Nouveautés de Walter Benjamin

Transcription

Nouveautés de Walter Benjamin
Un texte inédit de Carlos Liscano
Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968).
Directeurs : Aragon (1953-1972), Jean Ristat.
Les Lettres françaises du 3 avril 2010. Nouvelle série n° 70
De plaines en forêts de vallons en collines
Du printemps qui va naître à tes mortes saisons
De ce que j’ai vécu à ce que j’imagine
Je n’en finirais pas d’écrire ta chanson
Ma France
Picasso tient le monde au bout de sa palette
Des lèvres d’Éluard s’envolent des colombes
Ils n’en finissent pas tes artistes prophètes
De dire qu’il est temps que le malheur succombe
Ma France
Au grand soleil d’été qui courbe la Provence
Des genêts de Bretagne aux bruyères d’Ardèche
Quelque chose dans l’air a cette transparence
Et ce goût du bonheur qui rend ma lèvre sèche
Ma France
Leurs voix se multiplient à n’en plus faire qu’une
Celle qui paie toujours vos crimes vos erreurs
En remplissant l’histoire et ses fosses communes
Que je chante à jamais celle des travailleurs
Ma France
Cet air de liberté au-delà des frontières
Aux peuples étrangers qui donnaient le vertige
Et dont vous usurpez aujourd’hui le prestige
Elle répond toujours du nom de Robespierre
Ma France
Celle qui ne possède en or que ses nuits blanches
Pour la lutte obstinée de ce temps quotidien
Du journal que l’on vend le matin d’un dimanche
À l’affiche qu’on colle au mur du lendemain
Ma France
Celle du vieil Hugo tonnant de son exil
Des enfants de cinq ans travaillant dans les mines
Celle qui construisit de ses mains vos usines
Celle dont monsieur Thiers a dit qu’on la fusille
Ma France
Qu’elle monte des mines descende des collines
Celle qui chante en moi la belle la rebelle
Elle tient l’avenir, serré dans ses mains fines
Celle de trente-six à soixante-huit chandelles
Ma France
Jean Ferrat
1930 - 2010
Nouveautés de Walter Benjamin
SOMMAIRE
ÉDITO
Jean Ferrat : Ma France. Page I
Jean Ristat : Le théâtre de l’amour selon Badiou (II). Page II
Jacques-Olivier Bégot : Walter Benjamin : les chemins
de la critique. Page III
Jacques-Olivier Bégot, Gérard Raulet : Gérard Raulet :
un travail décisif (entretien). Page III
Jacques-Olivier Bégot : Archéologie de la critique. Page III
Jean-François Poirier : La culture, c’est ce qui reste quand
on a tout oublié. Page IV
Jacques-Olivier Bégot : La pédagogie par les ondes. Page IV
Sophie Wahnich : Refaire l’histoire de la Révolution
française ? Page V
François Eychart : Notre monde selon Ingo Schulze. Page V
Franck Delorieux : Vailland, romancier et journaliste. Page VI
Julie Wolkenstein : Le revers de la médaille féminine. Page VI
Christophe Mercier : Nabokov tel qu’en lui-même. Page VII
Sébastien Banse : Sherwood Anderson : les évasions
impossibles. Page VII
Yahia Belaskri : Écrivain, infâme ? Page VII
Matthieu Lévy-Hardy : Comédie humaine sur Bollywood
boulevard. Page VIII
Yahia Belaskri : Ils le disent ! Page VIII
Amélie Le Cozannet : Pourquoi a-t-on oublié André Baillon ?
Page VIII
Carlos Liscano : La recherche. Page IX
François Hàn : Une force de combat. Page X
Jean-Claude Hauc : « Calomniez, calomniez… » Page X
Baptiste Eychart, Ellen Meiksins Wood : Une archéologie
du capital (entretien). Page XI
Jacques-Olivier Bégot : Pour une théorie matérialiste
de la culture. Page XI
Gérard-Georges Lemaire : Turner face à ses précurseurs. Page XII
Justine Lacoste : L’« invention » du Greco. Page XII
Giorgio Podestà : Autoportraits à la mexicaine. Page XII
Louis-Henri Botule : Musées privés et expos bling-bling.
Page XIII
Gérard-Georges Lemaire : Daniel Dezeuze réinvente
la peinture d’histoire. Page XIII
Olivier Ducastel, Jacques Martineau, José Moure,
Gaël Pasquier : Filmer sans pathos (entretien). Page XIV
José Moure : Le cinéma à pleines dents. Page XIV
Gaël Pasquier : La moindre des choses. Page XIV
Claude Glayman : Wagner enfin à l’Opéra de Paris. Page XV
Michel Bulteau : Kurt Cobain bien vivant au Reading Festival.
Page XV
François Eychart : Les mélodies tardives de Fauré. Page XV
Jean-Pierre Han : Théâtre d’aujourd’hui ? (suite). Page XVI
Sidonie Han : Une marionnette éclairée. Page XVI
Les Lettres françaises, foliotées de I à XVI
dans l’Humanité du 3 avril 2010.
Fondateurs : Jacques Decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.
Directeurs : Aragon puis Jean Ristat.
Directeur : Jean Ristat.
Rédacteur en chef : Jean-Pierre Han.
Secrétaire de rédaction : François Eychart.
Responsables de rubrique : Gérard-Georges Lemaire (arts),
Claude Schopp (cinéma), Franck Delorieux (lettres),
Claude Glayman (musique), Jean-Pierre Han (spectacles),
Jacques-Olivier Bégot et Baptiste Eychart (savoirs).
Conception graphique : Mustapha Boutadjine.
Correspondants : Franz Kaiser (Pays-Bas),
Fernando Toledo (Colombie), Gerhard Jacquet (Marseille),
Marc Sagaert (Mexique), Marco Filoni (Italie),
Gavin Bowd (Écosse),
Correcteurs et photograveurs : SGP.
Le théâtre de l’amour selon Badiou (III)
par Jean Ristat
J
’aurais pu titrer cette série d’articles consacrés à l’éloge
de l’amour « Le philosophe amant ». Badiou, en effet, s’y
risque à la confidence avec pudeur, se met lui-même en
scène dans le théâtre de l’amour. La séduction est l’arme du
philosophe, et Badiou sait en jouer, en bon comédien. Il évoque
certains éléments de sa biographie : « Il y a eu des drames et
des déchirements et des incertitudes », pour croiser théorie et
pratique dans « un savoir intime ». Il peut ainsi s’opposer au
discours sceptique, moraliste : « Et je crois bien être assuré du
point que, celles que j’ai aimées, ce fut et c’est réellement pour
toujours. » Le « toujours » est une proposition d’éternité « dans
le temps même de la vie » et non dans un autre monde. L’épreuve
de l’amour ouvre à la philosophie – « Qui ne commence pas
par l’amour ne saura jamais ce que c’est que la philosophie »,
fait-il dire à Socrate dans le livre V de la République de Platon.
Le théâtre de l’amour est « l’exploration de l’abîme qui
sépare les sujets, et la description de la fragilité de ce pont que
l’amour jette entre deux solitudes ». On comprend qu’il aime le
théâtre, puisqu’il le décrit comme le « moment où la pensée et le
corps sont en quelque manière indiscernables ». Le théâtre est
une « figure de l’amour ». Et Badiou se plaît à citer un vers de
Pessoa : « L’amour est une pensée. » Le théâtre comme l’amour
est « une pensée en corps » – le « en corps » s’entend aussi
« encore ». Dans le théâtre, comme dans l’amour, il y a exigence
de répétitions : « Le désir est une puissance immédiate, mais
l’amour demande, en outre, du soin, des reprises. »
Et le communisme dans tout cela ? Le théâtre en un certain
sens est « communiste », dans la mesure où il est une « œuvre
collective », la forme esthétique de la fraternité. Tout comme
l’amour, il fait prévaloir « l’encommun sur l’égoïsme ». Une des
définitions possibles de l’amour serait donc le « communisme
minimum ».
Ainsi sommes-nous conduits à nous interroger sur le mot
communisme. Le colloque de Londres, en mars 2009, dont les
actes viennent d’être publiés, peut nous aider à y voir plus clair.
Faut-il abandonner le mot au prétexte qu’il serait dévalorisé
par les crimes du stalinisme et du maoïsme et les échecs du
« socialisme réel » ? Remarquons que l’idée d’échec a été non
seulement véhiculée, développée, matraquée par la propagande
capitaliste, mais aussi intériorisée par certains communistes et
bon nombre de « progressistes ».
Puisque l’utopie communiste a partout échoué, alors abandonnons le mot communiste, disent-ils. Cela revient à céder
à ce que Badiou désigne justement comme « un terrorisme
langagier qui nous livre aux ennemis ». Communiste ferait
ringard, puisqu’il n’y a pas d’autre monde possible, nous martèle-t-on, que celui où règne la loi du marché, c’est-à-dire celle
de la marchandise et de l’argent.
Puisqu’il y eut échec, il faut donc consentir au dogme capitaliste et sauver « les banques sans les confisquer, donner des
milliards aux riches et rien aux pauvres », etc. L’intérêt du livre
de Badiou, l’Hypothèse communiste, tient au fait qu’il interroge
trois sortes d’échec des politiques d’émancipation. Les trois
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Le prochain numéro paraîtra le 15 mai 2010.
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qui lui sont envoyés.
LES LETTRES
séquences historiques qu’il étudie – la Commune, Mai 68, la
révolution culturelle – sont des voies vers le socialisme dont
l’échec montre qu’elles n’étaient pas les bonnes pour arriver
au communisme. Il faut les considérer simplement comme des
étapes, autrement dit des échecs apparents dont il importe de
tirer, pour chacun, la leçon. J’invite le lecteur à suivre son analyse des expérimentations de telle ou telle forme de l’hypothèse
communiste.
« La logique des peuples est lutte, échec, nouvelle lutte,
nouvel échec, nouvelle lutte encore, et cela jusqu’à la victoire »,
écrit-il, citant Mao. Pourquoi au bout du compte la « victoire »
fait-elle peur ? Elle expose à la forme la plus « redoutable » de
l’échec : « S’apercevoir que c’est en vain qu’on a vaincu, qu’une
[…] révolution n’est jamais qu’un entre-deux de l’État. » Il
ne faut donc pas que le sujet intériorise ce nihilisme et se décourage : « On peut parler d’un espace des échecs possibles.
Et c’est dans cet espace qu’un échec nous invite à chercher, à
penser le point où désormais il nous sera interdit de défaillir. »
La propagande prétend nous faire renoncer à l’hypothèse
communiste en la désignant comme chimère, utopie. On entend
souvent des gens dire : belle idée que le communisme mais irréalisable, impossible. Mais qui a décidé de ce qui était possible
et de ce qui ne l’était pas, sinon l’État ? « Le dépérissement
de l’État est sans doute un principe qui doit être visible dans
toute action politique […] et aussi une tâche infinie. » Certes.
Cependant, si, comme Badiou, on affirme que « la position
du mot (communiste) ne peut plus être celle d’un adjectif »,
comme dans Parti communiste, ou régimes communistes, nous
sommes conduits à dénier à la forme « parti », comme à celle
de « l’État socialiste », la possibilité d’assurer le soutien réel
de l’idée communiste.
De nouvelles formes politiques qui relèvent de la politique
sans parti ne sont pas négligeables. Il reste qu’une politique doit
être organisée. D’ailleurs, Badiou pose la question de savoir
de quel type d’organisation nous avons besoin. Il rejette « le
dispositif classique du parti, appuyé sur des relais sociaux et
dont les “combats” les plus importants sont en fait les combats
électoraux ». Nous vivons d’évidence la crise de la démocratie
parlementaire. Le philosophe nous invite à voir, dans la période
historique actuelle, qu’il existe d’autres possibilités que celles
qu’on veut nous imposer : « L’économie capitaliste déchaînée
et la politique parlementaire qui la soutient. »
Badiou est philosophe. Son livre, l’Hypothèse communiste,
« ne traite pas directement de politique ». Il ne fait pas de
philosophie politique, qu’il qualifie de « servante érudite du
capitalo-parlementarisme ». On ne lui demandera pas je ne
sais quelle solution miracle pour en finir avec « la corruption
généralisée des esprits, sous le joug de la marchandise et de
l’argent ». Il nous dit simplement qu’il nous faut le courage
d’avoir une idée – « une grande idée ». Cette grande idée est
l’idée communiste. Avec cette conviction « commence ce qui
mérite d’être appelé la “vraie politique” ».
À suivre
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WALTER BENJAMIN
Walter Benjamin : les chemins de la critique
À
l’approche du soixante-dixième anniversaire de sa
disparition, l’un des plus français des philosophes
allemands continue de susciter l’intérêt. Les éditions
Fayard viennent ainsi de mettre en chantier une nouvelle édition critique, qui promet d’apporter d’indispensables lumières
sur cette pensée difficile et exigeante malgré la réputation
de dilettantisme que lui a trop souvent attirée le recours à
la forme de l’essai. De son côté, Miguel Abensour accueille
dans la collection « Critique de la politique » un recueil de
textes en grande partie inédits. Ces deux publications récentes
confirment, si besoin était, la place centrale de la critique
dans la pensée de Benjamin, des premiers textes publiés à la
veille de la catastrophe de 1914 aux derniers feuillets arrachés
à l’exil. Ces deux livres mettent également l’accent sur la
confrontation avec le romantisme, objet de la thèse de 1919,
intitulée le Concept de critique esthétique dans le romantisme
allemand, qui ouvre l’édition des Œuvres et Inédits. Comme
l’avait déjà souligné Michael Löwy, qui préface le recueil Romantisme et Critique de la civilisation, ce débat est à la base
de toute la pensée de Benjamin, auteur à l’âge de 21 ans d’un
« Discours destiné à la jeunesse étudiante » qui porte le titre
Romantisme. Il se prolonge jusqu’à la fin des années 1930, le
compte rendu du livre d’Albert Béguin, l’Âme romantique et
le Rêve, donnant à Benjamin une ultime occasion de revenir
sur l’héritage du romantisme. Contrairement à un cliché aussi
stéréotypé que tenace, le romantisme ne se réduit pas pour
Benjamin à un mouvement de réaction aux idéaux de 1789.
Dans le mélange de nostalgie et d’aspirations utopiques qui le
caractérise, cet anticapitalisme porte une exigence libératrice
que Benjamin, dès sa thèse de doctorat, n’hésite pas à qualifier
de « messianique », anticipant ses ultimes réflexions, Sur le
concept d’histoire, écrites au retour du camp où il avait été
interné au début de la guerre. La diversité des chemins de la
critique donne à penser que les écrits de Benjamin sont loin
d’avoir livré leur dernier mot.
Jacques-Olivier Bégot
Gérard Raulet : un travail éditorial décisif
Quel est le rapport de la version française avec l’original allemand?
Gérard Raulet. Il faut d’abord saluer le geste de Claude
Durand et des éditions Fayard, qui ont osé mettre en chantier
ce vaste projet en s’engageant à faire paraître chaque volume
de l’édition française entre six mois et un an et demi seulement
après la publication du volume correspondant en Allemagne. Ces
délais très courts représentent un défi d’autant plus redoutable
que l’édition française est, plus qu’une traduction, une véritable
« adaptation » de l’original. Ce travail de transposition est
rendu nécessaire à cause de la précision des notes de l’appareil
critique, que la traduction ne peut, à elle seule, restituer sans
au matérialisme historique, que beaucoup jugeaient
insuffisamment souligné par les éditions en circulation
à l’époque. Peut-on imaginer qu’il en ira de même avec
cette nouvelle édition ?
Gérard Raulet. Telle n’est pas l’ambition de cette
nouvelle édition, qui vise d’abord à mettre à la disposition
du public des textes établis et datés aussi rigoureusement
que possible. Pour un auteur comme Benjamin, qui
a pratiqué le copier-coller avant la lettre, le bénéfice
d’une telle approche génétique est évident : souvent,
l’interprétation de tel ou tel fragment dépend pour une
large part de la date de sa rédaction. Une datation plus
rigoureuse permet également de mieux percevoir la
continuité de nombreux motifs dans cette pensée, alors
que l’on a souvent privilégié les ruptures. Plus encore,
il n’est pas exagéré d’affirmer qu’aucun des textes de
Benjamin existant actuellement en français ne correspond exactement à un original authentique. Ainsi, le
texte français des thèses Sur le concept d’histoire qui
fait autorité, repose, comme du reste celui de toutes les
éditions allemandes jusqu’à maintenant, sur un texte
dactylographié par Gretel Adorno à partir d’un original
qui n’a pas été retrouvé. L’adjonction de deux thèses
fortement imprégnées de messianisme est-elle l’œuvre
de Benjamin ou une interpolation ? Il est difficile de trancher,
mais l’exemplaire de travail retrouvé tardivement par Agamben,
c’est-à-dire l’exemplaire qui de toute évidence a accompagné
le travail de Benjamin sur les Thèses du début jusqu’à la fin,
ne prévoit pas cette adjonction. C’est cet exemplaire qui, dans
mon édition des Thèses, constitue par défaut la version de
référence. Donc, il faut rester prudent et ne pas s’attendre,
par exemple, à ce que cette réorganisation de la chronologie
et de la hiérarchie des différentes versions d’un même texte
lève comme par miracle toutes les difficultés d’interprétation.
Mais on peut espérer que grâce au travail réalisé sur le grain
des textes, les contours de la pensée de Benjamin ressortent
avec encore plus de netteté. Comme l’ont souligné les travaux
de chercheurs comme Stéphane Mosès ou Michael Löwy, c’est
en montrant comment Benjamin, qui ne vivait pas à l’écart de
son temps et partageait un certain nombre de questions avec
ses contemporains, s’est efforcé de leur apporter des réponses
tout à fait singulières que l’on jette sur ses écrits la plus grande
lumière. Tels sont, en définitive, le sens et le but de cette édition
critique intégrale.
DR
Pourquoi une nouvelle édition des écrits de Walter Benjamin ?
Gérard Raulet. Cette édition intégrale et critique doit
son existence au regroupement de la quasi-totalité des
archives de Walter Benjamin à l’académie des arts de
Berlin, qui a rendu possible un travail philologique d’une
ampleur et d’une précision inédites. Aux manuscrits
provenant des archives Max-Horkheimer, de Francfort, sont en effet venus s’ajouter plusieurs ensembles
de documents que les précédents éditeurs n’avaient
pas pu exploiter de façon satisfaisante, à commencer
par ceux qui étaient conservés à Berlin-Est. À ce titre,
cette nouvelle édition est aussi un effet de la réunification allemande. Il faut également mentionner d’autres
compléments venus de Moscou et de Jérusalem (où se
trouvent les archives de Gershom Scholem, qui fut l’un
des amis les plus proches de Benjamin), mais aussi de
Giessen ou de Marbach. Le fonds dont nous disposons
aujourd’hui est donc beaucoup plus important que celui
qu’avaient pu utiliser les responsables de la précédente
édition. Une nouvelle édition s’imposait d’autre part
pour remédier à l’éclatement des Gesammelte Schriften publiés en Allemagne à partir des années 1970. La
découverte, au fil des ans, de nouveaux matériaux avait
obligé les responsables de cette édition à ajouter aux premiers
tomes une série de volumes complémentaires, pour mettre à la
disposition du public ces nouveaux textes. Il était devenu assez
compliqué de se repérer dans cet ensemble, dont le désordre
reflète assez bien le destin des manuscrits de Walter Benjamin.
Enfin, pour tenir compte de la singularité de cette production,
nous avons choisi de rompre avec la distinction traditionnelle
entre « œuvres » et « inédits », qui n’est, s’agissant de Benjamin,
tout simplement pas pertinente.
en passer parfois par le commentaire (pour ne donner que cet
exemple : les conventions typographiques sont différentes dans
les deux langues). Pour ce qui est des textes eux-mêmes, nous
n’avons pas jugé utile de les retraduire lorsqu’ils avaient fait
l’objet d’une traduction de qualité et nous avons proposé aux
traducteurs de poursuivre le travail qu’ils avaient déjà réalisé
en traduisant les matériaux inédits. Nous espérons que les traducteurs et les éditeurs accepteront de jouer le jeu, car je crois
que nous avons tous à y gagner. De notre point de vue en effet,
cette nouvelle édition n’a nullement vocation à concurrencer ni
à remplacer les volumes actuellement en circulation. Les éditions
de poche courantes conservent toute leur place et leur légitimité
et continueront sans aucun doute à faire connaître les écrits
de Benjamin à de nouveaux lecteurs. Tous ceux qui voudront
approfondir leur connaissance de Benjamin et disposer d’une
édition critique pourront se reporter à notre édition.
Historiquement, les éditions successives des écrits de Benjamin
ont été l’occasion de débats dont l’enjeu concernait l’interprétation de l’ensemble de sa pensée. On se souvient par exemple
des controverses des années 1960 sur le rapport de Benjamin
Entretien réalisé par Jacques-Olivier Bégot
Archéologie de la critique
Le Concept de critique esthétique
dans le romantisme allemand.
Œuvres et inédits, de Walter Benjamin.
Édition critique intégrale, tome 3.
Éditions Fayard, 574 pages, 28 euros.
