères Karamazov que Nabokov conclut : « Lorsque nous en arrivons à Aliocha, nous sommes plongés dans un monde totalement inanimé. Des sentiers obscurs entraînent le lecteur vers le monde ténébreux de la froide raison, qu’ignore l’esprit de l’art. » Et c’est à la fin d’un cours sur l’Idiot qu’il se permet un jugement personnel : « L’intrigue est menée de main de maître, piquée de nombreux expédients ingénieux pour garder le lecteur en haleine. Comparés aux méthodes de Tolstoï, certains de ces expédients ressemblent plus à des coups de gourdin qu’à la caresse délicate des doigts de l’artiste, mais il y a beaucoup de critiques qui ne seraient pas d’accord avec ma façon de voir. » Avant de le juger, le lecteur doit donner à l’écrivain la chance d’être évalué en fonction de son projet. « L’art d’être un bon lecteur », ou encore « De la bienveillance envers les auteurs », voilà à peu près ce qui pourrait servir de sous-titre à ces différentes études » : les premiers mots de Bons Lecteurs et Bons Écrivains, le texte liminaire du volume, sont essentiels. Nabokov nous apprend à lire, nous enseigne la précision (bien lire Ulysse, c’est aussi savoir dresser un plan de Dublin, et bien lire Madame Bovary, c’est réfléchir à la forme et à la signification de la pièce montée du mariage de Charles et Emma). Nganang, « il n’est de lieu plus fondamental où l’individualité inaliénable de chacun s’exprime que dans l’espace du rêve », et si on abdique, « c’est ton humanité même que tu abdiques ». Le propos est clair, cinglant, virulent souvent. Il perd de son mordant et glisse vers l’inconvenance, lorsqu’il fait porter le chapeau à un écrivain, en l’occurrence Alain Mabanckou. Dans sa lettre quatrième (pages 71 à 98), il le cite à cinq reprises et l’affuble de qualificatifs tels qu’« infâme », « opportuniste », avant de le clouer au pilori : « Il natte fébrilement la corde qui servira à sa propre pendaison. » Infâme, Alain Mabanckou, quand il dit qu’« il faut commencer par être écrivain(s) tout court » ? Infâme, Dimitris Dimitriadis, qui réfute la question de l’appartenance : « comment être grec à part le fait qu’on parle grec ? Qu’est-ce qui fait qu’une pièce de théâtre grecque soit grecque, à part le fait qu’on l’ait écrite dans cette langue ? » ? Être écrivain, c’est être en quête du beau pour faire reculer la part sombre de l’humanité. Parler d’esthétique n’est pas occulter l’engagement, car ce dernier relève du beau. L’œuvre de Patrice Nganang serait intéressante s’il ne s’était pas acharné à faire d’Alain Mabanckou un écrivain qui provoque cette « sensation autour des tempes », le bouc émissaire – pourquoi ? – d’une incurie généralisée qui frappe les élites politiques d’un continent qui, quoi qu’on en dise, est riche de femmes et d’hommes de qualité qui le construisent au jour le jour, peut-être difficilement, pas au rythme que nous espérons, pas de la manière souhaitée, mais qui le construisent. Sans nous. La république de l’imagination, de Patrice Nganang. Éditions Vents d’ailleurs, 2009 ; 126 pages, 9,90 euros. É crivain. Écrivain « tout court ». Infâme ? C’est ce qu’affirme Patrice Nganang dans son dernier ouvrage paru chez Vents d’ailleurs dans une nouvelle collection, « Fragments », dirigée par l’écrivain Jean-Luc Raharimanana. Son ouvrage, qui a pour sous-titre « lettres au benjamin », est une suite de cinq lettres adressées au petit frère vivant en Afrique, qui demande à venir en Occident car « il n’y a plus de futur en Afrique ». Dans ces lettres, Nganang argumente. «… Si notre continent a été autant dévalué, c’est d’abord parce que nous, Africains, avons cessé de rêver. » Au désespoir du benjamin, qui pense « fuck Africa ! », comme tant d’autres jeunes de sa génération coincés dans des pays mis en coupe réglée par leurs dirigeants politiques, l’écrivain se lance dans un monologue qui explore « la défaite de notre capacité d’Africains à penser l’alternative… ». Au benjamin qui prétend que « le véritable suicide… c’est de ne pas être dans le bateau », l’écrivain répond « reste en Afrique ! », car « n’est vaincu que qui a soldé sa capacité de rêver ». Et il l’exhorte à se projeter positivement vers l’Afrique comme le sultan des Bamun, Njoya, qui avait créé une bibliothèque idéale au début du XXe siècle après avoir façonné une écriture propre. Pour ce, il évoque Ruben Um Nyobè, militant de l’indépendance du Cameroun, assassiné le 13 septembre 1958 et enterré « immergé dans un bloc massif de béton » par ceux « qui voulaient interrompre… la transmission de (ses) rêves à nous… ». Pour U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U Yahia Belaskri 3 AV R I L 2010) . VII LETTRES Comédie humaine sur Bollywood boulevard I ntérieur jour. La jeune première fait une entrée timide sur le plateau, poussée par son auguste mère. Elle est belle, jeune, tout droit sortie des faubourgs crasseux de Madras. Elle fera ce qu’Amma a dit : devenir la plus grande star de Bollywood. L’étoile va naître entre les bras de producteurs libidineux, de réalisateurs peu scrupuleux, d’acteurs névrosés avant que d’articuler sa première tirade. Un parcours du combattant somme toute classique pour qui veut atteindre les sommets de la gloire au pays de l’illusion tragicomique. Un schéma sans surprises ? Sans doute, à en croire les lois qui régissent l’univers du cinéma où qu’il sévisse : États-Unis, France, Italie, etc. Pour autant, Shobhaa Dé, haute figure de la presse et militante active de la cause des femmes en Inde, creuse le sillon d’un conte alternant entre féerie orientale, riche en couleurs et senteurs épicées, et drame sociologique. Aasha Rani est l’aînée de trois filles. Pour son malheur, elle possède tous les attributs propres à la propulser au faîte du box-office indien. En mère prévoyante et calculatrice, sa chère Amma n’y a pas réfléchi à deux fois avant d’en faire le jouet des tycoons adipeux de Bombay. Elle perdra toutes ses virginités le même soir, paradoxalement grâce aux bons offices de celui qui sera son dernier protecteur. Sa folie ? Tomber amoureuse du prince de l’écran du moment, un homme marié bien sûr. En Inde, qui plus est. Mais ce qui vaut pour le petit peuple, pieux et travailleur, n’a que peu de poids aux yeux de la belle et bonne société. La star montante va vite découvrir l’immoralité crasse de son milieu d’adoption, le harcèlement des médias, la fausse bonne copine journaliste à qui l’on peut se confier sans que rien ne filtre dans la presse, etc. Forcément, à ce régime-là, Aasha Rani, l’aimée des foules, la déesse des salles obscures, la reine des cœurs finit par trébucher puis tomber, avant d’être piétinée. « Dans le cinéma, on est une star, ou rien du tout. Et partout les gens sont là comme des vautours à guetter le moindre échec ; un faux pas et c’est fini, ils vous sautent dessus et vous déchiquettent avant même que vous ayez eu le temps de lutter pour vous remettre sur vos pieds. » Shobhaa Dé connaît son affaire. Ancien mannequin, elle est parvenue à se libérer de nombreuses chaînes : le poids écrasant d’une société traditionaliste, le milieu du mannequinat tel qu’on le connaît trop bien tant les drames dont il est responsable imbibent nos médias familiers, et les arcanes du business international. La Nuit aux étoiles se lit comme un scénario où les dialogues dominent par leur crudité, leur réalisme immédiat. Shobhaa Dé n’y va pas par quatre chemins. Discursif, son roman pratique autant d’incisions que l’intrigue le lui permet. Dans les cœurs, dans les corps, dans les âmes. La chirurgie littéraire de Shobhaa Dé bouscule et dérange par bien des aspects, notamment sur le plan des déviances sexuelles qui ne sont que rapports d’intérêt. Et, à nouveau, nous sommes en Inde. Cette précision n’est pas superflue. La seule échappée de ce royaume de strass et de crasse sera vers la Nouvelle-Zélande où la rédemption attend Aasha Rani... pour quelques années seulement. On n’échappe jamais à la terre qui vous a fait naître. Un mariage, la naissance d’une fille, puis le retour inexorable au pays après s’être menti trop longtemps. Pourquoi ? Revenir comme magnétisé par ce qui vous a fait le plus de mal, galvanisé par l’espoir de reconstruction d’un ego meurtri. Mais la vraie rédemption viendra de la réconciliation avec un père négligent et la reprise du vieux studio familial, à Madras, là où tout a commencé pour lui, où tout aurait dû commencer pour elle. Au final, Shobhaa Dé raconte une Inde très contemporaine, tiraillée par la faim du ventre et celle de l’ambition dans un monde qui n’attend pas les retardataires ni les hésitants. Encore moins les faibles. Cette Inde-là n’est pas près de disparaître. Extérieur nuit. Coupez. Matthieu Lévy-Hardy La Nuit aux étoiles, de Shobhaa Dé. Traduit de l’anglais (Inde) par Sophie Bastide-Foltz. Éditions Actes Sud, 320 pages, 23 euros. Ils le disent ! Aux origines du déclin de la civilisation arabo-musulmane ou les sources du sous-développement en Terres d’islam, de Rachid Aous, Éditions Les Patriarches Dar al-’uns, Paris, octobre 2009. «M ais qu’ils le disent tout haut, au nom du ciel, qu’ils le disent ! » C’est ainsi que Jean Daniel termine son éditorial paru dans le Nouvel Observateur daté du 17 au 23 décembre 2009. C’était une adresse aux musulmans qui « désavouent de toutes leurs forces les virtualités intégristes de l’islam ». Cette adresse est surprenante. Surprenante car les musulmans dont parle Jean Daniel n’ont cessé et ne cessent de le dire. Les entendon ? A-t-on envie de les entendre ? Quelles tribunes pour les accueillir ? Nombre de débats organisés par les médias mettent en scène, souvent, un philosophe, un politologue, en face… d’un boxeur, d’un judoka, d’un militant associatif, etc. ! Entend-on, ici, en France, en Europe, les femmes et les hommes issus de la culture musulmane qui se battent tous les jours pour que l’islam soit questionné, mis à distance, sécularisé ? Entend-on les voix, dans les pays musulmans, arabes ou non, qui s’élèvent régulièrement contre la discrimination dont souffrent les femmes, pour la tolérance et la liberté de conscience ? Parmi ces voix rendues inaudibles, celle de Rachid Aous est sans doute l’une des plus pertinentes. Si la civilisation arabo-musulmane a essaimé dans un monde où, de Saragosse à Samarcande, on parlait arabe durant plusieurs siècles, aujourd’hui, le monde arabe stricto sensu, riche de 284 millions d’habitants, est dans un état de déliquescence grave. Jugez-en ! Durant le dernier millénaire, dans cette vaste aire, moins de 10 000 ouvrages ont été traduits vers l’arabe quand l’Espagne en traduit la même quantité en un an ! La Grèce, avec 8 millions d’habitants, traduits, chaque année, cinq fois plus ! Si les Arabes représentent 5 % de la population mondiale, ils ne représentent que 1 % de la production de livres dans le monde ! Enfin, le tirage d’un best-seller ne dépasse pas les 5 000 exemplaires. S’interrogeant sur les raisons du déclin de la civilisation arabo-musulmane, Rachid Aous va à l’essentiel : « la dogmatique islamique » dont le Coran, « considéré comme parole divine transmise au prophète Mohamed par l’ange Gabriel…, est le pilier central ». Il rappelle que les « fondements théologico-philosophiques de l’islam… se fixent officiellement à partir de l’imposition du dogme du Coran incréé » – sous le règne du calife Al Mutawakkil (847861) – car, auparavant, l’école mutazilite (ceux qui ont fait scission), apparue à Bassorah (Irak) au milieu du VIIIe siècle, prônait le dogme du « Coran créé », c’est-à-dire « l’adoption d’une pensée rationalisante ». Analysant longuement les raisons du déclin de la civilisation arabo-musulmane, l’auteur n’appelle pas à un réformisme quelconque – le retour au mutazilisme, le soufisme ou la nahda – mais à une « rupture radicale par rapport à l’ensemble de la pensée monolithique islamique », ceci étant entendu comme une « vigilance critique », une mise à distance nécessaire, impérieuse, car elle permettrait « l’enracinement de valeurs humanistes et des principes de démocratie politique ». Cette rupture n’implique pas pour le musulman d’abandonner ou de renier sa foi, mais de la prati- quer « dans sa seule dimension de spiritualité métaphysique, c’est-à-dire une pratique sans prétention au gouvernement des consciences humaines ». Cependant, elle implique pour les élites (musulmanes) de « braver le terrorisme idéologique de la caste des religieux, relayée par les gouvernants arabes… », seule voie pour réformer « le monolithe islamique… un système idéologique et politique fermé et réfractaire à toute évolution » qui devra être « publiquement contesté et rigoureusement déconstruit de l’intérieur et de l’extérieur ». Et Rachid Aous d’appeler à un aggiornamento qui s’appuierait sur le rejet de la violence, le respect des libertés – d’expression, d’opinion, de conscience –, l’égalité entre hommes et femmes, la laïcité, la répudiation de toute intolérance. Ainsi, « débarrassé des compromissions avec les pouvoirs autocrates et criminels », l’islam s’orienterait vers la « spiritualité » uniquement. Rachid Aous est une voix parmi les musulmans qui « désavouent de toutes leurs forces les virtualités intégristes de l’islam ». Ils le disent. Yahia Belaskri Pourquoi a-t-on oublié André Baillon ? E n 1920, à Paris, a lieu ce que l’on appelle une rencontre. Lui est un Belge de trente ans à la grande fragilité nerveuse : il rêve d’une solitude quasi complète, et a tenté de soigner sa neurasthénie en élevant des poules à la campagne. Il est flanqué d’une épouse, ancienne prostituée, et d’une maîtresse, pianiste connue. L’autre est un écrivain, critique et intellectuel brillant, qui se lance avec passion dans l’édition et dirige chez Rieder une collection qui veut faire état des renouvellements profonds de la langue française en permettant de lire tout ce que compte d’important la francophonie. Il souhaite donner une figure de proue à sa collection des « Prosateurs français contemporains », et cette figure de proue sera LES LETTRES André Baillon. Jean-Richard Bloch et André Baillon entretiennent depuis quelque temps déjà une correspondance des plus intéressantes, où les préoccupations éditoriales se mêlent aux analyses critiques de leurs œuvres respectives. Leur rencontre sera décisive pour Baillon, leur collaboration fructueuse, et c’est une grande injustice qui a vu disparaître des rayonnages contemporains un écrivain dont le style comme les thématiques méritent qu’on s’y arrête. On redécouvrira donc avec bonheur aux Éditions Sillage le Perce-oreille du Luxembourg, œuvre en partie autobiographique de Baillon. Il y a de l’Œdipe dans le héros de ce récit à la première personne. Ici, l’histoire commence par la fin : il se crève, au sens propre, les yeux. Et F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2010 ( c’est dans un récit qui le voit remonter jusqu’au plus lointain de son passé que se découvre l’itinéraire de cet Œdipe moderne : enfance d’abord heureuse, puis désargentée, abandon symbolique des parents qui le confient à un « oncle » et une tante bien entreprenante, jeunesse sous le signe de la culpabilité et de l’emprise d’une religion qu’il n’envisage que comme une série d’actes apotropaïques destinés à le soulager du poids de sa faute. Devenu majeur, Marcel trouve une place comme employé d’un percepteur des impôts – une manière comme une autre de régler ses comptes. C’est alors que se met en place toute une série de circonstances mineures qui aboutiront à la catastrophe de la suspicion, de l’aliénation de soi et de la démence. S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U 3 Il faut lire cet ouvrage, une œuvre au style impeccable et à la construction digne d’une tragédie, dans la lignée des grands romans introspectifs de l’époque. On découvrira aussi la vie et les hantises d’un auteur scandaleux en son temps, et qui s’inspira de son expérience à l’asile pour écrire des pages tout à fait remarquables sur la folie. Amélie Le Cozannet Le Perce-oreille du Luxembourg, d’André Baillon. Éditions Sillage, 2009, 200 pages, 12,50 euros. Correspondance André Bail lon-Jean-Richard Bloch (1920-1930). Éditions Du Lérot, 2009, 206 pages, 25 euros. AV R I L 2010) . VIII LETTRES La Recherche La sortie du dernier ouvrage de Carlos Liscano, l’Écrivain et l’Autre, a été, à très juste titre, unanimement salué par la presse. Curieusement, cet ouvrage est un essai (sur la difficulté, voire l’impossibilité d’écrire), alors que l’œuvre romanesque et théâtrale de l’auteur méritait, elle aussi, une égale attention. Mais on le sait, les chemins de la reconnaissance sont longs et souterrains. À notre manière, et pour saluer Carlos Liscano, nous vous offrons un de ses textes inédits (il a été lu à la Mousson d’été de Michel Didym) destiné à la scène. L’Écrivain et l’Autre, de Carlos Liscano, Belfond éditeur, 180 pages, 16,50 euros. LES LETTRES F R A N Ç A I S E S cherché mon enfant dans mon ventre, je ne savais pas où il était, ni ce qui s’était passé. Je touche mon ventre, je caresse mon enfant qui n’est pas là, et un homme vêtu de blanc entre. Pas celui qui se disait médecin, un autre. Il me parle comme un médecin. Du moins, à ce moment-là, je crois qu’il est médecin. Il me dit : « Ton enfant est mort-né. Et ne va pas dire qu’on te l’a enlevé. Ne le dis jamais. Il n’est pas né. » Un autre, en civil, à ses côtés, dit : « C’est mieux comme ça. Un fils de pute en moins dans ce monde. » Je ne l’ai pas cru. J’avais entendu pleurer mon enfant, j’avais réussi à le toucher avant qu’ils ne l’emportent. Je savais que bientôt ils me le ramèneraient. Oui, bientôt, ils me le ramèneront. Mes seins étaient gonflés de lait, cela me faisait mal. Je lui donnerai à téter. Les jours passaient et ils ne me l’amenaient pas. Je pleurais. Je pleurais doucement, pour ne pas faire de bruit, parce que je croyais que mon enfant était là, tout près, et que mes pleurs allaient le réveiller. Peut-être était-il un peu malade, peut-être fallait-il le soigner… et alors, après, ils me le ramèneraient. Pendant des années, j’ai pleuré. Maintenant, je ne pleure plus. J’ai cessé de pleurer et j’ai commencé à le chercher. Je l’ai cherché pendant toutes ces années. Plus de vingt années. Où est mon enfant ? Qui est aujourd’hui mon enfant ? Est-ce un homme ? Une femme ? Je voudrais le voir pour lui dire : « Je t’ai eu ici, dans mon ventre. Je ne t’ai jamais abandonné, mon enfant. Maman ne t’a jamais abandonné. » Parfois, je crois que pas même cela… Il ne sera pas nécessaire de lui dire quelque chose. Je le regarderai dans les yeux. Je sais que si nous nous regardons dans les yeux, lui – ou elle – saura que je l’ai eu dans mon ventre. Que je ne l’ai pas abandonné. Comment aurais-je pu l’abandonner ? Je ne l’ai jamais abandonné. Mon enfant est avec moi, où qu’il soit. Il le sait. Et je sais qu’il le sait. Quand je me réveille, je pense au jour où nous nous retrouverons. Nous rirons beaucoup. Je ne sais pas ce qui va se passer, mais je sais que nous rirons beaucoup. Je crois que c’est la seule chose que nous saurons faire : rire. Mais il y a des nuits, certaines nuits, après le rêve, où je me sens prise d’épouvante. Pas pour moi, mais pour la haine que j’éprouve. Je les hais. Je les hais jusqu’à l’étouffement. Je les tuerai de mes mains, je leur ferai ce qu’il y a de pire, de plus terrible. Parce qu’ils m’ont volé mon enfant… Une femme, n’importe quelle femme, peut-elle se laisser appeler « maman » par l’enfant qu’elle sait avoir été volé ? Alors… Je ne peux plus supporter tant de haine. Parce que la mère de mon enfant ne doit pas haïr. Il n’aimerait pas que je haïsse. Mais je ne peux pas, je ne peux pas… Je me réveille la nuit, et je les hais. J’ai dix-huit ans… j’ai toujours dix-huit ans dans mon rêve… Il y a un couloir… J’avance dans ce couloir. Ils m’emmènent. Je ne sais pas quelle heure il est. Deux hommes m’emmènent dans ce couloir… Il y a une porte au bout du couloir. Je sais que si je passe cette porte, je perdrai mon enfant. Et je résiste, mais je ne peux pas, ils me traînent… DR U ne femme de quarante ans. Son enfant lui a été volé alors qu’elle était en captivité. Elle consacrera sa vie à le rechercher. À sa souffrance pour la perte de son enfant s’ajoute sa terreur face à la haine immense qu’elle éprouve chaque fois qu’elle rêve à la nuit de son accouchement, nuit au cours de laquelle on lui a retiré son bébé. Elle raconte, de manière entrecoupée, presque incohérente… Comme les images des rêves. C’est la nuit… j’ai dix-huit ans… Dans mon rêve, j’ai toujours dix-huit ans… Il y a un couloir… j’avance dans ce couloir. Je ne sais pas quelle heure il est. Ils m’emmènent. Deux hommes. Ils m’emmènent par ce couloir… ils me transfèrent d’un lieu à un autre… Mon corps entier me fait mal. Ils ne m’ont pas frappée, ils ne m’ont pas maltraitée. Mais j’ai mal. Cela fait trois mois que je suis ici. Je sais que ce sont les derniers jours. Fatiguée. Je suis très fatiguée. Dans le couloir, il y a une femme. Nue. Le visage contre le mur. Les mains attachées dans le dos. Les jambes écartées. Il y a une tache. Une tache de sang sur le sol. Entre ses jambes. Je m’approche. Je vois que la femme perd beaucoup de sang. Cela me fait peur. Elle est blessée. Je crois qu’elle est blessée. Je le lui demande. Elle ne peut pas parler. Ils me poussent. Que… qu’il faut que je continue d’avancer. Je tombe sur le sol. Je vois alors que la femme n’est pas blessée. Le sang. Le sang court le long de ses jambes. L’un d’eux m’attrape par les cheveux. Il me passe du sang sur le visage. Je me laisse passer du sang sur le visage. Pour qu’elle ne souffre pas. L’autre l’insulte. Que… qu’il me lâche. Qu’il me laisse tranquille. Que… il dit que je suis « protégée ». Ils me disaient toujours que j’étais « protégée ». Que personne n’avait les mêmes repas que moi. Que personne n’avait le même traitement que moi. Ils me relèvent. Le voyage se poursuit. Par le couloir. Vers cet autre endroit, je ne sais pas où il est. J’ai peur. En trois mois, je n’ai vu personne, sauf celui qui me donne à manger. Et un qui se dit médecin. Il vient. Il m’examine. Et il me dit que tout est normal. Ils ne me maltraitent pas, ils me nourrissent bien, j’ai de quoi me couvrir. Celui qui se dit médecin est aimable. Il se fait du souci pour moi. Je crois que je l’aime un peu. Oui, un peu, je l’aime. Il se fait du souci pour moi. Dans mon rêve, la femme est toujours contre le mur. Jambes écartées. Je ne sais pas qui elle est, ni comment elle s’appelle. Elle porte une cagoule. Je n’ai jamais vu son visage. Sauf cette fois-là. Chaque fois que je rêve, que j’avance dans ce couloir, je veux lui demander son prénom. Je ne peux jamais. Il y a le sang sur le sol. Son corps nu contre le mien. Son sang sur mon visage. Parfois le rêve revient plusieurs nuits de suite. Parfois il s’écoule des mois entre un rêve et un autre. Le rêve n’est jamais pareil, quelques détails changent. Mais le couloir ne change pas. Dans l’obscurité. Une lumière au fond. Une porte qui donne quelque part, sur une cour. Un moteur tourne. Une voiture. Une camionnette. La position de la femme ne change pas non plus. Et elle ne parle jamais. Parfois, j’ai le temps de la prendre dans mes bras avant de tomber sur le sol. Elle est affectueuse avec moi. Bien qu’elle soit attachée, je sens qu’elle appuie son corps contre le mien. Je sens son corps. Je me rends compte qu’elle a très froid. C’est l’hiver. Le vent souffle dans le couloir. Dans mon rêve, je me rends compte que je ne peux pas avancer dans ce couloir. Je sais que si j’avance, c’est la fin. Je résiste. Ils me traînent. Ils me mettent dans une voiture. Je suis désespérée. Je sais que je rêve, je connais ce rêve. J’essaie de me réveiller. Ne jamais arriver à cette voiture. À cette chambre où je me réveillerai. Je sais que si j’y entre, tout sera terminé. Tout se terminera si je passe cette porte. Au bout du couloir. Quand je me réveille, je pense à mon enfant. Alors, je ne sais pas si j’ai vu la femme du couloir ou si elle, c’est aussi moi. Parce que la femme n’a pas ses règles, c’est autre chose qui lui arrive. Que… c’est cette nuit-là que j’ai perdu mon fils, dans le couloir glacé, nue. Mais non, je ne l’ai pas perdu. Quand je me suis réveillée pour de bon, j’étais étendue sur le sol, sur un matelas. Je me suis touché le ventre. Mon enfant n’y était pas, il n’était pas à sa place, ici. Dans mon ventre. Cela faisait huit mois que je veillais sur lui, ici. J’ai . AV R I L 2010 (S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ Carlos Liscano Traduction de Françoise Thanas D U 3 AV R I L 2010) . IX LETTRES CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HAN Une force de combat L e poète doit-il vivre en marge ? Ce n’est pas une obligation et, surtout, ce n’est pas une condition suffisante pour donner force à la poésie. La force vient d’ailleurs. En 1987, Thomas Bernhardt fait publier chez un grand éditeur une anthologie de 80 poèmes de Christine Lavant, morte quatorze ans plus tôt, en insistant à la fois sur la grandeur d’une œuvre insuffisamment reconnue et sur le parcours de l’auteur, « un être détruit et trahi dans sa foi christano-catholique (…) abusé par tous les bons esprits ». Ce n’est pas une inconnue, elle a reçu en 1954 et à nouveau en 1964 le prix Trakl, en 1970 le grand prix littéraire