L
e Concept de critique esthétique dans le
romantisme allemand a valu à Walter
Benjamin le titre de docteur de l’université de Berne, en 1919. Ce brillant succès
académique devait être le dernier, puisque,
quelques années plus tard, l’université de
Francfort allait rejeter son manuscrit d’habilitation sur le théâtre baroque, finalement
publié en 1928 sous le titre Origine du drame
LES LETTRES
baroque allemand. C’est à Philippe LacoueLabarthe (auteur, avec Anne-Marie Lang,
de l’excellente traduction ici reprise) que les
lecteurs français doivent de pouvoir lire ce
texte dont l’Absolu littéraire, publié avec
Jean-Luc Nancy, avait déjà signalé la place
fondatrice dans l’étude du romantisme allemand. En s’attaquant aux textes de Novalis et
des frères Schlegel, Walter Benjamin se porte
au cœur des débats d’où est née la conception
de l’œuvre d’art moderne : contre Goethe,
les romantiques défendent l’idée que toute
œuvre digne de ce nom est par principe « critiquable », même si, selon eux, la critique est,
bien plus qu’un jugement porté sur l’œuvre
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2010 (
ensemble de lettres adressées à l’un de ses
professeurs, ces matériaux donnent une idée
des années d’apprentissage de Walter Benjamin, qui ne faisait cependant pas grand cas
de l’Université.
Pour tromper l’ennui où le plongeait l’enseignement de ses maîtres, Walter Benjamin
avait imaginé, avec son ami Scholem, une
université imaginaire dont il aurait été le
recteur. Nul doute que cette anti-institution
aurait fait une place de choix aux romantiques d’Iéna, fondateurs de cette critique
émancipatrice de la culture que n’a cessé de
pratiquer Walter Benjamin.
au nom de critères extrinsèques, le déploiement d’une virtualité qui lui est immanente,
une « réflexion » de l’œuvre au lieu d’une
réflexion sur elle.
L’apport de cette nouvelle édition tient
d’une part aux manuscrits inédits, d’autre
part au substantiel appareil critique établi
par Uwe Steiner et traduit par Alexandra
Richter. Outre une reconstruction minutieuse
de l’histoire de la genèse et de la publication
du texte (qui inclut quatre comptes rendus),
Uwe Steiner a exhumé des archives de l’université de Berne une série de documents qui
font connaître le détail des cours que Walter Benjamin y a suivis. Complétés par un
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2010) . III
WALTER BENJAMIN
La culture,
c’est ce qui reste quand on a tout oublié
Walter Benjamin. Romantisme et critique de la civilisation,
textes choisis et présentés par Michael Löwy, traduits
de l’allemand par Christophe David et Alexandra Richter.
Éditions Payot, coll. « Critique de la politique »,
240 pages, 21,50 euros.
DR
L
es germanistes savent que la distinction entre Kultur,
Zivilisation et Bildung est complexe, et les traducteurs
se heurtent à ce manque fécond, comme l’est toujours
le défaut des langues : nous n’avons en français que deux mots,
culture et civilisation, pour rendre cette triade conceptuelle. Il
semble que l’expression « critique de la culture » – précisons que
le titre du livre n’est pas de Benjamin – aurait été préférable, car
elle nous renvoie à celui qui l’exerça en premier, Rousseau, et à
celui qui lui donna sa forme paroxystique, Nietzsche ; c’est bien
en effet la culture sans Bildung, sans l’élan personnel qui hisse
celle-ci au-dessus de la simple connaissance, qui est critiquée
ici, une culture accumulative qui, caracolant de découvertes en
découvertes, file sur le lac de Constance vers un progrès dont
la figure est un drone : la mort caparaçonnée d’une armure.
Benjamin a opposé toute sa vie à cette culture capitalisable
d’une part des « réformes non scientifiques effrénées » (pierre
dans le jardin des néokantiens) et, d’autre part, l’attention à
l’extrême du concret. C’est bien son hostilité individualiste à une
conception thésaurisante de la culture qui lui faisait considérer
d’un œil égalitaire les pièces injouables du répertoire théâtral
allemand, les Mémoires de Joséphine Baker écrits au tout début
de sa carrière, les timbres-poste ou une soirée dans la vie de
M. Albert, célèbre tenancier de bordel sur la place de Paris. Le
bric-à-brac, le capharnaüm vous mettent à l’abri de cette culture
mortifère. C’est de celle-ci que parle un article au titre assez explicatif pour qu’il ne soit pas nécessaire de le commenter : « Les
armes de demain. Batailles au chloracétophénol, au chlorure
de diphénylarsine et au sulfure d’éthyle dichloré », et c’est bien
la culture parasitée par un rationalisme vétérinaire qui a fait
penser aux Espagnols lancés dans une sanglante conquista,
première forme de l’impérialisme européen, et donc moderne,
que les Indiens étaient des corps sans âme. (Compte rendu de
Marcel Brion, Bartholomé de Las Casas. « Père des Indiens ».)
Ce recueil de textes, en partie inédits, de Benjamin est d’autant plus le bienvenu que nous n’en avions pas vu paraître en
français depuis longtemps. Le texte, très important, qui ouvre
le choix de textes effectué par Michael Löwy est le « Dialogue
sur la religiosité du présent », texte de jeunesse qui témoigne de
l’extrême cohérence de pensée que Benjamin a trouvée d’emblée : la nature est une cage de fer où l’oiseau langage ne peut
chanter, contraint au silence, dans l’attente de ce qui viendra
le délivrer. C’est pourquoi Benjamin ne saurait se satisfaire
de l’amor dei spinoziste. « Nous avons eu le romantisme »,
dit la voix du Moi qui dialogue avec L’ami, et par lui la « face
nocturne » de la nature, son fond « bizarre, horrible, effrayant,
abominable – vil » sont apparus, ce qui nous interdit désormais
ce « singulier sentiment d’être chez soi » que nous procure le
panthéisme. « Au fondement de la religion, il y a un dualisme,
une tendance puissante à vouloir s’unir à Dieu. Un grand homme
peut y parvenir individuellement en avançant sur le chemin
de la connaissance. C’est la religion qui dit les paroles les plus
puissantes, c’est elle qui exige le plus, elle connaît aussi le nondivin et même la haine. Un divin qui est partout, que nous
communiquons à tout événement et à tout sentiment, est une
auréole dorée autour du sentiment et une profanation. » Refus
de l’esthétisation de la religion.
La figure médiatrice, si l’on peut employer ce terme par trop
hégélien, de la religion est bien plutôt l’ange exterminateur, car, pour
Benjamin, il y a un jugement sur le monde qui exclut toute forme
de religion consolatrice, dont la piètre version qu’est la « religion de
l’art » par laquelle il voyait l’œuvre de Proust contaminée. Buñuel
avait chiffré, dans son film éponyme, cette terrible contrainte du
moderne : se retrouver enfermé dans un salon bourgeois et s’en
évader pour se précipiter dans un édifice cultuel qui vous retient
encore plus inexorablement prisonnier. C’est bien pourquoi Benjamin affirmait la présence indéfectible de la théologie au revers de
son œuvre. Comme la philosophie nous fait sortir de l’art tragique,
la théologie nous arrache aux douceurs élégiaques de la plainte et
de la prière, de la religion du dimanche.
Michael Löwy, dans sa préface, explique la position de Benjamin par un diagramme où l’abscisse et l’ordonnée seraient
le messianisme juif et le romantisme allemand tandis que le
vecteur serait le matérialisme historique. On pourrait dire que
les choses se présentent de manière un peu plus compliquée, car
le romantisme que nous avons n’est pas le bon : « Voici l’ancien
romantisme, celui qui n’est pas nourri par nous, par nos meilleurs
éléments, mais par ceux qui souhaitent nous éduquer à répéter
passivement le statu quo. Contre ce romantisme, j’espère vous
avoir montré qu’un autre romantisme encore indéterminé et
lointain est possible », écrit Benjamin dans « Romantisme, un
discours à la jeunesse étudiante qui n’a jamais été prononcé ».
Quant au messianisme, Benjamin en a saisi la nature profondément complexe quand il écrit : « Nous avons vraiment oublié que
les mouvements religieux n’ont absolument pas saisi les générations dans une paix intérieure », l’espoir n’est pas cette douce
certitude éventuellement agrémentée d’« une petite inquiétude
de tout repos » (le mot féroce visait Paulhan) car ce nouveau
romantisme que nous attendons n’est pas biedermeier : « La
seule chose concrète que je peux alléguer, c’est le sentiment d’une
donne nouvelle et inédite au cœur de laquelle nous souffrons. »
On regrettera que la traduction soit très souvent entachée
d’obscurités, qui semblent indiquer que les traducteurs n’ont
pas vraiment compris ce qu’ils traduisaient, de fautes de syntaxe
et autres impérities auxquelles ne nous avait pas habitués la
prestigieuse collection de Miguel Abensour. Mais cela n’est pas
bien grave, Benjamin ne va pas tarder à tomber dans le domaine
public et les éditeurs et les traducteurs pourront peaufiner à
l’envi des éditions et des traductions de cet auteur qui apparaît
aujourd’hui comme celui qui a été d’autant plus capital qu’il
n’aura été le contemporain de personne.
Jean-François Poirier
La pédagogie par les ondes
F
ace au nombre d’ouvrages consacrés à
Walter Benjamin, il est parfois difficile
de ne pas céder au sentiment que « tout
est dit, et l’on vient trop tard ». À ce désenchantement désabusé, le travail de Philippe
Baudouin apporte un éclatant démenti, et
cela ne contribue pas peu à en faire une lecture revigorante, malgré les quelques redites
qui l’alourdissent inutilement. Si l’intérêt de
Benjamin pour la photographie et le cinéma est
bien connu, au point que certains vont jusqu’à
faire de l’article l’Œuvre d’art à l’époque de
sa reproductibilité technique l’un des textes
fondateurs de la théorie contemporaine des
médias, ses recherches sur la création radiophonique, lorsqu’elles ne sont pas purement
et simplement ignorées, sont d’ordinaire reléguées au rang des curiosités qui abondent dans
cette œuvre aux mille facettes (pour preuve,
le recueil Trois pièces radiophoniques, élément essentiel dans ce dossier, attend depuis
longtemps une réédition que cette nouvelle
publication favorisera peut-être).
LES LETTRES
Prolongeant les recherches pionnières de
Sabine Schiller-Lerg, Philippe Baudouin rappelle que Benjamin a participé, en l’espace de
quelques années seulement, à près de quatrevingt-dix émissions diffusées sur les ondes des
radios de Francfort ou de Berlin. Si certaines
de ces interventions adoptent une forme assez
proche de genres bien connus, critique littéraire,
entretiens ou conférences, que Benjamin a pu
ensuite reprendre et publier en revue, la plupart
d’entre elles furent l’occasion d’authentiques
expérimentations avec ce nouveau médium,
dont l’auteur rappelle l’importance dans l’Allemagne des années 1920. C’est en particulier
dans ses émissions destinées à la jeunesse (qui
représentent plus de la moitié de sa production
radiophonique) que Benjamin s’est montré le
plus inventif, comme en témoignent les deux
échantillons joints à ce volume, extraits de Chahut autour de Kasperl, seule trace sonore qui ait
survécu des activités de Benjamin.
Philippe Baudouin n’a pas de peine à montrer
comment l’ensemble du travail radiophonique
de Benjamin, joint à quelques réflexions théoriques (demeurées à l’état d’ébauches, dont les
deux principales sont traduites en appendice),
éclaire la problématique de la reproductibilité
technique et du « déclin de l’aura » qui en est
la conséquence. Mais ce n’est peut-être pas là
le versant le plus passionnant de ce travail, dont
F R A N Ç A I S E S
. A
V R I L
2010 (
sans le transformer simultanément »), il s’est efforcé d’utiliser
le médium radiophonique pour
répondre sur le plan de la pratique au problème de la crise de
l’expérience que diagnostique
le célèbre article de 1936 sur la
figure du narrateur. L’alliance
paradoxale de la forme traditionnelle du conte et d’une technique toute nouvelle vise à livrer
à la jeunesse, plus qu’un message
idéologique figé, les moyens de
résister à l’enfer de la modernité
capitaliste. La portée politique
de la contribution de Benjamin
à la création radiophonique se
confond donc avec son ambition
pédagogique, dont les deux principaux éléments
sont, pour Philippe Baudouin, une « éducation
à l’ambiguïté » et une « invitation à la flânerie
citadine ».
En 1933, Benjamin est contraint d’interrompre sa collaboration à la radio, que le nazisme aura tôt fait de transformer en un pur et
simple instrument de propagande. Ce n’est certes
pas le moindre des mérites de ce livre que d’avoir
offert à ces documents d’une autre époque un
sauvetage inespéré.
DR
Au microphone : Dr. Walter Benjamin.
Walter Benjamin et la création
radiophonique 1929-1933,
de Philippe Baudouin. Éditions de la Maison
des sciences de l’homme, coll. « Philia »,
266 pages, 25 euros (avec un CD)
le chapitre le plus risqué et le plus stimulant
est certainement celui où l’auteur analyse avec
autant d’audace que de précision quelques-uns
des Contes radiophoniques écrits par Benjamin
à l’intention de ses jeunes auditeurs. L’auteur
d’Enfance berlinoise n’y a pas simplement glissé
des allusions aux thèmes orchestrés dans ses
essais théoriques les plus difficiles, notamment
les célèbres thèses Sur le concept d’histoire, mais,
conformément au précepte brechtien repris dans
la conférence l’Auteur comme producteur (« ne
pas approvisionner l’appareil de production
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À
L
’HUMANITÉ
D U
Jacques-Olivier Bégot
3
AV R I L
2010) . IV
WALTER BENJAMIN/LETTRES
alter Benjamin, dans ses thèses sur le concept d’histoire, entreprend une critique de la notion de progrès
et de l’optimisme d’une certaine conception du temps
qui habite le matérialisme historique des années 1930 et 1940
en lien avec les réalisations soviétiques. Ce temps est qualifié
« d’homogène et vide », un temps qui, comme celui des positivistes, conduit à considérer l’histoire non comme un lacis
complexe fait de détours, de régressions, de bifurcations et
d’avancées, mais comme un ruban qui se déroule sans heurt.
L’orientation du temps historique en termes de « progrès »
produit un point de vue optimiste, une confiance dans le progrès
technique qui doit amener l’émancipation d’une manière quasi
mécanique. Mais ce faisant, elle met à nouveau dans l’ombre
l’histoire des vaincus pour ne s’intéresser finalement qu’aux
vainqueurs. Pour Walter Benjamin, loin d’être nouée à cette
évolution progressive des rapports de forces et des rapports
de production, la Révolution ne peut être qu’interruption du
temps. La Révolution est nouée non à l’optimisme mais au
pessimisme, qui seul rend lucide dans l’analyse des situations.
Il faut ne pas être confiant et interrompre ce qui conduit à la
catastrophe.
La critique du positivisme rejoint alors celle d’un Quinet
qui s’insurge, dans Philosophie de l’histoire de France, contre
une conception de l’histoire fataliste qui fait de tous les événements antérieurs une nécessité pour préparer l’avènement
du régime parlementaire et conduit de ce fait à relever les
pans de l’histoire les plus haïssables et les plus contraires aux
idéaux révolutionnaires ou même républicains. Pour Quinet
comme pour Benjamin, ce qui s’efface du même coup, c’est
l’ensemble des efforts accomplis pour faire advenir la liberté.
L’événement révolutionnaire lui-même pourrait devenir une
sorte de péripétie, ses échecs comme ses réussites nivelés.
Faire l’histoire de la Révolution française avec Walter
Benjamin conduirait à lui restituer son caractère inouï, à en
faire à nouveau un objet d’étonnement. De ce fait, il s’agit
non de l’englober dans un temps long de l’avant et de l’après,
comme si elle avait été préparée et finalement achevée, mais de
restituer à nouveau la radicalité d’une interruption du temps,
de l’irruption d’une métaphysique, de l’irruption de la raison
révolutionnaire comme raison tendue vers l’invention de la
liberté, dans l’incertitude, l’inquiétude, le pari risqué. Il ne
faut donc rien négliger, car chaque action peut offrir un éclair,
« l’image dialectique » qui conduit à avoir prise lucidement
sur son présent. En effet, « si seul le présent est le temps du
politique, tout événement du passé peut y acquérir ou y retrouver un plus haut degré d’actualité que celui qu’il avait au
moment où il a eu lieu ». Ce rapport au présent ne fige aucun
DR
Refaire l’histoire de la Révolution française ?
W
savoir, mais affirme que le passé ne peut que s’entrouvrir en
fonction de l’interpellation du présent. Sans cette interpellation, l’investigation sur le passé ressemblerait à l’œuvre de ce
géographe imaginé par Jorge Luis Borges qui entreprend de
faire une carte du monde à l’échelle 1.
Ainsi, avec Walter Benjamin, le détail n’est nullement refusé,
mais il doit prendre consistance dans cette dialectique des
temps. En cela il préfigure la raison dialectique de Jean-Paul
Sartre, qui lui aussi remet en question la vulgate marxiste du
progrès sans pourtant aller aussi loin dans l’analyse des enjeux
qu’opère la conception du temps sur la pratique de l’histoire
de la Révolution.
Walter Benjamin évoque rarement la Révolution française
mais toujours d’une manière précise. Fort de cette conception
dialectique du temps, dialectique fragile, fugace, il remet en
question la conception marxiste d’une Révolution française
dans l’illusion car faite en habits de Romains. La thèse XIV
est celle où il troque cette supposée illusion pour un flair de
l’actuel. « L’histoire est l’objet d’une construction dont le lieu
n’est pas le temps homogène et vide, mais qui forme celui
plein de temps actuels. » Ainsi pour Robespierre, la Rome
antique était un passé chargé de temps actuel surgi du continu
de l’histoire. La Révolution française s’entendait comme une
Rome recommencée. Elle citait l’ancienne Rome exactement
comme la mode cite un costume d’autrefois. C’est en parcourant la jungle de l’autrefois que la mode a flairé l’actuel. Elle
est le saut du tigre dans le passé. Ce saut ne peut s’effectuer
que dans l’arène où commande la classe dirigeante. Effectué
en plein air, le même saut est le saut dialectique, la révolution
telle que l’a conçue Marx. Les historiens travaillent dans
l’arène, mais l’histoire révolutionnaire effective n’est autre
que ce saut dialectique. C’est pourquoi la Révolution n’est
ni continuum du temps ni table rase, mais réagencement des
temps. Le travail de l’historien de la Révolution française doit
alors saisir comment ce réagencement s’effectue. À ce titre,
Walter Benjamin se fait historien de la Révolution française
en montrant que le calendrier révolutionnaire n’est pas une
nouvelle institution du pouvoir mais la capacité de réagencement du temps. « Thèse XV : La conscience de faire éclater le
continu de l’histoire est propre aux classes révolutionnaires
au moment de leur action. La grande Révolution introduisit
un nouveau calendrier. Les calendriers ne comptent pas le
temps comme des horloges.(…) Les jours de fête sont des
jours de remémoration. Les calendriers sont les monuments
d’une conscience de l’histoire. »
Avec Walter Benjamin et contre la logique du bicentenaire,
la Révolution française doit rester une jungle où tout peut être
réinterprété, réagencé en fonction d’indices qui viendront de
notre présent. L’héritage ne peut en être fixé.
Enfin, avec Walter Benjamin et son pessimisme actif, il y a
lieu de revisiter une Révolution française environnée de dangers,
effectuée par des acteurs inquiets, voire mélancoliques, conscients
du danger de la contre-révolution qui rôde. Alors la puissance
des événements pourra à nouveau être celle d’interruptions
successives, qui font non pas déraper mais bifurquer la Révolution en interrompant la contre-révolution : le 14 juillet 1789
interrompt l’entreprise de répression armée du mouvement
révolutionnaire ; les 5 et 6 octobre interrompent l’entreprise de
trahison par non-ratification des décrets d’août ; le 10 août 1792
interrompt la trahison de l’exécutif et l’iniquité d’une Constitution censitaire. On pourrait poursuivre mais surtout, plutôt que
de faire s’enchaîner sagement la Constituante, la Législative et la
Convention, il s’agit de restituer le caractère séquentiel de cette
Révolution, où chaque événement crée une véritable rupture
avec le précédent et relance les dés sans certitude, créant pour
chaque acteur le sentiment du saut du tigre et du contretemps.
Sophie Wahnich
Notre monde selon Ingo Schulze
Dans son dernier recueil, Ingo Schulze s’affirme aussi comme un maître de la nouvelle.
C
haque nouvel ouvrage d’Ingo Schulze
montre qu’il a acquis le statut d’un écrivain qui tient dans ses mains une partie
de l’avenir des Lettres allemandes. Il n’est pas
indifférent que cette situation caractérise un
écrivain qui est né et a grandi en RDA et porte
en lui l’histoire de cette partie de l’Allemagne.
Histoires sans gravité, un de ses premiers romans
– et roman d’importance –, sur la réunification
allemande, présentait des personnages ordinaires qui n’étaient finalement ni pour ni contre
l’ancien système, dans la mesure où ils avaient
toujours réussi à s’en accommoder. On sait que
dans toute société il y a des gens qui traversent
leur temps sans rien voir, ou ne s’aperçoivent
des choses qu’après… Combien sont-ils au
juste ? Trop nombreux à l’évidence, ils deviennent intéressants pour un romancier quand le
train-train qu’ils affectionnent vole en éclats et
qu’ils doivent faire face à des bouleversements
majeurs, comme par exemple ceux qui ont été
provoqués par la réunification allemande. Car
leur intérêt se porte essentiellement sur les affaires quotidiennes et ce qu’elles leur apportent
de satisfaction, et non sur les combats d’idées
LES LETTRES
ou sur les affaires politiques. Les ouvrages
d’Ingo Schulze sont donc à croiser avec ceux
de Christoph Hein, autre écrivain d’importance,
dont par exemple Prise de territoire (paru il y a
deux ans chez Métailié) donne de la RDA et de
sa disparition une idée quelque peu différente
des clichés sur l’univers policier qu’elle serait
devenue exclusivement.
Chez Schulze, le quotidien a tendance à
déraper, à refuser de correspondre à ce qu’on
attend de lui, à ce qu’on en imagine avant de
le rencontrer et de s’y heurter. Portable et les
douze nouvelles qui suivent mettent en évidence
le goût de l’auteur pour les incidents minuscules
de la vie qu’il excelle à transformer en révélateurs du mouvement profond du monde. « Pour
moi, la littérature consiste à voir le monde dans
une goutte d’eau », affirme-t-il.
Les Imbroglios de la Saint-Sylvestre décrivent
l’itinéraire sentimental d’un étudiant quelque
peu dissident vers la fin de la RDA, quand le
risque policier était déjà faible. Le récit fait
s’entrecroiser divers éléments de son ascension
sociale (le petit opposant du début a fini par
devenir un commerçant aisé) et des déconve-
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2010 (
nues de ses amours. Rien n’est ce qu’il paraît,
un simple signe relance la machine à croire et
d’abord à se lancer dans des aventures sentimentales que le réel vient tempérer. Julia, le
grand amour perdu, est retrouvée puis reperdue.
Pouvait-il en être autrement ? À l’image de
cette suite de petites déceptions, la fin est une
sorte d’enterrement des espérances, auquel il
faut se résigner.
Dans Écrivain et transcendance, le lecteur
assiste à une confrontation avec une ancienne
délatrice de la Stasi. Le ton retenu et objectif
donne une grande puissance au récit. Absolument indifférente aux conséquences de
ses actes (on a l’impression que les choses
étaient ainsi et que personne ne pouvait rien
y faire), la délatrice, qui s’est reconvertie sans
problème, récuse simplement l’étendue de ses
actes, arguant que d’autres étaient bien plus
actifs qu’elle. Une page se tourne, une nouvelle
époque s’installe, qui pourrait bien ne pas
être beaucoup plus reluisante. La quête de
l’insouciance s’avère un exercice impossible,
réservé à ceux qui sont dotés de la faculté de
ne pas se soucier du monde.
S U P P L É M E N T
À
L
’HUMANITÉ
D U
Que la scène se passe en Égypte, à Budapest,
à Berlin, c’est la même substance que traque
Schulze, ce mélange d’espérance et de réalité,
cette quête d’un bonheur auquel chacun a droit
mais qu’il est si difficile d’atteindre.
Il a la chance d’être servi par deux traducteurs de grande qualité, Renate et Alain
Lance. Alain Lance a publié, chez Tarabuste,
Longtemps l’Allemagne, un ouvrage qui devrait
retenir l’attention de tous ceux qui s’intéressent
à la littérature allemande contemporaine. Il
rend justice à de grands germanistes comme
Gilbert Badia, revient sur les relations compliquées avec Günther Grass, évoque tantôt avec
profondeur, tantôt avec malice des personnalités
aussi remarquables que Kurt Stern, Christa
Wolf, Volker Braun, Christoph Hein et quelques
autres. Le lecteur sera sensible à la subtilité et
au mordant de ces pages.
François Eychart
Portable, d’Ingo Schulze, traduit par Renate et
Alain Lance. Éditions Fayard, 310 pages, 22 euros.
Longtemps l’Allemagne, d’Alain Lance,
Éditions Tarabuste, 2009, 148 pages, 14 euros.
3
AV R I L
2010) . V
LETTRES
Vailland,
romancier et journaliste
Drôle de jeu,
de Roger Vailland. Éditions Phébus,
« Libretto », 297 pages, 12 euros.
Boroboudour, voyage à Bali,
Java et autres îles,
de Roger Vailland, préface de Marie-Noël Rio.
Éditions du Sonneur, 225 pages, 14 euros.
DR
D
rôle de jeu de Roger Vailland paraît
en août 1945. Vailland n’a encore
pratiquement rien publié, sinon une
adaptation française des poèmes du roumain
Ilarie Voronca, un essai sur la Suède sous
pseudonyme et qui sera pilonné par les nazis,
ainsi qu’une biographie romancée de Drouet
rédigée avec Raymond Manevy parue en
feuilleton dans un organe de la CGT. Pour
un coup d’essai, c’est un coup de maître. Il
s’affirme immédiatement comme un grand
romancier, maîtrisant parfaitement son art
et faisant mouche. Drôle de jeu retrace la vie
d’un résistant dont le pseudonyme est Marat,
chef d’un réseau gaulliste, travaillant avec des
communistes, ancien surréaliste et amateur
de plaisirs. La guerre et la Résistance furent
des événements qui marquèrent Vailland en
profondeur. Il se désintoxiqua pour entrer dans la clandestinité,
mit son courage physique et moral à l’épreuve, fit l’expérience
de la camaraderie et de la fraternité, rencontra des communistes
dont il put apprécier les actions concrètes. De cette expérience
fondamentale, il en tira donc Drôle de jeu, écrit à la campagne
après avoir relu Stendhal.
Roger Vailland a jugé nécessaire d’ouvrir le livre sur un
avertissement dans lequel il explique que « Drôle de jeu est
un roman – au sens où l’on dit romanesque –, une fiction, une
création de l’imagination ». Il précise en outre que Drôle de jeu
« n’est pas un roman historique » et « n’est pas un roman sur
la Résistance ». Certes. En revanche, lorsqu’il affirme qu’il ne
s’agit ni d’un roman à clefs ni d’un roman autobiographique,
nous pouvons douter. Sous les traits de Marat pointent ceux
de l’auteur ; de même, Caracalla, son chef, est inspiré de Daniel
Cordier, le secrétaire de Jean Moulin qui a récemment publié ses
mémoires sous le titre Alias Caracalla ; et Rodrigue est… peu
importe. Drôle de jeu nous montre un homme qui se construit.
De surréaliste drogué, il devient un clandestin qui se bat. De la
révolte, il passe à l’action ; de la fuite, au combat. Marat choisit
son camp. On pressent qu’il va devenir communiste. Tel est son
destin car adhérer au PCF sera pour Marat – tout autant que
Le paradoxe du comédien que Vailland
définit comme « la séparation de soi d’avec
soi » se retrouve dans la construction du
roman qui alterne récit à la troisième personne et réflexion intime de Marat. Dès cette
première œuvre, qui reçut le prix Interallié
et qui annonce les romans à venir, Vailland
affirme son style, dont Marie-Noël Rio dit,
dans sa préface à Boroboudour, qu’il est un
« mélange inimitable de rigueur classique,
de lucidité et d’intelligence provocante »,
lui permettant de « démonter les contradictions du temps, de l’individu et de la société,
sur le terrain du sexe comme sur celui de la
politique ».
Ses réussites littéraires firent sans doute
voir à Roger Vailland le travail de journaliste, de grand reporter tout à fait différemment. Jeune, il méprisait cette activité qu’il
considérait comme purement alimentaire et
dégradante (il était de bon ton, dans les avantgardes, de considérer ainsi le journalisme).
Vailland abordera cette activité en écrivain.
Ses articles ou ses ouvrages de reporter possèdent des qualités littéraires dignes de ses romans. Il n’est qu’à lire Boroboudour, voyage
à Bali, Java et autres îles, récemment réédité,
pour s’en convaincre. Dédié à son épouse Élisabeth Naldi « pour
qui il fut écrit chaque soir d’un voyage trop long », ce récit de
voyage brasse, dans un même élan, le strict récit de ses journées
à la manière d’un journal intime, des réflexions historiques, politiques et économiques, une dénonciation du colonialisme, des
descriptions des paysages, des temples, des palais et l’exposé de
son rêve touchant l’avenir des individus. On sait que pour lui le
but du communisme, comme il l’exposa à Élisabeth, est un monde
où « l’homme sera tellement en possession de lui-même qu’il sera
libertin, apte à tous les plaisirs, c’est-à-dire souverain ». Ce désir,
cette volonté, ce rêve, il le reprend en contemplant les champs en
terrasse creusés dans une végétation luxuriante, les seins parfaits
des femmes, les coupoles du temple de Boroboudour : « J’ai rêvé
des bergères devenues reines en train de jouer sur les terrasses de
Boroboudour, et c’étaient bien des reines que je voyais, chacune
aussi singulière que seule la reine pouvait l’être, autant de variétés,
d’espèces, de familles, de genres de reines qu’il y a de créatures
humaines, des reines aussi différentes des reines du passé que la
licorne de tous les animaux sauvages ou domestiques, connus ou
inconnus, créés ou imaginés. » Boroboudour peut se lire, aussi,
comme un précis de bonheur et de politique du bonheur.
pour Vailland qui recevra sa carte en 1952 – la seule manière
de maintenir sa souveraineté. Il notera : « Aujourd’hui, il n’est
plus qu’un scandale possible, c’est d’être communiste. »
L’horreur du mode de vie bourgeois, la révolte contre son
propre milieu offrent comme solution les paradis artificiels
(« une certaine conception de la poésie, la drogue, le catholicisme, les voyages, la théosophie, le trotskisme et le suicide »
selon Vailland). Mais la guerre interdit ce genre de jeux. Il s’en
explique dans un entretien publié dans les Lettres françaises du
28 décembre 1945 : « La vraie solution est ailleurs. Elle consiste à
chercher les causes de ce mal du siècle. Les gens plus raisonnables
les ont trouvées dans les conditions économiques et sociales. Il
ne restait plus qu’à décider de les changer. En somme, à s’engager politiquement. » Le jeu est ailleurs et il faut entendre ici
le jeu non comme un enfantillage mais au sens théâtral. Dans
le Regard froid, Vailland donne sa vision de la représentation
théâtrale : « C’est peut-être de tous les temps de la vie le temps
vécu le plus réellement, justement parce qu’il commence et finit
et se développe selon un rythme, le temps le plus réel, parce que
précisément il est en forme. » Clandestinité et action déterminent
ici le rythme et la forme. Marat, et Mathilde, et Rodrigue sont
des personnages de tragédie, des héros de Corneille.
Franck Delorieux
Le revers de la médaille féminine
La Tentation de Pénélope,
de Belinda Cannone. Éditions Stock,
220 pages, 18,50 euros.
N
’ayant pas de grande sœur, j’ignore à
peu près tout des combats qu’ont menés
les héroïnes de la génération qui m’a
immédiatement précédée. Leurs lectures, textes,
mouvements, arguments, leurs revendications,
pensée et action ont permis aux petites filles
de ma classe (d’âge) de collectionner, avec une
gourmandise incrédule et rigolarde, les citations
sexistes des écrivains des siècles passés et de poser
en grandissant un regard naïf d’héritière sur
un monde (celui des Occidentaux nantis) où
aucune carrière, aucun rêve ne nous était plus
interdits. La « cause des femmes » paraissait
entendue, sans doute toujours suffisamment
pour qu’à notre insu ce « tissage » fait de réflexion théorique et d’engagements politiques
soit aujourd’hui menacé, et menacé par celles-là
mêmes qui l’ont créé : telle est la Tentation de
Pénélope, contre laquelle Belinda Cannone nous
LES LETTRES
met en garde. Ce que les féministes ont conquis
depuis un demi-siècle pourrait être mis à mal par
cette valeur nouvellement promue : l’identité. À
l’instar de la fidèle compagne d’Ulysse, certaines
défont, sinon chaque nuit, du moins dans un regrettable manque de lucidité, et en revendiquant
leur différence, ce pour quoi elles ont œuvré
chaque jour (avec clairvoyance) en défendant
une conception universaliste de l’humain.
Qu’est-ce qu’une femme ? Défendant comme
toujours la liberté de penser et de repenser ce
dont les représentations historiques, scientifiques,
sociologiques, etc., ne donnent qu’une définition
éphémère, Belinda Cannone traque derrière l’évidence physique les pièges du déterminisme. Elle
souligne la « suspension » de l’identité sexuée qui
caractérise nombre d’actions humaines : planter
un arbre ou écrire, enseigner ou nager, autant
de situations où le sujet est ce qu’il fait avant
d’être ce qu’il est. « Fantaisie : j’imagine une
langue différentialo-communautariste où une
personne commencerait sa phrase en disant Je,
et à ce Je elle adjoindrait un certain nombre de
F R A N Ç A I S E S
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2010 (
marqueurs qui indiqueraient genre, préférence
sexuelle, origine géographique, couleur de peau,
origine sociale, nationalité, option religieuse…
et d’autres encore, et quand il s’agirait, pour
ce locuteur empêtré dans les miroitements de
son identité, de passer au verbe, c’est-à-dire au
faire, Je fais, ou Je veux, il serait la plupart du
temps trop tard, l’auditeur serait envolé, l’action
dépassée, l’opportunité manquée. »
L’humour, la gaieté du ton est bien sûr au
service d’un propos sérieux. Belinda Cannone
s’attaque au fond à des dérives qui sont graves :
elle dénonce le différentialisme et la position
de victime impuissante, le retour inquiétant de
certaines conceptions archaïques de la féminité liées à la maternité, mais aussi un nouveau
conformisme intellectuel qui exalte les expériences les plus superficiellement transgressives
(« Tel qui se sentait femme contre l’évidence de
sa morphologie s’est rendu féminin, telle qui
ne se croit pas tenue à un seul sexe se bourre de
testostérone et porte moustache »). Mais, au
fil d’analyses tantôt fondées sur l’expérience
S U P P L É M E N T
À
L
’HUMANITÉ
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personnelle, tantôt sur les travaux scientifiques
les plus récents, c’est l’optimisme qui domine,
l’élan et la volonté d’aller de l’avant. « Pour
l’instant » : tel est le leitmotiv d’une pensée qui
croit et travaille à l’émancipation. Notre destin
n’est pas figé, il ne tient qu’à nous de l’écrire.
Enfin, et il aurait peut-être fallu commencer
par là, le moteur de ce livre amical, joyeux,
fraternel – eh oui, pour ça aussi il faut recourir
à un terme masculin, c’est-à-dire, comme le
soutient brillamment l’auteur (e !), « neutre »– ,
c’est l’amour de l’autre, de l’homme, en l’occurrence. Celui que, par un phénomène mystérieux, nous désirons et qui nous fait jouir. Et
dont nous ne saurions donc être les ennemies.
Cette dimension essentielle de la vie et de la
pensée occupe ici une place centrale : le corps et
l’esprit sont également engagés dans ce mouvement qui est aussi celui de l’écriture. Il n’est
pas fréquent (on n’a jamais vu ?) qu’un essai
compose ainsi un puzzle à la fois didactique
et sensuel, érotique et militant.
Julie Wolkenstein
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2010) . VI
LETTRES
Nabokov
tel qu’en lui-même
Vladimir Nabokov Littératures,
collection « Bouquins », Éditions Laffont,
1 200 pages, 31 euros.
V
ladimir Nabokov, lorsque Lolita obtint le succès que l’on sait, avait bientôt
soixante ans, et une grande partie de son
œuvre romanesque était déjà publiée, écrite en
partie en russe (Machenka, l’Exploit, que l’on
peut tenir pour ses meilleurs romans), en partie
en anglais (Pnine). Exilé aux États-Unis depuis
1940, il n’était connu que d’un cercle de lecteurs
assez restreint, et ses écrits ne lui permettaient
pas d’entretenir sa famille (sa femme Vera et son
fils Dmitri). C’est alors qu’il fut engagé comme
professeur de littérature russe à Wellesley College, près de Boston, où il restera jusqu’en 1948,
date à laquelle il est nommé professeur à Cornell (État de New York), où il donnera, plus
tard un cours sur les chefs-d’œuvre du roman
européen. Le succès de Lolita lui permettra de
démissionner et de s’installer à Montreux. Il y
passera la fin de sa vie, et écrira les romans qui
suivront Lolita (notamment Feu pâle).
Nabokov, qui en avait pourtant l’intention,
n’a pas mis au net lui-même les notes prises
en vue de ses cours, et elles n’ont été publiées
qu’après sa mort (1980-1983), sous le titre
de Lectures on Litterature (Conférences sur
la littérature). C’est l’ensemble de ces conférences (traduites en trois volumes chez Fayard
entre 1983 et 1986) que nous offre aujourd’hui
ce volume de la collection « Bouquins ». Les
lecteurs de Nabokov admirateurs de son Nicolaï Gogol, un modèle de biographie critique,
ne doivent pas s’attendre à retrouver dans
Littératures le même chatoiement du style,
la même subtilité de structure : Littératures,
encore une fois, n’est que le matériau réuni en
vue d’un travail (conférences ou, éventuellement, un essai sur Don Quichotte), et non pas
un ouvrage achevé. Tel quel, cependant, le livre
est indispensable. On y retrouve Nabokov tel
qu’en lui-même, avec son intelligence (cette
intelligence extrême qui, peut-être, a empêché
qu’il n’ait été aussi grand romancier que grand
lecteur et grand professeur), ses partis pris,
toujours cohérents avec l’idée qu’il se fait de
la littérature, sa précision (pour lui, la lecture
est comme la chasse aux papillons, un patient
travail de détective).
« Mon cours, entre autres choses, est une
sorte d’enquête policière menée sur le mystère
des structures littéraires. » Cette phrase mise
en exergue du livre est le meilleur résumé qui
soit de la méthode de Nabokov : pour lui, il ne
s’agit pas de porter des jugements de valeur
sur des livres, mais de saisir le projet propre
à tel ou tel auteur, et de juger de l’accomplissement de l’œuvre à l’aune de ce projet. Le
jugement de valeur viendra ensuite, une fois
le livre compris et refermé.
Sherwood Anderson :
les évasions impossibles
Winesburg-en-Ohio,
de Sherwood Anderson.Gallimard,
« L’imaginaire », 305 pages, 8,90 euros.
S
herwood Anderson est né le 13 septembre
1876, dans l’Ohio. Très tôt orphelin de
père, il est obligé de travailler pour subvenir aux besoins de sa famille. Après avoir
occupé divers emplois et s’être engagé dans
l’armée au cours de la guerre hispano-américaine en 1898, il finit par épouser, six ans plus
tard, la fille d’une famille aisée de l’État, qui
lui offre les moyens de se lancer dans une carrière d’entrepreneur. Mais après des années
d’insatisfaction et de mésentente conjugale, en
1912, à la suite d’un épisode dépressif qui le voit
disparaître pendant plusieurs jours, Anderson
décide d’abandonner son entreprise et sa vie
de famille pour se consacrer à l’écriture. Son
premier roman est publié en 1916, mais c’est
avec Winesburg, Ohio, en 1919, qu’il s’attire
les louanges et l’attention du monde littéraire
américain, à défaut du succès commercial qu’il
connaîtra plus tard.
Ville imaginaire et pourtant si réaliste,
Winesburg est inspirée directement des lieux
qu’Anderson a connus, pendant son enfance et
son mariage. Ils lui ont fourni la matière pour
écrire ces vingt et une brèves histoires, toutes
indépendantes et toutes intimement liées, qui
constituent cet ouvrage à mi-chemin entre le
recueil de nouvelles et le roman. Il y est souvent
question de mariage, comme institution qui
enferme l’homme et la femme dans des rôles
différents mais également insatisfaisants, qui
contrecarre les plans de ceux qui voudraient
vivre libre, comme la mère du jeune journaliste
LES LETTRES
Sébastien Banse
. AV
R I L
2010 (S
Christophe Mercier
P. S. Les Nouvelles complètes de Nabokov
ressortent chez Gallimard (Quarto, 868 pages,
25 euros), augmentés de deux textes inédits absents
de l’édition précédente, parue chez Laffont/Julliard.
Écrivain, infâme ?
George Willard, le seul personnage qui traverse
chacun de ces récits : « La grande et belle jeune
fille à la démarche onduleuse, que l’on voyait se
promener sous les arbres avec des hommes, était
de celles qui tendent sans cesse la main dans les
ténèbres pour saisir une autre main. » Prisonnière d’un couple sans amour, d’une existence
sans surprise et sans illusion, elle rêve pour son
fils l’évasion dont elle aura été privée. Cette
délivrance passe par la ville, à cette époque où
l’industrialisation se répand, sur les cendres de
la guerre de Sécession, guerre civile qui a unifié
le pays. Mais dans un tel pays, on ne s’exile pas.
L’idéal des pionniers, l’accord avec la nature, les
grandes étendues sauvages, tout cela disparaît
tandis que le capital et l’industrie moderne se
répandent sur tout le territoire des États-Unis.
Le livre d’Anderson décrit la transformation de
la vieille société agricole, l’alliance de la religion
et du capital, héritage de la manifest destiny,
l’idéologie qui avait présidé à la conquête des
territoires sauvages : « Tout en travaillant jour
et nuit pour augmenter le produit de ses fermes
et pour étendre ses biens, le vieillard regrettait
de ne pouvoir employer son énergie inquiète
à bâtir des temples, à détruire les infidèles et,
d’une façon générale, à glorifier sur la Terre le
nom de Dieu. »
Il n’est pas étonnant que Sherwood Anderson ait été l’une des influences de la plupart
des auteurs de la lost generation – Steinbeck,
Scott Fitzgerald, Hemingway – et un de leurs
compagnons, jusqu’à sa mort, en 1941, sur
un bateau qui l’emportait au Panama, d’une
péritonite causée par un cure-dent avalé avec
une olive, dans un verre de martini.