national autrichien. Mais la vie de Christine Lavant la met à part de la société intellectuelle et littéraire. Elle naît en 1915, neuvième et dernier enfant d’un mineur de fond, dans un village reculé de Carinthie, entièrement soumis à une Église rétrograde (en 1999, ce Land portera l’extrême droite au pouvoir). Elle a pour lot dès sa naissance la misère et la maladie, survit à demi aveugle, à demi sourde. À neuf ans, elle séjourne à l’hôpital de Klagenfurt, le médecin lui donne à son départ des livres de Goethe. Elle les rapporte dans un sac à dos, seule et à pied sur les soixante kilomètres de son retour à la maison. Elle quitte l’école à quatorze ans, ne connaît que la faim et le froid. À vingt-quatre ans, elle épouse par compassion un homme ruiné, de trente ans son aîné, malade et d’esprit étroit, divorcé de surcroît, ce qui lui vaut l’hostilité des autorités religieuses. Pour gagner cette vie-là, elle tricote. Elle jardine, peint à l’aquarelle, lit, écrit. Elle brûle ses premiers écrits. En 1945, une bibliothécaire lui fait découvrir Trakl et Rilke. Elle se remet à l’écriture. C’est la force de combattre qui la préserve du suicide. Sa vie est décrite et son œuvre analysée par le traducteur François Mathieu, qui a choisi les poèmes réunis dans le volume Un art comme le mien n’est que vie mutilée, titre d’un recueil posthume de poèmes, proses et correspondances. On l’a vu, elle est autodidacte. Elle n’a pas eu en main la plupart des ouvrages poétiques du XXe siècle, Rilke et Trakl exceptés. Elle s’est forgé une écriture personnelle. Elle use largement de la possibilité qu’offre l’allemand de créer à volonté des mots composés, elle en tire des images surprenantes qui expriment son moi reclus pour cause d’infirmités, à la recherche d’un dieu dont elle se sent rejetée, et aussi sa proximité avec tous ceux qui souffrent. Les objets usuels, dans leur dénomination populaire, acquièrent dans ses vers des vertus magiques, certaines plantes aussi, comme en témoigne un poème qui oppose la mort et une mendiante en jupe de balsamines. Les animaux participent d’une cosmogonie : « Quand la poule-lune vole au-dessus des toits, le niveau de l’eau monte dans les puits. » Son rapport à Dieu n’est pas fait que de prières, certaines sont même, on l’a dit, blasphématoires : « Oublie que ton œuvre est bâclée, Créateur ! » ou « Tu n’écoutes pas de ce côté. Peut-être es-tu sourd aussi ? » Elle ne lui fait pas confiance : « Si je traverse solitaire les eaux amères / de la mer Rouge, me permettras-tu / de comprendre les hommes sur l’autre berge ? » La métaphore d’un équipage de voilier lui permet d’écrire : « Annonce là-haut, chez le loueur de canots / qu’en hurlant et la gueule soûle / nous irons chercher ses étoiles en enfer ». Son monde est parmi les exclus, les miséreux, les fous avec qui elle veut partager son pain, toujours « sous les yeux de l’amour qui, vieux comme les pierres, / dit douze fois la prière des rochers, / douze cris perçants ». Format de poche Jean Cayrol, loin d’être marginal, a participé pleinement, positivement, à la vie littéraire de son époque. Mais il est né deux fois. Résistant arrêté en 1942 – il a alors trente et un ans –, sa déportation à Mauthausen l’a profondément marqué. Aux côtés du roman Je vivrai l’amour des autres, prix Renaudot 1947, les Poèmes de la nuit et du brouillard sont dans les mémoires de sa génération. Ils se retrouvent dans l’anthologie Chacun vient avec son silence, établie et préfacée par Xavier Houssin. Son œuvre est portée par la seconde naissance que fut la libération du camp, le 5 mai 1945. Rétrospectivement, ses écrits antérieurs en sont éclairés. L’anthologie va de 1935 aux derniers textes, inédits, dictés à sa femme, peu avant sa mort, en 2005 : « J’avais l’histoire à raconter, vivant. / Raconte-moi, veux-tu, si je suis ton histoire / Allumez-vous, douces lueurs de l’avenir ». Le Convoi de l’eau, d’Akira Yoshimura, traduit du japonais par Yutaka Makino. Actes Sud, 176 pages, 16 euros. n barrage est en cours d’achèvement et une équipe technique se rend dans une vallée perdue et inhospitalière qui va bientôt être inondée. Elle installe son campement près d’un hameau. Les hommes vivent dans un statu quo tendu avec les paysans jusqu’au jour où une jeune fille est violée par l’un d’eux. Celle-ci est tuée et attachée à un arbre. Voyant la malheureuse abandonnée aux éléments et aux bêtes sauvages, le héros de cette histoire, un des travailleurs, décide de l’enterrer avant de quitter le territoire. Personne ne l’en empêche. Cet individu étrange, qui a fait de la prison pour avoir molesté sa femme, est aussi le narrateur de cette histoire cruelle, qu’il relate avec un détachement étrange. Akira Yoshimura démontre dans ces pages sa faculté de tirer d’un fait divers horrible une fable métaphysique. Il y a chez lui une force comparable à celle de Conrad. F R A N Ç A I S E S Le Diable dans un bénitier. L’art de la calomnie en France, 1650-1800, de Robert Darnton (traduit de l’anglais par J.-F. Sené). Éditions Gallimard, 706 pages, 28 euros. L es libelles constituent, au XVIIIe siècle, une arme redoutable braquée contre le pouvoir, de Louis XIV à la république jacobine de 17921794. Rédigés par toutes sortes de plumitifs et de gazetiers clandestins, la plupart du temps réfugiés en Angleterre, ils sont introduits en France par des contrebandiers et diffusés par les colporteurs. Ils prennent pour cible aussi bien le roi que ses ministres ou ses maîtresses, et offrent à un public instruit ou à moitié alphabétisé le moyen de donner un sens (même mythique) au monde qui l’entoure mais auquel il n’a pas accès. Malgré l’envoi par le gouvernement français d’agents secrets à Londres afin d’assassiner, d’enlever ou de soudoyer les libellistes, leur production continue à inonder le pays et à façonner l’opinion publique. Mêlant la calomnie à des révélations incendiaires ou à des articles de la presse étrangère, les libelles contribuent à délégitimer les régimes et à abattre des gouvernements. Dans son dernier ouvrage, au lieu d’entreprendre, au risque de s’y perdre, une étude d’ensemble de l’immense corpus de cette littérature clandestine, Robert Darnton a préféré se concentrer sur quatre libelles très célèbres à l’époque : le Gaze- . AV R I L 2010 ( DR L ’auteur nous fait voyager dans le temps, nous faisant découvrir les événements qui se sont déroulés en Calabre en 1863. La nouvelle unité de l’Italie est loin d’être une réalité partout, surtout dans le Sud, qui faisait partie du royaume des Deux-Siciles. Des troupes débandées de l’ancien roi de Naples, des bandits et des paysans déçus que les promesses de Garibaldi n’aient pas été tenues par le gouvernement de Victor-Emmanuel II se sont agrégés pour tenir les campagnes. Une guerre atroce oppose l’armée régulière et ces bandes rebelles. Le major Albertis est chargé de les combattre dans les régions sauvages autour de Catanzaro, que la civilisation paraît n’avoir jamais atteintes. Son histoire est celle d’une guerre oubliée, d’une atrocité particulière, et la majorité de ses hommes y laissent la vie. Guarnieri raconte ces épisodes sans complaisance, nous révélant une vision tout à fait inédite de l’Italie après le Risorgimento, avec un sens inouï de la narration d’épisodes dépassant l’entendement. LES LETTRES Un art comme le mien n’est que vie mutilée, de Christine Lavant, poèmes choisis, présentés et traduits de l’allemand (Autriche) par François Mathieu. Nouvelles éditions Lignes, 2009. 264 pages, 23 euros, diffusion Les Belles Lettres. Chacun vient avec son silence, anthologie, choix et préface de Xavier Houssin. Points, 2009. 202 pages, 7,50 euros. Europe, n° 971, mars 2010. 476 pages, 20 euros. « Calomniez, calomniez… » À LIRE Les Sentiers du ciel, de Luigi Guarnieri, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli, Actes Sud, 384 pages, 23 euros. U Revue La volumineuse livraison de mars d’Europe fait une large place à la poésie, avec deux écrivains disparus ces dernières années, Claude Esteban, en 2006, et Gérard Manciet, en 2005. Le cahier Esteban, présenté par Xavier Bruel, s’attache à mettre en lumière le parcours de celui qui était poète, essayiste en littérature et en peinture, traducteur, directeur de revue. Une Élégie pour Claude Esteban, de Jean-Michel Maulpoix, est suivie de témoignages et d’études, où l’on relève, parmi beaucoup d’autres noms, ceux de Jacques Dupin, Yves Bonnefoy, Michel Deguy. De Claude Esteban lui-même sont données à lire plusieurs pages de poèmes inédits. Bernard Manciet a écrit en occitan, la traduisant lui-même, une partie de son œuvre multiple : théâtre, romans, poésie. Longtemps méconnue, elle commence à rayonner et on découvre sa puissance. Les raisons du choix entre gascon et français selon ce que l’auteur avait à dire sont explicitées dans ce dossier. Côté poésie, la bibliographie détaillée établie par François Pic fait apparaître une quarantaine de titres et on peut lire ici dix pages de la Tentation de saint Antoine, « une singulière expérience d’écriture poétique », selon Jean-Pierre Tardif, qui en fait la présentation. Dans le cahier de création, les vers énigmatiques de Rahel Hubmacher, Pourquoi des poèmes, traduits de l’allemand (Suisse) par Fernand Cambon, une Galatée (est) à part, de Gilles Jallet, Rédemption, cri d’alarme de Charles Dobzynski, le pessimisme foncier du Journal de souterrain, de Horia Badescu, et deux nouvelles de Pierre Furlan et de Jérôme Meizoz. des anecdotes et des ragots, et offre une vision désenchantée de son époque et des agissements des « grands ». Les libelles ont tendance à ramener les luttes de pouvoir à un jeu de personnalités. Qu’ils diffament Louis XV, la comtesse du Barry, le chancelier Maupeou, Marie-Antoinette ou les sans-culottes agités, les affaires publiques apparaissent comme le produit de vies privées. Cette façon de procéder n’est d’ailleurs pas sans rappeler certaines pratiques journalistiques actuelles cherchant à diffuser les scandales à travers les médias ou sur Internet : « les noms font les nouvelles ». Plus largement, l’étude de la calomnie dans la France des Lumières Noël Coypel, Étude pour la Calomnie. nous permet de mieux saisir comment un courant littéraire tier cuirassé ou Anecdotes scandaleuses moins marginal qu’il ne semble à première de la cour de France (1771), le Diable vue a contribué à saper l’autorité de la dans un bénitier et la Métamorphose du monarchie absolue, puis a poursuivi son Gazetier cuirassé en mouche (1783), la travail de taupe jusqu’à se retrouver dans Police de Paris dévoilée (1790) et la Vie une culture politique républicaine atteisecrète de Pierre Manuel (1793). Étudiant gnant son point extrême sous la Terreur. la personnalité des libellistes, ainsi que Le succès des libelles tient essentiellement le monde dans lequel ils vivent et pu- au fait que la littérature légale ne poublient, l’historien nous décrit toute une vait satisfaire la demande du public, à faune interlope, bête noire des censeurs une époque où la censure interdisait tout et des inspecteurs de police, qui s’affaire compte rendu des événements du jour. à recueillir des informations secrètes, Jean-Claude Hauc S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U 3 AV R I L 2010) . X SAVOIRS Une archéologie du capital Entretien avec Ellen Meiksins Wood à propos de la traduction de son livre, l’Origine du capitalisme (1). Les Lettres françaises. Votre ouvrage se propose d’expliquer la transition au capitalisme, qui s’est imposé en Europe puis au niveau mondial. Vous mettez au premier plan la question de son « origine » Ellen Meiksins Wood. Il y a une tendance très répandue à faire comme si le capitalisme avait toujours existé. L’idée dominante est que, même si l’on admet que le capitalisme n’est pas enraciné dans la nature humaine, ses racines sont au moins présentes dans les actes d’échange les plus simples. De la sorte, il n’a pas vraiment d’origine. J’ai voulu insister sur le fait que le capitalisme est une forme sociale très spécifique, très différente de toutes celles qui existaient auparavant. C’est un phénomène historique avec un commencement – une « origine » – et probablement une fin. Et c’est le résultat d’une transformation en un lieu et un moment donnés. Mais il s’est étendu à travers le monde car c’est un système économique doté d’une capacité tout aussi unique d’auto-expansion qui l’impose finalement comme une nécessité. Le point de départ de votre analyse est une critique des modèles d’explication de l’apparition du capitalisme, notamment le « modèle de la commercialisation » mais aussi le « modèle anti-eurocentrique » de certains