F R A N Ç A I S E S
Ces Lectures ne sont pas pour Nabokov l’occasion de dresser un palmarès : il n’a pas professé
sur Hawthorne et Melville, ses auteurs américains préférés, alors que, malgré le peu d’intérêt
qu’il lui porte, il consacre plusieurs conférences
à Dostoïevski. Il a avoué lui-même avoir véritablement découvert certaines œuvres (Bleak
House), voire certains auteurs (Jane Austen),
à l’occasion de la préparation de ses cours. Les
textes qu’il leur consacre, fruits d’une admiration
toute nouvelle, n’en sont que plus pertinents et
plus sincères : Nabokov est, au départ, un lecteur
sans idées préconçues, un lecteur qui ne demande
qu’à comprendre. Les jugements de valeur – et
on n’ignore pas que Nabokov a parfois la dent
dure – viendront ensuite, toujours justifiés – à
défaut d’être toujours acceptables.
Nabokov, avec ses conférences, nous offre
un extraordinaire instrument de lecture, un
instrument de précision qu’on aurait tort de
bouder – même si, passée au crible de cette
méthode, l’œuvre de Robbe-Grillet lui paraissait
plus accomplie que celle de Faulkner… mieux
vaut en sourire, et se dire que toute méthode,
aussi perfectionnée qu’elle soit, a ses limites !
C’est après avoir consacré tout un cours
aux Frères Karamazov que Nabokov conclut :
« Lorsque nous en arrivons à Aliocha, nous
sommes plongés dans un monde totalement
inanimé. Des sentiers obscurs entraînent le
lecteur vers le monde ténébreux de la froide
raison, qu’ignore l’esprit de l’art. » Et c’est
à la fin d’un cours sur l’Idiot qu’il se permet
un jugement personnel : « L’intrigue est menée de main de maître, piquée de nombreux
expédients ingénieux pour garder le lecteur en
haleine. Comparés aux méthodes de Tolstoï,
certains de ces expédients ressemblent plus à
des coups de gourdin qu’à la caresse délicate
des doigts de l’artiste, mais il y a beaucoup de
critiques qui ne seraient pas d’accord avec ma
façon de voir. »
Avant de le juger, le lecteur doit donner à
l’écrivain la chance d’être évalué en fonction
de son projet. « L’art d’être un bon lecteur »,
ou encore « De la bienveillance envers les
auteurs », voilà à peu près ce qui pourrait
servir de sous-titre à ces différentes études » :
les premiers mots de Bons Lecteurs et Bons
Écrivains, le texte liminaire du volume, sont
essentiels. Nabokov nous apprend à lire, nous
enseigne la précision (bien lire Ulysse, c’est
aussi savoir dresser un plan de Dublin, et
bien lire Madame Bovary, c’est réfléchir à la
forme et à la signification de la pièce montée
du mariage de Charles et Emma).
Nganang, « il n’est de lieu plus fondamental où l’individualité inaliénable de chacun
s’exprime que dans l’espace du rêve », et si
on abdique, « c’est ton humanité même que
tu abdiques ». Le propos est clair, cinglant,
virulent souvent.
Il perd de son mordant et glisse vers l’inconvenance, lorsqu’il fait porter le chapeau
à un écrivain, en l’occurrence Alain Mabanckou. Dans sa lettre quatrième (pages 71
à 98), il le cite à cinq reprises et l’affuble de
qualificatifs tels qu’« infâme », « opportuniste », avant de le clouer au pilori : « Il natte
fébrilement la corde qui servira à sa propre
pendaison. »
Infâme, Alain Mabanckou, quand il dit
qu’« il faut commencer par être écrivain(s)
tout court » ? Infâme, Dimitris Dimitriadis,
qui réfute la question de l’appartenance :
« comment être grec à part le fait qu’on
parle grec ? Qu’est-ce qui fait qu’une pièce
de théâtre grecque soit grecque, à part le fait
qu’on l’ait écrite dans cette langue ? » ?
Être écrivain, c’est être en quête du beau
pour faire reculer la part sombre de l’humanité. Parler d’esthétique n’est pas occulter
l’engagement, car ce dernier relève du beau.
L’œuvre de Patrice Nganang serait intéressante s’il ne s’était pas acharné à faire d’Alain
Mabanckou un écrivain qui provoque cette
« sensation autour des tempes », le bouc émissaire – pourquoi ? – d’une incurie généralisée
qui frappe les élites politiques d’un continent
qui, quoi qu’on en dise, est riche de femmes
et d’hommes de qualité qui le construisent
au jour le jour, peut-être difficilement, pas au
rythme que nous espérons, pas de la manière
souhaitée, mais qui le construisent. Sans nous.
La république de l’imagination,
de Patrice Nganang. Éditions Vents
d’ailleurs, 2009 ; 126 pages, 9,90 euros.
É
crivain. Écrivain « tout court ». Infâme ? C’est ce qu’affirme Patrice
Nganang dans son dernier ouvrage
paru chez Vents d’ailleurs dans une nouvelle
collection, « Fragments », dirigée par l’écrivain Jean-Luc Raharimanana.
Son ouvrage, qui a pour sous-titre « lettres
au benjamin », est une suite de cinq lettres
adressées au petit frère vivant en Afrique, qui
demande à venir en Occident car « il n’y a
plus de futur en Afrique ». Dans ces lettres,
Nganang argumente. «… Si notre continent
a été autant dévalué, c’est d’abord parce
que nous, Africains, avons cessé de rêver. »
Au désespoir du benjamin, qui pense « fuck
Africa ! », comme tant d’autres jeunes de
sa génération coincés dans des pays mis en
coupe réglée par leurs dirigeants politiques,
l’écrivain se lance dans un monologue qui explore « la défaite de notre capacité d’Africains
à penser l’alternative… ». Au benjamin qui
prétend que « le véritable suicide… c’est de
ne pas être dans le bateau », l’écrivain répond
« reste en Afrique ! », car « n’est vaincu que
qui a soldé sa capacité de rêver ». Et il l’exhorte à se projeter positivement vers l’Afrique
comme le sultan des Bamun, Njoya, qui avait
créé une bibliothèque idéale au début du
XXe siècle après avoir façonné une écriture
propre. Pour ce, il évoque Ruben Um Nyobè,
militant de l’indépendance du Cameroun,
assassiné le 13 septembre 1958 et enterré
« immergé dans un bloc massif de béton »
par ceux « qui voulaient interrompre… la
transmission de (ses) rêves à nous… ». Pour
U P P L É M E N T
À
L
’HUMANITÉ
D U
Yahia Belaskri
3
AV R I L
2010) . VII
LETTRES
Comédie humaine
sur Bollywood boulevard
I
ntérieur jour. La jeune première fait une entrée timide sur le
plateau, poussée par son auguste mère. Elle est belle, jeune,
tout droit sortie des faubourgs crasseux de Madras. Elle fera
ce qu’Amma a dit : devenir la plus grande star de Bollywood.
L’étoile va naître entre les bras de producteurs libidineux, de
réalisateurs peu scrupuleux, d’acteurs névrosés avant que d’articuler sa première tirade. Un parcours du combattant somme
toute classique pour qui veut atteindre les sommets de la gloire
au pays de l’illusion tragicomique. Un schéma sans surprises ?
Sans doute, à en croire les lois qui régissent l’univers du cinéma
où qu’il sévisse : États-Unis, France, Italie, etc. Pour autant,
Shobhaa Dé, haute figure de la presse et militante active de la
cause des femmes en Inde, creuse le sillon d’un conte alternant
entre féerie orientale, riche en couleurs et senteurs épicées, et
drame sociologique.
Aasha Rani est l’aînée de trois filles. Pour son malheur, elle
possède tous les attributs propres à la propulser au faîte du
box-office indien. En mère prévoyante et calculatrice, sa chère
Amma n’y a pas réfléchi à deux fois avant d’en faire le jouet des
tycoons adipeux de Bombay. Elle perdra toutes ses virginités
le même soir, paradoxalement grâce aux bons offices de celui
qui sera son dernier protecteur. Sa folie ? Tomber amoureuse
du prince de l’écran du moment, un homme marié bien sûr. En
Inde, qui plus est. Mais ce qui vaut pour le petit peuple, pieux et
travailleur, n’a que peu de poids aux yeux de la belle et bonne
société. La star montante va vite découvrir l’immoralité crasse
de son milieu d’adoption, le harcèlement des médias, la fausse
bonne copine journaliste à qui l’on peut se confier sans que rien
ne filtre dans la presse, etc. Forcément, à ce régime-là, Aasha
Rani, l’aimée des foules, la déesse des salles obscures, la reine
des cœurs finit par trébucher puis tomber, avant d’être piétinée.
« Dans le cinéma, on est une star, ou rien du tout. Et partout les
gens sont là comme des vautours à guetter le moindre échec ;
un faux pas et c’est fini, ils vous sautent dessus et vous déchiquettent avant même que vous ayez eu le temps de lutter pour
vous remettre sur vos pieds. » Shobhaa Dé connaît son affaire.
Ancien mannequin, elle est parvenue à se libérer de nombreuses
chaînes : le poids écrasant d’une société traditionaliste, le milieu
du mannequinat tel qu’on le connaît trop bien tant les drames
dont il est responsable imbibent nos médias familiers, et les
arcanes du business international.
La Nuit aux étoiles se lit comme un scénario où les dialogues
dominent par leur crudité, leur réalisme immédiat. Shobhaa Dé
n’y va pas par quatre chemins. Discursif, son roman pratique
autant d’incisions que l’intrigue le lui permet. Dans les cœurs,
dans les corps, dans les âmes. La chirurgie littéraire de Shobhaa
Dé bouscule et dérange par bien des aspects, notamment sur le
plan des déviances sexuelles qui ne sont que rapports d’intérêt.
Et, à nouveau, nous sommes en Inde. Cette précision n’est pas
superflue. La seule échappée de ce royaume de strass et de
crasse sera vers la Nouvelle-Zélande où la rédemption attend
Aasha Rani... pour quelques années seulement. On n’échappe
jamais à la terre qui vous a fait naître. Un mariage, la naissance
d’une fille, puis le retour inexorable au pays après s’être menti
trop longtemps. Pourquoi ? Revenir comme magnétisé par ce
qui vous a fait le plus de mal, galvanisé par l’espoir de reconstruction d’un ego meurtri. Mais la vraie rédemption viendra
de la réconciliation avec un père négligent et la reprise du vieux
studio familial, à Madras, là où tout a commencé pour lui, où
tout aurait dû commencer pour elle. Au final, Shobhaa Dé
raconte une Inde très contemporaine, tiraillée par la faim du
ventre et celle de l’ambition dans un monde qui n’attend pas
les retardataires ni les hésitants. Encore moins les faibles. Cette
Inde-là n’est pas près de disparaître. Extérieur nuit. Coupez.
Matthieu Lévy-Hardy
La Nuit aux étoiles, de Shobhaa Dé.
Traduit de l’anglais (Inde) par Sophie Bastide-Foltz.
Éditions Actes Sud, 320 pages, 23 euros.
Ils le disent !
Aux origines du déclin de la civilisation
arabo-musulmane ou les sources
du sous-développement en Terres d’islam,
de Rachid Aous, Éditions Les Patriarches
Dar al-’uns, Paris, octobre 2009.
«M
ais qu’ils le disent tout haut, au
nom du ciel, qu’ils le disent ! »
C’est ainsi que Jean Daniel
termine son éditorial paru dans le Nouvel
Observateur daté du 17 au 23 décembre 2009.
C’était une adresse aux musulmans qui « désavouent de toutes leurs forces les virtualités
intégristes de l’islam ».
Cette adresse est surprenante. Surprenante
car les musulmans dont parle Jean Daniel
n’ont cessé et ne cessent de le dire. Les entendon ? A-t-on envie de les entendre ? Quelles
tribunes pour les accueillir ? Nombre de débats
organisés par les médias mettent en scène,
souvent, un philosophe, un politologue, en
face… d’un boxeur, d’un judoka, d’un militant
associatif, etc. !
Entend-on, ici, en France, en Europe, les
femmes et les hommes issus de la culture musulmane qui se battent tous les jours pour
que l’islam soit questionné, mis à distance,
sécularisé ? Entend-on les voix, dans les pays
musulmans, arabes ou non, qui s’élèvent régulièrement contre la discrimination dont
souffrent les femmes, pour la tolérance et la
liberté de conscience ?
Parmi ces voix rendues inaudibles, celle
de Rachid Aous est sans doute l’une des plus
pertinentes. Si la civilisation arabo-musulmane
a essaimé dans un monde où, de Saragosse à
Samarcande, on parlait arabe durant plusieurs
siècles, aujourd’hui, le monde arabe stricto
sensu, riche de 284 millions d’habitants, est
dans un état de déliquescence grave. Jugez-en !
Durant le dernier millénaire, dans cette vaste
aire, moins de 10 000 ouvrages ont été traduits vers l’arabe quand l’Espagne en traduit
la même quantité en un an ! La Grèce, avec
8 millions d’habitants, traduits, chaque année,
cinq fois plus ! Si les Arabes représentent 5 %
de la population mondiale, ils ne représentent
que 1 % de la production de livres dans le
monde ! Enfin, le tirage d’un best-seller ne
dépasse pas les 5 000 exemplaires.
S’interrogeant sur les raisons du déclin de la
civilisation arabo-musulmane, Rachid Aous va
à l’essentiel : « la dogmatique islamique » dont
le Coran, « considéré comme parole divine
transmise au prophète Mohamed par l’ange
Gabriel…, est le pilier central ». Il rappelle que
les « fondements théologico-philosophiques
de l’islam… se fixent officiellement à partir
de l’imposition du dogme du Coran incréé »
– sous le règne du calife Al Mutawakkil (847861) – car, auparavant, l’école mutazilite (ceux
qui ont fait scission), apparue à Bassorah (Irak)
au milieu du VIIIe siècle, prônait le dogme du
« Coran créé », c’est-à-dire « l’adoption d’une
pensée rationalisante ».
Analysant longuement les raisons du déclin
de la civilisation arabo-musulmane, l’auteur
n’appelle pas à un réformisme quelconque
– le retour au mutazilisme, le soufisme ou
la nahda – mais à une « rupture radicale par
rapport à l’ensemble de la pensée monolithique islamique », ceci étant entendu comme
une « vigilance critique », une mise à distance
nécessaire, impérieuse, car elle permettrait
« l’enracinement de valeurs humanistes et des
principes de démocratie politique ». Cette rupture n’implique pas pour le musulman d’abandonner ou de renier sa foi, mais de la prati-
quer « dans sa seule dimension de spiritualité
métaphysique, c’est-à-dire une pratique sans
prétention au gouvernement des consciences
humaines ». Cependant, elle implique pour les
élites (musulmanes) de « braver le terrorisme
idéologique de la caste des religieux, relayée
par les gouvernants arabes… », seule voie
pour réformer « le monolithe islamique…
un système idéologique et politique fermé et
réfractaire à toute évolution » qui devra être
« publiquement contesté et rigoureusement
déconstruit de l’intérieur et de l’extérieur ».
Et Rachid Aous d’appeler à un aggiornamento qui s’appuierait sur le rejet de la
violence, le respect des libertés – d’expression, d’opinion, de conscience –, l’égalité entre
hommes et femmes, la laïcité, la répudiation
de toute intolérance. Ainsi, « débarrassé des
compromissions avec les pouvoirs autocrates
et criminels », l’islam s’orienterait vers la « spiritualité » uniquement.
Rachid Aous est une voix parmi les musulmans qui « désavouent de toutes leurs forces
les virtualités intégristes de l’islam ». Ils le
disent.
Yahia Belaskri
Pourquoi a-t-on oublié André Baillon ?
E
n 1920, à Paris, a lieu ce que l’on appelle
une rencontre. Lui est un Belge de trente
ans à la grande fragilité nerveuse : il rêve
d’une solitude quasi complète, et a tenté de
soigner sa neurasthénie en élevant des poules
à la campagne. Il est flanqué d’une épouse,
ancienne prostituée, et d’une maîtresse, pianiste connue. L’autre est un écrivain, critique
et intellectuel brillant, qui se lance avec passion
dans l’édition et dirige chez Rieder une collection qui veut faire état des renouvellements
profonds de la langue française en permettant de lire tout ce que compte d’important la
francophonie. Il souhaite donner une figure de
proue à sa collection des « Prosateurs français
contemporains », et cette figure de proue sera
LES LETTRES
André Baillon. Jean-Richard Bloch et André
Baillon entretiennent depuis quelque temps
déjà une correspondance des plus intéressantes,
où les préoccupations éditoriales se mêlent aux
analyses critiques de leurs œuvres respectives.
Leur rencontre sera décisive pour Baillon, leur
collaboration fructueuse, et c’est une grande
injustice qui a vu disparaître des rayonnages
contemporains un écrivain dont le style comme
les thématiques méritent qu’on s’y arrête. On
redécouvrira donc avec bonheur aux Éditions
Sillage le Perce-oreille du Luxembourg, œuvre
en partie autobiographique de Baillon.
Il y a de l’Œdipe dans le héros de ce récit à
la première personne. Ici, l’histoire commence
par la fin : il se crève, au sens propre, les yeux. Et
F R A N Ç A I S E S
. A
V R I L
2010 (
c’est dans un récit qui le voit remonter jusqu’au
plus lointain de son passé que se découvre l’itinéraire de cet Œdipe moderne : enfance d’abord
heureuse, puis désargentée, abandon symbolique
des parents qui le confient à un « oncle » et une
tante bien entreprenante, jeunesse sous le signe
de la culpabilité et de l’emprise d’une religion
qu’il n’envisage que comme une série d’actes
apotropaïques destinés à le soulager du poids
de sa faute. Devenu majeur, Marcel trouve une
place comme employé d’un percepteur des impôts – une manière comme une autre de régler
ses comptes. C’est alors que se met en place
toute une série de circonstances mineures qui
aboutiront à la catastrophe de la suspicion, de
l’aliénation de soi et de la démence.
S U P P L É M E N T
À
L
’HUMANITÉ
D U
3
Il faut lire cet ouvrage, une œuvre au style
impeccable et à la construction digne d’une
tragédie, dans la lignée des grands romans
introspectifs de l’époque. On découvrira aussi
la vie et les hantises d’un auteur scandaleux
en son temps, et qui s’inspira de son expérience à l’asile pour écrire des pages tout à
fait remarquables sur la folie.
Amélie Le Cozannet
Le Perce-oreille du Luxembourg,
d’André Baillon. Éditions Sillage, 2009,
200 pages, 12,50 euros.
Correspondance André Bail lon-Jean-Richard
Bloch (1920-1930). Éditions Du Lérot, 2009,
206 pages, 25 euros.
AV R I L
2010) . VIII
LETTRES
La Recherche
La sortie du dernier ouvrage de Carlos Liscano, l’Écrivain et l’Autre, a été, à très juste titre,
unanimement salué par la presse. Curieusement, cet ouvrage est un essai (sur la difficulté,
voire l’impossibilité d’écrire), alors que l’œuvre romanesque et théâtrale de l’auteur méritait,
elle aussi, une égale attention. Mais on le sait, les chemins de la reconnaissance sont longs et souterrains.
À notre manière, et pour saluer Carlos Liscano, nous vous offrons un de ses textes inédits
(il a été lu à la Mousson d’été de Michel Didym) destiné à la scène.
L’Écrivain et l’Autre, de Carlos Liscano, Belfond éditeur, 180 pages, 16,50 euros.
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
cherché mon enfant dans mon ventre, je ne
savais pas où il était, ni ce qui s’était passé.
Je touche mon ventre, je caresse mon enfant
qui n’est pas là, et un homme vêtu de blanc
entre. Pas celui qui se disait médecin, un autre.
Il me parle comme un médecin. Du moins, à
ce moment-là, je crois qu’il est médecin. Il me
dit : « Ton enfant est mort-né. Et ne va pas dire
qu’on te l’a enlevé. Ne le dis jamais. Il n’est pas
né. » Un autre, en civil, à ses côtés, dit : « C’est
mieux comme ça. Un fils de pute en moins dans
ce monde. »
Je ne l’ai pas cru. J’avais entendu pleurer mon
enfant, j’avais réussi à le toucher avant qu’ils
ne l’emportent. Je savais que bientôt ils me le
ramèneraient. Oui, bientôt, ils me le ramèneront.
Mes seins étaient gonflés de lait, cela me faisait
mal. Je lui donnerai à téter.
Les jours passaient et ils ne me l’amenaient
pas. Je pleurais. Je pleurais doucement, pour
ne pas faire de bruit, parce que je croyais que
mon enfant était là, tout près, et que mes pleurs
allaient le réveiller. Peut-être était-il un peu
malade, peut-être fallait-il le soigner… et alors,
après, ils me le ramèneraient.
Pendant des années, j’ai pleuré. Maintenant,
je ne pleure plus. J’ai cessé de pleurer et j’ai
commencé à le chercher. Je l’ai cherché pendant
toutes ces années. Plus de vingt années. Où est
mon enfant ? Qui est aujourd’hui mon enfant ?
Est-ce un homme ? Une femme ?
Je voudrais le voir pour lui dire : « Je t’ai eu
ici, dans mon ventre. Je ne t’ai jamais abandonné, mon enfant. Maman ne t’a jamais
abandonné. »
Parfois, je crois que pas même cela… Il ne
sera pas nécessaire de lui dire quelque chose.
Je le regarderai dans les yeux. Je sais que si
nous nous regardons dans les yeux, lui – ou
elle – saura que je l’ai eu dans mon ventre. Que
je ne l’ai pas abandonné. Comment aurais-je
pu l’abandonner ? Je ne l’ai jamais abandonné.
Mon enfant est avec moi, où qu’il soit. Il le sait.
Et je sais qu’il le sait.
Quand je me réveille, je pense au jour où
nous nous retrouverons. Nous rirons beaucoup.
Je ne sais pas ce qui va se passer, mais je sais
que nous rirons beaucoup. Je crois que c’est la
seule chose que nous saurons faire : rire.
Mais il y a des nuits, certaines nuits, après
le rêve, où je me sens prise d’épouvante. Pas pour moi, mais
pour la haine que j’éprouve. Je les hais. Je les hais jusqu’à
l’étouffement. Je les tuerai de mes mains, je leur ferai ce qu’il y
a de pire, de plus terrible. Parce qu’ils m’ont volé mon enfant…
Une femme, n’importe quelle femme, peut-elle se laisser
appeler « maman » par l’enfant qu’elle sait avoir été volé ?
Alors… Je ne peux plus supporter tant de haine. Parce que
la mère de mon enfant ne doit pas haïr. Il n’aimerait pas que
je haïsse. Mais je ne peux pas, je ne peux pas… Je me réveille
la nuit, et je les hais.
J’ai dix-huit ans… j’ai toujours dix-huit ans dans mon
rêve… Il y a un couloir… J’avance dans ce couloir. Ils m’emmènent. Je ne sais pas quelle heure il est. Deux hommes m’emmènent dans ce couloir… Il y a une porte au bout du couloir.
Je sais que si je passe cette porte, je perdrai mon enfant. Et je
résiste, mais je ne peux pas, ils me traînent…
DR
U
ne femme de quarante ans. Son enfant lui
a été volé alors qu’elle était en captivité.
Elle consacrera sa vie à le rechercher.
À sa souffrance pour la perte de son enfant
s’ajoute sa terreur face à la haine immense
qu’elle éprouve chaque fois qu’elle rêve à la
nuit de son accouchement, nuit au cours de
laquelle on lui a retiré son bébé. Elle raconte,
de manière entrecoupée, presque incohérente…
Comme les images des rêves.
C’est la nuit… j’ai dix-huit ans… Dans
mon rêve, j’ai toujours dix-huit ans… Il y a un
couloir… j’avance dans ce couloir. Je ne sais
pas quelle heure il est. Ils m’emmènent. Deux
hommes. Ils m’emmènent par ce couloir… ils
me transfèrent d’un lieu à un autre… Mon corps
entier me fait mal. Ils ne m’ont pas frappée, ils
ne m’ont pas maltraitée. Mais j’ai mal. Cela fait
trois mois que je suis ici. Je sais que ce sont les
derniers jours. Fatiguée. Je suis très fatiguée.
Dans le couloir, il y a une femme. Nue. Le visage
contre le mur. Les mains attachées dans le dos.
Les jambes écartées. Il y a une tache. Une tache
de sang sur le sol. Entre ses jambes. Je m’approche. Je vois que la femme perd beaucoup de
sang. Cela me fait peur. Elle est blessée. Je crois
qu’elle est blessée. Je le lui demande. Elle ne peut
pas parler. Ils me poussent. Que… qu’il faut
que je continue d’avancer. Je tombe sur le sol.
Je vois alors que la femme n’est pas blessée. Le
sang. Le sang court le long de ses jambes. L’un
d’eux m’attrape par les cheveux. Il me passe du
sang sur le visage. Je me laisse passer du sang
sur le visage. Pour qu’elle ne souffre pas. L’autre
l’insulte. Que… qu’il me lâche. Qu’il me laisse
tranquille. Que… il dit que je suis « protégée ».
Ils me disaient toujours que j’étais « protégée ». Que personne n’avait les mêmes repas que
moi. Que personne n’avait le même traitement
que moi.
Ils me relèvent. Le voyage se poursuit. Par le
couloir. Vers cet autre endroit, je ne sais pas où il
est. J’ai peur. En trois mois, je n’ai vu personne,
sauf celui qui me donne à manger. Et un qui se
dit médecin. Il vient. Il m’examine. Et il me dit
que tout est normal. Ils ne me maltraitent pas,
ils me nourrissent bien, j’ai de quoi me couvrir.
Celui qui se dit médecin est aimable. Il se fait
du souci pour moi. Je crois que je l’aime un
peu. Oui, un peu, je l’aime. Il se fait du souci
pour moi.
Dans mon rêve, la femme est toujours contre le mur. Jambes
écartées. Je ne sais pas qui elle est, ni comment elle s’appelle.
Elle porte une cagoule. Je n’ai jamais vu son visage. Sauf cette
fois-là. Chaque fois que je rêve, que j’avance dans ce couloir,
je veux lui demander son prénom. Je ne peux jamais. Il y a le
sang sur le sol. Son corps nu contre le mien. Son sang sur mon
visage. Parfois le rêve revient plusieurs nuits de suite. Parfois il
s’écoule des mois entre un rêve et un autre. Le rêve n’est jamais
pareil, quelques détails changent. Mais le couloir ne change pas.
Dans l’obscurité. Une lumière au fond. Une porte qui donne
quelque part, sur une cour. Un moteur tourne. Une voiture.
Une camionnette. La position de la femme ne change pas non
plus. Et elle ne parle jamais. Parfois, j’ai le temps de la prendre
dans mes bras avant de tomber sur le sol. Elle est affectueuse
avec moi. Bien qu’elle soit attachée, je sens qu’elle appuie son
corps contre le mien. Je sens son corps. Je me rends compte
qu’elle a très froid. C’est l’hiver. Le vent souffle dans le couloir.
Dans mon rêve, je me rends compte que je ne peux pas
avancer dans ce couloir. Je sais que si j’avance, c’est la fin.
Je résiste. Ils me traînent. Ils me mettent dans une voiture.
Je suis désespérée. Je sais que je rêve, je connais ce rêve.
J’essaie de me réveiller. Ne jamais arriver à cette voiture. À
cette chambre où je me réveillerai. Je sais que si j’y entre,
tout sera terminé. Tout se terminera si je passe cette porte.
Au bout du couloir.
Quand je me réveille, je pense à mon enfant. Alors, je ne
sais pas si j’ai vu la femme du couloir ou si elle, c’est aussi
moi. Parce que la femme n’a pas ses règles, c’est autre chose
qui lui arrive. Que… c’est cette nuit-là que j’ai perdu mon
fils, dans le couloir glacé, nue.
Mais non, je ne l’ai pas perdu.
Quand je me suis réveillée pour de bon, j’étais étendue
sur le sol, sur un matelas. Je me suis touché le ventre. Mon
enfant n’y était pas, il n’était pas à sa place, ici. Dans mon
ventre. Cela faisait huit mois que je veillais sur lui, ici. J’ai
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À
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’HUMANITÉ
Carlos Liscano
Traduction de Françoise Thanas
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LETTRES
CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HAN
Une force de combat
L
e poète doit-il vivre en marge ? Ce n’est pas une obligation
et, surtout, ce n’est pas une condition suffisante pour
donner force à la poésie. La force vient d’ailleurs.
En 1987, Thomas Bernhardt fait publier chez un grand éditeur une anthologie de 80 poèmes de Christine Lavant, morte
quatorze ans plus tôt, en insistant à la fois sur la grandeur d’une
œuvre insuffisamment reconnue et sur le parcours de l’auteur,
« un être détruit et trahi dans sa foi christano-catholique (…) abusé
par tous les bons esprits ». Ce n’est pas une inconnue, elle a reçu
en 1954 et à nouveau en 1964 le prix Trakl, en 1970 le grand prix
littéraire national autrichien. Mais la vie de Christine Lavant la
met à part de la société intellectuelle et littéraire.
Elle naît en 1915, neuvième et dernier enfant d’un mineur de
fond, dans un village reculé de Carinthie, entièrement soumis
à une Église rétrograde (en 1999, ce Land portera l’extrême
droite au pouvoir). Elle a pour lot dès sa naissance la misère et
la maladie, survit à demi aveugle, à demi sourde. À neuf ans,
elle séjourne à l’hôpital de Klagenfurt, le médecin lui donne à
son départ des livres de Goethe. Elle les rapporte dans un sac
à dos, seule et à pied sur les soixante kilomètres de son retour à
la maison. Elle quitte l’école à quatorze ans, ne connaît que la
faim et le froid. À vingt-quatre ans, elle épouse par compassion
un homme ruiné, de trente ans son aîné, malade et d’esprit
étroit, divorcé de surcroît, ce qui lui vaut l’hostilité des autorités
religieuses. Pour gagner cette vie-là, elle tricote. Elle jardine,
peint à l’aquarelle, lit, écrit. Elle brûle ses premiers écrits. En
1945, une bibliothécaire lui fait découvrir Trakl et Rilke. Elle
se remet à l’écriture.
C’est la force de combattre qui la préserve du suicide. Sa
vie est décrite et son œuvre analysée par le traducteur François Mathieu, qui a choisi les poèmes réunis dans le volume
Un art comme le mien n’est que vie mutilée, titre d’un recueil
posthume de poèmes, proses et correspondances. On l’a vu, elle
est autodidacte. Elle n’a pas eu en main la plupart des ouvrages
poétiques du XXe siècle, Rilke et Trakl exceptés. Elle s’est forgé
une écriture personnelle. Elle use largement de la possibilité
qu’offre l’allemand de créer à volonté des mots composés, elle
en tire des images surprenantes qui expriment son moi reclus
pour cause d’infirmités, à la recherche d’un dieu dont elle se
sent rejetée, et aussi sa proximité avec tous ceux qui souffrent.
Les objets usuels, dans leur dénomination populaire, acquièrent dans ses vers des vertus magiques, certaines plantes
aussi, comme en témoigne un poème qui oppose la mort et une
mendiante en jupe de balsamines. Les animaux participent d’une
cosmogonie : « Quand la poule-lune vole au-dessus des toits,
le niveau de l’eau monte dans les puits. » Son rapport à Dieu
n’est pas fait que de prières, certaines sont même, on l’a dit,
blasphématoires : « Oublie que ton œuvre est bâclée, Créateur ! »
ou « Tu n’écoutes pas de ce côté. Peut-être es-tu sourd aussi ? »
Elle ne lui fait pas confiance : « Si je traverse solitaire les eaux
amères / de la mer Rouge, me permettras-tu / de comprendre les
hommes sur l’autre berge ? » La métaphore d’un équipage de
voilier lui permet d’écrire : « Annonce là-haut, chez le loueur de
canots / qu’en hurlant et la gueule soûle / nous irons chercher ses
étoiles en enfer ». Son monde est parmi les exclus, les miséreux,
les fous avec qui elle veut partager son pain, toujours « sous les
yeux de l’amour qui, vieux comme les pierres, / dit douze fois la
prière des rochers, / douze cris perçants ».
Format de poche
Jean Cayrol, loin d’être marginal, a participé pleinement,
positivement, à la vie littéraire de son époque. Mais il est né
deux fois. Résistant arrêté en 1942 – il a alors trente et un ans –,
sa déportation à Mauthausen l’a profondément marqué. Aux
côtés du roman Je vivrai l’amour des autres, prix Renaudot 1947,
les Poèmes de la nuit et du brouillard sont dans les mémoires de
sa génération. Ils se retrouvent dans l’anthologie Chacun vient
avec son silence, établie et préfacée par Xavier Houssin. Son
œuvre est portée par la seconde naissance que fut la libération
du camp, le 5 mai 1945. Rétrospectivement, ses écrits antérieurs
en sont éclairés. L’anthologie va de 1935 aux derniers textes,
inédits, dictés à sa femme, peu avant sa mort, en 2005 : « J’avais
l’histoire à raconter, vivant. / Raconte-moi, veux-tu, si je suis ton
histoire / Allumez-vous, douces lueurs de l’avenir ».
Le Convoi de l’eau,
d’Akira Yoshimura, traduit du japonais par Yutaka Makino.
Actes Sud, 176 pages, 16 euros.
n barrage est en cours d’achèvement et une équipe technique
se rend dans une vallée perdue et inhospitalière qui va bientôt
être inondée. Elle installe son campement près d’un hameau.
Les hommes vivent dans un statu quo tendu avec les paysans jusqu’au
jour où une jeune fille est violée par l’un d’eux. Celle-ci est tuée et
attachée à un arbre. Voyant la malheureuse abandonnée aux éléments
et aux bêtes sauvages, le héros de cette histoire, un des travailleurs,
décide de l’enterrer avant de quitter le territoire. Personne ne l’en
empêche. Cet individu étrange, qui a fait de la prison pour avoir
molesté sa femme, est aussi le narrateur de cette histoire cruelle, qu’il
relate avec un détachement étrange. Akira Yoshimura démontre
dans ces pages sa faculté de tirer d’un fait divers horrible une fable
métaphysique. Il y a chez lui une force comparable à celle de Conrad.
F R A N Ç A I S E S
Le Diable dans un bénitier.
L’art de la calomnie en France,
1650-1800,
de Robert Darnton (traduit de l’anglais
par J.-F. Sené). Éditions Gallimard,
706 pages, 28 euros.
L
es libelles constituent, au
XVIIIe siècle, une arme redoutable
braquée contre le pouvoir, de Louis
XIV à la république jacobine de 17921794. Rédigés par toutes sortes de plumitifs et de gazetiers clandestins, la plupart
du temps réfugiés en Angleterre, ils sont
introduits en France par des contrebandiers et diffusés par les colporteurs. Ils
prennent pour cible aussi bien le roi que
ses ministres ou ses maîtresses, et offrent
à un public instruit ou à moitié alphabétisé le moyen de donner un sens (même
mythique) au monde qui l’entoure mais
auquel il n’a pas accès. Malgré l’envoi par
le gouvernement français d’agents secrets
à Londres afin d’assassiner, d’enlever ou
de soudoyer les libellistes, leur production
continue à inonder le pays et à façonner
l’opinion publique. Mêlant la calomnie
à des révélations incendiaires ou à des
articles de la presse étrangère, les libelles
contribuent à délégitimer les régimes et
à abattre des gouvernements.
Dans son dernier ouvrage, au lieu d’entreprendre, au risque de s’y perdre, une
étude d’ensemble de l’immense corpus
de cette littérature clandestine, Robert
Darnton a préféré se concentrer sur quatre
libelles très célèbres à l’époque : le Gaze-
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2010 (
DR
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’auteur nous fait voyager dans le temps, nous faisant découvrir les événements qui se sont déroulés en Calabre en
1863. La nouvelle unité de l’Italie est loin d’être une réalité
partout, surtout dans le Sud, qui faisait partie du royaume des
Deux-Siciles. Des troupes débandées de l’ancien roi de Naples,
des bandits et des paysans déçus que les promesses de Garibaldi
n’aient pas été tenues par le gouvernement de Victor-Emmanuel
II se sont agrégés pour tenir les campagnes. Une guerre atroce
oppose l’armée régulière et ces bandes rebelles. Le major Albertis
est chargé de les combattre dans les régions sauvages autour de
Catanzaro, que la civilisation paraît n’avoir jamais atteintes. Son
histoire est celle d’une guerre oubliée, d’une atrocité particulière,
et la majorité de ses hommes y laissent la vie. Guarnieri raconte
ces épisodes sans complaisance, nous révélant une vision tout à
fait inédite de l’Italie après le Risorgimento, avec un sens inouï
de la narration d’épisodes dépassant l’entendement.
LES LETTRES
Un art comme le mien n’est que vie mutilée,
de Christine Lavant, poèmes choisis, présentés et traduits de l’allemand (Autriche) par François Mathieu. Nouvelles éditions Lignes,
2009. 264 pages, 23 euros, diffusion Les Belles Lettres.
Chacun vient avec son silence, anthologie, choix et préface de Xavier
Houssin. Points, 2009. 202 pages, 7,50 euros.
Europe, n° 971, mars 2010. 476 pages, 20 euros.
« Calomniez, calomniez… »
À LIRE
Les Sentiers du ciel,
de Luigi Guarnieri, traduit de l’italien par Marguerite Pozzoli,
Actes Sud, 384 pages, 23 euros.
U
Revue
La volumineuse livraison de mars d’Europe fait une large
place à la poésie, avec deux écrivains disparus ces dernières
années, Claude Esteban, en 2006, et Gérard Manciet, en 2005.
Le cahier Esteban, présenté par Xavier Bruel, s’attache à mettre
en lumière le parcours de celui qui était poète, essayiste en littérature et en peinture, traducteur, directeur de revue. Une Élégie
pour Claude Esteban, de Jean-Michel Maulpoix, est suivie de
témoignages et d’études, où l’on relève, parmi beaucoup d’autres
noms, ceux de Jacques Dupin, Yves Bonnefoy, Michel Deguy.
De Claude Esteban lui-même sont données à lire plusieurs
pages de poèmes inédits.
Bernard Manciet a écrit en occitan, la traduisant lui-même,
une partie de son œuvre multiple : théâtre, romans, poésie. Longtemps méconnue, elle commence à rayonner et on découvre sa
puissance. Les raisons du choix entre gascon et français selon
ce que l’auteur avait à dire sont explicitées dans ce dossier.
Côté poésie, la bibliographie détaillée établie par François
Pic fait apparaître une quarantaine de titres et on peut lire
ici dix pages de la Tentation de saint Antoine, « une singulière
expérience d’écriture poétique », selon Jean-Pierre Tardif, qui
en fait la présentation.
Dans le cahier de création, les vers énigmatiques de Rahel
Hubmacher, Pourquoi des poèmes, traduits de l’allemand (Suisse)
par Fernand Cambon, une Galatée (est) à part, de Gilles Jallet,
Rédemption, cri d’alarme de Charles Dobzynski, le pessimisme
foncier du Journal de souterrain, de Horia Badescu, et deux
nouvelles de Pierre Furlan et de Jérôme Meizoz.
des anecdotes et des ragots,
et offre une vision désenchantée de son époque et des
agissements des « grands ».
Les libelles ont tendance à ramener les luttes de pouvoir à
un jeu de personnalités. Qu’ils
diffament Louis XV, la comtesse du Barry, le chancelier
Maupeou, Marie-Antoinette
ou les sans-culottes agités,
les affaires publiques apparaissent comme le produit
de vies privées. Cette façon
de procéder n’est d’ailleurs
pas sans rappeler certaines
pratiques journalistiques actuelles cherchant à diffuser les
scandales à travers les médias
ou sur Internet : « les noms
font les nouvelles ». Plus largement, l’étude de la calomnie
dans la France des Lumières
Noël Coypel, Étude pour la Calomnie.
nous permet de mieux saisir
comment un courant littéraire
tier cuirassé ou Anecdotes scandaleuses moins marginal qu’il ne semble à première
de la cour de France (1771), le Diable vue a contribué à saper l’autorité de la
dans un bénitier et la Métamorphose du monarchie absolue, puis a poursuivi son
Gazetier cuirassé en mouche (1783), la travail de taupe jusqu’à se retrouver dans
Police de Paris dévoilée (1790) et la Vie une culture politique républicaine atteisecrète de Pierre Manuel (1793). Étudiant gnant son point extrême sous la Terreur.
la personnalité des libellistes, ainsi que Le succès des libelles tient essentiellement
le monde dans lequel ils vivent et pu- au fait que la littérature légale ne poublient, l’historien nous décrit toute une vait satisfaire la demande du public, à
faune interlope, bête noire des censeurs une époque où la censure interdisait tout
et des inspecteurs de police, qui s’affaire compte rendu des événements du jour.
à recueillir des informations secrètes,
Jean-Claude Hauc
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SAVOIRS
Une archéologie du capital
Entretien avec Ellen Meiksins Wood à propos de la traduction de son livre, l’Origine du capitalisme (1).
Les Lettres françaises. Votre ouvrage se propose d’expliquer la
transition au capitalisme, qui s’est imposé en Europe puis au niveau
mondial. Vous mettez au premier plan la question de son « origine »
Ellen Meiksins Wood. Il y a une tendance très répandue à faire
comme si le capitalisme avait toujours existé. L’idée dominante
est que, même si l’on admet que le capitalisme n’est pas enraciné
dans la nature humaine, ses racines sont au moins présentes dans
les actes d’échange les plus simples. De la sorte, il n’a pas vraiment
d’origine. J’ai voulu insister sur le fait que le capitalisme est une
forme sociale très spécifique, très différente de toutes celles qui
existaient auparavant. C’est un phénomène historique avec un
commencement – une « origine » – et probablement une fin.
Et c’est le résultat d’une transformation en un lieu et un moment donnés. Mais il s’est étendu à travers le monde car c’est
un système économique doté d’une capacité tout aussi unique
d’auto-expansion qui l’impose finalement comme une nécessité.
Le point de départ de votre analyse est une critique des modèles
d’explication de l’apparition du capitalisme, notamment le « modèle
de la commercialisation » mais aussi le « modèle anti-eurocentrique »
de certains théoriciens…
Ellen Meiksins Wood. Le modèle de la commercialisation
est, d’une manière ou d’une autre, le mode d’explication (ou
de non-explication !) du développement du capitalisme le plus
répandu, d’Adam Smith, par exemple, à Fernand Braudel. Si
le capitalisme est né des premiers actes d’échange alors très
simples, le système capitaliste se réduit à une accumulation et un
accroissement de ces actes : plus de commerce, plus de cités, plus
de marché, etc. Mais ceci obscurcit tout ce qui est spécifique au
capitalisme. Bien sûr que le capitalisme avait besoin de commerce
et de marchés, etc. Mais l’Angleterre, où le capitalisme a émergé,
était loin d’avoir l’économie commerciale la plus développée
au monde, et il y a eu des sociétés au commerce très développé
qui n’ont pas produit les contraintes systémiques spécifiques au
capitalisme – les impératifs de la compétition, de l’accumulation
constante de capital et la contrainte de baisser constamment le
coût du travail en augmentant la productivité.