théoriciens… Ellen Meiksins Wood. Le modèle de la commercialisation est, d’une manière ou d’une autre, le mode d’explication (ou de non-explication !) du développement du capitalisme le plus répandu, d’Adam Smith, par exemple, à Fernand Braudel. Si le capitalisme est né des premiers actes d’échange alors très simples, le système capitaliste se réduit à une accumulation et un accroissement de ces actes : plus de commerce, plus de cités, plus de marché, etc. Mais ceci obscurcit tout ce qui est spécifique au capitalisme. Bien sûr que le capitalisme avait besoin de commerce et de marchés, etc. Mais l’Angleterre, où le capitalisme a émergé, était loin d’avoir l’économie commerciale la plus développée au monde, et il y a eu des sociétés au commerce très développé qui n’ont pas produit les contraintes systémiques spécifiques au capitalisme – les impératifs de la compétition, de l’accumulation constante de capital et la contrainte de baisser constamment le coût du travail en augmentant la productivité. Il est vrai que certains objectent à cette théorie qu’elle relève de l’« eurocentrisme ». Cette objection suggère que le capitalisme, qu’on l’aime ou non, est l’ordre naturel des choses, ou au moins la plus belle réussite de l’histoire. Ainsi, si je nie l’émergence précoce du capitalisme en Chine, en Inde ou en France, c’est que je dénigre leur culture, leur histoire et leur contribution au bien-être de l’humanité. Mais c’est absurde ! Je fais justement le contraire, en insistant sur le fait que le capitalisme n’est pas un phénomène naturel et inévitable, mais un phénomène historique très spécifique, et certainement pas le plus haut degré de la civilisation. Si le capitalisme est né en Angleterre et avant tout dans le secteur agricole, son apparition apparaît sous le signe de la contingence et non de la nécessité. Comment expliquez son extension au niveau mondial alors, mais aussi la « naturalisation » qu’on lui a fait subir? Ellen Meiksins Wood. Tout d’abord, je n’accepte pas cette opposition entre nécessité et contingence. Je ne pense pas que l’histoire marche de la sorte. Il y a deux manières non historiques de penser. L’une est de dire que toute l’histoire relève d’une sorte de loi universelle et inévitable. L’autre est de dire que l’histoire n’est qu’accidents et contingences. Pour penser de manière historique, nous devons reconnaître les faits spécifiques et les circonstances, mais aussi les causalités historiques. Quand je dis que le capitalisme est un phénomène historique spécifique, je veux dire qu’il a émergé dans des conditions historiques spécifiques, mais assurément pas par accident. Pour adopter une phrase célèbre, « les hommes font leur propre histoire, mais pas dans les conditions qu’ils auraient choisies eux seuls ». Ainsi, le capitalisme a émergé en Angleterre comme la conséquence involontaire des actes de gens – en particulier les seigneurs terriens et les tenanciers – poursuivant leurs stratégies de survie dans le cadre des conditions particulières qu’ils subissaient et dans le contexte des relations sociales de propriété propres à ce pays. On peut s’interroger : comment un phénomène historique aussi spécifique a pu devenir universel et ainsi se « naturaliser » ? La réponse réside dans la dynamique d’expansion unique du capitalisme, dans une dynamique sans précédent de croissance économique qui avait la particularité de s’auto-entretenir. Et quand le capitalisme agraire a donné l’impulsion au capitalisme industriel, des contraintes de compétition furent imposées aux autres États. Le capitalisme donnait des avantages non seulement commerciaux mais également géopolitiques et militaires, avantages propres à LES LETTRES F R A N Ç A I S E S une économie dynamique. Cela a forcé les États voisins, comme la France, à adopter un développement capitaliste comme projet politique. Et bien sûr, l’impérialisme a joué un rôle majeur dans la diffusion et la naturalisation des contraintes du capital. A contrario de l’historiographie de gauche traditionnelle, vous semblez ne voir aucun aspect capitaliste dans la Révolution française, puisque vous l’envisagez comme un simple conflit entre deux classes exploiteuses (aristocratie et bourgeoisie) pour les revenus de l’État. N’y a-t-il pas le danger ici de réduire considérablement la portée historique d’un tel événement, qui marque encore les consciences deux cents ans plus tard ? Ellen Meiksins Wood. Je ne vois pas pourquoi nier le caractère capitaliste de la Révolution française réduirait son importance historique. Vous dites que je présente la révolution comme un « simple conflit entre deux classes exploiteuses pour les revenus de l’État ». Ce que je dis est que les intérêts de classe de la bourgeoisie n’étaient pas, majoritairement, des intérêts capitalistes. Dans toutes les autres sociétés précapitalistes, le surtravail était extrait aux producteurs par le moyen d’un pouvoir « extraéconomique », c’est-à-dire par la force coercitive directe, par différents types de pouvoir, juridique, politique et militaire. Dans la France absolutiste, les offices étaient, pour la noblesse et la bourgeoisie, une des formes dominantes de richesse. L’office, en d’autres mots, était une forme de propriété qui donnait à son possesseur accès au surtravail des paysans sous la forme d’impôts étatiques ; la possession d’offices était la plus haute aspiration de la bourgeoisie. Le fameux slogan « la carrière ouverte au talent » nous instruit beaucoup sur les intérêts de classe de la bourgeoisie. Quand l’aristocratie menaça de bloquer l’accès de la bourgeoisie aux offices, cela provoqua la confrontation avec la bourgeoisie. On peut, si l’on veut, désigner la Révolution française comme une « révolution bourgeoise », tant qu’on reconnaît que le bourgeois révolutionnaire typique n’était pas un capitaliste ou même pas un marchand précapitaliste, mais un propriétaire d’offices ou un membre des « professions libérales ». À propos de la signification historique mondiale de la Révolution, je serais tentée de dire que la Révolution fut d’autant plus importante qu’elle ne relevait pas du capitalisme. Tout d’abord, même si elle fut impulsée par des intérêts bourgeois, elle mobilisa inévitablement des forces populaires, qui poussèrent la Révolution au-delà de ses limites bourgeoises. Il est intéressant de remarquer comment les intérêts matériels de la bourgeoisie l’incitèrent à articuler certains principes révolutionnaires, notamment le principe d’égalité qui pouvait être adopté par des forces plus radicales, et également lors des luttes anticoloniales. Une bourgeoisie luttant contre les privilèges aristocratiques et pour des « carrières ouvertes aux talents » – même si l’objectif principal était de conserver ouvert l’accès aux offices – avait de bonnes raisons d’adopter un discours d’égalité. Dans une société structurée par une hiérarchie de statuts – les trois états –, cela avait du sens pour les membres bourgeois du tiers-état de poursuivre leurs intérêts de classe en insistant sur l’égalité de tous les hommes. Cela n’était pas le cas chez les idéologues du capitalisme en Angleterre. Même quand ils partaient du principe, comme John Locke, que les hommes étaient naturellement égaux, ils étaient obligés de justifier le droit de propriété et d’expliquer pourquoi l’égalité naturelle était compatible avec une énorme inégalité de fortune et avec l’exploitation coloniale. Si la bourgeoisie française a laissé un héritage d’idées révolutionnaires, c’est parce qu’elle n’était pas capitaliste et que ses intérêts matériels résidaient ailleurs que dans la propriété capitaliste. Entretien réalisé par Baptiste Eychart (1) L’Origine du capitalisme. Une étude approfondie, d’Ellen Meiksins Wood. Traduit de l’anglais par François Tétreau. Éditions Lux, 2009, 315 pages. Pour une théorie matérialiste de la culture Culture et matérialisme, de Raymond Williams, traduit de l’anglais par N. Calvé et E. Dobenesque. Éditions les Prairies ordinaires, 256 pages, 15 euros. L e marxisme qu’il est convenu de qualifier, selon l’épithète proposée par Merleau-Ponty, d’« occidental », a souvent été identifié à un marxisme continental dont l’allemand, l’italien et le français étaient les langues dominantes. C’était oublier l’importance de la branche britannique, dont Raymond Williams est, avec Christopher Caudwell ou Ralph Fox, l’un des représentants majeurs. Invitation à découvrir ce penseur méconnu en France, le recueil que publient les Prairies ordinaires frappe d’abord par sa diversité, puisque des études aussi fondamentales que « Base et superstructure dans la théorie culturelle marxiste » voisinent avec des analyses du « système magique » de la publicité, ou encore des considérations sur les nouvelles technologies qui, pour être datées, n’en témoignent pas moins du souci de ne pas se couper des innovations les plus récentes qui animait Raymond Williams, disparu en 1988. À ce titre, on comprend que l’auteur de telles contributions puisse être tenu, avec Stuart Hall, pour le fondateur des Cultural Studies – à condition de rappeler, comme le fait Jean-Jacques Lecercle dans son excellente préface, la généalogie contradictoire de la discipline, . AV R I L 2010 (S U P P L É M E N T les « études culturelles » apparaissant comme les « filles peu légitimes de la théorie littéraire anglaise des années 1930 et 1940 (…) et du marxisme, anglais puis européen ». À l’inverse de la plupart de ses épigones, Williams n’a pas jeté les fondements des Cultural Studies « pour fuir les grands textes (vers la paralittérature ou les autres médias), mais pour y revenir, pour mieux fonder la nécessité continuée de leur étude ». Pour s’en convaincre, et pour mesurer ce que l’œuvre de Williams doit à l’interprétation sans cesse reprise de la poésie romantique, il suffit de lire les analyses de Wordsworth qui scandent l’étude « Perceptions métropolitaines et émergence du modernisme ». Là où certains voudraient faire de cette contradiction un obstacle dirimant, Jean-Jacques Lecercle démontre de façon convaincante qu’il faut y voir une « hybridation faste » qui est encore, « trente ans après, au cœur de notre univers intellectuel ». La discussion des concepts de base et de superstructure que propose Williams dans l’article de 1973, repris en ouverture du recueil, forme le socle épistémologique de toutes les recherches qui suivent. Sur une question qui a fait couler tant d’encre, Williams réussit à apporter de nouvelles lumières, en commençant par souligner les limites des « notions positivistes de reflet et de reproduction », qui risquent paradoxalement d’hypothéquer le projet même d’une théorie matérialiste de la culture en le ramenant dans l’ornière de l’économisme. Il relève également la complexité à la fois théorique et linguistique de À L ’HUMANITÉ D U 3 la notion de détermination souvent mobilisée par Marx, alors même qu’elle est issue d’une tradition idéaliste, si ce n’est religieuse, où elle renvoie à tout ce qui s’oppose au libre arbitre de la créature. Mais surtout, Williams invite à reconsidérer la notion de base, qu’il propose de redéfinir en termes de « processus » plutôt que d’« état », conformément au primat qu’il accorde à l’histoire et qui le situe aux antipodes de la version structurale du marxisme défendue par Althusser. Cette attention aux moyens de production conduit Williams non seulement à élargir son champ d’investigation bien au-delà des limites de la littérature et à s’intéresser par exemple à la presse ou à la télévision, mais à souligner l’importance des techniques et des institutions qui « médiatisent » le rapport aux objets culturels : comme l’affirme le titre d’un article de 1978, « les moyens de communication sont des moyens de production ». C’est dire l’impossibilité d’une approche exclusivement formelle de la culture, et inviter à des enquêtes empiriques sur les pratiques historiques et sociales où elle s’élabore. Ce recueil, qui donne envie de mieux connaître le reste de l’œuvre, montre que Raymond Williams a sans conteste enrichi le marxisme, dont les déclinaisons se sont trop souvent limitées au couple du matérialisme historique et du matérialisme dialectique, d’un versant proprement culturel dont il vaut assurément la peine de découvrir la genèse, pour mieux en prolonger l’impulsion. AV R I L Jacques-Olivier Bégot 2010) . XI ARTS Turner face à ses précurseurs « Turner et ses peintres », galerie nationale du Grand Palais, jusqu’au 24 mai 2010. Catalogue : RMN, 288 pages, 39 euros. Turner, de Damien Sausset et Térésa Faucon, « les ABCdaires », Flammarion, 120 pages, 3,95 euros. J ohn Mallord William Turner est entré à la Royal