Il est vrai que certains objectent à cette théorie qu’elle relève
de l’« eurocentrisme ». Cette objection suggère que le capitalisme,
qu’on l’aime ou non, est l’ordre naturel des choses, ou au moins
la plus belle réussite de l’histoire. Ainsi, si je nie l’émergence précoce du capitalisme en Chine, en Inde ou en France, c’est que je
dénigre leur culture, leur histoire et leur contribution au bien-être
de l’humanité. Mais c’est absurde ! Je fais justement le contraire,
en insistant sur le fait que le capitalisme n’est pas un phénomène
naturel et inévitable, mais un phénomène historique très spécifique,
et certainement pas le plus haut degré de la civilisation.
Si le capitalisme est né en Angleterre et avant tout dans le secteur
agricole, son apparition apparaît sous le signe de la contingence et
non de la nécessité. Comment expliquez son extension au niveau
mondial alors, mais aussi la « naturalisation » qu’on lui a fait subir?
Ellen Meiksins Wood. Tout d’abord, je n’accepte pas cette
opposition entre nécessité et contingence. Je ne pense pas que
l’histoire marche de la sorte. Il y a deux manières non historiques
de penser. L’une est de dire que toute l’histoire relève d’une sorte de
loi universelle et inévitable. L’autre est de dire que l’histoire n’est
qu’accidents et contingences. Pour penser de manière historique,
nous devons reconnaître les faits spécifiques et les circonstances,
mais aussi les causalités historiques. Quand je dis que le capitalisme
est un phénomène historique spécifique, je veux dire qu’il a émergé
dans des conditions historiques spécifiques, mais assurément pas
par accident. Pour adopter une phrase célèbre, « les hommes font
leur propre histoire, mais pas dans les conditions qu’ils auraient
choisies eux seuls ». Ainsi, le capitalisme a émergé en Angleterre
comme la conséquence involontaire des actes de gens – en particulier les seigneurs terriens et les tenanciers – poursuivant leurs
stratégies de survie dans le cadre des conditions particulières
qu’ils subissaient et dans le contexte des relations sociales de
propriété propres à ce pays.
On peut s’interroger : comment un phénomène historique
aussi spécifique a pu devenir universel et ainsi se « naturaliser » ?
La réponse réside dans la dynamique d’expansion unique du
capitalisme, dans une dynamique sans précédent de croissance
économique qui avait la particularité de s’auto-entretenir. Et quand
le capitalisme agraire a donné l’impulsion au capitalisme industriel,
des contraintes de compétition furent imposées aux autres États.
Le capitalisme donnait des avantages non seulement commerciaux
mais également géopolitiques et militaires, avantages propres à
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
une économie dynamique. Cela a forcé les États voisins, comme
la France, à adopter un développement capitaliste comme projet
politique. Et bien sûr, l’impérialisme a joué un rôle majeur dans la
diffusion et la naturalisation des contraintes du capital.
A contrario de l’historiographie de gauche traditionnelle, vous
semblez ne voir aucun aspect capitaliste dans la Révolution
française, puisque vous l’envisagez comme un simple conflit
entre deux classes exploiteuses (aristocratie et bourgeoisie)
pour les revenus de l’État. N’y a-t-il pas le danger ici de réduire
considérablement la portée historique d’un tel événement, qui
marque encore les consciences deux cents ans plus tard ?
Ellen Meiksins Wood. Je ne vois pas pourquoi nier le caractère
capitaliste de la Révolution française réduirait son importance
historique. Vous dites que je présente la révolution comme un
« simple conflit entre deux classes exploiteuses pour les revenus
de l’État ». Ce que je dis est que les intérêts de classe de la bourgeoisie n’étaient pas, majoritairement, des intérêts capitalistes.
Dans toutes les autres sociétés précapitalistes, le surtravail était
extrait aux producteurs par le moyen d’un pouvoir « extraéconomique », c’est-à-dire par la force coercitive directe, par
différents types de pouvoir, juridique, politique et militaire. Dans
la France absolutiste, les offices étaient, pour la noblesse et la
bourgeoisie, une des formes dominantes de richesse. L’office, en
d’autres mots, était une forme de propriété qui donnait à son
possesseur accès au surtravail des paysans sous la forme d’impôts
étatiques ; la possession d’offices était la plus haute aspiration
de la bourgeoisie. Le fameux slogan « la carrière ouverte au
talent » nous instruit beaucoup sur les intérêts de classe de la
bourgeoisie. Quand l’aristocratie menaça de bloquer l’accès de
la bourgeoisie aux offices, cela provoqua la confrontation avec
la bourgeoisie. On peut, si l’on veut, désigner la Révolution
française comme une « révolution bourgeoise », tant qu’on
reconnaît que le bourgeois révolutionnaire typique n’était pas
un capitaliste ou même pas un marchand précapitaliste, mais un
propriétaire d’offices ou un membre des « professions libérales ».
À propos de la signification historique mondiale de la Révolution, je serais tentée de dire que la Révolution fut d’autant plus
importante qu’elle ne relevait pas du capitalisme. Tout d’abord,
même si elle fut impulsée par des intérêts bourgeois, elle mobilisa
inévitablement des forces populaires, qui poussèrent la Révolution
au-delà de ses limites bourgeoises. Il est intéressant de remarquer
comment les intérêts matériels de la bourgeoisie l’incitèrent à articuler certains principes révolutionnaires, notamment le principe
d’égalité qui pouvait être adopté par des forces plus radicales, et
également lors des luttes anticoloniales. Une bourgeoisie luttant
contre les privilèges aristocratiques et pour des « carrières ouvertes
aux talents » – même si l’objectif principal était de conserver ouvert
l’accès aux offices – avait de bonnes raisons d’adopter un discours
d’égalité. Dans une société structurée par une hiérarchie de statuts
– les trois états –, cela avait du sens pour les membres bourgeois
du tiers-état de poursuivre leurs intérêts de classe en insistant sur
l’égalité de tous les hommes. Cela n’était pas le cas chez les idéologues du capitalisme en Angleterre. Même quand ils partaient
du principe, comme John Locke, que les hommes étaient naturellement égaux, ils étaient obligés de justifier le droit de propriété et
d’expliquer pourquoi l’égalité naturelle était compatible avec une
énorme inégalité de fortune et avec l’exploitation coloniale. Si la
bourgeoisie française a laissé un héritage d’idées révolutionnaires,
c’est parce qu’elle n’était pas capitaliste et que ses intérêts matériels
résidaient ailleurs que dans la propriété capitaliste.
Entretien réalisé par Baptiste Eychart
(1) L’Origine du capitalisme. Une étude approfondie,
d’Ellen Meiksins Wood. Traduit de l’anglais par François Tétreau.
Éditions Lux, 2009, 315 pages.
Pour une théorie matérialiste
de la culture
Culture et matérialisme,
de Raymond Williams,
traduit de l’anglais par
N. Calvé et E. Dobenesque.
Éditions les Prairies ordinaires,
256 pages, 15 euros.
L
e marxisme qu’il est convenu de
qualifier, selon l’épithète proposée par Merleau-Ponty, d’« occidental », a souvent été identifié à un
marxisme continental dont l’allemand,
l’italien et le français étaient les langues
dominantes. C’était oublier l’importance
de la branche britannique, dont Raymond Williams est, avec Christopher
Caudwell ou Ralph Fox, l’un des représentants majeurs. Invitation à découvrir
ce penseur méconnu en France, le recueil que publient les Prairies ordinaires
frappe d’abord par sa diversité, puisque
des études aussi fondamentales que
« Base et superstructure dans la théorie
culturelle marxiste » voisinent avec des
analyses du « système magique » de la
publicité, ou encore des considérations
sur les nouvelles technologies qui, pour
être datées, n’en témoignent pas moins
du souci de ne pas se couper des innovations les plus récentes qui animait
Raymond Williams, disparu en 1988.
À ce titre, on comprend que l’auteur
de telles contributions puisse être tenu,
avec Stuart Hall, pour le fondateur
des Cultural Studies – à condition de
rappeler, comme le fait Jean-Jacques
Lecercle dans son excellente préface, la
généalogie contradictoire de la discipline,
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les « études culturelles » apparaissant
comme les « filles peu légitimes de la
théorie littéraire anglaise des années
1930 et 1940 (…) et du marxisme, anglais puis européen ». À l’inverse de la
plupart de ses épigones, Williams n’a
pas jeté les fondements des Cultural Studies « pour fuir les grands textes (vers
la paralittérature ou les autres médias),
mais pour y revenir, pour mieux fonder
la nécessité continuée de leur étude ».
Pour s’en convaincre, et pour mesurer
ce que l’œuvre de Williams doit à l’interprétation sans cesse reprise de la poésie
romantique, il suffit de lire les analyses
de Wordsworth qui scandent l’étude
« Perceptions métropolitaines et émergence du modernisme ». Là où certains
voudraient faire de cette contradiction un
obstacle dirimant, Jean-Jacques Lecercle
démontre de façon convaincante qu’il
faut y voir une « hybridation faste » qui
est encore, « trente ans après, au cœur
de notre univers intellectuel ».
La discussion des concepts de base et
de superstructure que propose Williams
dans l’article de 1973, repris en ouverture
du recueil, forme le socle épistémologique
de toutes les recherches qui suivent. Sur
une question qui a fait couler tant d’encre,
Williams réussit à apporter de nouvelles
lumières, en commençant par souligner
les limites des « notions positivistes de
reflet et de reproduction », qui risquent
paradoxalement d’hypothéquer le projet
même d’une théorie matérialiste de la
culture en le ramenant dans l’ornière de
l’économisme. Il relève également la complexité à la fois théorique et linguistique de
À
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la notion de détermination souvent mobilisée par Marx, alors même qu’elle est
issue d’une tradition idéaliste, si ce n’est
religieuse, où elle renvoie à tout ce qui
s’oppose au libre arbitre de la créature.
Mais surtout, Williams invite à reconsidérer la notion de base, qu’il propose de
redéfinir en termes de « processus » plutôt
que d’« état », conformément au primat
qu’il accorde à l’histoire et qui le situe
aux antipodes de la version structurale
du marxisme défendue par Althusser.
Cette attention aux moyens de production conduit Williams non seulement à
élargir son champ d’investigation bien
au-delà des limites de la littérature et à
s’intéresser par exemple à la presse ou à la
télévision, mais à souligner l’importance
des techniques et des institutions qui « médiatisent » le rapport aux objets culturels :
comme l’affirme le titre d’un article de
1978, « les moyens de communication
sont des moyens de production ».
C’est dire l’impossibilité d’une approche exclusivement formelle de la
culture, et inviter à des enquêtes empiriques sur les pratiques historiques
et sociales où elle s’élabore. Ce recueil,
qui donne envie de mieux connaître le
reste de l’œuvre, montre que Raymond
Williams a sans conteste enrichi le
marxisme, dont les déclinaisons se sont
trop souvent limitées au couple du matérialisme historique et du matérialisme
dialectique, d’un versant proprement
culturel dont il vaut assurément la peine
de découvrir la genèse, pour mieux en
prolonger l’impulsion.
AV R I L
Jacques-Olivier Bégot
2010) . XI
ARTS
Turner face à ses précurseurs
« Turner et ses peintres »,
galerie nationale du Grand Palais, jusqu’au 24 mai 2010.
Catalogue : RMN, 288 pages, 39 euros.
Turner,
de Damien Sausset et Térésa Faucon, « les ABCdaires », Flammarion, 120 pages, 3,95 euros.
J
ohn Mallord William Turner est entré à la Royal Academy en 1789. Il avait quatorze ans. À cette époque,
Reynolds règne toujours sur cette noble institution dont
il est le premier directeur. Pendant ses années d’apprentissage,
il est le témoin d’un grand débat théorique qui anime le
monde de l’art à propos de l’« originalité ». Jusqu’alors, on
considérait l’imitation des Anciens comme le maître mot de
l’art. Même les plus grands poètes de l’époque pensent qu’il
est quasi impossible de produire des poèmes qui ne soient
pas la lointaine émanation d’un modèle antique. John Keats
est persuadé qu’il n’y a rien d’original à « écrire en poésie »
et que ses richesses sont épuisées. William Wordsworth en
revanche déclare ne rien devoir « qu’à la nature et son génie ».
Lors d’une conférence à la Royal Academy, le peintre John
Oppie affirme : « Qu’on le veuille ou non, neuf cent quatrevingt-dix-neuf pour mille de nos pensées sont nécessairement
suggérées par des œuvres d’autrui. » Ce qui n’empêche pas
ce dernier de recommander l’observation scrupuleuse de la
nature et même l’usage de l’imagination. Turner doit donc
non seulement se former à son art, mais aussi trouver sa
place au sein de ce débat qui divise profondément le milieu
de la peinture.
Cette exposition est la mise en scène de cette confrontation
et aussi de la relation privilégiée que ce grand artiste a eue
avec ses précurseurs et certains de ses contemporains. Sans
doute est-ce là la nouvelle orientation des expositions : ne plus
faire de grandes rétrospectives, mais transformer l’exposition
en une sorte de colloque dont le catalogue fournit les clefs.
Le résultat est intéressant, cela ne fait aucun doute, mais
n’est pas toujours probant. Il est tout à fait curieux de savoir
que Turner a copié un tableau de Pierre-Narcisse Guérin (le
Retour de Marcus Sextus) et il est important d’apprendre
qu’il a subi l’influence du paysagiste français Pierre-Henri
de Valenciennes, trop méconnu encore en France, comme il
est indéniable qu’il a étudié les tableaux de Nicolas Poussin.
Mais est-ce éclairant pour le visiteur ?
Certe, la comparaison avec Claude Gelée dit le Lorrain (16001682) et avec l’aimable Watteau, ou encore avec un groupe de
peintres hollandais (Willem van de Velde le Jeune, entre autres),
est fondamentale pour comprendre son cheminement théorique
et sa manière de peindre. Cependant cela ne nous éclaire pas une
seconde sur ce qui fera de lui un artiste hors du commun, capable
de faire des tableaux qu’on a jugé « illisibles » en son temps. Les
Chutes de Clyde (1845) frôlent « l’abstraction ». Le fait est là :
Turner n’a jamais craint de pousser sa conception de la peinture
jusqu’à un point de rupture. S’il reconnaît que c’est un de ses
défauts, il le défend néanmoins en reprenant à son compte les
propos de Gilpin, qui affirme que « de nombreuses images sont
sublimes à cause de leur illisibilité », celui-ci semblant laisser
libre cours à l’imaginaire et au rêve dans la création picturale.
Turner a été un grand érudit de la peinture et ses connaissances
lui ont permis d’atteindre cette incroyable liberté d’expression.
Mais il a été aussi et surtout cet inventeur qui a laissé derrière
lui ses principales influences, de Giulio Romano au Lorrain…
Gérard-Georges Lemaire
L’ « invention » du Greco
« Dhominikos Theotokopoulos 1900 »,
palais des Beaux-Arts, Bruxelles, jusqu’au
9 mai 2010. Catalogue : BAI, 200 pages.
A
DR
près avoir connu une grande notoriété en
son temps, le Greco sombre dans un oubli
presque complet. C’est en 1900 qu’un
conservateur, en faisant l’inventaire des collections du musée du Prado, trouve le Caballero
de la mano en el pecho, l’une de ses œuvres les
plus belles. D’autres chercheurs s’intéressent à
ce peintre et, en 1911, August C. Meyer publie à
Munich sa première biographie.
L’exposition commémore cette redécouverte
et son histoire parfois pittoresque, puisqu’un
riche collectionneur prétendant retrouver la maison de l’artiste, la fait restaurer (il ne restait plus
guère que le patio) et y a installé un musée. Elle
relate son existence, à commencer par ses origines
crétoises (dont on sait peu de chose, en dehors
du fait qu’il est né en 1541 à Candie et qu’il a
sa propre « bottega » à vingt-deux ans, ce dont
témoignent les sommes versées à la corporation).
Il se rend en suite à Venise puis à Rome, où il
travaille pour Fulvio Orsini, le bibliothécaire du
cardinal Alessandro Farnese, qui le renvoie en
1572. Il s’inscrit alors à l’Accademia di San Luca
pour ouvrir son atelier. Il découvre Michel-Ange,
pour qui il éprouve une admiration immense.
Cela ne l’empêche pas de conseiller la destruction
de la chapelle Sixtine pour qu’il puisse la refaire
de fond en comble ! Il peint, entre autres choses,
l’Annonciation, puis se rend en Espagne. En 1577,
il travaille dans le monastère de Santo Domingo
el Antiguo. Il peint l’Assomption à Tolède, puis
Saint Sébastien et la Sainte Famille. C’est alors
son âge d’or : il exécute la Cène, l’Adoration des
mages et ce tableau extraordinaire que sont les
Larmes de saint Pierre (vers 1587-1620).
L’exposition ne nous montre pas tous ces chefsd’œuvre, mais beaucoup de travaux d’atelier et des
copies, même très tardives. Le cycle des apôtres,
conservé au musée de Tolède, est sans nul doute
le « pezzo forte » de cette manifestation. Tous
ces travaux suffisent à démontrer son excellence.
Qu’en conclure? D’abord, qu’il est désormais
très difficile de monter une exposition exhaustive
sur un géant de la peinture ancienne. Ensuite, que
l’obstacle financier oblige les organisateurs à développer des trésors d’imagination. Et, cette fois,
cela s’est révélé une réussite, car l’ensemble des
toiles nous permet de comprendre le rayonnement
de l’artiste et sa disparition presque complète
de l’histoire, jusqu’à ce beau jour de 1900 où le
hasard a joué son rôle…
Justine Lacoste
Le Greco, la Mort de Laocoon.
Autoportraits à la mexicaine
« Images du Mexicain »,
palais des Beaux-Arts, Bruxelles,
jusqu’au 25 avril 2010. Catalogue :
Bozar Expo, 464 pages. 39,95 euros.
P
lutôt que de nous servir une exposition
sur le Mexique, ses traditions et ses
curiosités, le palais des Beaux-Arts de
Bruxelles a préféré montrer de quelle façon
on a perçu et on perçoit encore les Mexicains,
et aussi comment ils se regardent eux-mêmes.
C’est d’ailleurs assez déconcertant, car, très
vite, se dégagent une image et un esprit
très caractéristiques qui subsistent encore
aujourd’hui sous forme de stéréotypes. Si
l’on met de côté la civilisation aztèque, qui
LES LETTRES
a sombré au contact de la culture apportée
et imposée par les conquistadors, remémorée
ici par de superbes et étranges sculptures et
par le peu connu Codex florentin, le monde
mexicain a déjà toutes ses particularités au
XIXe siècle. Cela est frappant dans les portraits de personnages importants et de religieuses (dommage qu’on ait omis Ines de la
Cruz), dont la plupart semblent des figures
irréelles dans leurs robes angéliques, par
exemple sœur Antonia del Corazon, peinte
par Jose Maria Vasquez, les nombreuses représentations des morts, surtout de jeunes
enfants, qui sont souvent représentés comme
s’ils dormaient paisiblement.
F R A N Ç A I S E S
Cette vision de la femme et de l’homme
du Mexique n’est pas exclusivement picturale ou graphique. Bien sûr, elle est véhiculée
par les grands peintres de ce pays, comme
Diego Rivero, Jose Clemente Orozco, David
Afaro Siquieros, Jorge Gonzalez Camarena
ou Ramon Cano Manilla, mais aussi à travers
le cinéma et la photographie, d’Eisenstein
à Tina Modotti, et bien d’autres moins célèbres en Europe, dont Lola Alvares Bravo :
ses clichés sont remarquables dans leur réalisme sans concession et sans fard et toujours
construits avec force et raffinement. Nous
sommes confrontés à des regards croisés, à des
réalités très différentes et aussi à des époques
diverses. Loin des clichés et des banalités qui
se perpétuent sur la question.
Qu’une exposition de Frida Kahlo soit venue
conclure ce parcours fascinant et parfois insolite
dans l’imaginaire de la vie mexicaine n’est pas
tout à fait absurde : dans l’autobiographie délirante qui traverse toute son œuvre, on la voit
souvent vêtue de costumes ancestraux, car elle
voulait s’identifier à son peuple, par conviction
politique, c’est vrai, mais aussi par un goût de
l’authentique qui faisait paradoxalement bon
ménage avec son excentricité. Elle a contribué
à forger cette image de la Mexicaine qui pouvait s’habiller un jour en jeune homme et le
lendemain en indigène…
Giorgio Podestà
. A
V R I L
2010 (
S U P P L É M E N T
À
L
’HUMANITÉ
D U
3
AV R I L
2010) . XII
ARTS
Musées privés et expos bling-bling
L
a Pinacothèque de Paris a intitulé sa dernière exposition : « Edvard Munch ou l’anti-cri ». Ce titre, qui tient
davantage du slogan publicitaire que d’un énoncé ou
d’un programme, a pour seule fonction de dissimuler le fait
que l’exposition en question, constituée tout entière de prêts
provenant de collections privées, ne comporte aucune peinture
majeure de l’artiste et ne compte qu’une demi-douzaine de
toiles dignes d’intérêt, les autres étant soit médiocres soit franchement ratées. Si on veut bien considérer qu’il s’agit là de la
première « rétrospective » de Munch organisée à Paris depuis
plusieurs décennies, quelle piètre image donne-t-on ici d’un des
peintres les plus importants et influents du début du XXe siècle,
à l’origine de l’expressionnisme ? Pourtant les organisateurs
ont su réunir une série de lithographies et de gravures sur bois
d’une grande qualité. Alors pourquoi, faute d’obtenir les prêts
attendus ou espérés, ne pas s’être contenté de présenter l’œuvre
gravé ? Parce que la gravure n’aurait pas su attirer les foules et,
surtout, n’aurait pu justifier le prix élevé du ticket d’entrée. Il
eût donc mieux valu intituler cette exposition « l’anti-crise ».
L’exposition Munch n’est que l’exemple le plus récent et le
plus caricatural de ces expositions tiroir-caisse, dont le succès ne
doit rien à la qualité des œuvres, à la rigueur ou à l’originalité
de la sélection et de la présentation, mais tout à la publicité et
au battage publicitaire qui les accompagnent. Cette dérive est
dangereuse car, faute d’être suffisamment dénoncée, elle tend
à se répandre et pourrait devenir la règle.
Pour preuve, la dernière exposition organisée par le musée
Maillol, consacrée aux « Vanités » : pompeuse et funèbre à
souhait, où quelques tableaux de qualité servent de faire-valoir
à un show hétéroclite et grand-guignolesque, où la mort est
traitée comme un artifice et un divertissement.
Toutefois, ce ne sont pas les fondations et les musées privés
qui sont ici en cause, bien au contraire. Même s’ils disposent
de moyens limités et de peu ou pas de monnaie d’échange, ce
sont des structures moins contraignantes, donc plus réactives
que les institutions publiques, qui peuvent montrer des artistes
négligés ou présenter sous un jour original un peintre célèbre
et gagner ainsi les faveurs et la fidélité d’un public d’amateurs.
Ainsi les expositions organisées pendant près de quinze ans
par le musée Maillol, dont plusieurs très réussies, ou encore
certaines collections montrées au musée Jacquemart-André et
au Sénat. Même la Pinacothèque de Paris, toujours en quête de
blockbusters, a su, avec « Pollock et le chamanisme », présenter
de manière intelligente et séduisante les débuts méconnus du
grand peintre américain.
Oui, quoi qu’en disent leurs détracteurs, les musées privés
ont un rôle complémentaire et irremplaçable à jouer sur la
scène artistique, à condition toutefois de ne pas confier leur
programmation à des financiers sans scrupule, qui voudraient
mettre la main sur des bandits manchots.
Louis-Henri Botule
DR
Daniel Dezeuze, Ensemble de blasons.
« Chevaliers, prêtres, paysans »,
Daniel Dezeuze, galerie Daniel Templon, jusqu’au 24 avril
2010.
D
epuis ses débuts, Daniel Dezeuze a été passionné
par l’anthropologie, l’ethnologie et l’histoire des
religions. C’est un lecteur de longue date de Georges
Dumézil, ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser à la gnose
et aux hérésies. Si ses créations ont considérablement évolué
sur le plan formel, elles reposent toujours sur les mêmes
préoccupations, auxquelles se sont ajoutés bien d’autres
éléments de la connaissance et de l’esthétique, comme l’art
et la pensée de la Chine et du Japon, et pas mal d’écrivains
et d’artistes, de Rabelais à Duchamp.
Dans cette exposition, Dezeuze a tenu à récapituler un
certain nombre de thèmes caractéristiques de ces dernières
années, comme les fils de pêche (ou filets à papillons) qui
avaient été présentés au Centre d’art moderne de Montreuil,
il y a plus de dix ans, et plus récemment au musée de Sète.
Installés au plafond, ces filets diaphanes et multicolores
semblent des pièges pour les étoiles. Les écus ne sont plus
que des formes décoratives et il les renverse pour en faire
des vitraux monochromes sans verre et sans iconographie
religieuse. Les arcs tendus avec leurs flèches rappellent à
leur tour les arbalètes qu’il avait utilisées pour décorer les
bureaux de l’hôtel de Sully (ensemble admirable qui a fait
l’objet de critiques aussi stupides qu’incompréhensibles
car il est placé dans une zone non classée du bâtiment).
On voit de nouveau ces rouleaux de bois qui font penser
à des échelles d’abordage empilées avec soin, qui figuraient
déjà dans la précédente exposition chez Templon. Si la quasitotalité des œuvres est une reconsidération en profondeur
de la grammaire et des apparences physiques de sa création, une série de « tableaux » fait apparaître une nouvelle
donne : il s’agit de cadres de bois à l’intérieur desquels
sont disposés des segments de bois formant le mouvement
d’une spirale dont une partie est passée à la feuille d’or.
De toute évidence, l’artiste faire référence ici aux icônes
grecques ou russes en ne retenant que la feuille d’or, qui
est arrangée selon un dispositif dont il ne nous livre pas la
clé. Quoi qu’il en soit, il ne fait qu’accentuer le paradoxe
de sa démarche théorique (qui est aussi une démarche poétique, l’une n’allant pas sans l’autre), où il démembre les
éléments du langage de l’art tout en démontrant le désir
de jeter les bases d’une nouvelle relation esthétique aussi
forte et puissante que celle qui nous a liés aux peintures
et sculptures d’autrefois. Le déplacement perpétuel des
paramètres de la relation de l’être humain avec ses objets
artistiques est le moteur de sa recherche. Mais sa finalité,
sans cesse rejouée, est l’avènement jubilant d’un monde
redevenu sacré sans dieux et sans églises : l’art y tient un
rôle fantasmatique mais toujours destiné à jeter un pont
entre le monde fini et cette idée de l’infini qui est le mal
obscur de l’être.
DR
Daniel Dezeuze réinvente
la peinture d’histoire
Invitation au brunch de printemps
de la Maison des arts de Bagneux
dimanche 11 avril 2010
de 11 heures à 16 heures
Maison des Arts
15, avenue Albert-Petit 92220 Bagneux
renseignements : 01 46 56 64 36,
[email protected]
Marie-Hélène Amiable,
maire de Bagneux,
députée des Hauts-de-Seine
Patrick Alexanian,
conseiller général des Hauts-de-Seine,
conseiller municipal délégué à la culture
La municipalité
ont l’honneur de vous inviter
à la signature du catalogue par les artistes de l’exposition
Les Afriques autrement
carte blanche au musée des Arts derniers
G.-G. L.
Kader Attia, Berry Bickle, Mustapha Boutadjine,
Joe Big-Big, Alex Burke, Samuel Fosso, Yazid Oulab,
Olivier Sultan, Barthélémy Toguo et Kamel Yahiaoui
À LIRE
Atlan,
de Jean-Luc Nancy, préface de Jacques
Polieri. Hazan, 142 pages, 45 euros.
I
l faut vraiment se demander pourquoi Atlan attire tant les hommes
consacrant leur vie à la philosophie.
Jacques Derrida avait écrit un très beau
texte chez Gallimard et cette fois c’est
LES LETTRES
Jean-Luc Nancy qui s’interroge devant
une série de détrempes à l’huile de la fin
des années cinquante. On sent que ce
dernier éprouve des difficultés à faire
parler ces œuvres d’art, il s’accroche
désespérément aux titres (Saragosse,
Bosphore, etc.) comme à autant de
bouées pour tenir la tête hors de l’eau.
Mais il n’empêche qu’il a des intuitions
F R A N Ç A I S E S
. AV
R I L
2010 (
et qu’il offre de beaux moments de lecture d’un travail plastique qui ne laisse
pas beaucoup de place au bavardage.
Il faut souligner que l’ouvrage est très
beau, sous emboîtage, avec des détails
magnifiques qui permettent de comprendre l’écriture de cet artiste disparu
trop tôt à quarante-sept ans…
Hommage sera rendu au poète Mahmoud Darwich,
en présence d’Ernest Pignon-Ernest,
à l’occasion de la publication aux éditions Actes Sud,
d’un ultime recueil de poèmes illustrés par le peintre.
Mahmoud Darwich et Ernest Pignon Ernest
avaient rendez-vous à Ramallah, mais la mort du poète
en août 2008 en décida autrement. L’artiste s’est toutefois
rendu en Palestine où il a réalisé avec la population
un vaste collage dans les rues à l’effigie du poète.
J. L.
S U P P L É M E N T
À
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’HUMANITÉ
D U
3
AV R I L
2010) . XIII
CINÉMA
Filmer sans pathos
Conversation avec Olivier Ducastel et Jacques Martineau
L
es films d’Olivier Ducastel et de Jacques Martineau cherchent
dans leur projet esthétique la possibilité d’un engagement
politique cinématographique: Jeanne et le garçon formidable
comme Drôle de Félix trouvaient dans l’héritage de Jacques Demy
et de la nouvelle vague un équivalent narratif au slogan d’Act Up,
action = vie, tandis que Ma vraie vie à Rouen laissait surgir dans le
cadre d’un journal intime la stupeur du 21 avril 2002. Aujourd’hui,
l’Arbre et la forêt pourrait constituer, par la mise en scène automnale du récit d’un ancien déporté homosexuel, le double inversé
de Crustacés et coquillages, l’un des précédents films des cinéastes,
qui réactivait, sous le soleil d’été, les prémisses enchantées d’une
nouvelle révolution sexuelle.
Votre film est original par rapport au drame bourgeois français
habituel, il n’y a pas de hors-champ ni de non-dits. Au contraire,
tout est formulé.
Olivier Ducastel. Il ne s’agit pas d’un film sur le secret. La
révélation de l’histoire du personnage principal ne fait ni imploser
ni exploser la famille. Elle ouvre quelques possibles mais ne la
reconstruit pas non plus différemment. La seule zone d’ombre
qui demeure concerne le personnage du fils qui est mort, ce que
sa famille raconte de lui et de ses relations avec Frédérique. Estce la vérité ? Ou s’agit-il, parce qu’il faut bien un salaud dans la
famille, d’une fiction ?
Jacques Martineau. Nous avons souhaité que le spectateur
puisse garder ses distances, ce qui explique le choix d’un film très
autoréflexif. L’idée était en effet de retourner comme un gant
l’archétype du film de famille, d’en exposer les coutures et de permettre aux personnages de s’exprimer sans jouer sur les émotions
cachées, ni les secrets : quand le personnage de Delphine veut en
savoir plus sur son père, sa mère lui dit clairement qu’il n’y a rien
de plus à ajouter.
L’Arbre et la forêt fonctionne finalement comme un opéra : les
choses sont dites mais à partir du livret. Et c’est dans le rapport
subtil entre les dialogues, les images et la musique que l’émotion
se cristallise.
Olivier Ducastel. Le film repose sur un témoignage sans pathos mais essaie d’introduire un certain lyrisme par la musique.
L’émotion passe aussi par l’interprétation et la manière dont les
acteurs ont localisé des silences au cœur du texte. Dans sa scène avec
Catherine Mouchet, Françoise Fabian a des pauses très étranges,
comme si un abîme la séparait de ses souvenirs.
Jacques Martineau. Ce moment où elle perd pied correspond
pour elle à un vrai trou de mémoire. Du coup, la volonté de l’actrice
d’aller de l’avant, de retrouver son texte, rejaillit sur le personnage
et situe cette séquence aux antipodes de celle où elle raconte la fable
familiale en maîtrisant complètement ses effets. Ici, des impressions
semblent se bousculer dans son esprit alors qu’elle essaye de reconstituer cette histoire qu’elle confie pour la première fois.
Vous avez fait le choix d’introduire des dissonances entre les interprétations de chaque comédien: tous ne travaillent pas sur le même
registre.
Jacques Martineau. Il s’agit pour nous de trouver quelque chose
qui, dans une dissemblance totale, crée un échange possible. Ce sont
des acteurs très différents qui ne jouent pas les mêmes partitions. En
évoquant la déportation et les persécutions nazies, notre plus grande
crainte était de rechercher l’émotion à tout prix. Guy Marchand
en était très conscient et ne voulait surtout pas tirer les larmes du
spectateur: son parcours d’acteur lui a permis de développer un jeu
extérieur assez ironique. Nous n’avons pas eu besoin de l’accentuer.
Lors du tournage, les comédiens voyaient d’ailleurs très bien où
était placée la caméra et comprenaient que si nous ne venions pas
les chercher en très gros plan, c’est que nous cherchions autre chose
en gardant une certaine distance.
Olivier Ducastel. La direction d’acteur ne consiste pas uniquement
à indiquer ce qu’il faut faire. C’est une ambiance de tournage, des
recherches d’intensité dans l’interprétation. Le travail au cinéma est
très différent du théâtre. C’est avant tout une recherche de l’instant:
il suffit que les choses adviennent une fois.
Comment s’est construit ce film et de quelle manière a évolué le
scénario?
Olivier Ducastel. Avant de commencer à écrire, nous avons en
général un désir de couleur, de sentiment, de genre cinématographique,
sur lesquels se greffe un sujet qui s’associe peu à peu à une forme
ou à une narration. Pour l’Arbre et la forêt, c’est la déportation
des homosexuels mais filmée aujourd’hui sous la forme d’un récit
et sans reconstitution. L’année 1999 est arrivée plus tardivement
A
près Head On (2004) et De l’autre côté
(2007), films graves et difficiles qui exploraient ses racines turques et constituaient les deux premiers volets d’une trilogie sur
l’amour, la mort et le diable, le cinéaste allemand
Fatih Akin dit avoir ressenti le besoin de marquer
une pause. Comme si avant de s’attaquer au
diable, dernier plat de résistance de sa trilogie en
cours, il souhaitait, avec Soul Kitchen, ajouter
à son menu cinématographique un plat plus
léger, plus épicé, en retrouvant la spontanéité
de la restauration rapide et les saveurs d’une
jeunesse – pas si lointaine, il n’a que trente-sept
ans – passée à faire la fête au rythme de la musique soul dans les bars, restaurants et boîtes de
nuit de Hambourg, sa ville natale.
Zinos, un jeune trentenaire allemand d’origine grecque, se démène pour la survie du restaurant qu’il a ouvert dans un vieil entrepôt de la
périphérie industrielle de Hambourg, alors que
sa fiancée décide de partir s’installer à Shanghai :
le dos bloqué par une hernie discale (et sans
assurance maladie !), il tente tant bien que mal de
mettre de l’ordre à une vie sentimentale qui bat
de l’aile, de satisfaire les exigences d’un nouveau
LES LETTRES
José Moure
. A
V R I L
Propos recueillis par José Moure et Gaël Pasquier
le 16 mars, à Paris.
Filmographie :
L’Arbre et la forêt (2010)
Né en 68 (2008)
Crustacés et coquillages (2005)
Ma vraie vie à Rouen (2003)
Drôle de Félix (2000)
Jeanne et le garçon formidable (1998)
Valvert,
film documentaire français
de Valérie Mréjen (52 minutes).
chef talentueux, mais irascible et refusant de se
plier au mauvais goût des clients, de venir en aide
à un frère, quelque peu irresponsable, repris de
justice, qu’il doit embaucher afin de lui permettre
de bénéficier d’un régime de semi-liberté et de
résister aux convoitises immobilières d’un ancien
camarade de lycée, peu recommandable, bien décidé à lui racheter à tout prix son établissement…
Difficile de faire la fine bouche devant cette
comédie culinaire et musicale, romantique et
anticapitaliste, aux vertus roboratives, que
nous sert sans manière et avec entrain Fatih
Akin. Il semble avoir pris autant de plaisir à
cuisiner à feu vif son film que nous à le déguster sur le pouce, les papilles et les oreilles en
éveil. Car à défaut de satisfaire les cinéphiles
gourmets, qui ne manqueront pas de regretter
certaines scènes baignant dans une sauce humoristique un peu épaisse ou un scénario tout
juste saisi sur le gril, Soul Kitchen est un film
généreux qui met le spectateur en appétit et lui
donne envie de croquer la vie à pleines dents :
tant est communicative l’humeur chaleureuse
et euphorique qu’il dégage et la sympathie
qu’inspirent ses personnages attachants et
humains jusque dans leurs excès et leur maladresse existentielle.
F R A N Ç A I S E S
Votre cinéma a-t-il pour vous une dimension politique?
Olivier Ducastel et Jacques Martineau. Jusqu’à présent, les films
que nous avons réalisés sont des films minoritaires, tant du point de
vue des sujets qu’ils abordent que du modèle économique qui est
le leur. Dans cette mesure, ils nous apparaissent toujours politiques
puisqu’ils visent à créer ou à maintenir un espace public pour que
s’expriment ceux qui n’ont pas, ou très peu, de voix. L’Arbre et la
forêt est sans doute, de ce point de vue, le plus clairement politique
de nos films puisque la fiction que nous avons inventée cherche
justement à donner corps et existence à une parole qu’on n’a pas
voulu entendre pendant plus de soixante ans.
La moindre des choses
Le cinéma
à pleines dents
Soul Kitchen,
film de Fatih Akin.
dans le processus d’écriture, elle permettait de situer le film avant
la reconnaissance par Jospin de la déportation des homosexuels.
Jacques Martineau. La tempête de décembre constituait aussi
un marqueur temporel intéressant qui allégeait le scénario. Dans
sa première version, l’arbre était un orme menacé par une maladie,
c’était impossible à mettre en place. Alors que cette tempête, tout
le monde s’en souvient. Elle conserve le principe d’une menace à
l’intérieur du film mais d’une manière moins artificielle, comme si
elle s’imposait au récit sans que nous ayons besoin d’avoir recours
à la fabrication d’un effet narratif.
Olivier Ducastel. Dans la construction d’une histoire, des éléments
échappent toujours au contrôle. Nous avons trouvé cette maison
avec cet arbre visiblement planté trop près mais ce n’était pas écrit
à l’avance, la perspective de la tempête en devient d’autant plus
inquiétante. Les changements réalisés l’ont ensuite été pour des
raisons économiques, ce n’est pas forcément inintéressant. Le film
a été resserré sur la famille et la maison, ce qui le rend beaucoup plus
« claustrophobique ». Seul le plan sur le pôle Nord à la fin permet
de l’ouvrir et de se laver de toute cette noirceur.
2010 (
libre circulation des patients et d’engager dans
la relation de soin les médecins mais aussi la
documentaliste ou les serveuses de la cafétéria.
Au cours de ses repérages, Valérie Mréjen a
décidé, en accord avec l’équipe de l’hôpital,
de s’affranchir de certaines contraintes de la
commande en filmant la vie quotidienne de
l’hôpital. Dès lors, elle met sa mise en scène à
l’épreuve de la folie et expose l’enregistrement
de la parole aux distorsions imposées par les
habitués des lieux. Les patients entrent dans le
cadre à l’improviste, s’y installent, interrompent les moments où les professionnels s’expriment, sans que soit posée de hiérarchie entre
les différents types de discours. Ils imposent
à la cinéaste ce qui manquait volontairement
à ses premiers films : l’échange. La Défaite
du rouge-gorge (2001) mettait par exemple
en scène une communication impossible
entre des personnages qui se parlaient sans
s’écouter, enfermés dans des automatismes
de langage et leur difficulté à s’oublier. Ici,
bien que les phrases énoncées par les hommes
et les femmes filmés ne soient pas toujours
audibles ou compréhensibles, une relation
s’établit entre eux, faite d’attention à l’autre
et de respect. La cinéaste interroge toujours
le lien entre la parole et celui qui la profère
mais introduit donc pour la première fois un
tiers, qui ne serait pas le spectateur, dans une
position d’écoute attentive et active.
V
alvert constitue une étape dans l’abandon de certains dispositifs de mise en
scène de la parole adoptés par Valérie
Mréjen depuis ses premiers travaux. Avec Pork
and Milk (2006), son précédent film, la cinéaste
avait déjà renoncé à demander à des acteurs
de dire face caméra la retranscription des récits d’anciens juifs orthodoxes convertis à une
vie laïque. Chacun demeurait responsable de
sa propre parole : il ne s’agissait plus pour les
personnes filmées de s’approprier un souvenir
qui n’était pas le leur mais au contraire de briser par le témoignage le lien qui unissait leur
présent à un passé qui l’empoisonnait malgré
leurs efforts pour s’en détacher. La distance
entre les mots et le locuteur n’était donc plus
décrétée par la cinéaste mais s’inscrivait dans
un processus enregistré par la caméra à travers
les hésitations du récit et la reconstruction d’une
histoire autobiographique.
Valvert devait à l’origine recueillir à des fins
pédagogiques la parole du personnel soignant
de l’hôpital psychiatrique éponyme fondé
à Marseille dans les années soixante-dix. Il
s’agissait de permettre aux nouvelles générations de psychiatres et d’infirmiers de s’en
approprier l’histoire et les pratiques. La particularité de l’établissement est de permettre la
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À
L
’HUMANITÉ
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Gaël Pasquier
3
AV R I L
2010) . XIV
MUSIQUE
Wagner,
enfin à l’Opéra de Paris
N
ous voici désormais embarqués dans le Ring, le cycle
des quatre opéras de Richard Wagner, qui avait quitté
l’affiche de l’Opéra de Paris depuis plus de trente ans.
L’Or du Rhin, prologue de la prochaine Walkyrie, en attendant
2011, pour la suite et fin du monstre.
Mais, d’ores et déjà, l’œuvre fascine, l’orchestre et les voix
de Richard Wagner possèdent un pouvoir de possession sur
l’auditeur-spectateur (il n’est pas rare d’en débattre à l’infini !).
Le livret-fiction a été écrit un an avant la partition, après le coup
de main révolutionnaire de Dresde, suivi de l’exil en Suisse.
Aux yeux de certains contempteurs, ce texte est ridicule, alors
qu’il nous a toujours paru d’une portée significative, voire à
l’égal de William Shakespeare ou des maîtres de l’Antiquité
que Wagner admirait tant. Cela démarre par l’or, l’argent sous
forme d’un gros ballon géant à la Chaplin. Les trois filles du
Rhin en seront délestées par Alberich, vaurien sans cervelle,
croqué goulûment par Peter Sidhom. Chez Richard Wagner,
les chanteurs sont des personnages que doit incarner le théâtre.