Academy en 1789. Il avait quatorze ans. À cette époque, Reynolds règne toujours sur cette noble institution dont il est le premier directeur. Pendant ses années d’apprentissage, il est le témoin d’un grand débat théorique qui anime le monde de l’art à propos de l’« originalité ». Jusqu’alors, on considérait l’imitation des Anciens comme le maître mot de l’art. Même les plus grands poètes de l’époque pensent qu’il est quasi impossible de produire des poèmes qui ne soient pas la lointaine émanation d’un modèle antique. John Keats est persuadé qu’il n’y a rien d’original à « écrire en poésie » et que ses richesses sont épuisées. William Wordsworth en revanche déclare ne rien devoir « qu’à la nature et son génie ». Lors d’une conférence à la Royal Academy, le peintre John Oppie affirme : « Qu’on le veuille ou non, neuf cent quatrevingt-dix-neuf pour mille de nos pensées sont nécessairement suggérées par des œuvres d’autrui. » Ce qui n’empêche pas ce dernier de recommander l’observation scrupuleuse de la nature et même l’usage de l’imagination. Turner doit donc non seulement se former à son art, mais aussi trouver sa place au sein de ce débat qui divise profondément le milieu de la peinture. Cette exposition est la mise en scène de cette confrontation et aussi de la relation privilégiée que ce grand artiste a eue avec ses précurseurs et certains de ses contemporains. Sans doute est-ce là la nouvelle orientation des expositions : ne plus faire de grandes rétrospectives, mais transformer l’exposition en une sorte de colloque dont le catalogue fournit les clefs. Le résultat est intéressant, cela ne fait aucun doute, mais n’est pas toujours probant. Il est tout à fait curieux de savoir que Turner a copié un tableau de Pierre-Narcisse Guérin (le Retour de Marcus Sextus) et il est important d’apprendre qu’il a subi l’influence du paysagiste français Pierre-Henri de Valenciennes, trop méconnu encore en France, comme il est indéniable qu’il a étudié les tableaux de Nicolas Poussin. Mais est-ce éclairant pour le visiteur ? Certe, la comparaison avec Claude Gelée dit le Lorrain (16001682) et avec l’aimable Watteau, ou encore avec un groupe de peintres hollandais (Willem van de Velde le Jeune, entre autres), est fondamentale pour comprendre son cheminement théorique et sa manière de peindre. Cependant cela ne nous éclaire pas une seconde sur ce qui fera de lui un artiste hors du commun, capable de faire des tableaux qu’on a jugé « illisibles » en son temps. Les Chutes de Clyde (1845) frôlent « l’abstraction ». Le fait est là : Turner n’a jamais craint de pousser sa conception de la peinture jusqu’à un point de rupture. S’il reconnaît que c’est un de ses défauts, il le défend néanmoins en reprenant à son compte les propos de Gilpin, qui affirme que « de nombreuses images sont sublimes à cause de leur illisibilité », celui-ci semblant laisser libre cours à l’imaginaire et au rêve dans la création picturale. Turner a été un grand érudit de la peinture et ses connaissances lui ont permis d’atteindre cette incroyable liberté d’expression. Mais il a été aussi et surtout cet inventeur qui a laissé derrière lui ses principales influences, de Giulio Romano au Lorrain… Gérard-Georges Lemaire L’ « invention » du Greco « Dhominikos Theotokopoulos 1900 », palais des Beaux-Arts, Bruxelles, jusqu’au 9 mai 2010. Catalogue : BAI, 200 pages. A DR près avoir connu une grande notoriété en son temps, le Greco sombre dans un oubli presque complet. C’est en 1900 qu’un conservateur, en faisant l’inventaire des collections du musée du Prado, trouve le Caballero de la mano en el pecho, l’une de ses œuvres les plus belles. D’autres chercheurs s’intéressent à ce peintre et, en 1911, August C. Meyer publie à Munich sa première biographie. L’exposition commémore cette redécouverte et son histoire parfois pittoresque, puisqu’un riche collectionneur prétendant retrouver la maison de l’artiste, la fait restaurer (il ne restait plus guère que le patio) et y a installé un musée. Elle relate son existence, à commencer par ses origines crétoises (dont on sait peu de chose, en dehors du fait qu’il est né en 1541 à Candie et qu’il a sa propre « bottega » à vingt-deux ans, ce dont témoignent les sommes versées à la corporation). Il se rend en suite à Venise puis à Rome, où il travaille pour Fulvio Orsini, le bibliothécaire du cardinal Alessandro Farnese, qui le renvoie en 1572. Il s’inscrit alors à l’Accademia di San Luca pour ouvrir son atelier. Il découvre Michel-Ange, pour qui il éprouve une admiration immense. Cela ne l’empêche pas de conseiller la destruction de la chapelle Sixtine pour qu’il puisse la refaire de fond en comble ! Il peint, entre autres choses, l’Annonciation, puis se rend en Espagne. En 1577, il travaille dans le monastère de Santo Domingo el Antiguo. Il peint l’Assomption à Tolède, puis Saint Sébastien et la Sainte Famille. C’est alors son âge d’or : il exécute la Cène, l’Adoration des mages et ce tableau extraordinaire que sont les Larmes de saint Pierre (vers 1587-1620). L’exposition ne nous montre pas tous ces chefsd’œuvre, mais beaucoup de travaux d’atelier et des copies, même très tardives. Le cycle des apôtres, conservé au musée de Tolède, est sans nul doute le « pezzo forte » de cette manifestation. Tous ces travaux suffisent à démontrer son excellence. Qu’en conclure? D’abord, qu’il est désormais très difficile de monter une exposition exhaustive sur un géant de la peinture ancienne. Ensuite, que l’obstacle financier oblige les organisateurs à développer des trésors d’imagination. Et, cette fois, cela s’est révélé une réussite, car l’ensemble des toiles nous permet de comprendre le rayonnement de l’artiste et sa disparition presque complète de l’histoire, jusqu’à ce beau jour de 1900 où le hasard a joué son rôle… Justine Lacoste Le Greco, la Mort de Laocoon. Autoportraits à la mexicaine « Images du Mexicain », palais des Beaux-Arts, Bruxelles, jusqu’au 25 avril 2010. Catalogue : Bozar Expo, 464 pages. 39,95 euros. P lutôt que de nous servir une exposition sur le Mexique, ses traditions et ses curiosités, le palais des Beaux-Arts de Bruxelles a préféré montrer de quelle façon on a perçu et on perçoit encore les Mexicains, et aussi comment ils se regardent eux-mêmes. C’est d’ailleurs assez déconcertant, car, très vite, se dégagent une image et un esprit très caractéristiques qui subsistent encore aujourd’hui sous forme de stéréotypes. Si l’on met de côté la civilisation aztèque, qui LES LETTRES a sombré au contact de la culture apportée et imposée par les conquistadors, remémorée ici par de superbes et étranges sculptures et par le peu connu Codex florentin, le monde mexicain a déjà toutes ses particularités au XIXe siècle. Cela est frappant dans les portraits de personnages importants et de religieuses (dommage qu’on ait omis Ines de la Cruz), dont la plupart semblent des figures irréelles dans leurs robes angéliques, par exemple sœur Antonia del Corazon, peinte par Jose Maria Vasquez, les nombreuses représentations des morts, surtout de jeunes enfants, qui sont souvent représentés comme s’ils dormaient paisiblement. F R A N Ç A I S E S Cette vision de la femme et de l’homme du Mexique n’est pas exclusivement picturale ou graphique. Bien sûr, elle est véhiculée par les grands peintres de ce pays, comme Diego Rivero, Jose Clemente Orozco, David Afaro Siquieros, Jorge Gonzalez Camarena ou Ramon Cano Manilla, mais aussi à travers le cinéma et la photographie, d’Eisenstein à Tina Modotti, et bien d’autres moins célèbres en Europe, dont Lola Alvares Bravo : ses clichés sont remarquables dans leur réalisme sans concession et sans fard et toujours construits avec force et raffinement. Nous sommes confrontés à des regards croisés, à des réalités très différentes et aussi à des époques diverses. Loin des clichés et des banalités qui se perpétuent sur la question. Qu’une exposition de Frida Kahlo soit venue conclure ce parcours fascinant et parfois insolite dans l’imaginaire de la vie mexicaine n’est pas tout à fait absurde : dans l’autobiographie délirante qui traverse toute son œuvre, on la voit souvent vêtue de costumes ancestraux, car elle voulait s’identifier à son peuple, par conviction politique, c’est vrai, mais aussi par un goût de l’authentique qui faisait paradoxalement bon ménage avec son excentricité. Elle a contribué à forger cette image de la Mexicaine qui pouvait s’habiller un jour en jeune homme et le lendemain en indigène… Giorgio Podestà . A V R I L 2010 ( S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U 3 AV R I L 2010) . XII ARTS Musées privés et expos bling-bling L a Pinacothèque de Paris a intitulé sa dernière exposition : « Edvard Munch ou l’anti-cri ». Ce titre, qui tient davantage du slogan publicitaire que d’un énoncé ou d’un programme, a pour seule fonction de dissimuler le fait que l’exposition en question, constituée tout entière de prêts provenant de collections privées, ne comporte aucune peinture majeure de l’artiste et ne compte qu’une demi-douzaine de toiles dignes d’intérêt, les autres étant soit médiocres soit franchement ratées. Si on veut bien considérer qu’il s’agit là de la première « rétrospective » de Munch organisée à Paris depuis plusieurs décennies, quelle piètre image donne-t-on ici d’un des peintres les plus importants et influents du début du XXe siècle, à l’origine de l’expressionnisme ? Pourtant les organisateurs ont su réunir une série de lithographies et de gravures sur bois d’une grande qualité. Alors pourquoi, faute d’obtenir les prêts attendus ou espérés, ne pas s’être contenté de présenter l’œuvre gravé ? Parce que la gravure n’aurait pas su attirer les foules et, surtout, n’aurait pu justifier le prix élevé du ticket d’entrée. Il eût donc mieux valu intituler cette exposition « l’anti-crise ». L’exposition Munch n’est que l’exemple le plus récent et le plus caricatural de ces expositions tiroir-caisse, dont le succès ne doit rien à la qualité des œuvres, à la rigueur ou à l’originalité de la sélection et de la présentation, mais tout à la publicité et au battage publicitaire qui les accompagnent. Cette dérive est dangereuse car, faute d’être suffisamment dénoncée, elle tend à se répandre et pourrait devenir la règle. Pour preuve, la dernière exposition organisée par le musée Maillol, consacrée aux « Vanités » : pompeuse et funèbre à souhait, où quelques tableaux de qualité servent de faire-valoir à un show hétéroclite et grand-guignolesque, où la mort est traitée comme un artifice et un divertissement. Toutefois, ce ne sont pas les fondations et les musées privés qui sont ici en cause, bien au contraire. Même s’ils disposent de moyens limités et de peu ou pas de monnaie d’échange, ce sont des structures moins contraignantes, donc plus réactives que les institutions publiques, qui peuvent montrer des artistes négligés ou présenter sous un jour original un peintre célèbre et gagner ainsi les faveurs et la fidélité d’un public d’amateurs. Ainsi les expositions organisées pendant près de quinze ans par le musée Maillol, dont plusieurs très réussies, ou encore certaines collections montrées au musée Jacquemart-André et au Sénat. Même la Pinacothèque de Paris, toujours en quête de blockbusters, a su, avec « Pollock et le chamanisme », présenter de manière intelligente et séduisante les débuts méconnus du grand peintre américain. Oui, quoi qu’en disent leurs détracteurs, les musées privés ont un rôle complémentaire et irremplaçable à jouer sur la scène artistique, à condition toutefois de ne pas confier leur programmation à des financiers sans scrupule, qui voudraient mettre la main sur des bandits manchots. Louis-Henri Botule DR Daniel Dezeuze, Ensemble de blasons. « Chevaliers, prêtres, paysans », Daniel Dezeuze, galerie Daniel Templon, jusqu’au 24 avril 2010. D epuis ses débuts, Daniel Dezeuze a été passionné par l’anthropologie, l’ethnologie et l’histoire des religions. C’est un lecteur de longue date de Georges Dumézil, ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser à la gnose et aux hérésies. Si ses créations ont considérablement évolué sur le plan formel, elles reposent toujours sur les mêmes préoccupations, auxquelles se sont ajoutés bien d’autres éléments de la connaissance et de l’esthétique, comme l’art et la pensée de la Chine et du Japon, et pas mal d’écrivains et d’artistes, de Rabelais à Duchamp. Dans cette exposition, Dezeuze a tenu à récapituler un certain nombre de thèmes caractéristiques de ces dernières années, comme les fils de pêche (ou filets à papillons) qui avaient été présentés au Centre d’art moderne de Montreuil, il y a plus de dix ans, et plus