On a beaucoup daubé sur la mise en scène de Günther
Krämer, non sans raisons. Nous avons affaire à un changement
de style général : adieu l’avant-garde, retour au figuratif, à
l’illustration réaliste de la fiction. Cependant, le mauvais goût
peut se vérifier dans les deux conceptions !
Nous voici débarquant chez les dieux, le dieu suprême,
Wotan, campé par Falk Struckmann, un habitué, désormais un
rien mou alors que Wotan est l’incarnation du pouvoir. Mais
point de pouvoir sans argent, il faut acquitter la construction
du Walhalla, le château des maîtres. Fasolt et Fafner, les deux
géants – le premier va occire le second – en sont les maîtres
d’œuvre et réclament leurs salaires. Tandis qu’Alberich tient en
esclavage les Niebelungen, autre manière de gagner de l’argent
dans un décor à la Metropolis. Tout cela sent la catastrophe !
Philippe Jourdan, nouveau directeur musical de l’Opéra
de Paris, dirige ici l’orchestre. Il ouvre trop lentement le long
accord initial en mi bémol majeur. Sa direction, délicate, subtile, claire, manque d’une certaine violence. Il réussit l’éclat
du tonnerre et l’arc-en-ciel final dans le bel escalier infini qui
conduit aux effluves sentimentaux. L’amour, autre pilier de
l’existence auquel songeait peut-être l’éternelle Erda, extraordinaire contralto, nommée Qiu Lin Zhang, connue des
mélomanes, sage, conseillant, comme ailleurs, une certaine
pause à tous ces exaltés.
RAVEL, DEBUSSY,
CAPLET ATTIRENT LES BERLINER
« La forêt enfantine » de Ma mère l’oye chère à Maurice Ravel,
résonne-t-elle comme la « forêt adolescente » de Siegfried chez
Richard Wagner ? Sans doute est-ce pousser loin la généalogie !
Lorsque la flûtiste francophone de l’Ensemble Sharoun,
Juliette Hurel, en joue les premières mesures, quel envol
sonore, quelle fraîcheur, quelle poésie ! Sharoun, du nom de
l’architecte audacieux du bâtiment de la Philarmonie de Ber-
Kurt Cobain
bien vivant au
Reading Festival
C
. A
DR
F
F R A N Ç A I S E S
Claude Glayman
Les mélodies
tardives de Fauré
rances Bean Cobain est née à Los Angeles le 18 août 1992.
Un jour après la naissance de sa fille, Kurt s’est échappé de
l’hôpital où il était soigné pour une sérieuse dépendance
à l’héroïne, terrifié à l’idée qu’on puisse le séparer de sa fille. Il
se précipita au Cedar-Sinai Medical Center, dans la chambre
de Courtney Love, son épouse, avec un calibre 38 chargé. Il lui
proposa un étrange pacte : un double suicide. Courtney ne perdit
pas son sang-froid et lui répondit : « Je commence. » Kurt put
ainsi être désarmé. Moins de deux semaines plus tard, Nirvana
jouait en Angleterre au Reading Festival. Nous disposons aujourd’hui des images de ce concert légendaire ainsi que du CD
officiel. Donc, plus de dix-sept ans plus tard !
C’était l’époque où l’on croyait le groupe disloqué et Cobain
trop malade pour donner un concert. Nous avons aujourd’hui
devant les yeux la plus belle dénégation qui soit. Pour ce concert
au Reading Festival, Cobain a imaginé la plus macabre des
entrées en scène. En effet, on l’amène dans un fauteuil roulant
(ce qui m’a rappelé Bill Burroughs dans le film de Conrad
Rooks Chappaqua) ; Kurt porte une perruque blonde et est vêtu
d’une blouse d’infirmier. Il s’approche du micro ; le bassiste
marmonne un « c’est trop douloureux », mais assure au public
qu’il est capable de jouer et qu’il va jouer. Brutalement, Cobain
tombe en arrière et reste quelques secondes les bras en croix.
Il se relève avec dextérité et s’empare de sa guitare. C’est parti
pour 25 morceaux.
Il m’a toujours semblé que Nirvana avait hérité de l’éruption
volcanique musicale des Stooges et de la précision instrumentale imparable des Ramones. Je ne saurais dire si Cobain fut
un innovateur, mais grâce à lui, le rock’n’roll a pu continuer à
faire illusion. C’est un collagiste musical exceptionnel. Il a le
pouvoir de ralentir le déferlement qu’il impose sans que rien
ne s’effondre.
Je ne vais pas détailler les morceaux. Tout le répertoire de
Nirvana y passe. On a un peu l’impression de descendre des
« fleuves impassibles ». Kurt dédie All Apologies à sa fille et
demande au public de chanter : « Courtney, we love you ». La
voix de Kurt, (il faut bien tenter de la définir), a beaucoup à voir
avec des pierres que l’on frotte, elle est immobile et insistante ;
LES LETTRES
lin. Et si chaque pupitre est à citer, on louera l’altiste Micha
Afkham. Ses interventions semblent redécouvrir une sonorité
première qui permet de mieux saisir les différences avec les
cordes courantes, banales parfois et une sorte de fantastique
apprécié par les enfants et recherché par le musicien.
Hédonisme de l’enfance d’une irrésistible beauté dans cette
pièce comme dans Introduction et Allegro pour harpe, flûte,
clarinette et quatuor à cordes en sol majeur de 1905, où nous
retrouvons certaines courbes mélodiques, réminiscences du
Quatuor en fa, antérieur.
Avec Claude Debussy le propos est davantage mystérieux et
complexe. Soit la Sonate pour flûte, alto et harpe en fa majeur
(1915), la plus personnelle des trois sonates sur les six qu’envisageait le compositeur. Son matériau est novateur, orienté
plus vers la suite du XXe siècle que vers le passé immédiat.
Alors que Claude Debussy n’a pas achevé la Chute de la
maison Usher, le Masque de la mort rouge d’après le même
Edgar Poe est dû à l’un des proches amis de Debussy, André
Caplet. Ce « polar » nous a paru moins évident en comparaison
avec l’impact de ses deux contemporains.
Tactus, de Marc-André Dalbavie, est une composition de
jeunesse. L’auteur y traite ses instruments dans une perspective orchestrale. Les Sharoun ont une précision très engagée
de la musique française, sans aucune trace de lourdeur, de
métaphysique. Écoutez-les !
jamais elle ne contredit les distorsions ou les cassures de la guitare. Bref, pour rester dans le Bateau ivre, on ose le demander :
a-t-on subi un tohu-bohu plus triomphant ?
À la fin de cette belle pièce de théâtre, le dernier morceau,
Territorial Pissings, est encore brûlant, Kurt donne le signal et
renverse sans violence les amplis tout en continuant à jouer. Le
batteur déplace sur la scène les éléments de sa batterie tandis
que le bassiste frappe la caisse claire et les cymbales. Nous
assistons à un gentil jeu de massacre, Cobain continuant à
jouer. Nous avons très bien compris qu’il ne va pas pulvériser
sa guitare. Le batteur pendant ce temps dépèce la guitare basse.
Sans débrancher son instrument, Kurt s’approche du public et
la dépose entre des mains qui n’en sont pas encore revenues.
Cobain aura de bien moins glorieux moments dans les deux
ans qui lui restent à vivre.
Michel Bulteau
Nirvana, Live at Reading, DVD + CD (Universal).
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2010 (S
U P P L É M E N T
À
L
e disque de Fauré ravira les amateurs de beau chant. Et
il sera une révélation pour ceux qui ont été détournés
du genre de la mélodie, en particulier des mélodies
françaises, par maintes interprétations maniérées qu’il fallait
trouver admirables sous peine de passer pour sourd ou inculte.
Dans sa jeunesse, Fauré était passionné par Victor Hugo,
qu’il mettra en musique, et par de nombreux autres poètes
qu’il considérera ensuite comme mineurs. « La forme importe
beaucoup, mais le fond importe davantage encore ; je n’ai jamais pu mettre en musique des parnassiens purs, par exemple,
parce que leur forme élégante, jolie, sonore, tient tout entière
dans le mot et que le mot ne recouvre aucune vraie pensée. »
Fauré ne pouvait pas s’accommoder longtemps d’œuvres
au contenu éthéré, voire mignard. Il s’est donc tourné vers
Verlaine, Henri de Régnier, Maeterlinck et le Belge Charles
Van Lerberghe, dont le fonds poétique convenait mieux à
son esthétique. L’arrivée du XXe siècle provoque d’ailleurs
en lui une mutation qui se traduit par un recul des joliesses
harmoniques et une avancée vers les dissonances. La surdité
qui l’atteint joue sans doute son rôle dans cette évolution, mais
on peut penser que c’est le résultat d’une logique musicale
interne. Il s’agit de se délester d’ornements sans s’appauvrir.
De gagner en force d’expression. Ravel, son élève, connaîtra
une évolution semblable.
Les mélodies que chante Karine Deshayes, accompagnée
au piano par Hélène Lucas et par le baryton Stéphane Degout, servent parfaitement la cause de Fauré. Elles rendent
la sensualité de sa musique et sa profonde sérénité, deux
caractéristiques qui appartiennent à des domaines bien différents et dont il faut tout l’art de Fauré pour les faire vivre
ensemble, au point qu’on a l’impression que, chez lui, elles
se nourrissent l’une l’autre. Karine Deshayes fait entendre
la richesse, la luxuriance de ces mélodies, en particulier dans
le cycle la Chanson d’Êve, sur des poèmes de Charles Van
Lerberghe, qui est certainement un des sommets de la mélodie française.
Une réussite rare.
François Eychart
Gabriel Fauré, le Jardin clos, la Chanson d’Êve. Mélodies.
Karine Deshayes, mezzo-soprano,
et Hélène Lucas, piano. Disques Zig-Zag.
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AV R I L
2010) . XV
THÉÂTRE
Théâtre d’aujourd’hui ? (suite)
L
e hasard auquel je ne crois décidément guère a mené mes
pas, ces dernières semaines, vers des spectacles de jeunes
créateurs qui présentent la caractéristique d’avoir de nombreux points communs entre eux. La tentation est grande dès lors
de considérer ces spectacles comme emblématiques d’un certain
état d’esprit de la société même dans laquelle nous vivons et que,
pour quelques-uns d’entre nous, nous sommes contraints de subir.
Il importe peu, à vrai dire, que ces productions soient réussies ou
pas, qu’elles opèrent dans des registres différents, elles existent et
sont les révélateurs de notre époque qui s’y reconnaît tellement
qu’elles leur font, d’une manière générale, un excellent accueil
qui me laisse toujours perplexe.
Dernière réalisation scénique en date, l’Éveil du printemps,
de l’Allemand Frank Wedekind, l’auteur de Lulu, mise en scène
par Guillaume Vincent, dont le tout petit milieu du théâtre, une
poignée, ne cesse de tresser les louanges depuis sa sortie du Théâtre
national de Strasbourg, alors dirigé par Stéphane Braunschweig,
désormais directeur du Théâtre de la Colline qui l’accueille aujourd’hui. À la conquête d’un public un peu plus vaste. Opération qui risque de marcher s’il faut en croire certaines réactions,
dont celle, plutôt outrancière, de la journaliste du Monde qui,
dans son enthousiasme, ne se rendit même pas compte que si les
comédiens ne saluaient pas lors de ce qu’elle pensait être la fin
du spectacle, c’était tout simplement parce que ce n’était que
l’entracte ! Auparavant, cette critique avait eu l’honnêteté de
prévenir qu’il valait mieux ne pas lire le texte de Wedekind avant
de voir le spectacle. Utile précaution : on se demande en effet où
est passée l’œuvre de l’auteur. Précédée d’un prologue inventé
de toutes pièces (mais pourquoi pas ?) il faut attendre dix bonnes
minutes avant que le premier mot de Wedekind soit prononcé.
On respire d’aise alors ? Non pas, car le texte est joué à l’énergie,
ou plutôt à la surénergie, qui tient lieu de style, voire de pensée
dramaturgique. Les jeunes comédiens (car on joue bien sûr de
la jeunesse, ce qui tombe plutôt bien pour cette pièce qui met en
scène des adolescents) s’en donnent à cœur joie, mais pour quel
enjeu ? D’autant que chacun est un peu livré à lui-même, rapidement dirigé, et l’on retrouve dès lors, paradoxalement, un jeu qui,
sous des dehors de modernité, est plutôt classique, tradition pas
morte. Cette manière d’investir la scène, d’y plaquer un schéma
de dramaturgie qui ne reste qu’un schéma n’est pas sans rappeler
le Woyzeck d’après Woyzeck de Gwenaël Morin, vu au Théâtre
de la Bastille quelques jours auparavant… Spectacle dont la
seule idée directrice est que le personnage de Woyzeck est fou…
ce qui est tout de même plutôt réducteur, mais, qu’importe, là
aussi l’agitation tient lieu de pensée.
La production des signes dans un spectacle comme dans
l’autre est pauvre, parfois grossière, ou naïve, soyons charitables,
dans leur évidence. Elle n’aide jamais à la construction d’une
véritable dramaturgie. Ce n’est pas faute de « pensée », mais
celle-ci est émise hors plateau. L’entretien de Guillaume Vincent
avec sa scénographe Marion Stoufflet dans le programme est
plutôt réjouissant. Freud, Lacan, Bergman, Kantor, Nietzsche
et Proust sont cités… Quant à Gwenaël Morin, on connaît son
bagout. La réalité du plateau, malheureusement, les rappelle
parfois à l’ordre. Cette réalité est celle d’un vide sidéral (malgré
l’agitation, malgré le remplissage – l’encombrement – volontaire de la scène). Restent alors sur le plateau une série de tics,
oripeaux de la modernité, qui font sourire ; le savoir-faire et les
citations ou emprunts qui ne disent pas leurs noms, tiennent
lieu d’inspiration. Cela en devient, comme dans le Woyzeck,
ou dans le Père Tralalère, de Sylvain Creuzevault, un autre
« jeune » à la mode, pathétique.
Ce type de spectacle ressortit au même titre que les productions
d’un Philippe Quesne (à nouveau programmé cet été au Festival
d’Avignon), mais de manière bien sûr différente, à ce que l’on
pourrait nommer une esthétique du vide. Le vide d’une société
d’économie libérale très avancée qui ne cesse de se chercher des
alibis pour se donner l’impression de vivre, des alibis pour être
en capacité de poursuivre son œuvre mortifère, et qui applaudit
des deux mains à tout ce qui n’est qu’esbroufe. Au moins le
travail du Moukden Théâtre, Chez les nôtres, d’Olivier CoulonJablonka, dont j’ai parlé avec sévérité le mois dernier, avait-il le
mérite d’être d’une parfaite sincérité, dans la recherche d’une
véritable langue politique. Les vagues d’après Virginia Woolf
jadis monté par Guillaume Vincent, dans sa maladresse même,
pouvait laisser espérer mieux de la suite des événements, mais ce
n’est qu’un lointain souvenir.
Jean-Pierre Han
L’Éveil du printemps, de Frank Wedekind. Théâtre national
de la Colline. Jusqu’au 16 avril. Tél. : 01 44 62 52 52.
Une marionnette éclairée
DR
L
a question du théâtre jeune public est
toujours épineuse : le marché de cette
catégorie de théâtre est en effet constitué de telle façon qu’il permet souvent aux
compagnies de faire leurs heures d’intermittence à moindres frais en jouant dans les écoles
ou les structures de l’éducation nationale. Il
existe malgré tout des spectacles professionnels de qualité, comme l’ont démontré Les
Giboulées de la marionnette, à Strasbourg,
qui nous ont offert, lors de l’édition de cette
année, deux spectacles d’une haute tenue.
La compagnie des Anges au plafond avait
déjà repris le mythe d’Antigone dans Une Antigone de papier. La deuxième partie de cette
Tragédie des anges, Au fil d’Œdipe, a été créée
au festival M.A.R.T.O. l’automne dernier.
Cette pièce est une merveille d’ingéniosité et
de simplicité à la fois. L’ingéniosité réside dans
les marionnettes et la scénographie ; après les
marionnettes de papier d’Antigone qui s’élevaient du sol, ici ce sont des petits paquets de
tissu qui descendent des cintres, pour mieux
se relever et former les différentes figures du
mythe d’Œdipe. Au fil d’Œdipe a été pensé
comme un objet complet. Les gradins, disposés
en demi-cercle autour du plateau, intègrent le
public à l’espace. Le plateau, constitué d’un
praticable en bois au centre, permet, grâce
à un système de poulies et de bascules, de
modifier l’espace de jeu. Mais en dehors de
toutes les astuces de manipulation et de la
pertinence de cette scénographie, la force de
ce spectacle repose dans le jeu et le texte de
Brice Berthoud. Il manipule seul l’ensemble
des marionnettes et prête sa voix, ses voix
devrait-on dire, à tous les personnages, avec
une précision et une simplicité incroyables.
La grande qualité des Anges au plafond, c’est
de ne jamais enfouir la dramaturgie ou le jeu
sous les qualités plastiques. Au fil d’Œdipe est
un spectacle exigeant, capable de rendre deux
classes de collégiens silencieux et attentifs,
sans pour autant faire de compromis sur la
portée du mythe.
Dans un tout autre genre, Grégoire Callies
réussit le pari de raconter l’histoire des idées
dans une trilogie, la Petite Odyssée. Le dernier
volet a été créé dans la grande salle du Théâtre
Jeune Public de Strasbourg. L’ensemble de la
trilogie est maintenant présenté et l’on ne peut
que constater la cohérence et l’intelligence de
son processus. Grégoire Callies arrive à créer
une symbiose entre l’évolution dramaturgique
et la réflexion sur le castelet et les arts de la marionnette. Odyssée et son compagnon Bernie,
deux adolescents qui luttent pour leur survie,
grandissent au fil de l’Histoire. Ils croisent
Léonard de Vinci, Montaigne, ou encore JeanJacques Rousseau, Charles Fourier, Louise
Michel… Les personnages historiques sont
soigneusement choisis, Odyssée et Bernie ne
transgresseront pas leur classe sociale avec
le temps, et on pourra apprécier l’évolution
des conditions de vie du peuple. Ici, aucun
compromis politique, mais des petites histoires
intimes mêlées à la grande Histoire dans toute
leur complexité. En cela, la Petite Odyssée est
un matériau pédagogique rare, et il est dommage de constater qu’aussi peu de théâtres
soient prêts à s’engager dans l’aventure. Audelà du fond historique, Grégoire Callies
profite aussi de ces trois odyssées (une heure
chacune) pour explorer la limite du castelet.
Au fur et à mesure, le petit théâtre, imaginé par
Jean-Baptiste Manessier, s’ouvre, découvrant
les manipulateurs. Dans le troisième volet, le
jeu des acteurs est intimement mélangé à celui
des marionnettes, tout est à vue, même si la
structure du castelet reste en place. Avec le
délitement de notre société vient la chute du
cadre. Cela aurait pu être bancal, c’est réussi.
On ne peut que souscrire à ce qu’affirme
Grégoire Callies, à savoir que « faire un spectacle pour les enfants, c’est avant tout du bonheur, leur raconter des histoires, une des plus
belles missions que je puisse imaginer. […]
Un spectacle n’est pas un état des lieux, un
constat noir-blanc suivant son tempérament,
mais la tentative de dégager un sens, une action possible, tâche de pédagogue, donc celle
d’un artiste. » Il est plus que nécessaire de
reconnaître le talent de ces compagnies qui se
mettent entièrement au service d’un théâtre
pour enfants, sans compromis, cherchant à
dégager du sens et à le transmettre. Si l’on y
réfléchit bien, ce sont ces enfants-là qui feront
les spectacles de demain.
Sidonie Han
Les deux spectacles sont en tournée
en avril, mai et juin.
Les Giboulées de la marionnette
se sont tenues à Strasbourg au mois de mars.
Renseignements : 03 88 35 70 10.
Théâtre 71-les Lettres françaises. Conversation (4)
Passion selon Jean
d’Antonio Tarantino,
traduction : Jean-Paul Manganaro.
Mise en scène : Jean-Yves Ruf,
avec Olivier Cruveiller et Paul Minthe.
Du 16 mars au 26 avril
au Théâtre 71, scène nationale de Malakoff.
www.theatre71.com
disloquée en se prenant pour Jésus-Christ. Dans une salle
d’attente grise et lisse, en compagnie de son infirmier Jean,
il franchit les démarches administratives, telles les étapes
de la Passion.
De la poésie itérative et elliptique du schizophrène à la prose
populaire de l’infirmier, Antonio Tarantino sonde la langue
fascinante de la folie. Chaotique et truculent, ce dialogue
halluciné est aussi fondamentalement philosophique.
Italie, années soixante-dix. Les asiles de fous deviennent
hôpitaux psychiatriques et les droits civiques sont enfin
reconnus aux « patients »… Moi-lui rassemble son identité
À l’occasion des représentations de Passion selon Jean,
le Théâtre 71 et les Lettres françaises vous convient à une
nouvelle Conversation.
LES LETTRES
F R A N Ç A I S E S
. A
V R I L
2010 (
S U P P L É M E N T
À
L
Conversation (4)
Samedi 10 avril, à 17 heures.
« D’Antonio Tarantino au théâtre narration ».
Proposée et animée par Jean-Pierre Han et François Leclère.
En compagnie d’Olivier Favier, Jean-Yves Ruf, Antonio
Tarantino…
Lectures dirigées par François Leclère.
La Conversation sera suivie à 20 h 30 de la représentation
de Passion selon Jean :
Pour cette représentation le Théâtre 71 met à la disposition des
lecteurs des Lettres françaises 10 invitations pour 2 personnes.
Réservations : 01 55 48 91 00. [email protected]
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2010) . XVI

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