récemment au musée de Sète. Installés au plafond, ces filets diaphanes et multicolores semblent des pièges pour les étoiles. Les écus ne sont plus que des formes décoratives et il les renverse pour en faire des vitraux monochromes sans verre et sans iconographie religieuse. Les arcs tendus avec leurs flèches rappellent à leur tour les arbalètes qu’il avait utilisées pour décorer les bureaux de l’hôtel de Sully (ensemble admirable qui a fait l’objet de critiques aussi stupides qu’incompréhensibles car il est placé dans une zone non classée du bâtiment). On voit de nouveau ces rouleaux de bois qui font penser à des échelles d’abordage empilées avec soin, qui figuraient déjà dans la précédente exposition chez Templon. Si la quasitotalité des œuvres est une reconsidération en profondeur de la grammaire et des apparences physiques de sa création, une série de « tableaux » fait apparaître une nouvelle donne : il s’agit de cadres de bois à l’intérieur desquels sont disposés des segments de bois formant le mouvement d’une spirale dont une partie est passée à la feuille d’or. De toute évidence, l’artiste faire référence ici aux icônes grecques ou russes en ne retenant que la feuille d’or, qui est arrangée selon un dispositif dont il ne nous livre pas la clé. Quoi qu’il en soit, il ne fait qu’accentuer le paradoxe de sa démarche théorique (qui est aussi une démarche poétique, l’une n’allant pas sans l’autre), où il démembre les éléments du langage de l’art tout en démontrant le désir de jeter les bases d’une nouvelle relation esthétique aussi forte et puissante que celle qui nous a liés aux peintures et sculptures d’autrefois. Le déplacement perpétuel des paramètres de la relation de l’être humain avec ses objets artistiques est le moteur de sa recherche. Mais sa finalité, sans cesse rejouée, est l’avènement jubilant d’un monde redevenu sacré sans dieux et sans églises : l’art y tient un rôle fantasmatique mais toujours destiné à jeter un pont entre le monde fini et cette idée de l’infini qui est le mal obscur de l’être. DR Daniel Dezeuze réinvente la peinture d’histoire Invitation au brunch de printemps de la Maison des arts de Bagneux dimanche 11 avril 2010 de 11 heures à 16 heures Maison des Arts 15, avenue Albert-Petit 92220 Bagneux renseignements : 01 46 56 64 36, [email protected] Marie-Hélène Amiable, maire de Bagneux, députée des Hauts-de-Seine Patrick Alexanian, conseiller général des Hauts-de-Seine, conseiller municipal délégué à la culture La municipalité ont l’honneur de vous inviter à la signature du catalogue par les artistes de l’exposition Les Afriques autrement carte blanche au musée des Arts derniers G.-G. L. Kader Attia, Berry Bickle, Mustapha Boutadjine, Joe Big-Big, Alex Burke, Samuel Fosso, Yazid Oulab, Olivier Sultan, Barthélémy Toguo et Kamel Yahiaoui À LIRE Atlan, de Jean-Luc Nancy, préface de Jacques Polieri. Hazan, 142 pages, 45 euros. I l faut vraiment se demander pourquoi Atlan attire tant les hommes consacrant leur vie à la philosophie. Jacques Derrida avait écrit un très beau texte chez Gallimard et cette fois c’est LES LETTRES Jean-Luc Nancy qui s’interroge devant une série de détrempes à l’huile de la fin des années cinquante. On sent que ce dernier éprouve des difficultés à faire parler ces œuvres d’art, il s’accroche désespérément aux titres (Saragosse, Bosphore, etc.) comme à autant de bouées pour tenir la tête hors de l’eau. Mais il n’empêche qu’il a des intuitions F R A N Ç A I S E S . AV R I L 2010 ( et qu’il offre de beaux moments de lecture d’un travail plastique qui ne laisse pas beaucoup de place au bavardage. Il faut souligner que l’ouvrage est très beau, sous emboîtage, avec des détails magnifiques qui permettent de comprendre l’écriture de cet artiste disparu trop tôt à quarante-sept ans… Hommage sera rendu au poète Mahmoud Darwich, en présence d’Ernest Pignon-Ernest, à l’occasion de la publication aux éditions Actes Sud, d’un ultime recueil de poèmes illustrés par le peintre. Mahmoud Darwich et Ernest Pignon Ernest avaient rendez-vous à Ramallah, mais la mort du poète en août 2008 en décida autrement. L’artiste s’est toutefois rendu en Palestine où il a réalisé avec la population un vaste collage dans les rues à l’effigie du poète. J. L. S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U 3 AV R I L 2010) . XIII CINÉMA Filmer sans pathos Conversation avec Olivier Ducastel et Jacques Martineau L es films d’Olivier Ducastel et de Jacques Martineau cherchent dans leur projet esthétique la possibilité d’un engagement politique cinématographique: Jeanne et le garçon formidable comme Drôle de Félix trouvaient dans l’héritage de Jacques Demy et de la nouvelle vague un équivalent narratif au slogan d’Act Up, action = vie, tandis que Ma vraie vie à Rouen laissait surgir dans le cadre d’un journal intime la stupeur du 21 avril 2002. Aujourd’hui, l’Arbre et la forêt pourrait constituer, par la mise en scène automnale du récit d’un ancien déporté homosexuel, le double inversé de Crustacés et coquillages, l’un des précédents films des cinéastes, qui réactivait, sous le soleil d’été, les prémisses enchantées d’une nouvelle révolution sexuelle. Votre film est original par rapport au drame bourgeois français habituel, il n’y a pas de hors-champ ni de non-dits. Au contraire, tout est formulé. Olivier Ducastel. Il ne s’agit pas d’un film sur le secret. La révélation de l’histoire du personnage principal ne fait ni imploser ni exploser la famille. Elle ouvre quelques possibles mais ne la reconstruit pas non plus différemment. La seule zone d’ombre qui demeure concerne le personnage du fils qui est mort, ce que sa famille raconte de lui et de ses relations avec Frédérique. Estce la vérité ? Ou s’agit-il, parce qu’il faut bien un salaud dans la famille, d’une fiction ? Jacques Martineau. Nous avons souhaité que le spectateur puisse garder ses distances, ce qui explique le choix d’un film très autoréflexif. L’idée était en effet de retourner comme un gant l’archétype du film de famille, d’en exposer les coutures et de permettre aux personnages de s’exprimer sans jouer sur les émotions cachées, ni les secrets : quand le personnage de Delphine veut en savoir plus sur son père, sa mère lui dit clairement qu’il n’y a rien de plus à ajouter. L’Arbre et la forêt fonctionne finalement comme un opéra : les choses sont dites mais à partir du livret. Et c’est dans le rapport subtil entre les dialogues, les images et la musique que l’émotion se cristallise. Olivier Ducastel. Le film repose sur un témoignage sans pathos mais essaie d’introduire un certain lyrisme par la musique. L’émotion passe aussi par l’interprétation et la manière dont les acteurs ont localisé des silences au cœur du texte. Dans sa scène avec Catherine Mouchet, Françoise Fabian a des pauses très étranges, comme si un abîme la séparait de ses souvenirs. Jacques Martineau. Ce moment où elle perd pied correspond pour elle à un vrai trou de mémoire. Du coup, la volonté de l’actrice d’aller de l’avant, de retrouver son texte, rejaillit sur le personnage et situe cette séquence aux antipodes de celle où elle raconte la fable familiale en maîtrisant complètement ses effets. Ici, des impressions semblent se bousculer dans son esprit alors qu’elle essaye de reconstituer cette histoire qu’elle confie pour la première fois. Vous avez fait le choix d’introduire des dissonances entre les interprétations de chaque comédien: tous ne travaillent pas sur le même registre. Jacques Martineau. Il s’agit pour nous de trouver quelque chose qui, dans une dissemblance totale, crée un échange possible. Ce sont des acteurs très différents qui ne jouent pas les mêmes partitions. En évoquant la déportation et les persécutions nazies, notre plus grande crainte était de rechercher l’émotion à tout prix. Guy Marchand en était très conscient et ne voulait surtout pas tirer les larmes du spectateur: son parcours d’acteur lui a permis de développer un jeu extérieur assez ironique. Nous n’avons pas eu besoin de l’accentuer. Lors du tournage, les comédiens voyaient d’ailleurs très bien où était placée la caméra et comprenaient que si nous ne venions pas les chercher en très gros plan, c’est que nous cherchions autre chose en gardant une certaine distance. Olivier Ducastel. La direction d’acteur ne consiste pas uniquement à indiquer ce qu’il faut faire. C’est une ambiance de tournage, des recherches d’intensité dans l’interprétation. Le travail au cinéma est très différent du théâtre. C’est avant tout une recherche de l’instant: il suffit que les choses adviennent une fois. Comment s’est construit ce film et de quelle manière a évolué le scénario? Olivier Ducastel. Avant de commencer à écrire, nous avons en général un désir de couleur, de sentiment, de genre cinématographique, sur lesquels se greffe un sujet qui s’associe peu à peu à une forme ou à une narration. Pour l’Arbre et la forêt, c’est la déportation des homosexuels mais filmée aujourd’hui sous la forme d’un récit et sans reconstitution. L’année 1999 est arrivée plus tardivement A près Head On (2004) et De l’autre côté (2007), films graves et difficiles qui exploraient ses racines turques et constituaient les deux premiers volets d’une trilogie sur l’amour, la mort et le diable, le cinéaste allemand Fatih Akin dit avoir ressenti le besoin de marquer une pause. Comme si avant de s’attaquer au diable, dernier plat de résistance de sa trilogie en cours, il souhaitait, avec Soul Kitchen, ajouter à son menu cinématographique un plat plus léger, plus épicé, en retrouvant la spontanéité de la restauration rapide et les saveurs d’une jeunesse – pas si lointaine, il n’a que trente-sept ans – passée à faire la fête au rythme de la musique soul dans les bars, restaurants et boîtes de nuit de Hambourg, sa ville natale. Zinos, un jeune trentenaire allemand d’origine grecque, se démène pour la survie du restaurant qu’il a ouvert dans un vieil entrepôt de la périphérie industrielle de Hambourg, alors que sa fiancée décide de partir s’installer à Shanghai : le dos bloqué par une hernie discale (et sans assurance maladie !), il tente tant bien que mal de mettre de l’ordre à une vie sentimentale qui bat de l’aile, de satisfaire les exigences d’un nouveau LES LETTRES José Moure . A V R I L Propos recueillis par José Moure et Gaël Pasquier le 16 mars, à Paris. Filmographie : L’Arbre et la forêt (2010) Né en 68 (2008) Crustacés et coquillages (2005) Ma vraie vie à Rouen (2003) Drôle de Félix (2000) Jeanne et le garçon formidable (1998) Valvert, film documentaire français de Valérie Mréjen (52 minutes). chef talentueux, mais irascible et refusant de se plier au mauvais goût des clients, de venir en aide à un frère, quelque peu irresponsable, repris de justice, qu’il doit embaucher afin de lui permettre de bénéficier d’un régime de semi-liberté et de résister aux convoitises immobilières d’un ancien camarade de lycée, peu recommandable, bien décidé à lui racheter à tout prix son établissement… Difficile de faire la fine bouche devant cette comédie culinaire et musicale, romantique et anticapitaliste, aux vertus roboratives, que nous sert sans manière et avec entrain Fatih Akin. Il semble avoir pris autant de plaisir à cuisiner à feu vif son film que nous à le déguster sur le pouce, les papilles et les oreilles en éveil. Car à défaut de satisfaire les cinéphiles gourmets, qui ne manqueront pas de regretter certaines scènes baignant dans une sauce humoristique un peu épaisse ou un scénario tout juste saisi sur le gril, Soul Kitchen est un film généreux qui met le spectateur en appétit et lui donne envie de croquer la vie à pleines dents : tant est communicative l’humeur chaleureuse et euphorique qu’il dégage et la sympathie qu’inspirent ses personnages attachants et humains jusque dans leurs excès et leur maladresse existentielle. F R A N Ç A I S E S Votre cinéma a-t-il pour vous une dimension politique? Olivier Ducastel et Jacques Martineau. Jusqu’à présent, les films que nous avons réalisés sont des films minoritaires, tant du point de vue des sujets qu’ils abordent que du modèle économique qui est le leur. Dans cette mesure, ils nous apparaissent toujours politiques puisqu’ils visent à créer ou à maintenir un espace public pour que s’expriment ceux qui n’ont pas, ou très peu, de voix. L’Arbre et la forêt est sans doute, de ce point de vue, le plus clairement politique de nos films puisque la fiction que nous avons inventée cherche justement à donner corps et existence à une parole qu’on n’a pas voulu entendre pendant plus de soixante ans. La moindre des choses Le cinéma à pleines dents Soul Kitchen, film de Fatih Akin. dans le processus d’écriture, elle permettait de situer le film avant la reconnaissance par Jospin de la déportation des homosexuels. Jacques Martineau. La tempête de décembre constituait aussi un marqueur temporel intéressant qui allégeait le scénario. Dans sa première version, l’arbre était un orme menacé par une maladie, c’était impossible à mettre en place. Alors que cette tempête, tout le monde s’en souvient. Elle conserve le principe d’une menace à l’intérieur du film mais d’une manière moins artificielle, comme si elle s’imposait au récit sans que nous ayons besoin d’avoir recours à la fabrication d’un effet narratif. Olivier Ducastel. Dans la construction d’une histoire, des éléments échappent toujours au contrôle. Nous avons trouvé cette maison avec cet arbre visiblement planté trop près mais ce n’était pas écrit à l’avance, la perspective de la tempête en devient d’autant plus inquiétante. Les changements réalisés l’ont ensuite été pour des raisons économiques, ce n’est pas forcément inintéressant. Le film a été resserré sur la famille et la maison, ce qui le rend beaucoup plus « claustrophobique ». Seul le plan sur le pôle Nord à la fin permet de l’ouvrir et de se laver de toute cette noirceur. 2010 ( libre circulation des patients et d’engager dans la relation de soin les médecins mais aussi la documentaliste ou les serveuses de la cafétéria. Au cours de ses repérages, Valérie Mréjen a décidé, en accord avec l’équipe de l’hôpital, de s’affranchir de certaines contraintes de la commande en filmant la vie quotidienne de l’hôpital. Dès lors, elle met sa mise en scène à l’épreuve de la folie et expose l’enregistrement de la parole aux distorsions imposées par les habitués des lieux. Les patients entrent dans le cadre à l’improviste, s’y installent, interrompent les moments où les professionnels s’expriment, sans que soit posée de hiérarchie entre les différents types de discours. Ils imposent à la cinéaste ce qui manquait volontairement à ses premiers films : l’échange. La Défaite du rouge-gorge (2001) mettait par exemple en scène une communication impossible entre des personnages qui se parlaient sans s’écouter, enfermés dans des automatismes de langage et leur difficulté à s’oublier. Ici, bien que les phrases énoncées par les hommes et les femmes filmés ne soient pas toujours audibles ou compréhensibles, une relation s’établit entre eux, faite d’attention à l’autre et de respect. La cinéaste interroge toujours le lien entre la parole et celui qui la profère mais introduit donc pour la première fois un tiers, qui ne serait pas le spectateur, dans une position d’écoute attentive et active. V alvert constitue une étape dans l’abandon de certains dispositifs de mise en scène de la parole adoptés par Valérie Mréjen depuis ses premiers travaux. Avec Pork and Milk (2006), son précédent film, la cinéaste avait déjà renoncé à demander à des acteurs de dire face caméra la retranscription des récits d’anciens juifs orthodoxes convertis à une vie laïque. Chacun demeurait responsable de sa propre parole : il ne s’agissait plus pour les personnes filmées de s’approprier un souvenir qui n’était pas le leur mais au contraire de briser par le témoignage le lien qui unissait leur présent à un passé qui l’empoisonnait malgré leurs efforts pour s’en détacher. La distance entre les mots et le locuteur n’était donc plus décrétée par la cinéaste mais s’inscrivait dans un processus enregistré par la caméra à travers les hésitations du récit et la reconstruction d’une histoire autobiographique. Valvert devait à l’origine recueillir à des fins pédagogiques la parole du personnel soignant de l’hôpital psychiatrique éponyme fondé à Marseille dans les années soixante-dix. Il s’agissait de permettre aux nouvelles générations de psychiatres et d’infirmiers de s’en approprier l’histoire et les pratiques. La particularité de l’établissement est de permettre la S U P P L É M E N T À L ’HUMANITÉ D U Gaël Pasquier 3 AV R I L 2010) . XIV MUSIQUE Wagner, enfin à l’Opéra de Paris N ous voici désormais embarqués dans le Ring, le cycle des quatre opéras de Richard Wagner, qui avait quitté l’affiche de l’Opéra de Paris depuis plus de trente ans. L’Or du Rhin, prologue de la prochaine Walkyrie, en attendant 2011, pour la suite et fin du monstre. Mais, d’ores et déjà, l’œuvre fascine, l’orchestre et les voix de Richard Wagner possèdent un pouvoir de possession sur l’auditeur-spectateur (il n’est pas rare d’en débattre à l’infini !). Le livret-fiction a été écrit un an avant la partition, après le coup de main révolutionnaire de Dresde, suivi de l’exil en Suisse. Aux yeux de certains contempteurs, ce texte est ridicule, alors qu’il nous a toujours paru d’une portée significative, voire à l’égal de William Shakespeare ou des maîtres de l’Antiquité que Wagner admirait tant. Cela démarre par l’or, l’argent sous forme d’un gros ballon géant à la Chaplin. Les trois filles du Rhin en seront délestées par Alberich, vaurien sans cervelle, croqué goulûment par Peter Sidhom. Chez Richard Wagner, les chanteurs sont des personnages que doit incarner le théâtre. On a beaucoup daubé sur la mise en scène de Günther Krämer, non sans raisons. Nous avons affaire à un changement de style général : adieu l’avant-garde, retour au figuratif, à l’illustration réaliste de la fiction. Cependant, le mauvais goût peut se vérifier dans les deux conceptions ! Nous voici débarquant chez les dieux, le dieu suprême, Wotan, campé par Falk Struckmann, un habitué, désormais un rien mou alors que Wotan est l’incarnation du pouvoir. Mais point de pouvoir sans argent, il faut acquitter la construction du Walhalla, le château des maîtres. Fasolt et Fafner, les deux géants – le premier va occire le second – en sont les maîtres d’œuvre et réclament leurs salaires. Tandis qu’Alberich tient en esclavage les Niebelungen, autre manière de gagner de l’argent dans un décor à la Metropolis. Tout cela sent la catastrophe ! Philippe Jourdan, nouveau directeur musical de l’Opéra de Paris, dirige ici l’orchestre. Il ouvre trop lentement le long accord initial en mi bémol majeur. Sa direction, délicate, subtile, claire, manque d’une certaine violence. Il réussit l’éclat du tonnerre et l’arc-en-ciel final dans le bel escalier infini qui conduit aux effluves sentimentaux. L’amour, autre pilier de l’existence auquel songeait peut-être l’éternelle Erda, extraordinaire contralto, nommée Qiu Lin Zhang, connue des mélomanes, sage, conseillant, comme ailleurs, une certaine pause à tous ces exaltés. RAVEL, DEBUSSY, CAPLET ATTIRENT LES BERLINER « La forêt enfantine » de Ma mère l’oye chère à Maurice Ravel, résonne-t-elle comme la « forêt adolescente » de Siegfried chez Richard Wagner ? Sans doute est-ce pousser loin la généalogie ! Lorsque la flûtiste francophone de l’Ensemble Sharoun, Juliette Hurel, en joue les premières mesures, quel envol sonore, quelle fraîcheur, quelle poésie ! Sharoun, du nom de l’architecte audacieux du bâtiment de la Philarmonie de Ber- Kurt Cobain bien vivant au Reading Festival C . A DR F F R A N Ç A I S E S Claude Glayman Les mélodies tardives de Fauré rances Bean Cobain est née à Los Angeles le 18 août 1992. Un jour après la naissance de sa fille, Kurt s’est échappé de l’hôpital où il était soigné pour une sérieuse dépendance à l’héroïne, terrifié à l’idée qu’on puisse le séparer de sa fille. Il se précipita au Cedar-Sinai Medical Center, dans la chambre de Courtney Love, son épouse, avec un calibre 38 chargé. Il lui proposa un étrange pacte : un double suicide. Courtney ne perdit pas son sang-froid et lui répondit : « Je commence. » Kurt put ainsi être désarmé. Moins de deux semaines plus tard, Nirvana jouait en Angleterre au Reading Festival. Nous disposons aujourd’hui des images de ce concert légendaire ainsi que du CD officiel. Donc, plus de dix-sept ans plus tard ! C’était l’époque où l’on croyait le groupe disloqué et Cobain trop malade pour donner un concert. Nous avons aujourd’hui devant les yeux la plus belle dénégation qui soit. Pour ce concert au Reading Festival, Cobain a imaginé la plus macabre des entrées en scène. En effet, on l’amène dans un fauteuil roulant (ce qui m’a rappelé Bill Burroughs dans le film de Conrad Rooks Chappaqua) ; Kurt porte une perruque blonde et est vêtu d’une blouse d’infirmier. Il s’approche du micro ; le bassiste marmonne un « c’est trop douloureux », mais assure au public qu’il est capable de jouer et qu’il va jouer. Brutalement, Cobain tombe en arrière et reste quelques secondes les bras en croix. Il se relève avec dextérité et s’empare de sa guitare. C’est parti pour 25 morceaux. Il m’a toujours semblé que Nirvana avait hérité de l’éruption volcanique musicale des Stooges et de la précision instrumentale imparable des Ramones. Je ne saurais dire si Cobain fut un innovateur, mais grâce à lui, le rock’n’roll a pu continuer à faire illusion. C’est un collagiste musical exceptionnel. Il a le pouvoir de ralentir le déferlement qu’il impose sans que rien ne s’effondre. Je ne vais pas détailler les morceaux. Tout le répertoire de Nirvana y passe. On a un peu l’impression de descendre des « fleuves impassibles ». Kurt dédie All Apologies à sa fille et demande au public de chanter : « Courtney, we love you ». La voix de Kurt, (il faut bien tenter de la définir), a beaucoup à voir avec des pierres que l’on frotte, elle est immobile et insistante ; LES LETTRES lin. Et si chaque pupitre est à citer, on louera l’altiste Micha Afkham. Ses interventions semblent redécouvrir une sonorité première qui permet de mieux saisir les différences avec les cordes courantes, banales parfois et une sorte de fantastique apprécié par les enfants et recherché par le musicien. Hédonisme de l’enfance d’une irrésistible beauté dans cette pièce comme dans Introduction et Allegro pour harpe, flûte, clarinette et quatuor à cordes en sol majeur de 1905, où nous retrouvons certaines courbes mélodiques, réminiscences du Quatuor en fa, antérieur. Avec Claude Debussy le propos est davantage mystérieux et complexe. Soit la Sonate pour flûte, alto et harpe en fa majeur (1915), la plus personnelle des trois sonates sur les six qu’envisageait le compositeur. Son matériau est novateur, orienté plus vers la suite du XXe siècle que vers le passé immédiat. Alors que Claude Debussy n’a pas achevé la Chute de la maison Usher, le Masque de la mort rouge d’après le même Edgar Poe est dû à l’un des proches amis de Debussy, André Caplet. Ce « polar » nous a paru moins évident en comparaison avec l’impact de ses deux contemporains. Tactus, de Marc-André Dalbavie, est une composition de jeunesse. L’auteur y traite ses instruments dans une perspective orchestrale. Les Sharoun ont une précision très engagée de la musique française, sans aucune trace de lourdeur, de métaphysique. Écoutez-les ! jamais elle ne contredit les distorsions ou les cassures de la guitare. Bref, pour rester dans le Bateau ivre, on ose le demander : a-t-on subi un tohu-bohu plus triomphant ? À la fin de cette belle pièce de théâtre, le dernier morceau, Territorial Pissings, est encore brûlant, Kurt donne le signal et renverse sans violence les amplis tout en continuant à jouer. Le batteur déplace sur la scène les éléments de sa batterie tandis que le bassiste frappe la caisse claire et les cymbales. Nous assistons à un gentil jeu de massacre, Cobain continuant à jouer. Nous avons très bien compris qu’il ne va pas pulvériser sa guitare. Le batteur pendant ce temps dépèce la guitare basse. Sans débrancher son instrument, Kurt s’approche du public et la dépose entre des mains qui n’en sont pas encore revenues. Cobain aura de bien moins glorieux moments dans les deux ans qui lui restent à vivre. Michel Bulteau Nirvana, Live at Reading, DVD + CD (Universal). V R I L 2010 (S U P P L É M E N T À L e disque de Fauré ravira les amateurs de beau chant. Et il sera une révélation pour ceux qui ont été détournés du genre de la mélodie, en particulier des mélodies françaises, par maintes interprétations maniérées qu’il fallait trouver admirables sous peine de passer pour sourd ou inculte. Dans sa jeunesse, Fauré était passionné par Victor Hugo, qu’il mettra en musique, et par de nombreux autres poètes qu’il considérera ensuite comme mineurs. « La forme importe beaucoup, mais le fond importe davantage encore ; je n’ai jamais pu mettre en musique des parnassiens purs, par exemple, parce que leur forme élégante, jolie, sonore, tient tout entière dans le mot et que le mot ne recouvre aucune vraie pensée. » Fauré ne pouvait pas s’accommoder longtemps d’œuvres au contenu éthéré, voire mignard. Il s’est donc tourné vers Verlaine, Henri de Régnier, Maeterlinck et le Belge Charles Van Lerberghe, dont le fonds poétique convenait mieux à son esthétique. L’arrivée du XXe siècle provoque d’ailleurs en lui une mutation qui se traduit par un recul des joliesses harmoniques et une avancée vers les dissonances. La surdité qui l’atteint joue sans doute son rôle dans cette évolution, mais on peut penser que c’est le résultat d’une logique musicale interne. Il s’agit de se délester d’ornements sans s’appauvrir. De gagner en force d’expression. Ravel, son élève, connaîtra une évolution semblable. Les mélodies que chante Karine Deshayes, accompagnée au piano par Hélène Lucas et par le baryton Stéphane Degout, servent parfaitement la cause de Fauré. Elles rendent la sensualité de sa musique et sa profonde sérénité, deux caractéristiques qui appartiennent à des domaines bien différents et dont il faut tout l’art de Fauré pour les faire vivre ensemble, au point qu’on a l’impression que, chez lui, elles se nourrissent l’une l’autre. Karine Deshayes fait entendre la richesse, la luxuriance de ces mélodies, en particulier dans le cycle la Chanson d’Êve, sur des poèmes de Charles Van Lerberghe, qui est certainement un des sommets de la mélodie française. Une réussite rare. François Eychart Gabriel Fauré, le Jardin clos, la Chanson d’Êve. Mélodies. Karine Deshayes, mezzo-soprano, et Hélène Lucas, piano. Disques Zig-Zag. ’HUMANITÉ D U 3 AV R I L 2010) . XV THÉÂTRE Théâtre d’aujourd’hui ? (suite) L e hasard auquel je ne crois décidément guère a mené mes pas, ces dernières semaines, vers des spectacles de jeunes créateurs qui présentent la caractéristique d’avoir de nombreux points communs entre eux. La tentation est grande dès lors de considérer ces spectacles comme emblématiques d’un certain état d’esprit de la société même dans laquelle nous vivons et que, pour quelques-uns d’entre nous, nous sommes contraints de subir. Il importe peu, à vrai dire, que ces productions soient réussies ou pas, qu’elles opèrent dans des registres différents, elles existent et sont les révélateurs de notre époque qui s’y reconnaît tellement qu’elles leur font, d’une manière générale, un excellent accueil qui me laisse toujours perplexe. Dernière réalisation scénique en date, l’Éveil du printemps, de l’Allemand Frank Wedekind, l’auteur de Lulu, mise en scène par Guillaume Vincent, dont le tout petit milieu du théâtre, une poignée, ne cesse de tresser les louanges depuis sa sortie du Théâtre national de Strasbourg, alors dirigé par Stéphane Braunschweig, désormais directeur du Théâtre de la Colline qui l’accueille aujourd’hui. À la conquête d’un public un peu plus vaste. Opération qui risque de marcher s’il faut en croire certaines réactions, dont celle, plutôt outrancière, de la journaliste du Monde qui, dans son enthousiasme, ne se rendit même pas compte que si les comédiens ne saluaient pas lors de ce qu’elle pensait être la fin du spectacle, c’était tout simplement parce que ce n’était que l’entracte ! Auparavant, cette critique avait eu l’honnêteté de prévenir qu’il valait mieux ne pas lire le texte de Wedekind avant de voir le spectacle. Utile précaution : on se demande en effet où est passée l’œuvre de l’auteur. Précédée d’un prologue inventé de toutes pièces (mais pourquoi pas ?) il faut attendre dix bonnes minutes avant que le premier mot de Wedekind soit prononcé. On respire d’aise alors ? Non pas, car le texte est joué à l’énergie, ou plutôt à la surénergie, qui tient lieu de style, voire de pensée dramaturgique. Les jeunes comédiens (car on joue bien sûr de la jeunesse, ce qui tombe plutôt bien pour cette pièce qui met en scène des adolescents) s’en donnent à cœur joie, mais pour quel enjeu ? D’autant que chacun est un peu livré à lui-même, rapidement dirigé, et l’on retrouve dès lors, paradoxalement, un jeu qui, sous des dehors de modernité, est plutôt classique, tradition pas morte. Cette manière d’investir la scène, d’y plaquer un schéma de dramaturgie qui ne reste qu’un schéma n’est pas sans rappeler le Woyzeck d’après Woyzeck de Gwenaël Morin, vu au Théâtre de la Bastille quelques jours auparavant… Spectacle dont la seule idée directrice est que le personnage de Woyzeck est fou… ce qui est tout de même plutôt réducteur, mais, qu’importe, là aussi l’agitation tient lieu de pensée. La production des signes dans un spectacle comme dans l’autre est pauvre, parfois grossière, ou naïve, soyons charitables, dans leur évidence. Elle n’aide jamais à la construction d’une véritable dramaturgie. Ce n’est pas faute de « pensée », mais celle-ci est émise hors plateau. L’entretien de Guillaume Vincent avec sa scénographe Marion Stoufflet dans le programme est plutôt réjouissant. Freud, Lacan, Bergman, Kantor, Nietzsche et Proust sont cités… Quant à Gwenaël Morin, on connaît son bagout. La réalité du plateau, malheureusement, les rappelle parfois à l’ordre. Cette réalité est celle d’un vide sidéral (malgré l’agitation, malgré le remplissage – l’encombrement – volontaire de la scène). Restent alors sur le plateau une série de tics, oripeaux de la modernité, qui font sourire ; le savoir-faire et les citations ou emprunts qui ne disent pas leurs noms, tiennent lieu d’inspiration. Cela en devient, comme dans le Woyzeck, ou dans le Père Tralalère, de Sylvain Creuzevault, un autre « jeune » à la mode, pathétique. Ce type de spectacle ressortit au même titre que les productions d’un Philippe Quesne (à nouveau programmé cet été au Festival d’Avignon), mais de manière bien sûr différente, à ce que l’on pourrait nommer une esthétique du vide. Le vide d’une société d’économie libérale très avancée qui ne cesse de se chercher des alibis pour se donner l’impression de vivre, des alibis pour être en capacité de poursuivre son œuvre mortifère, et qui applaudit des deux mains à tout ce qui n’est qu’esbroufe. Au moins le travail du Moukden Théâtre, Chez les nôtres, d’Olivier CoulonJablonka, dont j’ai parlé avec sévérité le mois dernier, avait-il le mérite d’être d’une parfaite sincérité, dans la recherche d’une véritable langue politique. Les vagues d’après Virginia Woolf jadis monté par Guillaume Vincent, dans sa maladresse même, pouvait laisser espérer mieux de la suite des événements, mais ce n’est qu’un lointain souvenir. Jean-Pierre Han L’Éveil du printemps, de Frank Wedekind. Théâtre national de la Colline. Jusqu’au 16 avril. Tél. : 01 44 62 52 52. Une marionnette éclairée DR L a question du théâtre jeune public est toujours épineuse : le marché de cette catégorie de théâtre est en effet constitué de telle façon qu’il permet souvent aux compagnies de faire leurs heures d’intermittence à moindres frais en jouant dans les écoles ou les structures de l’éducation nationale. Il existe malgré tout des spectacles professionnels de qualité, comme l’ont démontré Les Giboulées de la marionnette, à Strasbourg, qui nous ont offert, lors de l’édition de cette année, deux spectacles d’une haute tenue. La compagnie des Anges au plafond avait déjà repris le mythe d’Antigone dans Une Antigone de papier. La deuxième partie de cette Tragédie des anges, Au fil d’Œdipe, a été créée au festival M.A.R.T.O. l’automne dernier. Cette pièce est une merveille d’ingéniosité et de simplicité à la fois. L’ingéniosité réside dans les marionnettes et la scénographie ; après les marionnettes de papier d’Antigone qui s’élevaient du sol, ici ce sont des petits paquets de tissu qui descendent des cintres, pour mieux se relever et former les différentes figures du mythe d’Œdipe. Au fil d’Œdipe a été pensé comme un objet complet. Les gradins, disposés en demi-cercle autour du plateau, intègrent le public à l’espace. Le plateau, constitué d’un praticable en bois au centre, permet, grâce à un système de poulies et de bascules, de modifier l’espace de jeu. Mais en dehors de toutes les astuces de manipulation et de la pertinence de cette scénographie, la force de ce spectacle repose dans le jeu et le texte de Brice Berthoud. Il manipule seul l’ensemble des marionnettes et prête sa voix, ses voix devrait-on dire, à tous les personnages, avec une précision et une simplicité incroyables. La grande qualité des Anges au plafond, c’est de ne jamais enfouir la dramaturgie ou le jeu sous les qualités plastiques. Au fil d’Œdipe est un spectacle exigeant, capable de rendre deux classes de collégiens silencieux et attentifs, sans pour autant faire de compromis sur la portée du mythe. Dans un tout autre genre, Grégoire Callies réussit le pari de raconter l’histoire des idées dans une trilogie, la Petite Odyssée. Le dernier volet a été créé dans la grande salle du Théâtre Jeune Public de Strasbourg. L’ensemble de la trilogie est maintenant présenté et l’on ne peut que constater la cohérence et l’intelligence de son processus. Grégoire Callies arrive à créer une symbiose entre l’évolution dramaturgique et la réflexion sur le castelet et les arts de la marionnette. Odyssée et son compagnon Bernie, deux adolescents qui luttent pour leur survie, grandissent au fil de l’Histoire. Ils croisent Léonard de Vinci, Montaigne, ou encore JeanJacques Rousseau, Charles Fourier, Louise Michel… Les personnages historiques sont soigneusement choisis, Odyssée et Bernie ne transgresseront pas leur classe sociale avec le temps, et on pourra apprécier l’évolution des conditions de vie du peuple. Ici, aucun compromis politique, mais des petites histoires intimes mêlées à la grande Histoire dans toute leur complexité. En cela, la Petite Odyssée est un matériau pédagogique rare, et il est dommage de constater qu’aussi peu de théâtres soient prêts à s’engager dans l’aventure. Audelà du fond historique, Grégoire Callies profite aussi de ces trois odyssées (une heure chacune) pour explorer la limite du castelet. Au fur et à mesure, le petit théâtre, imaginé par Jean-Baptiste Manessier, s’ouvre, découvrant les manipulateurs. Dans le troisième volet, le jeu des acteurs est intimement mélangé à celui des marionnettes, tout est à vue, même si la structure du castelet reste en place. Avec le délitement de notre société vient la chute du cadre. Cela aurait pu être bancal, c’est réussi. On ne peut que souscrire à ce qu’affirme Grégoire Callies, à savoir que « faire un spectacle pour les enfants, c’est avant tout du bonheur, leur raconter des histoires, une des plus belles missions que je puisse imaginer. […] Un spectacle n’est pas un état des lieux, un constat noir-blanc suivant son tempérament, mais la tentative de dégager un sens, une action possible, tâche de pédagogue, donc celle d’un artiste. » Il est plus que nécessaire de reconnaître le talent de ces compagnies qui se mettent entièrement au service d’un théâtre pour enfants, sans compromis, cherchant à dégager du sens et à le transmettre. Si l’on y réfléchit bien, ce sont ces enfants-là qui feront les spectacles de demain. Sidonie Han Les deux spectacles sont en tournée en avril, mai et juin. Les Giboulées de la marionnette se sont tenues à Strasbourg au mois de mars. Renseignements : 03 88 35 70 10. Théâtre 71-les Lettres françaises. Conversation (4) Passion selon Jean d’Antonio Tarantino, traduction : Jean-Paul Manganaro. Mise en scène : Jean-Yves Ruf, avec Olivier Cruveiller et Paul Minthe. Du 16 mars au 26 avril au Théâtre 71, scène nationale de Malakoff. www.theatre71.com disloquée en se prenant pour Jésus-Christ. Dans une salle d’attente grise et lisse, en compagnie de son infirmier Jean, il franchit les démarches administratives, telles les étapes de la Passion. De la poésie itérative et elliptique du schizophrène à la prose populaire de l’infirmier, Antonio Tarantino sonde la langue fascinante de la folie. Chaotique et truculent, ce dialogue halluciné est aussi fondamentalement philosophique. Italie, années soixante-dix. Les asiles de fous deviennent hôpitaux psychiatriques et les droits civiques sont enfin reconnus aux « patients »… Moi-lui rassemble son identité À l’occasion des représentations de Passion selon Jean, le Théâtre 71 et les Lettres françaises vous convient à une nouvelle Conversation. LES LETTRES F R A N Ç A I S E S . A V R I L 2010 ( S U P P L É M E N T À L Conversation (4) Samedi 10 avril, à 17 heures. « D’Antonio Tarantino au théâtre narration ». Proposée et animée par Jean-Pierre Han et François Leclère. En compagnie d’Olivier Favier, Jean-Yves Ruf, Antonio Tarantino… Lectures dirigées par François Leclère. La Conversation sera suivie à 20 h 30 de la représentation de Passion selon Jean : Pour cette représentation le Théâtre 71 met à la disposition des lecteurs des Lettres françaises 10 invitations pour 2 personnes. Réservations : 01 55 48 91 00. [email protected] ’HUMANITÉ D U 3 AV R I L 2010) . XVI